L’organisation militaire hussite s’appuya
principalement sur une grande figure : Jan Žižka (environ
1360-1424).
Ayant fait ses armes en Pologne, sous le condottiere morave Jan Sokol de Lamberk, il était retourné à Prague et avait été nommé chambellan de la reine. En 1419, il avait pris part à la journée du 30 juillet et était devenu chef des armées hussites dès novembre 1419, volant de victoire en victoire avant de mourir de la peste bubonique en 1424.
Jan Žižka, devenu aveugle mais guidant les troupes tel que représenté dans le codex hussite de Iéna, XVe siècle
C’est sa direction de l’utilisation de chariots
par les masses en guerre qui fut l’un des phénomènes ayant le plus
frappé lors des guerres hussites.
La tactique militaire organisée par Jan Žižka
consistait en des manœuvres rapides d’une infanterie munie
d’arquebuses et de canons, et bien entendu également de fléaux
issus de l’agriculture pour les paysans, qui utilisaient des chariots
pour le transport et pour la protection.
La ligne était alors de pratiquer un tir concentré, d’être mobile et de viser la contre-attaque après que l’ennemi ait tenté de percer le barrage des voitures.
L’armée hussite était extrêmement mobile et
accordait une grande importance à la localisation de ses troupes
dans un combat.
Cela nécessitait une discipline de fer bien
entendu, qui fut établi en 1423 par Žižka dans un code militaire.
De plus, l’armée hussite avait organisé des
communes, corps consultatifs où les soldats pouvaient exprimer leurs
avis ; aux cotés des communes de chevaliers et de bourgeois, il
y avait ainsi une commune de « travailleurs ».
Le moral des troupes était ainsi au plus haut ; d’autant plus que les « soldats de Dieu » étaient encadrés par des prêcheurs, motivant les troupes et rappelant les objectifs recherchés.
Jan Žižka était hautement apprécié ; après sa mort, la « légende » veut que ses soldats – qui s’appelèrent alors les « orphelins » – avaient constitué un grand tambour constitué de sa peau.
Représentation d’une des bannières des orphelins
Et les chants jouaient un grand rôle lors des
affrontements, pour élever le moral, mais également pour faire
passer des messages tactiques en pleine bataille.
Voici quelques couplets de la chanson guerrière
des Taborites :
« Vous qui êtes les combattants de Dieu, et de
sa loi, Dieu suppliez pour qu’il vous aide et en lui
espérez, car avec lui toujours l’emporterez!
Christ vous vaut bien que dam ayez : cent fois
plus vous promet. Qui pour lui donne sa vie aura
l’éternité. Heureux les morts pour la vérité !
Ce Maître ordonne : point de crainte n’ayez de
ceux qui tuent le corps. Il commande d’offrir sa vie pour
l’amour du prochain
Ça, donc, archers, piquiers de l’ordre
chevaleresque, porte-fléaux, pertuisaniers de peuple forts
divers, que chacun songe au Maître, à ses
largesses!
(…)
Tout le mot d’ordre retenez, lequel
vous fut donné. Et vos hetmans regardez et l’un l’autre
vous secourez. Veille chacun et tienne ferme son rang!
Et
puis allègrement clamez: Oh! Sus! Contre eux! Contre eux! Votre
arme étreignez et criez: Notre Maître, c’est Dieu! »
Cette sorte de guerre populaire avant l’heure est culturellement – historiquement formidable.
Dans les campagnes, le processus de diffusion des
idées hussites prit davantage de temps qu’en ville, en raison du
manque de communication et des efforts de la réaction pour empêcher
le mouvement d’éclore.
Le mouvement lancé était cependant irréversible,
et à partir du printemps 1419 des rassemblements se firent sur les
collines et les hauteurs, à l’appel des prédicateurs. Les monts et
les collines sont en effet présentés dans la Bible comme des points
de jonction, d’où le fait que des édifices religieux y sont
également construits.
Des milliers de personnes se rencontrèrent et s’unirent, et le premier très grand rassemblement « taborite » eut lieu le 22 juillet 1419 sur le mont Burkovak, à 120 km de Prague, avec 40 000 personnes.
Calice hussite, manuscrit de 1460
L’endroit fut appelé « Tabor », en
référence à la transfiguration du Christ censée s’être déroulée
au Mont Tabor, près du lac de Tibériade en Palestine. Voici comment
cela est présenté dans l’Evangile selon Saint Matthieu :
« Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre,
Jacques, et Jean, son frère, et il les conduisit à l’écart sur une
haute montagne.
Il fut transfiguré devant eux ; son visage
resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme
la lumière. Et voici, Moïse et Élie leur apparurent, s’entretenant
avec lui.
Pierre, prenant la parole, dit à Jésus : Seigneur,
il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je dresserai ici
trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. Comme
il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit.
Et voici, une voix fit entendre de la nuée ces paroles :
celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon
affection : écoutez-le ! Lorsqu’ils entendirent cette
voix, les disciples tombèrent sur leur face, et furent saisis d’une
grande frayeur.
Mais Jésus, s’approchant, les toucha, et dit :
Levez-vous, n’ayez pas peur ! Ils levèrent les yeux, et ne
virent que Jésus seul. »
Une autre colline fut nommée de manière
similaire « Oreb », près de Trebechovice, en Bohême
orientale. Les prêcheurs affirmaient qu’il fallait fuir Babylone,
que les élus se concentreraient sur les collines, se défendant face
aux forces de l’antéchrist.
Un chant populaire se diffusera un peu plus tard
lorsque les événements auront bouleversé la donné :
« Debout, debout, grande cité de Prague! Avec tous
les loyaux sujets de Bohême, l’ordre des chevaliers, tous ceux qui
portent les armes,
dresse-toi contre le roi de Babylone [=l’empereur
Sigismond de Luxembourg] qui menace la commune de Prague, cette
(nouvelle) Jérusalem, et ses nombreux fidèles. »
Le dimanche suivant le grand rassemblement sur le
Mont désormais appelé « Tabor », la nouvelle s’était
répandue dans Prague, dont le cœur révolutionnaire avait changé
d’endroit.
A Prague, la chapelle de Bethléem avait en effet
désormais comme prêcheur Jakoubek de Stribro, un élève de Jan Hus
ayant pris le relais, avec une ligne modérée.
Avec la mise en branle des masses urbaines, ce fut alors l’église Notre-Dame-des-Neiges, dans la partie la plus récente de la ville, qui devint le pôle de radicalité, avec comme prêcheur Jan Želivský, s’affirmant comme disciple de Nicolas de Dresde, qui avait assumé une ligne populaire-révolutionnaire.
Cette image du XVe siècle montre la communion sous les deux espèces, grande revendication hussite
Chassé de sa paroisse début 1419, pour avoir
pratiqué la communion sous les deux espèces, Jan Želivský avait
trouvé refuge à Notre-Dame-des-Neiges, dont le responsable avait
rejoint le hussitisme en 1415.
Inspiré par les Évangiles et
l’Apocalypse, Jan Želivský prêcha six mois pour la plèbe,
peuple de mendiants, d’artisans déclassés, de valetaille.
Jan Želivský fondait ses prêches sur
l’Apocalypse de Saint-Jean ; il assimilait les
prélats, les seigneurs et les patriciens à l’Antéchrist, avec des
prédications qui avaient un écho formidable.
Voici le contenu très représentatif de la pensée
de Jan Želivský, avec un extrait de son sermon du 19 avril 1419 :
« Mais les apôtres ne firent pas de choses
pareilles, ni avant ni après, car ils vivaient du travail de leurs
mains et de la prédication de l’Evangile.
Simon Pierre leur dit : Je vais pêcher. Ils lui
dirent : Nous allons aussi avec toi (Saint Jean, XXI, 3).
Car toutes les fois qu’un bon chrétien propose quelque
bonne chose, les autres le suivent en cela. Ils y allèrent donc
aussitôt ; et ils entrèrent dans une barque, mais ils ne
prirent cette nuit-là.
La nuit signifie le vice, et ce d’autant plus que nous
avons à l’esprit cette nuit de l’Antéchrist où nous vivons pour
lors. Tout chrétien doit gagner sa subsistance à force de travail.
Ils mentent donc, les papes et les moines mendiants,
quand ils se prétendent les successeurs des apôtres.
Mais pourtant les apôtres travaillaient de leurs mains
et peinaient avec le peuple. Si quelqu’un ne veut pas travailler,
qu’il ne mange pas non plus (voir le second épître aux
Thessaloniciens, III, 10).
Aujourd’hui, tous les courtisans et laquais et prêtres
enrichis, pasteurs de l’autel et chanoines aspirent à une vie de
paresse. »
Une semaine après le premier grand rassemblement taborite, le 30 juillet 1419, des masses vinrent s’assembler auprès de lui en étant munis de glaives, de javelots, de massues, Jan Želivský prêchant sur la multiplication des pains, faisait un sermon, affirmant :
« O, que Prague serve en cet instant de modèle à tous les fidèles non seulement en Moravie, mais aussi en Hongrie, en Pologne et en Autriche. Et qu’ainsi la parole de Dieu prenne de Prague son envol à travers le monde ! »
Reprenant l’affirmation de la nécessité de
travailler pour gagner son pain, il développe la thèse hussite
selon laquelle toute personne a accès au pain du sacrement :
« Et que dois-je dire du pain du sacrement ?!
Certes, tous ceux qui travaillent à des choses inutiles mangent le
pain sans le mériter.
Ils ne sont point dignes du pain, ceux qui font commerce
le jour du Seigneur ; ils ne sont point dignes du pain, ceux qui
convoitent une bouchée pécheresse ; ils ne sont point dignes
du pain, ceux qui dans leurs actions négligent le bien général,
qu’ils soient rois ou princes, magistrats sous serment ou autres
fainéants de la cour que le travail dégoûte et qui se pavanent
dans un luxe pour lequel d’autres ont à grande douleur trimé.
Ne sont pas non plus dignes du pain tous ces prélats qui
ne travaillent pas avec le peuple selon l’ordre de l’Évangile,
lors même qu’ils se donnent bien du mal pour plumer les uns et les
autres (…).
Et que me faut-il dire des moines et des nonnes ?
Ils ne travaillent à rien d’utile, ne s’occupent qu’à des
futilités. Or, Dieu ne rassasie que ceux qui le suivent en foule. »
A l’issue du sermon un cortège se forma,
remontant la ville jusqu’à l’église Saint-Étienne dont le curé
fut chassé. Jan Želivský reprit alors son sermon, puis le cortège
repartit jusqu’à l’hôtel de ville, où étaient emprisonnées des
personnes ayant communié sous les deux espèces.
Devant le refus de les libérer, les masses prirent d’assaut l’hôtel de ville, défenestrant le bourgmestre, l’officier de justice et des gardiens. Ce fut l’acte fondateur de la tempête hussite et de la révolution taborite.
La défenestration de Prague vue par Adolf Liebscher (1857-1919)
Les événements s’enchaînèrent alors :
lors du grand rassemblement de la Sainte Madeleine (22 juin 1419),
Prague donna le signal de la révolution. Le 16 août, Venceslas IV
meurt, choqué par le déroulement des actions hussites.
Le 17 septembre, un manifeste populaire appela à
un rassemblement du 30 septembre. Fin septembre furent mises en place
les « Quatre articles », avec la participation
de Jan Želivský.
Ces « Quatre Articles de Prague »
furent écrits simultanément en latin, en tchèque, en allemand et
en magyar. Les exigences étaient les suivantes: la liberté de
prêcher la parole de Dieu dans le royaume, la communion sous les
deux espèces pour tous les fidèles et ce sans distinction d’âge ni
de rang, la sécularisation des biens-fonds du clergé (soit au moins
un tiers des terres cultivables de Bohême, aux mains de l’Eglise),
le châtiment des péchés mortels publics.
Le 25 octobre à Prague, les hussites s’emparèrent
du Vysehrad, la seconde place forte de la ville. Entre le 4 et 10
novembre, le gouvernement de la reine régente fut renversé par la
milice pragoise aidée des taborites campant aux portes de la ville.
L’empereur, intéressé par la mise de côté du
clergé mais pas par le renforcement de la noblesse, tenta de gagner
du temps par une trêve ; inversement, le 1er mars 1420, le pape
Martin V rédigea la bulle Omnium Plasmatoris
Domini, appelant à la croisade de tous les catholiques
contre les hussites.
En juillet 1420, la première croisade
anti-hussite fit le siège de Prague, dont la résistance fut
organisée par Jan Želivský ; la ville fut également aidée
par les Taborites, et les forces impériales furent repoussés le 14
juillet 1420.
La noblesse s’empara massivement des propriétés du clergé, alors que les forces urbaines faisaient de même. Les positions de l’Église catholique s’étaient effondrées.
La mise à mort de Jan Hus fut un véritable
détonateur. Lors de son procès à Constance, Jan Hus ne se rétracta
jamais et il devint le grand martyr de la cause anti-Église en pays
tchèque.
Lors de son procès, ce furent d’ailleurs 250
membres de la petite et moyenne noblesse qui protestèrent, puis un
message de protestation avec 452 sceaux fut envoyé, expliquant que
le procès était « une honte prolongée et une stigmatisation
de la Bohême et de la Moravie ».
La condamnation de Jan Hus était un coup porté à
la possibilité même pour la noblesse et la bourgeoisie tchèques de
remettre en cause l’ordre féodal et surtout la très grande
importance du clergé. C’était par conséquent inacceptable et Jan
Hus avait fourni la possibilité idéologique de bouleverser la
situation.
Sa lettre de « remerciement » (aux
seigneurs Jean de Chlum et Wenceslas de Duba) était très parlante
en ce sens :
« Je vous en conjure par les entrailles de
Jésus-Christ, fuyez les mauvais prêtres mais chérissez les bons
selon leurs œuvres, et autant qu’il est en votre pouvoir, ne
permettez pas qu’on les opprime.
C’est en effet pour cela que Dieu vous a donné le
commandement.
A mon avis, il y aura dans le royaume de Bohême une
grande persécution contre ceux qui servent fidèlement, à moins que
Dieu n’intervienne par l’intermédiaire des seigneurs temporels,
qu’il a plus éclairées que les seigneurs spirituels dans sa Loi. »
Fort de cette légitimité, une partie significative de la noblesse passa dans le « hussitisme ». Cela lui permettait de remettre en cause la prétention de la royauté à instaurer la monarchie absolue et surtout de briser l’Église catholique et de s’approprier ses propriétés.
La situation était urgente pour la noblesse :
entre 1350 et 1419, la part dans la possession des châteaux forts
passa de 25 à 33 % pour le roi, de 51 à 44 % pour la
haute noblesse, de 18 à 16 % pour la petite noblesse, de 6 à
7 % pour l’Église.
Une grande figure hussite fut alors Nicolas de
Dresde. En hiver 1411-1412, l’inquisition de Dresde avait pourchassé
un groupe de maîtres et d’étudiants allemands, qui se réfugièrent
à Prague.
Parmi eux, Nicolas de Dresde, en fait issu d’une famille allemande de Prague, qui à la suite de la mort de Jan Hus se lança dans la bataille prônant le droit de prêcher pour les laïcs et les femmes, rejetant le rite de la messe comme une construction historique et critiquant les patriciens de Prague pour leur richesse et leurs comportements. Son action était donc uniquement anti-catholique et anti-allemande.
Représentation de Martin Luther au XVIIIe siècle par Hans Stiegler, dans une église allemande. L’oie derrière lui est une allusion à Jan Hus (Hus signifiant oie en tchèque et devenant le symbole du hussitisme).
Nicolas de Dresde remettait également en cause
les constructions idéologiques de l’Église catholique : il
rejetait le purgatoire, la confession auriculaire et le serment.
Et devant mettre en avant une démarche religieuse
pour les besoins de la noblesse et de la bourgeoisie, il mettait en
avant une sorte d’Église décentralisée, dans l’esprit de John
Wyclif et de la Réforme en général : il devait y avoir le
droit de prêcher non pas par le sacerdoce, mais uniquement par une
conduite conforme à l’évangile, de plus les prêtres devraient
mettre leur bien en communautés.
C’était là conforme à la synthèse de Jan Hus, qui revendiquait la licence pour le peuple de contrôler ses supérieurs en se fondant sur la Bible et la raison, la sécularisation des biens du clergé, la liberté de l’information.
Jan Hus dans le bûcher, Bohême, 1486
Mais Nicolas de Dresde était également porté
par le mouvement populaire, appui fondamental de la remise en cause
de l’Église.
En 1403, en plein prêche dans son église,
Nicolas de Dresde avait pointé du doigt des riches commerçants et
annonça : « Ou bien ces fils du mal seront châtiés par
Dieu, ou bien leur propre valetaille les immolera. Leur tête roulera
dans le sang ! », puis expliqua alors que les commerçant
visés se levaient pour quitter l’église après cela : « Voyez,
mes très chers, le diable en personne les emmène hors du
sanctuaire ! »
Il opposait la vie dissolue du clergé à la vie
simple des apôtres, faisant porter à travers la ville des images
illustrant cette comparaison. Sa prédication avait pris un tournant
social. De ce fait, il fut contraint à l’exil, afin d’être
finalement capturé, puis brûlé vif en 1417.
Ses positions n’étaient pas conformes aux besoins
de la noblesse hussite. Le mouvement hussite dans sa version noble
était dirigé à la fois contre les prélats et les patriciens,
c’est-à-dire d’un côté contre les hauts représentants de la
papauté, et de l’autre contre les forces féodales directement liées
aux pays allemands.
Ce n’était pas une remise en cause du féodalisme en général. Sur 90 grandes familles féodales, 27 étaient d’ailleurs au sein de la coalition hussite. L’une des figures hussites significatives fut Cenek de Vartenberg, le grand burgrave de Prague, connétable de l’armée du pays, grand propriétaire terrien, gérant qui plus est la plus grande seigneurie de Bohême, celle d’Oldrich de Rozberk encore mineur.
Jan Hus dans le bûcher, Bohême, XVe siècle
Ce fut Jakoubek de Stribro qui devint le chef du
camp hussite à la mort de Nicolas de Dresde, donc de 1417 à 1419,
moment où le camp hussite se scinda. Lors de l’insurrection
populaire du 30 juillet 1419, il recula en effet, n’osant assumer le
nouveau cap pris par le mouvement.
Jakoubek de Stribro avait fait communier ses
paroissiens sous les deux espèces (le pain et le vin et non pas le
pain seulement comme dans le catholicisme romain, d’où le calice
comme symbole), en octobre 1414; ce fut à l’époque considéré
comme un événement majeur du hussitisme.
Il était une figure religieuse dans l’esprit de
la Réforme, avec une ligne minimaliste, avec comme exigences la
sécularisation des biens du clergé par le bras séculier, la
simplification des cérémonies et du rite de la messe, la traduction
des textes liturgiques latins en tchèque, la communion sous les deux
espèces pour les laïcs et les enfants.
Mais, parallèlement, les masses s’étaient mises
en mouvement, tant la bourgeoisie que la plèbe. A Plzen, le
prédicateur Vaclav Koranda avait mené les gueux et les petits
artisans à l’assaut des couvents, finissant par même prendre le
contrôle de la municipalité. Entre 1416 et 1419, les bourgeois et
les pauvres des villes s’étaient unifiés pour mener des actions
similaires à Klatovy, Zatec et Domazlice.
La tension grandissait, et le hussitisme finissait même par atteindre deux régions françaises : en Picardie, où il se maintint en tant que tel jusqu’à la fin du 15e siècle, et en Provence-Dauphiné.
Les prélats catholiques enveloppés par la bête de l’apocalypse. Code hussite de la fin du XVe siècle, dit de Iéna, remis en 1951 par la République Démocratique Allemande à la démocratie populaire tchécoslovaque.
Au début de 1419, le pouvoir royal était donc
ébranlé par la noblesse hussite et, alors, la réaction catholique
tenta de s’affirmer en force. Les églises de Prague occupées par
les hussites depuis 1415 furent « libérées », alors que
la noblesse rebelle était poussée à rentrer dans le rang.
Il était cependant trop tard : les masses s’étaient mises en branle.
Né vers 1370, Jan Hus est celui qui a synthétisé
les prédications pragoises et formulé celles-ci politiquement sous
la forme d’un averroïsme politique ouvert, mais cependant religieux,
dans une perspective de morale individuelle.
Il n’y a en effet pas de classe matérialiste au
14e siècle, puisqu’il n’y a pas de classe ouvrière. Aussi, la
bourgeoisie entend utiliser la religion elle-même, sans le clergé :
elle exige de séparer le spirituel du temporel, tout en façonnant
le temporel au moyen de l’idéologie religieuse.
Jan Hus est en fait très tôt influencé par les
écrits de John Wyclif.
Aux yeux de Jan Hus, qui reprend la thèse de ce
dernier :
« Lorsqu’un sujet considère un ordre contestable
émanant de son supérieur, et s’il connaît que cet ordre tourne au
détriment de la chrétienté et qu’il éloigne les hommes du culte
de Dieu et du salut des âmes, il ne doit pas l’accepter. Résister
dans ce cas c’est vraiment obéir, non pas seulement à Dieu qui juge
nos actes en dernier ressort, mais au supérieur qui ne doit ordonner
que le bien. »
Il dit pareillement :
« Si les lettres des papes ou des princes
commandent quelque chose de contraire à la loi du Christ, sitôt
qu’on l’a reconnu, on doit jusqu’à la mort y résister et en aucune
manière y obéir. » (Contra octo doctores)
Après être devenu doyen, puis recteur de
l’Université de Prague, Jan Hus se mit à partir du 14 mars 1402 à
prêcher régulièrement à la chapelle de Bethléem, en langue
tchèque, puisque cette chapelle était justement faite afin
d’accueillir les prêches en cette langue.
Les prêches de Jan Hus étaient dirigés contre l’Église nantie ayant abandonné les enseignements du Christ.
Jan Hus prêchant, manuscrit tchèque des années 1490
Jan Hus expliquait :
« Les étables d’un domaine ecclésiastique sont
plus somptueuses que les châteaux forts seigneuriaux ou les églises.
La pluie ne risque pas de mouiller les prélats, la fange ne les
saurait atteindre dans leurs monastères, l’opulence a chassé loin
d’eux la faim et la fois. L’Église reçoit des dons, l’Église
achète des biens, cependant que partout le pauvre croupit dans sa
misère ! »
Il constatait également :
« On paye la confession, la messe, les sacrements,
les indulgences, les relevailles, la bénédiction, l’enterrement,
l’absoute, les prières. Le dernier heller même que la
grand-mère a noué dans un coin de foulard de peur du voleur ou du
brigand ne saurait lui rester : c’est ce filou de curé qui s’en
empare. »
Le pape comprit la menace et excommunia Jan Hus en
1411.
Et lorsqu’en 1412, des légats du pape Jean XXIII
vinrent à Prague pour financer la croisade contre Ladislas de Naples
en vendant des « indulgences » permettant de « racheter »
ses péchés contre monnaie sonnante et trébuchante, Jan Hus les
condamna et exigea leur départ.
Prague devint alors le lieu d’une révolte anti-papale, où furent brûlées des bulles d’indulgence. La répression triompha tout d’abord faisant trois martyrs, trois jeunes qui furent arrêtés et exécutés. Ils furent inhumés dans la chapelle Bethléem, qui fut également durant cette période attaquée (sans succès) par les forces allemandes de Prague.
Vision romantique-national de la chapelle de Bethléem avec le prêche de Jan Hus, par Alphonse Maria Mucha dans son Épopée slave en 1916
Jan Hus dut quitter Prague en raison de la
répression, alors que la révolte grondait. Il put néanmoins ainsi
diffuser ses opinions dans les campagnes.
De plus, Jan Hus avait également publié une
lettre ouverte, en décembre 1412, à l’ensemble des seigneurs
siégeant à la Diète, appelant au droit à la « libre
prédication ».
Réfugié auprès d’eux, Jan Hus leur attribua le
titre de « dědic Království » (« héritier du
royaume »), appelant directement à leur intervention :
« C’est pourquoi, bien-aimés seigneurs et
héritiers du royaume tchèque, faites en sorte que de tels abus
cessent et que la Parole de Dieu soit libre parmi le peuple de
Dieu. »
Dans ce contexte, et alors qu’il y avait alors pas moins de trois papes en guerre les uns contre les autres, Jan Hus fit l’erreur d’accepter de prendre part au concile ecclésiastique de Constance, en Suisse.
Les plus hauts représentants de l’Eglise catholique romane lors d’un débat du Concile. de Constance, présenté par Ulrich Richental dans ses Chroniques d’alors.
Il ne représentait que des intérêts
réformistes, dans le cadre d’un rapport de forces ; sa
conception n’était subjectivement pas révolutionnaire, même si
objectivement elle l’était largement de par ses conséquences.
Sûr de lui, avant de partir pour Constance, Jan
Hus fit même afficher dans les rues de Prague des placards en trois
langues, invitant à une joute oratoire quiconque voudrait le
convaincre d’hérésie.
Mais malgré les promesses et un sauf conduit, Jan Hus fut immédiatement arrêté à son arrivée à Constance, enchaîné aux mains et aux pieds dans une tour ouverte aux vents, puis brûlé vif le 6 juillet 1415.
Jan Hus au bûcher, chronique illustrée de Diebold Schilling le Vieux, 1485.
Le mouvement de critique de l’Église possédait ainsi à la fin du XIVe siècle une véritable tradition, une véritable force idéologique. En 1394 le mouvement réformateur possédait même sa propre église à Prague, construite en trois années, faisant 800 m² et pouvant faire se rassembler 3000 personnes : la chapelle de Bethléem, où le prêche était en tchèque.
L’architecture de l’église témoignait elle-même qu’elle était davantage tournée vers le prêche que vers la liturgie ; elle était déjà l’expression de l’esprit « protestant » qui se développe.
La chapelle de Bethléem, reconstruite en 1954 par démocratie populaire tchécoslovaque, le bâtiment original étant détruit sur ordre de l’empire autrichien en 1786
La chapelle elle-même était née de la
combinaison protectrice d’un patricien, membre du conseil de la
vieille ville, Křiž, et d’un membre du conseil royal, un chevalier
allemand. On avait ainsi une alliance entre l’empereur et la
bourgeoisie, dirigée contre l’influence de l’Église catholique.
En 1393, l’empereur Venceslas Ier n’hésita même pas à faire torturer, en sa présence, les fonctionnaires du vicaire général de l’archevêque, Johann Nepomuk, celui-ci étant torturé par le feu, puis jeté dans le fleuve Vltava.
Représentation baroque datant de 1683 de Johann Nepomuk sur le pont Charles à Prague. La figure de Johann Nepomuk jouera un grand rôle dans la propagande catholique / autrichienne.
En arrière-plan se joue ce qui a été appelé le
« grand schisme » dans sa version occidentale : d’un
côté, il y avait un pape à Avignon, soutenu par les royaumes de
France, de Naples, de Castille, d’Aragon, d’Écosse, etc.. De
l’autre, il y avait un pape à Rome, soutenu par les royaumes
d’Angleterre, de Pologne, de Hongrie, de Suède, du Danemark, etc.
L’Église catholique ne sera réunifiée que
dans la première partie du XVe siècle, avec justement en
arrière-plan la réforme hussite et la révolution taborite,
menaçant l’Église catholique elle-même.
Ainsi, dans la phase de contradiction entre
papautés d’Avignon et de Rome, le royaume de Bohême ne pouvait se
situer, travaillé par des contradictions internes déjà intenses.
Cela ne pouvait que renforcer le mouvement contre l’Église
catholique et renforcer une grande instabilité
culturelle-idéologique.
A cela s’ajoutait la personnalité lunatique de Venceslas Ier (qui s’enfermait surtout dans une chambre avec ses chiens de chasse), d’ailleurs dans ce cadre de faiblesse royale, il y eut la tentative d’une partie de la noblesse de le renverser, en alliance avec l’Autriche, dans une perspective catholique « ultra ».
L’empereur dans la Bible de Venceslas, composé à la fin du XIVe siècle
Venceslas Ier ne put alors se rétablir qu’au prix
d’un grand renforcement des prérogatives de la haute noblesse ;
celle-ci s’appropria tous les hauts postes de l’administration.
C’était une constante de la période, l’aristocratie s’opposant par
tous les moyens à le genèse de la monarchie absolue.
Au XIVe siècle, l’aristocratie avait prise entre
ses mains le « tribunal du pays » (zemsky soud) qui était
la plus haute cour de justice du pays, mais aussi les principales
fonctions de l’administration royale.
La noblesse jouait donc sur plusieurs tableaux en
même temps, étant en concurrence à la fois avec le clergé et avec
le roi ; les alliances étaient malléables, dans une
perspective totalement opportuniste.
Ainsi et inversement, du coté royal et d’une partie de la noblesse, le mouvement d’opposition à l’Autriche et le catholicisme se prolongea avec la modification des droits de vote à l’Université de Prague, amenant une grande émigration de nombreux locuteurs allemands, qui fondirent alors l’université de Leipzig.
Le sigle de l’Université de Prague
La décision était d’autant plus significative
que le décret a été pris à Kutna Hora, seconde ville du royaume
en raison de ses mines d’argent ; en 1300, elle produisait plus
d’un tiers de la demande d’argent en Europe.
Le royaume tchèque affirmait son indépendance
financière et politique; le décret expliquait que la nation tchèque
de l’université avait trois voix et les autres nations une seule
chacune, car la natio Bohemica était la véritable
héritière du royaume (eiusdem regi iusta heres).
Mais le déséquilibre de la situation entre le
roi, le noblesse et la bourgeoisie était trop grand pour que ce
mouvement n’implose pas.
La bourgeoisie ne consistait pas en effet qu’en
les riches marchands cherchant de manière institutionnelle à
asseoir leur propre position. La naissance de villes, en particulier
d’un grand centre comme Prague, alla de pair avec la formation d’une
large plèbe.
C’est cette plèbe qui était également mobilisée
par la prédication, c’est cette plèbe qui à l’instar des sans
culottes mélange revendications anti-féodales et
anti-capitalisme petit-bourgeois. Il n’est ainsi pas étonnant que
parallèlement à la montée de l’humanisme, cette plèbe réalisa le
grand pogrom de 1389, où le ghetto de Prague fut anéanti.
Le rôle du petit clergé fut ici très important.
Sa perception du monde était souvent parasitaire et marquée par
l’anti-capitalisme romantique du catholicisme, avec sa dimension
antisémite.
Le petit clergé, qui connaissait les souffrances
du peuple, était lui-même confronté à l’opulence de l’Église
et à sa propre misère, mais il ne pouvait pas porter le socialisme
comme le faisaient notamment les tisserands. C’était là une grande
contradiction au sein du mouvement populaire.
Faibles idéologiquement, mais portées par la tendance historique, ne pouvant plus vivre comme avant (et les classes dominantes pas plus), il y avait pour les grandes masses la possibilité d’un bouleversement historique, d’une véritable intervention, mais cette démarche ne pouvait qu’être déséquilibrée sur le plan idéologique-culturel en raison des retards historiques et ainsi de la profonde influence petite-bourgeoise.
Thomas Stitny (environ 1333-1406) a eu une
conception qui va directement paver la voie au protestantisme.
Lorsque Thomas Stitny explique que « À
la nuit succède le jour qui nous éclaire et nous invite au
travail », il formule déjà de manière synthétique la
philosophie de la Réforme, celle de la bourgeoisie naissante.
Issu d’une famille de chevaliers, il pratique la
littérature, il a notamment écrit un roman spirituel (Barlaam
et Josaphat), 25 traités mineurs, deux œuvres majeures :
les Entretiens et les Discours
dominicaux.
Thomas Stitny écrivait en langue vulgaire et
était soutenu par Jean de Jenstejn (ami et partisan de Jan Milíč),
mais aussi de l’écolâtre de Saint-Guy, Adlabert de Jezov qui avait
l’hégémonie sur l’enseignement ecclésiastique en Bohême.
Thomas Stitny faisait ouvertement référence aux
penseurs grecs, ce qui le lie directement à l’averroïsme :
« Ayant entrepris de scruter les mystères
sublimes, les sages paiens en firent le thème de leurs études et le
fruit de leurs travaux s’est conservé jusqu’à nous. Ils
commencèrent par soupçonner l’existence d’une cause primordiale,
partant supérieure à tout […]. Ils devinèrent que ce qui change
et se modifie ne peut être à l’origine des choses, mais provient
d’un principe immuable tel que l’être parfait. »
C’est effectivement précisément la thèse
d’Aristote. Cependant, la thèse aristotélicienne ouverte devenue
averroïsme s’est faite écrasée à l’université de Paris, aussi
c’est sous forme du « néo-platonisme » que les idées
d’Aristote furent exprimées.
Ce « néo-platonisme » mélangeait les
thèses d’Aristote et de Platon, qui s’opposent pourtant, en
considérant qu’il s’agit d’un seul point de vue; Aristote, pourtant,
rejetait la conception platonicienne d’un existence d’un monde idéal
« au-dessus » de notre univers.
Thomas Stitny avait cette même conception
néo-platonicienne; parlant des philosophes grecs, il poursuit donc
en disant :
« Ils comprirent aussi que la nature spirituelle
est plus noble que la corporelle; que sa nature à lui est supérieure
à celles qu’il a faites. Que l’agrément d’un corps diffère de
celui d’un esprit. »
Dans le cadre de ce néo-platonisme, Thomas Stitny
formula l’affirmation de la « pensée », mais au lieu de
de prôner avec Aristote la contemplation passive d’un univers
parfait (et Spinoza transformera cela en contemplation de
la Nature, « Dieu ou la Nature » dit-il), il
prôna la contemplation active du monde idéal. C’est là le moteur
théorique de ce qu’on va appeler le protestantisme.
Voici sa conception de l’harmonie, largement
empreint d’aristotélisme :
« La sagesse divine se fait connaître à nous par la beauté et l’agrément de la création. C’est là que nous pouvons la contempler. Et bien que la beauté et l’harmonie se réalisent sous des aspects multiples et variés, elles dépendent surtout de quatre principes:
1.il faut qu’un objet soit convenablement situé,
2.que son mouvement soit convenant,
3.qu’il ait une forme ou un aspect convenants,
4.qu’il possède une couleur convenante ou telle autre propriété qui procure à nos sens de la jouissance ou qui fait qu’il est bon. »
Thomas de Stitny a une vision conforme à l’esprit
humaniste. La définition qu’il donne de Dieu est absolument
impersonnelle:
« Ce monde est comme un livre ouvert pour tous, écrit par la main de Dieu, c’est-à-dire par sa puissance et sa sagesse. Chaque créature prise à part est un mot de ce livre qui raconte son pouvoir et sa science. Et comme un illettré, en regardant un livre, voit des caractères sans en saisir le sens, l’homme dépourvu de savoir et qui suit les mœurs des brutes sans appliquer son esprit à Dieu ne perçoit que l’extérieur de la créature visible, mais il n’en comprend pas le pourquoi.
Par contre, l’homme spirituel, qui est capable de discerner la beauté perceptible dans les créatures, entrevoit les profondeurs et les merveilles de la sagesse qui a si bien ordonné l’univers. »
Et voici sa conception de la pensée, où l’on
reconnaît l’esprit humaniste, l’esprit de la réforme : la
conscience soumise à l’harmonie :
« Les philosophes distinguent quatre sortes de mouvements:
1.le déplacement de lieu,
2.l’accroissement de ce qui grandit, la diminution de ce qui dépérit,
3.l’attrait qui fait approcher l’animal d’un objet,
4.la mobilité de l’entendement. (…)
Aucune créature ne possède le troisième mouvement, hormis certains animaux qui ont une âme et des besoins, mais point de raison. C’est une appétence de l’âme qui rend la pensée attentive – car même chez les bêtes on doit l’appeler pensée – à un objet qui frappe les sens.
L’impression en demeure dans la mémoire sous forme d’image et fait naître chez l’animal le désir de rechercher ce qui lui plaît, d’éviter ce qui le rebute (…).
Le quatrième mouvement ne se rencontre que chez l’ange ou chez l’homme. Il concerne la mobilité de l’intellect. Les êtres privés de raison ne le possèdent pas. Il consiste en ce que le regard de l’intelligence se porte sur un objet avec plus ou moins de vivacité.
On a sujet d’admirer ce mouvement si l’on conçoit combien l’intelligence incréée, qui est de loin supérieure à notre raison créée, a su former avec art et dispenser avec équité cette faculté qui dirige la volonté, la pensée et les actes humains selon l’équité et le bon sens ; et comme elle est capable de changer le mal en bien, non pas pour servir les méchants, mais pour les bons qui l’aiment.
En effet, par l’opération merveilleuse de la providence, tout contribue à leur bien (…).
Tout ce qu’il a créé nous montre sa bonté et son amour. Car il n’a rien fait pour satisfaire à ses besoins. Il pouvait exister seul, pour lui-même, dans un bonheur éternel.
Mais, voyant qu’il lui était possible de faire participer la création à sa bonté, il a créé chaque chose suivant sa capacité et maintient tout par sa bonté. N’est-ce pas une marque de sa bienveillance infinie que le soin qu’il prend à régler toute chose au profit des créatures raisonnables? »
On a donc la conception d’un monde ordonné, organisé, où l’être humain peut raisonner de manière harmonieuse, dans le respect de l’ordre. C’est la conception d’Aristote appliqué au sein du christianisme, une laïcisation de la religion, sa version bourgeoise (alors progressiste).
Il est enfin, pour finir, intéressant de voir comment il formule le caractère « statique » du monde, que précisément la classe ouvrière et le matérialisme dialectique remettront en cause.
Stitny explique cela de la manière suivante, tentant de contourner la réalité essentiellement contradictoire du monde :
« Le feu n’est-il pas l’ennemi de l’eau et l’eau du feu? Pourtant la providence a tout réuni dans un seul monde.
De par sa volonté, aucune force n’annule l’autre. Cet habile artisan donne la vie et pourvoit, selon l’ordre qu’il a établi, aux besoins de tout ce qui naît. Qui donc n’admirerait la profondeur de sa sagesse dans la disposition des parties de l’univers? (…)
Pour que les contraires ne se détruisent pas mutuellement, il existe des intermédiaires qui ont avec chacun d’eux quelque ressemblance ou quelque affinité. Ils leur servent de traits d’union ou d’arbitres, possédant avec chacun d’eux une propriété commune. »
À la fin du Moyen-âge, on était dans l’époque
où les masses font irruption dans la religion, après les
périodes romane et gothique. Une grande figure de la
prédication fut Konrad von Waldhausen, mort en 1469, qui depuis
Prague irradia au-delà même de la Bohême.
Autrichien d’origine, il critiquait les ordres
mendiants pour leur mode de vie en décalage avec leurs valeurs, ce
qui lui apportait un soutien urbain important. Il fut d’ailleurs
finalement directement protégé par l’empereur Charles IV contre
l’opération menée par le Vatican pour se débarrasser de lui au
moyen d’un procès pour hérésie.
Charles IV soutint également l’un des cadres de
l’appareil d’Etat, Jan Milíč de Kroměříž, qui devint un
prédicateur de très grande envergure.
Influencé par Konrad von Waldhausen (également
connu sous le nom de Waldhauser), il ne prêchait cependant pas qu’en
latin et en allemand, mais également en tchèque, ce qui lui permet
d’élargir sa base, au point de tenter de réaliser une nouvelle
église parallèle, où les laïcs tenaient une place équivalente au
clergé.
Jan Milíč critiquait les ordres mendiants, les rentes féodales, le commerce, l’emploi de travailleurs salariés considéré comme relevant de l’usure, rassemblant de nombreux partisans. Cette Nouvelle Jérusalem profita du soutien actif de Charles IV et disposa de pas moins de 29 bâtiments dans le quartier pragois marqué par la prostitution.
Représentation romantique-national d’un bordel transformé en lieu de prédication avec Jan Milíč, par Alphonse Mucha en 1916 dans sa série L’Épopée slave
Le peuple des villes était donc directement
touché par la prédication et le mouvement de réforme religieuse
était directement porté tant par la bourgeoisie que par l’empereur.
Il est très expressif que l’empereur ait soutenu
jusqu’au bout Jan Milíč de Kroměříž, alors que celui-ci vivait
des crises mystiques où il considérait la venue de l’Antéchrist
comme imminente, accusant même dans ses prêches l’empereur d’être
celui-ci.
C’est un élève de Jan Milíč de Kroměříž,
nommé Matěj (Mathias) de Janov (environ 1354-1393), qui avait
étudié à Paris de 1373 à 1381, qui continua les prêches
populaires. Il rejetait le culte des images et celui des Saints, en
affirmant que la Bible était la seule autorité en matière de foi,
avec égalité des hommes et des femmes devant la communion.
Il affirmait ainsi, attaquant l’Église :
« Cette contradiction se rencontre chez eux toute le long du jour, toute leur vie. Leur bouche s’emploie le matin à louer Dieu, le reste de la journée à dire des balivernes, à boire, à se gorger et à médire d’autrui.
Le matin, ils sont doux et dévots, le reste du jour cruels et rapaces. Le matin, ils récitent leurs heures avec beaucoup de soin, ils élèvent jusqu’aux nues le service de Dieu ; après le repas, ils s’adonnent aux vains propos et à leur mauvaise conduite, si bien qu’ils oublient Jésus-Christ.
Jusqu’au soir ils goûtent les plaisirs de la terre et s’en excusent en disant qu’il faut bien qu’il en soit ainsi, parce qu’on est homme et que cela se fait partout, même chez les grands, les doctes, chez ceux qui ont l’air honnête et dévot. Et ils justifient leur conduite par des citations de l’écriture, des arguments, des commentaires et par beaucoup d’autre chose semblable. »
Son point de vue mystique allait en fait de pair
avec l’abolition de la règle monastique car, pour lui, le Christ
désignait la somme des êtres vivants, ou encore la vie et ce qui
sert à la reproduire ou la conserver : le blé et la vigne, le pain
et le vin, l’eucharistie.
Il parlait également de ce qu’il y a de
vivifiant, d’actif et de constructif dans la nature par opposition à
Bélial, la destruction. L’histoire de l’humanité était vue comme
celle d’une lutte incessante entre les fils du Christ et ceux de
Bélial : l’objectif nécessaire était de rétablir l’humanité dans
sa nature première, le « chemin » comme règle de vie.
Dans son Traité de l’Église, Matěj
de Janov reprit ce principe d’un monde ordonné :
« Je dis d’abord que la famille chrétienne,
pareille aux étoiles, doit briller par ses différentes vertus, afin
de s’accointer, dans l’éternité, avec la bienheureuse famille de
Dieu dans le ciel. »
Par conséquent, puisque le monde est ordonné –
conception d’Aristote ou bien néo-platonicienne – il y a lieu de
toujours saluer cet ordre.
C’est cette perspective qui va former l’identité
protestante avec son inquiétude permanente et individuelle par
rapport à l’ordre divin. L’Islam ne dit pas autre chose et
la source est la même : Aristote.
Matěj de Janov a ici impulsé la démarche
pratique au coeur de la culture hussite, qui elle-même va générer
le protestantisme. À ses yeux, le pain était l’élément le plus
important. C’est l’aliment de base, c’est également le lien avec
Dieu.
Il n’y a donc aucune raison que le pain et le vin,
le corps et le sang du Christ, ne soit consommé que par le clergé
lors de la cérémonie religieuse. Le calice, contenant le vin lors
de la cérémonie chrétienne, devint le symbole de la révolte
hussite.
Matěj de Janov expliquait :
« Il faut donc bien noter que le pain est le plus
commun des aliments. Les hommes changent de nourriture et varient
leur menu, mais ils mangent toujours du pain et ne le remplacent
jamais par autre chose.
Ceci concerne le verbe de Dieu, car bien que tous les
actes, les paroles, les négoces, les études alternent selon les
jours et se succèdent les uns aux autres… le verbe divin fait
chair peut et doit toujours demeurer en notre volonté, raison et
mémoire, en nos désirs, actes et paroles… de même, on ajoute
toujours du pain pour assaisonner et tempérer le goût des autres
aliments ; davantage, le pain les rends propres à nourrir les
hommes, car, sans lui, les viandes, les fruits et les restes ne
peuvent aucunement nous rassasier, comme le montrent l’usage et
l’expérience quotidienne (…).
De là nous est venu le nom du pain, du grec pan qui vaut
autant comme omne ou totum en latin. Pareillement vinum qui est comme
vis omnium ou vis homini.
De même que, dans le pain, il se produit une union de
nombreux grains, de même le sacrement rassemble toutes les
perfections désirées et désirables pour l’être, la vie et
l’entendement de quiconque le reçoit. »
Le pain devient la réalité du sacrement, par
Jésus, le christianisme est « chair ». Il n’y a donc pas lieu
de trop considérer les statues, les représentations, qui ne sont
pas ce qu’elles prétendent être.
« Ainsi donc, tout bien pesé, une statue n’est que
du bois ou de la pierre oeuvrée selon le bon plaisir de l’imagier et
selon sa fantaisie : un signe du Christ et des saints impropre et
inconvenant, dépourvu de sainteté, n’ayant en soi aucun droit au
respect ; toutefois utile au vulgaire pour qu’il se remémore le
Christ et les saints et soit porté à la dévotion. »
Le protestantisme prolongera ce raisonnement et
abolissant la notion de « vulgaire », supprimera les
représentations.
Matěj de Janov rejetait également le fait que
les femmes soient mises de côté pour les sacrements, sa vision est
celle d’une communauté solide, bien soudée. Constatant les guerres
« fratricides » entre chrétiens, il demande :
« Qui donc serait capable d’examiner ou d’expliquer
les causes d’une pareille boucherie et d’une telle fureur qui anime
les chrétiens contre leurs pareils. Qui ne serait frappé de stupeur
et dévoré de chagrin en comparant les mœurs des chrétiens
d’aujourd’hui, leur sujétion à tous les crimes et à toutes les
iniquités, avec l’église primitive des saints qui possédait toutes
les vertus, et qui était si unie par la charité, que tous ses
fidèles « n’avaient qu’un cœur et qu’une âme » ? »
Voici également un exemple de sa vision
apocalyptique :
« En ce qui concerne notre recherche, un autre Élie
(c’est-à-dire un homme pénétré de l’esprit d’Élie) est requis
pour rompre ce silence précédant l’avènement du christ et de
l’antéchrist.
Et si vous voulez savoir qui sont ces Elie nouveaux, je
peux dire, pour autant que je l’ai appris par leurs actes, que ce
furent Milic, prêtre vénérable, prédicateur puissant en œuvres
et en paroles, dont le verbe flambait comme une torche ; et
Conrad Waldhauser, homme également religieux et dévoué.
Ils ont rempli de leur discours les métropoles de la
chrétienté : Rome et Avignon où est le pape ; la Bohême
et Prague où est l’empereur de la chrétienté. L’un deux, Conrad,
est décédé à Prague où est César ; l’autre a trouvé la
mort en Avignon où est le Pape. Et tous deux avant de mourir ont
passé par toutes sortes de tribulations, pour la justice et la
vérité de Jésus-Christ, en lutant jusqu’au dernier souffle contre
la bête. »
Le royaume des pays tchèques est issu d’une Grande Moravie formée à l’ombre de l’empire fondé par Charlemagne, à la fin du IXe siècle.
Se livrant au christianisme avec Rastislav puis Sventopluk, le royaume englobait les actuelles Moravie, Bohême, Slovaquie, Hongrie nord-occidentale et une partie orientale de l’Allemagne.
La Grande Moravie à la fin du IXe siècle
La Grande Moravie s’est effondrée sous le poids
des dissensions internes pour le pouvoir et des raids magyars, mais
la Bohême prit le relais avec Venceslas et Boleslav, de la dynastie
des Přemyslides, rentrant en concurrence avec ce qui deviendra
l’Autriche et la Bavière.
C’est ainsi un grand royaume qui put se fonder. Un royaume qui rassemble pratiquement deux millions de personnes et qu’on peut appeler tchèque était alors imbriqué dans les pays allemands (qui formeront bien plus tard l’Allemagne et l’Autriche) : il était tellement puissant qu’il fut en mesure de prendre la direction du Saint Empire Romain germanique.
L’extension maximale de l’influence des Přemyslides, sous le règne d’Ottokar II entre 1253 et 1271, avec principalement la Bohême, la Moravie, une large partie de l’Autriche actuelle.
Au début du 14e siècle, la ville de Prague était
ainsi la capitale d’un des États les plus puissants d’Europe,
composé de la Bohême, de la Moravie, de la Basse et de la Haute
Lusace, de la Basse et la Haute Silésie, ainsi qu’une ceinture de
fiefs à l’ouest de la Bohême.
En 1348 commença son agrandissement de 180%,
faisant de cette ville la troisième en superficie en Europe après
Rome et Constantinople. Une centaine de villages existaient également
autour de Prague.
La fondation d’une université la même année
symbolisa le tournant culturel et intellectuel en Bohême. Prague
devint un important centre humaniste et un grand centre commercial,
avec des échanges avec Regensbourg, Nuremberg, Linz, Vienne,
Breslau, Cracovie.
Les villes tchèques ont fleuri précisément pendant le 14e siècle, au point qu’il n’y en aura pas de nouvelles avant 400 ans. Voltaire, évoquant le voyage de Charles IV à Paris en 1377, parle de « ce roi des rois, ce Germain fastueux », et le chapitre XIV de Zadig fait allusion à une anecdote où Venceslas IV ouvrit ses légendaires coffres à Nicolas Puchník.
A la fin du 14e siècle, la Bible fut également
traduite en tchèque, alors que l’Université de Prague avait comme
professeurs de théologie des membres des ordres mendiants actifs en
Bohême : le franciscain Adalbert Bludow, le dominicain Johannes von
Dambach, l’ermite augustinien Nikolaus von Laun.
La ville de Prague avait alors une grande
importance religieuse, au moins 5 % des 40 000 personnes y
vivant étant des religieux, dans un pays en pleine expansion
économique et relativement épargné par l’épisode de la Peste
Noire de 1348.
Des élévateurs commençaient également à être
utilisés dans les mines, ce fut l’apparition du système
bielle-manivelle. Le mot pistolet vient également par exemple du
mot tchèque « píšťala » qui désigne un
petit canon portatif alors inventé, émettant un sifflement pour
effrayer les chevaux d’une cavalerie.
Les plaques gravées en creux, de poinçons ou de
caractères métalliques, commençaient à être utilisées par les
monnayeurs et les orfèvres pour trouver des techniques de
reproduction.
Christian de Prachatice écrivit un Traité
de construction de l’astrolabe, Jean Sindel calcula la
latitude de Prague et l’obliquité de l’écliptique, ce qui servira
aux astronomes Tycho Brahé et Johannes Kepler.
L’horloge astronomique de Prague, construite en 1410, est également un chef d’oeuvre technique et artistique.
L’horloge astronomique de Prague
Jan Hus, qui fut aidé financièrement par Christian de Prachatice – administrateur de l’Église dite hussite en 1437 –, proposa même alors une réforme de l’orthographe, par l’intermédiaire de son ouvrage De Orthographica bohemica (le polonais conservera l’ancienne pratique, le tchèque se modernisant de son côté avec l’apparition des lettres comme á, č, ď, é, ě, í, ň, ó, ř, š, ť, ú, ů, ý, ž).
L’astronome et l’écrivain de chroniques, deux des automates de l’horloge astronomique de Prague
Cependant, les contradictions étaient nombreuses.
Le pays était parsemé de châteaux forts, de châteaux, de
monastères, et la puissante noblesse était très mécontente de
l’Église catholique qui possédait plus de la moitié des terres
arables, avec des représentants au conseil de la couronne, dans les
administrations, dans les diètes provinciales : les archevêques
possédaient les 17 plus grands domaines de Bohême.
La noblesse était également en conflit avec le roi tentant d’instaurer la monarchie absolue. Elle entretenait elle-même des bandes armées, bandes pouvant se fondre en un regroupement considérable et constituant une menace importante de pillage pour la région, allant jusqu’à attaquer des bourgs et des petites villes.
La Bohême à l’Est dans le Saint Empire Romain germanique
Dans ce cadre, Venceslas IV, qui régna de 1378 à
1419, en pleine période de crise donc, fut à plusieurs reprises
capturé et emprisonné par la haute aristocratie. Il y avait ainsi
une guerre civile entre factions aristocrates entre 1394 et 1404.
Le roi lui-même était victime de la concurrence au sein du Saint Empire Romain germanique, ses adversaires allemands parvenant même à le déposer en 1400. Son propre frère Sigismond, roi de Hongrie et successeur désigné au trône de Bohème, fomentait des incursions armées afin de piller les réserves d’argent du centre minier de Kutna Hora.
Le Saint Empire Romain germanique en 1400, avec le grand territoire de la Bohême à l’Est
À l’inverse, la petite noblesse était
particulièrement appauvrie, au point, dans certains cas, de basculer
dans le brigandage et, en tout cas, dans une mesure certaine, d’être
prête à rejoindre un soulèvement.
De même, la bourgeoisie était mécontente
: elle payait le prix fort à l’Église, sous forme de rentes
appelés taxes perpétuelles, car les maisons et les terrains urbains
appartenaient pour beaucoup à celle-ci.
De plus, les villes voyaient en leur sein dominer
une mince couche, un patriciat d’origine allemande, s’arrogeant la
main-mise sur le pouvoir urbain, sur les conseils et tribunaux
urbains. Les bourgeois, les artisans, les boutiquiers, étaient quant
à eux d’origine tchèque.
Haute négoce et industries aux capitaux les plus importants étaient allemandes, comme la main d’oeuvre des mines d’argent de Kutna Hora. Le commerce des draps était le monopole des marchands de Francfort et Cologne, les beaux draps étaient importés des Flandres.
Kutna Hora en 1490
À côté de cela, la grande croissance de la
ville de Prague avait donné naissance à une large plèbe, composé
de journaliers, de travailleurs à la tâche, d’artisans appauvris.
Enfin, dans les campagnes, le peuple serf devait
payer à l’Église non seulement la dîme (le dixième de ce que
rapporte l’étable et le champ), mais également le baptême d’un
enfant, le mariage, la bénédiction des œufs et du sel, etc.
La situation était ainsi marquée par de nombreuses contradictions. Il ne manquait plus que le fait que la contradiction principale devienne un moteur.
Après Marsile de Padoue, c’est l’anglais John
Wyclif qui va de nouveau mettre en avant la thèse de la prédominance
de la royauté sur l’Église.
Ayant étudié à Oxford, puis devenu docteur en théologie en 1371/1372, John Wyclif étudia par la suite la philosophie dans l’esprit dominant à Oxford, opposé au « nominalisme » dominant en Europe et considérant que les concepts ne représentaient pas authentiquement la réalité (le concept humanité représentant, par exemple, de manière synthétique, ou pas, l’humanité elle-même).
Portrait de John Wyclif dans Scriptor Majoris Britanniae (1548)
En pratique, John Wyclif était un religieux ayant
conscience du caractère foncièrement opportuniste de l’Église. Il
rejetait le confessionnal comme n’ayant pas existé au temps du
Christ, ainsi que la transsubstantiation (la conversion du pain et du
vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie).
Il n’acceptait pas le pape et son avidité, il
considérait les prêtres comme des menteurs opportunistes et il
affirmait que la grande qualité d’un croyant était la prédication.
Il rejetait les textes écrits sur la Bible,
celle-ci étant « le livre de vie, la loi du Seigneur très
complète et très salubre » et se suffisant à elle-même.
À ses yeux, toute personne ayant commis un péché
mortel ne pouvait plus être évêque, prélat, ou même seigneur
séculier, comme il le formulera, « Nul n’est seigneur s’il est
en état de péché mortel. »
Pour cette raison, en 1403, 45 articles furent proclamés hérétiques par l’Église. Par la suite, l’ensemble de ses œuvres furent interdites d’étude et, enfin, en 1410, ses ouvrages furent brûlés.
Portrait de John Wyclif gravé en 1714 par le graveur français protestant Bernard Picart, avec une représentation de l’autodafé de ses livres
Cependant, le point de vue de John Wyclif en
faveur d’une séparation de l’Église et du pouvoir terrestre
allait tout à fait dans le sens de la pointe de l’aristocratie
anglaise, qui entendait s’approprier les biens de l’Église.
De fait, la position de John Wyclif
correspondait simplement à la transformation de l’averroïsme
philosophique en averroïsme politique. Déjà Averroès avait
développé sa conception de la « double vérité » afin
de s’appuyer sur la royauté contre le clergé, ce qui échoua.
John Wyclif, quant à lui, rencontra un écho
favorable, ce qui fit son succès. Toutefois, les choses n’en
restèrent pas là car le mouvement réel de l’histoire avait charrié
une opposition populaire au sein du christianisme.
Les béguins et les béghards, les Pauvres de Lyon
qui devinrent les vaudois, etc., sont les plus connus des mouvements
considérés comme « hérétiques » par l’Église
catholique, mouvements qui essaimèrent cependant dans toute
l’Europe.
Oppositions laïques au catholicisme, ces
mouvements exigeaient un retour à la pauvreté des apôtres, plaçant
la foi au cœur de la croyance et rejetant la primauté du clergé.
Il est à noter ici que le catharisme n’était pas
du tout un mouvement de ce type, mais bien une religion différente
du christianisme. Les mouvements laïcs et populaires d’opposition
(encore « interne » au catholicisme) sont nés dans la
période d’installation de la religion catholique en Europe, aux âges
roman et gothique.
Il y a ainsi une rencontre entre
l’averroïsme politique, issu de l’averroïsme philosophique et
directement produit au sein des intellectuels religieux des
universités, et la protestation populaire contre la constitution par
l’Église d’une caste au-dessus des masses populaires, alors que la
religion avait été portée par les masses justement pour sortir de
la barbarie des périodes précédentes.
C’est l’aspect principal et involontaire du
« wyclifisme ». En effet, John Wyclif n’avait formulé sa
conception que dans le sens de la royauté. Il comptait simplement
ouvrir un espace intellectuel en mettant hors-jeu l’Église
catholique et il n’était pas du tout sur une ligne
populaire-révolutionnaire.
Il va pourtant réaliser une confluence :
celle des protestations anti-féodales des masses avec une idéologie
politique avancée de rejet ouvert du clergé.
Dans un contexte de crise du mode de production féodal, une telle confluence est explosive – dans ce qui sera la France a lieu la « Grande Jacquerie » en 1358, réprimée de manière atroce par les féodaux.
Les jacques et leurs alliés parisiens sont surpris et massacrés par une charge de chevalerie de Gaston Phébus et Jean de Grailli le 9 juin 1358, alors qu’il assiégeaient la forteresse du marché de Meaux où est retranchée la famille du dauphin Charles. Jean Froissart, Chroniques, XVe siècle
Mais il mit également en branle les
forces populaires, dans un contexte où la royauté pressurise
massivement les paysans avec trois taxes spéciales pour financer la
guerre de cent ans, en 1373, en 1379, et en 1380–1381 (les
taxes étaient appelées « poll tax » et l’expression ne
fut plus jamais employée par la suite, sauf par les détracteurs
d’un nouvel impôt communal durant les années 1990, pour faire
référence au caractère injuste de celui-ci).
Les tisserands notamment, issus d’une immigration
hollandaise faite à l’appel de la royauté anglaise, étaient déjà
influencés par des courants religieux mystiques et égalitaires :
ils devinrent l’épicentre de la révolte.
Ceux qui furent appelés les lollards organisèrent
un véritable soulèvement. Un grand rôle fut joué par John Ball,
disciple de John Wyclif.
John Ball revendiquait une église égalitaire
dans l’esprit d’un retour aux valeurs d’origine du christianisme.
Dans un de ses sermons qui fut prononcé à Blackheath (Londres), il
posa une question devenue célèbre en Angleterre : « Quand
Adam bêchait et Ève filait, où donc était le gentilhomme ? ».
Emprisonné pour ses prêches contre les classes dominantes, il fut rapidement libéré à l’occasion d’une grande révolte des paysans en 1381, mené par Wat Tyler, qui parvint même à prendre le contrôle de Londres.
John Ball haranguant les rebelles en 1381, dans un manuscrit des Chroniques de Jean Froissart de 1470
Le roi feignit de négocier d’abolir « la
servitude, le service féodal, les monopoles du marché et les
restrictions sur les achats et les ventes » puis organisa très
rapidement le massacre des insurgés.
C’en était fini du wyclifisme anglais. La devise
de John Wyclif pourtant – « Je crois que la vérité finira
par triompher » – deviendra pratiquement celui d’un mouvement
similaire en Bohême.
Ses positions se diffusèrent en effet à
l’étranger, et notamment en Bohême à partir de 1390.
Dans le royaume de Bohême, il y avait le même
besoin qu’en Angleterre d’une idéologie affirmant la primauté de la
royauté.
Ainsi, en 1409, à l’université de Prague, le roi renforça les positions wyclifistes grâce au Décret de Kutna Hora donnant trois voix, au lieu d’une seule, aux Tchèques contre une seule pour toutes les autres nations (Bavarois, Saxons, Polonais). Cela aboutit au départ des étudiants allemands, qui fondirent l’université de Leipzig, fournissant ainsi une prépondérance au courant wyclifiste.
Pour rendre plus clairs les principes exprimés par Aristote et aussi pour résumer toutes les manières d’instituer les autres types de gouvernement, nous dirons que tout gouvernement s’exerce avec le consentement de sujets ou non. Le premier est le genre des gouvernements droits, le second le genre des gouvernements déviants. »
Defensor pacis, I, 9, §5
Lorsque l’averroïsme, idéologie la plus avancée
de la Falsafa arabo-persane, pénétra en Europe, notamment à
Paris, elle provoqua une grande crise dans l’Église catholique.
La couche d’intellectuels formée par l’Église
catholique, au cours des âges roman et gothique, avait en son sein
de brillants penseurs, reconnaissant ou tendant au matérialisme
radical affirmé par Averroès, dans le prolongement de
l’interprétation d’Aristote par Avicenne et Al-Farabi.
L’université de Paris devint le bastion du
matérialisme dans la bataille contre l’Église et ses thèses
idéalistes. Cependant, les penseurs de l’averroïsme latin ne
disposaient pas d’une couche sociale progressiste pouvant porter leur
conception.
Pour cette raison, l’averroïsme dans sa version
la plus radicale fut principalement éliminée. Seule une poignée
d’éléments radicaux subsistaient, de manière éparse.
Mais, en tant que concept, son affirmation avait
été inébranlable : l’affirmation de la séparation du spirituel et
du temporel avait eu un formidable écho au sein des couches
cultivées.
Dans ce cadre, les forces féodales en
contradiction avec l’Église dominante depuis l’âge gothique vont
directement utiliser l’averroïsme politique.
Pour cette raison, Marsile de Padoue (vers 1280-1343), recteur de l’université de Paris en 1313, et Jean de Jandun (vers 1250-1328), professeur de la même université, avaient publié Defensor pacis en 1324.
Une page du Defensor pacis de la première moitié du XIVe siècle
Cette œuvre est un soutien direct à Louis de
Bavière (Louis IV du Saint-Empire), en conflit total avec le pape.
Louis de Bavière est par ailleurs salué de la manière suivante
dans Defensor pacis :
« Comme ministre de Dieu, [tu] donneras à cette
entreprise la fin qu’elle souhaite recevoir de l’extérieur, très
illustre Louis, Empereur des Romains, en vertu du droit du sang
antique et privilégié, non moins qu’eu égard à ta nature
singulière et héroïque, et à ton éclatante vertu, toi qui es
animé d’un zèle inné et inébranlable pour détruire les
hérésies, imposer et maintenir la vraie doctrine catholique et
toute autre doctrine savante, détruire les vices, propager l’ardeur
pour la vertu, éteindre les litiges, répandre partout la paix et la
tranquillité et la fortifier. »
Defensor pacis attribue une fonction civile, voire religieuse, essentielle à l’État, face à l’Église. En fait, deux idées dominaient ce manifeste. Tout d’abord l’idée que l’Église était subordonnée à l’État, celui-ci se fondant sur la légitimité populaire, en tant que république dans l’idéal. A cela s’ajoutait le refus de la hiérarchie au sein de l’Église.
Couverture d’une version du Defensor pacis imprimé à Bâle en 1522
L’ouvrage se fonde sur la philosophie d’Aristote,
où l’être humain est un « animal social » qui recherche
la paix. Pour cette raison, si l’Église s’affirme tel un corps
extérieur, elle trouble la paix.
L’État issu du peuple est légitime, pas la
théocratie religieuse. Dans Defensor pacis, on
lit ainsi :
« Selon la vérité et l’opinion d’Aristote
exprimée dans la Politique, livre III, chapitre 6, nous affirmerons
que le législateur ou la cause efficiente et première de la loi est
le peuple, c’est-à-dire le corps (universitas) des citoyens ou la
partie prévalente (valentior pars) de ceux-ci, par le moyen de
l’élection c’est-à-dire de la volonté exprimée dans
l’assemblée générale des citoyens, prescrivant ou spécifiant ce
qui doit être fait ou non concernant les actions civiles des hommes,
soumis à la menace d’une peine ou d’une punition temporelle :
je dis la partie prévalente, considérée comme quantité de
personnes et selon leur qualité dans cette communauté politique
pour laquelle a été promulguée une loi, soit que l’ait réalisé
le corps entier des citoyens ou sa partie prévalente directement,
soit que la tâche de la réaliser ait été donnée à une ou
plusieurs personnes qui ne sont ni ne peuvent être le législateur
au sens strict mais le sont en un sens relatif ou pour une certaine
période de temps et par autorité du législateur premier. »
(Defensor pacis, I, xii, §3)
La conception « familiale » de la paix
sociale affirmée par Aristote est un prétexte à l’affirmation de
la décentralisation :
« Car il n’y a pas la même nécessité à ce
qu’il y ait un seul administrateur dans une seule famille et dans
la cité tout entière ou dans plusieurs provinces, car ceux qui ne
se trouvent pas dans la même famille domestique n’ont pas besoin
de l’unité numérique d’un administrateur, du fait qu’ils ne
partagent pas la nourriture et les autres nécessités de la vie
(maison, lit, et le reste) et qu’ils ne s’associent pas en une
telle unité, comme ceux qui font partie d’une même famille
domestique.
Car cet argument amènerait à conclure qu’il faut
également un seul administrateur en nombre pour le monde entier, ce
qui n’est pas utile, ni vrai. En effet, les unités numériques des
principats selon les provinces suffisent pour une vie humaine dans la
tranquillité. » (Defensor pacis, I, 17, §10)
Pour cette raison, le pape est soumis au monde
temporel :
« Il appartient au législateur humain ou au prince
par son autorité, non seulement de porter décret coercitif touchant
l’observance des décisions du Concile, mais aussi d’établir la
forme et le mode d’établissement au siège apostolique romain, ou
élection du pontife romain. » (Defensor pacis, II, 21, §5)
L’ouvrage aura un écho retentissant, porté par
l’affrontement ouvert de Louis de Bavière avec le pape, avec même
la tentative de mettre en avant un anti-pape.
Le 23 octobre 1327, l’Église condamnera
naturellement fermement les thèses de Marsile de Padoue, dans la
constitution Licet Iuxta Doctrinam :
« 2) Ces enfants de Bélial osent enseigner que le
bienheureux apôtre Pierre ne fut pas plus chef de l’Eglise que
chacun des autres apôtres ; qu’il n’eut pas plus d’autorité qu’eux;
que Jésus-Christ n’en a fait aucun son vicaire ni chef de l’Eglise.
(…)
3) Les mêmes imposteurs osent soutenir que c’est à
l’empereur de corriger et de punir le Pape, de l’instituer et de le
destituer. Ce qui est contre tout droit. (…)
4) [Ils affirment également que] Tous les prêtres, que
ce soit le pape, un archevêque ou un simple prêtre ont, de par
l’institution du Christ, une autorité et une juridiction égales. »
Mais la vague de l’averroïsme politique, prolongement de l’averroïsme philosophique, était lancée.
Prenons un pays qui
est très avancé à l’époque médiévale. Prenons ses classes
sociales et considérons les toutes comme hautement combatives.
On a alors la situation en Bohême au début du 15e siècle : la royauté puissante luttant pour établir la monarchie absolue, la noblesse tentant d’arracher au clergé ses propriétés terriennes, la bourgeoisie essayant d’arracher des prérogatives aux patriciens par ailleurs puissants dans les villes, les artisans et commerçants bataillant pour s’affirmer…
Et, plus de 350 ans
avant Gracchus Babeuf en France, une plèbe en quête d’une
république sociale. Cela donna, il y a six cent ans de cela, des
masses issues de tisserands, d’artisans, de paysans, pratiquant la
guerre de guérilla pour établir l’égalité sociale la plus
complète, dans le collectivisme.
La technique du chariot développé par la guérilla hussite, le mouvement étant symbolisé par une oie et un calice. Oie se dit Hus en tchèque ce qui forme un jeu de mot avec le nom du premier théologien d’esprit protestant Jan Hus. Le calice désigne le fait d’avoir le droit d’y boire lors de la cérémonie religieuse chrétienne, et non simplement le prêtre.
C’est une période formidable, d’une importance historique capitale. D’ailleurs, la tempête hussite – terme venant de Jan Hus, prédicateur rejetant la hiérarchie au sein de l’Eglise, ainsi que l’intervention politique de celle-ci – pava directement la voie à Martin Luther.
À côté de
Martin Luther, on trouvera également Thomas Müntzer, l’autre titan
de la Réforme allemande,
qui développait des thèmes collectivistes directement en référence
à la révolution « taborite », du nom d’une colline de
Bohême où les paysans en armes avaient établi une communauté
égalitaire.
Friedrich Engels
parle ainsi de ce siècle :
« C’est l’époque qui commence avec la deuxième moitié du XVe siècle.
La royauté, s’appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé la puissance de la noblesse féodale et créé les grandes monarchies, fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquelles se sont développées les nations européennes modernes et la société bourgeoise moderne; et, tandis que la bourgeoisie et la noblesse étaient encore aux prises, la guerre des paysans d’Allemagne a annoncé prophétiquement les luttes de classes à venir, en portant sur la scène non seulement les paysans révoltés, – ce qui n’était plus une nouveauté, – mais encore, derrière eux, les précurseurs du prolétariat moderne, le drapeau rouge au poing et aux lèvres la revendication de la communauté des biens. »
Engels, Dialectique de la Nature
Naturellement,
la complexité vient du fait que la religion a été utilisée comme
drapeau servant aux intérêts des uns et des autres. L’averroïsme
philosophique, ce matérialisme arabo-persan assumé par les
meilleurs intellectuels européens médiévaux, s’est transformé
en averroïsme politique, utilisé par la royauté et la noblesse
pour réfuter la primauté du clergé.
L’exigence des deux
vérités – une laïque, une religieuse – servant le
matérialisme, s’est transformée en outil politique aristocrate face
au clergé, mais également aux masses pour exiger le contrôle de la
religion, rejetant catégoriquement le clergé.
L’averroïsme
philosophique rejetant la religion est ainsi devenu, et c’est là le
paradoxe, le détonateur de masses revendiquant leur propre
interprétation de la religion. Friedrich Engels note cela de la
manière suivante :
« L’histoire du christianisme primitif offre de curieux points de contacts avec le mouvement ouvrier moderne.
Comme celui-ci, le christianisme était à l’origine le mouvement des opprimés. Il apparut tout d’abord comme la religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privés de droits, des peuples subjugués ou dispersés par Rome. Tous deux, le christianisme aussi bien que le socialisme ouvrier, prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère (…).
Déjà au moyen-âge le parallélisme des deux phénomènes s’impose lors des premiers soulèvements de paysans opprimés, et notamment, des plébéiens des villes. Ces soulèvements, ainsi, que tous les mouvements des masses au moyen-âge portèrent nécessairement un masque religieux, apparaissaient comme des restaurations du christianisme primitif à la suite d’une corruption envahissante, mais derrière l’exaltation religieuse se cachaient régulièrement de très positifs intérêts mondains.
Cela ressortait d’une manière grandiose dans l’organisation des Taborites de Bohème sous Jean Zizka, de glorieuse mémoire ; mais ce trait persiste à travers tout le moyen-âge, jusqu’à ce qu’il disparaît petit à petit, après la guerre des paysans en Allemagne, pour reparaître chez les ouvriers communistes après 1830.
Les communistes révolutionnaires français, de même que Weitling et ses adhérents, se réclamèrent du christianisme primitif, bien longtemps avant que Renan ait dit : » Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs ». »
Engels, Contributions à l’Histoire du Christianisme primitif
Avec l’averroïsme politique débouchant sur la tempête hussite et la révolution taborite s’ouvre la période moderne. Les contours du drapeau rouge commencent à se dessiner.
La question paysanne, largement incomprise ou
refusée, malgré une bonne analyse de la situation, devait ôter au
Parti Socialiste SFIO la lecture d’une large pan de la réalité.
Mais ce ne sont pas seulement les paysans qui manquent à l’appel :
il y a également les femmes.
Au congrès de 1907, l’extension du suffrage
universel aux femmes est considérée comme « légitime et
urgente ». Cependant, il n’y eut pas de campagne massive en ce
sens, le Parti étant réticent à lutter pour le droit de vote à
des personnes considérées comme prisonnières de la réaction sur
le plan culturel et intellectuel.
Le Parti capitulait devant ce qui le dérangeait,
déléguant au syndicat l’organisation des ouvriers, espérant que
par les élections il y aurait des vagues d’adhérents, mettant de
côté les questions éminemment politiques. La seule politique qui
existait, c’est celle de l’attente de quelque chose produisant un
écho puissant.
Le second congrès exprime bien cette attente,
dans sa salutation aux révolutionnaires russes, au-delà de la
dimension internationaliste :
« Le Congrès de Chalon envoie son salut fraternel
à l’héroïque prolétariat de la Russie et de la Pologne qui, au
prix de sacrifices douloureux et sans nombre, use et brise les forces
d’oppression de l’autocratie.
Il envoie également son salut fraternel aux partis
socialistes et révolutionnaires qui, depuis des années, supportent,
avec une vaillance sans pareille, les fureurs sanguinaires du
despotisme et qui, traqués, persécutés, martyrisés, mais jamais
vaincus, se battent dans les rangs de la classe ouvrière.
Il acclame avec enthousiasme le prochain triomphe de la
révolution qui, en abattant le tsarisme, cette formidable forteresse
de la réaction européenne et qui, en nationalisant la propriété
capitaliste, émancipera, en Russie, les travailleurs, et déchaînera
en Europe la révolution sociale.
Vive le prolétariat de la Russie et de la Pologne !
Vivent les socialistes et les révolutionnaires de la
Russie et de la Pologne !
Vive la révolution internationale ! »
En dehors de cette attente, de ce grand soir ne
venant pas, et dans la reconnaissance en 1914 avec la crise du
déclenchement de la guerre mondiale d’une situation minoritaire,
sans perspective, la capitulation ne pouvait que se produire en cas
de coup de pression de la société et de l’État. La mobilisation
ne pouvait que balayer ce qui était une forme sans réel contenu.
Le manifeste de la « section française »
de l’Internationale, publié dans l’Humanité du 28 juillet 1914, se
met ainsi à la remorque du gouvernement, en qui il faudrait faire
confiance dans la situation de crise :
« CITOYENS,
L’anarchie fondamentale du
système social, les compétitions des groupes capitalistes, les
convoitises coloniales, les intrigues et les violences de
l’impérialisme, la politique de rapine des uns, la politique
d’orgueil et de prestige des autres, ont créé depuis dix ans dans
toute l’Europe une tension permanente, un, risque constant et
croissant de guerre.
Le péril a été subitement accru
par la démarche agressive de la diplomatie austro-hongroise. Quels
que puissent Etre les griefs de l’État austro-hongrois contre la
Serbie, quels qu’aient pu être les excès du nationalisme panserbe,
l’Autriche, comme l’ont dit bien haut nos camarades autrichiens,
pouvait obtenir les garanties nécessaires sans recourir à une note
comminatoire et brutale qui a fait surgir soudain la menace de la
plus révoltante et de la plus effroyable des guerres.
Contre
la politique de violence, contre les méthodes de brutalité qui
peuvent à tout instant déchaîner sur l’Europe une catastrophe sans
précédent, les prolétariats de tous les pays se lèvent et
protestent. Ils signifient leur horreur de la guerre et leur volonté
de la prévenir.
Les socialistes, les travailleurs de France font appel au
pays tout entier pour qu’il contribue de toutes ses forces au
maintien de la paix. Ils savent que le gouvernement français dans la
crise présente a le souci très net et très sincère d’écarter ou
d’atténuer les risques de conflit.
Ce qu’ils lui demandent, c’est de s’employer à faire
prévaloir une procédure de conciliation et de médiation rendue
plus facile par l’empressement de la Serbie à accorder une grande
partie des demandes de l’Autriche. Ce qu’ils lui demandent, c’est
d’agir sur son alliée, la Russie, afin qu’elle ne soit pas entraînée
à chercher dans la défense des intérêts slaves un prétexte à
opérations agressives.
Leur effort correspond ainsi à celui des socialistes
allemands demandant à l’Allemagne d’exercer auprès de l’Autriche
son alliée une action modératrice. Les uns et les autres à leur
poste d’action, font la même œuvre, vont vers le même but.
C’est
cette forte, c’est cette impérieuse volonté de paix que vous
affirmerez, citoyens, dans les réunions que nous vous invitons à
multiplier. C’est pour affirmer avec plus de vigueur et d’ensemble la
commune volonté de paix du prolétariat européen, c’est pour
concerter une vigoureuse action commune que l’Internationale se
réunit demain à Bruxelles.
En elle et avec elle, nous lutterons de toute notre
énergie contre l’abominable crime dont le monde est menacé. La
seule possibilité de ce crime est la condamnation et la honte de
tout un régime.
L’assassinat de Jean Jaurès finira de faire
capituler le Parti. Le 4 août 1914, l’Humanité racontait les
obsèques de Jean Jaurès en décrivant celui-ci comme « un pur
Français de la pure France » qui a servi à « maintenir
intact, au cœur des prolétaires meurtris, la confiance dans la
République », lui qui a été « assassiné par un
soi-disant patriote ».
Deux jours auparavant, le groupe parlementaire, la commission administrative permanente du Parti et le conseil d’administration de l’Humanité acceptaient l’Union Sacrée, Marcel Sembat devenant ministre des Travaux Publics, Jules Guesde ministre d’État sans portefeuille, et par la suite, en mai 1915, Albert Thomas sous-secrétaire d’État aux munitions.
Le Parti Socialiste SFIO était largement
influencé par l’esprit de regroupement ouvrier des villes, avec les
influences de l’esprit de l’ateliers, de la boutique, dans la
tradition parisienne. Pour cette raison, il était proche des
coopératives qui se formaient. En septembre 1910, une campagne
commune avec les coopératives socialistes fut même menée dans la
région parisienne avec comme mot d’ordre « Contre la vie
chère ! Sus aux affameurs », avec l’utilisation de 15 000
affiches et 100 000 tracts, pour une série de meetings.
Les coopératives furent inévitablement à l’origine d’un vaste débat, qui occupa les esprits lors du 7e congrès, en 1910. La motion qui l’emporta de peu – avec 202 voix contre 142 – attribuait aux coopérations une « valeur propre dans l’effort général d’éducation et d’organisation des prolétaires », demandant donc un appui aux socialistes, tout en avertissant des limites de cette forme, conjointement à la nécessité de s’organiser en priorité dans le syndicat et dans le Parti.
La seconde motion rejetait la nature de classe des
coopératives, mais appelaient à y faire un travail politique
pouvant être efficace, prévenant toutefois que de par leur
démarche, les coopératives se heurteraient à un mur dans leur
existence même dans une société capitaliste.
Cet état d’esprit reflète bien la recherche
systématique de voies pour s’exprimer à travers les interstices de
la société capitaliste, dans l’oubli complet de la paysannerie
regroupant pourtant plus de la moitié du pays. Il y eut pourtant
beaucoup d’exigences pour un positionnement clair, qui mit du temps à
se mettre en place.
La question agraire fut ainsi très longuement étudiée au 6e congrès en 1909, tenu à Saint-Étienne les 11, 12, 13 et 14 avril 1909 ; à ce moment, il y a pratiquement trois millions d’ouvriers agricoles qui échappent au Parti Socialiste SFIO, tout en formant un appel d’air évident. Les possibilités d’organiser également les paysans les plus pauvres étaient soulignées. Le Parti disposait d’ailleurs en général d’un aperçu très net, avec des informations très concrètes et des cadres ayant une lecture tout à fait précise des situations locales.
Cependant, au-delà de très intéressantes
analyses concrètes témoignant d’un véritable travail de fond
dans les villages et les campagnes, il se posait la question des mots
d’ordre, avec la problématique de la petite propriété à
l’arrière-plan. Comment combiner le socialisme avec des paysans
qui, lorsqu’ils étaient des petits propriétaires, entendaient
bien le rester ?
Au 6e congrès, Hubert Lagardelle, très marqué
par le syndicalisme révolutionnaire dont il participa à la
conceptualisation par ailleurs, et qui ira jusqu’au soutien au
fascisme, constate de la manière suivante cet attachement à la
propriété où viennent se buter les socialistes :
« Mais là où le problème est dramatique, c’est
à l’égard de la seule classe vis-à-vis de laquelle nous sommes
dans un état d’inquiétude, c’est la propriété paysanne, le
faire-valoir direct ou qui utilise quelques bras pour le complément
de l’exploitation elle-même.
Voilà la difficulté : le propriétaire paysan, lui
qui possède et qui a le sentiment de la possession ; et
celui-là, si nous l’observons psychologiquement, nous voyons la
différence fondamentale, nous n’avons pas à le nier, qu’il y a
entre lui et l’ouvrier de la grande industrie.
Il n’est pas hors de la propriété, il est dans la
propriété, il tient à la terre, comme la plante, par la racine, il
est pleinement imbibé du désir de posséder, d’améliorer sa
situation économique, de s’émanciper dans la mesure du possible
dans les cadres mêmes de la société actuelle ; il n’est pas
rejeté par les conditions de sa vie en dehors des limites mêmes du
capitalisme, il s’y est incorporé, et tous ceux qui ont étudié
la psychologie paysanne depuis Balzac ont pu démontrer quel âpre
sentiment de propriétaire est au fond de l’âme rurale, quel désir
farouche il a de posséder et de défendre son sol.
Et c’est pour cela que Marx a parlé – et on le lui a
reproché si souvent – des sentiments mauvais du paysan et de
l’imbécillité paysanne. C’est qu’il voyait ces hommes ainsi
enterrés dans une forme antérieure et rétrograde de propriété,
ne participant en rien au mouvement de la culture moderne,
précisément parce qu’ils sont ainsi dans un individualisme
absolu, dans des forme déjà dépassées de l’évolution
économique (…).
Ces paysans sont là, ils sont près de nous vivant et
agissant, et comme en France il y en a dix-huit millions, nous sommes
bien obligés de dire quelle va être notre attitude en face d’eux,
qui appartiennent à un milieu si différent du milieu ouvrier, qui
ont une psychologie si passionnément antisocialiste.
Comment les prendre, puisqu’il faut les prendre ?
Nous ne pouvons évidemment être des sauveurs, ni des naufrageurs
(…). On ne peut pas se poser comme des sauveurs d’une petite
propriété qui peut-être même menace, qui en tout cas développe
des sentiments qui ne sont pas socialistes, et d’autre part, on ne
peut pas être des naufrageurs et aller de village en village
prononcer la même oraison funèbre de la petite propriété. »
Il est significatif que Hubert Lagardelle, ayant
constaté cela, ne trouve pas de solution, par manque de dialectique
et de compréhension des différenciations au sein des paysans, qui
ne sont pas une classe sociale. Lui envisage au mieux une sorte de
compromis, avec un soutien aux paysans propriétaires par un
assainissement de l’État sur le plan financier.
Cette tendance finira de s’exprimer dans la logique corporatiste et planiste du fascisme dont il deviendra un partisan, Benito Mussolini le considérant par ailleurs comme quelqu’un en ayant pavé la voie.
Au même congrès, Gustave Hervé, qui passa
également dans le camp du fascisme, avertit le Parti en ce qui
concerne le rapport aux paysans :
« Je constate que l’abus que vous avez fait de la
méthode parlementaire les uns et les autres vous a fait perdre la
direction morale de la classe ouvrière dans les villes, et que
l’abus qu’en ont fait d’autres compromet votre avenir
parlementaire dans les campagnes, et je dis que lorsque vous
promettez à de paysans la réforme totale par le Parlement, lorsque
vous venez à la tribune de ce Congrès leur parler comme Maxence
Roldes hier, de réglementer la production agricole, en disant qu’on
pourrait truster tout cela comme si le trust était possible avec des
millions de petits propriétaires…
Oui, le trust est possible quand l’évolution
économique a groupé toute une industrie entre les mains d’une
vingtaine, d’une trentaine de Sociétés ; mais faire le trust
avec ds millions de paysans, si vous croyez établir cela par le
régime parlementaire, si vous faites des promesses pareilles aux
paysans, avec votre Sénat ou même sans votre Sénat conservateur,
si vous croyez que vous réaliserez ces réformes par voie
parlementaire, vous vous apprêtez à vous perdre aux yeux de la
classe paysanne des petits propriétaires, beaucoup plus vite encore
que se sont perdus les radicaux, aux yeux des ouvriers des villes,
pour n’avoir pas fait assez vite ou pour n’avoir pu réaliser
leurs réformes. »
Malheureusement, la question de la dialectique classe ouvrière – paysannerie ne fut pas posée de manière adéquate, et vue par des gens qui ne surent pas comment y arriver. Cela devait être très lourd de conséquences, puisque le Parti ne parvenait de ce fait pas à se relier à la moitié du pays, d’un poids capital sur le plan idéologique et culturel.
Le refus de la guerre fut au coeur de l’identité
des socialistes. Le 24 septembre 1911, 60 000 personnes se réunirent
notamment à Paris contre la guerre, malgré l’interdiction et la
présence de la police et de l’armée, alors qu’en même temps se
réunissait à Zurich, en Suisse, le Bureau socialiste international,
représentant 14 pays.
Le 17 novembre 1912, des meetings eurent lieu dans
différents pays pour s’opposer à la guerre, Jean Jaurès étant à
Berlin, Jean Longuet et Rognon à Londres, Compère-Morel à Milan,
Gustave Hervé à Rome, Cachin à Strasbourg. Furent présents au
meeting parisien – qui rassembla 100 000 personnes et qui fut
boycotté par la CGT -, le belge Vandervelde, le russe Roubanovitch,
l’Allemand Scheidemann, le Britannique Mac Donald, l’Autrichien
Pernerstorfer.
Le 21 novembre 1912 se tint dans la salle
parisienne de la Bellevilloise un congrès extraordinaire
préparatoire au congrès extraordinaire contre la guerre des 24 et
25 novembre à Bâle.
Voici la résolution prise alors à Paris :
« Le Congrès national du Parti socialiste constate
avec joie que les prolétaires français, répondant à l’appel de
l’Internationale contre la guerre, ont manifesté avec force. Il
voit dans ces manifestations le prélude d’un effort d’organisation
qui seul permettra à la classe ouvrière de notre pays de remplir
tout son devoir.
Jamais ne fut plus impérieuse la nécessité de lutter
contre les menaces de conflit. Jamais guerre plus monstrueuse, plus
anti-nationale et plus antihumaine, n’aurait éclaté sur l’Europe.
Si les grandes nations européennes y étaient
entraînées, ce ne serait ni par le souci de leur indépendance, ni
par des raisons vitales, mais par l’aberration la plus folle et les
combinaisons les plus artificielles.
Ni les travailleurs, ni les démocrates de France ne
permettront que notre pays soit jeté dans le conflit le plus
horrible par des traités secrets dont la démocratie ne connaît
aucune clause.
C’est pour épargner à la civilisation le plus cruel
désastre, à la race humaine la plus douloureuse épreuve, à la
raison l’humiliation la plus funeste que les prolétaires français
lutteront à fond contre toute tentative de guerre.
Ils useront, pour la prévenir, de tous les moyens
légaux. Dans le Parlement, ils appelleront la lumière sur les
traités secrets ; ils insisteront pour les procédures
d’arbitrage total ; ils dénonceront les vues exclusives et
étroites de la diplomatie. Dans le pays ils multiplieront les
réunions, les manifestations de masse, pour éveiller les citoyens
de leur torpeur et pour les préserver du mensonge.
Et si, malgré leurs efforts, des minorités imprudentes
déchaînaient le conflit, si la France est jetée à la guerre par
des combinaisons de diplomatie occulte, les travailleurs et les
socialistes de France auront le droit de dire bien haut, avec la
pleine conscience de leur responsabilité, que jamais ne fut plus
justifié, pour les peuples qu’on tenterait de mettre aux prises,
le recours aux moyens révolutionnaires, grève générale et
insurrection, afin de prévenir ou d’arrêter le conflit et
d’arracher le pouvoir aux classes dirigeantes qui auraient déchaîné
la guerre.
Le Congrès est convaincu que la meilleure garantie de la
paix est que tous les Gouvernements sachent bien qu’ils ne pourront
sans péril pour eux-mêmes provoquer les désastres d’un conflit
universel.
Il espère que l’effort commun de propagande et
d’action des prolétaires de tous les pays préviendra l’explosion
de la guerre générale dont le monde est périodiquement menacé.
Il donne mandat à ses délégués au Congrès de Bâle
de travailler en plein accord avec l’Internationale et par une
résolution unanime, à intensifier partout la propagande et l’action
contre la guerre. »
A Bâle, 12 000 personnes manifestent ainsi avant de se diriger vers la cathédrale, devant laquelle sont érigées à la hâte des tribunes en raison de l’affluence trop nombreuse. 26 orateurs prirent ensuite la parole pour commencer un congrès rassemblant 550 délégués représentant 23 pays.
Congrès socialiste international, Bâle, 24-26 novembre 1912, avec une allégorie discutable de l’ennemi représenté par un serpent
Jean Jaurès fit partie de ces orateurs, voici son
discours prononcé dans la cathédrale.
« Citoyens! Nous sommes réunis ici en une heure de
soucis et de responsabilités. Le poids des responsabilités a
d’abord pesé le plus lourdement sur les épaules de nos frères
des Balkans. Mais, finalement, cette responsabilité inouïe pèse
sur l’Internationale tout entière, d’abord à cause de notre
solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le conflit
s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes
enveloppent tous les travailleurs d’Europe.
Empêcher cela c’est le devoir de tous les travailleurs du monde entier.
Il ne s’agit pas d’une question nationale, mais d’une question internationale.
Récemment, la presse bourgeoise de France raillait en parlant du Congrès et elle était d’avis qu’il s’agissait uniquement d’une parade socialiste et que les socialistes savaient même très bien que la paix n’était pas du tout menacée; ils voulaient seulement se donner, après coup, l’air d’avoir, par leurs protestations, sauvé la patrie.
Mais, dans les derniers jours, ces mêmes journaux furent obligés de publier les nouvelles les plus sérieuses.
La vérité est que l’insécurité et la confusion règnent partout; la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre à un choc général; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte des conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution.
Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le vertige peut saisir ceux qui hésitent encore.
C’est pourquoi nous, les travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix. Oh! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat.
Ici, à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but répond à leur pensée et à leur volonté: maintenir la paix. Mais, puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous.
Ils s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également réconfort et espérance.
Et le salut adressé par le gouvernement de Bâle à l’Internationale évoqua la mêmes sentiments. Ce fut un bon signe; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.
Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique: Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango! Vivos voco: j’appelle les vivants pour qu’il se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon.
Mortuos plango: je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango: je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.
Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique. Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se pose à lui-même: Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères, que ferons-nous pour échapper à cette épouvante?
Nous ne pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.
Les gouvernements d’Europe doivent comprendre que la véritable signification du Congrès est de souligner, de réaliser et de fortifier notre unité. Nous échangeons des opinions, des idées, des connaissances, des promesses, des décisions et des espoirs. Et cette action ne peut cesser le lendemain du Congrès.
Nous devons nous rendre partout pour porter dans les masses la conscience de notre action, nous devons encore une fois confirmer dans tous les Parlements que nous voulons la paix.
La pensée et la paix remplit toutes les têtes et si les gouvernements sont indécis et hésitent, nous devons mettre en œuvre l’action prolétarienne. C’est là l’œuvre de ce Congrès. Il n’y en a pas de plus noble!
Déjà tant de pensées, déjà tant d’espoirs se sont élevés vers cette voûte. Mais quelque haut que puissent s’être envolés ces rêves, il ne peut rien y avoir de plus sublime que la volonté de faire vivre la Justice et la Paix.
Cette même église a vu siéger une assemblée d’évêques qui s’est déchirée dans la lutte contre le schisme et la désagrégation. Quel contraste avec la séance d’aujourd’hui! Nous ne sommes pas divisés ici du fait d’antagonismes d’intérêts, mais nous unis par le cœur, la pensée, la doctrine, l’action ou la volonté. Et nous quitterons cette salle en jurant de sauver la paix et la civilisation.
Nous penserons à ces mots qu’un Allemand a prononcés récemment: « Les gouvernements réfléchiront que s’ils amènent le danger de la guerre, les peuples pourront facilement faire le calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de victimes que la guerre des autres ». »
La guerre est un des thèmes récurrents de la
réflexion des socialistes. Les seuls débats qui existent tournent
autour de la question de savoir comment la contrecarrer. La guerre
envisagée est celle entre la France et l’Allemagne, mais de par la
constatation de la force de la social-démocratie allemande et la
croyance en la nature républicaine de la France, elle apparaît
comme virtuel. Elle se présente plus pour le Parti Socialiste SFIO
comme une espèce de vaste conflagration qui provoquerait un vaste
soulèvement.
Lors du troisième congrès, en 1906 à Limoges,
trois motions furent proposées au vote :
– celle de l’Yonne obtenant 31 mandats,
– celle du Nord obtenant 98 mandats,
– celle de la Seine, 153 mandats.
La première proposait de répondre à une
déclaration de guerre « par la grève militaire et
l’insurrection ». De manière intéressante, elle fut rédigée
par Gustave Hervé, la grande figure d’alors de l’anti-militarisme et
du refus du principe de nation. Il deviendra par la suite un
ultra-nationaliste en 1914, puis un partisan acharné du fascisme.
La seconde affirmait que pour combattre une
éventuelle guerre, il suffisait de lutter le plus à fond pour le
socialisme.
La troisième, que voici en entier, est très
clairement ambiguë avec l’établissement d’une notion de « défense »
de la nation attaquée.
« Le Congrès confirme à nouveau les résolutions
des Congrès internationaux antérieurs :
1° Pour l’action contre le militarisme et l’impérialisme
qui ne sont autre chose que l’armement organisé de l’Etat pour le
maintien de la classe ouvrière sous le joug économique et politique
de la classe capitaliste ;
2° Pour rappeler à la classe ouvrière de tous les pays
qu’un gouvernement ne peut menacer l’indépendance d’une nation
étrangère, sans attentat contre cette nation, sa classe ouvrière,
et aussi contre la classe ouvrière internationale ; que la
nation et sa classe ouvrière menacées ont le devoir impérieux de
sauvegarder leur indépendance et autonomie contre cet attentat, et
le droit de compter sur le concours de la classe ouvrière de tous
les autres pays ; que la politique antimilitariste et uniquement
défensive du Parti socialiste lui commence de poursuivre, à cet
effet, le désarmement militaire de la bourgeoisie et l’armement de
la classe ouvrière par l’armement général du peuple. »
Cette motion allait de paire avec la demande à
l’Internationale, pour son prochain congrès, d’une « action
préparée et combinée » pour mobiliser « pour la
prévention et l’empêchement de la guerre par tous les moyens,
depuis l’intervention parlementaire, l’agitation publique, les
manifestations populaires, jusqu’à la grève générale ouvrière et
l’insurrection ».
Cette motion de Limoges connut par la suite un
nouveau vote, après de très âpres débats. La première partie
reçoit 251 voix pour, avec 23 contre et 30 abstentions, tandis que
la seconde partie, consistant en la demande à l’Internationale, fut
adoptée avec 169 voix pour, 126 contre et 9 abstentions.
Cependant, tout cela fut très formel. Les propos
de Jules Guesde reflète la non-mise en perspective du Parti
Socialiste SFIO de ce qu’est la guerre, qui est vu non pas comme une
expression du capitalisme, mais comme un simple militarisme jusqu’au
boutiste.
Jules Guesde peut donc tenir un discours en
apparence ultra-radical :
« Je dis que ce n’est pas à propos de la guerre
qu’il faut parler d’insurrection, bien plus possible en temps de
paix ! Ce sont les bourgeois, bien gavés, qui prêtent aux
prolétaires leur horreur de la guerre.
Mais la paix, pour les prolétaires, est plus cruelle que
la guerre. Ah ! les millions de cadavres, de blessés, de
veuves, d’orphelins, c’est dans la paix qu’ils s’entassent, et
l’industrie moderne est un immense champ de massacre.
Si, contre tout cet amas de souffrances dont est faite la
paix, malgré toute notre propagande, le prolétariat n’est pas
capable de s’insurger pour s’affranchir, il en sera encore moins
capable contre la guerre, au moment de la guerre. »
Ou bien encore :
« Mais, ajoute Jaurès, il faut que cette action
contre la guerre, pour la paix, soit déterminée comme devant aller
jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’insurrection, et c’est pourquoi il y
a lieu de voter la deuxième partie dans la motion de Limoges.
Et moi, je demande comment et pourquoi cette action
ouvrière socialiste, que vous voulez affirmer devoir être poussée
jusqu’à l’insurrection contre la guerre, contre une guerre
problématique, lointaine et qui ne viendra peut-être jamais, vous
ne la poussez pas, dans vos formules et vos déclarations, jusqu’à
l’insurrection, lorsqu’il s’agit de l’exploitation capitaliste à
faire disparaître, en arrachant le pouvoir politique à la
bourgeoisie pour socialiser la propriété.
Il y a là quelque chose de vraiment étrange et sur quoi
je dois insister : vous ne demandez au prolétariat d’être
héroïque, de se préparer à une Révolution violente que pour le
cas où la paix serait en péril, qu’en vue de sa peau à défendre,
et vous ne lui demandez pas d’être héroïque, de se préparer à la
même Révolution violente, pour sa complète et définitive
libération, dès qu’il le pourra ! (Applaudissements)
[Vaillant intervient : Nous l’avons toujours
demandé.]
Vous ne l’avez mis dans aucune résolution de Congrès
socialiste. »
Cependant, malgré la nature vaine de ces propos insurrectionnalistes ne reflétant que le blanquisme, le culte de la minorité agissante, le Parti Socialiste SFIO n’hésita pas à systématiser ses campagnes anti-guerre, dans le cadre de l’Internationale. Il y a ici une incohérence profonde, tenant à la nature même du Parti Socialiste SFIO comme projet.