Les forces libérales de gauche et républicaines firent le choix de refuser le coup d’État, mais les masses populaires elles-mêmes prirent immédiatement l’initiative, l’UGT et la CNT déclarant une grève générale.
La carte en août-septembre 1936 : en bleu les zones sous contrôle nationaliste, avec leur progression en vert. En rouge, les zones républicaines.
A Barcelone, la CNT avait lancé la bataille pour le contrôle des arsenaux, alors que s’opposait au coup d’État les organismes policiers qu’étaient la Garde Civile et la Garde d’Assaut.
Barcelone le 19 juillet 1936
A Madrid, les masses avaient pris d’assaut la
caserne de la Montana, sous l’impulsion des Milicias
Antifascistas Obreras y Campesinas (Milices Antifascistes
Ouvrières et Paysannes) existant depuis 1934, comme organisme généré
du Parti Communiste d’Espagne.
Elles se transformèrent rapidement en cinq régiments de défense de Madrid, le cinquième étant la plus connue, en tant que Quinto Regimiento de Milicias Populares (cinquième régiment de milices populaires), intervenant avec succès contre une opération des « nationaux » pour prendre Madrid et devenant l’une des plus fameuses brigades de choc de la République.
Le Quinto Regimiento de Milicias Populares
Les situations dépendaient du rapport de force et
de la capacité de l’armée putschiste à s’organiser assez
rapidement et à faire face à la contre-offensive républicaine.
Dans de nombreux cas, les « nationaux »
s’enfermèrent dans des casernes, attendant l’arrivée hypothétique
des troupes.
Dans certains cas, le plan échouait, comme à Albacete où la Garde Civile fut écrasée le 25 juillet, alors que deux jours après à Saint-Sébastien la caserne de Loyola se rendait, et que celle de Valence était prise le 31 juillet.
Dans d’autres, c’était un triomphe, le plus
fameux pour les « nationaux » étant la défense du 19
juillet au 26 septembre de l’Alcázar de Tolède, forteresse avec des
murs de pratiquement quatre mètres d’épaisseur, rassemblant plus de
mille nationaux et leurs familles. Les « nationaux »
avaient emmagasiné de la nourriture, plus d’un million de munitions,
de l’armement, pris des otages, etc.
L’armée des « nationaux » intervint finalement in extremis, alors que la forteresse allait être prise.
La bataille de l’Alcázar de Tolède
Les cas opposés existaient aussi : la ville
de Sigüenza fut prise aux unités de la CNT, du PCE et de l’UGT,
alors que les 800 derniers combattants tenaient coûte que coûte,
regroupés dans une cathédrale.
Les principales villes restaient en tout cas républicaines. Et le 19 juillet, la communiste Dolores Ibarruri, qui sera surnommée « La Pasionaria », tint un discours fameux, du balcon du ministère de l’intérieur à Madrid, où fut prononcée l’expression « No Pasaran », «Ils ne passeront pas », qui devient le grand mot d’ordre antifasciste.
« La Pasionaria » lors de son discours à Madrid
Le régime républicain ne cédait pas et l’Espagne se vit donc coupée en deux, l’armée putschiste organisant une Junta de Defensa Nacional et organisant un second État pour administrer les zones sous son contrôle, avec notamment les villes de Pampelune, Saragosse, Oviedo, Salamaque, Avila, Ségovie, Cadiz et Séville.
Le Quinto Regimiento de Milicias Populares, force de choc de l’antifascisme à Madrid
Du côté des « nationaux », comme se
désignent les partisans du putsch, il y a également le soutien
décisif du Portugal, subissant la dictature d’António de Oliveira
Salazar. Les ports portugais vont servir d’interface pour
les soutiens matériels de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste,
qui ont joué un rôle crucial lors du putsch lui-même pour le
transport aéroporté des troupes.
L’Allemagne nazie avait reçu, en effet, une
demande d’aide de la part des « nationaux », et elle mit
en place l’Operation Feuerzauber (« Opération
Feu magique »), ce qui aboutit progressivement à la mise en
place d’une Légion Condor dont l’existence fut
niée jusqu’en 1939.
Une centaine d’avions épaulait ainsi les « nationaux », qui profitaient également de 10 000 soldats allemands, le plus souvent des cadres et des spécialistes, ainsi que de matériel (artillerie, chars, véhicules, etc.).
1808, 1936, de nouveau pour notre indépendance
Du côté italien furent envoyés au départ 3000
soldats dès décembre 1936, puis finalement pas moins de 75 000
soldats, formant des Corpo Truppe Volontarie, dont les
divisions ont des noms évocateurs : « Dio lo Vuole »
(Dieu le veut), « Fiamme Nere » (Flammes
noires), « Penne Nere » (Plumes noires),
« Littorio »… A cela s’ajoute une légion
portugaise de 12 000 hommes partie rejoindre les « nationaux »
espagnols.
Le camp des « nationaux » disposa donc
rapidement de très bons cadres militaires, à quoi s’ajoutait le
fait que l’élite de l’armée, présente au Maroc colonisé et forte
de 35 000 hommes, était entièrement avec elle.
C’est pour cette raison que Francisco Franco, à la mort accidentelle de José Sanjurjo, devint le chef du putsch : l’armée marocaine l’estimait, lui-même ayant été le chef de l’académie militaire, et ayant dirigé lui-même l’écrasement de la révolution des Asturies en 1934.
Francisco Franco et les généraux rebelles durant la guerre d’Espagne
Le putsch militaire fut à ce titre implacable,
dans la tradition anti-populaire instaurée dans les Asturies : tous
les responsables de la gauche sont assassinés, les maires comme les
fonctionnaires, ainsi que les cadres des organisations et syndicats.
L’armée est épurée elle-même durant ce processus ; les
organisations conservatrices et fascistes sont intégrées dans
l’opération.
Le massacre de la ville de Badajoz, avec 4 000 personnes massacrées, est même présenté comme exemple en cas d’opposition au coup d’État. Le régime proposé était clair et sa démarche aisément lisible et lorsque la Junta de Defensa Nacional, basée à Burgos, fit de Francisco Franco le 29 septembre 1936 le Generalísimo, il était évident aux yeux de tous que l’objectif était la prise par l’armée du pouvoir totale.
5e régiment : Citoyens, Madrid a besoin de vous pour sa défense
Du côté républicain, la situation était inverse sur le plan militaire : il n’y avait que très peu d’officiers n’ayant pas rejoint les « nationaux » ou déserté ; 1/3 du matériel militaire seulement se situe dans sa partie géographique.
C’est très clairement l’absence de cadres militaires qui fit échouer l’offensive de Cordoue, en août 1936 et la situation semblait ne pas pouvoir s’améliorer : la France et l’Angleterre, deux démocraties bourgeoises, n’intervenaient pas. La France ferma même ses frontières le 8 août. Une réunion internationale à Londres, le 9 septembre 1936, vit cette position soutenue par 23 pays.
Seulement deux pays s’engagent à soutenir la République : le Mexique et l’U.R.S.S., pays se situant tous deux loin géographiquement mais leur intervention fut un élément décisif, alors que se profilait la première bataille générale : celle pour Madrid.
Madrid sera la tombe du fascisme
L’armée putschiste contrôlait une partie du nord-ouest et la pointe au sud, ainsi que le nord du Maroc. Il lui fallait contrôler sur toute la frontière avec le Portugal, pays l’appuyant, et surtout tenter de prendre Madrid le plus rapidement possible.
La libération des 30 000 prisonniers politiques par le Front populaire et l’instauration d’un gouvernement de centre-gauche soutenue par la gauche apparaît immédiatement comme une tendance terrible pour les forces conservatrices, car montrant le Front populaire capable d’une grande stabilité de par sa conquête du centre et d’un grand élan de par le renforcement de la gauche révolutionnaire.
Affiche du Parti Communiste d’Espagne en faveur du vote pour le Front populaire pour favoriser l’amnistie effectivement réalisée ensuite
Initialement, la République apparaissait comme une sorte de tampon entre les forces conservatrices et progressistes ; dans ses deux premières années, la répression républicaine avait fait à gauche 400 morts, 3.000 blessés, 9.000 arrêtés, 160 déportés, 160 saisies de journaux ouvriers (et 4 de journaux d’extrême-droite).
Le Front populaire apparaissait comme un changement dans le précaire équilibre, d’autant plus que cela succédait à la tentative échouée de l’extrême-droite de faire pencher la balance dans l’autre sens.
Des mouvements de masse s’exprimèrent d’ailleurs
immédiatement et l’agitation gagna les campagnes. Apparut alors
une atmosphère de guerre civile, avec des affrontements armés très
brutaux : pour saisir cette tension régnante, il faut saisir
que les forces conservatrices possédaient, en effet, deux factions
de plus, pratiquant une ligne agressive de provocations et
d’affrontements.
Dès les années de gouvernement de droite, ces
deux factions menaient une vaste agitation pour apparaître comme la
seule vraie alternative ; avec la victoire du Front populaire, à
la pression des forces conservatrices s’ajoutaient l’intervention de
ces deux factions cherchant à provoquer le chaos et à polariser.
Tout d’abord, il y a la Falange Española – phalange espagnole – fondée en 1933 par José Antonio Primo de Rivera, fils du dictateur Miguel Primo de Rivera, ainsi que par Julio Ruiz de Aida, aviateur qui avec un frère de Francisco Franco pilota le vol transatlantique de l’hydravion Plus Ultra.
José Antonio Primo de Rivera, en 1934
Son modèle est l’Italie fasciste et son objectif
la formation de troupes de choc – les chemises bleues – pour
un coup de force ; électoralement elle ne dépassa pas les
0,7 % et les 15000 membres.
Toutefois, les phalangistes étaient capables de
mener des opérations, leur ligne étant immédiatement pratique et
se construisant dans l’offensive anti-communiste. José Antonio Primo
de Rivera résumera son option en disant, de manière typique dans la
démagogie nationale et sociale :
« Quand on outrage la Justice et la Patrie, la
seule dialectique qui vaille est celle des poings et des pistolets. »
L’arrière-plan idéologique consiste en une sorte
de traditionalisme révolutionnaire, dans une veine romantique
célébrant un passé idéalisé. José Antonio Primo de Rivera
formule cela notamment ainsi :
« Rendre aux hommes l’ancienne saveur de la règle
et du pain ; voilà la tâche de notre temps.
Leur faire voir que la règle vaut plus que le
déchaînement ; que même pour se déchaîner parfois il faut
être sûr de pouvoir revenir à un point d’attache fixe.
Et d’autre part, dans le domaine économique faire que
l’homme remette les pieds sur la terre, le lier d’une manière
plus profonde à ses choses : au foyer où il vit et à l’œuvre
quotidienne de ses mains.
Conçoit-on une forme plus féroce d’existence que
celle du prolétaire qui vit peut-être pendant quatre lustres en
fabriquant la même vis dans le même atelier immense sans jamais
voir complet l’objet dont va faire partie cette vis et sans être
lié à l’usine par autre chose que par la froideur inhumaine de la
feuille de paye ?
Toutes les jeunesses conscientes de leur responsabilité
s’efforcent de redresser le monde (…).
Tout ceux qui comme nous sont venus au monde après des
catastrophes comme celle de la Grande guerre et comme la crise, et
après des événements comme la dictature et la République
espagnole, sentent, ce qui est latent en Espagne, le besoin dont
chaque jour réclame avec plus d’insistance la réalisation au
grand jour – et je le soutins ici l’autre nuit – d’une
révolution.
Cette révolution a deux veines : la veine d’une
justice sociale profonde et qu’il n’y a pas d’autre remède que
d’implanter et la veine d’un sentiment traditionnel profond,
d’une moelle traditionnelle espagnole qui peut-être ne réside pas
où beaucoup de gens le pensent et qu’il faut à tout prix
rajeunir. »
José Antonio Primo de Rivera
José Antonio Primo de Rivera prône un mouvement anti-mouvement, un mouvement révolutionnaire contre-révolutionnaire, une ligne matérielle anti-matérielle :
« Ce mouvement présent n’est pas un parti, mais plutôt un anti-parti, un mouvement, nous le proclamons, qui n’est ni de droite, ni de gauche.
La droite, au fond, aspire à maintenir une organisation
économique qui s’est montrée incapable et la gauche a anéantir une
organisation économique, détruisant dans ce bouleversement les
réalisations bonnes qui auraient pu être maintenues.
D’un côté comme de l’autre, ces idées sont appuyées
par des considérations spirituelles.
Tous ceux qui nous écoutent de bonne foi savent que ces
considérations spirituelles ont leur place dans notre mouvement,
mais que pour rien au monde, nous ne lierons notre destinée à un
groupe politique ou une classe sociale se rangeant sous la
dénomination arbitraire de droite ou de gauche.
La Patrie est
un tout comprenant tous les individus de quelque classe sociale que
ce soit. La patrie est une synthèse transcendantale, une synthèse
indissoluble devant atteindre des buts qui lui sont propres. Nous,
que cherchons-nous ? Que le mouvement présent et le Gouvernement
qu’il créera soit un instrument ayant une autorité agissante au
service de cette unité constante, de cette unité irrévocable qui
s’appelle «La Patrie». »
A ce titre, le mouvement se veut ouvertement
idéaliste et romantique, voire franchement poétique :
« Je crois que le drapeau est brandi. Nous allons
le défendre joyeusement, poétiquement.
Certains estiment que pour s’opposer à la marche d’une
révolution, il faut, pour grouper les volontés contraires, proposer
des solutions mitigées et dissimuler dans sa propagande, tout ce qui
pourrait éveiller un enthousiasme, éviter toute position énergique
et absolue.
Quelle erreur ! Les peuples n’ont jamais été plus
remués que par les poètes et malheur à celui qui ne saura opposer
une poésie créatrice à une poésie dévastatrice.
Pour
notre idéal, soulevons ces aspirations de l’Espagne,
sacrifions-nous, renonçons-nous, et nous triompherons, le triomphe
(en toute franchise) nous ne pourrons l’obtenir aux prochaines
élections. Aux prochaines élections votez pour celui qui vous
paraîtra le moins mauvais.
Notre Espagne ne sortira pas de ces élections. Notre
place n’est pas là dans cette atmosphère trouble, lourde, comme
celle d’un bordel, d’une taverne après une nuit crapuleuse Je
crois que je suis candidat, mais sans foi, ni respect; je l’affirme
dès maintenant, au risque de détourner de moi les électeurs.
Cela m’est égal. Nous n’allons pas disputer aux
familiers les restes de ces banquets pourris; notre place est au
dehors, bien que provisoirement nous puissions y assister.
Notre place est à l’air libre, sous la nuit claire,
l’arme au bras, sous les étoiles. Que les autres continuent leur
festin.
Nous resterons dehors, sentinelles fermes et vigilantes,
pressentant l’aurore dans l’allégresse de nos cœurs. »
L’hymne de la phalange, Cara al sol, qui
devint l’hymne du régime franquiste lui-même, correspond
entièrement à ce romantisme :
Cara al sol con la camisa nueva (Face au soleil avec ma
nouvelle chemise) que tú bordaste en rojo ayer, (que tu brodas de
rouge hier,) me hallará la muerte si me lleva (Si la mort me
cherche elle me trouvera) y no te vuelvo a ver. (et je ne te
reverrai plus jamais.)
Formaré junto a mis compañeros (Je
serai aux côtés des camarades) que hacen guardia sobre los
luceros, (qui montent la garde sur les étoiles,) impasible el
ademán, (l’attitude impassible) y están presentes en nuestro
afán. (et qui sont, présents dans notre effort.)
Si te dicen
que caí, (Si on te dit que je suis tombé,) me fuí al puesto que
tengo allí. (c’est que je m’en serai allé au poste qui m’attend
dans l’au-delà.)
Volverán banderas victoriosas (Ils
reviendront victorieux, les drapeaux) al paso alegre de la paz (au
pas allègre de la paix,) y traerán prendidas cinco rosas: (et
cinq roses seront attachées) las flechas de mi haz. (Aux flèches
de mon faisceau.)
Volverá a reír la primavera, (Il rira de
nouveau le printemps,) que por cielo, tierra y mar se espera. (que
les cieux, la terre, la mer espèrent.)
Arriba escuadras a
vencer (Debout, légions, courez à la victoire,) que en España
empieza a amanecer. (qu’une aube nouvelle se lève sur l’Espagne.)
La conclusion de l’hymne se faisait bras tendu,
aux cris successifs de España! ¡Una! (Espagne !
Une !), ¡España! ¡Grande! (Espagne !
Grande !), ¡España! ¡Libre! (Espagne !
Libre !), ¡Arriba España! (Debout
l’Espagne !).
Ensuite, il y a la Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista – Union d’Offensive National-Syndicaliste –, formée en 1931 par Ramiro Ledesma Ramos, qui vise la formation d’une organisation de masse, une sorte de CNT nationaliste, sur la base d’une idéologie national-révolutionnaire.
José Antonio Primo de Rivera et Ramiro Ledesma Ramos
Ramiro Ledesma Ramos, maîtrisant bien la langue
allemande, est pétri de philosophie idéaliste allemand, de Johann
Gottlieb Fichte à Friedrich Nietzsche, et profondément marqué
par Oswald Spengler et sa théorie conservatrice
révolutionnaire du déclin de l’occident. C’est un véritable
intellectuel, qui tente de théoriser une voie propre au fascisme
espagnol.
C’est le sens de sa conception du
national-syndicalisme, permettant l’établissement d’une société à
la fois hiérarchique et égalitaire car corporatiste, pavant la voie
à une nouvelle dimension impériale pour l’Espagne, conformément
aux exigences d’une époque qu’il voit comme renversant partout les
valeurs du libéralisme.
Dans son ouvrage La conquête de l’Etat,
Ramiro Ledesma Ramos résume notamment sa ligne idéologique en
deux points :
« Nos griffes espagnoles – symboles d’Empire – serreront le rapace capitalisme étranger. »
« Face aux libéraux nous sommes actuels. Face aux intellectuels nous sommes impériaux. Vivent les valeurs espagnoles ! »
Si la ligne de José Antonio Primo de Rivera est
celle de la formation d’une organisation de cadres fascistes en
faveur du coup de force, Ramiro Ledesma Ramos est lui un adepte
de la « mobilisation totale » telle que conceptualisée
historiquement dans les milieux « nationaux-bolcheviks ».
Ramiro Ledesma Ramos est un adepte de la
militarisation de masse, en tant que mouvement fasciste :
« La jeunesse espagnole actuelle a devant elle une
étape comparable à celle qu’ont traversée tous les peuples et
toutes les races au commencement de leur expansion et de leur
croissance. Une étape également comparable à celle de tous ceux
qui se savent prisonniers, cernés et entourés d’ennemis.
La première chose à faire en pareil cas est la suivante
et seulement la suivante : IL FAUT ÊTRE DES SOLDATS.
La jeunesse d’Espagne se trouve maintenant devant ce
très exigeant dilemme : ou se militariser ou périr. Il est
impossible de l’ignorer. »
Les deux organisations fusionnent historiquement en 1934, avec comme mots d’ordre « Arriba Espana ! Espana Una Grande y Libre ! », « Por la Patria, el Pan y la Justicia ! » ; leur symbole consistant en un drapeau reprenant les couleurs anarchistes (le rouge et le noir), à quoi sont associés le faisceau de cinq flèches et un joug, blasons respectifs d’Isabelle Ire de Castille et de Ferdinand V d’Aragon.
Affiche de l’extrême-droite espagnole
José Antonio Primo de Rivera en devient le
dirigeant, Ramiro Ledesma Ramos en est le théoricien, qui a
d’ailleurs la carte numéro 1 de par l’antériorité de son
mouvement. Les tensions apparaissent cependant rapidement, Ramiro
Ledesma Ramos regrettant le manque d’interventionnisme social
alors qu’il y a la révolution dans les Asturies ; il est alors
exclu.
José Antonio Primo de Rivera tente alors, sans
succès, de rejoindre le « bloc national » formé par la
CEDA, ainsi que les monarchistes de Rénovation espagnole et
de la Communion traditionalistes, avec également les
agrariens, les radicaux et les républicains conservateurs.
Finalement, dans un contexte d’affrontements en
1936 – la ligne des phalangistes étant de chercher
systématiquement la confrontation – il est procédé à
l’arrestation de José Antonio Primo de Rivera, puis de Ramiro
Ledesma Ramos ; ce dernier tenta d’arracher son arme à des
policiers et fut tué dans l’action, José Antonio Primo de Rivera
est plus tard fusillé.
Dans ce contexte d’interventions armées, José Castillo, membre du PSOE et lieutenant de la Garde d’Assaut – un corps policier particulièrement pro-républicain – est exécuté par un commando phalangiste, le 12 juillet 1936. En réponse, José Calvo Sotelo, monarchiste et principal dirigeant de la faction ultra des forces conservatrices, est exécuté par un commando de la Garde d’Assaut et des Jeunesses Socialistes.
Cela est pris comme prétexte pour une partie de l’armée qui avait déjà organisé un vaste plan pour un coup d’État. Le nouveau gouvernement de Front populaire avait compris cette menace et déplacé les généraux présentant une menace : Francisco Franco fut envoyé aux îles Canaries, Manuel Goded aux îles Baléares, Emilio Mola à Pampelune.
Francisco Franco en 1930
Cela n’empêche pas la conjuration militaire, et à
la suite de l’exécution de José Calvo Sotelo, le
multi-millionnaire Juan March finança un avion pour que le général
Franco, jusque-là encore attentiste, puisse aller au Maroc, prend le
contrôle des troupes et organise un putsch militaire le 17 juillet,
avec un écho immédiat en Espagne.
Sur 170 000 soldats, 83 000 rejoignent le coup
d’État, ainsi que 50% des généraux, 30% des colonels et
lieutenants-colonels et 80% des jeunes officiers capitaines et
lieutenants, galvanisés tant par le nationalisme des forces
conservatrices que les appels fascistes des phalangistes à une
insurrection généralisée pour régénérer le pays.
Le premier ministre Santiago Casares Quiroga, de
la Gauche Républicaine, démissionna alors, incapable de faire face
à l’événement. Il fut remplacé par Diego Martínez Barrio de
l’Union Républicaine, qui échoua à négocier et fut remplacé au
bout de quelques heures.
Arriva alors José Giral, de la Gauche Républicaine, partisan de faire bloc avec toute la gauche pour contrer le coup d’État et donc d’armer les organisations de celle-ci. C’était le début de la guerre civile.
Lorsque diverses affaires ébranlèrent le
gouvernement en 1936, notamment une affaire de roulette truquée
(le Straperlo) soutenue par le ministre de l’intérieur,
le président préfère dissoudre l’assemblée que nommer le
dirigeant de la CEDA, José María Gil-Robles, comme premier
ministre. Un tel triomphe de la CEDA aurait amené une atmosphère de
guerre civile et seules des élections pouvaient vérifier quel était
le rapport de force.
Or, la situation était particulièrement
tranchée, tant depuis la répression massive suivant la révolution
des Asturies en Espagne qu’avec l’exemple terrible
du national-socialisme allemand. Par conséquent, la gauche fit
en sorte de s’unir, au sein d’un Front populaire.
On retrouve ainsi, dans cette alliance, des forces
républicaines plus ou moins libérales, avec Manuel Azaña et
la Izquierda Republicana (Gauche Républicaine),
le Partido Republicano Democrático Federal (Parti
Républicain Démocrate Fédéral), la Unión
Republicana (Union Républicaine).
Ce sont eux qui en sont le noyau dur, avec le PSOE ; ils déterminent le programme du pacte – programme de Front populaire, établi à la mi-janvier 1936.
Le symbole du Front populaire
On y trouve ainsi la libération des prisonniers
politiques arrêtés après novembre 1933, la réintégration des
fonctionnaires suspendus ou licenciés pour des raisons politiques,
la révision de la loi sur l’ordre public, des enquêtes sur les
violences policières.
Sur le plan économique, le programme soutenait
les petites entreprises et comptait étendre les interventions de
l’État dans les travaux publics, ainsi qu’instaurer un nouveau
système d’impôts.
Le programme du Front populaire était, de fait, une actualité incontournable. Il s’agissait de faire avancer de nouveau la révolution bourgeoise démocratique, en s’opposant frontalement aux forces féodales.
Cela ne semblait pas « révolutionnaire »
en apparence du point de vue marxiste ou anarchiste, mais c’était
incontournable historiquement : les marxistes le savaient, les
anarchistes le sentaient.
Pour cette raison, soutiennent de l’intérieur ce
pacte, en étant seulement pour ainsi dire « présents »
ou témoins, le PCE, la Fédération Nationale
des Jeunesses Socialistes, l’UGT, le Parti
Syndicaliste.
Appuie cette alliance un regroupement du même
type, le Front d’Esquerres de Catalunya (Front des
Gauches de Catalogne), avec dix organisations de la gauche catalane,
la principale étant la Esquerra Republicana de
Catalunya (Gauche Républicaine de Catalogne).
Appuie également cette alliance la CNT,
qui pour la première fois ne mène pas campagne pour le boycott des
élections. La CNT se retrouvait piégée : elle était
anti-politique et anti-parlementaire, se considérait comme la seule
organisation possible des masses, mais elle devait composer avec la
réalité.
Les élections de février et mai 1936 montrèrent la polarisation de la société espagnole. Le Front populaire obtint 3,75 millions de voix, le Front de la gauche catalane 700 000 voix, ce qui donnait un total de 4,451 millions de voix, contre 4,375 millions de voix aux forces conservatrices.
Le centre, de son côté, s’effondrait, avec 333
000 voix.
En raison cependant du système électoral donnant
une prime au gagnant – 80 % des sièges dès qu’on dépasse
50 %, le reste allant aux autres partis – le Front populaire
obtint 285 sièges, les forces conservatrices 131, le centre 57.
Le PSOE avait ainsi 99 sièges, la Gauche Républicaine 87, l’Union Républicaine 37, la Gauche Républicaine de Catalogne 21, le PCE 17.
L’Espagne vote pour les gauches
Le gouvernement, toutefois, ne fut composé que de
l’Izquierda Republicana (Gauche Républicaine) et de l’Unión
Republicana (Union républicaine), même le PSOE n’y participa pas.
En juin, Manuel Azaña, seul candidat, fut élu président par les
élus, selon le même principe : la gauche soutenait les
républicains, les libéraux-progressistes, mais son programme était
bien différent.
Cette dépendance du gouvernement vis-à-vis de la gauche et les grandes mobilisations de masse qui suivirent la victoire conférèrent un caractère explosif à la situation.
La « révolution des Asturies » marqua
très profondément les masses populaires espagnoles et posa un lourd
problème à la CNT. La CNT avait, en effet, participé comme
observateur à la réunion secrète à Saint-Sébastien qui avait mis
en place le principe de renversement du régime.
Si elle avait soutenu indirectement l’initiative, elle avait par contre ouvertement appelé à l’abstention aux élections de 1933, contribuant clairement à la victoire électorale des forces conservatrices, qui avaient mené une répression importante, notamment contre la CNT.
Appel à l’abstention de la CNT aux élections de 1933 : hommes libres, ne votez pas !
L’union générale populaire aux Asturies
contrariait également la ligne de la CNT qui était de se poser
comme seule organisation générale des masses. Une rectification
semblait alors clairement nécessaire, la CNT ne pouvant plus faire
cavalier seul.
La question républicaine heurtait, en fait, de
plein fouet la nature même de la CNT. L’objectif de la CNT était de
parvenir à combiner la revendication sociale et une organisation
immédiatement conforme au projet de société appelé
« communisme libertaire », consistant en un collectivisme
décentralisé et fédéraliste.
La CNT est donc plus qu’un syndicat, du moins à
ses propres yeux : elle est la structure organisationnelle de la
société future, présente dès aujourd’hui. Elle a d’autant plus
cette considération qu’elle est née en Catalogne, région la plus
industrialisée du pays, et que son essor semble inexorable.
Née en 1910, en tant que syndicat appelé Solidaridad Obrera (« Solidarité Ouvrière ») avec un noyau dur de 26 571 personnes dès le départ, l’organisation devient, à son congrès de 1911 la Confederación Nacional del Trabajo, Confédération Nationale du Travail, membre de l’AIT (association internationale des travailleurs, regroupant des structures anarcho-syndicalistes).
Solidaridad Obrera devient la Confederación Nacional del Trabajo
Appelant immédiatement à la grève générale,
ce qui lui vaut une interdiction jusqu’en 1914, cela ne
l’empêche pas d’organiser une grève générale avec l’UGT en
1917. Au congrès de Madrid, en 1919, la CNT dispose de 705 512
adhérents, dont 424 578 en Catalogne.
Cela lui permet de traverser avec succès les
années de plomb allant de 1919 à 1923, où aux pistoleros exécutant
des dirigeants, notamment de la CNT, répondent des actions armées
anarchistes. La dictature établie en 1923 paralyse cependant
profondément la CNT, qui a fait le choix de l’anarchisme dans une
approche uniquement syndicaliste et rejette par conséquent la
politique.
L’illégalité nuit profondément à
l’organisation et l’instauration de la Seconde République ne fit que
prolonger la crise, qui s’exprime par un conflit entre deux tendances
proposant des solutions différentes.
La première, celle qui prédomine, s’appuie sur
une minorité ayant formé une structure semi-clandestine à
l’intérieur de la CNT, la Federación Anarquista
Ibérica (FAI), qui prit ce nom afin d’être organisée
tant en Espagne qu’au Portugal.
La FAI entendait donner à la CNT un tournant politique, sur une base strictement anarchiste cependant, c’est-à-dire rompant avec le syndicalisme économique et social pour une ligne ouvertement insurrectionnelle, fondé sur l’action directe.
Tierra y Libertad (Terre et liberté), organe de la FAI à Barcelone. Ici en 1934 : La question n’est pas gouvernement de droite ou gouvernement de gauche, mais république bourgeoise ou communisme libertaire.
La CNT tenta alors plusieurs fois de lancer un
processus insurrectionnel, comme en janvier 1932, en janvier et en
décembre 1933, avec à chaque fois de très violents échecs.
Cela est prétexte à une critique virulente, menée de la part de militants souvent plus âgés et ayant exercé de lourdes responsabilités dans la CNT.
Organisés autour d’Ángel Pestaña et de Joan Peiró, et ayant été notamment responsables du journal de la CNT, Solidaridad Obrera, un groupe de trente personnes signent un manifeste, en août 1931, appelant à une participation à la vie sociale générale, afin de s’imposer au fur et à mesure comme la principale force, également à travers les revendications minimales.
Durant la dictature, Ángel Pestaña appelait
déjà à participer aux élections des comités paritaires afin de
parvenir à exister légalement, cette ligne fut qualifiée de
« possibiliste ».
La ligne des « trentistes »
renouvelait simplement cette approche, considérant que le nouveau
régime n’était pas encore considéré par les masses comme
entièrement pourri, que la crise économique était extrême, la
situation précaire, qu’il ne fallait donc pas avoir une conception
abstraite de la révolution, attaquant très violemment la FAI pour
ses initiatives insurrectionnelles utilisant pratiquement la CNT
comme levier.
On lit dans le manifeste :
« La confédération est une organisation
révolutionnaire, pas une organisation qui cultive le spectacle, la
mutinerie, qui utilise la violence pour la violence, la révolution
pour la révolution.
C’est pourquoi nous nous adressons à tous les militants.
Nous leur rappelons que la situation est sérieuse est que chacun
porte la responsabilité de ses actions et de ses lacunes.
Quand on participe aujourd’hui, demain ou après-demain à
des mouvements révolutionnaires, on ne doit pas oublier qu’on a une
responsabilité par rapport à la C.N.T. ; une organisation, qui
a le droit de se contrôler elle-même, de surveiller ses propres
activités, d’agir de sa propre initiative et selon sa propre
volonté.
La confédération décide, quand et sous quelles
conditions elle agit. Elle les personnes et les moyens pour imposer
ce qu’elle doit faire. »
Une tension extrême existait donc entre une
minorité agissante, prônant l’insurrection, et une autre minorité
s’affirmant comme démocratique à la base et ouverte aux
revendications mêmes minimales.
Le conflit s’exprima ouvertement dès la fin de la dictature : les « trentistes » furent expulsés, Ángel Pestaña fonda en 1932 un Parti Syndicaliste.
Affiche du Parti Syndicaliste
La question au sein de la CNT restait pourtant irrésolue dans la première partie des années 1930 : fallait-il mener une ligne à la fois contre les conservateurs et la gauche, ou bien considérer les conservateurs comme la priorité ? La CNT sera alors amené très vite à devoir faire ses choix.
Le maintien de la féodalité permit aux forces conservatrices de maintenir leur existence et de se restructurer. Elles se fédérèrent rapidement après leur défaite de 1931 et dès 1933 exista une Confederación Española de Derechas Autónomas (Confédération Espagnole des Droites Autonomes – CEDA), rassemblant de multiples courants et disposant également d’une Juventudes de Acción Popular, section de jeunesse pratiquant le combat de rue.
Meeting de la CEDA en 1935
L’impact fut tel que les élections parlementaires
de 1933 – les premières où les femmes pouvaient également voter
– furent une défaite terrible pour le gouvernement. La gauche
obtint un peu plus de 3,1 millions de voix, les conservateurs un peu
plus de 3,3 millions de voix, les centristes un peu plus de 2
millions de voix.
En apparence, on avait un équilibre relatif, mais avec le système électoral, cela donna 115 sièges pour la CEDA, contre 59 seulement pour le PSOE.
Affiche de la CEDA
Le Parti Républicain Radical, de son côté, obtenait 102 sièges, le Parti Agraire Espagnol 30 sièges, le Parti Républicain Conservateur 17 sièges.
L’Action Républicaine du premier ministre n’obtenait que 5 sièges, le Parti Communiste d’Espagne quant à lui disposait de son premier député.
José Díaz, dirigeant communiste, à Séville
Les forces catalanes restaient puissantes : la Lliga Regionalista (Ligue Régionaliste) avait 24 sièges, la Gauche Républicaine de Catalogne 17 sièges.
Le nouveau gouvernement fut alors dirigé par le
Parti Républicain Radical, en alliance avec la CEDA, qui
bloqua alors toutes les réformes. Les masses réagirent par des
grèves : 1127 en 1933, avec plus de 843 000 grévistes, 594 en
1934, avec plus de 741 000 grévistes.
L’année 1934 fut notamment marquée par l’entrée
au gouvernement de ministres de la CEDA en octobre 1934, ce qui
provoqua immédiatement une réaction importante dans les masses, de
manière unanime, notamment avec le PSOE ayant renoué avec une ligne
de gauche par l’intermédiaire de Francisco Largo Caballero.
Des grèves eurent lieu dans les grandes villes
(Barcelone, Madrid, Valence, Oviedo, Séville, Cordoue) ; avec
des affrontements meurtriers dans tout le pays. Il était
considéré qu’il y avait, avec la CEDA au pouvoir, clairement le
risque d’une vague réactionaire généralisée.
Le fait le plus marquant fut la vaste insurrection
des Asturies, au nord de l’Espagne, produite par l’unité à la base
de la CNT (au niveau local) et de l’UGT, du PSOE et du PCE. Voici le
document commun des deux syndicats en mars 1934, donnant naissance à
un pacte :
« Les organisations soussignées U.G.T. et C.N.T.
conviennent entre elles de reconnaître que, face à la situation
économique et politique du régime bourgeois d’Espagne, l’action
unitaire de tous les secteurs ouvriers s’impose avec l’objet exclusif
de promouvoir et de mener à bien la révolution sociale.
A telle fin chaque organisation signataire s’engage à
accomplir les termes de l’engagement fixés ainsi dans ledit pacte :
1) Les organisations signataires de ce pacte
travailleront d’un commun accord jusqu’au triomphe de la révolution
sociale en Espagne et la réussite de la conquête du pouvoir
politique et économique pour la classe travailleuse, dont la la
réalisation concrète immédiate sera la République Socialiste
Fédérale.
2) Pour parvenir à cette fin, on constituera à Oviedo
un Comité exécutif représentant toutes les organisations ayant
adhéré au dit pacte, qui agira en accord avec un autre de type
national et d’un caractère identique répondant aux nécessités de
Faction générale à développer dans toute l’Espagne.
3) Comme conséquence logique des conditions 1) et 2) du
dit pacte, il est entendu que la constitution du Comité national est
une prémisse indispensable (au cas où les événements se déroulent
normalement) pour entreprendre toute action en relation avec
l’objectif de ce pacte, pour autant que ce pacte s’efforce et
prétende à la réalisation d’un fait national. Ce futur Comité
national sera le seul habilité à pouvoir ordonner au Comité qui
s’installera à Oviedo les opérations à entreprendre en relation
avec le mouvement qui éclatera dans toute l’Espagne.
4) Dans chaque localité des Asturies sera constitué un
Comité qui devra être composé par des délégations de chacune des
organisations signataires de ce pacte et par celles qui, apportant
leur adhésion, seront admises dans le Comité exécutif.
5) A partir de la date de signature de ce pacte cesseront
toutes les campagnes de propagande qui pourraient gêner ou aigrir
les relations entre les diverses parties alliées, sans pour cela
signifier l’abandon du travail serein et raisonnable entrepris au
compte des diverses doctrines préconisées par les secteurs qui
composent l’Alliance ouvrière révolutionnaire, et conservant, à
telle fin, leur indépendance organique.
6) Le Comité exécutif élaborera un plan d’action qui,
moyennant l’effort révolutionnaire du prolétariat, assurera le
triomphe de la révolution dans ses différents aspects, et sa
consolidation selon les normes d’une convention à établir
préalablement.
7) Deviendront des clauses additionnelles au présent
pacte tous les accords du Comité exécutif, dont l’observance est
obligatoire pour toutes les organisations représentées, ces accords
étant de rigueur tant durant la période préparatoire de la
révolution qu’après le triomphe, étant bien entendu que les
résolutions du dit Comité s’inspireront du contenu du pacte.
8) L’engagement contracté par les organisations
soussignées cessera au moment où la République Socialiste Fédérale
aura constitué ses propres organes, élus librement par la classe
travailleuse et par le procédé qui a régi l’œuvre révolutionnaire
découlant du présent pacte.
9) Considérant que ce pacte constitue un accord des
organisations de la classe ouvrière pour coordonner leur action
contre le régime bourgeois et l’abolir, les organisations qui
auraient une relation organique avec des partis bourgeois les
rompront automatiquement pour se consacrer exclusivement à parvenir
aux fins que détermine le présent pacte.
10) De cette Alliance révolutionnaire fait partie, pour
être préalablement en accord avec le contenu de ce pacte, la
Fédération socialiste asturienne.
Asturies, 28 mars 1934 »
Cela permit une action d’une grande efficacité
début octobre, en tant qu’alliance UHP (Uníos
Hermanos Proletarios – Unissez-vous, frères
prolétaires), alors que des ministres CEDA étaient intégrés
au gouvernement.
Des milices populaires furent formées par les
mineurs, aboutissant à une armée rouge de 30 000 personnes et 50
000 autres mobilisées, alors qu’une vingtaine de casernes de la
garde civile furent prises d’assaut, avec une prise ce contrôle des
centrales électriques, des ateliers de métallurgie, etc. et enfin
de points importants de la ville d’Oviedo, sans parvenir toutefois à
prendre la principale caserne militaire.
Il s’ensuivit treize jours d’affrontements avec
l’Armée dirigée par le général Franco, notamment au moyen de
troupes coloniales marocaines pratiquant le pillage et la viol ;
la défaite coûta la vie à au moins 2000 révolutionnaires, au
moins 7000 étant blessés et 30 000 emprisonnés, alors que le PCE
apparut comme l’organisation la plus combative et le plus décidée.
Le gouvernement interdit de nombreux journaux de la gauche, suspendant des centaines de municipalités, et la torture fut utilisée systématiquement.
La seconde république était portée par un arc
allant du PSOE à la droite libérale, en étant soutenue au moins
indirectement par les révolutionnaires communistes et anarchistes.
Cela suffisait pour abattre la monarchie ayant échoué dans son
programme de corporatisme avec Miguel Primo de Rivera, mais
les défis restaient de taille.
Pour ce faire, le régime était monocaméral : l’assemblée élue permettait la formation d’un gouvernement capable de prendre des décisions fortes, avec un président servant de « soupape de sécurité » en pouvant procéder, deux fois, à la dissolution de l’assemblée.
Le régime escomptait donc faire avancer les réformes, à petits pas, mais de manière certaine et cela nécessitait l’affrontement avec l’Église, avec la question de l’éducation comme aspect principal.
La bourgeoisie devait, en effet, former de
nouveaux esprits, adaptés aux nouvelles formes idéologiques et
culturelles. Il y avait cependant le souci de l’analphabétisme,
touchant entre 30 et 40 % de la population. Le gouvernement y
répondit par la création de 7000 nouvelles écoles, de 7000 postes
d’instituteurs, augmentant de 20 à 40 % les salaires de ces
derniers, puis de 13 000 écoles en 1932.
Mais de l’autre côté, il existait un obstacle,
bien plus difficile à surmonter, qui était le poids de l’Église
catholique. 400 000 élèves étaient éduqués par des congrégations
religieuses et une interdiction ne suffisait pas si la Seconde
République n’était pas en mesure de les intégrer.
L’interdiction en elle-même était difficile à mettre en place : en 1930, il y avait un religieux pour 493 personnes, c’est-à-dire une véritable armée de 31 000 prêtres, 20 000 moines, 60 000 religieuses, 5000 couvents.
Il fallait donc abattre l’Église comme
institution éducative, pour que la Seconde République puisse
s’établir fermement. Le président du conseil Manuel Azaña expliqua
dès 1931 au parlement que « L’Espagne a cessé d’être
catholique ».
De fait, le 11 mai 1931, un vaste mouvement de
manifestations dans plusieurs villes culmina dans des attaques contre
des églises auxquelles sont mises le feu, alors que le journal
conservateur A.B.C. est assiégé ; dans la
foulée les journaux A.B.C. et El
Debate sont interdits, le cardinal Segura expulsé, alors
que Manuel Azaña refuse longtemps de faire intervenir la police,
disant : « je préfère voir détruire toutes les
églises plutôt que risquer la vie d’un seul républicain ».
C’est une affirmation politique très claire de la séparation de l’Église et de l’État, avec l’arrêt de la subvention du culte catholique par le régime et même l’interdiction des jésuites. Cependant, cela fait de l’Église un ennemi ouvert du régime.
Un autre ennemi consiste en l’Armée, que le
régime tenta de réformer, annulant les promotions pour faits de
guerre durant la dictature, fermant l’Academia General
Militar dirigée par Fancisco Franco. L’armée restait
cependant de type féodal-monopoliste : si elle n’avait que 100
000 hommes, elle disposait de 17 000 officiers et de plusieurs
centaines de généraux.
10 000 officiers hostiles au régime acceptèrent
de partir en conservant leurs soldes, mais ceux qui restèrent
n’étaient pas fidèles au régime pour autant : dès août 1932
le le général José Sanjurjo tenta de renverser le
gouvernement par la force, dans ce qui sera appelé la Sanjurjada.
Sanjurjo avait, en tant que gouverneur de
Saragosse, soutenu le pronunciamento de Miguel Primo de Rivera, pour
soutenir la république en 1931 alors qu’il était depuis 1928 chef
de la Guardia Civil (l’équivalent de la gendarmerie).
A l’échec de son coup de force, il fut condamné
à mort, sa peine étant commuée en prison à vie ; il est
finalement exilé en 1934. Par la suite, c’est lui qui aurait
dû diriger la guerre d’Espagne du côté nationaliste, à la
place de Francisco Franco, s’il n’était pas décédé lors d’un
accident d’avion en juillet 1936.
Le régime ne pouvait donc pas compter sur une armée fidèle – rendant tout à fait juste l’analyse faite par Friedrich Engels, cinquante années auparavant.
Le troisième élément posant souci, à côté de
l’Église catholique et de l’Armée, était la question agraire.
L’Espagne avait alors 24,6 millions d’habitants, avec 2 millions de
paysans sans terre et 20 000 grands propriétaires terriens possédant
la moitié des terres.
En septembre 1932 fut créé un Institut de
réforme agraire, mais sans réels moyens d’agir, alors qu’il
devait procéder à l’inventaire des terres des grands propriétaires
pour leur confisquer leurs biens. Des expropriations partielles ou
totales, indemnisées, devaient également être menées afin de
démanteler la féodalité agricole.
En pratique, quasiment rien ne fut fait et la réforme agraire resta lettre morte. A la fin de 1933, seulement 4 339 paysans avaient reçus un total de 24 203 hectares. En 1934, les chiffes étaient de 12 260 paysans ayant reçu 116 937 hectares.
Densité de la population en habitants au kilomètre carré
Enfin, un quatrième aspect vient s’ajouter.
L’Espagne, de par sa base féodale encore présente au début du XXe
siècle, n’avait pas réalisé son unification nationale. Des
nationalités purent par conséquent se développer au sein même de
l’Espagne, à partir du moment où il existait une bourgeoisie pour
lui donner naissance.
Cela était surtout vrai pour la Catalogne, mais
également en partie vrai pour le Pays basque ainsi que la Galice. De
fait, en 1931, le dirigeant indépendantiste Francesc Macià proclama
l’indépendance de la Catalogne au sein d’une « République
fédérale ibérique », étant donné que les résultats
électoraux étaient écrasants en faveur de cette direction.
La seconde république accorda alors une vaste
autonomie à la Catalogne, sauf sur le plan fiscal, éducatif et
militaire ; la question d’une possible indépendance restait
toutefois complète.
C’était une question cruciale, de par l’importance économique de la Catalogne, dont la capitale Barcelone dépassait le million d’habitants alors, contre 950 000 à Madrid, 320 000 à Valence, 228 000 à Séville, 188 000 à Malaga.
La question basque était bien plus compliquée,
surtout que le principal fondateur du nationalisme basque, Sabino
Arana (1865-1903), avait développé une rhétorique romantique
de type racialiste et ultra-catholique, présentant les Basques comme
les seuls vrais catholiques préservés de l’invasion
arabo-musulmane.
Les mots d’ordre témoignent de la nature de
l’entreprise : « Dieu et l’ancienne loi »,
« Les Basques pour Euzkadi et Euzkadi pour Dieu »,
etc. ; Sabina Arana fonda le Euzko Alderdi
Jeltzalea (Parti Nationaliste Basque) et créa également
un drapeau avec la croix catholique placé en son centre.
Les élus basques ne soutinrent pas la
constitution du nouveau régime, se plaçant de fait à l’écart de
celui-ci ; la Seconde République espagnole n’alla donc pas à
la rencontre de la question basque, celle-ci restait posée.
La Seconde République espagnole avait donc bien saisi le problème féodal, mais apparaissait comme incapable de le surmonter. La révolution bourgeoise démocratique restait absolument inachevée.
La chute de la réforme générale par Miguel
Primo de Rivera scella la fin du régime. A son départ, c’est
le général Dámaso Berenguer, chef de la maison militaire du roi,
qui prend le relais ; la période où il gouverna fut ensuite
appelée la « dictablanda », « blanda »
signifiant molle et remplaçant « dura », « dure »,
dans le mot dictature en espagnol (« dictadura »).
Il est remplacé finalement par l’amiral Juan
Bautista Aznar-Cabañas, qui est obligé de gérer une transition, la
bourgeoisie ne soutenant plus le régime. Un comité fut même fondé
en août à Saint-Sébastien pour organiser un soulèvement, avec
comme base les principes suivants :
« Un besoin passionné de Justice jaillit des entrailles de la Nation. Plaçant ses espoirs dans une République, le peuple est déjà dans la rue. Nous aurions voulu faire connaître les désirs du peuple par les moyens légaux, mais cette voie nous a été barrée.
Quand nous avons demandé la Justice, on nous a refusé la Liberté. Quand nous avons demandé la Liberté, on nous a offert un parlement croupion analogue à ceux du passé, fondé sur des élections frauduleuses, convoqué par une dictature, instrument d’un roi qui a déjà violé la Constitution.
Nous ne recherchons pas la solution extrême, une révolution, mais la misère du peuple nous émeut profondément.
La Révolution sera toujours un crime ou une folie tant qu’existent la Loi et la Justice. Mais elle est toujours juste quand domine la Tyrannie. »
Les préparatifs échouèrent alors que la
garnison de Jaca se souleva seule en décembre et fut violemment
réprimée, les capitaines Fermín Galán et Angel García Hernandez
étant fusillés à Huesca, les dirigeants républicains arrêtés,
provoquant un émoi dans l’opinion publique.
En conséquence, le 23 mars 1931, la censure est
finalement abolie, les libertés d’association et de réunion
établies, des élections municipales organisées le 12 avril.
Les résultats témoignent du fait que la bourgeoisie a abandonné le régime : les monarchistes obtiennent 40 324 élus municipaux et 10 mairies de capitales de province, contre respectivement 36 282 et 37 pour les républicains et les socialistes (67 et 0 pour les communistes), alors qu’en Catalogne les forces régionalistes obtiennent plus de 4000 élus, contre moins de 350 pour les socialistes et les monarchistes.
Les élections espagnoles de 1931
Il y a ainsi trois blocs :
– les campagnes féodales soutenant la monarchie,
avec les forces féodales, traditionalistes, conservatrices,
libérales conservatrices ;
– les villes soutenant la République, avec les
socialistes, les radicaux, la droite libérale républicaine ;
– la Catalogne choisissant la voie de l’autonomie,
portée par une bourgeoisie florissante et une gauche républicaine
très puissante.
Dans ce contexte, la féodalité est obligée de reculer : le Roi quitte le pays afin d’éviter son implosion, sans pour autant abdiquer. En conséquence, la république est proclamée, la Catalogne devenant une « généralité », c’est-à-dire une province autonome.
Drapeau de la seconde république espagnole
Cette république se veut libérale et sociale, se
désignant comme « République démocratique de
travailleurs de toute nature, organisée sous le régime de la
Liberté et de la Justice » ; elle profite des succès
électoraux républicains.
Dans la foulée de la chute du régime, ce sont en
effet les modernistes et les réformistes sociaux qui prédominent.
De plus, les élections accordaient une prime au gagnant en termes de
sièges de députés, privilégiant les coalitions, et donc la
coalition républicaine.
Armoirie de la seconde république espagnole
Malgré l’instabilité parlementaire, on peut considérer qu’aux élections parlementaires de juin – novembre 1931, pour l’assemblée constituante, le PSOE obtient 24,5 % des sièges, la parti républicain radical 19,1 %, le parti républicain radical socialiste 13 %, Action Républicaine 5,5 %, la droite libérale républicaine 5,3 %.
On aurait tort cependant de penser que le
processus fut linéaire et le succès définitif. Les trois blocs
vont continuer à s’affronter : c’est leur rapport qui détermine
ce que va être la guerre d’Espagne.
C’est d’ailleurs un dirigeant de la droite
libérale républicaine, Niceto Alcalá-Zamora, qui devint en juin
premier ministre, démissionnant en novembre pour s’opposer à la
séparation de l’Église et de l’État, mais devenant président de
la république en décembre, et ce jusqu’en 1936.
La seconde république espagnole se pose dès le départ comme un savant équilibre entre les trois blocs, espérant que les avancées permettraient de dépasser les contradictions.
L’armée avait un rôle essentiel dans l’État espagnol, servant de colonne vertébrale à un régime caractérisé par la toute-puissance des caciques locaux. C’est la raison pour laquelle le général Miguel Primo de Rivera (1870-1930), capitaine général de Catalogne, organisé un pronunciamiento, c’est-à-dire un coup d’État militaire.
Dans son Manifeste « au pays et à l’armée », le 13 septembre 1923, Primo de Rivera appela à se débarrasser de « la propagande communiste impunie », de « l’impiété et de l’inculture », de « l’indiscipline sociale », de « la justice influencée par la politique ». Par conséquent, c’est un directoire militaire qui prend le contrôle du pays, pendant deux ans, puis un directoire civil.
L’annonce du coup d’État du général Miguel Primo de Rivera en 1923 à Madrid
Miguel Primo de Rivera met en place une société
de type corporatiste, notamment au niveau municipal, avec à chaque
fois des représentants militaires comme délégués représentant
l’État. C’était une réorganisation de la domination féodale,
par l’intermédiaire d’une réimpulsion, d’une modernisation au moyen
du corporatisme.
L’Unión Patriótica, seul mouvement
autorisé, était ouvert à tous les gens « de bonne
volonté » ; Miguel Primo de Rivera le définira
comme « un parti central, monarchique, tempéré et
sereinement démocratique ». La démarche était de
régénérer le pays, selon la perspective social-chrétienne
traditionnelle, de manière cléricale-autoritaire s’il le fallait.
En pratique, tous les secteurs de l’économie
étaient régulés administrativement, au moyen d’organismes
corporatistes liées au Consejo de Economía Nacional ;
le régime privilégia également l’autarcie, avec le protectionnisme
comme moyen d’éviter la concurrence et les crises.
Une Organización Corporativa Nacional fut aussi mise en place pour gérer les conditions de travail et les encadrer dans le sens du régime ; de fait, dès le départ, les grèves passèrent, de 1923 à 1924, de 495 à 165, de 1,2 million de grévistes à 529 000.
Miguel Primo de Rivera et le roi, en février 1925
Dans les secteurs demandant de lourds moyens,
comme les infrastructures, les transports, l’État intervint
directement, transformant le pays en capitalisme monopoliste d’État.
9 455 kilomètres de routes sont construites en six ans, contre 2 756
seulement les cinq années précédentes ; l’irriguation fut
développée afin de renforcer la production agricole restée
féodale.
Le régime subventionna la Transmediterránea et la Transatlántica, forma la Compañía telefónica nacional en concédant le secteur du téléphone à l’américain ITT en partenariat avec des fonds espagnols, sous supervision de l’État. Il nationalisa le secteur du pétrole (importation, distribution, vente) pour former la société CAMPSA appartenant aux différentes banques espagnoles, remit le monopole du tabac marocain à l’homme d’affaires espagnol Juan March.
Le symbole de l’Unión Patriótica
La ligne était cependant plus subtile qu’il n’y
paraît, au-delà d’une démarche ultra-conservatrice, exprimant les
intérêts directs de la féodalité devenant monopoliste. En effet,
la bourgeoisie catalane a, initialement, ouvertement soutenue
l’initiative. La féodalité savait qu’elle devait conjuguer des
forces anciennes et nouvelles pour se maintenir.
Il y a ici une alliance de fond, dans l’esprit
d’une modernisation, par l’alliance entre les grands propriétaires
terriens et la haute bourgeoisie d’affaires, sous l’égide de
l’armée. Cela se fit surtout aux dépens de la CNT, qui pendant
toute la dictature de Miguel Primo de Rivera – soit jusqu’en 1930 –
fut pratiquement démantelée par « l’état de guerre »
mis en place, et contre le Parti Communiste d’Espagne en tant que
fraction démocratique la plus avancée idéologiquement.
En pratique, le développement tant de la CNT que
du PCE était « gelé ». Le régime tenta également,
pour ce faire, d’avoir des rapports qui ne soient pas trop hostiles
avec l’UGT et même le PSOE, par l’intermédiaire de leur dirigeant
Julián Besteiro.
Le plan échoua cependant devant la résistance de la base du PSOE ; la dévaluation de la monnaie acheva également de briser l’alliance féodalité – haute bourgeoisie d’affaires, de par la pression de la bourgeoisie en général. Le régime devait se transformer et céda la place à la Seconde République. Les années 1920 étaient l’expression d’une crise générale, qui devait inévitablement se résorber.
La réaction avait dû accorder en 1869 une
constitution libérale ; avec l’échec de la République, la
constitution de 1876 qui la remplace rétablit un ordre
particulièrement autoritaire.
C’est l’armée qui a rétabli la dynastie des Bourbons et placé Alphonse XII sur le trône ; à côté de la chambre des députés, avec élections au suffrage universel pour les hommes, on a un sénat résolument féodal, composé de la famille royale, des grandes familles aristocratiques, des plus hauts responsables ecclésiastiques, des dirigeants de l’armée, des plus hauts membres de l’administration, ainsi que de personnes nommés à vie par le roi et de membres élus au suffrage indirect par les grands corps d’État et les plus riches contribuables.
Alphonse XII et la reine Marie-Christine
On a ainsi un système féodal renouvelé, où prédominent les « caciques », des figures féodales locales ayant pratiquement tout pouvoir décisionnaire.
Le pays n’était ainsi pas unifié culturellement et économiquement, maintenant une sorte de localisme et d’éloge du particularisme, alors que de toutes manières l’État central, tout à fait arriéré, apparaissait uniquement comme une force bureaucratique.
Le régime est logiquement particulièrement
faible ; il ne peut pas maintenir ses colonies, perdant les
dernières qu’il possédait en 1889 (Cuba, Puerto Rico et les
Philippines), échouant dans sa tentative de colonisation du Nord du
Maroc (1909-1925).
Sa tentative de pressuriser la bourgeoisie amène à un affrontement avec sa partie catalane, zone où le capitalisme est le plus dynamique ; en 1898, 150 corporations de Catalogne pratiquent pendant trois mois une fermeture des caisses, refusant de payer les impôts.
Cet affrontement fait de la Catalogne la région-phare de l’affrontement avec le féodalisme ; les œuvres de l’architecte Antoni Gaudí (1852-1926) témoigne de cet esprit national.
La Casa Batlló à Barcelone, réalisé de 1904 à 1906, conçu par l’architecte Antoni Gaudí.
Le « modernisme » de la bourgeoisie catalane, associé au rejet du centralisme d’un État considéré comme parasitaire (car en fait féodal), donna un vigoureux élan à l’anarchisme, idéologie prônant l’autogestion et l’anticléricalisme, dans un esprit individualiste.
L’anarchisme catalan développa même une telle
dynamique qu’il put canaliser l’ensemble des révoltes s’étant
développées dans la seconde partie du XIXe siècle. Les révoltes
paysannes avaient pris un élan spontané, exigeant l’indépendance
sociale et basculant ainsi déjà facilement dans les thèses
anarchistes.
Les paysans sans terre d’Andalousie, notamment,
affrontaient vigoureusement les propriétaires terriens ; un
exemple connu fut la révolte de Jerez en 1892, 4 000 paysans prenant
en armes la ville en revendiquant l’anarchie, alors qu’après la
répression qui s’ensuivit, une tentative d’attaque à la bombe fut
faite contre le général Martinez Campos.
La Confederación Nacional del Trabajo (Confédération Nationale du Travail) fut le prolongement de cette intense activité anarchiste commençant dans les années 1870 et connaissant donc toutes les variantes : pacifistes, partisans de la propagande armée, syndicalistes. La CNT fut en tant que tel le produit du courant anarcho-syndicaliste ; fondée en 1911, elle se développa dès la seconde moitié des années 1910, avec pas moins de 700 000 adhérents.
L’emblème de la CNT, avec Hercule et le lion de Némée
Une des grandes raisons fut que la CNT ne
s’organisa pas uniquement en métiers, en branches, comme son
concurrent social-démocrate l’UGT, mais comme syndicat unique. Une
autre raison est que l’anarchisme transportait avec lui une violence
qui permettait de se confronter aux traditions féodales que, en
pratique, la social-démocratie évitait par incompréhension de la
situation du pays.
La CNT était un syndicat combatif ; sa grève de quatre jours, dite La Canadiense, à l’entreprise électrique Barcelona Traction, Light and Power Company limited, appartenant à une banque canadienne, paralysa l’économie et fut un acte majeur pour obtenir la journée de huit heures de travail.
Rassemblement lors de la grève de 1919 de La Canadiense
Le mouvement anarchiste disposait même de
pistoleros, rendant coup pour coup aux assassins payés par la
bourgeoisie industrielle et ceux des « Syndicats Libres »
liées aux forces catholiques et monarchistes, avec en arrière-plan
pas moins de 300 assassinats politiques durant ce qui fut appelé les
« anos del pistolerismo ». Les premiers
ministres Eduardo Dato Iradier, en 1921, Canalejas, en 1912 et
Antonio Cánovas del Castillo, en 1898, périrent sous des balles
anarchistes.
Parallèlement eurent lieu des soulèvement
paysans violents, inspirés par la révolution bolchevique dans le
Sud du pays, du printemps 1918 au printemps 1920 et appelés
« Trienio Bolchevique ».
Le mouvement était pourtant bien éloigné de la social-démocratie. A certains égards, le mouvement ouvrier était, malgré l’arriération économique du pays, assez conscient et puissant pour fonder un Partido Socialista Obrero Español (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) en 1879, ainsi que, neuf ans plus tard, un syndicat, l’Unión General de Trabajadores – Union Générale des Travailleurs. Le PSOE fit même partie des membres fondateurs de la seconde Internationale, regroupant les membres internationaux de la social-démocratie.
A la différence cependant de l’Allemagne, de l’Autriche et de la France, la classe ouvrière espagnole n’était pas aussi développée, et par conséquent faible numériquement. L’UGT n’avait que 35.000 affiliés en 1908, 127.000 en 1914 ; le dirigeant du PSOE, Pablo Iglesias, n’arriva au parlement qu’en 1910.
Antonio García Quejido, dirigeant de l’UGT à la fin du XIXe siècle, par la suite responsable de l’organe du PSOE El Socialista, en première ligne pour la fondation du Parti Communiste d’Espagne
Ce fut la révolution de 1917 qui
bouleversa la donne. Les bolcheviks avaient fait un appel aux
révolutionnaires d’Espagne, principalement à la gauche du PSOE et
ce dernier tenta, à la suite de son congrès de décembre 1920, de
maintenir une ligne d’appartenance à la seconde Internationale et de
soutien à la troisième, appelant à l’unité.
De son côté, la Fédération de la Jeunesse
Socialiste (FJS) appela de son côté à rejoindre la troisième
Internationale.
Finalement, en février 1920, 1000 des 5000
membres de la FJS fondèrent le Parti Communiste d’Espagne, qui resta
cependant insignifiant, tant numériquement que de par son influence
idéologique et culturelle.
Le PSOE, qui était passé la même années à 53
000 membres, contre 16 000 l’année précédente, envoya alors un
délégué à Moscou, à une réunion de l’Internationale Communiste,
ce que firent également la CNT et le PCE. Seul le PCE reconnut les
règles de la IIIe Internationale, le PSOE et la CNT les rejetant.
Pourtant, ni la CNT, ni le PSOE et l’UGT, ni le PCE n’étaient en mesure de faire face à la crise de régime aboutissant à une dictature militaire.
La guerre d’Espagne a été un des grands
événements du XXe siècle ; depuis notre pays, nous avons
assisté pratiquement aux premières loges à cette grande bataille
entre d’un côté les forces conservatrices et fascistes, de l’autre
les forces républicaines et démocratiques.
Pour comprendre la signification de cette guerre,
qui a tellement marqué les esprits, il faut saisir la nature de
l’Espagne à cette époque. Ce pays a connu une histoire
particulièrement tourmentée, en raison des succès de la féodalité
suite à sa « découverte » de l’Amérique, et par
conséquent l’absence de révolution bourgeoise démocratique comme
en France.
Cette évolution contre-nature est à la base même
des terribles contradictions de la société espagnole, qui
aboutirent justement en la situation débouchant sur la guerre
d’Espagne.
Voici comment Friedrich Engels présente
la contradiction propre à l’évolution de la féodalité espagnole :
« A quel point, à la fin du XVe siècle, la féodalité est minée et rongée intérieurement par l’argent, la soif d’or qui s’empara à cette époque de l’Europe occidentale en donne une démonstration éclatante.
C’est l’or que les Portugais cherchaient sur la côte d’Afrique, aux Indes, dans tout l’Extrême-Orient ; c’est l’or le mot magique qui poussa les Espagnols à franchir l’océan Atlantique pour aller vers l’Amérique ; l’or était la première chose que demandait le Blanc, dès qu’il foulait un rivage nouvellement découvert.
Mais ce besoin de partir au loin à l’aventure, malgré les formes féodales ou à demi féodales dans lesquelles il se réalise au début, était, à sa racine déjà, incompatible avec la féodalité dont la base était l’agriculture et dont les guerres de conquête avaient essentiellement pour but l’acquisition de la terre.
De plus, la navigation était une industrie nettement bourgeoise, qui a imprimé son caractère antiféodal même à toutes les flottes de guerre modernes. »
La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie
L’Espagne est donc une féodalité triomphante,
mais cela ne saurait exister et il y a donc un capitalisme qui se
développe de manière désarticulée, à travers la féodalité
elle-même. Toutefois, la colonisation n’est pas la seule raison pour
laquelle l’Espagne s’est empêtrée dans la féodalité.
En effet, on se souvient que la péninsule ibérique avait subi en grande partie une conquête et une domination arabo-musulmane pendant une longue période. De 711 à 1492, Al-Andalus a été un territoire dont la « reconquête » a été le grand objectif des forces féodales espagnoles qui, une fois le terrain regagné, ont systématisé une répression idéologique et culturelle massive.
L’idéologie catholique a donc triomphé en Espagne avec une profonde dimension baroque et une très vaste mobilisation des masses. La force de la réaction est telle que lorsque Ferdinand VII décéda en 1833 et que sa fille lui succéda, cela fut prétexte à un mouvement ultra-conservateur, qu’on appelle les « carlistes », qui exigea que ce soit le frère du roi, Charles (Carlos en espagnol), qui lui succède. Les carlistes se maintinrent pendant plus d’un siècle comme courant « ultra ».
L’Espagne n’a donc pas connu de révolution
bourgeoise démocratique comme en France ; la tentative
d’instaurer une république échoua rapidement, la première
république n’existant que de février 1873 à décembre 1874.
C’est durant cette période éphémère que
Friedrich Engels, dans un article intitulé La République
en Espagne, présente la situation, en mars 1873 :
« Mais pour que cette lutte de classe entre
bourgeoisie et prolétariat ait une issue décisive, il faut que les
deux classes soient suffisamment développées dans le pays concerné,
du moins dans les grandes villes.
En Espagne, ce n’est le cas que dans certaines parties du
pays. La grande industrie est relativement développée en Catalogne
; en Andalousie et dans quelques autres régions prédominent la
grande propriété foncière et la culture extensive —
propriétaires terriens et salariés ; sur la plus grande partie du
territoire, petite paysannerie dans les campagnes, artisanat et petit
commerce dans les villes.
Les conditions pour une révolution prolétarienne y sont
encore relativement peu développées, et c’est précisément pour
cette raison qu’il y a encore énormément à faire en Espagne pour
une république bourgeoise. Elle a ainsi avant tout la tâche de
déblayer le théâtre pour la lutte de classe à venir.
En premier lieu, il faut dans ce but abolir l’armée
et installer une milice populaire.
Géographiquement, l’Espagne est si heureusement située
qu’elle ne peut être attaquée sérieusement que par un seul voisin,
et cela encore que sur le front étroit des Pyrénées ; un front qui
ne fait même pas un huitième de son périmètre total.
En plus, les conditions topographiques sont telles
qu’elles présentent autant d’obstacles à la guerre de mouvement des
grandes armées qu’elles offrent de facilités à la guerre populaire
irrégulière.
Nous l’avons vu sous Napoléon qui envoya à certains
moments jusqu’à 300.000 hommes en Espagne, lesquels échouèrent
toujours devant la tenace résistance populaire. ; nous l’avons vu
d’innombrables fois depuis et le voyons encore aujourd’hui à
l’impuissance de l’armée espagnole contre les quelques bandes de
carlistes dans les montagnes.
Un tel pays n’a pas de prétexte pour une armée. En même
temps, depuis 1830, l’armée n’a été en Espagne que le levier de
toutes les conspirations de généraux qui renversent tous les deux
ou trois ans le gouvernement par une révolte militaire, pour placer
de nouveaux voleurs à la place des anciens.
Dissoudre l’armée espagnole signifie libérer l’Espagne
de la guerre civile. Ce serait donc la première exigence que les
travailleurs espagnols auraient à poser au nouveau gouvernement.
L’armée supprimée, disparaît aussi la raison
principale pour laquelle notamment les Catalans réclament une
organisation fédérale de l’État.
La Catalogne révolutionnaire, pour ainsi dire la grande
banlieue ouvrière de l’Espagne, a, jusqu’à maintenant, toujours été
opprimée par de fortes concentrations de troupes, comme Bonaparte et
Thiers opprimèrent Paris et Lyon.
C’est pourquoi les Catalans ont réclamé la division de
l’Espagne en États fédéraux à administration autonome. Si l’armée
disparaît, la principale raison de cette exigence disparaît ;
l’autonomie pourra fondamentalement s’obtenir sans la destruction
réactionnaire de l’unité nationale et sans la reproduction d’une
Suisse en plus grand.
La législation financière espagnole va, du début à la
fin, à l’encontre du bon sens, tant en matière de fiscalité
intérieure qu’en ce qui concerne les taxes douanières. Ici, une
république bourgeoise pourrait faire beaucoup.
Même remarque en ce qui concerne la confiscation de la
propriété foncière de l’Église, propriété souvent confisquée,
mais toujours reconstituée, et enfin avant tout en ce qui concerne
les voies de communication qui nulle part ailleurs n’ont plus besoin
de rénovation qu’ici.
Quelques années de république bourgeoise, calme,
prépareraient en Espagne le terrain pour une révolution
prolétarienne d’une manière qui devrait surprendre même les
travailleurs espagnols les plus progressistes.
Au lieu de réitérer la farce sanglante de la dernière
révolution, au lieu de faire des révoltes isolées, toujours
faciles à réprimer, espérons que les travailleurs espagnols
utiliseront la république pour s’unir plus fermement et s’organiser
en vue de la révolution à venir, d’une révolution qu’ils
domineront.
Le gouvernement bourgeois de la nouvelle république ne
cherche qu’un prétexte pour écraser le mouvement révolutionnaire
et fusiller les travailleurs, comme le firent les républicains Favre
et consorts à Paris. Puissent les travailleurs espagnols ne pas leur
donner ce prétexte ! »
De manière visionnaire, Friedrich Engels a vu
l’importance de l’armée et son intervention systématique en faveur
de la réaction, empêchant toujours l’avènement de la république
bourgeoise elle-même.
La bourgeoisie, arrivant tard, craint la révolution sociale et bascule, de fait comme en Allemagne, aisément dans le camp de la réaction, fut-il féodal et clérical. C’est précisément cette situation qui est au cœur de la guerre d’Espagne.
La révolution française était ainsi sur le plan
du contenu bien plus proche d’Henri IV, de par les forces sociales en
action. Le grand paradoxe est que le protestantisme fut
utilisé pour moderniser l’appareil d’État, contre les forces
anciennes de la féodalité, mais que le protestantisme fut abandonné
par pragmatisme.
Henri IV se plaçait clairement au-dessus des
religions et il ne reconnaissait leur existence que dans une logique
pratique. En ce sens, il annonce absolument Richelieu. Il
développe l’économie politique de la monarchie absolue et il
contribue à donner à la culture politique française le culte du
sens politique, du « flair ».
Le catholicisme était, en tout cas,
clairement pour qu’Henri IV bascule dans la répression sanglante des
protestants. La pression catholique en faveur du massacre des
protestants ne cessera jamais. En ce sens, l’Édit de Nantes n’a
été qu’un compromis temporaire, qui n’a jamais été accepté par
l’Église catholique.
La suppression des protestants n’aura pourtant pas
lieu, pour toute une période, le développement de la monarchie
absolue stabilisant le régime pour quatre-vingt ans. Ce n’est que
quand la monarchie absolue atteindra son apogée que le
protestantisme sera supprimé, comme toutes les forces sociales
s’opposant au pouvoir royal, à l’État forgé depuis François Ier.
Il en ira ainsi plus d’une logique de
modernisation étatique que d’une volonté de rendre catholique tout
le pays, même si justement l’unité catholique, en même temps,
correspond aux attentes d’unification complète de la monarchie
absolue.
Il ne faut donc pas s’étonner que le catholicisme
a toujours cherché à provoquer les événements, comme avec le
fameux assassinat d’Henri IV, le 14 mai 1610, par François
Ravaillac. Il fut présenté comme ayant agi seul, mais cela
participe au minimum à toute une tendance catholique ultra. Il y eut
d’ailleurs pas moins de 18 tentatives d’assassinat contre Henri IV.
Comment s’étonner de cela, alors qu’en juin 1591, les bulles papales affichées sur Notre-Dame de Paris affirmaient « l’excommunication contre les prélats, les nobles et les gens du Tiers qui s’obstineraient à rester fidèles à l’hérétique ».
Le catholicisme, en tant que force féodale de la
première période, celle de l’âge roman puis de l’âge
gothique, ne pouvait que craindre la force féodale de la seconde
période, la monarchie absolue.
La monarchie absolue était le processus
inévitable, produit par le triomphe d’une faction féodale contre
les autres, appuyée par le développement des échanges économiques,
la formation d’un marché national, et donc d’une bourgeoisie
nationale.
L’Édit de Nantes ne fut donc pas l’expression subjective de la monarchie absolue tendant à affirmer l’unité culturelle au-delà des religions. Il faut se tourner vers l’Inde, avec Ashoka ou encore le Sul-e-Kuhl, pour voir la monarchie absolue essayer d’outrepasser les différences religieuses, dans un sens progressiste.
Chez Henri IV, l’Édit de Nantes ne fut qu’une nécessité tactique. Les catholiques et les protestants se battaient pour l’État. Sans l’Édit de Nantes, il n’y avait plus d’État. Mais cet État ne pouvait être porté ni par le catholicisme réactionnaire, ni par le trop faible protestantisme. La monarchie absolue pouvait émerger, s’appuyant sur le plus fort, profitant du plus faible, pour unifier les territoires et faire entrer la France, nouvelle nation en tant que telle, dans une nouvelle étape culturelle.
Au moment de l’Édit de Nantes, le régime
est pacifié, d’une manière telle que les esprits en sont
durablement frappés. Dans son Théâtre d’agriculture et
ménage des champs, Olivier de Serres y parle d’une population
qui « demeure en sûreté publique, sous son figuier,
cultivant sa terre, comme à vos pieds, à l’abri de Vôtre Majesté,
qui a à ses côtés la justice et la paix ».
Une formule d’Henri IV passa à la postérité,
donnant de lui une image paternaliste, celle d’un souverain soucieux
de son peuple :
« Si Dieu me prête vie, je ferai qu’il n’y aura
point de laboureur en mon royaume qui n’ait les moyens d’avoir le
dimanche une poule dans son pot ! »
Dans un ouvrage publié peu après la mort d’Henri
IV, Les amours du Grand Alcandre, l’un de ses propos
est rapporté de la manière suivante :
« un sage roi estant comme un habile apothicaire qui,
des plus meschans poisons compose d’excellens antidotes, et des
vipères en fait de la thériaque. »
Henri IV fait l’éloge du savoir-faire politique : lui-même fut protestant converti au catholicisme pour devenir roi, mais cela ne l’empêche nullement de mener la vie décadente typique des rois de la première période de la monarchie absolue. Dans une même veine pragmatique, n’ayant pas d’enfant, il annule son premier mariage, pour se remarier avec Marie de Médicis, la plus riche héritière en Europe à ce moment-là.
Entourage de Toussaint Dubreuil (1561–1602), Henri IV en Hercule terrassant l’hydre de Lerne
La situation est tellement favorable à la
monarchie absolue qu’Henri IV peut se permettre d’accélérer les
travaux du Louvre, des châteaux de Saint-Germain et de
Fontainebleau, contribuant à former un nouveau réseau de rues et de
places pour Paris. Il est à l’origine du Pont Neuf, de la Place
Royale, qui deviendra la place des Vosges, ainsi que de la place
Dauphine, prévue pour être entourée de commerces aux
rez-de-chaussée de blocs d’habitation.
Il programma la fondation de plusieurs
institutions telles qu’une bibliothèque à l’usage des savants
ou une académie encyclopédique intégrant un jardin botanique et un
théâtre d’anatomie. Il fait en sorte que les sculpteurs soient
français, et non plus italiens.
L’impact culturel fut de très grande ampleur et
le plus grand symbole en est que le roman le plus célèbre du XVIIe
siècle, l’Astrée, fut dédié par son auteur Honoré
d’Urfé, à Henri IV, ce « grand Roi, la valeur et la
prudence duquel l’a rappelé le Ciel en terre pour le bonheur des
hommes ».
Astrée est à l’époque une femme
présentée avec des épis de blé dans les cheveux, une corne
d’abondance dont sortent des fruits et des fleurs. On retrouve dans
le roman la figure très symbolique d’Alcippe : père de Céladon qui
est l’amant d’Astrée, il a passé une vie houleuse de chevalier
errant avant de devenir berger et fermier, avec son « épée
en coutre [fer du soc de la charrue] pour ouvrir la terre et non pas
le flanc des hommes ».
On a là le symbole de la pacification et du progrès permis par la monarchie absolue. Un autre exemple est Le Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois triomphant du jésuite André Valladier, qui présente en 1600 le triomphe à l’antique du roi. Henri IV est assimilé à son ancêtre Hercule – avec même une pseudo-généalogie fournie pour l’occasion – avec une épée oscillant entre une massue et le caducée de Mercure qui symbolise la paix.
Le Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois triomphant
On ici l’établissement de la monarchie absolue de
manière solide, et il est intéressant de voir comment ce
redémarrage historique a pu être littéralement stylisé sous la
forme d’un âge d’or pour l’économie, la paix et la tolérance.
Ainsi, en 1723, Voltaire se lancera
également dans un éloge d’Henri IV, avec un poème en dix parties
intitulé La Henriade. Il fut dédié à la reine
d’Angleterre Elisabeth, Louis XV yant refusé l’œuvre, tout en
envoyant deux mille écus pour aider Voltaire.
Après la révolution française, au moment
de la restauration, la période royale d’Henri IV fut présentée
comme un âge idéal, comme un contre-modèle en apparence, puisque
l’économie et la tolérance étaient également des valeurs au cœur
des Lumières et de la révolution française.
A cet effet, une chanson du XVIe siècle fut
reprise, son texte modifié. La mélodie provient d’un chant
populaire de Noël et à une danse appelée « Les
Tricotets ». Voici le texte original de la chanson connue
sous le nom de « Vive Henri IV » :
« Vive Henri quatre Vive ce Roi vaillant Ce diable
à quatre A le triple talent refrain De boire et de
battre Et d’être un vers galant De boire et de battre Et
d’être un vers galant
Au diable guerres Rancunes et partis Commes nos
pères Chantons en vrais amis refrain Au choc des
verres Les roses et les lys Au choc des verres Les roses et
les lys
Chantons l’antienne Qu’on chant’ra dans mille ans Que
Dieu maintienne En paix ses descendants refrain Jusqu’à
c’e qu’on prenne La lune avec les dents Jusqu’à c’e qu’on
prenne La lune avec les dents
Vive la France Vive le roi Henri Qu’à Reims on
danse En disant comme Paris refrain Vive la
France Vive le roi Henri Vive la France Vive le roi Henri »
Voici le texte de la chanson à la restauration :
« Fils d’Henri quatre, O Louis ! ô mon Roi ! S’il
faut se battre, Nous nous battrons pour toi ; En vrai diable à
quatre, Je t’en donne ma foi.
Vive Alexandre ! C’est l’ami des Bourbons ; C’est
pour nous rendre Un roi que nous aimons, Qu’il vient nous
défendre, Avec ses escadrons.
Bon Roi de France, Si longtemps attendu, La
Providence Enfin nous a rendu La paix, l’espérance, Cela
nous est bien dû.
Toi, d’Angoulême, Fille de tant de Rois ; La vertu
même. Mille échos, mille voix Disent que l’on t’aime Comme
on aime d’Artois.
Chant d’allégresse, Chant du coeur, chant
d’amour, Redis sans cesse, Et redis nuit et jour Que dans
notre ivresse Nous chantons leur retour. »
Des vers furent également ajoutés en l’honneur
de Louis XVIII :
« Du fils de France Sur nous l’étoile luit ; C’est
la clémence Qui vers nous le conduit : La paix le devance, Et
le bonheur le suit.
A ce bon maître Notre cœur appartient, Pour nous
soumettre, Par l’amour il nous tient. Henri va renaître Dès
que Louis revient.
Elle est tarie La source des malheurs. O ma patrie
! Mets fin à tes douleurs ; La main de Marie Vient essuyer
tes pleurs.
Comme Antigone, Doux appui de son Roi, Loin de son
trône Elle bannit l’effroi. Du Dieu qui la donne, France,
bénit la loi. »
Ces paroles sont très hypocrites, puisque la restauration mettait en avant une monarchie autocratique fondamentalement liée au catholicisme, dans un esprit ultra-réactionnaire. Henri IV mettait quant à lui en avant une monarchie absolue dont le cœur est politique et dont la base sert en pratique précisément la bourgeoisie.
La question du pouvoir d’État était bien entendu
fondamentale, au-delà des réformes économiques, même si bien sûr
les deux sont dialectiquement liées puisque Henri IV apparaît comme
celui qui historiquement doit résoudre la crise de croissance de la
monarchie absolue.
Une figure essentielle fut ici le protestant
Maximilien de Béthune, duc de Sully (1559-1641), qui fut extrêmement
proche d’Henri IV et dont une phrase est ici très connue :
« Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la
France est alimentée, les vraies mines et trésors du Pérou. »
On a là une logique qui est celle, non pas de la colonisation féodale comme menée par l’Espagne en Amérique, mais de la valorisation des richesses nationales. Ici, on a une démarche typiquement protestante et on ne sera guère étonné que des capitaux venus des Pays-Bas, place-forte du capitalisme et du protestantisme, furent utilisés pour assécher une partie du marais poitevin, au moyen d’ingénieurs flamands protestants réfugiés.
Maximilien de Béthune (1559-1641), duc de Sully, peinture de l’école française du XVIe siècle
Sully fit en sorte d’unifier le marché national,
en supprimant une quantité importante de péages, en permettant la
liberté du commerce des grains, en organisant un réseau de voies de
communication, notamment par des canaux tel que celui de Briare
reliant la Seine à la Loire. À ce titre, il était grand voyer de
France : responsable des routes, il organisa leur réfection et fit
planter des ormes aux bords des routes en prévision des besoins de
la marine.
Car Sully s’occupait également des questions
militaires. Surintendant des fortifications et grand maître de
l’artillerie de France, il se chargea de cumuler les armes et
munitions dans l’arsenal, ainsi que de fortifier les défenses aux
frontières. Lui-même avait participé auparavant à toutes les
batailles protestantes, étant plusieurs fois blessé.
C’est à ce titre que Henri IV lui confia ses responsabilités, ayant une totale confiance en lui, le nommant également surintendant des finances, pour surveiller les comptes.
On est ici tellement dans une démarche d’appareil d’État que, alors qu’il était protestant lui-même, Sully conseilla à Henri IV de se convertir au catholicisme et joua un rôle pour convaincre des responsables catholiques de la Ligue de soutenir le pouvoir royal.
Oeconomies d’Estat, oeuvre de 1639 de Sully
C’est là particulièrement significatif du rôle
joué par Henri IV. De fait, ce dernier mit au pas les institutions
ayant profité de la guerre des religions pour s’émanciper du
pouvoir royal : les échevinages, les états provinciaux, les cours
souveraines, les corps intermédiaires, des collèges d’officiers,
des assemblées d’ordre.
Il fit également en sorte de se procurer des
revenus en modifiant le statut de la « noblesse de robe »,
c’est-à-dire les postes administratifs permettant de s’intégrer aux
institutions. L’hérédité des offices ne fonctionnait qu’avec une
résignation quarante jours auparavant ; une taxe annuelle valant le
soixantième de la valeur de l’office permit d’outrepasser cela.
Cela rapporta un million de livres, notamment avec
un groupe de financiers protestants. De 1596 à 1635, le prix moyen
d’une charge de conseiller au parlement de Paris passa de 10 000 à
120 000 livres.
Henri IV fit en sorte de briser les rapports de
soumission au sein de l’aristocratie, qui formaient un clientélisme
opposé à la monarchie absolue. Il arracha aux gouverneurs les
pouvoirs non militaires, c’est-à-dire politiques, financiers et
judiciaires. Il plaça ses hommes dans les places fortes les plus
importantes.
Il retira au connétable le commandement des armées, ainsi qu’au colonel général de l’infanterie, Jean-Louis de Nogaret, duc d’Epernon, le choix et la promotion d’une partie des officiers.
Frans Pourbus le Jeune (1569–1622), Buste de Henri IV portant la croix du Saint-Esprit
La haute noblesse tenta de saboter le processus,
ce qui exigea des réponses militaires. Une opération fut également
menée en 1605 dans le Limousin contre les vassaux du duc de
Bouillon, puis contre ce dernier à Sedan, où une garnison royale
s’installe en 1606.
Mais c’est surtout en 1602 la conjuration de l’un
de ses proches, Charles de Gontaut, duc de Biron, pair et maréchal
de France, appuyé par l’Espagne, qui eut le plus de retentissement.
Le pape fut très inquiet de cette opération de
déstabilisation réalisée alors que la monarchie absolue semblait
revenue pour de bon dans le giron catholique. Il dénonça vivement
le duc de Biron – qui fut exécuté à la Bastille – et l’Espagne
fut critiquée par un rapprochement avec la France.
C’était là un coup de maître politique,
renforçant la monarchie absolue mais montrant bien le caractère
relatif de l’édit de Nantes.
Dès 1603, Henri IV autorise le retour
des jésuites en France ; le Vatican, de son côté,
accorde une dispense de consanguinité à la soeur d’Henri IV,
Catherine de Bourbon qui est protestante, reconnaissant son mariage
avec le duc de Bar, fils du duc de Lorraine et catholique.
En 1604, le cardinal Del Bufalo, nonce en France,
intervient comme intermédiaire entre la France et l’Espagne pour en
terminer avec une guerre des tarifs. Henri IV fit don en 1604 de
l’abbaye de Clairac, le Vatican plaçant en 1608 une statue d’Henri
IV sous le porche de la cathédrale de Rome. Entre-temps, en 1605,
c’est le cardinal de Florence, pro-francais, qui devient le pape Léon
XI.
La monarchie absolue dépassait sa crise, relançant le processus de son affirmation comme plus haut développement de la féodalité, permettant à la nation d’exister par le marché et par là renforçant la bourgeoisie.
L’Édit de Nantes fut le point de
départ du rétablissement de l’ordre royal, ce qui signifie pour la
population principalement la remise en ordre de l’agriculture, et
pour la bourgeoisie la possibilité de produire et de commercer.
Ce rétablissement de l’ordre, à ce moment de
l’histoire de France, signifie le renforcement de la base nationale,
par le renforcement du marché national s’étant développé et ayant
permis à François Ier d’apparaître comme figure
historique.
La guerre des religion en France apparaît historiquement non pas comme une crise propre à la féodalité comme ce fut le cas dans les vastes guerres hussites et les luttes de classes immenses qu’elles exprimaient, mais comme une crise de croissance propre à l’émergence de la monarchie absolue.
Henri IV et la famille royale : son épouse Marie de Médicis et ses quatre enfants Louis XIII, Élisabeth, Christine et Monsieur d’Orléans.
Les guerres hussites sont apparues au
début du processus d’émergence de la monarchie absolue, les guerres
de religion en France à la fin de celui-ci.
La tâche historique d’Henri IV est la remise
en place de la base ayant permis les avancées jusqu’à présent, que
la guerre de religion, telle une crise de croissance, avait
troublées.
L’économie tournait, en effet, au ralenti en
raison des guerres de religion, des brigands qui profitaient
massivement de la situation, de la peste bubonique notamment dans les
villes en Picardie et en Champagne. L’autodéfense paysanne face aux
brigands pouvait également se tourner contre l’aristocratie ou le
pouvoir royal, s’opposant par la force aux impôts.
L’une des mesures les plus importantes fut une
décision de mars 1595 faisant qu’on ne pouvait plus confisquer aux
laboureurs endettés la culture, les animaux et les instruments.
C’était là une logique relevant d’une conception indéniablement
calviniste du travail, une mesure similaire étant préconisée
par Jean Calvin.
En 1596, Henri IV décida également l’abandon de
la perception des années de tailles échues, ce qui fut répété
jusqu’en 1599, alors que la taille annuelle vit son taux s’abaisser.
Henri IV profita ici de l’activité menée par le
protestant Barthélemy de Laffemas (1545-1612), auteur d’un mémoire
pour dresser les manufactures et ouvrages du royaume, ainsi que
de nombreux écrits sur le sujet, dont les titres sont éloquents,
comme par exemple :
« Source de plusieurs abus et monopoles qui se sont
glissez et coulez sur le peuple de France, depuis trente ans ou
environ, à la ruyne de l’Estat, dont il se trouve moyen par un
règlement général d’empescher à l’advenir tel abus, présenté au
Roy et à nosseigneurs de l’assemblée » (1596)
« Reiglement général pour dresser les manufactures en
ce royaume et couper le cours des draps de soye et autres
marchandises qui perdent et ruynent l’État. Avec l’extraict de
l’advis que MM. de l’Assemblée tenue à Rouen ont baillé à S. M.,
que l’entrée de toutes sortes de marchandises de soye et laines
manufacturées hors ce royaume, soient deffendues en iceluy. Ensemble
le moyen de faire les soyes par toute la France » (1597)
« Les Trésors et richesses pour mettre l’Estat en
splendeur et monstrer au vray la ruine des François par le trafic et
négoce des estrangers » (1598)
« VIIe traicté du commerce, de la vie du loyal
marchand, avec la commission du Roy, et bien qu’il faict aux peuples
et royaumes » (1601)
« La Façon de faire et semer la graine de meuriers, les
eslever en pepinieres, & les replanter aux champs : gouverner &
nourrir les vers à soye au Climat de la France, plus facilement que
par les memoires de tous ceux qui en ont escript » (1604)
« La Ruine et disette d’argent, qu’ont apporté les
draps de soyes en France, avec des raisons que n’ont jamais cogneu
les François, pour y remédier » (1608)
Contrôleur général du commerce, Barthélemy de
Laffemas organisa la commission du commerce, de 1601 à 1604 et
développa le principe de chambres par métiers. Furent également
mises en place des manufactures, des verreries, des tissages de
toiles et de soieries, afin d’éviter les importations.
Le parcours de Barthélemy de Laffemas est très
parlant de la manière dont Henri IV a su s’entourer de gens lui
devant tout. Barthélemy de Laffemas vient en effet d’un milieu
pauvre : il dut quitter le Dauphiné pour devenir tailleur en
Navarre. Le futur Henri IV le prend alors sous son aile et il devient
chaussetier des écuries, tailleur-valet de chambre, puis marchand de
l’argenterie, Henri IV le tirant d’affaires par la suite avec ses
créanciers.
Dans la même perspective de mise en place d’une
économie politique propre à la monarchie absolue, il y a l’étude
du protestant Olivier de Serres (1539-1619), intitulée Théâtre
d’agriculture et ménage des champs, synthèse de plus de mille
pages de ses expériences, et divisée en huit parties :
« Du devoir du mesnager, Du labourage des terres, De la
culture de la vigne, Du bétail à quatre pieds, De la conduite du
poulailler, Du jardinage, De l’eau et du bois, De l’usage des
aliments »
Olivier de Serres
Originaire du sud de la France, Olivier de Serres se plaçait en pratique dans la démarche de l’empirisme, du matérialisme. Il fit de sa ferme du Pradel un lieu d’expérimentation afin d’arriver à une ferme modèle, créant notamment un canal d’irrigation d’un kilomètre. Il introduit le houblon, le maïs, la garance. Il tente d’extraire le sucre de la betterave et diffuse des connaissances précises sur la culture des vignobles.
L’ouvrage fut diffusé aux frais du roi lui-même
qui poussait des grands marchands à soutenir cette perspective. Il y
aura 19 rééditions de l’ouvrage de 1600 à 1675, avant que
l’ouvrage ne disparaisse jusqu’à la révolution française en raison
du protestantisme de son auteur.
Furent alors tentés l’élevage du mûrier et
l’élevage du ver à soie à Paris, Orléans, Tours et Lyon,
réussissant au Languedoc et au Dauphiné. 20 000 pieds de mûriers
sont plantés aux Tuileries et 10 000 à Saint-Germain-en-Laye,
quatre millions de plants sont cultivés en Provence et Languedoc.
Henri IV fit même ordonner en 1602 que chaque paroisse possède une
pépinière de mûriers et une magnanerie, c’est-à-dire un élevage
de vers à soie.
L’objectif était de donner naissance, par en
haut, à une industrie de soieries, de draps d’or et d’argent, qui
dispose immédiatement d’appuis systématiques, notamment par le
statut de monopole dans ce secteur. Dans une même logique, Henri IV
entendait créer des compagnies pour les Indes orientales et
occidentales.
C’était une offensive tous azimuts pour le renforcement du marché national.
L’Édit de Nantes est promulgué le 13 avril 1598. Il a fallu deux années de négociation pour arriver un texte acceptable ou tout au moins relativement gérable par le pouvoir royal, aux dépens des factions catholique et protestante.
Trente années de troubles provoqués par
d’incessantes guerres de religion et d’influences extérieures
imposaient au pouvoir royal, pour se maintenir, de stabiliser à tout
prix la situation, au moins pour un temps. La dimension nationale
l’emporterait : en pratique, c’est sur la bourgeoisie que mise
la monarchie absolue.
L’Édit de Nantes est donc censé être « perpétuel et irrévocable » : en pratique il est évidemment un simple moment de stabilisation des rapports de force.
Il consiste en 95 articles publics, 56 articles
secrets, ainsi que deux brevets. L’Édit de Nantes ne
reconnaît en pratique que le catholicisme comme religion officielle,
le protestantisme est désigné par l’expression catholique de
« religion prétendument réformée ».
Les protestants sont ainsi seulement tolérés et
ils doivent payer la dîme. Afin de les pousser à accepter l’Édit,
des acquis sociaux leur sont fournis, comme l’accession théorique à
tous les emplois, des postes d’officiers dans certains parlements
lorsqu’il est traité des protestants.
L’Édit de Nantes
On a là un aboutissement d’un processus ayant
consisté en la multiplication d’Édits. On a un mouvement
de balancier : à l’acceptation suit un recul puis une interdiction,
le tout recommençant. Encore s’agit-il des décisions officielles,
plus ou moins inappliquées.
Le premier Édit, celui de
Saint-Germain en janvier 1562, permettait la liberté de conscience
et la liberté de culte en dehors des villes closes. En avril 1562 le
tout est suspendu, puis rétabli à ceci près que l’Édit
d’Amboise en mars 1563 limitera ensuite énormément la
liberté de culte.
En mars 1568 la paix de Longjumeau ramène
une marge de manœuvre pour les protestants, mais l’Édit de
Saint-Mauren septembre 1568 rétablit la répression. En août
1570 la paix de Saint-Germain est favorable au
protestantisme, mais on va alors vers la Saint-Barthélemy en 1572.
À ce moment-là, la question militaire s’associe
à celle de la liberté de culte. Les protestants obtinrent à partir
de là des « places de sûreté », par exemple
avec l’Édit de Boulogne en 1573. Elles furent toujours
au nombre de quatre : La Rochelle et Montauban, ainsi que Cognac et
La Charité, puis Nîmes et Sancerre.
Par la suite, la « paix de Monsieur »
en mai 1576, avec l’Édit de Beaulieu, leur nombre passa à
huit.
La situation était celle d’une formidable avancée
pour les protestants : la liberté de culte était générale sauf à
Paris et dans les résidences royales, liberté de conscience,
réhabilitation et indemnisation des victimes de la Saint-Barthélemy,
accession possible à tous les emplois y compris militaires, chambres
à parties égales pour garantir l’équité dans la justice, grâces
et faveurs pour les chefs protestants. Dès octobre 1577 toutefois,
l’Édit de Poitiers restreint la liberté de culte
prévue.
Le traité de Nérac en février
1579 maintient le statu quo, mais le nombre de places de sûreté
passe à 16, pour six mois. La Paix de Fleix, en
novembre 1580, prolonge ce traité de six ans.
Avec l’Édit de Nantes, les protestants
voient leur culte autorisé de manière relative : seulement là où
il était pratiqué à la fin d’août 1597, ainsi que dans deux
villes par bailliage et chez les seigneurs hauts justiciers.
Afin de gagner la direction protestante, les
synodes provinciaux et nationaux sont reconnus, et les accords
secrets accordent des garanties militaires. 150 lieux de refuges sont
reconnus, dont 51 places de sûreté, avec des garnisons et des
gouverneurs protestants payés par le roi.
Ces accords secrets sont d’ailleurs accordés par le roi lui-même et ainsi non pas soumis à l’enregistrement des cours souveraines.
L’évolution de la situation à la fin du XVIe siècle, par le Musée Virtuel du Protestantisme
Militairement, la sécurité des protestants
semblait enfin relativement assurée. Cependant, l’approche est d’une
certaine manière une erreur grossière. Ce qui semble un avantage
est en effet ici problématique, car cela signifie qu’on est là dans
une logique pragmatique, qui contourne l’opinion publique.
La bataille pour celle-ci est à la base même
oubliée. Les protestants se posent comme force à la marge,
négociant des avantages spécifiques, avec à l’esprit seulement les
questions pratiques à court terme : politiquement c’est un
désavantage.
D’ailleurs, Henri IV va mettre deux années pour que chaque parlement existant en France finisse par reconnaître l’Édit. Les assemblées du clergé ne cesseront, année après année, d’appeler à supprimer «l’hérésie ». Quant à la monarchie absolue, elle prend les choses comme elles sont, et si le catholicisme est majoritaire et que le pape lâche du lest, alors le choix est rapidement fait.