L’URSS socialiste: Staline défend l’option de Lénine sur le capitalisme d’Etat

Lénine fut grièvement blessé lors d’un attentat mené contre lui par les Socialistes Révolutionnaires de gauche, et sa santé déclinant, c’est en novembre 1922 qu’il fit son dernier discours, au Soviet de Moscou. Il rappelait que

« la NEP [la nouvelle politique économique] continue d’être le mot d’ordre principal, immédiat, universel d’aujourd’hui »

et conclut  en disant :

« de la Russie de la NEP sortira la Russie socialiste. »

C’était bien entendu une affirmation en faveur de la construction du socialisme en Russie même. Mais à la suite de la vague gauchiste se produisit une vague droitière, niant cette possibilité même. C’était l’expression de la capitulation.

La « déclaration des 46 », en 1923, considérait ainsi que le Parti bolchevik était pratiquement mort dans sa vie intérieure.

Trotsky, un menchévik qui avait rejoint les bolcheviks à la révolution d’Octobre, diffusa une lettre dans le même sens, avant de publier en 1924 un ouvrage intitulé « Les leçons d’Octobre ». Il devint le principal chef de file de tout un courant refusant de considérer la NEP comme un « sas » au socialisme.

En réponse, Staline publia « Des principes du léninisme ». Lorsque Lénine décéda en janvier 1924, le Parti bolchevik vécut un moment clef, avec d’un côté Staline maintenant la ligne de Lénine dans une orthodoxie stricte, et un bataillon d’intellectuels prônant un changement de ligne.

Lénine et Staline

Le point de vue de Staline est qu’au contraire, la ligne élaborée par Lénine, avec le capitalisme d’Etat comme phase transitoire, permet le passage au socialisme. Il explique, dans le rapport politique du Comité Central au XIVe congrès du Parti Communiste bolchevik :

« Notre système économique est quelque peu hétérogène, car il y a chez nous cinq formes économiques différentes.

Il y a une forme économique que l’on pourrait appeler économie naturelle et qui comprend les exploitations paysannes dont la production est extrêmement peu liée au marché.

La deuxième forme économique est celle de la production marchande, à laquelle se rattachent les exploitations paysannes produisant pour le marché.

La troisième forme économique est celle du capitalisme privé, qui n’est pas encore mort, qui s’est ranimé et se ranimera encore dans une certaine mesure, tant que la Nep existera chez nous.

La quatrième forme économique, c’est le capitalisme d’État, c’est-à-dire le capitalisme que nous avons permis et que nous avons la possibilité de contrôler et de tenir en laisse, conformément aux intérêts de l’Etat prolétarien.

Enfin, la cinquième forme économique, c’est l’industrie socialiste, c’est-à-dire notre industrie d’État, où n’est représentée qu’une seule classe : le prolétariat.

Je voudrais dire deux mots du capitalisme et de l’industrie d’État — cette dernière de type socialiste — pour dissiper les malentendus et la confusion qui règnent actuellement dans le parti à ce sujet.

Peut-on appeler notre industrie nationalisée capitalisme d’État ? Non.

Pourquoi ?

Parce que le capitalisme d’Etat, dans les conditions de la dictature prolétarienne, est une organisation dans laquelle sont représentées deux classes : la classe des exploiteurs qui dispose des moyens de production, et la classe des exploités qui ne dispose d’aucun de ces moyens.

Quelle que soit la forme spéciale qu’il puisse revêtir, le capitalisme d’État doit être, d’après son essence même, capitaliste. Lorsque Lénine soumit le capitalisme d’État à une analyse serrée, il pensait avant tout aux concessions.

Ne prenons que les concessions, et voyons si deux classes y sont représentées. Oui, deux classes y sont représentées : celle des capitalistes, c’est-à-dire les concessionnaires qui se livrent à une exploitation et disposent en même temps des moyens de production, et celle des prolétaires qui sont exploités par les concessionnaires.

On voit déjà clairement que nous ne sommes en face d’aucun élément socialiste, du fait que, dans une entreprise concessionnaire, il ne vient à l’esprit de personne de faire de la propagande pour une campagne d’augmentation du rendement du travail, puisque chacun sait que l’entreprise concessionnaire est une entreprise non-socialiste, étrangère au socialisme.

Prenons un autre type d’entreprise, celui des entreprises d’État. Sont-ce des entreprises capitalistes ?

Non, parce que, chez elles, il n’y a pas deux classes représentées, mais une seule, la classe ouvrière, qui dispose des moyens de production et n’est pas exploitée, puisque l’excédent recueilli par l’entreprise sur les salaires sert au développement de l’industrie, c’est-à-dire à l’amélioration de la situation matérielle de toute la classe ouvrière.

On pourrait dire que cela n’est encore pas du socialisme intégral, si l’on tient compte de toutes ces survivances de bureaucratisme que nous avons conservées dans les organes dirigeants de nos entreprises. Cette remarque est juste, mais elle n’est pas en contradiction avec le fait que l’industrie d’État représente un type de production socialiste.

Il y a deux types de production : le type capitaliste ou capitaliste d’État, dans lequel se trouvent deux classes, où la production se fait au profit des capitalistes, et un autre type dans lequel il n’y a pas d’exploitation, dans lequel les moyens de production appartiennent à la classe ouvrière et où l’entreprise ne travaille pas au profit d’une classe d’exploiteurs, mais consacre ses bénéfices au développement de l’industrie dans l’intérêt de toute la classe ouvrière. Lénine dit également que nos entreprises d’État sont des entreprises du type socialiste.

On pourrait ici faire une comparaison avec notre État. Notre État n’est pas un État bourgeois, puisque, selon les paroles de Lénine, il représente un nouveau type d’État, celui de l’État prolétarien.

Pourquoi ?

Parce que notre appareil officiel n’a pas pour but l’oppression de la classe ouvrière, comme c’est le cas dans tous les États bourgeois sans exception, mais sa libération du joug de la bourgeoisie.

C’est pourquoi notre État est un État prolétarien, bien que l’on puisse y découvrir un grand nombre de survivances bureaucratiques.

Personne n’a autant critiqué notre État à cause de ses survivances bureaucratiques que Lénine lui-même, qui pourtant ne cessait d’affirmer que notre régime soviétiste est un type d’État prolétarien.

Il faut savoir distinguer le type d’un Etat des survivances de l’ancien État qu’il conserve dans son appareil et son système, de même que l’on doit pouvoir distinguer les survivances bureaucratiques dans les entreprises d’État du type d’organisation industrielle appelé chez nous type socialiste.

On ne peut donc pas dire que notre industrie d’État n’est pas socialiste à cause des survivances bureaucratiques qu’elle conserve encore dans nos organes économiques.

On ne peut pas le dire, car on devrait alors dire aussi que notre État prolétarien n’est pas en réalité un État prolétarien.

Je peux vous énumérer toute une série d’appareils bourgeois qui travaillent mieux et plus économiquement que notre appareil d’État prolétarien, mais cela ne signifie pas que notre appareil d’État ne soit pas prolétarien et qu’il ne représente pas un type d’État supérieur à l’État bourgeois. 

Pourquoi ? Parce que cet appareil bourgeois, même s’il travaille mieux, travaille cependant pour les capitalistes, tandis que notre appareil d’État prolétarien, même s’il commet parfois des erreurs, travaille cependant pour le prolétariat, contre la bourgeoisie. Nous ne devons pas oublier cette différence fondamentale (…).

La question paysanne a donné lieu dans notre parti à deux déviations qui consistent, l’une à sous-estimer le danger koulak, l’autre à l’exagérer et à sous-estimer le rôle du paysan moyen.

Je ne veux pas dire que ces deux déviations représentent pour nous un danger mortel. Mais il est nécessaire de les combattre à temps avant qu’elles n’entraînent des conséquences graves.

En ce qui concerne la première déviation, elle était inévitable, car le développement de notre vie économique entraîne une certaine recrudescence du capitalisme, qui devait, à son tour, entraîner une certaine confusion dans notre parti. D’autre part, ce développement provoque une lutte entre l’industrie socialiste et le capital privé.

Lequel des deux vaincra l’autre ? La prépondérance est actuellement du côté de l’élément socialiste.

Mais c’est un fait que l’élément koulak se développe et que nous ne l’avons encore pas battu économiquement.

Le koulak rassemble ses forces, et ne pas le remarquer, croire que le koulak n’est qu’un épouvantail, c’est nuire au parti, c’est le désarmer dans sa lutte contre le koulak, contre le capitalisme, car le koulak n’est autre chose que l’agent du capitalisme au village (…).

La première déviation consiste à sous-estimer le rôle du koulak et principalement de l’élément capitaliste au village.

Elle part du point de vue que le développement de la Nep ne conduit pas au rétablissement des éléments capitalistes au village; que le koulak et, en général, les éléments capitalistes, sont en voie de disparition ou, plus exactement, ont disparu; qu’au village il n’y a aucune différenciation sociale, que le koulak n’est qu’un spectre du passé, un épouvantail et rien de plus.

Où conduit cette déviation ? Elle conduit, en réalité, à la négation de la lutte de classe au village.

La deuxième déviation consiste à exagérer le rôle du koulak, et principalement des éléments capitalistes au village, à se laisser aller à une terreur panique, à nier que l’alliance du prolétariat et de la petite paysannerie avec les paysans soit possible et conforme à nos intérêts.

Elle part du point de vue que le capitalisme est en train de se rétablir à la campagne, que ce rétablissement du capitalisme est un processus tout-puissant qui touche jusqu’à la coopération, que, par suite, la différenciation doit croître incessamment et que les groupes extrêmes, c’est-à-dire les koulaks et la petite paysannerie, se renforcent de jour en jour et que les groupes moyens, c’est-à-dire la paysannerie moyenne, doivent s’affaiblir de plus en plus et disparaître progressivement.

Pratiquement, cette déviation conduit au déchaînement de la lutte de classe au village, au retour à la politique du communisme de guerre, donc à la proclamation de la guerre civile dans notre pays et, ainsi, à la destruction de tout notre travail de construction et, enfin, à la négation du plan coopératif de Lénine, qui consiste à inclure l’économie paysanne dans le système de construction socialiste (…).

En d’autres termes, nous introduisons le commerce libre, nous permettons un certain développement du capitalisme, nous introduisons la Nep pour développer nos forces productrices, pour augmenter la quantité de produits existant dans notre pays, pour renforcer notre alliance avec le paysan moyen.

Cette alliance constitue la base des concessions que nous faisons dans la ligne générale de la Nep.

Telle est la position de Lénine dans cette question.

Lénine savait-il alors que la Nep serait utilisée par les spéculateurs, les capitalistes et les koulaks ? 

Naturellement oui.

Mais il ne s’ensuit pas que la Nep soit une concession aux koulaks et aux capitalistes, car la Nep, en général, et le commerce, en particulier, sont utilisés non seulement par les capitalistes et les koulaks, mais aussi par les organes de l’État et la coopération, car ce ne sont pas seulement les koulaks et les capitalistes qui pratiquent le commerce, mais aussi les organes de l’Etat et la coopération, qui, quand ils auront appris le commerce, arriveront à dominer peu à peu le marché et souderont ainsi notre industrie à notre agriculture.

Ainsi les concessions que nous avons faites tendent essentiellement à renforcer notre alliance avec la paysannerie. Ne pas le comprendre, c’est considérer la question non pas en léniniste, mais en vulgaire libéral (…).

Dans son discours, la camarade Kroupskaïa dit : La Nep, c’est, en somme, du capitalisme, mais du capitalisme admis à certaines conditions et que l’Etat prolétarien tient en laisse.

Est-ce exact ? Oui et non. C’est un fait que nous maintenons le capitalisme dans certaines limites, mais dire que la Nep est du capitalisme, c’est une absurdité.

La Nep est une politique de l’État prolétarien par laquelle on autorise le capitalisme, tout en conservant à l’État les postes de commandement; c’est une politique basée sur la lutte entre les éléments socialistes et les éléments capitalistes, sur le développement croissant des premiers aux dépens des seconds et sur leur victoire finale ; c’est une politique tendant à la suppression des classes et à la création des bases de l’économie socialiste.

Ne pas comprendre ce caractère double, transitoire de la Nep, c’est ne pas comprendre le léninisme. Si la Nep était du capitalisme, Lénine aurait dit : « La Russie capitaliste deviendra la Russie socialiste ».

Mais pourquoi Lénine a-t-il choisi une autre formule et dit : « La Russie de la Nep deviendra la Russie socialiste » ? (…)

Nous ne devons pas oublier la façon socialiste dont les ouvriers se comportent dans les entreprises appartenant à l’Etat, où ils rassemblent eux-mêmes le combustible, les matières premières et les produits, et s’efforcent de répartir ces produits parmi les paysans, en les transportant par leurs propres moyens. C’est là du socialisme. Mais, parallèlement à ce socialisme, nous avons la petite production qui, très souvent, en est indépendante.

Pourquoi en est-elle indépendante? Parce que la grande production n’a pas encore été rétablie, parce que les entreprises socialistes ne reçoivent qu’un dixième environ de ce qu’elles devraient recevoir.

La dévastation du pays, le manque de combustible, de matières premières et de moyens de transport font que la petite production reste indépendante de la production socialiste. Dans de telles conditions, qu’est-ce que le capitalisme d’État? C’est l’union de la petite production. Le capital groupe la petite production et se développe grâce à elle. Il faut voir les choses comme elles sont.

Certes, liberté du commerce signifie développement du capitalisme.

C’est incontestable. Là où existe la petite production et la liberté de l’échange, le capitalisme apparaît. Mais avons-nous à craindre ce capitalisme si nous avons en mains les usines, les entreprises, les transports et le commerce extérieur ? C’est pourquoi je répète encore une fois ce que j’ai toujours dit, à savoir que nous n’avons pas à redouter un tel capitalisme. Ce capitalisme, c’est les concessions.

C’est ainsi que Lénine considérait la question du capitalisme d’État.

En 1921, à une époque où nous n’avions presque pas d’industrie, où nous ne possédions pas de matières premières, où le transport ne fonctionnait presque pas, Lénine proposa le capitalisme d’État comme un moyen de lier l’industrie à l’agriculture.

C’était là une politique juste.

Mais s’ensuit-il que Lénine considérât cette politique comme juste et souhaitable pour toutes les situations ? Naturellement non.

S’il a adopté cette politique, c’est pour nous permettre d’avoir une industrie socialiste développée. Et maintenant, peut-on dire que nous n’avons pas d’industrie développée ?

Non. L’industrie d’État a fait d’énormes progrès, le commerce, les coopératives se sont fortement développés, et le contact entre la ville et la campagne a été renforcé, grâce à l’industrie socialiste.

Notre situation est devenue meilleure que nous ne l’espérions. Comment peut-on donc dire, après cela, que le capitalisme d’État représente la forme principale de notre économie ?

L’erreur de l’opposition, c’est précisément de ne pas vouloir comprendre ces choses élémentaires. »

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L’URSS socialiste: l’alliance ouvrière-paysanne

Une fois la victoire sur le « gauchisme » effectué, le Parti bolchevik put passer à l’étape suivante : du « communisme de guerre », on passa alors à la « nouvelle politique économique ». La liberté du commerce fut en partie acceptée ; les paysans pouvaient commercer avec ce qui était produit au-delà de l’impôt.

Ce qu’a donné la révolution d’Octobre des ouvriers et des paysans

En mars 1922, lors du XIe congrès du Parti bolchevik, Lénine constatait ainsi un an après le lancement de la « nouvelle politique économique » :

« Les paysans, dans leur masse, ont vu et compris que les charges immenses qu’on leur imposait étaient nécessaires pour sauvegarder le pouvoir ouvrier et paysan contre les grands propriétaires fonciers, pour ne pas être étouffés par l’invasion capitaliste qui menaçait de reprendre toutes les conquêtes de la révolution.

Mais entre l’économie que nous bâtissions dans les fabriques, les usines, nationalisées ou socialisées, dans les sovkhozes, d’une part, et l’économie paysanne de l’autre, il n’existait pas d’alliance (…).

La nouvelle politique économique a pour tâche- tâche majeure, décisive et commandant toutes les autres -, d’établir une alliance entre la nouvelle économie que nous avons commencé d’édifier (très mal, très maladroitement, mais commencé cependant, sur la base d’une économie toute nouvelle, socialiste, d’une nouvelle production, d’une nouvelle répartition) et l’économie paysanne, pratiquée par des millions et des millions de paysans (…).

Il faut montrer cette alliance, afin qu’on la voie clairement, afin que le peuple tout entier la voie, afin que toute la masse paysanne voie qu’il existe une liaison entre sa vie pénible d’aujourd’hui, vie incroyablement désorganisée, incroyablement misérable, douloureuse, et le travail qui se fait au nom des lointains idéaux socialistes.

On doit faire en sorte que le simple travailleur, le travailleur du rang, comprenne que sa situation a été quelque peu améliorée, et qu’il a obtenu cette amélioration autrement que ne l’obtenaient les paysans peu nombreux à l’époque où le pouvoir appartenait aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, où chaque amélioration (car il y a eu des améliorations incontestables et même très importantes) impliquait des humiliations, des brimades, des vexations infligées au moujik, des violences exercées contre la masse, et qu’aucun paysan de Russie n’a oubliées et n’oubliera pendant des dizaines d’années.

Notre but, c’est de rétablir l’alliance, c’est de prouver au paysan par nos actes que nous commençons par ce qui lui est compréhensible, familier et accessible aujourd’hui, en dépit de toute sa misère, et non par quelque chose de lointain, de fantastique, du point de vue du paysan; c’est de prouver que nous savons l’aider; que dans cette situation pénible pour le petit paysan ruiné, plongé dans la misère et torturé par la faim, les communistes lui apportent un secours réel et immédiat.

Ou bien nous le prouverons, ou bien il nous enverra promener à tous les diables. Cela est absolument certain.

Voilà la raison d’être de la nouvelle politique économique, voilà ce qui fait la base de toute notre politique (…).

Le capitaliste savait approvisionner la population. Il le faisait mal, en voleur, il nous humiliait, il nous pillait. C’est ce que savent les simples ouvriers et paysans qui ne raisonnent pas sur le communisme parce qu’ils ignorent ce que c’est.

« Mais les capitalistes savaient tout de même approvisionner la population. Et vous, le savez- vous ? Non.»

Car ce sont bien ces voix-là qui, au printemps de l’année dernière, se sont fait entendre, pas toujours distinctement, mais qui n’en formaient pas moins le fond de la crise du printemps dernier.

«Vous êtes, certes, de très braves gens, mais la tâche que vous avez entreprise, la tâche économique, vous ne savez pas l’accomplir.»

Voilà la critique très simple mais meurtrière, s’il en est, que la paysannerie et, par son truchement, plusieurs catégories d’ouvriers, ont adressée l’année dernière au Parti communiste. Voilà pourquoi ce vieux point acquiert une telle importance dans la question de la NEP.

Il faut un contrôle réel. A vos côtés agit le capitaliste ; il agit en maraudeur, il prélève des bénéfices, mais il sait s’y prendre.

Et vous? Vous essayez de nouvelles méthodes : des bénéfices, vous n’en avez pas ; vos principes sont communistes, vos idéaux – excellents ; en un mot, à vous en croire, vous êtes de petits saints et de votre vivant vous méritez le paradis, – mais savez- vous travailler ?

Il faut un contrôle, un contrôle véritable, non pas celui qui consisterait pour la Commission centrale de contrôle à faire une enquête et à voter un blâme, et pour le Comité exécutif central de Russie à infliger une sanction. Non, il faut un contrôle véritable, du point de vue de l’économie nationale (…).

Cette situation est sans précédent dans l’histoire: le prolétariat, l’avant-garde révolutionnaire, possède un pouvoir politique absolument suffisant; et, à côté de cela, le capitalisme d’Etat.

L’essentiel, c’est que nous comprenions que ce capitalisme est celui que nous pouvons et devons admettre, auquel nous pouvons et devons assigner certaines limites, car ce capitalisme est nécessaire à la grande masse paysanne et au capital privé qui doit faire du commerce de façon à satisfaire aux besoins des paysans (…).

Durant des centaines d’années on a bâti les Etats selon le type bourgeois, et c’est la première fois qu’une forme d’Etat non bourgeois a été trouvée. Peut-être notre appareil est-il mauvais, mais on dit que la première machine à vapeur était aussi mauvaise, et l’on ignore même si elle fonctionnait.

Ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel, c’est que la machine ait été inventée. La première machine à vapeur, à cause de sa forme, était inutilisable.

Qu’importe! En revanche, nous avons maintenant la locomotive. Notre appareil d’Etat est franchement mauvais. Qu’importe ! Il a été créé, c’est une immense œuvre historique ; un Etat de type prolétarien a été créé.

C’est pourquoi l’Europe entière, des milliers de journaux bourgeois ont beau dépeindre nos horreurs et notre misère, dire que le peuple travailleur ne connaît que des tourments, cela n’empêche que, dans le monde entier, tous les ouvriers se sentent attirés vers l’Etat des Soviets.

Voilà les grandes conquêtes que nous avons obtenues et qui ne peuvent nous être enlevées. Mais pour nous, représentants du Parti communiste, cela signifie seulement ouvrir la porte.

Maintenant la tâche se pose devant nous de jeter les fondements de l’économie socialiste. Cela a-t-il été fait ?

Non, cela n’a pas été fait. Nous n’avons pas encore de fondements socialistes.

Ceux des communistes qui s’imaginent que ces fondements existent déjà, commettent une très grande erreur.

Tout le nœud de la question consiste à séparer fermement, nettement et sainement ce qui, chez nous, constitue un mérite historique mondial de la révolution russe, d’avec ce qui s’accomplit chez nous aussi mal que possible, ce qui n’a pas encore été créé, ce qui, maintes fois encore, devra être refait. »

Rapport politique du Comité Central au 11e congrès du Parti Communiste bolchevik de Russie, mars 1922

Lénine constate ainsi qu’il y a deux aspects, la révolution mondiale et la construction du socialisme en Russie, et que poser les bases du socialisme passe par la constitution d’un capitalisme d’État qui permet aux campagnes d’exister et d’améliorer leurs conditions d’existence, grâce à la ville.

C’est la base de l’alliance ouvrière-paysanne, dont le symbole est bien entendu le marteau et la faucille.

Et en décembre 1922 se tint ainsi le premier congrès de Soviets de l’URSS, donnant naissance à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).

L’URSS fut composée de la République socialiste fédérative de Russie, la République socialiste fédérative de Transcaucasie, la République socialiste soviétique d’Ukraine, la République socialiste soviétique de Biélorussie, puis par la suite de la République d’Ouzbékie, la République de Turkménie et la République de Tadjikie.  

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L’URSS socialiste: le capitalisme d’État contre la petite-bourgeoisie

C’est dans ce contexte [de nécessité de l’électrification, de l’industrialisation] que s’ouvrit le Xe congrès du Parti bolchevik, en mars 1921. Il comptait plus de 730 000 membres et avait triomphé dans la guerre civile : l’armée rouge avait battu l’armée blanche.

Il y avait toutefois la question de l’organisation économique, et le point de vue de Lénine, s’il était hégémonique, dut faire face à une intense rébellion.

Différents courants remettaient en effet en cause le principe de la centralisation et de la direction de la société par le Parti. Ils représentaient des courants petits-bourgeois en opposition au principe des directives mis en avant par la classe ouvrière.

Ils exprimaient le refus petit-bourgeois de ce que Lénine considérait comme central : le recensement et le contrôle, bases élémentaires pour gérer la société.

Et ces courants étaient particulièrement structurés, développant une plate-forme, une idéologie, diffusant leur propagande ; les principaux courants étaient ceux de « l’opposition ouvrière » (avec notamment Chliapnikov et Medvedev, ou encore Kollontaï qui elle pratiquera l’autocritique), les « centralistes démocrates » (avec Ossinsky, Sapronov, Drobnis, Bogousiavski, Smirnov), ainsi que les « communistes de gauche » (avec principalement Boukharine et Préobrajensky) .

Lénine mena un combat acharné contre ces courants, considérant que leurs positions étaient petites-bourgeoises et un obstacle au socialisme ; même le fait de perdre du temps avec ces courants relevaient du « luxe ».

La résolution du congrès considéra ainsi même ces courants comme une nouvelle forme d’expression de la contre-révolution :

« Ces ennemis, disait la résolution, convaincus désormais que la contre- révolution tentée ouvertement sous le drapeau des gardes blancs est condamnée, font tous leurs efforts pour exploiter les divergences à l’intérieur du P.C.R. et ainsi pousser en avant la contre-révolution, d’une façon ou d’une autre, en remettant le pouvoir à des groupements politiques qui, d’apparence, sont le plus près de reconnaître le pouvoir des Soviets. »

Par conséquent, le Parti procéda à l’interdiction des fractions, au nom de la centralisation nécessaire. Cela fut d’autant plus important que, juste avant l’ouverture du congrès, un soulèvement armé fut lancé dans la base militaire de Kronstadt, appelant à renverser le régime.

Or, ce soulèvement était différent de par la forme qu’il prit : au lieu de se revendiquer de l’armée blanche, du nationalisme bourgeois, il lança le mot d’ordre de « Pour les Soviets, mais sans les communistes ».

La base navale de Kronstadt était de plus marqué par différentes caractéristiques. La première, c’est qu’elle avait joué un rôle très net lors de la révolution d’Octobre, et qu’ainsi elle avait un grand prestige. Cependant, son personnel avait totalement changé depuis ; le prestige restait bien sûr cependant.

Le second fait marquant est que la base formait une forteresse protégeant l’accès à Petrograd. Si la base tombait, avec la fonte des glaces arrivant, une intervention armée étrangère était facilitée.

A cela s’ajoute que le soulèvement suivait une tradition bien définie. En juillet 1918, ce furent les socialistes-révolutionnaires de gauche qui tentèrent l’insurrection. Auparavant alliés des bolcheviks, ils s’opposèrent à l’arrêt de la guerre, et organisèrent un attentat contre l’ambassade allemande, puis un coup d’État qui échoua.

Durant la guerre civile, il y eut également l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, commandée par Nestor Makhno. Parfois alliée à l’armée rouge face à l’armée blanche, elle fut aisément écrasée en 1921, n’existant que dans le chaos qui a prédominé en Ukraine après 1917, reflétant des aspirations petites-bourgeoises opposées tant aux féodaux qu’à la classe ouvrière.

Quelle était de fait, la situation en Russie, après la révolution russe ? Elle était absolument terrible :

« La production globale de l’agriculture, en 1920, ne représentait qu’environ la moitié de celle d’avant-guerre (…). La production de la grande industrie, en 1920, n’atteignait qu’un septième environ de la production d’avant-guerre. La plupart des fabriques et des usines étaient arrêtées ; les mines détruites, inondées.

La métallurgie était dans un état lamentable. La production de fonte pour toute l’année 1921 ne fut que de 116.300 tonnes, c’est-à-dire environ 3% de la production d’avant-guerre. On n’avait pas assez de combustible. Les transports étaient désorganisés.

Les réserves de métaux et de tissus étaient presque épuisées. Le pays manquait du strict nécessaire : pain, graisses, viande, chaussures, vêtements, allumettes, sel, pétrole, savon.  »

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique bolchévik

Il n’y avait donc que trois alternatives : soit le retour à l’ancien, soit le développement de la petite production capitaliste qui inévitablement fera triompher le capitalisme sur tous les plans, soit le capitalisme d’État comme sas vers le socialisme.

Lénine expliquait ainsi alors :

« Le capitalisme est un mal par rapport au socialisme. Le capitalisme est un bien par rapport au Moyen Age, par rapport à la petite production, par rapport à la bureaucratie qu’engendre l’éparpillement des petits producteurs.

Puisque nous ne sommes pas encore en état de réaliser le passage immédiat de la petite production au socialisme, le capitalisme est, dans une certaine mesure, inévitable, c’est un produit spontané de la petite production et des échanges; aussi devons-nous l’utiliser (surtout en l’orientant dans la voie du capitalisme d’État) comme maillon intermédiaire entre la petite production et le socialisme; comme moyen, comme voie, procédé, modalité assurant l’accroissement des forces productives. »

L’impôt en nature, 1921

En fin de compte, les « gauchistes » comme ils furent appelés représentaient la petite-bourgeoisie tentant de s’opposer au développement organisé de la société. Ils prétendaient agir au nom de la « démocratie », pour en réalité promouvoir le libre-échange, la petite production, le petit commerce, etc.

Rejeter l’esprit petit-bourgeois de cette démarche était vital pour le Parti de la classe ouvrière. Aussi Lénine fut-il particulièrement net tant dans sa critique que dans sa volonté de rupture. Voici comment il formule les différences de fond :

« Premièrement, les « communistes de gauche » n’ont pas compris quel est exactement le caractère de la transition du capitalisme au socialisme qui nous donne le droit et toutes les raisons de nous appeler République socialiste des Soviets.

Deuxièmement, ils révèlent leur nature petite bourgeoise du fait, justement, qu’ils ne voient pas dans l’élément petit-bourgeois l’ennemi principal auquel se heurte chez nous le socialisme.

Troisièmement, en agitant l’épouvantail du « capitalisme d’État », ils montrent qu’ils ne comprennent pas ce qui, au point de vue économique, distingue l’Etat soviétique de l’Etat bourgeois.

Examinons ces trois points.

Parmi les gens qui se sont intéressés à l’économie de la Russie, personne, semble-t-il, n’a nié le caractère transitoire de cette économie. Aucun communiste non plus n’a nié, semble-t-il, que l’expression de République socialiste des Soviets traduit la volonté du pouvoir des Soviets d’assurer la transition au socialisme, mais n’entend nullement signifier que le nouvel ordre économique soit socialiste.

Mais que veut dire le mot transition ? Ne signifie-t-il pas, appliqué à l’économie, qu’il y a dans le régime en question des éléments, des fragments, des parcelles, à la fois de capitalisme et de socialisme ? Tout le monde en conviendra. Mais ceux qui en conviennent ne se demandent pas toujours quels sont précisément les éléments qui relèvent, de différents types économiques et sociaux qui coexistent en Russie. Or, là est toute la question.

Énumérons ces éléments :

1.l’économie patriarcale, c’est-à-dire, en grande mesure, l’économie naturelle, paysanne;

2.la petite production marchande (cette rubrique comprend la plupart des paysans qui vendent du blé);

3.le capitalisme privé;

4.le capitalisme d’État;

5.le socialisme.

La Russie est si grande et d’une telle diversité que toutes ces formes économiques et sociales s’y enchevêtrent étroitement. Et c’est ce qu’il y a de particulier dans notre situation.

Quels sont donc les types qui prédominent ? Il est évident que, dans un pays de petits paysans, c’est l’élément petit-bourgeois qui domine et ne peut manquer de dominer; la majorité, l’immense majorité des agriculteurs sont de petits producteurs. L’enveloppe du capitalisme d’État (monopole du blé, contrôle exercé sur les propriétaires d’usines et des commerçants, coopératives bourgeoises) est déchirée çà et là par les spéculateurs., le blé étant l’objet principal de la spéculation.

C’est dans ce domaine précisément que se déroule la lutte principale. Quels sont les adversaires qui s’affrontent dans cette lutte, si nous parlons par catégories économiques, comme le « capitalisme d’État » ? Sont-ce le quatrième et le cinquième élément de ceux que je viens d’énumérer ?

Non, bien sûr.

Ce n’est pas le capitalisme d’État qui est ici aux prises avec le socialisme, mais la petite bourgeoisie et le capitalisme privé qui luttent, au coude à coude, à la fois contre le capitalisme d’État et contre le socialisme.

La petite bourgeoisie s’oppose à toute intervention de la part de l’État, à tout inventaire, à tout contrôle, qu’il émane d’un capitalisme d’État ou d’un socialisme d’État. C’est là un fait réel, tout à fait indéniable, dont l’incompréhension est à la base de l’erreur économique des « communistes de gauche ».

Le spéculateur, le mercanti, le saboteur du monopole, voilà notre pire ennemi « intérieur », l’ennemi des mesures économiques du pouvoir des Soviets.

Si, il y a 125 ans, les petits bourgeois français, révolutionnaires des plus ardents et des plus sincères, étaient encore excusables de vouloir vaincre la spéculation en envoyant à l’échafaud un petit nombre d’ « élus » et en usant de foudres déclamatoires, aujourd’hui, les attitudes de phraseurs avec lesquelles tel ou tel socialiste révolutionnaire de gauche aborde cette question n’inspirent qu’aversion et dégoût à tous les révolutionnaires conscients.

Nous savons parfaitement que la base économique de la spéculation est constituée par la couche des petits propriétaires si largement répandus en Russie et par le capitalisme privé dont chaque petit bourgeois est un agent. Nous savons que des millions de tentacules de cette hydre petite-bourgeoise pénètrent ça et là dans certaines couches de la classe ouvrière et que la spéculation s’introduit dans tous les pores de notre vie économique et sociale, l’emportant sur le monopole d’État.

Quiconque ne le voit pas montre par son aveuglement à quel point il est prisonnier des préjugés petits-bourgeois (…).

Quand la classe ouvrière aura appris à défendre l’ordre d’État contre l’esprit anarchique de la petite propriété, quand elle aura appris à organiser la grande production à l’échelle de l’État, sur les bases du capitalisme d’État, elle aura alors, passez moi l’expression, tous les atouts en mains et la consolidation du socialisme sera assurée.

Le capitalisme d’État est, au point de vue économique, infiniment supérieur à notre économie actuelle. »

Sur l’infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises

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L’URSS socialiste, le recensement et le contrôle

La révolution russe ayant triomphé du tsarisme et de la bourgeoisie en 1917, c’est la question du socialisme qui se pose et qui est formulée par Lénine, une nouvelle fois. Celui-ci n’a donc pas été que le dirigeant de la révolution russe et du parti des bolchéviks : il est également celui qui organise le socialisme dans la période suivant la révolution.

Affiche de 1920 :
[le dirigeant blanc] Wrangel est encore vivant,
il faut en finir avec lui.

Or, le problème est évidemment que les masses qui ont fait la révolution n’ont nullement l’habitude de gouverner, c’est-à-dire d’organiser et de gérer. Il y a là une contradiction fondamentale, que Lénine formule de la manière suivante en décembre 1917 :

« Le grandiose remplacement du travail forcé par le travail pour soi, par le travail organisé méthodiquement à l’échelle gigantesque de l’État (et aussi, dans une certaine mesure, à l’échelle internationale, mondiale) exige également – outre les mesures «militaires» pour réprimer la résistance des exploiteurs – d’immenses efforts d’organisation, de la part du prolétariat et de la paysannerie pauvre.

Cette tâche est inséparable de l’écrasement militaire, implacable, des esclavagistes d’hier (les capitalistes) et de la meute de leurs laquais, ces messieurs les intellectuels bourgeois (…).

« On ne pourra pas se passer de nous »  : ainsi se consolent les intellectuels accoutumés à servir les capitalistes et l’État capitaliste. Leur calcul cynique est voué à l’échec : dès à présent, des gens instruits se détachent d’eux, passent aux côtés du peuple, aux côtés des travailleurs qu’ils aident à briser la résistance des laquais du capital.

Quant aux organisateurs de talent, ils sont nombreux dans la paysannerie et dans la classe ouvrière ; ils commencent tout juste à prendre conscience d’eux-mêmes, à s’éveiller, à se tourner vers un grand travail vivant et créateur, à entreprendre de leur propre initiative l’édification de la société socialiste.

Une des tâches les plus importantes de notre temps, sinon la plus importante, consiste à stimuler aussi largement que possible cette initiative spontanée des ouvriers, de tous les travailleurs et exploités en général, dans leur labeur fécond d’organisation. Il faut détruire à tout prix ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules les prétendues «classes supérieures», seuls les riches ou ceux qui sont passés par l’école des classes riches, peuvent administrer l’État, organiser l’édification de la société socialiste.

C’est là un préjugé. Il est entretenu par une routine pourrie, par l’encroûtement, par l’habitude de l’esclave, et plus encore par la cupidité sordide des capitalistes, qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant.

Non, les ouvriers n’oublieront pas un seul instant qu’ils ont besoin de la force du savoir. Le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’instruire, surtout aujourd’hui, atteste qu’à cet égard il n’y a pas, il ne peut y avoir d’erreur au sein du prolétariat.

Mais pour ce qui est du travail d’organisation, il est à la portée du commun des ouvriers et des paysans, pourvu qu’ils sachent lire et écrire, qu’ils connaissent les homme et soient munis d’une expérience pratique.

Parmi la «plèbe», dont les intellectuels bourgeois parlent avec hauteur et mépris, ces hommes sont légion. Au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie, ces talents constituent une source intarissable et encore intacte.

Les ouvriers et les paysans sont encore «timides». Ils ne se sont pas encore faits à l’idée qu’aujourd’hui ce sont eux la classe dominante ; ils ne sont pas encore assez résolus.

La révolution ne pouvait pas susciter d’emblée ces qualités chez des millions et des millions d’hommes que la faim et la misère avaient contraints toute leur vie durant à travailler sous la trique.

Mais la force, la vitalité, l’invincibilité de la Révolution d’Octobre 1917 tiennent précisément au fait qu’elle éveille ces qualités, renverse toutes les vieilles barrières, rompt les liens vétustes, et engage les travailleurs dans la voie où ils créent eux-mêmes la vie nouvelle.

Le recensement et le contrôle, telle est la tâche économique essentielle de tout Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, de toute société de consommation, de toute association ou comité de ravitaillement, de tout comité d’usine ou de tout organe de contrôle ouvrier en général. »

Comment organiser l’émulation ?
Lénine

Lénine considère cependant que ce changement de mentalité doit également s’exprimer au sein des révolutionnaires eux-mêmes. Il constate ainsi, de manière précise :

« Le mot d’ordre de l’esprit pratique et du sens des affaires n’a jamais joui d’une grande popularité parmi les révolutionnaires. On peut même dire qu’il n’y a jamais eu, à leurs yeux, de mot d’ordre moins populaire.

On conçoit parfaitement qu’à l’époque où la tâche des révolutionnaires était de détruire la vieille société capitaliste, ils devaient adopter à l’égard de ce mot d’ordre une attitude négative et ironique.

Car, dans la pratique, ce mot d’ordre dissimulait alors, sous telle ou telle autre forme, le désir de s’accommoder du capitalisme ou de freiner la poussée du prolétariat contre les assises du capitalisme, d’atténuer la lutte révolutionnaire contre le capitalisme.

On comprend fort bien que les choses devaient se transformer radicalement après la conquête du pouvoir, après l’affermissement de ce pouvoir, après que l’on eut abordé la création sur une vaste échelle des bases de la société nouvelle, c’est-à-dire socialiste. »

Première ébauche de « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets »

Le souci de l’organisation signifiait nécessairement l’acceptation de compromis temporaires. L’un de ceux-ci fut l’intégration d’experts bourgeois, pour contribuer à l’élan du prolétariat sur le plan de la gestion de l’État socialiste.

Comme le constate Lénine alors, en mars-avril 1918 :

« Si notre prolétariat, une fois maître du pouvoir, avait rapidement tranché la question du recensement, du contrôle et de l’organisation à l’échelle du pays (ce qui était impossible par suite de la guerre et de l’état arriéré de la Russie), nous aurions pu, après avoir brisé le sabotage, nous soumettre entièrement les spécialistes bourgeois grâce à la généralisation du recensement et du contrôle. »

Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

Cela signifie que le nouveau régime doit accepter le compromis de payer des experts bourgeois avec des salaires élevés, ce qui est bien sûr, comme le dit Lénine, un « pas en arrière ».

Lénine

Ce n’est cependant pas tout. De par sa situation historique, la Russie était particulièrement arriérée sur le plan des méthodes de travail. Le socialisme doit donc assumer de remodeler celui-ci, afin d’élever les forces productives.

Une formule très connue de Lénine fut ainsi :

« Si la Russie n’adopte pas une nouvelle technique supérieure à l’ancienne, il ne saurait être question ni du relèvement de l’économie nationale, ni du communisme. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, car sans électrification il est impossible de relever l’industrie ».

Notre situation intérieure et extérieure, 1920

Cela signifie que Lénine a compris le caractère inéluctable de la modernisation des méthodes de travail.

Le communisme, c’est
le pouvoir des Soviets + l’électrification

Lénine explique ainsi :

« Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal. Et il ne pouvait en être autrement sous le régime tsariste où les vestiges du servage étaient si vivaces.

Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur.

Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l’analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l’élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l’introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc.

La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine.

Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme.

Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques.

Il faut aussi, en visant à augmenter la productivité du travail, tenir compte des particularités de la période de transition du capitalisme au socialisme, qui exigent, d’une part, que soient jetées les bases de l’organisation socialiste de l’émulation et, d’autre part, que l’on use des moyens de contrainte, de façon que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne soit pas discrédité par l’état de déliquescence du pouvoir prolétarien dans la vie pratique. »

Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

Bien entendu, une telle perspective s’oppose de manière complète à l’anarchisme. Les exigences historiques ne peuvent pas être niées, aux yeux de Lénine, qui récuse par conséquent complètement les idéologies bourgeoises, qui placent par définition l’individu au cœur des questions sociales et idéologiques.

Lénine peut donc dire de manière très claire :

« Toutes les habitudes et les traditions de la bourgeoisie en général, et de la petite bourgeoisie en particulier, s’opposent, elles aussi, au contrôle de l’État et s’affirment pour l’inviolabilité de la « sacro-sainte propriété privée », de la « sacro-sainte » entreprise privée.

Nous constatons maintenant de toute évidence à quel point est juste la thèse marxiste selon laquelle l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme sont des tendances bourgeoises ; combien celles-ci sont en contradiction irréductible avec le socialisme, la dictature du prolétariat, le communisme.

La lutte pour inculquer aux masses l’idée de l’enregistrement et du contrôle d’État soviétiques — , la lutte pour l’application de cette idée, pour la rupture avec le passé maudit qui avait habitué les gens à considérer l’effort pour se procurer le pain et les vêtements comme une affaire « privée », la vente et l’achat, comme une transaction qui « ne regarde que moi », c’est là une lutte d’une immense envergure, d’une portée historique universelle, de la conscience socialiste contre la spontanéité bourgeoise et anarchique. »
(Les tâches immédiates du pouvoir des soviets)

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Jean-Sébastien Bach et l’Allemagne démocratique

A l’occasion de l’anniversaire de Jean-Sébastien Bach, le Parti Socialiste Unifié (SED) publia, dans la partie démocratique de l’Allemagne, à l’Est, un document le 19 mars 1950 affirmant que celui-ci était une référence nationale.

« Dans la grande lutte du Front national de l’Allemagne démocratique pour l’unité de notre patrie, pour la paix et contre le danger d’une nouvelle guerre impérialiste, la bataille pour le renouvellement démocratique de la vie culturelle de notre nation joue un grand rôle.

Le renouvellement ne peut se faire que sur la base du grand héritage culturel allemand, qui expriment dans son entier caractère la tradition culturelle libre et progressiste.

Ce n’est que dans un combat aigu contre toutes les influences de la barbarie culturelle américaine en décomposition que peut et sera entièrement réalisé le renouvellement démocratique de notre vie culturellement.

L’étendue dans son ensemble de cette décisive confrontation entre les promoteurs du cosmopolitisme, cette idéologie réactionnaire, impérialiste dans l’Ouest de l’Allemagne, qui entreprend d’enterrer toute indépendance nationale de notre peuple, et les porteurs progressistes d’une nouvelle culture allemande, se voit bien avec les prises de position au sujet de l’année de Bach, en 1950, à l’occasion du 200e anniversaire de la mort de grand compositeur allemand.

Dans l’Ouest de l’Allemagne, on cherche avec des prétextes ridicules à refuser la diffusion des œuvres de Bach organisée par la radio de Leipzig.

Les forces réactionnaires cherchent à également utiliser la célébration du souvenir du grand compositeur allemand pour leurs objectifs diviseurs, anti-nationaux.

Les forces progressistes de notre peuple, la classe ouvrière allemande, doivent d’autant plus assumer la responsabilité de présenter Bach comme référence nationale.

Bach a été un grand acteur de l’avancée de la musiques. Faire références à ses œuvres, c’est faire référence à la tradition libre et progressiste de notre peuple.

L’activité de Bach se situe au moment de dégradation la plus profonde et de la paralysie nationale du peuple allemand, qui souffrait encore des conséquences des terribles destructions de la guerre de trente ans.

A l’opposé de la Russie, de l’Angleterre et de la France, parvenus à l’unité nationale, la conscience nationale ne pouvait se développer que difficilement das une Allemagne entièrement morcelée.

L’absence de dignité nationale des petits despotes, qui vendaient leurs sujets à des puissances étrangères contre « un prix du sang », la mentalité d’épicier des bourgeois des corporations, dont la vue ne dépassait pas les murs entourant la ville, le maintien brutal par les chefs féodaux des paysans à leur statut, dans la misère et l’obscurité, voilà à quoi ressemblait l’Allemagne où vivait Bach et où il réalisa ses grandes œuvres.

Et il y avait tout de même dans cette nuit profonde des gens, qui avant tout par la liaison avec les esprits progressistes à l’étranger, se soulevaient contre cette misère et pavaient la voie à un nouveau développement par leur travail.

A ces personnes peu nombreuses, il faut compter Leibniz, Wolff et d’autres, dont Jean-Sébastien Bach.

La grande signification nationale de Bach repose en ce qu’il a retravaillé les traditions d’alors de la musique allemande, dans une forme nouvelle et indépendante, et qu’il a les fusionné avec les acquisitions de la musique des autres peuples à cette époque, pour un langage musical totalement nouveau.

La grande signification de Bach repose en ce qu’il a fait sauté les entraves posées par l’Église à la musique, et au lieu de formules mortes, a posé le vécu et le sentiment humains, où s’exprima l’opposition humaniste bourgeoise à la société féodale s’effondrant.

La grande signification de Bach repose en ce que, lié de manière étroite au peuple, il a utilisé la chanson populaire et la danse populaire dans son trésor mélodique, et par le travail sur les chansons populaires et d’autres mélodies profanes, les a « déprofanisés » en en faisant des chœurs et de la musique pour l’Église.

La grande signification de Bach repose en sa maîtrise complète de tous les instruments et sa liaison avec le travail productif artisanal, qui le mettait en capacité d’inventer de nouveaux instruments.

La grande signification de Bach repose enfin en ce qu’il a travaillé ses connaissances dans le domaine musical jusqu’à les amener à une forme nouvelle, plus élevée, de la production musicale et par là préparait tout le futur développement de la musique allemande.

En cela, il a enrichi le trésor musical de tous les peuples.

Pour parvenir à réaliser une telle œuvre véritablement nationale et en même temps servant toute l’humanité à une époque de morcellement la plus grande, il faut un grand être humain, qui avait la conscience de soi bourgeoise et était traversé de la grandeur de sa tâche.

Bach disposait de ces deux choses, même s’il ne fut pas en mesure de se libérer totalement de l’atmosphère nivelant par le bas de l’existence petits États allemands, ce qui s’exprime dans certaines œuvres faisant les louanges de la « fuite du monde ».

[Par exemple le chant religieux Komm, süßer Tod BWV 478 : « Viens, douce mort, viens, conduis-moi dans la paix parce que je suis las du monde, ah ! viens, je t’attends, viens vite et conduis-moi, ferme-moi les yeux. Viens, bienheureux repos ! »]

Mais son étroite liaison avec le peuple, sa détermination en rapport avec les avancées des autres peuples progressistes et sa capacité technique magistrale lui ont permis de réaliser une telle oeuvre.

A l’exception de peu de compositeurs, parmi eux Beethoven et Mendelssohn-Bartholdy [Wolfgang Amadeus Mozart est ici sciemment non cité, qui l’attribue à l’Autriche], la bourgeoisie allemande n’a jamais compris la grande signification de Bach.

Ce n’est que 70-80 années après sa mort que ses œuvres ont été de nouveau joués. La bourgeoisie libérale voyait en Bach seulement le musicien d’église, toute relation au peuple fut ou bien fut subrepticement ou bien masquée.

Dans la période de l’impérialisme, la bourgeoisie a faussé Bach pour en faire un formaliste [allusion aux interprétations « mathématiques de son œuvre] ou un représentant d’un faste froid et sans contenu.

L’incapacité de la bourgeoisie allemande à conserver le grand héritage national de notre peuple et de le maintenir en vie se voit de manière drastique à l’exemple de Jean-Sébastien Bach.

C’est seulement la défaite des impérialistes allemands amenée par l’écrasement du fascisme allemand par les armées de l’Union Soviétique socialiste qui a libéré la voie à une évaluation objective correcte et une valorisation de Bach.

La classe ouvrière, comme porteuse de la lutte pour l’unité de notre peuple et ainsi aussi pour l’unité de notre culture, voit en Bach un des plus grands représentants de la culture allemande, dont l’œuvre d’une force représentative magistrale la plus haute est également l’expression d’une conscience culturelle de l’ensemble de l’Allemagne, formant par conséquent une contribution importante du peuple allemand à la culture mondiale.

Bach a porté la gloire des meilleures réalisations allemandes bien au-delà des frontières de l’Allemagne.

Le grand soin qu’accorde en particulier le peuple soviétique à la musique de Bach est une preuve de la reconnaissance de sa signification mondiales et de l’effectivité de ce grand poète des sonorités par le pays le plus libre et le plus progressiste du monde, le pays du socialisme réalisé.

La direction du Parti de l’Unité Socialiste salue par conséquent la mise en place de l’année de Bach 1950 comme une importante contribution à l’éducation démocratique de notre peuple, comme un événement de grande signification dans notre lutte pour le fait de prendre soin de la culture allemande et de son renouvellement démocratique, comme un moyen du renforcement des liens culturels avec tous les peuples aimant la liberté et la paix.

Les œuvres musicales de Bach, qui ont fait avancer dans le domaine de la musique, trouvent leur valorisation historique auprès des forces progressistes de notre époque, avant tout la classe ouvrière.

La direction du Parti exige de chaque membre le soutien aux initiatives dans l’année Bach, car la préservation et l’appropriation critique de l’héritage culturel national appartient aux tâches fondamentales du Parti du marxisme-léninisme.

Lors de l’année Bach 1950, nous défendons notre culture national contre toutes les tentatives de décomposition et de division de l’impérialisme américain.

Par une lutte opiniâtre et infatigable contre toutes les tentatives de fausser Bach et d’en faire dans le sens de la propagande cosmopolite un musicien d’église « supranational » ou bien un formaliste, nous montrons à tout le peuple allemand la signification nationale de Bach.

La réalisation de l’année Bach et ainsi une tâche du Front national de l’Allemagne démocratique et en même temps une contribution importante à la réalisation victorieuse de notre lutte pour la paix et une Allemagne démocratique unie. »

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Jean-Sébastien Bach: la limite historique et l’avenir de la musique

Chez Jean-Sébastien Bach, la mélodie devient telle une cellule qui se reproduit en d’autres voix et qui interagit avec les autres cellules. Une célèbre anecdote est celle où le souverain Frédéric II, lors d’une visite de Jean-Sébastien Bach, lui remet le thème d’une fugue, c’est-à-dire une mélodie qui connaît une « réponse ».

Cette « réponse » consiste en la mélodie d’origine, mais modifiée, comme lors d’un dialogue de deux personnes autour d’un même thème ; elle est également accompagnée de la première voix, l’appuyant par un contre-sujet, et le processus peut se multiplier par d’autres voix.

Frédéric II le met au défi de composer au sujet du thème donné et Jean-Sébastien Bach joue directement la fugue à trois, quatre, puis cinq voix, envoyant ensuite l’ensemble, un peu plus tard avec une version à six voix, comme « offrande  musicale » au souverain.

On a ici une véritable vue de la force et de la faiblesse de Jean-Sébastien Bach, au-delà du caractère formidable de sa musique. Ses œuvres les plus marquantes sont en effet, en plus de l’offrande musicale (qui date de 1747), ce qu’on appelle L’art de la fugue (de 1742 à 1750) et les Variations Goldberg.

Toutes ont en commun de placer l’harmonie dans le cadre du contrepoint, et dans ce cadre seulement. Avec L’art de la fugue par exemple, Jean-Sébastien Bach témoigne de la richesse du contrepoints en douze fugues et deux canons (respectivement quatorze et deux dans la seconde version, apparemment inachevée ou se terminant symboliquement) : il prend quelques notes formant une mélodie et la conserve pour montrer comment on peut la combiner dans des contrepoints, en accélérant le rythme ou en le libérant, en renversant la mélodie, etc.

Le principe est tellement fort dans sa méthode qu’on ne sait toujours pas si Jean-Sébastien Bach l’a composé pour un instrument en particulier, et même si c’est nécessairement un instrument avec un clavier.

Cependant, cela pose également sa limite. Jean-Sébastien Bach, dans sa démarche, reste toujours lié à la mélodie d’origine comme aspect principal ; il tourne autour pour ainsi dire, de manière polyphonique. Ce faisant, il brime la mélodie en l’enserrant en elle-même.

La mélodie n’a plus comme horizon qu’elle-même.

Extrait des Variations Goldberg

C’est pour cela que, directement après Jean-Sébastien Bach, émerge la musique dite classique, c’est-à-dire la musique s’appuyant sur l’harmonie comme aspect principal et mettant de côté de manière significative la question du contrepoint.

Cela gagnera en lyrisme, ce dont la bourgeoisie avait besoin : c’est notamment l’émergence de l’opéra, seul style musical évité par Jean-Sébastien Bach. Cependant, cela implique une vraie perte de densité et une ouverture très grande au risque de subjectivisme. La décadence de la musique « moderne » vient de là.

Ce que Jean-Sébastien Bach dépasse, c’est historiquement la composition simple avec une mélodie appuyée par d’autres éléments, telle la basse. La mélodie, dans ce cas, est le seul vrai élément, le reste n’étant qu’embellissement, renforcement, soulignement, accompagnement, etc.

Le sceau de Jean-Sébastien Bach, au centre. Sur les côtés, les éléments le composant :
JSB ainsi que son reflet, les deux étant associés.

Le contrepoint utilisé adéquatement renverse dialectiquement ce principe. Il ne l’inverse pas, en plaçant la mélodie au service des accompagnements, ce qui serait un signe de décadence et caractérise par ailleurs justement le chaos dans le domaine de la musique, comme on peut en avoir un exemple avec la sorte de techno dance commercial du début du 21e siècle.

On comprend ici pourquoi la musique appréciée par la bourgeoisie sombrant dans la décadence a toujours plus tendu à l’harmonie apparente au moyen d’accords bien placés appuyant les mélodies, au lieu d’assumer le contrepoint.

Il faut noter ici que tout le développement des musiques dissonantes, dans tous les registres musicaux (classique, rock, blues, metal, musique électronique, musique industrielle, etc), est à la fois le reflet de l’incapacité bourgeoise au dépassement de la logique de la seule harmonie et de sa « simplicité », et d’une tentative des musiciens authentiques de retrouver la base du contrepoint comme solution révolutionnaire au besoin de saut qualitatif dans le domaine de la musique.

Ce dernier cas explique la grande appréciation et qualité des projets de musique totale de certains groupes musicaux, combinant les mélodies avec un haut niveau de synthèse, sur la base d’un très haut niveau technique de plusieurs musiciens (on peut citer The Beatles, The Velvet Underground, The Stooges, Joy Division et New Order, The Smiths, Gun’s Roses, etc. etc.).

Le contrepoint est la rencontre dialectique de l’harmonie avec la complexité de mélodies associées.

On comprend pourquoi la bourgeoisie, une fois élancée, abandonna le contrepoint ; pour cette raison, Jean-Sébastien Bach tomba relativement dans l’oubli, jusqu’à ce que, en 1829, Felix Mendelssohn Bartholdy rejoue la Passion selon Matthieu, ramenant le compositeur en pleine lumière, le monde le reconnaissant comme un géant, le fondateur d’une époque.

Mais cette époque était considérée comme « terminée » et Jean-Sébastien Bach est toujours ramené à une prétendue musique « baroque » – le terme est par nature absurde de par la réelle nature du baroque pour qui est matérialiste historique – qui n’aurait fait que paver la voie à la musique classique toujours plus orientée vers l’harmonie comme principe, avec ensuite le romantisme, la modernité, etc., c’est-à-dire le subjectivisme.

Déjà à sa propre époque, Jean-Sébastien Bach n’était pas du tout le plus célèbre des musiciens alors ; sa musique était trop complexe et trop développée pour une époque dont le luthéranisme était une des avant-gardes idéologiques.

C’est ainsi Vivaldi qui était le plus connu alors : bien que basé à Venise, son activité irradiait toute l’Europe, jusqu’à la Norvège, alors que plus plus de 40 sonates et de 90 concertos de lui furent alors édités, contre vraiment très peu d’œuvres du côté de Jean-Sébastien Bach.

Vivaldi disparut ensuite de toute valorisation, alors que Jean-Sébastien Bach fut reconnu comme un titan, mais sans pour autant que la bourgeoisie toujours plus décadente sache quoi en faire.

On a ainsi le paradoxe que Jean-Sébastien Bach est admiré de tous les théoriciens de la musique, car il parvient à combiner et recombiner, sans jamais que cela donne une impression de simple superposition, de plaquage… Mais qu’en même temps, le contrepoint est considéré comme une forme relevant d’un passé révolu.

Il apparaît comme évident que ce n’est pas le cas dans la pratique, puisque toute polyphonie présuppose le contrepoint, mais également qu’ici le matérialisme dialectique peut, de par l’éclaircissement des lois du mouvement, fournir la base d’une compréhension avancée du contrepoint comme pendant dialectique de l’harmonie.

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Jean-Sébastien Bach et la rencontre de l’harmonie et du contrepoint

Jean-Sébastien Bach arrive à un moment historique où son activité peut être le produit de deux pôles contradictoires. Il y a, d’un côté, une véritable base luthérienne sur le plan musical.

Des milliers de chants chorals ont été écrits, la religion n’a pas triomphé à l’échelle du pays mais elle profite de solides bastions, de solides formations théologiques et culturelles. Jean-Sébastien Bach en profite directement, de par son éducation, de par son environnement, de par les découvertes musicales qu’il a pu faire, de par sa sensibilité et son exigence.

Il va de soi que cela n’allait pas sans un très haut niveau technique, Jean-Sébastien Bach étant un virtuose au clavecin, à l’orgue, au violon et à l’alto.

De l’autre côté, Jean-Sébastien Bach disposait des moyens d’exprimer par un saut qualitatif sur le plan de la composition. De par sa situation, il était capable de résoudre de manière progressiste la tension dialectique entre le contrepoint et l’harmonie.

Le contrepoint n’a pas été un principe musical amené par Jean-Sébastien Bach, cependant la pratique qu’il en avait, ainsi que de la mélodie accessible sur le plan populaire de par les exigences luthériennes, est ce qui a amené un saut qualitatif dans la musique, dans la mesure où sa pratique lui avait bien souligné l’importance centrale du mouvement musical pour emporter l’auditoire et qu’il y ajoutait la densité par le contrepoint.

La pratique des centaines de chants chorals du luthéranisme lui avait ouvert le champ populaire de la mélodie ; le contrepoint lui permettait d’élever la mélodie à l’universel, en la rendant plus remplie, plus dense.

Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553),
Le Dernier Repas, 1530, avec Luther parmi les apôtres

En ne perdant jamais de vue cette exigence d’accessibilité – d’où l’intérêt qu’il soit lui-même luthérien, pour le maintenir de manière résolue dans cette mise en perspective populaire – il a su puiser dans la technique du contrepoint pour faire en sorte qu’elle appuie cette mélodie de la manière la plus naturelle possible.

Chez Jean-Sébastien Bach, il y a plusieurs mélodies qui sont en rapport dialectique, tout en ayant une complexité propre permettant de développer davantage de formes, de rythme, ces formes combinées de plusieurs mélodies donnant naissance à une nouvelle manière d’exprimer la musique.

Chez Jean-Sébastien Bach, rien n’est donc gratuit, chaque élément musical exprime à la fois une complexité visant à une harmonie autonome et également un rapport productif avec les autres éléments.

Il ne s’agit pas d’une simple superposition. Il ne s’agit pas non plus d’un alignement ou d’une organisation, de type abstrait. Cela serait là perdre le principe de l’harmonie.

D’où la question de la sensibilité, clef pour parvenir une œuvre d’art authentique. Avec le protestantisme (dans sa version luthérienne), Jean-Sébastien Bach trouva l’accès à une vie intellectuelle, réfléchie, d’une immense densité ; il mit fin à la simplicité musicale et ouvrit la porte à une nouvelle époque.

Le Jésus de la Passion, auparavant Pantokrator, triomphant, céda la place au Jésus personnel, souffrant, seul, mis à l’écart, faisant face à la notion de mal, de doute, d’abandon. Il faut lire Georges Bernanos, auteur dont l’œuvre est traversée de part en part de luthéranisme, pour trouver en France un tel questionnement intime, pétri dans le doute, cherchant la simplicité de l’innocence et la complexité d’une vie intime.

Une œuvre incontournable est en ce sens celle connue en France comme « Passion selon saint Matthieu », ce qui est erroné, puisque cette œuvre luthérienne s’intitule en réalité la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ selon l’Évangéliste Matthieu, Matthieu étant ici présenté comme évangéliste et non pas comme un « saint ». Dans la démarche luthérienne, il n’y a pas de saints qui soient un intermédiaire avec Dieu.

S’il faut résumer ce qu’a apporté Jean-Sébastien Bach, on peut dire qu’il a montré la forme du rapport dialectique interne d’une composition musicale. Cela en fait un titan, considéré dans le domaine musical comme une figure non seulement incontournable, mais pratiquement indépassable.

C’est la découverte du contrepoint chez Jean-Sébastien Bach qui amènera Wolfgang Amadeus Mozart à être en mesure de faire un saut qualitatif dans sa musique ; il est également significatif que son père Leopold Mozart s’appuyait sur deux œuvres pour le faire progresser lorsqu’il était tout jeune :

– le Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux, l’oeuvre classique sur le contrepoint, qu’il s’était procuré en 1746 ;

– le Versuch über die wahre Art das Klavier zu spielen (Tentative sur le véritable art de jouer du clavier) de Carl Philipp Emanuel Bach, fils de Jean-Sébastien Bach.

Le Gradus fut également utilisé par Josef Haydn, y compris dans les cours qu’il donna à Ludwig von Beethoven, qui connut également dès le départ certaines œuvres de Jean-Sébastien Bach, et qui tirera pareillement du contrepoint les ressources pour obtenir ses œuvres les plus denses.

Il est assez parlant par ailleurs de trouver un chant choral de Martin Luther dans la Flûte enchantée, ce manifeste des Lumières dans leur guerre à l’obscurantisme.

A Jean-Sébastien Bach, le protestant méthodique ouvrant l’espace du contrepoint comme expression de la richesse intérieure de l’être humain à l’époque de la bourgeoisie affirmant son hégémonie, succédera le virtuose et libertin Wolfgang Amadeus Mozart, avec ses opéras antiféodaux dans la forme et le contenu, empruntant aux mélodies populaires et à leur vitalité.

Ludwig von Beethoven clôt alors ce premier cycle d’affirmation du contrepoint, en affirmant de son côté la sensibilité.

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Jean-Sébastien Bach: un produit historique

La dimension nationale de l’entreprise de Martin Luther est donc évidente. En reprenant les mélodies populaires, il veut faire vivre ses valeurs dans le peuple, mais il considère en même temps donc que ce que porte le peuple va forcément dans le bon sens, une fois qu’on s’est séparé des tendances erronées, que lui voit comme « diabolique ».

Et cela a une conséquence d’une importance capitale : cela veut dire que de par sa forme et son contenu, on est ici dans une profonde avancée sur le plan de la culture. Le niveau culturel est élevé, les masses sont mises en branle, il y a un progrès général des consciences.

Le calvinisme n’est justement pas parvenu à cette dimension, et c’est frappant de voir comment Calvin se méfiait du chant et de la musique, alors que Martin Luther en faisait une valeur populaire et une clef pour adoucir les mœurs.

La route était ouverte, avec toute une série de compositeurs s’engouffrant dans la brèche. Au tout début de la Passion de Matthieu, on trouve « Herzliebter Jesus » (Jésus aimé par le cœur) composé par le compositeur religieux berlinois Johann Crüger (1598-1662).

Jean-Sébastien Bach reprendra également la mélodie de plusieurs œuvres de Johann Crüger (« Jesus meine Freude » soit « Jésus ma joie », « Schmücke dich, o liebe Seele » soit « Pare-toi, ô belle âme », « nun danket alle Gott » soit « Maintenant remerciez tous Dieu »).

Église de Thomas à Leipzig en 1749,
où Jean-Sébastien Bach a été maître de chapelle

Il faut également mentionner l’importante figure que fut Dietrich Buxtehude (1637-1707), apprécié par Jean-Sébastien Bach, mais surtout Heinrich Schütz (1585-1672).

Formé pendant plusieurs années en Italie, Heinrich Schütz fut ensuite organiste puis maître de chapelle à Dresde toute sa vie, jusqu’à l’âge de 87 ans, à part quelques interruptions.

Musicien œuvrant pour l’église luthérienne et composant aussi pour la cour de l’électeur de Saxe, allant même au Danemark invité deux fois par le roi pour la musique de mariages, il se situe très exactement dans la perspective légitimiste de luthéranisme.

Cependant, cette mise en perspective à la fois institutionnelle et religieuse fut mis à mal par la dévastatrice guerre de Trente ans qui commença en 1618.

La situation totalement calamiteuse de l’Allemagne morcelée qui plus est alors en une multitude de royaumes empêcha Heinrich Schütz d’obtenir un écho à sa mesure, même si dès son époque il fut considéré comme le plus grand compositeur allemand de son époque et disposait aussi d’une importante aura dans toute l’Europe.

Jean-Sébastien Bach intervient alors historiquement dans ce cadre pour finir le processus enclenché. C’est cela qui fait que sa productivité de fut immense. L’édition la plus récente de ses œuvres se divise comme suit, et encore a-t-on perdu une partie de son travail :

I. Cantates (46 volumes)

II. Messes, Passions, Oratorios (9 volumes)

III. Motets, Chorals, Lieder (4 volumes)

IV. Œuvres pour orgue (11 volumes)

V. Œuvres pour le clavier et le luth (14 volumes)

VI. Musique de chambre (5 volumes)

VII. Œuvres pour orchestre (7 volumes)

VIII. Canons, L’Offrande musicale, L’Art de la fugue (2 volumes)

IX. Addenda (approximativement 7 volumes)

Supplément, Documents Bach (9 volumes)

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Jean-Sébastien Bach et la mélodie populaire

Lorsqu’il écrit la Deutsche Messe pareillement dans les années 1520, formulant les principes de la messe allemande, Martin Luther peut donc intégrer des chants auxquels toutes les personnes présentes doivent participer : cela est rendu possible par l’accessibilité de la mélodie et bien sûr le fait que désormais tout soit en allemand, avec d’ailleurs une accentuation sur les syllabes (et non plus sur les voyelles comme en latin, l’allemand ayant une sonorité gutturale marquée).

C’en est fini de la position passive d’un public confronté à un chanteur religieux dont les paroles en latin sont incompréhensibles.

Deutsche Messe, 1526

Ce qui est frappant et tout à fait conforme avec la démarche populaire-rupturiste de luthéranisme, c’est que ces chants s’appuient sur notamment sur une libre inspiration des psaumes de l’ancien testament, ou bien sur des mélodies populaires dont le texte est modifié dans le sens d’un commentaire spirituel.

On est là dans une exigence de production, tournée vers le peuple qui plus est.

Il y a bien entendu des sources venant directement des hymnes des offices en latin, des plain-chants grégoriens, comme « All Ehr’ und Lob soll Gottes sein » soit « Tout honneur et louange devrait aller à Dieu » qui vient du chant liturgique grégorien « Gloria tempore paschali ».

Mais puiser dans cette source historique, même si elle confie bien entendu une légitimité au luthéranisme se voulant un prolongement ou plutôt un retour aux sources de l’Église historique des premiers siècles, est un aspect secondaire par rapport à la liaison avec la réalité allemande. Puiser dans les mélodies populaires possédait en soi une dynamique inébranlable.

La mélodie de « Von Gott will ich nicht lassen » (Je ne veux pas me détourner de Dieu), par ailleurs reprise par Jean-Sébastien Bach, vient de la chanson populaire « Einmal tat ich spazieren » (Une fois je me suis promené). « Durch Adams Fall is ganz verderbt » (Par la chute d’Adam tout est corrompu), également reprise par Jean-Sébastien Bach, provient d’une chanson de soldats à la bataille de Pavie.

Nun freut euch, lieben Christen g’mein (Eh bien réjouissez-vous, chers chrétiens ensemble),
dans le premier livret de chants de Martin Luther, 1524

Furent également reprises par Jean-Sébastien Bach « Ich hab mein Sach Gott heimgestellt » (J’ai laissé ma cause dans la demeure de Dieu) qui tire sa source de la chanson d’amour « Es gibt auf Erd kein schwerer Leid » (Il n’y a pas sur Terre de souffrance plus grande), « O Welt ich muss dich lassen » (Ô monde je dois te quitter) vient de « Inspruck, ich muss dich lassen » (Innsbruck [c’est-à-dire la ville de la bien-aimée dans la chanson], je dois te quitter).

Parfois, cela posait problème. Ainsi, Martin Luther fit un hymne de noël intitulé « Vom Himmel hoch da komm ich her » (Du haut du ciel c’est là d’où je viens) à partir d’une chanson populaire, « Ich komme aus fremden Land her » (Je viens d’un pays étranger). Cependant cette dernière chanson restant éminemment populaire dans les tavernes et lors des danses séculières, il préféra abandonner la mélodie.

Cette tendance à l’intégration des meilleures mélodies populaires était générale et pouvait parfois profiter de sources italiennes ou même françaises : c’est le cas de « Was mein Gott will, das g’scheh allzeit » (Ce que mon Dieu veut arrive tout le temps) qui vient de la chanson de Pierre Attaignant « Il me suffit de tous mes maux », tiré des Trente et quatre chansons musicales (dont les paroles sont par exemple « J’ai enduré peine et travaux, tant de douleur et de déconfort. Que faut-il que je fasse pour être en votre grâce ? De douleur mon cœur est si mort s’il ne voit votre face. »).

La mélodie arrivera par cette voie dans la Passion de Matthieu de Jean-Sébastien Bach.

A noter que Jean-Sébastien Bach puisa également dans les psaumes des huguenots français, comme « Wenn wir in höchsten not sind » (Lorsque nous sommes dans la plus grande détresse).

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Jean-Sébastien Bach et le chant dans la cérémonie religieuse luthérienne

Martin Luther avait lui-même eu dans sa jeunesse une éducation dans les domaines du chant et de la danse ; il s’intéressera toujours à la musique, ayant comme amis les musiciens Johann Walter, qui officiait alors à la cour de Saxe, et Ludwig Senfl, qui lui était présent à la cour de Bavière.

A Rome, il rencontra également le compositeur Josquin des Prez, une importante figure du contrepoint. Martin Luther dira à son sujet que :

« Les autres maîtres des chansons sont forcés de faire comme les notes l’exigent, mais Josquin est le maître des notes et elles doivent faire comme lui l’exige ».

En 1523, Martin Luther produisit un texte aux conséquences très importantes : De l’ordre du service divin dans la communauté. Il y accordait une importance essentielle à la voix et à la musique.

L’office luthérien s’appuie de manière très importante sur la prédication d’un côté, le chant choral de l’autre. Ce chant est relié de manière souple aux textes bibliques (contrairement aux calvinistes qui se limitent au texte tel quel) et peut être appuyé par un orgue ou un groupe de quelques instruments.

Ce que Martin Luther écrit à Spalatin, secrétaire de l’électeur Frédéric le Sage, reflète bien son projet d’une meilleure socialisation, d’un niveau de conscience culturelle plus élevé, par le peuple et à travers le peuple, à travers le chant :

« J’ai l’intention, à l’exemple des prophètes et des anciens pères de l’Église, de créer des psaumes en allemand pour le peuple, c’est-à-dire des cantiques spirituels, afin que la parole de Dieu demeure parmi eux grâce au chant. »

Martin Luther divisait les œuvres relevant de la vraie musique – celle tournée vers Dieu, à l’opposé de celle qui s’est dénaturée, est tournée vers le diable, avec des sonorités dissonantes – en trois types. Il s’appuyait pour cela sur ce qu’exprime l’apôtre Paul, dans l’Épître aux Colossiens (3, 13) :

« Que la parole du Christ habite parmi vous dans toutes sa richesse : instruisez vous les uns les autres avec pleine sagesse : chantez à Dieu dans vos cœurs votre reconnaissance par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit. »

Martin Luther en déduira que les chants mentionnés ici par Paul sont des œuvres que l’on peut composer soi-même, en s’appuyant sur le Saint Esprit. Jean-Sébastien Bach en composera 230.

Quant aux deux autres formes, il pense qu’il s’agit des choses suivante :

« Je pense que la différence entre les trois termes psaumes, hymnes et chants est celle-ci : par psaumes, il (l’apôtre) entend en fait les psaumes de David et les autres œuvres du psautier ; par hymnes, il entend les autres chants que l’on trouve ça et là dans l’Écriture, composés par des prophètes tels Moïse, Déborah, Salomon, Isaïe, Daniel, Habacuc, ainsi que le Magnificat, le Benedictus (chant de Zacharie en Luc 1,68-79) etc … qu’on appelle des cantiques. »

On devine que l’existence d’un tel appareil musical dans la cérémonie luthérienne implique une professionnalisation. La tendance aboutit pour le chant choral à environ 16 chanteurs et 18 musiciens intervenant pendant une trentaine de minutes, juste après la lecture de l’Évangile ; à certains moments, l’ensemble des personnes présentes doivent chanter.

Les paroisses devaient donc assumer des cours de chant, tout comme les écoles ; le chantre, le « cantor », se vit reconnaître une place très importante, de par son rôle dans l’office. Et bien entendu, pour cela il devait avoir des œuvres à sa disposition.

C’est pour répondre à cette nécessité que Martin Luther publia en 1524 le recueil de chants appelé Geistliches Gesangbuchlein (Petit livre de chant spirituel), réalisé par Johann Walter et Conrad Rupff supervisés par Martin Luther lui-même, auteur par ailleurs de 35 chants (soit ce qu’on considère aujourd’hui comme 5 chants chorals et 30 cantiques).

Il est intéressant ici de voir qu’une revue musicale australienne parle de « tubes » de l’époque de Martin Luther au sujet de Eine feste Burg ist unser Gott, de Nun komm, der Heiden Heiland et de Aus Tiefer not schrei ich zu dir.

Voici un exemple de leur approche quant à leur substance.

  Aus tiefer Not
schrei ich zu dir,
Du fond de ma détresse
je crie vers toi,
  Herr Gott, erhör mein Rufen ; Seigneur Dieu, écoute mon appel,
  Dein gnädig Ohr neig
her zu mir
tends vers moi
ton oreille bienveillante
  Und meiner Bitt sie öffne ! et ouvre-la à ma prière !
  Denn so du willt das sehen an, Alors, si le veux daigne voir,
  Was Sünd und Unrecht
ist getan,
quel péché et quel tort
est commis,
  Wer kann, Herr,
vor dir bleiben ?
qui peut, Seigneur,
faire face à toi ?

Les voici, dans les versions de Jean-Sébastien Bach.

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Jean-Sébastien Bach et l’exigence luthérienne de la musique

Pour qu’il y ait de la musique, il faut une vie intérieure active et reconnue. Sans cela, il n’y a pas l’énergie psychique pour un effort prolongé dans la combinaison de multiples voix ; on en resterait simplement à une mélodie basique, expression de sentiments basiques ou plus précisément d’impressions.

Exprimer davantage que des impressions est la preuve d’un art qui s’est développé au-delà de l’expérience immédiate comprise de manière subjective ou subjectiviste ; l’objectif est d’aller à la synthèse de ce moment, de passer du particulier à l’universel.

Né à Eisenach (comme plus tard Jean-Sébastien Bach), Martin Luther (1483-1548) joua un rôle historique dans la valorisation de la musique ; il va affirmer la thèse humaniste sur la musique, alors que l’Islam récuse celle-ci, que le catholicisme la réduit à une forme sans expression d’une vie personnelle, que la musique d’une Italie, pays ayant connu des avancées bourgeoises limitées avec la Renaissance, va se cantonner dans le plaisir harmonique.

Eisenach vers 1647, par Matthäus Merian

Martin Luther avait valorisé la musique au point de la placer aux côtés de la théologie, comme le rapporte notamment la partie 69 de ses Tischreden (Conversations à table). Pour lui, il fallait qu’il y ait un esprit volontaire dans le chant et la musique, exactement de la même manière qu’il devait y avoir un esprit volontaire dans l’application de l’Évangile.

Chaque personne existe en soi, avec sa complexité ; elle peut saisir elle-même et d’elle-même les valeurs universelles, qui chez Martin Luther sont exprimées dans l’Évangile. Cet engagement rationnel ne peut qu’être exprimé dans une forme volontaire.

Sans cet esprit volontaire, on prendrait les choses formellement et tout comme un chanteur ne saurait pas moduler sa voix en fonction de la composition du chant, le chrétien ne saurait pas s’adapter aux lois posées par Dieu.

Dans une lettre envoyée au compositeur Ludwig Senfl le 4 octobre 1530, Martin Luther résuma cela de la manière suivante :

« De fait, je juge entièrement et je n’hésite pas à affirmer qu’exceptée la théologie, il n’est pas d’art qui puisse être mis sur le même plan que la musique, étant donné qu’exceptée la théologie, seule la musique peut produire ce que produit sinon seulement la théologie, à savoir une disposition calme et joyeuse. »

Tableau allemand du 17e siècle montrant les grandes figures de la Réforme :
Heinrich Bullinger, Girolamo Zanchi, John Knox, Huldrych Zwingli,
Pietro Martir Vermigli, Martin Bucer, Hieronymus von Prag, William Perkins,
Jan Hus, Philipp Melanchthon, Martin Luther, Jean Calvin,
Theodore de Bèze et John Wycliff.
On a au premier plan un cardinal, un diable, un pape et un moine qui soufflent
pour essayer d’éteindre la lumière de la vérité.

Pour cette raison, les théologiens et pasteurs du luthéranisme accordèrent une place immense à la musique. Lorsque le théologien Johann Schmid étudia la candidature de Conrad Küffer pour être musicien de la paroisse de Zwickau, il en salua le niveau musical, mais le rejeta en raison de son manque de culture religieuse ; il valida par contre la candidature de Jean-Sébastien Bach à Leipzig, celui-ci ayant de solides connaissances en ce domaine en plus de son niveau de maîtrise de la musique.

Cette validation fut mise en action quelques jours plus tard, après une entrevue de Jean-Sébastien Bach avec le pasteur surintendant Salomon Deyling, où le compositeur signa la formule luthérienne de la Concorde, reconnaissant de ce fait le luthéranisme comme seule religion valable. Il put alors devenir le musicien des principales églises de la ville.

La famille de Jean Bach avait d’ailleurs dans ses rangs des musiciens depuis l’époque de Martin Luther ; au total on en dénombre 80, dont la moitié joueront de l’orgue. Jean-Sébastien Bach était considéré d’ailleurs comme un des meilleurs spécialistes de cet instrument et on le faisait souvent venir inspecter un orgue nouvellement acquis, étant l’un des rares à pouvoirs l’étudier dans tout son potentiel.

Son père était violoniste ainsi que trompettiste à la cour, de même que musicien à l’église Saint-Georges et directeur de la musique municipale. Le luthéranisme avait provoqué une véritable vague musicale et Jean-Sébastien Bach se retrouvait en son cœur.

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Jean-Sébastien Bach et l’harmonie

On peut se douter que l’écriture en contrepoint est extrêmement complexe, puisqu’il faut conjuguer plusieurs voix de telle manière qu’il en ressorte quelque chose de cohérent.

Pour cette raison, il va y avoir une division du travail entre les voix, pour gagner en clarté dans l’orientation de l’écriture musicale (il y a le ténor encore connu sous ce terme, le déchant qui devient le cantus qui lui-même donnera le soprano, l’altus qui donnera l’alto, la basse ou bassus qui donnera la basse).

Il y aura également, – voire principalement en raison de l’appréciation humaine de ce qui reflète, de ce qui est reflétée -, le phénomène que les voix secondaires se sont largement appuyées sur le principe de l’imitation.

C’est-à-dire qu’il y a eu la tendance à ce que les voix secondaires reprennent la mélodie de la voix principale. Cette imitation peut être conforme, inversée, modifiée par l’augmentation ou le ralentissement de la vitesse, etc. Tout a été essayé en ce domaine, jusqu’aux combinaisons les plus compliquées, fournissant par ailleurs un plaisir plus intellectuel à l’auditeur (forcément lui-même musicien) que musical comme sensation au sens strict.

Jean-Sébastien Bach,
Sonate no 1 en sol mineur

Ce n’est pas tout. A partir du moment où il y a plus une grande expérience musicale, un plus grand matériau, un approfondissement du goût, alors inévitablement il va y avoir une amélioration de la saisie de la nature des sons nouveaux produits par les accords entre les notes.

Cette connaissance des sons dans leur multiplicité par leur rencontre et des choix à faire pour que cela « sonne » bien s’appelle l’harmonie.

L’harmonie n’apparaît donc pas comme un présupposé, comme une théorie d’origine divine se présentant comme un idéal (c’est le cas chez le mathématicien Pythagore qui élabora une théorie « chiffrée » des sonorités musicales « harmonieuses »).

Dans l’introduction de son Traité complet de contrepoint, Ernest Friedrich Richter donne la définition suivante du contrepoint :

« Marche mélodique, indépendante, d’une partie, en relation avec une ou plusieurs parties également indépendantes et mélodiques, et cela d’après les lois de la progression harmonique ou enchaînements des accords ».

Voici ce qu’il précise également :

« A l’époque où se firent les premiers essais d’écriture musicale on se servit de points pour représenter les sons, de sorte qu’une série de sons formait une suite de points contre points (puncti contra punctum).

Le mort Contrepoint est donc une abréviation, une contraction, puisque les deux mots dont il est formé font naturellement supposer l’existence d’un autre point (…).

Ce mot Contrepoint doit tout d’abord éveiller en nous l’idée d’une simultanéité de sons produite par une série de notes formant une mélodie opposée à la série de notes d’une autre mélodie placée plus haut ou plus bas. »

Seulement donc, à l’époque où le contrepoint exprimé de cette manière émerge, nous sommes au moyen-âge et il ne s’agit alors que d’une simple rencontre de deux mélodies. A l’arrière-plan s’exprime encore la méconnaissance de l’accord c’est-à-dire du développement qualitatif de la mélodie, d’une voix seule.

C’est-à-dire qu’à l’origine, le contrepoint cherchait dans la rencontre de sons dans le temps, au moyen des intervalles, une certaine harmonie quantitative qui devait provenir en réalité de leur rencontre qualitative dans l’espace : on cherchait les bons emplacements pour que les voix s’accrochent les unes aux autres, mais ce faisant on en restait à une addition, on ne faisait qu’appuyer la mélodie, on ne la transformait pas.

Il s’agissait donc d’une recherche au moyen d’une addition, d’une perspective quantitative, au lieu d’un travail sur la qualité des sons produits ensemble. C’est là où intervient le luthéranisme et Jean-Sébastien Bach.

Voici comment le même auteur présente alors le sens de l’intervention historique de Jean-Sébastien Bach.

« Avec le 18e siècle, le mouvement musical se concentre tout à fait en Allemagne où vivait le plus grand des maîtres contrapointiques : Jean-Sébastien Bach.

Ce que tous ses devanciers n’avaient pu, malgré leurs efforts, réussir à créer fut possible pour lui et par lui, à savoir un style homogène, l’indépendance mélodique des voix la plus complète, la plus absolue, ayant pour base naturelle la progression harmonique la plus riche. »

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Jean-Sébastien Bach et le contrepoint

Prenons une mélodie, écoutons là. Faisons de même, avec une seconde. Puis, de même avec une troisième, et même une quatrième. Si l’on regarde formellement, on aura alors quatre mélodies, ce qui aboutirait, en bonne logique, à plusieurs chansons, plusieurs compositions.

Or, en réalité, il peut exister un assemblage de ces plusieurs mélodies, qui en forment alors dialectiquement à la fois une seule, et plusieurs, l’aspect principal étant qu’elles n’en forment qu’une seule.

C’est là évidemment une démarche extrêmement difficile, exigeant une capacité à combiner non seulement la rencontre des mélodies à chaque moment, mais également les orientations d’ensemble de chaque mélodie, le tout devant disposer de sa propre cohérence.

Le principe musical d’assembler plusieurs mélodies, de les superposer, telle une forme générale avec des rapports dialectiques entre ses éléments, pour gagner en profondeur, en amplitude, en sensibilité, s’appelle le contrepoint.

La recherche de leur force mélodique forme une partie de ce qu’on appelle l’harmonie (à moins qu’on ne l’oppose, comme le feront justement les décadents, au contrepoint lui-même).

Le contrepoint et l’harmonie forment les deux pôles dialectiques du mouvement historique de la musique. La musique s’est développée à travers le développement tant de chacun des deux pôles que dans leur interaction.

Manuscrit de la Fugue de L’Offrande musicale,
de Jean-Sébastien Bach, 1747

Il faut ici saisir l’émergence de leur contradiction.

La base de la musique était ce qu’on appelle le plain-chant, c’est-à-dire le chant effectué de manière seule, avec comme seule base sa propre respiration pour parvenir à exprimer le texte de la manière la plus représentative possible.

La mélodie est ici définie par la réalité physique de la respiration. Cela accorde d’un côté une grande force de conviction, ce qui va d’ailleurs avec des formes lyriques comme les psaumes du judaïsme ou le chant grégorien.

De l’autre côté, les limites de l’expression mélodique, des capacités à rendre les choses plus complexes, plus denses, sont évidentes. Or, avec le développement des forces productives, l’approfondissement de la culture, le souci de complexité s’est révélé toujours plus grand.

Ce que les musiciens cherchant à avancer ont alors fait est relativement simple : ils ont ajouté une voix à une voix préexistante, c’est-à-dire qu’ils ont cherché un moyen quantitatif pour avancer. On n’a donc pas un saut qualitatif dans la voix de base, mais un ajout relevant de la quantité pour y parvenir.

Cela semble contourner le problème. Toutefois, ce faisant, les musiciens ont permis l’affirmation d’un mouvement et cela impliquait en soi un moment qualitatif, de par un développement toujours plus complexe dans le cadre d’une société faisant de la musique une valeur culturelle essentielle au développement des facultés humaines.

C’est là où le luthéranisme va jouer un rôle historique.

Sceau de Martin Luther

Le fait d’utiliser plusieurs voix s’appelle la polyphonie. On considère du point de vue des recherches historiques que c’est au tour du IXe siècle de notre ère que la démarche polyphonique commence à véritablement émerger.

Deux formes s’affirment alors comme voix secondaires :

– ce qu’on appelle le bourdon, c’est-à-dire une voix se focalisant sur une seule note basse, telle une sorte d’arrière-plan appuyant le chant principal ;

– ce qu’on appelle la voix organale, appuyant la voix principale en des points précis (pour les musiciens : à la quarte, la quinte ou l’octave seulement).

Puis, vers le XIe siècle la voix organale prit son autonomie, sous le nom de « déchant ».

Le déchant est toujours subordonné à la voix principale, mais il y a de plus en plus d’expérimentations dans sa manière d’appuyer celle-ci. Forcément le mouvement entraîne un effet d’entrain et une seconde voix d’appui se forme, puis une autre encore, etc.

Il faut également noter tout cela, ce qui apporte un saut dans la conscience de la théorie musicale.

Qui plus est, il y a un saut qualitatif de par l’existence de plusieurs lignes de chant. Au lieu de s’orienter exclusivement sur la respiration, car seul le chant principal comptait, il faut désormais avoir un rythme neutre pour mesurer les différents chants et les cadrer ensemble.

Avec le fait de battre la mesure apparaît le contrepoint comme principe théorique de l’écriture de la musique, c’est-à-dire le fait de mettre un point symbolisant une note contre un autre point symbolisant une note.

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Jean-Sébastien Bach: la musique comme grâce

L’évolution musicale est-elle le fruit de génie intervenant de l’extérieur sur le domaine musical, ou bien est-elle inhérente à la musique, dans sa nature même s’exprimant comme expression culturelle propre à différentes sociétés ?

Toute l’interprétation du sens et de la signification des œuvres et des compositeurs dépend de cette mise en perspective ; dans un cas, on aurait une création, dans l’autre une production.

C’est évidemment cette seconde vision des choses qui est juste. La musique se développe dans le cadre de la vie des êtres humains, dans le cadre de la reproduction de cette vie. Elle a ses particularités de développement, sa cohérence interne, et existe dans un cadre historique bien déterminé.

L’évolution de la musique vient ainsi de sa propre substance, mais les modalités de son expression, en tant que phénomène, ne peuvent pas être compris sans la saisie du mouvement interne le caractérisant dans un cadre matériel bien précisé.

Elias Gottlob Haussmann (1702-1766), J. S. Bach en 1746,

De la même manière qu’on ne peut pas saisir Wolfgang Amadeus Mozart sans le relier aux Lumières s’affirment dans l’Autriche féodale tentant le passage à une monarchie absolue de type éclairé (le « joséphinisme »), il n’est pas possible de comprendre la portée de Jean-Sébastien Bach sans le relier au protestantisme et plus précisément à l’activité de Martin Luther.

En affirmant la raison personnelle et en insistant sur l’importance de la musique comme vecteur de paix intérieure, le protestantisme dans sa version exposée par Martin Luther, le luthéranisme, a révolutionné le domaine musical et cela aboutit directement à Jean-Sébastien Bach, comme fruit synthétique de ce mouvement historique.

Lucas Cranach l’Ancien, Martin Luther, 1528

Que ce soit sur le plan de la forme ou du contenu, l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ne fait pas que s’appuyer sur le luthéranisme, qui serait alors une « structure » ; elle en est l’expression la plus aboutie.

Il suffit de voir ce que dit Martin Luther sur la musique pour immédiatement en saisir la portée si l’on a déjà entendu des compositions de Jean-Sébastien Bach :

« La musique est le plus grand présent de Dieu. C’est le plus grand, oui véritablement un divin cadeau et pour cette raison entièrement refoulant Satan.

Par elle on parvient à chasser des tentations nombreuses et grandes. La musique est la meilleure consolation pour un être troublé, même s’il ne sait que peu chanter.

Elle est une maîtresse pleine d’enseignement, qui rend les gens plus modéré, plus empreint de douceur, plus raisonnable… »

Une note de Jean-Sébastien Bach écrite en marge de la Bible – traduite en allemand par Martin Luther – exprime bien cette mise en perspective thérapeutique – rationaliste.

Le passage concerné dit la chose suivante ; il se situe dans le cadre de la consécration du Temple, à Jérusalem, dans le second livre des Chroniques :

« [Alors Salomon assembla à Jérusalem les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus, les responsables de famille des Israélites, pour faire monter l’arche de l’alliance de l’Eternel depuis la cité de David qui est Sion.

Tous les hommes d’Israël s’assemblèrent auprès du roi pour la fête, celle du septième mois (…).

Il n’y avait rien dans l’arche que les deux tables que Moïse y plaça en Horeb, lorsque l’Éternel conclut une alliance avec les Israélites, à leur sortie d’Égypte.

Au moment où les sacrificateurs sortirent du lieu-saint, – car tous les sacrificateurs présents s’étaient sanctifiés sans observer l’ordre des classes, et tous les Lévites qui étaient chantres, Asaph, Hémân, Yédoutoun, leurs fils et leurs frères, revêtus de byssus, se tenaient à l’est de l’autel avec des cymbales, des luths et des harpes, et avaient auprès d’eux cent-vingt sacrificateurs sonnant des trompettes,]

et lorsque ceux-ci sonnaient des trompettes et ceux qui chantaient, s’unissant d’un même accord pour louer et célébrer l’Éternel, firent retentir les trompettes, les cymbales et les autres instruments, et louèrent l’Éternel par ces paroles : « Car il est bon, car sa bienveillance dure toujours ! », en ce moment, la maison, la maison de l’Éternel fut remplie d’une nuée. »

A ce niveau, Bach, qui inscrivit souvent sur ses partitions S.D.G (pour Soli Deo Gloria, à Dieu seul est la gloire), a écrit dans la marge :

«Dieu et sa grâce sont toujours présents quand la musique est recueillie.»

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Kasimir Malevitch et le carré blanc sur fond blanc – 3e partie: le suprématisme

Qu’est-ce que le suprématisme sur le plan pictural ? C’est là le cœur de la question, car il ne s’agit pas seulement d’une négation de ce qui est figuratif, il y a également la prétention d’ouvrir un nouvel horizon artistique.

Cette esthétique ne peut, selon Kasimir Malevitch, être que pure, c’est-à-dire d’un côté tendre à la couleur blanche, de l’autre consister en des surfaces, qui représentent une construction mentale.

Kasimir Malevitch, Cercle noir, 1915

Voici une explication concrète faite par Kasimir Malevitch à ce sujet, dans une introduction à l’album lithographique Suprématisme – 34 dessins, en 1920.

« Le suprématisme se divise en trois stades correspondant au nombre des carrés noir, rouge et blanc : période noire, période de couleur et période blanche.

A cette dernière époque, les formes blanches étaient peintes sur du blanc. Ces trois périodes vont de 1913 à 1918. Elles ont été bâties sur l’évolution pure des surfaces-plans.

Ce principe économique a constitué la base de leur construction : traduire uniquement par la surface-plan la force du statisme ou du repos dynamique apparent.

Si jusqu’à présent, toutes les formes n’expriment pas autrement ces sensations tactiles que par la multitude de toutes les relations réciproques possibles des formes liées constituant l’organisme, dans le suprématisme, l’action dans une seule surface-plan, ou dans un seul volume, a été obtenue par le moyen de la géométrisation économique. »

C’est tout à fait obscur, mais d’une relative clarté si on fait le parallèle avec l’approche de René Descartes : du moment où Kasimir Malevitch s’appuie sur la pensée pure, alors les formes géométriques sont les seules qui peuvent correspondre à une construction mentale pure.

Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918

Au départ, il s’agit de trouver une dynamique entre les formes géométriques – selon le poids, la vitesse, le mouvement – puis de jouer sur les couleurs, et enfin d’essayer de faire émerger une forme entièrement pure, en s’appuyant entièrement sur le blanc, la surface s’effaçant elle-même.

Kasimir Malevitch, de manière logique, tentera de réaliser la nature même de ce projet par des constructions architecturales fantasmagoriques, censées représenter une sorte d’utopie pure, entièrement formées « mentalement ».

Ces « architectones » occupent un volume, leur disposition répond au rapport poids – vitesse – mouvement, leur objectif est de former un espace pur. On se doute que la notion de temps, c’est-à-dire de transformation, n’existe pas chez Kasimir Malevitch.

Kasimir Malevitch. Architectone zeta, 1923-1927

Le but du suprématisme est de former un système, qu’on pourrait en quelque sorte retrouver n’importe où ailleurs. C’est un modèle de système pour un monde composé de systèmes, tous façonnés mentalement, dans un univers entièrement construit par l’organisation de la pensée et la pensée de l’organisation.

Le suprématisme vise ainsi une sorte de super-architecture : on a ici exactement les mêmes thèses que celles du Proletkult, avec une division tripartite parti – syndicat – artistes, où chacun s’occupe d’un secteur bien déterminé.

On est ici dans une perspective de rupture complète propre au futurisme ; là où le réalisme socialistedéfend le principe de l’héritage, le futurisme fait l’éloge de la révolution permanente.

Dans Du musée, Kasimir Malevitch explique donc fort logiquement :

« Ais-je besoin des lumignons graisseux du passé, alors que je porte sur ma tête des ampoules électriques et des télescopes ? L’époque contemporaine n’a besoin que de ce qui lui appartient ; seul lui appartient ce qui pousse sur ses épaules (…).

Suffit de ramper dans les couloirs du temps périmé, suffit de gaspiller son teps à dresser l’inventaire de ses biens, suffit d’organiser les monts-de-piété de cimetières de la Toussaint, suffit de célébrer des offices funèbres, tout ceci ne ressuscitera plus.

La vie sait ce qu’elle fait et si elle aspire à la destruction, il ne faut pas l’en empêcher, car en lui faisant obstacle, nous barrons le chemin de la nouvelle conception de la vie qu’elle a engendrée (…).

Nous pouvons faire une seule concession aux conservateurs : laisser bruler toutes les époques, comme un corps mort, et monter une pharmacie unique.

Le but sera identique, même si l’on examine la poudre de Rubens et de tout son art ; une foule d’idées naîtra dans le cerveau de l’homme, plus vivantes sans doute que la véritable représentation.

L’époque contemporaine doit aussi avoir son mot d’ordre : « Tout ce que nous avons fait a été fait pour le crématoire ».

L’organisation du Musée contemporain, c’est le rassemblement des projets de l’époque contemporaine, et seuls ceux qui pourront être appliqués à l’ossature de la vie, ou ceux dont naîtra l’ossature de ses nouvelles formes, pourront être provisoirement conservés. »

C’est la philosophie de Friedrich Nietzsche appliquée aux arts, une fausse dialectique de l’ancien et du nouveau (car sans synthèse), c’est le principe de la révolution permanente dans les arts, à l’opposé même de la défense de l’héritage promu par le réalisme socialiste.

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