L’intellect séparé comme opérations combinatoires pures chez Aristote

En posant un intellect agent et un intellect patient, Aristote a ouvert la voie à un questionnement profond, qui sera au cœur de la philosophie arabo-persane de l’époque islamique, ainsi que de l’averroïsme latin bousculant l’Église catholique à la fin du moyen-âge.

En effet, l’idée d’Aristote est que l’intellect patient des individus a accès à une compréhension des concepts et peut faire des opérations avec eux, car il est mis en branle par le principe suprême du mode opératoire.

Ce principe suprême flotte au-dessus du monde, du moins c’est ce qu’il semble, d’où le casse-tête pour plusieurs siècles pour définir cet intellect agent qui est « séparé » du monde matériel.

Aristote dit en effet que la pensée est pure, que ses concepts sont les essences même de choses et donc séparés de la matière, qui n’est là que pour la forme concrète de ces essences.

On comprend ici pourquoi des néo-platoniciens ont pu récupérer cette approche, en la déviant : il suffit de faire de ces Formes des nombres créés par Dieu, et on a un mélange de platonisme et d’aristotélisme.

La démarche d’Aristote est par contre matérialiste. Il ne s’agit pas de retrouver des nombres créés par Dieu pour façonner le monde. En effet, on ne saurait rien retrouver du tout, car l’être humain ne pense pas. Quand il « pense » en termes de concepts, il ne fait que retomber sur des opérations pures préexistantes.

Aristote est très clair : l’intellect agent est séparé, il est le seul à être ce qu’il « est essentiellement et cela seul et immortel et éternel ». Il parle en fait de l’univers comme organisation des formes : utiliser son intellect, c’est raisonner en adéquation avec cette organisation.

Aristote pose l’identification entre « ce qui pense et ce qui est pensé ». L’être humain ne pense pas, il en fait que refléter conceptuellement des concepts déterminés. C’est la thèse matérialiste fondamentale telle qu’elle existait avant que le matérialisme dialectique pose ces concepts comme en mouvement dialectique, dans un univers effectivement éternel, mais également infini et en transformation ininterrompue.

L’univers d’Aristote est quant à lui posé, fixe dans ses déterminations. Son organisation est figée, mais en même temps dynamique. Penser, c’est utiliser son intellect et s’effacer devant une organisation dynamique se confondant avec ses concepts.

Voilà pourquoi « penser », c’est s’effacer devant la pensée de la pensée. Dans La métaphysique, Aristote parle de « l’Intelligence divine », que retrouve donc l’intellect patient en « pensant », et dit dans un passage célèbre quant à cette question :

« Que son essence soit l’Intelligence ou qu’elle soit l’acte de penser, que pense-t-elle ?

Ou elle se pense elle-même, ou elle pense quelque autre chose ; et si elle pense une autre chose, ou bien c’est toujours la même, ou bien c’est tantôt l’une, tantôt l’autre.

Importe-t-il donc, ou non, que l’objet de sa pensée soit le Bien, ou la première chose venue ?

Ou plutôt, ne serait-il pas absurde que certaines choses fussent l’objet de sa pensée [alors que la pensée ne peut être que pure, en tant que principe d’organisation, mode opératoire des modes opératoires] ?

Il est donc évident qu’elle pense ce qu’il y a de plus divin et de plus digne, et qu’elle ne change pas d’objet, car ce serait un changement vers le pire, et une pareille chose serait déjà un mouvement.

D’abord, donc, si l’Intelligence divine n’est pas acte de penser, mais simple puissance, il est logique de supposer que la continuité de la pensée est pour elle une charge pénible [,ce qui ne saurait être le cas].

Ensuite, il est clair qu’il y aura[it alors] quelque autre chose plus noble que l’Intelligence, à savoir l’objet même de la pensée [,ce qui ne saurait être le cas].

En effet, le penser, l’acte de penser appartiendra aussi à celui qui pense le pire, de sorte que si c’est à éviter (et on le doit, car il y a des choses qu’il est meilleur de ne pas voir que de voir), l’acte de penser ne saurait être ce qu’il y a de meilleur.

L’Intelligence suprême se pense donc [par conséquent, en réalité] elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de pensée (…).

Il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée dans le cas des objets immatériels, la Pensée divine et son objet seront identiques, et la pensée sera une avec l’objet de la pensée.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

Les deux intellects, agent et patient, chez Aristote

Aristote traite donc de la pensée comme un mode opératoire, comme une opération opérante. Il lui reste toutefois à distinguer ses modalités.

En effet, Aristote raisonne en termes d’entéléchie. Il y a une chose existante potentiellement et sa réalisation en acte est un processus qu’il appelle entéléchie.

Cette chose existant potentiellement et se réalisant se réalise à partir d’une matière donnée.

Aristote dit qu’il doit en relever de même pour l’intellect :

« Comme il y a dans la nature toute entière, d’une part un principe qui fait fonction de matière pour chaque genre de choses – et c’est ce qui est en puissance en toutes ces choses -, et d’autre part un principe causal et actif qui les produit toutes – telle la technique par rapport à la matière -, il est nécessaire que dans l’âme aussi se trouvent ces différences.

De fait, il y a, d’une part, l’intellect capable de devenir toutes choses, d’autre part l’intellect capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte.

Et et cet intellect est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours, en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière. »

Ces lignes sont d’une importance historique capitale ; elles façonnent la bataille entre idéalisme et le matérialisme.

Ce que dit Aristote, c’est que la pensée est une opération conceptuelle, une opération maniant des concepts. C’est donc un mouvement et, par conséquent, il faut lui trouver une matière et une cause. Il y a donc l’intellect – matière et l’intellect – cause, le premier étant le lieu de réalisation du premier.

Une fois dit cela, Aristote raconte alors que :

« C’est une même la chose que la science en acte et son projet ; sans doute la science en puissance est-elle antérieure selon le temps dans l’individu, mais, absolument parlant, elle n’est pas même antérieure selon le temps ; pourtant il ne faut pas croire que cet intellect tantôt pense et tantôt ne pense pas.

C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que l’intellect passif est corruptible et que sans lui il n’y a pas de pensée. »

Ces lignes, pouvant sembler obscures, ont été au cœur de l’immense recherche par la suite des auteurs suivant Aristote, notamment Alexandre d’Aphrodise, Avicenne et Averroès.

L’idée d’Aristote est la suivante. Penser, par l’intellect, c’est faire une opération en maniant des concepts. Mais l’opération elle-même doit reposer sur quelque chose. Il y a donc l’intellect en tant que « penser » et l’intellect en tant que « action de faire penser ».

Mais comme penser, c’est faire une opération conceptuelle, alors l’intellect ne fait que redécouvrir des vérités essentielles. Celles-ci sont définies au sein de l’intellect agent, le super intellect, qui est en fait chez Aristote la grande opération conceptuelle contenant toutes les opérations conceptuelles.

Penser, c’est faire une opération conceptuelle en retombant sur la grande opération conceptuelle reflétant le réel.

Le parallèle moderne est avec internet. L’intellect d’un être humain est le navigateur, capable de faire des opérations conceptuelles. Les sites où l’on va, contenant les opérations conceptuelles toutes prêtes, forment l’intellect supérieur.

L’intellect patient est le navigateur, l’intellect agent le réseau internet.

Et tout est une question de situation pour qui va puiser l’information à la source :

« L’intellect théorique ne pense rien dans l’ordre pratique, ni ne se prononce sur ce qu’il faut fuir ou rechercher : or le mouvement local concerne toujours la fuite ou la recherche d’un objet. »

L’évier de quelqu’un est bouché : il va puiser sur internet le concept abstrait d’évier avec ses principes de fonctionnement, pour l’appliquer à son propre évier.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

L’imagination et l’intellect chez Aristote

Pour comprendre ce qu’est la pensée, Aristote commence par définir l’imagination. Il souligne l’importance de cette faculté en la distinguant bien de la pensée. En effet, former une opinion par le raisonnement aboutit soit à une erreur, soit à une vérité.

L’imagination ne se situe pas sur ce plan. L’imagination dépend de nous, de « notre vouloir ». Comme le dit Aristote :

« Nous pouvons réaliser en image un objet devant nos yeux. »

L’implication individuelle n’est pas la même. L’imagination est maîtrisée, sa logique ne nous dépasse pas. Aristote explique à ce sujet que :

« Lorsque nous formons l’opinion qu’un objet est terrible ou effrayant, aussitôt nous éprouvons l’émotion correspondante – de même si l’objet est rassurant.

Au contraire, dans le jeu de l’imagination, notre comportement est le même que si nous contemplions en peinture les objets terribles et rassurants. »

Cette faculté de l’imagination est différente de la sensation, qui est elle immédiate. D’ailleurs, dit Aristote, on ressent toujours, alors que l’imagination n’a lieu que parfois. Il n’est pas non plus besoin d’une sensation pour activer l’imagination.

La sensation a la dignité du réel : elle est toujours vraie. Ce n’est pas les cas des images produites par l’imagination. Et plus l’imagination s’éloigne des choses sensibles, plus sa véracité est amoindrie.

Une fois dit cela, Aristote s’intéresse à la faculté de penser. Et là, il constate que la pensée ne peut pas être débordée. Les sens peuvent l’être ; ils peuvent être paralysés par un surcharge de données. Ce n’est pas le cas de la pensée, qui même est davantage à même de saisir les éléments simples une fois qu’elle a affronté la complexité – ce qui est une constatation hautement dialectique !

Aristote dit :

« Le sens, en effet, n’est plus capable de percevoir à la suite d’une excitation sensible très forte : par exemple, on ne perçoit pas le son à la suite de sons intenses, de même qu’à la suite de couleurs et d’odeurs puissantes on ne peut ni voir, ni sentir ; au contraire, l’intellect, quand il a pensé un objet fortement intelligible, n’est pas moins capable de penser les intelligibles inférieurs, mais il en est au contraire plus capable.

La faculté sensitive, en effet, n’est pas indépendante d’un organe corporel, tandis que l’intellect est séparé. »

Ainsi l’imagination conserve un lien, même ténu, avec la chose sensible, alors que la pensée a formé une démarche indépendante. La pensée conceptualise ; elle ne traite pas de l’eau réelle, mais de l’eau considérée du point de vue de son essence.

Mais alors, qu’est-ce que la pensée ? Aristote répond : elle est comme une feuille blanche où rien n’est écrit, c’est-à-dire qu’elle est, pour son époque, une tablette d’argile. Il dit :

« C’est en puissance, d’une certaine manière, que l’intellect est identique aux intelligibles [= qui relèvent de l’intellect], mais il n’est en entéléchie aucun d’eux avant de penser.

Il doit en être comme d’une tablette où rien ne se trouve inscrit en entéléchie : c’est précisément ce qui arrive dans le cas de l’intellect.

De plus, il est lui-même intelligible comme le sont les objets intelligibles. »

L’intellect est, si l’on veut, uniquement une machine capable d’utiliser des concepts conceptuellement. Il fonctionne en s’appuyant sur l’essence des choses, leur concept pris en tant que vérité interne. Mais il est coupé de la réalité, il ne fait qu’opérer, il consiste lui-même d’ailleurs en une opération.

Ce qu’on appelle pensée, avec l’intellect, c’est un concept maniant d’autres concepts. L’être humain ne pense pas : il est un lieu connaissant des opérations conceptuelles, sa démarche intellectuelle étant elle-même une opération conceptuelle.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

La différence entre la sensation et la pensée chez Aristote

Pourquoi Aristote s’attarde-t-il très longuement sur la description des cinq sens, sans plus jamais parler de l’âme tout au long de ses explications ?

La raison tient à l’affirmation suivante :

« L’acte du sensible et celui du sens est le même et unique, bien que leur essence ne soit pas la même.

Je prends l’exemple du son en acte et de l’ouïe en acte : peut-être le sujet doué de l’ouïe n’entend-il pas actuellement, comme l’objet sonore peut ne pas émettre de son.

Mais quand passe à l’acte l’être capable d’entendre et que résonne l’objet sonore, alors l’ouïe en acte et le son en acte se produisent simultanément : on dira qu’il y a d’une part audition, de l’autre résonance. »

Cette notion de simultanéité est essentielle. Elle implique que l’assimilation du réel par la sensibilité relève d’un seul et même mouvement. On ne ressent qu’au moment où un phénomène implique une sensation – pas avant, pas après.

Aristote dit ainsi :

« Puisque l’acte du sens et celui du sensible ne font qu’un, tout en différant par l’essence, il y aura nécessairement disparition ou persistance simultanée de l’ouïe et du son pris en ce sens, – donc aussi de la saveur et du goût, et ainsi de suite. »

On a ici une reconnaissance du réel : le sensible correspond à une action dans le réel. Ce n’est pas une « image » apportée et décalée par rapport au réel et la preuve de cela se lit par l’adéquation existant entre l’un et l’autre. Sans celle-ci, alors la sensibilité est perturbée, ce qui montre bien leur caractère à la fois distinct et unifié.

De manière dialectique, Aristote note que :

« Si donc l’harmonie est une sorte de voix, que la voix et l’ouïe soient, en un sens, une seule chose et qu’en un autre sens elles ne soient pas chose une ou identique, si, enfin, l’harmonie est une proportion, il est nécessaire que l’ouïe à son tour constitue une certaine proportion.

C’est bien pourquoi toute impression excessive, l’aigu comme le grave, abolit le sens de l’ouïe ; de même, l’excès dans les saveurs détruit le goût ; dans les couleurs, la vue est abolie par l’excès du brillant ou du sombre, et pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce comme l’amère – tout cela suppose que le sens est une sorte de proportion.

Par suite, les qualités sensibles causent du plaisir lorsque, d’abord pures et sans mélange, elles sont amenées à une certaine proportion – tels l’aigu, le doux, le salé ; de fait, elles causent alors du plaisir.

D’une manière générale, d’ailleurs, le mixte réalise mieux une harmonie que l’aigu ou le grave, et, pour le toucher, ce qui peut être échauffé ou refroidi.

Or, le sens, c’est la proportion ; quant aux impressions excessives, elles causent douleur ou destruction.

Chaque sens s’exerce donc sur le sensible qui est son objet propre, réside dans l’organe sensoriel comme tel et juge des différences du sensible qu’il a pour objet : pour le blanc et le noir, ce sens est la vue ; pour le doux et l’amer, le goût. De même en va-t-il pour les autres sens. »

La conséquence est alors inévitable : puisqu’on est en mesure de juger les nuances, les différences, alors cela ne provient pas de la capacité à ressentir, qui est elle directe. Il y a une distinction entre la considération et le ressenti immédiat – et ce dernier est toujours vrai.

Aristote considère que :

« Que sensation et intelligence ne soient pas identiques, la chose est claire : l’une, en effet, appartient à tous les animaux, l’autre à un petit nombre d’entre eux.

Mais la pensée non plus – qui comprend la pensée droite et la pensée erronée, la pensée droite étant prudence, science et opinion vraie, la pensée erronée leurs contraires – , la pensée ne s’identifie pas non plus à la sensation ; car la sensation des sensibles propres est toujours vraie et appartient à tous les animaux, tandis que la pensée peut aussi bien être fausse et n’est donnée à aucun être qui ne possède aussi la raison. »

Ainsi, de manière matérialiste, Aristote reconnaît la sensation, elle est toujours vraie. Par contre, la pensée peut être fausse. Reste à expliquer ce qu’elle est, ainsi que l’intelligence.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

Les différentes facultés de l’esprit selon Aristote

Aristote considère que l’âme, l’esprit, la psyché… a différentes facultés. Il les définit comme suit : nutritive, désirante, sensitive, locomotrice, pensante.

La faculté nutritive concerne la reproduction et l’intégration des aliments. Aristote la définit comme l’élément commun à tous les êtres vivants et s’attarde sur cet aspect, car il permet selon lui de comprendre au mieux le rôle de l’âme.

C’est qu’Aristote applique partout son principe d’entéléchie, reposant sur une opposition entre la matière brute et la forme de celle-ci. Par la faculté nutritive de l’âme, la forme permet à la matière brute façonnée d’avoir une activité lui permettant de persister.

Un être vivant a donc comme cause la faculté nutritive sans laquelle son existence n’aurait pas de sens, mais en même temps c’est son principe, car c’est par cette faculté qu’elle vit. Et comme les êtres vivants vivent pour eux-mêmes, on en revient à leur psyché comme centre d’orientation de leur propre existence : la vie vient de l’âme, passe par l’âme et va à l’âme.

Aristote pose donc une base à tous les êtres vivants dans leur existence – par une dynamique. Il ne peut pas concevoir, comme le matérialisme dialectique, que la sensation est propre à la matière en général (par le jeu dialectique en son sein, avec le principe du reflet, l’interaction des contraires, etc.), que cette sensation-reflet est une base universelle de la matière infinie et éternelle

Par conséquent, il est amené à réduire les plantes à la faculté nutritive, tout comme il considère que seule l’humanité dispose de la faculté pensante et de l’intellect. Mais, surtout, il emboîte les facultés les unes dans les autres, en série : la faculté pensante contient les facultés précédentes, tout comme celle d’avant les précédentes, etc.

Il y a une progression et au bout de la chaîne il y a l’être humain, déterminé par la nature humaine.

Aristote donne ici une explication matérialiste particulièrement tortueuse, mais subtile dans ses fondements : l’humanité serait plus avancée car son sens du toucher serait plus avancé. Parlant des sens, analysant même la lumière, le son, etc., il explique en parlant de l’odeur et de l’odorat que :

« Quant à l’odeur et au corps odorant, il est moins aisé d’en traiter que des sujets précédents. En effet, la nature de l’odeur n’apparaît pas aussi clairement que celle du son, de la lumière ou de la couleur.

La raison en est que chez nous, ce sens n’est pas aigu, mais inférieur même à ce qu’il est chez beaucoup d’animaux : l’homme sent mal les odeurs et ne perçoit aucun objet odorant sans les sensations de douleur ou de plaisir – ce qui prouve que son organe sensoriel manque d’acuité (…).

Il semble qu’il y ait ici une analogie entre l’odorat et le goût, et entre les espèces de saveurs et celles des odeur, toutefois notre sens du goût est plus aigu parce qu’il est une sorte de toucher et que ce dernier sens atteint chez l’homme un très haut degré d’acuité.

Quant aux autres sens, en effet, l’homme est inférieur à beaucoup d’animaux.

La preuve en est qu’à s’en tenir à l’espèce humaine, c’est l’organe de ce sens, et aucun autre, qui partage les individus en bien et mal doués : ceux qui ont la chair dure sont mal doués intellectuellement, mais ceux qui ont la chair tendre sont bien doués. »

Les dernières lignes sont étranges, mais tout prend son sens si l’on sait que le toucher, c’est la main, agent transformateur par excellent pour l’humanité. Aristote dit ici que c’est une capacité sensible plus qualitative qui a permis à l’humanité d’avoir une position différente, ce qui repose sur un fond authentiquement matérialiste puisqu’on a et la sensation, et la transformation.

On voit également que, pour Aristote, le toucher est une disposition sensible extrêmement vaste. C’est pour cette raison qu’il a pu réduire les sens à cinq – la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher – le premier étant fondamental pour lui car saisissant le plus vastement, mais le dernier le plus profondément.

C’est lui qui est à l’origine de cette définition de la sensibilité humaine s’appuyant sur cinq sens. Une partie significative du traité De l’âme s’attarde d’ailleurs à les présenter, dans leur rapport avec la chose ressentie, avec l’air, l’eau, entre eux, etc.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

La définition matérialiste de l’âme par Aristote

Aristote pose le problème de l’âme, de l’esprit, de la psyché ainsi :

« Nous disions que l’âme éprouve chagrin et joie, audace et crainte, et encore qu’elle s’irrite, qu’elle sent, qu’elle pense.

Or, tous ces états semblent être des mouvements.

Aussi pourrait-on conclure que l’âme elle-même est mue, se réjouit et pense. Mais la conséquence ne s’impose pas. »

Quelle est alors la thèse matérialiste d’Aristote ? Eh bien, que l’âme n’est pas le lieu du mouvement, mais « tantôt son aboutissement, tantôt son point de départ ».

Mais que faire de la réflexion ? En effet, par âme il est clair ici qu’on parle des impulsions propres aux états d’âme, à quoi il faut donc compter ici la tristesse, la colère, la joie, etc.

Aristote appelle intellect la réflexion et il dit la chose suivante. Lorsqu’on devient vieux, malade, ivre, il y a des organes corporels qui sont troublés ou corrompus. C’est cela qui dérange « l’exercice de la pensée ou de la science ». Cependant, « la pensée en soi est impassible ».

Seulement, il y a ici un écueil à éviter : celui d’attribuer à la pensée en soi quelque chose en particulier. On en reviendrait alors à la démarche de René Descartes. Aristote, lui, s’empresse de souligner :

« Quant à l’exercice de la pensée discursive, l’amour ou la haine, ce ne sont pas des attributs de cette pensée en soi, mais du sujet individuel qui la possède en tant qu’il la possède.

Aussi, lorsque ce sujet se corrompt, n’y a-t-il plus ni souvenir ni amour. »

On voit bien ici que ce que dit Aristote, c’est qu’il n’y a plus de corps, alors il n’y a plus d’âme. C’est une conception matérialiste. Aristote considère que le corps et l’esprit sont un composé – il maintient leur séparation – mais ce composé n’existe que par le corps.

Aristote expose alors sa conception. Il reprend le concept d’entéléchie, qu’il a notamment développé dans sa Physique. L’entéléchie consiste en la réalisation d’un potentiel, c’est l’accomplissement d’une forme particulière d’une substance, c’est-à-dire d’un être.

C’est-à-dire que, pour Aristote, il y a la matière brute, d’un côté, ce qui lui donne du sens de l’autre. La forme de la matière porte du sens et ainsi façonne la matière en ce sens donné. Toute chose, tout phénomène est à comprendre suivant cette mise en perspective de type dynamique.

S’appuyant sur ce principe d’accomplissement, il dit que le corps est la matière et que l’esprit est une forme de celle-ci. Ainsi, on a :

« Si donc il faut proposer une définition générale qui s’applique à toute espèce d’âme, disons que celle-ci est l’entéléchie première d’un corps naturel organisé. »

C’est là une approche matérialiste, car l’esprit n’existe que par le corps et seulement comme acte. Le corps porte la réalisation de l’esprit – et l’esprit accomplit sa réalisation par le corps. Aristote donne l’exemple suivant, pour bien saisir l’articulation qu’il propose :

« Si l’oeil était un animal complet, la vue en serait l’âme. »

On a ici affaire à une conception dynamique : la matière se réalise par des principes. Bien plus tard, le vitalisme sera une conception décadente de ce dynamisme, faisant un fétiche de l’accomplissement absolue comme réalisation suprême.

Et, ainsi, le corps est le support de l’âme, mais l’âme n’a comme seule réalité que de s’accomplir par le corps. Elle n’a pas d’existence indépendante, puisque sa fonction se définit par le corps. Aristote dit ainsi :

« Puisque le composé [= le corps + l’esprit] est l’être animé [=le corps en mouvement], ce n’est pas le corps qui est l’entéléchie de l’âme, mais celle-ci qui est l’entéléchie d’un corps donné.

Aussi est-ce à juste raison que, selon certains penseurs, l’âme n’existe pas sans un corps ni ne s’identifie à un corps quelconque : elle n’est pas un corps, en effet, mais quelque chose du corps, et c’est pourquoi elle se trouve dan un corps, et dans tel corps déterminé. »

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

Aristote à l’assaut de l’idéalisme avec le traité de l’âme

Aristote affronte l’ensemble de l’idéalisme concernant l’esprit, l’âme, la psyché. Il va attaquer la base même de l’idéalisme en démontant l’affirmation laquelle l’âme serait motrice d’elle-même.

Il procède de la manière suivante. Il constate d’abord qu’il y a quatre types de mouvement : la translation, l’altération, la corruption, l’accroissement. Or, qui dit mouvement dit lieu. Cela implique que si l’âme se meut d’elle-même, elle dispose d’un lieu naturel. Mais quel est ce lieu ?

Et si l’âme est en mouvement, alors elle serait toujours en mouvement, elle serait le mouvement en essence… ce qui reviendrait à ce qu’elle serait en mouvement d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle se quitterait elle-même, ce qui n’a pas de sens.

Et, de toutes manières, quel est le rapport entre le corps et l’âme ? Aristote constate clairement que :

« On rattache l’âme à un corps et on l’introduit en lui, sans aucunement définir la cause de cette union ni l’état du corps en question.

Il semblerait pourtant que ce fût indispensable. C’est en effet grâce à un élément commun qu’un terme agit en quelque manière et que l’autre pâtit, que l’un est mû et que l’autre meut, et aucun de ces rapports mutuels ne s’établit entre des termes pris au hasard.

Or, nos théoriciens s’efforcent seulement de déterminer quelle sorte d’être est l’âme, mais pour le corps qui doit la recevoir, ils n’apportent plus aucune détermination.

Comme s’il se pouvait, conformément aux mythes pythagoriciens, que n’importe quelle âme pénètre dans n’importe quel corps ! »

C’est là une attaque frontale, consistant en un saut dialectique. Aristote porte ici une double critique :

– d’abord, il exige de savoir quel est l’intermédiaire entre le corps et l’âme, car sinon leur liaison ne peut pas se poser ;

– ensuite, il exige que soit exposé la nature du corps, chose toujours « oubliée ».

La seule réponse possible de la part de l’idéalisme est qu’il y aurait une harmonie existant entre l’âme et le corps, choisie par Dieu ou conséquence de sa nature. Aristote contrecarre cette contre-hypothèse en disant que l’harmonie n’implique nullement un rôle moteur, alors que pourtant cela est attribué à l’âme.

De plus l’âme connaît des états multiples (telle la joie, la colère, etc.), amène à des actes très différents, et comment tout cela pourrait-il être ramené à un dénominateur commun harmonieux ? En effet, la conception d’une harmonie esprit-corps implique une harmonisation de l’ensemble, un caractère unitaire à tous les niveaux. Or, on voit bien que ce n’est pas le cas.

Aristote va encore plus loin en constatant que rien que la proportion de chair et d’os n’est pas la même : y aura-t-il alors différentes harmonies esprit-corps, et donc plusieurs âmes en fonction des parties du corps ?

Ce faisant, Aristote brise toute possibilité de l’idéalisme posant un « équilibre » entre corps et esprit.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

Le traité De l’âme d’Aristote

Comme cela est courant pour les œuvres d’Aristote, on ne sait pas dans quelle mesure il est réellement l’auteur de la totalité du traité De l’âme, datant d’autour 350 avant notre ère. A cela s’ajoute de multiples versions, retouchées ou altérées à travers le temps en raison des copies manuscrites, des difficultés de conservation, etc.

Cependant, cette œuvre se situe dans la droite ligne de la conception attribuée à Aristote et les thèses qu’on y trouve sont conformes à son approche matérialiste.

Par âme, il ne faut en effet pas entendre ici ce qu’on entend du point de vue religieux, bien au contraire. L’œuvre fut même la base de l’affirmation, à la suite des apports d’Avicenne et d’Averroès, selon laquelle « l’Homme ne pense pas », posée par l’averroïsme latin et qui fut la hantise de l’Église catholique à la fin du moyen-âge.

Ce qu’on a traduit par le mot âme en français, c’est le terme ψῡχή (psūkhḗ), la psyché, ce qui se traduit par l’esprit de l’être vivant, l’esprit, le souffle de vie d’un animal ou d’un être humain. C’est, si l’on veut, la conscience d’être une existence animée.

Dès le début du traité, Aristote explique justement que:

« La connaissance de l’âme semble servir grandement celle de la vérité en général et la science de la nature en premier chef : l’âme est en effet comme le principe propre des animaux. »

Aristote souligne une difficulté importante. L’âme a une activité, mais celle-ci n’a pas forcément d’impact sur le réel ; elle peut cependant en avoir une. Faut-il alors s’intéresser à la colère dans l’esprit ou bien à l’expression corporelle de la colère ? Dans quelle mesure y a-t-il dépendance ou interdépendance du corps et de l’esprit ?

La question, qui va traverser les siècles et être au cœur de l’affrontement entre idéalisme et matérialisme, est souvent présentée sous la forme de l’allégorie du pilote et du bateau. Aristote lui-même emploie l’allégorie dans son traité De l’âme.

Dans quelle mesure le pilote – l’esprit, l’âme – est-il lié au bateau ? Périt-il avec lui ou a-t-il une existence entièrement indépendante ? Dans quelle mesure est-il affecté par ce qui arrive au bateau ?

Le traité De l’âme, dans une version peut-être de 1362

Même s’il existe des nuances, tendanciellement on voit bien qu’il y a les partisans d’une séparation du corps et de l’esprit, et de l’autre ceux pour qui l’esprit n’est qu’une partie du corps. Platon relève de la première tendance, Aristote de la seconde.

Aristote insiste particulièrement sur cette opposition : comme c’est l’usage et comme on retrouvera cela dans la tradition du débat en Islam (et même chez le communiste de Turquie Ibrahim Kaypakkaya), il présente tout d’abord les points de vue différents du sien.

Il présente ainsi la conception de Démocrite pour qui « l’âme est une sorte de feu et de chaleur », de certains Pythagoriciens qui « identifiaient l’âme aux poussières en suspension dans l’air », d’Anaxagore « pour qui l’âme est le moteur ». Chez Héraclite, « le principe, c’est l’âme, puisqu’elle est l’exhalaison chaude dont il constitue les autres êtres. C’est une réalité incorporelle et en perpétuel écoulement. », etc.

A ceux-là, pour qui l’âme est ce qui met en mouvement le corps, Aristote oppose ceux pour qui l’âme s’explique par ses parties, avec d’un côté des connaissances sensibles, de l’autre des connaissances provenant de principes divins (comme les nombres utilisés par Dieu pour former le monde). Ce sont les partisans d’un mélange entre une âme tournée vers le spirituel et une autre liée au matériel, avec un grand débat pour savoir le degré de ce mélange.

En fait, par ce moyen, Aristote veut affirmer son opposition à ceux pour qui l’âme fonctionne tout seul, ou bien aurait en plus de cette indépendance un aspect « en sous main » qui serait un « intellect » tourné vers la matière.

Ceux qu’ils critiquent ont une démarche commune :

« Tous les penseurs définissent l’âme, peut-on dire, par trois caractères : le mouvement, la sensation, l’incorporéité. »

Le traité De l’âme est une remise en cause de cet idéalisme et une affirmation de la conception matérialiste.

>Retour au dossier sur Aristote et l’âme comme intellect

La physique de type dynamique chez Aristote

Aristote pose une physique de type dynamique. Il reconnaît la matière, mais celle-ci est pour lui quelque chose de brut, une sorte de matière première. Ce qui compte, c’est la « forme » qui la façonne.

Ainsi, lorsqu’un phénomène se déroule, cela repose sur la matière, mais ce qui compte aussi voire surtout c’est la fin du processus, qui elle obéit à la « forme ». Aristote considère d’ailleurs que connaître les aboutissants d’un processus permet d’en saisir les tenants.

De ce fait, ce qui se déroule est cohérent, car les objectifs d’un processus ont une rationalité, qu’il appelle entéléchie. Tout ce qui existe est mu par quelque chose pour aboutir à quelque chose. Le fait d’être mu a une raison cohérente, donc naturelle.

Connaître la physique, c’est connaître la nature des choses, donc la nature en tant que mouvement dynamique.

La Physique d’Aristote dans un ouvrage de 1499

Dans l’ouvrage appelé La métaphysique, Aristote parle des modalités ainsi de ce qui existe, c’est-à-dire qu’il pose une logique matricielle : ce qui existe a une cause qui a abouti à cette chose, car elle portait en soi, dans sa matrice, les conditions pour l’existence de cette chose.

La métaphysique d’Aristote est ainsi, si l’on veut, une sorte de manuel pour le raisonnement selon le mode cause – conséquence, avec une panoplie d’outils pour bien appréhender comment une chose aboutit à une autre.

La physique traite quant à elle d’une chose tout à fait différente. Elle ne parle pas de la manière avec laquelle les choses existent, mais du caractère matériel de ces choses.

Le raisonnement d’Aristote est assez simple. Il dit : il y a des choses en général. On le constate bien autour de nous. Donc, il faut avancer dans le détail, regarder la nature de ces choses. On voit également que les choses sont en mouvement, donc il faut reconnaître celui-ci.

Il pose ainsi le principe de la physique comme étude des phénomènes. Il reconnaît le monde matériel dans son mouvement dynamique. De ce fait, il lève le drapeau du matérialisme contre l’idéalisme.

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique

Le sens de la science chez Aristote

Une fois qu’il a établi les principes généraux de son approche dans La physique, Aristote cherche à montrer que cela permet un regard scientifique sur la réalité. Il pose pour cette raison une série de questions sur les notions d’infini et de lieu, afin de présenter le cadre de l’activité scientifique.

De quoi parle la science ? Selon Aristote, la définition est la suivante :

« La science de la nature porte sur les grandeurs, le mouvement et le temps. »

C’est la raison pour laquelle Aristote est obligé de nier l’infini au sens strict et de reconnaître l’existence du lieu. Le matérialisme dialectique reconnaît la nature infinie de la réalité et rejette le principe de lieu, car il n’y a que la matière, et donc pas de « lieu » où se trouverait la matière.

Aristote a une grande peur de se perdre dans l’infini et réaffirme les mêmes thèses que dans l’œuvre qui fut appelée La métaphysique après sa mort. Il est vrai qu’il anticipe ici l’erreur de Hegel, qui lui reconnaît l’existence d’un « infini » comme sorte d’entité absolue.

C’est pour cela qu’Aristote dit en quelque sorte qu’il existe une infinité au sens d’une infinité d’actions, d’une infinité dans la transformation des formes, mais qu’il n’y a pas d’infini présent dans la nature des choses elles-mêmes.

Il y a ainsi une infinité de mouvements et c’est cela qui l’amène en définitive à faire de la réalité une infinité de mouvements impulsée à l’origine par un premier mouvement fourni évidemment par quelque chose de non mu, sinon il n’y aurait pas de « source » et on se perdrait pour Aristote dans l’infini.

Spinoza, avec le développement historique, comprendra qu’il y a là une souci quant à la nature de la matière elle-même et va déplacer l’analyse. Le moteur va devenir l’ensemble infini des mouvements lui-même, des mouvements d’une matière infinie. Ces mouvements relèvent tous de l’ensemble, qui est unifié (« Dieu ou la Nature »). L’infinité de la matière consiste ainsi en une infinité de modes d’un système unifié, celui de la réalité formant une seule unité.

Aristote ne pouvait pas historiquement aller jusque-là. Voilà pourquoi il place la science dans un cadre sans infini, avec les grandeurs, le mouvement et le temps. Spinoza la place lui dans un cadre infini, avec les grandeurs, le mouvement et l’espace. Le matérialisme dialectique place lui la science dans l’infini qui est la matière elle-même, qui est espace et dont la transformation par le mouvement est la base du temps.

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique

Le moteur, le mobile et l’espace-temps chez Aristote

Aristote considérant que les choses naturelles sont des sujets dont la forme change, que c’est la nature qui est principe de mouvement et que ce sont les physiciens qui l’étudient, il lui faut fournir une définition adéquate du dit mouvement.

Voici ce qu’il dit dans La physique, de manière en apparence extrêmement obscure :

« Étant donnée la distinction, en chaque genre, de ce qui est en entéléchie, et de ce qui est en puissance, l’entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement ; par exemple de l’altéré, en tant qu’altérable, l’entéléchie est altération ; de ce qui est susceptible d’accroissement et de son contraire ce qui est susceptible de décroissement (il n’y a pas de nom commun pour tous les deux), accroissement et diminution; du générable et du corruptible, génération et corruption ; de ce qui est mobile quant au lieu, mouvement local. »

Traduit de manière simple, cela donne la chose suivante. Il existe une chose naturelle. Cette chose naturelle peut être amenée à changée. Elle est donc changeable. Le processus qui amène une chose changeable (en puissance) à être changée (en acte) s’appelle entéléchie. L’entéléchie est le processus faisant qu’une chose se modifie.

Bien évidemment, il y a de nombreuses modifications possibles. Mais le principe est le même : le mouvement est une actualisation d’un potentiel. C’est pourquoi Aristote formule la définition du mouvement de manière bien plus synthétique en disant :

« Le mouvement est l’entéléchie du mobile comme mobile. Mais cela arrive par le contact du moteur, de sorte qu’en même temps il pâtit.

Quoi qu’il en soit, le moteur toujours apportera une forme, soit substance particulière, soit qualité, soit quantité, laquelle sera principe et cause du mouvement, quand le moteur produira le mouvement ; par exemple l’homme en entéléchie fait de l’homme en puissance un homme. »

Cela aboutit à une théorie particulière de l’espace. Puisque les choses changent parce qu’elles sont mues, puisque la mobilité est la caractéristique des choses mues (qu’elles le soient en acte ou qu’elles le soient potentiellement, « en puissance »), alors l’espace est constitué de ces choses potentiellement mobiles dans leur rapport au mouvement.

Aristote ne fait pas de l’espace quelque chose à part, une entité indépendante. Il dit qu’il est constitué des frontières des choses mobiles, qu’il est façonné par la séparation des choses mobiles :

« La limite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est le lieu (…) Le lieu paraît être une surface et comme un vase ; une enveloppe. En outre le lieu est avec la chose, car avec le limité, la limite. »

L’espace est constitué des formes, celles-ci évoluent en fonction de leur mobilité qui a comme origine un moteur et leurs frontières qui marquent leur séparation, leur différence, est la nature de l’espace :

« Le tout n’est pas quelque part.

En effet la chose qui est quelque part est d’abord par elle-même une chose, ensuite en suppose une autre à côté, en laquelle consiste l’enveloppe ; or à côté du tout de l’Univers il n’y a rien eu dehors du tout et par suite tout est dans le ciel, car le ciel est le tout, c’est bien entendu (…). Tout n’est pas dans le lieu, mais seulement le corps mobile. »

Le temps n’est par conséquent que la mesure des mouvement des choses, tout comme l’espace est l’endroit où se situent les formes de ces choses. Aristote formule cela ainsi :

« Puisque le temps est mesure du mouvement et du mouvement en train de se faire, et qu’il mesure le mouvement par la détermination d’un certain mouvement qui sera l’unité de mesure pour le total, de même que la coudée mesure la grandeur en déterminant une certaine grandeur qui est l’unité de mesure pour le tout, ainsi pour le mouvement, être dans le temps c’est être mesuré par le temps, en soi-même et dans son existence, car simultanément le temps mesure le mouvement et son essence, et, pour le mouvement, le fait d’être dans le temps est le fait d’être mesuré dans son existence. »

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique

La séparation de la physique et des mathématiques chez Aristote

Pour Aristote, les mathématiciens – et les partisans des idées platoniciennes font de même – raisonnent sur des abstractions, car ils séparent arbitrairement leurs entités (lignes, points, etc.) de la réalité sensible.

Cela a comme conséquence que les mathématiques peuvent concevoir leurs concepts en-dehors de l’existence du mouvement. On a le pair et l’impair, la ligne droite et la courbe, le nombre, la ligne, la figure… et on peut les saisir mathématiquement sans rapport avec le mouvement.

Or, Aristote est très clair, rien n’existe dans la réalité sensible sans être en mouvement. La définition de tout ce qui est physique implique qu’il y ait le mouvement en son sein. Dans les mathématiques, le raisonnement échappe donc à saisir l’acte concret. Elles constatent, elles ne lisent pas l’objectif du mouvement, ni le mouvement lui-même.

La Physique d’Aristote, imprimé en 1483 à Venise

Voici un exemple de comment il sépare radicalement la physique et les mathématiques, en présentant leur approche différente d’une seule et même réalité :

« La géométrie étudie la ligne physique en tant qu’elle n’est pas physique; au contraire, l’optique étudie la ligne mathématique, non en tant que mathématique, mais en tant que physique. »

Voici comment Aristote conçoit de manière scientifique la séparation entre la physique et les mathématiques. Il explique qu’il y a pour lui quatre causes au pourquoi des choses. Il rattache la première aux mathématiques, tandis que la seconde et la quatrième (le moteur et la matière) sont rattachés à la physique.

« Le pourquoi se ramène, en fin de compte, soit à l’essence (à propos des choses immobiles, comme en mathématiques ; en effet, il se ramène en fin de compte à la définition du droit, du commensurable, etc.), soit au moteur prochain (par exemple, pourquoi ont-ils fait la guerre? parce qu’on les a pillés) ; soit à la cause finale (par exemple, pour dominer), soit, pour les choses qui sont engendrées, à la matière. »

Comment faut-il comprendre cette notion de « choses immobiles » qui forment le sujet des mathématiques ? L’idée est en fait très simple. Si on prend un objet géométrique avec telle ou telle caractéristique (un triangle, un carré, un rectangle…) il y a des conséquences qui en découlent (un carré a ses côtés égaux). Mais on tourne ici en rond, car on ne fait que constater et que cela n’apporte rien quant à la véracité ou non de telle ou telle hypothèse qu’on peut formuler.

Avec la physique, on peut par contre monter plus haut en termes de connaissance, car la chose a une histoire et par la physique on remonte son cours. Avec les mathématiques, on a l’immobilité, or les choses sont en mouvement, elles changent.

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique

Les choses par nature selon Aristote

Pour Aristote les choses naturelles existent en tant que telles. Mais elles connaissent des changements. Ces changements ne concernent pas leur essence même, seulement leur forme.

Selon Aristote, il y a donc trois principes. Il y a le sujet, qui a une forme. Le sujet reste lui-même. La forme peut ne pas exister, ou bien connaître un jeu d’opposition. Les principes de la réalité sont donc au nombre de deux (le sujet, un opposé donnant forme) ou trois (le sujet, une forme donnée face à son opposé).

Aristote formule cela de la manière suivante :

« On a donc dit le nombre des principes pour les choses naturelles soumises à la génération et les raisons de ce nombre on voit qu’il faut un sujet aux contraires et que les contraires doivent être deux.

D’une autre façon, ce n’est pas nécessaire; car l’un des contraires suffira, par sa présence ou son absence, pour effectuer le changement. »

Aristote se pose alors la question du rapport des choses naturelles avec leur origine. Il sait que les « anciens » se sont enlisés quant à cette question, alors que c’est important car on ne connaît pas sinon le mode, la manière avec laquelle les choses naturelles existent.

Selon les « anciens » qui acceptent l’existence du monde physique, puisque ce qui existe existe, alors l’existence est un fait.

Cependant, pour eux, si on dit que l’existence vient de l’existence, on ne fait que répéter le mot existence, on ne fait que déplacer l’existence dans le passé et cela ne résout rien. Quant à provenir du « non-être », cela semble impossible pour l’existence, car il faudrait un sujet amenant à ce que le non-être devienne être.

Aristote fait alors la critique comme les « anciens » ont commis l’erreur de ne pas « regarder la nature », car sinon ils auraient alors trouvé la solution.

Lui le fait, et que voit-il ?

Il s’aperçoit que les choses naturelles sont définies par leur nature. C’est cette dernière qui implique le type de mouvement spatial, le mouvement interne de développement et de destruction, l’altération ou la modification des qualités possédées. Les choses naturelles ont un essence.

Par contre, les choses non naturelles n’ont pas d’essence. Elles existent accidentellement, au sens où elles auraient pu ne pas exister. Leur définition ne vient pas de leur propre réalité, elle a été attribué. Aristote dit ainsi à ce sujet :

« Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. »

Aristote a donc trouvé le moyen de reconnaître la dimension naturelle des choses, en leur reconnaissant une définition scientifique de leur propre mode d’existence. Chaque être vivant a une définition, fournie par la nature.

Cependant, Aristote est obligé pour établir cela de séparer la nature en deux. Puisque la nature fournit les définitions aux choses vivantes, alors il y a d’un côté la nature qui définit, de l’autre la nature qui est définie.

Les choses naturelles ont une essence, la nature les façonne. Il y a ainsi la nature naturante et la nature naturée, il y a la nature comme façonnant la matière et il y a la nature comme matière façonnée. C’est donc en tant que forme naturelle que les choses naturelles sont ce qu’elles sont.

On reconnaît ici une formidable étape du matérialisme, qui cependant ne parvient pas à l’étape de la relation dialectique entre l’ensemble de la réalité matérielle et ce qui apparaît comme ses « éléments ». Il faudra attendre Spinoza pour cela. On est déjà en route pour sa conception du monde toutefois, même si pour Aristote, les choses naturelles ne sont pas la nature, mais par nature.

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique

La dialectique des contraires selon Aristote

Parlant des « anciens » qui acceptent de parler de la réalité, de la physique, Aristote dit qu’ils forcent les choses au moyen d’une opposition de contraires. Il remarque qu’ils ont tous au fond la même démarche :

« Jusqu’à ce point, du moins, l’accord est à peu près unanime, comme nous le disions plus haut : tous, en effet, prennent pour éléments et, comme ils disent, pour principes les contraires, encore qu’ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y forçait.

Ils se distinguent les uns des autres, selon qu’ils prennent les premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la sensation; qui le chaud et le froid, qui l’humide et le sec, d’autres l’impair et le pair, alors que certains posent l’amitié et la haine comme causes de la génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l’on vient d’indiquer.

Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord: désaccord selon l’apparence, mais accord dans l’analogie; car ils puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les uns sont positifs, les autres négatifs). »

Aristote se demande alors quels sont les principes qui sont justes, en admettant que ce sont des contraires. Il dit déjà :

« Ici doit venir la question de savoir si les principes, qui sont des contraires, sont deux ou trois ou en plus grand nombre. En effet qu’ils soient un, c’est impossible, car le contraire n’est pas un. Pas davantage infinis : en effet l’être ne serait pas intelligible. »

Aristote assume la dialectique : il rejette le fait qu’il n’y ait pas un seul principe. Mais il n’applique pas la dialectique au principe lui-même, il rejette ainsi l’infini, alors qu’en réalité il y a de l’infini dans le fini et inversement.

Il ne peut donc pas voir le saut dialectique, il ne parvient donc pas au matérialisme dialectique.

Aristote porte toutefois l’exigence matérialiste, car il reconnaît la dignité du réel. Il veut donc trouver la dialectique à l’œuvre dans le monde matériel. Et les contraires que proposent les autres philosophes ne le convainquent pas du tout, car il ne voit pas comme deux choses différentes pourraient former une unité interne.

« Mais, puisqu’ils [=les principes] sont en nombre fini on peut, avec raison, refuser de les considérer comme deux ; en effet, on serait bien embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité exercerait quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité.

De même pour toute autre contrariété, car l’amitié n’unit pas la haine ni ne tire rien de la haine, ni la haine de l’amitié; mais l’action de toutes les deux se produit dans un troisième terme. »

Aristote veut admettre la transformation, mais celle-ci lui apparaît comme fruit d’une opposition, pas comme l’opposition elle-même. Pour prendre un exemple que lui-même mentionne, il y a l’opposition entre un homme non lettré et un homme lettré.

L’homme est resté homme, mais la dimension « non lettrée » a pour lui disparu. Or, en réalité, pour le matérialisme dialectique, l’homme lettré est le dépassement de l’homme non lettré, pas sa négation abstraite, tout comme l’homme est encore l’enfant qu’il a été, même s’il ne l’est plus.

Aristote ne garde pas « l’opposé », il ne conserve que le « sujet ». L’homme reste, pas le côté illettré. Il en déduit par conséquent que les sujets ont des « formes » et que ces formes connaissent des négations. Un homme n’a pas la forme lettrée, il l’acquière. Un bloc de pierre a une absence de forme, la statue en a une.

La transformation est pour Aristote une opposition du sujet à une forme passée ou une absence de forme. Mais le sujet ne se transforme pas, il reste toujours uni dans sa nature. Ce sont les formes qui sont des lieux d’opposition.

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique

La méthode scientifique d’Aristote

Aristote a une approche tout à fait particulière, le distinguant radicalement des autres philosophes de l’antiquité. Il est d’accord avec Platon pour dire qu’il faut aller plus loin que les apparences. Cependant, il se refuse à chercher le noyau dur de la réalité dans l’au-delà.

Il n’est pas non plus d’accord pour se cantonner à l’affirmation de grands principes élémentaires typiques de la philosophie antique (comme quoi l’air ou le feu seraient à la base de tout, comme quoi des atomes s’entrechoqueraient par hasard, etc.).

Aristote ne s’intéresse pas à une source. Il cherche un principe.

Il expose sa méthode dès le début de sa Physique : il faut chercher à voir clair dans ce qu’on regarde. Il ne suffit pas de voir clair au sens de constater, car on en reste là à une expérience primitive. Il faut creuser. Il faut décomposer les éléments, voir comment ils s’assemblent, étudier leur rapport.

Voici comment il expose cela :

« Il faut procéder ainsi: partir des choses moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d’abord manifeste et clair, ce sont les ensembles les plus mêlés c’est seulement ensuite que, de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d’analyse.

C’est pourquoi il faut aller des choses générales aux particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation, et le général est une sorte de tout : il enferme une pluralité qui constitue comme ses parties.

Il en va ainsi, en quelque manière, pour les noms relativement à la définition : en effet, ils indiquent une sorte de tout et sans distinction, comme le nom de cercle ; tandis que la définition du cercle distingue par analyse les parties propres.

Et les enfants appellent d’abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c’est seulement ensuite qu’ils les distinguent les uns des autres. »

Aristote a ici saisi de manière formidable la nature humaine dans son existence sensible. Il affirme que l’être humain constate, rapproche les faits, vivant ainsi de manière immédiate en mettant en rapport les choses entre elles, mais en les prenant telles quelles.

Il dit ensuite qu’être scientifique, c’est ne pas se cantonner dans les choses toutes faites, mais étudier leurs parties, pour saisir le fonctionnement de l’ensemble. Aristote est ainsi le premier à formuler la thèse de la nécessité de la science et à exposer sa méthode.

On comprend qu’au début de l’œuvre, Aristote critique de manière acerbe les anciennes conceptions cherchant un matériau qui serait à la source de tout, c’est-à-dire cherchant quelque chose de particulier pour expliquer les choses en général.

Les uns refusent de parler de la réalité en considérant que tout revient à un grand principe, se cassant le nez devant l’opposition de l’un et du multiple. Les deux existent et ils ne parviennent jamais à les combiner assez pour les « fusionner » en un grand principe.

Les autres acceptent de parler de la réalité, mais ils se perdent dans des jeux d’opposition censés tout expliquer, tels excès et défaut, unité et division, composition et séparation, chaud et froid, humide et sec, plus et moins, etc. Or, Aristote ne peut pas accepter cela, car on se perdrait dans l’infini, puisqu’on ne sait jamais à quel niveau arrêter la division, l’opposition. On en revient en pratique à l’impossibilité d’agencer un rapport entre l’un et le multiple.

Cependant, Aristote dit qu’il est d’accord sur un point avec ceux qui acceptent de parler de la réalité : c’est bien en termes de contraire qu’il faut saisir les choses.

>Retour au dossier sur Aristote et la physique de type dynamique