Alexandre d’Aphrodise va répondre de manière la plus claire possible à la nature de l’intellect agent. Son raisonnement est implacable.
Il faut partir du principe suivant. Les concepts pensés par des êtres humains n’existent que de manière pensée par des êtres humains. Quand ceux-ci meurent, leur pensée meurt avec. Il n’y a pas d’âme au sens religieux, quand on est mort, on est mort.
Dans son analyse du traité de l’âme d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise dit ainsi que :
« Pour les formes données dans une matière, comme on l’a dit, dès lors que de telles formes ne sont pas pensées, aucune d’elles n’est intellect, puisque c’est dans le fait d’être pensées que consiste pour elles l’hypostase du fait qu’elles sont intelligibles.
En effet, les universels et les communs existent dans les choses particulières et matérielles. C’est une fois pensés à part de la matière qu’ils deviennent universels et communs, et ils sont intellects au moment où ils sont pensés.
S’ils ne sont pas pensés, ils ne sont plus. De sorte que, séparés de l’intellect qui les pense, ils se corrompent, puisque leur être réside dans le fait d’être pensés. »
On a alors le problème suivant : qui porte l’intellect agent, puisque les concepts doivent être portés par quelque chose ? La question n’est pas de savoir ce que sont ces concepts, car ils sont bien la conceptualisation de choses matérielles, réelles.
Cependant, il faut bien savoir où sont « stockés » ces concepts. Alexandre d’Aphrodise dit ici que c’est l’univers lui-même qui porte cet intellect agent.
C’est tout à fait cohérent : il y a un « moteur premier » ayant mis l’univers en branle et la réalité est en mouvement grâce à ce moteur premier. Ce moteur premier a toujours existé et le monde a toujours existé ; c’est l’équivalent de la conception « déiste » de nombreux auteurs des Lumières. Dieu est un démarreur, un horloger.
Or, ce moteur premier est la cause de la réalité matérielle, par conséquent les formes de la matière première qui a été façonnée par le moteur premier relèvent du moteur premier lui-même. Ce n’est pas ici l’être humain qui a été créé à l’image de Dieu, mais l’univers entier qui correspond à l’image du « moteur premier ».
Alexandre d’Aphrodise dit la chose suivante dans son analyse du traité de l’âme d’Aristote :
« Pour toute chose, en effet, c’est ce qui est par excellence et au plus haut point quelque chose, qui est cause, pour toutes les autres, du fait qu’elles ont aussi cette nature (…).
Ainsi, ce qui est suprêmement visible – telle est la lumière – est cause de la visibilité de toutes les autres choses visibles.
Et de même, le bien suprême et premier est cause, pour tous les autres biens, du fait qu’ils sont tels.
En effet, les autres biens sont distingués en fonction de leur contribution à celui-là.
Et donc ce qui est, par sa nature propre, suprêmement intelligible est vraisemblablement aussi cause de l’intellection des autres choses.
Étant tel, ce sera donc l’intellect agent.
En effet, s’il n’existait pas un intelligible par nature, alors rien d’autre ne deviendrait intelligible, comme on l’a dit auparavant. Car dans tous les cas où il existe à la fois un étant qui est souverainement tel et un autre qui l’est en second lieu, celui qui l’est en second lieu tient son être de ce qui l’est souverainement.
En outre, si un tel intellect est la première cause, qui est cause et principe de l’être pour toutes les autres choses, il sera alors également agent, dans la mesure où il sera cause de l’être de toutes les choses pensées. »
C’est parce que l’univers est cohérent que chaque chose est cohérente, c’est parce qu’on peut saisir la cohérence de l’univers qu’on peut saisir la cohérence de chaque chose.
Alexandre d’Aphrodise va préciser le rôle de l’intellect agent, au moyen du concept d’intellect matériel. Ce faisant, il ne fait que re-dire Aristote, au sens strict. Mais il rend plus clair la question et insiste sur cet aspect de sa philosophie, jusqu’à en faire l’aspect principal d’ailleurs.
La question qui se pose est en effet la suivante. L’être humain ne pense pas, sa pensée est reflet. Mais qu’est-ce qui permet cette pensée comme reflet ? C’est la matière elle-même.
Alexandre d’Aphrodise est matérialiste, il ne croit pas en une « âme » au sens religieux du terme, mais en un esprit permis par un certain agencement physico-chimique.
Il souligne donc bien le caractère temporaire de la pensée c’est-à-dire la capacité individuelle à raisonner, à réfléchir c’est-à-dire à réfléchir tel un miroir l’ordre cosmique. Lorsqu’on meurt, l’esprit meurt aussi. Il re-dit ainsi Aristote et rejette tout caractère « éternel » de l’esprit.
Cet intellect des êtres humains est donc matériel. L’esprit se forme par un agencement chimique ; il dit dans De l’Intellect selon l’opinion d’Aristote :
« Lorsqu’à partir de ce corps, quand il présente un certain degré de mélange, est engendré quelque chose, naissant de la totalité du mixte et apte à servir d’instrument à l’intellect qui est dans ce mixte, et puisqu’il existe en tout corps et que cet instrument est aussi un corps, on l’appelle intellect en puissance ; et c’est une faculté produite par le mélange qui intervient dans les corps, et qui est préparée à recevoir l’intellect qui est en acte. »
En clair, la capacité à réfléchir est le produit d’une certaine mixture matérielle et quand on se met à réfléchir, actualisant cette capacité, c’est que la mixture s’est prolongée en réceptacle des raisonnements.
Mais qu’est-ce qui amène cette mixture à s’activer ? C’est l’intellect agent, c’est-à-dire actif. Cet intellect, gigantesque pack de tous les concepts des réalités matérielles, met en branle les intellects matériels.
Ceux-ci se confrontent à la réalité matérielle et en « lisent » alors automatiquement les concepts. Aristote, défendant le matérialisme, les sens, explique en effet que ce qui est pensé est identique à ce qui pense.
C’est le contraire du « je pense donc je suis » de Descartes. En effet, pour dire qu’on pense donc qu’on est, il faut penser qu’on pense qu’on est. Cela implique alors de penser qu’on pense qu’on pense qu’on est. Et ainsi de suite à l’infini, ce qui n’a aucun sens.
L’être humain est donc immédiat, sa pensée est lui-même ; il n’y a pas de dualisme, pas de séparation entre le corps et l’esprit.
Alexandre d’Aphrodise, dans son écrit sur l’intellect, définit ainsi l’action de l’intellect agent sur l’intellect matériel :
« Cet être est à la fois intelligible par sa propre nature et intellect en acte; il est la cause qui porte l’intellect matériel à séparer, en la rapportant à une forme de ce genre, chacune des formes engagées dans la matière, à l’imiter, à la penser et à la rendre intelligible (…).
Il arrive en nous de l’extérieur, lorsque nous le pensons, puisque c’est par la préhension de la forme que l’intellection se produit en nous, et qu’il est la forme immatérielle, indépendante de la matière sans en avoir été séparée par la pensée abstractive.
Dans ces conditions, il est évidemment séparé de nous, puisque ce n’est pas notre pensée qui lui confère sa quiddité d’intellect, mais qu’il la possède par nature, étant à la fois intellect en acte et intelligible en acte (…).
Tout comme la lumière, qui est cause de la vision en acte, est perçue elle-même ainsi que ce qui l’accompagne, et grâce à elle, la couleur, ainsi l’intellect extérieur est cause de notre intellection tout en étant pensé lui-même ; il ne crée pas l’intellect, mais perfectionne par sa propre nature l’intellect existant et le conduit vers ses fonctions propres.
Donc l’intelligible par nature, c’est l’intellect suprême ; les autres intelligibles existent par l’art et par l’opération de l’intellect humain : l’intellect potentiel les crée, sans pâtir et sans être amené à l’existence par une cause étrangère (même avant son acte il était intellect), mais après avoir été augmenté et perfectionné.
Une fois perfectionné, il pense, et les intelligibles par nature, et ceux qui dépendent de son activité et de son art propres. L’action est en effet le trait propre de l’intellect, et penser c’est, pour lui, agir et non pâtir. »
La question se pose alors : qui est cet intellect agent ?
Alexandre d’Aphrodise est porté par l’effondrement du système romain ; il exprime la réaffirmation d’une lecture scientifique du monde. Comme il doit le faire contre d’autres courants (le platonisme, le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme), il cherche un axe central. C’est « l’intellect agent » qui est alors érigé comme clef de voûte de l’aristotélisme.
Ce moment va être grandement salué par les philosophes de la civilisation islamique ; de fait, il portera toute leur approche. Toute la philosophie arabo-persane, tout en discutant des modalités de l’intellect agent, ne cessera de le placer au centre de sa propre activité et considérera toujours Alexandre d’Aphrodise comme un titan.
Miniature persane représentant Avicenne
Le principe est simple : l’être humain ne pense pas. Lorsqu’on « pense », on s’appuie sur le réel et par conséquent on pense le réel, c’est-à-dire que le réel pense en nous. Le réel se reflète dans notre pensée, pour employer ce concept matérialiste dialectique.
Du point de vue d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise, cela donne la chose dite de la manière suivante : chaque phénomène consiste en de la matière première et une « forme ». Par exemple une table a le bois comme matière mais une forme de table.
Le phénomène connaît un processus passant par la matière première, mais dont les modalités passent par la forme. C’est pourquoi la table est employée comme table, même si elle était par ailleurs dans une autre matière première.
Quand on pense, on ne fait que refléter des concepts de forme existant. On ne pense pas le concept de table, on retrouve un concept de table préexistant. Ce concept n’existe pas tout seul, dans un « monde des idées » comme le croit Platon. S’il est immatériel, il n’existe dans la réalité que comme abstraction de choses concrètes. Le concept de table est immatériel, mais est l’abstraction des tables qui existent réellement.
Voici comment Alexandre d’Aphrodise présente la chose dans ses remarques sur le traité de l’âme d’Aristote :
« Mais si, d’autre part, il y a des formes, telles celles par soi, séparées de la matière et de tout sujet, alors celles-là sont intelligibles au plus haut point, puisqu’elles ont dans leur nature propre le fait d’être telles et non pas en recevant le secours de ce qui les pense.
Et les intelligibles qui sont intelligibles par leur nature propre le sont en acte, car ceux donnés dans une matière sont intelligibles en puissance. Or l’intelligible en acte est identique à l’intellect en acte, s’il est vrai que ce qui est pensé est identique à ce qui pense. Par conséquent, la forme immatérielle est souverainement intellect en acte (…).
Ces formes adviennent, dans celui qui les pense, telles qu’elles sont par leur propre nature, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être pensées. »
On a ainsi un concept abstrait, qui généralise quelque chose, qui est donc immatériel, mais qui n’existe que parce que ce quelque chose existe. On ne peut pas « inventer », « imaginer » des concepts ne reflétant pas le réel. On ne peut pas « créer » un concept. Dans la démarche d’Aristote, la pensée est reflet et imaginer par exemple une voiture avec des ailes et une queue de dragon, c’est simplement mélanger les concepts de voiture, d’oiseau et de dragon.
Une fois qu’on est lancé dans sa pensée (comme reflet), on acquière d’autant plus de concepts. Bien penser, c’est alors retrouver par la pensée l’ordre du monde. On a un monde conceptualisé qui se reflète dans notre pensée consistant en une accumulation de concepts.
Cependant, nous mourrons et notre esprit meurt donc aussi. Aristote est matérialiste : il n’y a pas de vie après la mort, d’âme éternelle, etc. Faut-il alors considérer que les concepts pensés, reflétés, disparaissent avec notre mort ?
C’est là qu’intervient le concept d’intellect agent. L’intellect agent est comme un gigantesque pack de tous les concepts de la réalité et ce pack flotte dans le monde, comme un stock attendant d’être re-pensé.
C’est bien entendu ici un contournement du principe de reflet, qu’Aristote ne connaissait pas, même s’il se fondait sur les sens, qu’il était matérialiste. Il ne pouvait pas atteindre ce concept, car il vivait dans une société esclavagiste, avec des décideurs et des décidés.
Au-delà de l’impact des sens, il avait besoin d’une mise en action de la « pensée » humaine. Alexandre d’Aphrodise va ici éclaircir davantage le concept d’intellect agent.
Alexandre d’Aphrodise a lui-même enseigné la philosophie d’Aristote à Athènes, de 189 à 209. Il était alors considéré comme le commentateur d’Aristote, au sens de la fidélité aux enseignements de celui-ci. Comprendre Aristote, c’était s’appuyer sur Alexandre d’Aphrodise.
Les philosophes arabes, persans et juifs qui se tourneront vers Aristote passeront ainsi par Alexandre d’Aphrodise et ne cesseront de souligner son rôle éminent comme défenseur de celui-ci.
Le processus est le suivant. Historiquement, Platon et Aristote émergent au moment de l’effondrement de la Grèce antique et par la suite, ni la Macédoine d’Alexandre le grand ni Rome ne reprendront leurs philosophies au sens strict. Alexandre le grand était le disciple d’Aristote mais son empire s’effondra immédiatement après sa mort ; Rome avait sa propre dynamique extensive, à rebours de la Grèce des clans et des cités.
Le platonisme se conjugua alors avec tous les courants mystiques, le culte des oracles, bref toutes les fantasmagories magiques croyant en l’au-delà et en son intervention dans le monde. C’était là cohérent avec le fond idéaliste de Platon, qui croyait en un monde parallèle idéal, intermédiaire entre Dieu et le monde matériel.
Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510). A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées. A droite, Aristote désigne le sol, la matière.
L’aristotélisme forma quant à lui le noyau d’un matérialisme qui s’exprima de plusieurs manières, dans un processus intellectuel particulièrement tourmenté, déséquilibré, sur lequel on sait peu de choses.
Il y eut ainsi l’épicurisme, qui est un sensualisme. Il y eut également le stoïcisme, consistant en la philosophie d’Aristote déformée en un matérialisme tournant autour du destin, tiré dans différents sens, notamment comme vecteur idéologique de la citoyenneté romaine. On eut également le scepticisme, qui est un matérialisme relativiste.
Dans ces trois cas, on un matérialisme de repli (avec l’épicurisme), de mise à l’écart (avec le scepticisme), de participation (avec le stoïcisme), toujours entièrement axé sur la psychologie et la question de l’interprétation logique des choses à faire, ne pas faire, etc.
Cela est propre à la nature du système romain, utilitariste par excellence. Il n’existait pas d’espace philosophico-scientifique comme dans le système grec et surtout athénien, malgré que tous deux étaient de type esclavagiste. Rome signifiait l’expansion et il n’existait tout simplement pas de temps mort, alors que le système esclavagiste grec restait clanique ou monarchique, voire démocratique à l’échelle locale.
Il y eut bien entendu des aspects scientifiques dans le parcours romain, cependant cela consista en un accompagnement des progrès de la civilisation, pas en des recherches approfondies par des intellectuels comme chez les Grecs.
Le christianisme marqua alors l’ébranlement de Rome et l’effondrement de sa dynamique marqua la résurgence des philosophies d’Aristote et de Platon. La raison en est l’effondrement de la citoyenneté romaine comme principe et par conséquent la mise à nu du squelette intellectuel fondamental de l’idéalisme et du matérialisme alors.
Tout idéaliste devait, même s’il était tourné entièrement vers le mysticisme, s’appuyer sur la philosophie de Platon, tout comme les matérialistes, même stoïciens, devaient se confronter à Aristote.
C’est précisément ici qu’intervient Alexandre d’Aphrodise. C’est ce qui explique un phénomène historique absolument capital. Pourquoi les intellectuels les plus avancés, les plus matérialistes, les plus démocratiques de la civilisation islamique ont-ils vu en Aristote, grâce à Alexandre d’Aphrodise, un point d’appui absolument central à leur propre vision du monde ?
Qu’est-ce qui a provoqué la tradition en latin, en arabe, en syriaque, des œuvres d’Alexandre d’Aphrodise, consistant principalement en des commentaires sur les travaux d’Aristote ?
Version latine du Commentaire sur les premiers analytiques d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise, 1549
La clef réside dans le fait qu’Alexandre d’Aphrodise a souligné que la mise en perspective d’Aristote était une vision du monde complète et valide. Cela a semblé tout à fait juste aux matérialistes de la civilisation islamique.
L’épicurisme et le stoïcisme apparaissaient comme trop limités, comme trop peu développés. La philosophie d’Aristote, par contre, semblait le matérialisme le plus accompli.
Il fallait pour cela toutefois un aspect principal, portant le processus. C’est ce qui fit d’Alexandre d’Aphrodise le héraut du matérialisme. Il a en effet souligné un aspect très précis de la philosophie d’Aristote, qui va servir de grand détonateur matérialiste. C’est ce détonateur qui permit à la Falsafa arabo-persane de se former, à l’averroïsme latin d’ébranler le catholicisme à la toute fin du moyen-âge, à Spinoza d’affirmer sa philosophie.
Alexandre d’Aphrodise, né en 150 de notre ère, est un philosophe très largement méconnu, pour ne pas dire inconnu. Sa fonction historique a pourtant été immense, puisqu’il a repris la drapeau de la philosophie d’Aristote. C’est ainsi grâce à lui que les auteurs arabes, persans, juifs, ont accès à celle-ci.
Par avoir accès, il ne faut pas simplement entendre avoir accès aux thèses d’Aristote. Alexandre d’Aphrodise pose en effet la philosophie d’Aristote comme un système complet, répondant à toutes les questions concernant l’univers.
Buste d’Aristote. Marbre, copie romaine d’un original grec en bronze de Lysippse (vers 330 av. J.-C.).
Cela signifie qu’historiquement Alexandre d’Aphrodise est le premier à affirmer une vision du monde qui ne soit pas mystico-religieuse, mais matérialiste. Cette vision du monde a bien entendu été mise en place par Aristote, c’est cependant Alexandre d’Aphrodise qui en fait un drapeau en tant que tel.
C’est ce drapeau que reprendront les philosophes arabes, persans et juifs, avant que la religion islamique et la religion juive ne parviennent à le faire tomber sous leurs coups féodaux. C’est cependant ce même drapeau qui va être repris à la fin du moyen-âge en Europe, notamment aux université de Paris et de Padoue, obligeant l’Église à combattre de manière la plus farouche « l’averroïsme latin » et « l’alexandrinisme ».
L’averroïsme latin (à Paris) et l’alexandrinisme (à Padoue), prolongements de la philosophie d’Aristote, sont en fait les bases réelles de l’humanisme et de la Renaissance respectivement.
Averroès, version en latin du Grand Commentaire du De anima d’Aristote, milieu-fin du XIIIe siècle
En effet, le catholicisme romain n’eut pas le même succès que le judaïsme et l’Islam, religions qui réussirent à écraser les formes du progrès. Il ne parvint pas à éteindre le feu matérialiste, car le développement de la bourgeoisie établissait un support à celui-ci.
Le catholicisme romain essaya pourtant même d’intégrer la philosophie matérialiste d’Aristote, en en faisant une interprétation totalement tronquée. Thomas d’Aquin se présenta comme le vrai représentant d’Aristote, accusant Alexandre d’Aphrodise d’avoir modifié celle-ci, de l’avoir mal compris, etc.
C’était pourtant vain et le développement irrépressible du matérialisme aboutit, malgré la réaction catholique et féodale, au titan que fut Spinoza (1632-1677).
Spinoza
Lorsque Spinoza dit que « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose », il paraphrase Aristote. Lorsque Spinoza dit que Dieu est en réalité l’univers, qu’être philosophe c’est comprendre qu’il faille se conformer à lui, il paraphrase Alexandre d’Aphrodise.
Spinoza alla cependant plus loin.
En effet, Aristote avait la hantise de se perdre dans l’infini ; il affirmait une science capable de définir des définitions, des catégories, des déductions logiques. Il s’agissait de comprendre le monde en rangeant tout dans des cases, chaque case correspondant à chaque type de chose réelle. Alexandre d’Aphrodise mit lui l’accent sur le côté unifié de l’univers.
Spinoza était d’ailleurs avec eux, sur tous les plans : la science dresse des catégories, reconnaît les essences des choses, l’univers est « un ». L’éthique de Spinoza est en ce sens le point culminant, car le plus lisible, le plus clair, le plus approfondi, de la philosophie d’Aristote et de son défenseur Alexandre d’Aphrodise.
Cependant, Spinoza ajouta une chose : l’infini. Spinoza n’avait pas peur de se perdre dans l’infini, bien au contraire, c’était même le cœur de sa démarche. La douzième Lettre à Louis Meyer, qu’on appellera la « lettre sur l’infini », ouvre une nouvelle époque : celle de la dialectique, de la contradiction entre le fini et l’infini.
Hegel s’appuie directement sur la perspective de Spinoza ; il considère que Spinoza est la base même de la perspective à développer. Développant ses recherches sur la dialectique, Hegel ne perd jamais de vue le principe de Spinoza selon lequel « toute détermination est négation » et Karl Marx s’appuie directement là-dessus.
Le capital de Karl Marx est une analyse entièrement dialectique et Karl Marx ne cesse de souligner que toute définition du réel doit se fonder sur le principe comme quoi « toute détermination est négation » ; il laissera à Friedrich Engels le soin de formuler les principes de la dialectique de la nature. Le matérialisme dialectique était né.
Il y avait cependant un prix à payer pour cela. La philosophie de Spinoza dispose en effet de deux aspects :
– le premier aspect est, au sens strict, la philosophie d’Aristote, avec la reconnaissance de la Nature, l’être humain comme un animal dont la pensée n’est que le reflet de la Nature ;
– le second est la réflexion sur contradiction entre le fini et l’infini.
En raison du développement inégal, on a Hegel qui se fonde sur le second aspect, mettant de côté le premier aspect. Karl Marx rétablit la perspective en « remettant Hegel sur ses pieds » en plaçant la dialectique dans la réalité elle-même, au moyen du matérialisme.
Or, pour ce matérialisme, Karl Marx et Friedrich Engels s’appuyaient sur les courants portés par la bourgeoisie : les humanistes, les utopistes, le matérialisme anglais, les Lumières françaises.
Karl Marx a fait son mémoire d’université sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ; pour lui, avant ces matérialistes, il existait des courants étant leurs « ancêtres » qui furent dans l’antiquité l’atomisme et l’épicurisme. Dans La Sainte Famille, Karl Marx et Friedrich Engels disent ainsi :
« Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi, restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est toujours demeuré en rapports étroits avec Démocrite et Epicure. »
Cela impliquait cependant que Karl Marx et Friedrich Engels sont entièrement passés à côté de la tradition matérialiste partant d’Aristote, passant par Alexandre d’Aphrodise pour aboutir à Avicenne, Averroès, Spinoza.
Karl Marx et Friedrich Engels considèrent Aristote comme un grand penseur de la logique et des catégories, mais ils ne connaissent pas ses thèses comme quoi l’être humain ne pense pas et ils le voient comme un « métaphysicien », pas comme un matérialiste au sens strict. Il en va de même pour Spinoza.
Ils voient de la dialectique en mouvement dans leurs philosophies et s’en inspirent, mais ils ne considèrent pas que c’est là du matérialisme : cela reste pour eux de la métaphysique. Ils ne voient pas qu’il y a la « métaphysique » authentique, matérialiste, et son interprétation catholique réactionnaire.
Ils pensent qu’il y a la métaphysique comme idéologie féodale et le matérialisme sensualiste comme idéologie de la bourgeoisie. Évidemment, cela va poser un casse-tête insurmontable en URSS socialiste de l’époque de Staline, où il était évident qu’Avicenne, Averroès, Spinoza étaient des matérialistes.
Ce problème fut si insurmontable que lorsque Vladimir Vernadsky affirme au début des années 1920 que la vie sur Terre représente une Biosphère et par la suite que l’humanité consciente forme une « noosphère » (noos voulant dire intellect en grec ancien) modifiant la planète, il n’est personne pour lui expliquer que c’est précisément la thèse d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise.
La thèse de Vladimir Vernadsky fut ainsi considéré comme juste, mais l’URSS socialiste ne fut pas pour autant en mesure de l’intégrer au sens strict dans son dispositif idéologique.
Il faudra attendre la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire pour que soit comblé le premier aspect, celui allant d’Aristote à Spinoza, par une profonde réflexion sur la pensée comme reflet des conditions objectives, avec la considération que toute « pensée » accompagne le mouvement de l’univers.
Déclaration de principes du Parti Ouvrier Social-démocrate d’Autriche
Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche
lutte afin de parvenir, pour le peuple tout entier sans distinction
de nation, de race ou de sexe, à la libération des chaînes de la
dépendance économique, à l’élimination de l’absence de droit
politique et à l’élévation hors de la dégradation mentale.
La cause de cet état indigne n’est pas à
rechercher dans certains aménagements politiques en particulier,
mais dans l’essence de la réalité conditionnant et dominant tout
l’état de la société selon laquelle les moyens du travail sont
monopolisés entre les mains de quelques propriétaires.
Le propriétaire de la force de travail, la classe
ouvrière, est par là placé comme esclave du propriétaire des
moyens du travail, de la classe des capitalistes, dont la domination
politique et économique trouve son expression dans l’État actuel.
La propriété individuelle des moyens de
production, tout comme il signifie ainsi politiquement l’État de
classe, signifie économiquement la grandissante pauvreté de masse
et l’appauvrissement croissant de toujours davantage de couches
populaires.
De par le développement technique, de par la
colossale croissance des forces productives, cette forme de propriété
se montre non pas seulement superflue, mais dans les faits cette
forme sera également éliminée pour la grande majorité du peuple,
alors qu’en même temps seront établies les préconditions
mentales matérielles nécessaires pour la forme de la propriété
commune.
La transition du moyen du travail à la propriété
commune de l’ensemble du peuple travailleur signifie donc non pas
seulement la libération de la classe ouvrière, mais aussi la
réalisation d’un développement nécessaire historiquement.
Le porteur de ce développement ne peut être que
le prolétariat conscient sur le plan de la classe et organisé comme
parti politique.
Organiser le prolétariat politiquement, l’emplir
de la conscience de sa situation et de ses tâches, le rendre
mentalement et politiquement capable de la lutte et le préserver
ainsi, est partant de là le programme de fait du Parti Ouvrier
Social-démocrate en Autriche, et pour sa mise en œuvre il se
servira de tous les moyens pertinents et correspondant à la
conscience naturelle de la justice du peuple.
Par ailleurs, le parti aura à se placer et devra
se placer dans sa tactique également selon les circonstances, en
particulier suivant le comportement de l’adversaire. Cependant, les
principes généraux suivants ont été établis :
1. Le Parti Ouvrier
Social-démocrate en Autriche est un parti international, il condamne
les privilèges nationaux, comme ceux de la naissance, de la
propriété et de l’origine, et affirme que la lutte contre
l’exploitation doit être internationale comme l’exploitation
elle-même.
2. Pour la diffusion de
l’idée socialiste, il utilisera pleinement tous les moyens de la
presse publique, les associations, les rassemblements, et se
prononcera pour l’élimination de toutes les chaînes opprimant la
libre expression des opinions (lois d’exception, lois sur la
presse, les associations et les rassemblements).
3. Sans se faire en aucune
manière des illusions sur la valeur du parlementarisme, une forme de
la domination moderne de classe, le parti recherchera le droit de
vote général, égal et direct pour tous les organes représentatifs
avec salaires pour les élus, en tant qu’un des importants moyens
de l’agitation et de l’organisation.
4. Si, au sein du cadre de
l’ordre économique existant, il faut dans une certaine mesure
bloquer l’effondrement des conditions de vie de la classe ouvrière,
son appauvrissement grandissant, alors il faut rechercher une
législation de protection des ouvriers qui soit sans faille et
sincère (limitation allant le plus loin possible du temps de
travail, abolition du travail des enfants, etc.), avec une mise en
œuvre sous le contrôle conjoint des travailleurs, tout comme
l’organisation sans aucune entraves des ouvriers en associations
professionnelles, ainsi que la liberté complète de coalition.
5. Dans l’intérêt du
futur de la classe ouvrière, est absolument nécessaire
l’enseignement obligatoire, gratuit et non-confessionnel dans les
écoles élémentaires et de formation continue, tout comme l’accès
gratuit à l’ensemble des établissements d’enseignements ;
la condition préalable nécessaire à cela est la séparation de
l’Église et de l’État et la reconnaissance de la religion comme
affaire privée.
6. L’origine de la menace
existante de guerre est l’armée de métier, dont la charge
croissante aliène le peuple de ses tâches culturelles. Il est par
conséquent nécessaire de se prononcer pour le remplacement de
l’armée de métier par l’armement général du peuple.
7. Le Parti Ouvrier
Social-démocrate prendra à tous moments position, dans toutes les
questions politiques et économiques d’importance, pour l’intérêt
de classe du prolétariat, s’opposant énergiquement à tous les
obscurcissements et toutes les dissimulations des contradictions de
classe, tout comme la manipulation des ouvriers en faveur des partis
dominants.
8. [Point ajouté en 1892] Étant donné que les impôts indirects, visant les besoins nécessaires à la vie, présentent un fardeau frappant d’autant plus la population qu’elle est pauvre, étant donné qu’elles sont un moyen d’exploitation et de tromperie vis-à-vis du peuple travailleur, nous exigeons la suppressions de tous les impôts indirects et l’établissement d’un impôt sur le revenu qui soit unique, direct, progressif.
Les questions nationales en Autriche et Hongrie,
empire à deux têtes sous hégémonie autrichienne, formèrent un
problème titanesque à la social-démocratie. Non seulement il y
avait plusieurs peuples, mais en plus les répartitions n’étaient
bien souvent pas uniformes territorialement parlant.
Or, cette division rentrait en opposition frontale avec une sociale-démocratie obtenant de très bons résultats. Il y avait ainsi la grève de 85 000 mineurs en Bohême-Moravie en 1900, une grève générale à Trieste en 1902 suivi d’une grève de 80 000 ouvriers métallurgistes dans les territoires autrichiens au sens strict et tchèque, alors que 250 000 travailleurs participèrent à l’agitation et aux grèves du prolétariat rural en Galicie.
La zone dépendant de la Hongrie connut de nombreuses luttes en 1903-1904, dont une grève de 40 000 cheminots en avril 1904, paralysant le pays et stoppée finalement par l’intervention de l’armée.
La situation du pays était marquée par le
compromis de 1867. L’Autriche avait l’hégémonie, mais le
territoire impérial était divisé en deux zones, gérées par
l’Autriche d’un côté, la Hongrie de l’autre. Cette alliance
se scellait principalement sur les dos des peuples slaves présents
sur le territoire, et ce depuis suffisamment de temps pour que leurs
dimensions nationales soient devenues pratiquement inexistante.
Du côté hongrois, le développement fut lent et laborieux, malgré un bon départ. Léo Frankel, une figure de la première Internationale ayant participé à la Commune de Paris en 1871 avant de rejoindre Karl Marx à Londres, diffusa le marxisme en Hongrie et réussit à fonder le Parti. Le terme « social-démocrate » étant interdit, il prit la dénomination de Parti Ouvrier Général de Hongrie, avec 113 délégués de 29 villes.
Léo Frankel, avant 1896
Léo
Frankel fut cependant contraint à l’exil et les opportunistes
prirent alors le dessus, jusqu’à
finalement la fondation d’un Parti social-démocrate en tant que
tel, en 1890. La répression de 1895 donna
naissance à une vague d’opportunisme complet
cherchant à submerger le Parti, mais la tentative fut brisée. Le
réformisme l’emporta cependant insidieusement, dans un contexte
pourtant d’explosions sociales notamment de mineurs (hongrois et
roumains), ainsi que de paysans.
Un Parti socialiste indépendant se forma ainsi comme expression démocratique paysanne, témoignant de la mise en échec programmatique de la social-démocratie hongroise malgré ses développements et ses luttes. Preuve également de l’incapacité à saisir la question nationale en Hongrie même – plus de la moitié de la population n’étant pas hongroise (mais roumaine, slovaque, croate, serbe, italienne, allemande, ruthène…), la social-démocratie slovaque forma ses propres organisations en 1904.
Les principales langues en Autriche-Hongrie : l’allemand, le hongrois, du côté slave le tchèque, le slovaque, le polonais, l’ukrainien, le slovène, le serbo-croate, enfin dans la famille latine le roumain et l’italien.
Du côté autrichien, la
situation était totalement différente, à
part pour la question nationale. En
effet, dans l’empire austro-hongrois,
n’avaient connu réellement l’industrialisation justement
que la partie
autrichienne, avec la Bohême, la Moravie
et la Basse-Autriche, relativement le Vorarlberg et la Silésie, en
partie en Styrie. L’arriération était
par contre très
grande, voire catastrophique, en Bucovine, en Galicie, au Tyrol, à
Salzbourg, en Haute-Autriche.
Les progrès du mouvement ouvrier autrichien doivent beaucoup à Andreas Scheu (1844-1927), qui fut membre de la première Internationale et diffusa le marxisme en se confrontant aux « modérés ». Prenant la tête des radicaux, il réussit à les faire s’unifier à la social-démocratie tchèque, pour le congrès de Neudörfl en avril 1874. 74 délégués y représentaient 25 000 ouvriers.
Andreas Scheu
Il faut également souligner le
rôle essentiel de Victor Adler (1852-1918), qui s’appuyait
sur son ami Friedrich Engels. Lénine, dans son article suite au
décès de Friedrich Engels, le mentionne de la manière suivante :
« Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.
Ces deux livres du Capital sont en effet l’œuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié.
Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.»
Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante. »
Le congrès d’Atzgersdorf en 1877 mit ensuite en
place une organisation spécifique pour les Tchèques, dans le cadre
de la social-démocratie autrichienne. Cela donna la naissance en
1878 du Parti social-démocrate tchécoslovaque, la ligne
prédominante chez les Tchèques étant l’union nécessaire avec
les Slovaques, qui eux étaient opprimés par la Hongrie.
La confrontation avec les modérés continua
toutefois de manière virulente, des scissions se produisirent, alors
qu’apparurent des courants anarchistes dans un contexte de sévère
répression. La social-démocratie allemande intervient alors au
début de l’année 1884 afin d’épauler la social-démocratie
autrichienne et l’aider à se structurer.
Les sociaux-démocrates tchèques finirent par se réunifier à Brno les 25 et 26 décembre 1887, la social-démocratie autrichienne en général à Hainfeld le 30 décembre 1888, en le Parti Ouvrier Social-Démocrate, avec 15 500 membres. Le programme dit de Hainfeld fut d’un haut niveau, ancré dans le marxisme, reflétant une approche social-démocrate solide, même si connaissant des faiblesses.
Il se mit à distance du parlementarisme et souligne le rôle central de la conscience socialiste, attribuant au Parti politique la fonction principale.
Victor Adler vers 1900
Dans Que faire ?, Lénine aborde la
question du rôle de la conscience pour la social-démocratie et
s’appuie sur un long passage de Kautsky au sujet du programme de
Hainfeld, auquel il a contribué. Staline fait également référence
à ce programme, dans l’article de 1905 Coup d’œil rapide sur
les divergences dans le parti, œuvre en défense de l’approche
social-démocrate.
La question nationale vint alors perturber la progression. Au second congrès, en 1891 à Vienne, la social-démocratie disposait de 219 associations avec 47 100 membres. Chaque province avait son organe central et les Autrichiens désiraient que les organisations de chaque province en dépendent.
Les Tchèques refusèrent et en Moravie il y eut un organe pour la population « allemande », un pour les Tchèques. Ce processus amena également le départ des dirigeants d’un courant socialiste national tchèque, et l’exclusion de leurs membres.
La crise fut accentuée lorsqu’à la fin de
l’année il y eut un congrès de la social-démocratie tchèque, y
compris pour les Tchèques des zones directement autrichiennes, comme
Vienne ou la Basse-Autriche. La scission syndicale des Tchèques en
janvier 1897 renforça encore davantage la différenciation avec les
« Allemands », alors qu’à l’arrière-plan, la partie
tchèque était plus industrielle, les Tchèques d’une plus grande
tradition démocratique, le réveil national portée notamment par la
bourgeoisie était réel.
Aux élections de mars 1897 – élections non
universelles, où 5500 grands propriétaires terriens avaient 85
députés, 5,5 millions de votants ayant quant à eux seulement 72
députés – ce sont les zones tchèques seulement qui témoignèrent
d’un engouement pour la social-démocratie. Et au congrès de juin
1897, la social-démocratie autrichienne posa le principe d’être
une fédération de six partis sociaux-démocrates nationaux.
Le congrès de 1899 à Brno posa l’alternative d’une autonomie territoriale pour les nations vivant en Autriche, ou bien d’une autonomie nationale-culturelle, sans lien avec le territoire. La première option fut portée par la direction autrichienne, la seconde par les Yougoslaves, alors que les Polonais et les Ukrainiens se posaient l’auto-détermination comme perspective.
Le congrès de 1899 à Brno
Le principe de l’autonomie territoriale prévalut, mais l’idée d’autonomie nationale-culturelle devint particulièrement prégnante. L’austro-marxiste Otto Bauer, qui devint le grand chef de file de l’austro-marxisme et ce jusqu’en 1934, écrivit par la suite La question des nationalités et la social-démocratie, en 1907, où il était expliqué justement que :
« Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes.
Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.
Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.
Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.
Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.
À partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité. »
Autonomie
territoriale ou autonomie nationale-culturelle, de la manière dont
c’était posé par la social-démocratie autrichienne, c’était
à la fois une
capitulation devant les divisions nationales ancrées
dans le féodalisme et un
abandon du principe d’autodétermination, sans parler d’une
certaine soumission tant à la lecture impériale du régime qu’au
pangermanisme séparateur et dominateur.
Le triomphe des forces centrifuges aboutira à l’implosion de la social-démocratie d’Autriche-Hongrie, confirmant la critique faite par Lénine de la théorie de « l’autonomie culturelle » et du manque de mise en perspective de l’internationalisme prolétarien amenant l’assimilation naturelle des nations les unes par les autres.
En mai 1913, Rosa Luxembourg écrivit trois articles dans le Leipziger Volkszeitung, au sujet de la « Nouvelle expérience belge », où elle dit notamment :
« La grève générale belge ne mérite pas seulement, en tant que manifestation remarquable des efforts et des résultats de la masse prolétarienne en lutte, la sympathie et l’admiration de la social-démocratie internationale, elle est aussi éminemment propre à devenir pour cette dernière un objet de sérieux examen critique et, par suite, une source d’enseignements.
La grève d’avril, qui a duré dix jours, n’est pas seulement un épisode, un nouveau chapitre dans la longue série des luttes du prolétariat belge pour la conquête de l’égalité et de l’universalité du droit de vote, luttes qui durent depuis le commencement de la dernière décennie du XIX° siècle et qui, selon toute apparence, sont encore très éloignées de leur fin.
Si donc nous ne voulons pas, à la manière officielle, applaudir toujours et à toute occasion tout ce que fait et ne fait pas le Parti social-démocrate, il nous faut, en face de ce nouvel assaut remarquable du Parti Ouvrier Belge, dans ses luttes pour le droit électoral, nous poser la question suivante : Cette grève générale signifie-t-elle un pas en avant sur la ligne générale de combat ?
Signifie-t-elle en particulier une nouvelle forme de lutte, un nouveau changement tactique qui serait appelé à enrichir, à partir de maintenant, les méthodes de combat du prolétariat belge, et peut-être aussi du prolétariat international ? »
Rosa Luxembourg constate alors que les dirigeants du POB soulignent la dimension organisée de la grève, ce qui lui confère une nature entièrement nouvelle.
Le dirigeant du POB, Emile Vandervelde, parle d’une « grève longue, préparée patiemment et méthodiquement ». Rosa Luxembourg se demande alors si on peut parler de réussite en tant que telle :
« En 1891, la première courte grève de masse, avec ses 125.000 ouvriers, a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250.000 ouvriers pour que la Chambre se prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission.
Cette fois, la grève de 400.000 ouvriers, après neuf moins de préparation, après des sacrifices et des efforts matériels exceptionnels de la part de la classe ouvrière, a été brisée au bout de huit jours, sans avoir obtenu autre chose que la promesse, sans engagement, qu’une commission sans mandat et sans droit à légiférer recherchera une « formule d’unité » concernant le droit électoral.
Nos camarades belges ne se font aucune illusion sur le caractère vague et confus du résultat ; ils comprennent que ce n’est pas là une brillante victoire et qu’en tout cas, elle ne répond pas du tout aux efforts, aux sacrifices et aux préparatifs formidables qui ont été faits. Aucun des chefs du Parti n’a essayé, au Congrès du 24 avril, de présenter la résolution du Parlement sur ladite commission comme une victoire politique notable.
Au contraire, ils se sont tous efforcés de porter le centre de gravité du bilan de la lutte de ces dix jours non sur le résultat parlementaire, mais sur le cours de la grève générale elle-même et sur son importance morale. « Trois points de vue, a dit Vandervelde (d’après le compte rendu du Vorwärts), se sont fait jour dans l’appréciation de la grève générale. Le premier, le point de vue parlementaire, est le moins important. »
Mais les deux autres sont : le résultat politique, qui consiste dans la conquête de l’opinion publique, et le point de vue social, qui réside dans le déploiement de forces du prolétariat et dans le caractère pacifique de la grève générale : « Maintenant – s’est écrié Vandervelde – nous connaissons le moyen que le prolétariat peut employer lorsque le pouvoir veut le priver de son droit. » Jules Destrée est allé jusqu’à traiter toute la question du résultat direct de la grève de « futilités parlementaires » :
« Pourquoi ne pas se hausser, au dessus des futilités parlementaires et des nuances des déclarations ministérielles, jusqu’au principal ? Considérons donc le principal, que tout le monde peut voir : l’enthousiasme magnifique, le courage, la discipline de notre mouvement. »
Or, l’attitude excellente de la masse ouvrière belge dans la dernière grève générale, fut loin d’être une surprise.
L’enthousiasme, la cohésion, la ténacité de ce prolétariat, se sont affirmés si fréquemment dans les vingt dernières années, en particulier dans l’emploi de l’arme de la grève générale, que le déclenchement et le cours de la grève d’avril, loin d’être une nouvelle conquête, ne sont qu’une preuve de plus de cette ancienne combativité.
Évidemment, l’importance de chaque grève de masse réside, en grande partie, dans son déclenchement même, dans l’action politique qui s’y exprime, dans la mesure où il s’agit de manifestations spontanées ou qui éclatent sur l’ordre du Parti, qui durent peu de temps et manifestent un esprit combatif.
Lorsqu’au contraire, la grève a été préparée de longue main, de façon tout à fait méthodique et systématique, dans le but politique déterminé de mettre en mouvement la question du droit de vote immobilisé depuis vingt ans, il apparaît assez étrange de célébrer la grève, en quelque sorte, comme un but en soi et de traiter son objectif propre, le résultat parlementaire, comme une bagatelle. »
Rosa Luxembourg explique ainsi que les dirigeants
du POB sont gênés et déplace le thème du bilan. Et ils font une
erreur : ils ratent la question du mouvement des masses. Elle
constate ainsi :
« Les grévistes qui combattaient pour le droit électoral en 1891 et 1893 se comportèrent de façon aussi raisonnable et aussi « légale » qu’en avril dernier.
Si, dans les deux premiers cas cependant, on en vint, dans quelques localités, à des bagarres de rue et s’il y eut des effusions de sang, la faute en incombe uniquement à l’attitude brutale et aux provocations des troupes et autres forces gouvernementales qui marchèrent contre les grévistes et les manifestants, en tremblant de tout leur corps et le cœur rempli d’une haine féroce.
Le caractère « mouvementé » de ces deux grèves courtes et victorieuses ne résidait pas non plus dans des « illégalités » stupides qu’auraient commises des ouvriers, mais dans le fait que ces grèves de masse étaient l’expression de l’état d’esprit du Parti, plein de fraîcheur, de résolution et de joyeuse combativité.
On ne connaissait ni hésitation, ni crainte, ni précaution, ni prudence, on marchait au combat sans compter sur autre chose que sur la propre force du prolétariat et sur sa pression, et on était prêt, ma foi, à augmenter cette pression jusqu’aux dernières conséquences et à donner libre cours à l’énergie révolutionnaire des masses, le cas échéant, pour en tirer le maximum de poids et d’effet.
C’était des grèves de masses dans lesquelles le parti marchait en rangs serrés, depuis le chef suprême jusqu’au simple soldat, pénétré du même enthousiasme libre et hardi pour la lutte, absolument unanime dans sa ferme croyance en la nécessité et l’efficacité de sa propre entreprise.
Mais toute la tactique du parti belge prit une nouvelle orientation dans la décennie suivante. »
Rosa Luxembourg formule alors immédiatement sa
critique politique du POB :
« Après que le droit électoral plural de la classe ouvrière est ouvert les portes du Parlement et y eut introduit un nombre croissant de députés, le centre de gravité de l’action politique et de la lutte pour l’égalité du droit électoral fut transporté au Parlement.
En même temps – et ce n’est d’ailleurs que l’autre côté de ce phénomène – un facteur tout nouveau entre en jeu : l’alliance avec la bourgeoisie libérale, alliance qui devint un facteur important de la tactique socialiste.
Ainsi furent accouplés, dans la politique du parti, deux éléments contradictoires : l’action extra-parlementaire de la masse et l’alliance parlementaire avec le libéralisme.
La grève de masse restait bien un moyen de lutte éprouvé, populaire, très apprécié du prolétariat, qui y était attaché avec une énergie tenace, mais, à partir de ce moment, il fallut tenir compte des alliés parlementaires, des libéraux, d’abord à cause de l’hostilité de classe profonde des possédants contre les actions prolétariennes de masse, et ensuite parce que, forcément, la grève de masse touchait en premier lieu et de façon sensible les intérêts économiques de la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux des alliés libéraux.
La politique du Parti socialiste revêtit par suite une certaine incertitude, un caractère double et équivoque. C’est ce qui se manifesta nettement dans la campagne malheureuse de 1902, où l’accouplement de l’action gréviste de la masse avec l’alliance libérale au Parlement avait tout d’abord déterminé les chefs de parti à ne permettre l’action de la masse que comme un avertissement sans frais, et à renvoyer ensuite cette dernière à la maison aussi vite que possible, ce qui évidemment, ne pouvait que faire échouer également l’action parlementaire (…).
[En 1913] Il ne s’agissait donc pas ici d’une nouvelle tactique élaborée en toute liberté et comportant une nouvelle méthode de grève plus efficace que les autres. La préparation de longue main de la grève de masse apparaissait cette fois comme un moyen de calmer les masses ouvrières, d’éteindre leur enthousiasme combatif et de leur faire abandonner provisoirement l’arène.
Puis, lorsque toute l’énergie de la classe ouvrière, pendant sept mois, fut tourner exclusivement vers la préparation de la grève générale, ce fut la direction du parti qui, jusqu’à la fin, s’employa de toutes ses forces à entraver le déclenchement de la grève et à reculer cette dernière le plus possible.
Après que le refus catégorique de la réforme électoral au Parlement, en février, eut arraché la fixation de la grève générale au 14 avril, les chefs de parti, s’appuyant sur l’intervention médiatrice de bourgmestres libéraux, cherchèrent encore, au dernier moment, alors que l’espoir dans une intervention libérale se fut évanoui comme une bulle de savon, la grève ne fut décidée que sous la pression irrésistible de la masse impatiente et contre les manœuvres d’une partie des chefs.
C’est ainsi que se réalisa finalement la grève d’avril, après neuf mois de préparation et des tentatives répétées pour l’empêcher et l’ajourner. Du point de vue matériel, elle fut certes préparée comme ne l’avait encore jamais été aucune grève de masse au monde.
Si des caisses de secours bien garnies et la répartition bien organisée des vivres décidaient de l’issue d’un mouvement de masses, la grève générale belge d’avril aurait dû faire des miracles. Mais le mouvement révolutionnaire de masse n’est malheureusement pas un simple calcul que l’on peut résoudre avec les livres de caisse ou les dépôts de vivres des coopératives.
Le facteur décisif dans tout mouvement de masse, c’est l’énergie révolutionnaire des masses, l’esprit de résolution des chefs et leur vue nette du but à atteindre.
Ces deux facteurs réunis peuvent, le cas échéant, rendre la classe ouvrière insensible aux privations matérielles les plus dures et lui faire accomplir, en dépit de ces privations, les plus grands exploits.
Ils ne sauraient par contre être remplacés par des caisses de secours bien garnies.
La pensée principale des camarades belges dans la préparation de la grève d’avril fut de lui enlever tout caractère impétueux, de la séparer complètement de la situation révolutionnaire, de lui donner le caractère méthodique, strictement limité, d’une grève syndicale ordinaire (…).
À la base de la grève d’avril en Belgique, au contraire, il y a l’idée d’éviter toute situation révolutionnaire, tout défaut de calcul, tout tournant imprévu de la lutte, en un mot, d’écarter préalablement tout risque et tout danger et de fixer, presque une année à l’avance, toute la campagne.
Mais de ce fait, les camarades belges ont enlevé à leur grève générale toute sa valeur de choc. L’énergie révolutionnaire des masses ne se laisse pas mettre en bouteille et une grande lutte populaire ne se laisse pas conduire comme une parade militaire.
De deux choses l’une : ou bien on provoque un assaut politique des masses, ou plus exactement, comme un tel assaut ne se provoque pas artificiellement, on laisse les masses excitées partir à l’assaut, et il leur faut alors tout faire pour rendre cet assaut encore plus impétueux, plus formidable, plus concentré, mais alors on n’a pas le droit, juste au moment où l’assaut se déclenche, de le retarder pendant neuf mois afin de lui préparer, dans l’intervalle, son ordre de marche.
Ou bien, on ne veut pas d’assaut général, mais alors une grève de masse est une partie perdue d’avance (…).
Mais, quelles que soient les critiques et les jugements qu’on porte sur l’action des camarades belges, cette action reste pour nous, en Allemagne, un exemple et une leçon qui nous font rougir de honte. Le parti belge expérimente la grève de masse, mais il essaie aussi, en ramassant toutes ses forces, tous les moyens d’action des masses. »
L’une des principales formations à soutenir le centrisme de Karl Kautsky fut le Parti Ouvrier Belge (POB). En même temps, le POB qui, comme son nom l’indique, ne relève pas de la tradition social-démocrate au sens strict, a développé des initiatives marquant le mouvement ouvrier et posant le problème de la grève de masse avec une revendication politique.
Il se posa la question de savoir dans quelle mesure la grève politique de masse était le pendant social-démocrate de la « grève générale » proposée par les syndicalistes révolutionnaires, les anarchistes.
Le POB est né en 1885, à partir de multiples structures ouvrières (les ligues politiques, les syndicats, les importantes coopératives, les mutualités, ainsi que le Parti Ouvrier Socialiste de Belgique).
Il n’y a alors pas de suffrage universel, seulement 2 % de gens ont le droit de voter en raison de leurs hauts revenus, et le POB va être en première ligne pour sa conquête. Les grèves vont être massives en 1886, 1887 et 1888, 1893, 1902 et 1913.
Les grèves de 1886, conséquence directe d’une chute des salaires de 25 % en raison de la crise économique, partirent de la région de Liège pour s’étendre à la région du Hainaut, puis relativement ailleurs dans le pays également.
Elles acquirent une dimension de révolte particulièrement intense, aboutissant à l’intervention meurtrière de l’armée. Elle n’avait toutefois pas de dimension politique assumée, contrairement à la séquence de 1887 et 1888, par contre spécifique au Hainaut.
Leur interprétation est rendue difficile, en
raison du rôle important du Parti Socialiste Républicain d’Alfred
Defuisseaux, tout juste sorti du Parti Ouvrier Belge et se dissolvant
dès 1889 en raison de l’affaire du « grand complot ».
Il avait en effet été massivement infiltré par des agents
provocateurs.
La grève de 1893 fut très différente, étant directement structuré par le POB en vue du suffrage universel. Elle répondait directement au refus de ce dernier par le parlement, par 115 voix contre 26, en avril 1893, après des débats commencés en février.
Eugène Laermans, Un Soir de Grève, 1893
Lancée depuis Bruxelles, elle s’étendit à toute la Wallonie, et même en partie en Flandre, partie du pays bien moins développé sur le plan industriel. La répression armée fut sévère là encore, mais le régime céda un suffrage modifié, avec une voix par personne, les plus riches en disposant de plusieurs.
Une grève réprimée à Mons montrée dans Le petit journal parisien en 1893
Le suffrage universel fut finalement annoncé et c’est pour protester contre son report que se lança la grève de 1902, dans le Hainaut. La répression violente et sanglante amena le POB à mettre en place la grève générale, pour finalement capituler devant la vigueur de la répression, provoquant une réelle cassure dans le mouvement ouvrier.
Le POB organisa enfin, par en haut, de manière
préparée pendant plusieurs mois, une grève pour le suffrage
universel, de manière parfaitement encadrée et pacifique, en 1913.
L’atmosphère était très différente des autres grèves qui
avaient été marquées, par endroit, d’initiatives armées
(destruction d’un château possédé par un patron, d’une
brasserie appartenant à un maire, de maisons de directeurs, de la
maison d’un député catholique, etc.). Durant huit jours,ses
effets furent très relatifs.
Cela montrait cependant tout une perspective de lutte, pour une séquence qui fut très attentivement scrutée par la social-démocratie, soucieuse de comprendre la question de la possibilité d’une nature politique d’une grève de masse.
La contradiction est ici puissante entre la
tentative social-démocrate, notamment avec Rosa Luxembourg, de
conceptualiser la grève politique de masse, et le pragmatisme
complet du Parti Ouvrier Belge. C’est que sa base était
idéaliste-moraliste.
Le mouvement ouvrier
belge puise loin ses racines, car dès la première Internationale,
il était déjà constitué, avec notamment César
De Paepe (1841-1890). Toutefois, sa
dynamique est « ouvrière » et pas social-démocrate ;
le Parti Ouvrier Belge est non pas tant un parti qu’une sorte de
rassemblement fédérant les structures, et on lit dans les statuts :
« Peuvent adhérer au
Parti ouvrier : les syndicats professionnels, sociétés de
secours mutuels, sociétés coopératives, cercles d’études et de
propagande et généralement tous les groupes ouvriers, ainsi que les
personnes des deux sexes qui habitent une localité où il n’existe
pas d’association ouvrière ou socialiste affiliée. »
C’est une sorte de Parti syndicaliste, entièrement fédéraliste, avec une auto-intoxication typique.
Louis Bertrand (1856-1943), qui dirigea Le peuple de 1900 à 1907 le quotidien du POB, expliquait en 1886 dans Le Parti Ouvrier Belge et son programme, que les Belges auraient eu la « prédominance théorique » dans la première Internationale… Il prétend que, un an après la fondation du POB, on pourrait constater que :
« Jamais, à aucune époque et dans aucun coin du monde, nous pouvons le dire avec fierté, le mouvement ouvrier socialiste n’a été aussi grand que celui qui existe actuellement en Belgique.
Et les conservateurs, bêtes et criminels, ne se doutent de rien ! »
C’est là une terrible surestimation, s’appuyant
sur le fait qu’en réalité le Parti Ouvrier Belge se faisait
satelliser par les forces libérales ayant toute une dynamique
historique, dans un pays dominé par le parti catholique, où il n’y
avait ni suffrage universel, ni reconnaissances des syndicats.
Il n’y a pas de matérialisme historique dans
l’approche du POB ; dans ses programmes et statuts, adoptés
aux congrès de Bruxelles de 1893 et de Quaregnon de 1894, on lit
comme premier point de la « déclaration de principes » :
« Les richesses, en
général, et spécialement les moyens de production, sont ou des
agents naturels ou le fruit du travail – manuel et cérébral –
des générations antérieures, aussi bien que de la génération
actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées
comme le patrimoine commun de l’humanité. »
Le niveau revendicatif bascule ainsi parfois dans
une sorte de démocratisme sans contenu démocratique, comme ici :
« Réforme de la loi sur la chasse.
a) suppression du port d’armes [c’est-à-dire du permis de port d’armes] ;
b) suppression des chasses gardées ;
c) droit pour les cultivateurs de détruire en toute saison les animaux nuisibles aux récoltes.
C’est aux États-Unis que, de manière très
déformée, les tendances erronées du mouvement ouvrier européen
s’exprimèrent le plus. Après une période de succès, cela devait
provoquer l’effondrement particulièrement durable du mouvement
ouvrier américain.
Deux événements majeurs viennent encadrer la
période où le mouvement ouvrier américain s’est élancé, avant
de s’effondrer.
Le premier fut, en juin 1892, la grève à l’aciérie Homestead Steel Works de Homestead en Pennsylvanie. Une première grève pour des conventions collectives avait été une victoire pour le syndicat, l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, en 1889.
Il y eut notamment une bataille rangée pour chasser les briseurs de grève. La bataille pour une nouvelle convention fut initialement gagnée, avec 5000 personnes protégeant l’usine d’une attaque armée d’une milice privée, les Pinkerton. Cependant, l’intervention de l’armée et de travailleurs jaunes brisa la grève.
L’intervention du 18e régiment à Homestead
Le second fut ce qui fut appelé la bataille de Blair Mountain, en 1921, dans le comté de Logan en Virginie-Occidentale. 10 000 mineurs affrontèrent de manière armée les briseurs de grève, un million de balles furent tirées. L’armée vint rétablir l’ordre.
Des mineurs montrent un exemplaire d’une bombe lâchée par l’aviation militaire contre les grévistes lors de la bataille de Blair Mountain
Entre ces deux dates, le mouvement ouvrier américain essaya de construire ses organisations. Il y eut des marches de la faim en 1893-1894. En 1894 la grève de 3000 travailleurs de la Pullman Company fabriquant des wagons dans la région de Chicago aboutit au boycott des wagons de l’entreprise par 260 000 cheminots, 100 000 cheminots rejoignant la lutte, celle-ci étant finalement écrasée militairement par des milices privées et la garde nationale.
La garde nationale tire sur les grévistes de la Pullman Company en 1894
À cette occasion, le
dirigeant de l’American Railway Union, le syndicat du rail
américain, Eugene
Victor Debs, est condamné de la
prison et y découvre le marxisme. Il rejoint alors le Social
Democratic Party of America, qui
devient en 1901 le Socialist Party of
America et dont il sera le candidat à
la présidentielle en 1904, 1908, 1912 et 1920 (étant en prison
cette année-là).
La marginalité du Parti socialiste d’Amérique ne fut nullement une fatalité. D’un côté, il n’avait que 5-6000 membres durant les années 1890, présents dans seulement 26 Etats. De l’autre, il y avait une vraie lutte de la part des ouvriers, avec une grande combativité, un apport de travailleurs conscients d’Europe, notamment par exemple de Finlande, ou encore d’Allemagne.
Eugene Victor Debs en 1912
Le problème fut clairement
idéologique. Le mouvement ouvrier américain développa en effet une
approche qui lui est propre, au croisement
de l’esprit social-démocrate, de l’esprit socialiste et de
l’esprit syndicaliste. Concrètement, il y eut un
mélange des principaux courants européens du mouvement ouvrier.
C’est Daniel de Leon (1852-1914) qui synthétisa cette perspective. Il fut le rédacteur du journal du Parti socialise d’Amérique, The People ; concrètement, c’est lui qui imprégna idéologiquement tout le mouvement ouvrier américain. Il est parlé de marxisme – de léonisme, de de léonisme.
Le de léonisme consiste en les ingrédients
suivants :
– de l’esprit social-démocrate, il retient la
notion de Parti ;
– de l’esprit socialiste, il retient le principe
que le Parti amène la révolution mais se dissout dès la révolution
menée, au profit des syndicats organisant la société ;
– de l’esprit syndicaliste, il retient le principe du renversement immédiat par la grève générale.
Daniel de Leon
Il y a une profonde absence de cohérence dans ce
qu’on doit appeler la théorie d’un parti syndicaliste. D’un
côté, Daniel de Leon exigea l’abandon de toute revendication
immédiate au congrès de 1900 du Parti socialiste d’Amérique. De
l’autre, il fut à l’origine en 1895 de la Socialist Trade and
Labor Alliance, syndicat rassemblant 20 000 personnes, dont le
sectarisme le fit passer à 1500 membres en 1905.
Daniel de Leon fit alors adhérer le syndicat à l’Industrial Workers of the World (IWW) à sa fondation en 1905. Les IWW étaient une structure syndicaliste révolutionnaire prônant la lutte revendicative par l’action directe, qui va d’ailleurs expulser Daniel de Leon rapidement au nom du refus de la politique, tout en ne se fondant que sur quelques milliers de membres, notamment des travailleurs itinérants réduits au vagabondage.
Affiche de l’Industrial Workers of the World (IWW)
Tout cela ne faisait pas le poids, ni qualitativement, ni quantitativement face à un syndicat largement appuyé par les institutions, l’AFL – Fédération américaine du travail, qui avait déjà 250 000 membres en 1892, 500 000 en 1900, année où les « Chevaliers du travail » pro-coopératives étaient eux-mêmes 100 000.
Daniel de Leon avait bien désigné les dirigeants
syndicaux du type de l’AFL de « lieutenants des capitalistes
dans les rangs du mouvement ouvrier », ce qui lui conféra une
certaine aura dans la gauche de la social-démocratie européenne.
Cependant, en se prétendant marxiste, il apporta un confusionnisme
terrible au mouvement ouvrier américain, qui ne s’en remettra
jamais.
Toute l’activité théorique communiste des années 1920-1940 se pose comme élaboration d’un dépassement de cet épisode du de léonisme, pour permettre un redémarrage du mouvement ouvrier américain.
Au cinquième congrès, l’esprit d’unité sous
le mode de la conciliation se décline à tous les niveaux. Pour
cette raison, il y a également une ouverture au syndicalisme qui est
très marquée. Il y avait déjà l’invitation au congrès, qui
avait la forme suivante :
« 1. Toutes les associations qui adhèrent aux principes essentiels du socialisme : socialisation des moyens de production et d’échange ; union et action internationales des travailleurs ; conquête socialiste des pouvoirs publics par le prolétariat organisé en parti de classe ;
2. Toutes les organisations corporatives qui, se plaçant sur le terrain de la lutte de classes et déclarant reconnaître la nécessité de l’action politique, donc législative et parlementaire, ne participent cependant pas d’une manière directe au mouvement politique. »
En conséquence, la conjugaison, sans
hiérarchisation, du Parti et des syndicats, se voit ouvertement
assumée dans la résolution suivante :
« Des conditions nécessaires de l’affranchissement du travail :
1° Constitution et action du prolétariat organisé en parti de classe ;
2° Expropriation politique et économique de la bourgeoisie ;
3° Socialisation des moyens de production.
1. Le prolétariat moderne est le produit nécessaire du régime capitaliste de production qui exige l’exploitation politique et économique du travail par le capital.
Son relèvement et son émancipation ne pouvant se réaliser qu’en entrant en antagonisme avec les défenseurs intéressés du capitalisme, lequel par sa constitution même doit aboutir inévitablement à la socialisation des moyens de Production. Devant la classe capitaliste, le prolétariat doit par conséquent se dresser en classe de combat.
Le socialisme qui s’est donné la tache de constituer le prolétariat en armée de cette lutte de classe a pour devoir, avant tout, de l’initier par un travail méthodique réfléchi et incessant à la conscience de ses intérêts et de sa force et d’user à cet effet de toutes les armes que la situation politique et sociale actuelle met entre ses mains et que sa conception supérieure de la justice lui suggère.
Au nombre de ces moyens le congrès indique l’action politique, le suffrage universel et l’organisation de la classe ouvrière en groupes politiques, en syndicats, coopératives, caisses de secours, cercles d’art et d’éducation, etc.
Il engage les militants socialistes à propager le plus possible ces moyens de culture et d’éducation qui augmentent la force de la classe ouvrière et la rendent capable d’exproprier politiquement et économiquement la bourgeoisie et de socialiser les moyens de production. »
Il s’agit là d’un élargissement aux formes
secondaires en général et l’ouverture à l’idéologie
municipaliste en fait partie. Le congrès socialiste de 1900 vote
ainsi une résolution ouvertement réformiste en ce sens :
« Attendu que par « Socialisme municipal », on ne peut entendre un socialisme spécial, mais seulement l’application des principes généraux du socialisme à un domaine spécial de l’activité politique ;
Attendu que les réformes qui s’y rattachent ne sont pas et ne sauraient être présentées comme devant réaliser la société collectiviste, mais qu’elles sont présentées comme s’exerçant dans un domaine que les socialistes peuvent et doivent utiliser pour préparer et faciliter l’avènement de cette société ;
Considérant que la commune peut devenir un excellent laboratoire de vie économique décentralisée et en même temps une formidable forteresse politique à l’usage des majorités socialistes locales contre la majorité bourgeoise du pouvoir central, une fois qu’une autonomie sérieuse sera réalisée ;
Le Congrès international de 1900 déclare :
Que tous les socialistes ont pour devoir, sans méconnaître l’importance de la politique générale, de faire comprendre et apprécier l’activité municipale, d’accorder aux réformes communales l’importance que leur donne leur rôle « d’embryons de la société collectiviste » et de s’appliquer à faire des services communaux : transports urbains, éclairage, eaux, distribution de la force motrice, bains, lavoirs, magasins communaux, boulangeries municipales, service alimentaire, enseignement, service médical, hôpitaux, chauffage, logements ouvriers, vilement, police, travaux communaux, etc., etc. ;
de faire de ces services des institutions modèles tant au point de vue des intérêts du public que de la situation des citoyens qui les desservent ;
Que les communes trop faibles pour procéder à elles seules à la réalisation de ces applications doivent s’attacher à former des fédérations communales,
Que dans les pays où l’organisation politique ne permet pas aux communes d’entrer dans cette voie, tous les élus socialistes ont pour devoir d’user de tous leurs pouvoirs, en vue de fournir aux organismes communaux la liberté et l’indépendance suffisantes pour réaliser ces desiderata ;
Le Congrès socialiste international de Paris décide qu’il y a lieu de convoquer un Congrès international des conseillers municipaux socialistes;
Ce Congrès aurait un double but :
a. Faire connaître toutes les réformes réalisées sur le terrain municipal et les avantages moraux et financiers obtenus;
b. Constituer un bureau national dans chaque pays et un bureau international chargés de centraliser tous les renseignements et documents relatifs à la vie municipale, de façon à faciliter l’étude des questions d’intérêt communal, par la communication des documents et renseignements; Le soin de la convocation de ce Congrès est laissé au bureau permanent international. »
Cette idée d’un socialisme « communal », sorte de concrétisation du travail politique du Parti et du travail économique des syndicats, devenait alors une pièce maîtresse du style social-démocrate, de sa démarche dans les faits.
La résolution caoutchouc du cinquième congrès
correspond à un esprit unitaire non idéologique, typique du
centrisme de Karl Kautsky. Le but est simplement une unité allant
dans un sens commun.
Le congrès reprend donc l’exigence exprimé au
congrès précédent : il réaffirme déjà le besoin d’une
commission interparlementaire internationale. Il appelle à la
constitution d’archives internationales du socialisme, en
centralisant la récupération de toutes les productions de tous les
pays.
Tout cela doit être mis en place à Bruxelles, où
une commission permanente doit désormais être structuré, telle que
l’explique la résolution suivante :
« Le Congrès international socialiste de Paris, considérant :
Qu’il importe aux Congrès internationaux, destinés à devenir le parlement du prolétariat, de prendre les résolutions qui guideront le prolétariat dans sa lutte de délivrance; Que ces décisions, résultat de l’entente internationale, doivent être traduites en actes; Décide de prendre les mesures suivantes :
1. Un comité d’organisation sera nommé aussi vite que possible par les organisations socialistes du pays où se tiendra le prochain congrès ;
2. Un comité permanent international ayant un délégué pour chaque pays, sera formé et disposera des fonds nécessaires. Il arrêtera l’ordre du jour du congrès suivant et demandera des rapports à chaque nationalité adhérente au congrès ;
3. Ce comité choisira un secrétaire général salarié chargé :
a) De procurer les informations nécessaires ;
b) De rédiger un code explicatif des résolutions prises aux congrès antérieurs ;
c) De distribuer les rapports sur le mouvement socialiste de chaque pays deux mois avant ]e nouveau congrès ;
d) D’établir un aperçu général des rapports présentés sur les questions discutées au congrès ;
e) De publier de temps à autre des brochures et des manifestes sur les questions d’actualité et d’intérêt général, ainsi que sur les réformes importantes, et des études sur les graves questions politiques et économiques ;
f) De prendre les mesures nécessaires pour favoriser l’action et l’organisation internationale du prolétariat de tous les pays. »
Dans la même idée d’ouverture au gradualisme,
au réformisme, une résolution sur la lutte pour le suffrage
universel et la législation directe par le peuple explique que :
« Le congrès déclare
que le combat pour la perfection du suffrage universel est l’un des
meilleurs moyens pour préparer intellectuellement et moralement les
masses à la conquête de la souveraineté politique et économique,
de les pénétrer du sentiment de la lutte de classe et de les
habituer au gouvernement de l’État socialiste à venir. »
Il n’y a ici aucune perspective critique sur le
suffrage universel dans un régime bourgeois. La résolution sur la
conquête des pouvoirs publics va même encore plus loin dans le
gradualisme légaliste, pacifique :
« Dans un Etat démocratique moderne, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation prolétarienne sur le terrain économique et politique, de la régénération physique et morale de la classe ouvrière et de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives.
Mais dans les pays où le pouvoir gouvernemental est centralisé, il ne peut être conquis fragmentairement. »
Cette dernière phrase indique la sorte de compromis. L’idée est la suivante : dans un pays démocratique « normal », la Suisse étant souvent présentée comme exemple (alors qu’en réalité ce pays est totalement fragmenté), cela passe par le vote et les syndicats. Par contre, dans le cas de monarchies absolues, avec un « pouvoir gouvernemental centralisé », il faut le renversement.
Cela amenait ainsi à la fois une tendance réformiste dans les pays de l’ouest européen, mais inversement un appui notamment au renversement du régime tsariste en Russie.
Le congrès socialiste international de Paris se
tint du 23 au 27 septembre 1900, dans le contexte de crise, avec d’un
côté le révisionnisme s’étant développé en Allemagne, de
l’autre côté le ministérialisme en France.
L’ordre du jour était le suivant :
– l’exécution des décisions du congrès ;
– la législation internationale du travail par la
limitation de la journée de travail et la possibilité d’un
minimum de salaire dans les divers pays ;
– le premier mai ;
– des conditions nécessaires de
l’affranchissement du travail (constitution et action du
prolétariat organisé en parti de classe, expropriation politique et
économique de la bourgeoisie, socialisation des moyens de
production) ;
– la conquête des pouvoirs publics et les
alliances avec les partis bourgeois ;
– la politique coloniale ;
– la paix internationale, le militarisme, la
suppression des armées permanentes ;
– l’organisation des travailleurs maritimes ;
– la lutte pour le suffrage universel et la
législation directe par le peuple ;
– le socialisme communal ;
– les trusts ;
– la grève générale.
Jules Guesde prenant la parole au congrès de Paris
791 délégués étaient présents, à la salle
Wagram, dont 437 Français, 95 Britanniques, 57 Allemands, 37 Belges,
23 Russes, 19 Danois, 14 Italiens, 12 Autrichiens (dont 2 pour les
Tchèques), 1 Hongrois. Le scandale à la française eut lieu dès le
premier jour, Jules Guesde, Edouard Vaillant et Paul Lafargue
quittant la salle en raison de l’appartenance de Jean Jaurès au
bureau de présidence du congrès.
La question du ministérialisme fut évidemment
brûlante et, dans l’esprit de refus des scissions apparu en
Allemagne dans la question du révisionnisme, c’est la résolution
« caoutchouc », comme on qualifia pour s’en moquer de
celle rédigée par Karl Kautsky, qui l’emporta.
On y lit :
« Le congrès rappelle que la lutte des classes interdit toute espèce d’alliance avec une fraction quelconque de la classe capitaliste (…).
L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel. »
Karl Kautsky, l’auteur de la résolution, posa
comme gage que cette entrée tactique devait être approuvé par le
Parti, que le ministre devait rester sous la supervision du Parti.
Mais ce garde-fou n’avait aucun sens alors que des socialistes
« indépendants » naviguaient justement entre deux eaux.
Karl Kautsky, parlant de Jean Jaurès en 1934,
décrit ainsi cet épisode:
« À l’époque du congrès international de Paris de 1900, nous étions très proches, lui et moi. Le parti venait de s’unifier (depuis 1899, mais une nouvelle scission menaçait.
Alors que le combat pour et contre le révisionnisme de Bernstein échauffait les esprits, une nouvelle controverse fit son apparition : l’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. L’unité était menacée ; on allait à nouveau aboutir à la rupture.
On se contentait d’attendre le congrès international qui devait trancher cette controverse.
La commission du congrès me donna pour mission de rédiger une résolution à ce sujet J’avais refusé l’entrée de Millerand dans le ministère, mais je ne pouvais pas pour autant me résoudre à exprimer une interdiction absolue et pour toujours d’une participation à un gouvernement de coalition. Cela aurait pu nous mener dans une fâcheuse situation.
Ma résolution ne condamna pas une telle participation sans réserve mais seulement sous certaines conditions. J’espérai que ce point de vue était non seulement juste mais permettrait aussi de maintenir en l’état l’unité des camarades français.
En cela je me trompai. Jaurès accepta ma résolution, qui le délivra beaucoup, à l’inverse de mes proches amis français comme Jules Guesde, Lafargue, Vaillant qui la refusèrent.
Au congrès du parti qui suivit le congrès international, on aboutit à la scission. »
En effet, le congrès d’unité socialiste qui se
tint du 3 au 8 décembre 1899 du côté français fut un coup d’épée
dans l’eau. L’opposition était trop forte entre ceux pour qui
les socialistes trouvent en les radicaux des alliés républicains
pour ainsi dire naturels, et ceux qui raisonnent en termes de lutte
de classe.
Jean Jaurès devient alors la figure principale du
premier courant, étant aux côté d’Alexandre Millerand dans la
fondation du Parti socialiste français, en 1902. Jules Guesde
devient la figure principale du second courant, qui fonde le Parti
socialiste de France, fondé en 1901.
Alexandre Millerand profita en fait de l’affaire
Dreyfus : refusant de participer à la bataille à l’initiale,
alors que Jules Guesde était pour, les rôles s’inversèrent
finalement. Alexandre Millerand en profita tout simplement pour
relier les socialistes « indépendants » aux radicaux,
qui avaient besoin d’un appui face à l’agitation réactionnaire :
en juin 1899 avait été élu Emile Loubet, un dreyfusard, comme
président de la république.
Lénine critiquera de la manière la plus virulente possible la résolution caoutchouc, qui reflète pour lui le tournant de Karl Kautsky vers le centrisme, l’esprit conciliateur, la capitulation.
La crise au sein de la social-démocratie
allemande fut de nature idéologique et irradia le mouvement
social-démocrate dans son ensemble. La crise provoquée par les
socialistes français fut d’ordre politique.
Suite à un succès socialiste aux élections municipales de mai 1896, avec 150 majorités municipales (Lille, Roubaix, Toulon, Limoges) et de nombreux élus (Marseille, Lyon, Toulouse, Montpellier, Grenoble), Alexandre Millerand se fit le chef de file d’un courant prônant un soutien aux radicaux.
Il présenta sa stratégie le soir des résultats, lors d’un banquet à Saint-Mandé, aujourd’hui en banlieue parisienne mais alors dépendant de Paris.
Dans un fameux et long discours, il dit
notamment :
« En présence de tant d’élus du suffrage universel, auxquels je suis heureux de souhaiter une fraternelle bienvenue, devant le concours de ces mandataires des grandes villes et des communes rurales accourus de tous les points de la France pour porter témoignage de l’irrésistible mouvement qui entraîne la démocratie française, ma pensée se reporte naturellement aux jours de tristesse et d’épreuve, aux batailles et aux défaites qui ont précédé et préparé cette victoire.
Qu’il soit permis à un socialiste, qui, ni par son ancienneté, ni par ses services, n’est un vétéran du parti, de se retourner vers les militants de la première heure, vers les apôtres qui nous ont frayé la voie, et d’incliner l’hommage des nouveaux venus et des jeunes devant les Jules Guesde, les Vaillant, les Paul Brousse, devant la mémoire de Benoît Malon, devant tous ceux qui depuis vingt ans ont incarné et incarnent encore dans leur nom les luttes et les espérances du prolétariat organisé (…).
Citoyens, de tous les champs de bataille où la France socialiste a rencontré la réaction capitaliste, le même cri a jailli, qui nous dicte notre devoir : Union ! Trêve aux querelles d’école, oubli des dissensions intestines ! Contre l’ennemi commun, un seul cœur, un esprit, une seule action ! (…)
Recourir à la force, et pour qui, et contre qui ? Républicains avant tout, nous ne nourrissons point l’idée folle de faire appel au prestige illusoire d’un prétendant ou au sabre d’un dictateur pour faire triompher nos doctrines.
Nous ne nous adressons qu’au suffrage universel ; c’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement. Nous ne réclamons que le droit de persuader.
Et personne, j’imagine, ne nous prêtera l’intention bouffonne de recourir à des moyens révolutionnaires contre un Sénat que des ministres radicaux animés d’une volonté moins vacillante eussent suffi à réduire à la raison.
Non, pour réaliser les réformes immédiates susceptibles de soulager le sort de la classe ouvrière et de la rendre aussi plus apte à conquérir elle-même son émancipation, pour commencer dans les conditions déterminées par la nature des choses la socialisation des moyens de production, il est nécessaire et suffisant du parti socialiste de poursuivre par le suffrage universel la conquête des pouvoirs publics. »
Le prolongement direct de cet appel à un mouvement en quelque sorte raisonnable fut son intégration comme ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en juin 1899.
Alexandre Millerand vers 1900
Cette première entrée
d’un socialiste dans un gouvernement de la IIIe République, née
de l’écrasement de la Commune de Paris, provoqua une onde de choc,
surtout que le ministre de la Guerre était pas moins que Gaston
de Galliffet, le dirigeant de la répression
contre la Commune de Paris.
Ce fut alors le cinquième congrès international de la social-démocratie qui devint l’arène politique quant à cette question.
Lorsque la social-démocratie internationale a
réussi à se développer et s’organiser, elle a passé bien des
étapes. Même s’il existe une différence de sensibilité entre ce
qu’on peut appeler les marxistes, c’est-à-dire les
sociaux-démocrates, et les collectivistes avec différentes
variantes, c’est-à-dire les socialistes, l’anarchisme a été
vaincu et il y a un vrai élan.
La bataille au sein de la social-démocratie allemande va alors provoquer une onde de choc, car avec son ampleur et les écrits de Karl Marx, c’est elle qui donne le ton sur le plan international. Elle n’avait cessé de progresser : aux élections parlementaires de juin 1898, elle obtint le tiers des voix. Elle publiait 70 journaux et revues, alors que de 1896 à 1899, il y eut 3000 grèves, soit quatre fois plus que dans les six années précédentes, et avec quasiment cinq fois plus de travailleurs (350 000).
August Bebel, figure de la social-démocratie, en 1901
Cependant, une couche privilégiée d’ouvriers
se forma avec le développement du capitalisme, une aristocratie
ouvrière de 150 000 personnes, sur les 10,3 millions de
travailleurs. Et les résultats n’étaient pas la hauteur :
les salaires étaient plus faibles qu’en Grande-Bretagne et qu’aux
États-Unis, et même qu’en Belgique et en France.
Eduard Bernstein, très proche de Friedrich Engels, à l’origine, proposa alors une voie nouvelle. Dans l’organe du Parti Social-démocrate d’Allemagne, Die neue Zeit, il publia une série d’articles relevant d’une série intitulée « Problèmes du socialisme ». Sa conception, consistant en une révision des positions du marxisme, fut résumée par lui-même sous le principe le mouvement tout, le but n’est rien.
Lénine définit cette ligne comme le libéralisme cherchant à se raviver dans la social-démocrate sous la forme d’un opportunisme socialiste. Et effectivement, le parlementarisme, la conquête de multiples positions sociales par le Parti, le fait que les activités soient désormais légales… Tout cela provoqua un appel d’air et les thèses d’Eduard Bernstein provoquèrent une crise.
Eduard Bernstein
Celle-ci fut d’autant plus forte
qu’initialement, les articles parurent sans qu’il n’y ait de
réaction. Commencée au début de l’année 1896, l’activité
d’Eduard Bernstein ne produisit une opposition qu’un an et demi
après.
Ce furent des journaux provinciaux qui réagirent d’abord, comme la Leipziger Volkszeitung (« Journal du peuple de Leipzig ») de Franz Mehring et le Gleichheit (« L’égalité ») de Clara Zetkine. Le russe Georgi Plekhanov écrivit également plusieurs articles dans la Neue Zeit. Enfin, ce fut Rosa Luxembourg qui formula la réponse la plus systématique, dans la série d’articles « Réforme sociale ou révolution » publiée à partir septembre 1898 dans la Leipziger Volkszeitung.
L’ensemble fut assemblé en ouvrage en avril
1899. Rosa Luxembourg y dit notamment :
« Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine – mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ?
Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate.
La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment.
Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique.
Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social.
Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation.
D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société.
Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique.
La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.
La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste.
Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein. »
Rosa Luxembourg présentait adéquatement la
question comme une lutte de deux lignes au sein de la
social-démocratie allemande. Et au sens strict, la proposition
révisionniste d’Eduars Bernstein fut écrasée au sein de la
social-démocratie allemande. Si à son congrès de 1898, il y eut
une agitation menée par ses partisans, ses thèses sont réfutées
par une écrasante majorité aux congrès de 1899, 1901 et 1903.
Cependant, les révisionnistes ne furent pas expulsés et de manière régulière ils revenaient à la charge. Ils synthétisaient leur ligne, comme avec l’ouvrage d’Eduard Bernstein, Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie, en février 1899.
Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie, édition de 1906
On a ici un aspect prégnant dans la
social-démocratie, le souci de l’unité à tout prix, au-delà de
la question programmatique et des besoins organisationnels. Le
principal responsable de ce positionnement centriste est Karl
Kautsky, au grand dam de la gauche du Parti – Wilhelm Liebknecht,
Clara Zetkine, Rosa Luxembourg, Franz Mehring.
Karl Kautsky avait une conception philosophique
évolutionniste, largement influencé par le darwinisme. Le
matérialisme historique était pour lui tout à fait juste, mais il
l’appréhendait formellement, par incompréhension du matérialisme
dialectique. Avec l’irruption du révisionnisme, son positionnement
commença à devenir intenable et le basculement vers la droite
commença.
Ainsi, au congrès de 1899 à Hanovre, August Bebel fit une motion de dénonciation du révisionnisme, voté par 216 voix contre 21. Mais il n’eut aucune conséquence, aucune rupture n’en étant la conséquence.