Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • De la servitude volontaire : les aides du tyran

    Dans le Discours de la servitude volontaire, on trouve une grande réflexion sur les aides administratives et techniques dont dispose le tyran. Ce dernier profite du soutien d’une poignée de gens, qui sont au coeur de ce que nous devons désormais appeler l’appareil d’État.

    Voici comme est présenté le « secret » de l’existence même de la domination du tyran : déjà, il ne s’agit pas du pouvoir armé.

    « J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie.

    Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient.

    Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. »

    Ce qui fait la force du tyran, c’est l’appareil d’État et sa capacité à agir. Voilà une réflexion qui ne peut venir que de deux camps : celui des protestants qui veulent comprendre comment se débarrasser du catholicisme au niveau national, celui des Politiques qui défendent l’administration royale et entendent le perfectionner.

    On lit, ainsi, dans le Discours :

    « Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays.

    Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines.

    Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection.

    Grande est la série de ceux qui viennent après ceux- là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. »

    On a ici une problématique maintes fois soulignée à l’époque : le Roi est sous la domination d’une petite clique, soit les mignons, soit le duc de Guise qui tente de prendre l’ascendant, soit encore Catherine de Médicis et de ses soutiens, etc.

    Ce qu’on découvre ici, c’est une réflexion technique, proche de celle de Nicolas Machiavel dans Le prince. On voit que le pouvoir, bien que tyrannique, s’appuie sur une administration. Se focaliser sur la simple figure du roi est erroné, car c’est oublier qu’il y a une administration faisant tourner les rouages de la domination.

    D’une certaine manière, c’est à ses rouages qu’il faut davantage s’intéresser. C’est ici une approche commune tant aux protestants, qui tentèrent d’arracher le jeune roi Henri II à l’entourage de la famille des Guise, lors de la conjuration d’Amboise en 1560, qu’aux averroïstes politiques qui se rapprochent toujours du roi pour contrer la religion.

    L’entreprise d’Amboise, découverte les 13, 14 et 15 mars 1560.
    Gravure de Tortorel et Perrissin, série des Quarante Tableaux, vers 1570.

    Dans un tel contexte, le Discours de la servitude montre bien l’importance de l’entourage du Roi, des principaux cadres l’entourant. Le tyran a besoin d’un appareil puissant, qu’il construit lui-même :

    « De là venait l’accroissent du pouvoir du sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie.

    En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. »

    La position du Discours quant aux membres de cet appareil d’État est tout à fait significatif. On y retrouve, de manière tout à fait limpide, la philosophie exprimée par Michel de Montaigne dans ses Essais.

    Les aides du tyran profitent du pouvoir, mais leur position est d’une grande précarité : leur vie entière doit correspondre aux satisfactions du tyran, qui à tout moment peut les liquider, les remplacer.

    De plus, le tyran suivant aura besoin d’aides qui lui sont redevables, ils seront alors invévitablement mis de côté.

    Tout ce panorama correspond très précisément à ce qu’on savait alors en France sur l’Empire ottoman ; l’empire Moghol se formant alors parallèlement fonctionnera selon le même principe.

    On retrouve par conséquent la grande critique protestante : la France est en passe de devenir un pays gouverné à la turque, avec un tyran exerçant un pouvoir barbare, sur la base d’un État monté artificiellement.

    Voici ce qu’on lit dans le Discours :

    « Car, à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de la liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains la servitude ?

    Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur sordide avarice, et puis, qu’ils se regardent, qu’ils se considèrent en eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont plus heureux et en quelque sorte plus libres qu’eux.

    Le laboureur et l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs.

    Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, forcent leur tempérament et le dépouillement de leur naturel.

    Il faut qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus secrètes pensées.

    Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que le gros bon sens, ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie !! »

    On a un autre passage lyrique tout aussi remarquable, exprimant la même idée :

    « Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent tout étonnés l’éclat de sa magnificence, et, alléchés par cette splendeur, ils s’approchent, sans s’apercevoir qu’ils se jettent dans la flamme, qui ne peut manquer de les dévorer.

    Ainsi l’indiscret satyre, comme le dit la fable, voyant briller le feu ravi par le sage Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et se brûla.

    Ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir se jette sur la lumière parce qu’il la voit briller, éprouve bientôt, comme dit Lucain, qu’elle a aussi la vertu de brûler.

    Mais supposons encore que ces mignons échappent des mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais de celles du roi qui lui succède.

    S’il est bon, il faut rendre compte et se soumettre à la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur ancien maître, il ne peut manquer d’avoir aussi des favoris, qui d’ordinaire, non contents d’enlever la place des autres, leur arrachent encore et leurs biens et leur vie.

    Comment se peut-il donc qu’il se trouve quelqu’un qui, à l’aspect de si grands dangers et avec si peu de garantie, veuille prendre une position si difficile, si malheureuse et servir avec tant de périls un si dangereux maître ?

    Quelle peine, quel martyre, est-ce grand Dieu ! être nuit et jour occupé de plaire à un homme, et néanmoins se méfier de lui plus que de tout autre au monde : avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour éventer la mine de ses concurrents, pour dénoncer qui trahit le maître ; rire à chacun, d’entre craindre toujours, n’avoir ni ennemi reconnu, ni ami assuré ; montrer toujours un visage riant et avoir le cœur transi : ne pouvoir être joyeux et ne pas oser être triste. »

    C’est là un élément central du Discours : l’appareil d’État est vital pour le tyran. Dans le contexte, c’est la transformation de l’État en simple appareil d’État au service du tyran qui est dénoncé, le Discours ayant ici résolument le point de vue des monarchomaques refusant la transformation par en haut de l’État.

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  • De la servitude volontaire : l’esprit droit rectifié par l’étude et le savoir

    Le Discours de la servitude volontaire dénonce les superstitions, tout le folklore utilisé par le puissants pour justifier leur parasitisme général. Redonnons un exemple parlant :

    « Le premiers rois d’Égypte ne se montraient guère sans porter, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête : ils se masquaient ainsi et se transformaient en bateleurs.

    Et pour cela pour inspirer, par ces formes étranges, respect et admiration à leurs sujets, qui, s’ils n’eussent pas été si stupide ou si avilis, n’auraient dû que s’en moquer et en rire. »

    A cela s’ajoute que l’auteur du Discours s’attaque aussi à l’arbitraire. Les tyrans pratiquent l’arbitraire, mais ils cherchent également toujours à le justifier idéologiquement.

    On n’est donc pas ici dans le rejet d’une démarche barbare, avec un tyran sanguinaire se moquant de l’opinion publique, mais bien dans l’offensive contre le tyran ayant élaboré un système moral, idéologique et culturel pour se maintenir au pouvoir.

    Voici un passage où l’auteur du Discours de la servitude volontaire dresse un parallèle avec son époque. Faut-il y voir une dénonciation de la violence religieuse organisée par l’Église catholique, ou simplement une attaque de l’arbitraire royal ?

    Dans tous les cas, c’est la question de l’ordre moral et social qui est abordé :

    « Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l’ordre public et le soulagement des malheureux. »

    Ce qui fait la spécificité du Discours de la servitude volontaire, c’est que la faiblesse morale et culturelle des larges masses amène celle-ci à prendre au pied de la lettre les justifications des puissants et même à les faire vivre en y plaçant leurs émotions, leurs idées.

    Voici ce qu’on lit, dans une remarque tout à fait matérialiste quant aux faiblesses de l’esprit ne s’appuyant pas sur une base réaliste solide :

    « Que dirai-je d’une autre sornette que les peuples anciens prirent pour une vérité avérée. Ils crurent fermement que l’orteil de Pyrrhus, roi d’Epire, faisait des miracles et guérissait des maladies de la rate.

    Ils enjolivèrent encore mieux ce conte, en ajoutant : que lorsqu’on eût brûlé le cadavre de ce roi, cet orteil se trouva dans les cendres, intact et non atteint par le feu.

    Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqué lui-même des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable, bon nombre d’auteurs les ont écrits et répétés, mais de telle façon qu’il est aisé de voir qu’ils les ont ramassés dans les rues et carrefours. Vespasien, revenant d’Assyrie, et passant par Alexandrie pour aller à Rome s’emparer de l’empire, fit, disent-ils, des choses miraculeuses.

    Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles, et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par des imbéciles plus aveugles que ceux qu’on prétendait guérir. »

    Là où l’auteur du Discours de la servitude volontaire montre qu’il relève de l’averroïsme politique, c’est quand il souligne, dans la tradition allant d’Avicenne à Spinoza en passant par Averroès, la nature du sage, du « philosophe ».

    On lit ainsi cet éloge de « l’esprit droit » qui a de plus été « rectifié par l’étude et le savoir » :

    « Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir l’avenir.

    Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir.

    Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramènerait ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât.

    Le grand Turc s’est bien aperçu que les livres et la saine doctrine inspirent plus que tout autre chose, aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie.

    Aussi, ai-je lu que, dans le pays qu’il gouverne, il n’est guère plus de savants qu’il n’en veut.

    Et partout ailleurs, pour si grand que soit le nombre des fidèles à la liberté, leur zèle et l’affection qu’ils lui portent restent sans effet, parce qu’ils ne savent s’entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et quasi de penser, et ils demeurent totalement isolés dans leur volonté pour le bien. »

    Tout cela est absolument la position de l’averroïsme politique, depuis Avicenne jusqu’à Spinoza en passant par Averroès : les matérialistes sont isolés et les masses arriérées, voire fanatisées, il faut se positionner à l’écart, dans une sorte de retraite stratégique, afin de maintenir les fondamentaux et d’essayer de gagner des points dans la bataille des idées.

    Le Discours lui-même s’insère dans cette perspective politique, relevant de l’averroïsme politique ; naturellement, il en va de même pour les Essais de Michel de Montaigne.

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  • De la servitude volontaire : le rationalisme contre les superstitions

    Nous avons donc une œuvre, le Discours de la servitude volontaire, qui dénonce non pas une forme générale de pouvoir comme la monarchie, mais bien spécifiquement la tyrannie. Il est parlé du pouvoir et ce sont des exemples historiques qui sont donnés, mais on peut très bien appliquer ce qui est expliqué à l’Église catholique et dénoncer le Pape, pour aboutir à une forme d’organisation comme celle des protestants.

    Cet appel à rejeter la tyrannie s’appuie, par ailleurs, sur un principe d’autonomie individuelle propre au protestantisme et à l’humanisme. Donnons un exemple éloquent et synthétique de cette approche du Discours de la servitude volontaire :

    « Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? N’est-ce pas honteux, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais ramper, non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? »

    Ici, il est parlé du tyran qui peut enlever tout à tout moment ; toutefois, dans l’Église catholique romaine, le clergé n’a lui non plus ni biens, ni parents, ni enfants, ni vie…

    Cette manière d’interpréter le Discours est d’autant plus valable que le tyrans s’effondrent une fois qu’on ne les soutient plus :

    « si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point ; sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nuds et défaits : semblables à cet arbre qui ne recevant plus de suc et d’aliment à sa racine, n’est bientôt qu’une branche sèche et morte. »

    Dans cette perspective, il est tout à fait cohérent que l’auteur du Discours de la servitude volontaire aille dans le sens de dénoncer les superstitions, qui permettent aux tyrans de se justifier. Ici encore, en plein contexte d’affrontement entre catholicisme et protestantisme, le rapport du Discours au protestantisme est évident.

    Le protestantisme est une rationalisme, rejetant le culte des saints et l’ensemble des superstitions catholiques, ainsi que les interprétations mystiques diffusées par l’Église catholique romaine.

    « Sacrileges que les Heretiques ont commis contre les images des Saints
    dans l’Eglise Cathedrale d’Anvers le 21 Aoust 1566 »,
    Histoire de la guerre des Païs-Bas, du Révérend Père Famien Strada (1572-1649).

    Dans le Discours, on retrouve des exemples de manipulations par les tyrans qui pourraient tout à fait être mises en parallèle avec ce que fait l’Église catholique avec ses « miracles », ses processions, etc.

    Voici un exemple où l’auteur formule de manière très concrète sa théorie d’une « opinion publique » manipulable par la corruption morale :

    « Les tyrans faisaient ample largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce [une monnaie romaine] ; et alors c’était vraiment pitié d’entendre crier vive le roi !

    Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses [du blé, du vin, de l’argent], ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien ; et que cette portion même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner, si, auparavant, il ne l’eût enlevée à eux-mêmes.

    Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait, au festin public, en bénissant et Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, était contraint d’abandonner ses biens à l’avarice, ses enfants à la luxure, son rang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, pas plus qu’une pierre et ne se remuait pas plus qu’une souche.

    Le peuple ignorant et abruti a toujours été de même. Il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout dispos et dissolu ; au tort et à la douleur qu’il ne peut raisonnablement supporter, tout à fait insensible. »

    La critique ne doit pas surprendre : le protestantisme va avec l’émergence de la bourgeoisie. Or, la bourgeoisie sait précisément ce que représente le blé, le vin et l’argent, dans la mesure où pour elle ce sont des marchandises et un moyen d’échange.

    Le peuple ne connaît pas la valeur de cela, mais la bourgeoisie si : c’est pour cela qu’elle ne se laisse pas corrompre matériellement, connaissant la valeur des choses.

    On a ici clairement un révélateur de la position sociale de l’auteur : il se situe dans la perspective de la bourgeoisie.

    Mais ce n’est pas tout : le protestantisme est né avec le hussitisme en Bohème, appelant à la communion sous deux espèces, c’est-à-dire à la fois avec le pain et avec le vin, au lieu que le vin soit réservé au clergé.

    Le peuple entier pouvait ainsi communier avec le Christ, le clergé passant entièrement au second plan.

    On peut donc considérer que de parler du pain et du vin, mais aussi de l’argent puisqu’il y a à l’époque un impôt général en faveur de l’Église, qui par la suite prétend parfois faire œuvre de charité, ramène à l’arrière-plan général de l’affrontement entre catholicisme et protestantisme.

    Dénoncer les superstitions du tyran, c’est dénoncer les superstitions du catholicisme : c’est tout à fait flagrant dans le Discours de la servitude volontaire quand on a les clefs culturelles et idéologiques.

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  • De la servitude volontaire et l’esprit propre aux Politiques

    Comme on le sait, la monarchie française s’est fondée en lien étroit avec la religion. C’est un processus qui prolonge les périodes romane et gothique.

    Ainsi, la légende catholique veut que Clotilde la femme de Clovis, alla prier avec un ermite, dans la forêt de Cruye (désormais forêt de Marly), lorsqu’un ange apparut et lui demanda de remplacer les trois crapauds de l’écusson royal par trois fleurs de lys en or.

    On retrouve par la suite la fleur de Lys à l’époque de la dynaste carolingienne (à la suite de Charlemagne), avant d’être officialisé en tant que tel par Louis VII le Jeune au XIIe siècle. Il semble bien cependant que le nombre de trois fleurs de lys fut décidé par Charles V le Sage au XIVe siècle, en référence à la « Sainte Trinité ».

    Clovis recevant la fleur de lys.
    Bedford Book of Hours, entre 1410 et 1430.

    On attribue également à Clovis l’apparition de la « Sainte Ampoule », qui aurait été apportée par un ange sous la forme d’une colombe à Remi de Reims pour qu’il oint de son contenu le front de Clovis lors de son baptême.

    Si le baptême a lieu au Ve siècle, cette histoire n’apparaît qu’au IXe siècle, raconté par Hincmar de Reims, archevêque de Reims :

    « Le chrême [onguent pour le baptême] vint à manquer et, à cause de la foule du peuple, on ne pouvait aller en chercher. Alors, le saint prélat, levant les yeux et les mains au ciel, commença à prier en silence, et voici qu’une colombe, plus blanche que la neige, apporta dans son bec une petite ampoule pleine de saint chrême. Tous ceux qui étaient présents furent remplis de cette suavité inexprimable, le saint pontife prit la petite ampoule, la colombe disparut et Rémi répandit de ce chrême dans les fonts baptismaux…»

    A cela s’ajoute l’oriflamme, présenté dans la Chanson de Roland comme l’étendard de Charlemagne. Par la suite, il désigna un étendard cherché par Louis VI à l’abbaye de Saint-Denis, ce dernier étant le « protecteur » du royaume.

    Le Discours de la servitude volontaire aborde tous ces éléments, qui relèvent de la superstition la plus folle. Or, que dit l’auteur du Discours ?

    Qu’effectivement, il ne faut pas y rechercher de la vérité, mais que cependant, tout cela est bien utile et a une certaine vérité dans la mesure où les Rois se sont maintenus et ont triomphé. C’est donc une idéologie de source bancale, mais qui a sa dignité, sa valeur et qu’il s’agit de reconnaître.

    C’est une position résolument représentative du courant pragmatique de l’averroïsme politique, de la fraction des Politiques.

    Voici le passage à ce sujet :

    « Nos tyrans à nous, semèrent aussi en France je ne sais trop quoi : des crapauds, des fleurs de lys, l’ampoule, l’oriflamme.

    Toutes choses que, pour ma part, et comme qu’il en soit, je ne veux pas encore croire n’être que de véritables balivernes, puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n’avons eu aucune occasion de les soupçonner telles, ayant eu quelques rois, si bons en la paix, si vaillants en la guerre, que, bien qu’ils soient nés rois, il semble que la nature ne les aient pas faits comme les autres et que Dieu les ait choisis avant même leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume.

    Encore quand ces exceptions ne seraient pas, je ne voudrais pas entrer en discussion pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne point ravir ce beau thème, où pourront si bien s’escrimer ceux de nos auteurs qui s’occupent de notre poésie française, non seulement améliorée, mais, pour ainsi dire, refaite à neuf par nos poètes Ronsard, Baïf et du Bellay, qui en cela font tellement progresser notre langue que bientôt, j’ose espérer, nous n’aurons rien à envier aux Grecs et aux Latins, sinon le droit d’aînesse.

    Et certes, je ferais grand tort à notre rythme (j’use volontiers de ce mot qui me plaît) car bien que plusieurs l’aient rendu purement mécanique, je vois toutefois assez d’auteurs capables de l’anoblir et de lui rendre son premier lustre : je lui ferais, dis-je, grand tort, de lui ravir ces beaux contes du roi Clovis, dans lesquels avec tant de charmes et d’aisance s’exerce ce me semble, la verve de notre Ronsard en sa Franciade.

    Je pressens sa portée, je connais son esprit fin et la grâce de son style.

    Il fera son affaire de l’oriflamme, aussi bien que les Romains de leurs ancilles et des boucliers précités du ciel dont parle Virgile. Il tirera de notre ampoule un aussi bon parti que les Athéniens firent de leur corbeille d’Erisicthone.

    On parlera encore de nos armoiries dans la tour de Minerve. Et certes, je serais bien téméraire de démentir nos livres fabuleux et dessécher ainsi le terrain de nos poètes. »

    On notera qu’il est parlé de la Franciade. Il s’agit d’une œuvre de poésie, non terminée, écrite par Pierre de Ronsard ; ce dernier explique le royaume de France proviendrait de Francion, un prince de Troie rescapé…

    Il s’agit d’une version française de l’Enéide de Virgile (1er siècle avant notre ère), qui donne à Rome une origine troyenne mythique.

    Le problème est ici que Michel de Montaigne prétend qu’Etienne de La Boétie aurait écrit le Discours de la servitude volontaire dans la seconde partie des années 1540, alors que le début de la Franciade, œuvre non terminée, fut publiée en 1572…

    Il fut expliqué alors par les commentateurs bourgeois que le projet de Franciade datait de bien avant, avec un prologue lu devant Henri II, par exemple, en 1550 ou 1551. Le problème est ici que l’œuvre était effectivement connue, mais dans la mesure où elle était attendue.

    Le Discours va trop loin dans l’éloge politique d’une œuvre pro-monarchie, avec des termes forts comme charme, aisance, verve, etc. pour ne l’avoir connu hypothétiquement que comme projet.

    Il y a ici une contradiction formelle, qui montre que l’auteur du Discours de la servitude volontaire maîtrise parfaitement son sujet et reflète l’opinion des politiques, de la fraction pro-monarchie, qui est tout à fait ouvert à certaines thèses calvinistes, mais tente d’aller dans le sens d’un maintien général de l’équilibre politique afin de ne pas risquer l’effondrement général.

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  • De la servitude volontaire et l’averroïsme politique

    On se souvient que Michel de Montaigne avait prétendu dans les Essais que le Discours de la servitude volontaire était une sorte d’écrit de jeunesse d’Etienne de La Boétie, qui serait sans prétention, juste un exercice de style ayant comme but de témoigner de la connaissance de l’histoire de la Grèce et de la Rome antiques.

    C’est clairement un masque pour une tentative d’analyse du principe d’opinion publique. L’auteur du Discours fait exactement comme l’auteur des Essais : il propose, soupèse, fait des digressions… Il n’y aucune rupture entre le Discours et les Essais à ce niveau.

    On se souvient également que, dans les Essais, Montaigne fait l’éloge du droit naturel, avec le fameux passage sur les « cannibales ». Dénoncer les sauvages au nom de la civilisation serait, selon lui, prétentieux et vain, car la civilisation a apporté l’artificiel.

    Or, telle est précisément l’approche du Discours. On y lit, de fait :

    « Cherchons cependant à découvrir, s’il est possible, comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir qui ferait croire qu’en effet l’amour même de la liberté n’est pas si naturel. »

    La liberté comme relevant de la nature est un concept clef de l’œuvre. Il n’y a pas de contradiction entre la Nature et la raison refusant l’esclavage.

    L’auteur du Discours dit ainsi :

    « Premièrement, il est, je crois, hors de doute que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et d’après les préceptes qu’elle enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la raison, mais non esclaves de personne. »

    Voici également un long passage du Discours où cette thèse est longuement expliquée :

    « Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous créés de même et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères.

    [Cette explication d’un « premier agent » ayant formé les êtres humains selon une « forme » unique est un résumé de la philosophie d’Aristote à ce sujet.]

    Et si, dans le partage qu’elle nous a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d’esprit, aux uns plus qu’aux autres, toutefois elle n’a jamais pu vouloir nous mettre en ce monde comme en un champ clos, et n’a pas envoyé ici bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y traquer les plus faibles.

    Il faut croire plutôt, que faisant ainsi les parts, aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer ;

    [Cette explication est un approfondissement de la thèse aristotélicienne de l’être humain comme « animal politique ».]

    les uns ayant puissance de porter des secours et les autres besoin d’en recevoir : ainsi donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, nous a tous logés sous le même grand toit, et nous a tous pétris de même pâte, afin que, comme en un miroir, chacun put se reconnaître dans son voisin ;

    si elle nous a fait, à tous, ce beau présent de la voix et de la parole pour nous aborder et fraterniser ensemble, et par la communication et l’échange de nos pensées nous ramener à la communauté d’idées et de volontés ;

    [Ce passage ramenant la multiplicité humaine à une communauté unique d’idées et de volonté est une sorte de paraphrase de la thèse d’Aristote comme quoi la pensée n’est qu’une réception d’un intellect unique, à laquelle chaque esprit prend part.]

    si elle a cherché, par toutes sortes de moyens à former et resserrer le nœud de notre alliance, les liens de notre société ;

    si enfin, elle a montré en toutes choses le désir que nous fussions, non seulement unis, mais qu’ensemble nous ne fissions, pour ainsi dire, qu’un seul être, dès lors, peut-on mettre un seul instant en doute que nous avons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux, et peut-il entrer dans l’esprit de personne que nous ayant mis tous en même compagnie, elle ait voulu que quelques-uns y fussent en esclavage. »

    Cette affirmation raisonnée de l’égalité complète entre les êtres humains relève ici non pas tant du calvinisme que de l’averroïsme politique, c’est-à-dire de la philosophie issue d’Aristote, portée par Avicenne et Averroès, prolongée par l’averroïsme latin.

    L’averroïsme politique combat les religions comme étant des superstitions ; devant la faiblesse de la situation des intellectuels, ceux-ci se tournent vers le pouvoir royal qui a besoin de modernisation et est entré en conflit avec la religion.

    >Sommaire du dossier

  • De la servitude volontaire : contre le tyran, mais aussi contre le pape

    Dans le Discours de la servitude volontaire, on trouve cet appel pathétique :

    « Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner) ! c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel.

    Telle est pourtant la faiblesse des hommes ! Contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, divisés entre eux, ils ne peuvent pas toujours être les plus forts. »

    On a ici une expression réellement démocratique, dont la base ne peut pas être autre que protestante.

    En effet, seul le protestantisme propose une idéologie contenant à l’époque une charge démocratique, de par son opposition au clergé et à l’Église centralisée suivant le modèle papal.

    La Michelade : le jour de la Saint-Michel, le 29 septembre 1567, des calvinistes en révolte exécutent environ 80 membres du clergé catholique à Nîmes.

    La bourgeoisie est encore embryonnaire et n’envisage pas la démocratie ; même un auteur progressiste, comme Molière un siècle plus tard, ne sera pas en mesure de proposer une telle alternative. Il faudra attendre les Lumières pour cela.

    Aussi, ce passage du début du Discours de la servitude volontaire a posé problème historiquement aux commentateurs bourgeois, de par l’ampleur de sa dénonciation de la monarchie :

    « En conscience n’est-ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à un maître de la bonté duquel on ne peut jamais être assuré et qui a toujours le pou-voir d’être méchant quand il le voudra ?

    Et obéir à plusieurs maîtres, n’est-ce pas être autant de fois extrêmement malheureux ?

    Je n’aborderai pas ici cette question tant de fois agitée ! « si la république est ou non préférable à la monarchie ».

    Si j’avais à la débattre, avant même de rechercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, je voudrais savoir si l’on doit même lui en accorder un, attendu qu’il est bien difficile de croire qu’il y ait vraiment rien de public dans cette espèce de gouvernement où tout est à un seul.

    Mais réservons pour un autre temps cette question, qui mériterait bien son traité à part et amènerait d’elle-même toutes les disputes politiques. »

    L’auteur du Discours de la servitude volontaire – Etienne de La Boétie ou Michel de Montaigne, donc – prétend à la fois ne pas parler de la monarchie, pour la rejeter dans le même passage, tout en disant qu’il faudrait un traité à part !

    Cela signifie deux choses. Tout d’abord, que l’auteur traite de la tyrannie et non pas de la monarchie. Les commentateurs sérieux l’ont tout à fait noté et les interprétations de type anarchisantes ont tout faux.

    Le Discours de la servitude volontaire n’est absolument pas un manifeste de négation du pouvoir en général.

    Ensuite, si l’auteur du Discours attaque la tyrannie, alors il est résolument nécessaire de comprendre qu’il vise aussi le Pape. Car, aux yeux des huguenots, le Pape est un tyran.

    Il ne s’agit pas ici de l’infaillibilité papale, concept de la fin du XIXe siècle, mais de la primauté pontificale, où le pape est considéré comme le successeur de Saint-Pierre.

    Rappelons ici que l’objectif des huguenots est de faire décrocher du pape les croyants de France. C’est un processus de rupture qui est proposé et qui exige du courage, mais un courage qui n’est pas militaire, qui repose seulement sur la volonté.

    Se soumettre au tyran est mal, mais se soumettre à un tyran spirituel est tout aussi mal. Si l’on regarde par exemple ce passage du Discours, on voit très bien qu’il peut très bien, en plus de dénoncer le tyran, dénoncer le Pape :

    « Deux hommes et même dix peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme !

    Oh ! Ce n’est pas seulement couardise, elle ne va pas jusque-là ; de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume !

    Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ?… »

    C’est la raison pour laquelle l’auteur du Discours peut dire qu’il suffit de ne pas croire pour que le tyran tombe. La thèse est totalement vraie pour le Pape : si on cesse de croire en lui, son Église s’effondre.

    On lit ainsi dans le Discours :

    « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres.

    Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se brise. »

    C’est là tout à fait la position du calvinisme, qui ne veut pas tant détruire l’Église que la ruiner en faisant en sorte que sa base s’évapore.

    Cependant, il n’y a pas que le calvinisme qui peut accepter cela : la faction monarchiste a tout intérêt également à ce que l’Église décroche de Rome, pour rentrer dans l’orbite nationale seulement.

    Il y a là une convergence, un esprit général d’union entre les calvinistes et la faction des politiques, dont Michel de Montaigne est sans doute le plus éminent représentant.

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne, La Boétie : au croisement des factions catholique, protestante, royaliste

    Lorsque dans les Essais, Michel de Montaigne annonce que c’est Etienne de La Boétie qui a écrit le Discours de la servitude volontaire, il fait une révélation à laquelle personne ne s’attendait. En feignant d’avoir voulu le publier, mais de ne plus le pouvoir, il attire l’attention de manière précise dessus.

    En plaçant 29 poèmes à la place du Discours, il souligne bien l’importance de ce dernier, par son absence dont il est pourtant parlé, et qu’il faut même combler. En en parlant au sein d’un vaste discours philosophique sur l’amitié, il se couvre : s’il parle du Discours de la servitude volontaire, ce n’est qu’en référence à son ami… qui fut comme une partie de lui-même… Michel de Montaigne a de plus bien souligné par ailleurs qu’il a connu Etienne de La Boétie parce qu’il avait connu son Discours

    On a là une savante construction, qui est résolument politique, savamment calculée. L’arrière-plan le montre aisément.

    Rappelons ici, en effet, que Michel de Montaigne était l’une des figures les plus proches, les plus intimes de Henri de Navarre, le futur Henri IV. Dans les Essais, il revendique un important rôle de négociateur entre factions des guerres de religion, qu’il ne raconte pas pour des raisons impérieuses de secret.

    Un proche de Montaigne fut d’ailleurs Henri de Mesmes (1532-1596), seigneur de Roissy et provenant d’une grande famille aristocratique du Béarn. En août 1570, Henri de Mesmes fut responsable des négociations avec les chefs huguenots, dirigés par le maréchal de Biron ; il signa alors au nom du Roi la troisième paix de religion, appelé paix de Saint-Germain.

    Or, ce qu’il y a d’intéressant ici, c’est qu’aucun manuscrit original du Discours de la servitude volontaire ne nous est parvenu… Il reste par contre trois copies, possédées par la Bibliothèque Nationale, dont l’une appartenait justement à Henri de Mesmes. Ce qu’on voit alors, c’est que ce dernier a, justement, écrit une réfutation du Discours. 

    On y trouve un résumé des positions de son auteur :

    « Il déteste la Tyrannie et blâme notre servage. Ne sait quel nom lui donner. Il ne la met pas entre les états publics.

    Montre la facilité de le défaire. Publie les victoires que la liberté a eues contre les Tyrans.

    Puis il se repent de penser [à] un malade qui ne veut pas guérir et cherche la cause qui rend la tyrannie tolérable aux hommes.

    La liberté est le droit de nature. Les bêtes le montrent.

    Il y a trois sortes de tyrans. Tous ne valent rien.

    On s’y assujettit par force ou par tromperie. Après la force, l’accoutumance nous y retient. C’est son propre fondement. »

    La chose est entendue : Henri de Mesmes a considéré l’œuvre comme relevant de la littérature protestante dite monarchomaque. C’est bien la monarchie qui est visée. Cela rentre en contradiction absolue avec ce que prétend Montaigne – ou feint de prétendre – dans les Essais, arguant qu’il s’agirait d’une œuvre d’un adolescent l’ayant écrit simplement pour s’amuser.

    Sachant que Henri de Mesmes était proche de Montaigne, que tous deux sont des diplomates de factions lors d’une guerre civile, qu’ils se connaissaient, on voit mal comment l’un peut prétendre que le texte est un jeu intellectuel, l’autre que c’est un texte relevant de la contestation monarchomaque !

    Portrait présumé de Michel de Montaigne.

    Portons d’ailleurs un regard sur Etienne de La Boétie lui-même. Né à Sarlat, il est orphelin très tôt ; son père était un officier royal du Périgord, sa mère était la sœur du président du Parlement de Bordeaux.

    Étienne de La Boétie fit ses études à l’Université d’Orléans et se situe dans la perspective française mêlant humanisme et Renaissance ; lui-même a traduit Plutarque et Xénophon. Ecrivant des poèmes, il fut également proche des poètes de la Pléiade, notamment Pierre de Ronsard, Jean Dorat, Jean-Antoine de Baif.

    Lors de ses études, l’un de ses principaux professeurs fut pas moins qu’Anne du Bourg, magistrat calviniste dénonçant l’offensive royale anti-protestante et condamné à ce titre, étant pendu, puis brûlé en 1559. Anne du Bourg devint alors un martyr, la principale figure de résistance à la répression royale anti-protestante.

    Le meilleur ami d’Étienne de La Boétie à l’université était également Lambert Daneau, l’élève préféré d’Anne du Bourg, qui devint une grande figure de la théologie calviniste. 

    Lambert Daneau,
    une figure de la théologie calviniste.

    Cet environnement ne doit laisser aucun doute au fait que le Discours de la servitude volontaire correspond bien à la dynamique monarchomaque.

    Etienne de La Boétie l’a-t-il cependant vraiment écrit ? Doit-on se fier à Michel de Montaigne ? L’œuvre n’est-elle pourtant pas apparue après tout qu’après la Saint-Barthélémy, alors qu’Etienne de La Boétie était déjà décédé ?

    Michel Montaigne n’a-t-il pas écrit qu’Etienne de La Boétie l’aurait écrit à 18 ans, puis à 16 ans, ce qui met sa réalisation en 1548 ou en 1546, bien loin des affrontements du moments, les massacres de la Saint-Barthélémy ayant eu lieu en 1572 ?

    Cela ne change pas fondamentalement la question de l’œuvre et l’une des interrogations reste tout de même de savoir pourquoi Montaigne a mis en valeur l’œuvre au sein des Essais, la confiant ainsi à l’attention de la postérité.

    Ce qu’on va voir, c’est que le Discours de la servitude volontaire correspond à une tentative de théorie politique générale, dans l’esprit d’un compromis pro-monarchie des ailes modérées des factions catholique et protestante, sous l’égide des politiques, partisans d’une monarchie stable coûte que coûte, dont Montaigne est la grande figure intellectuelle avec ses Essais.

    Le rapport direct entre Etienne de La Boétie, Michel de Montaigne et le Discours reste, par manque de documents, problématique; néanmoins, cela a son importance, même secondaire, et il est intéressant de connaître la thèse d’Arthur Armaingaud, publié dans un article intitulé Montaigne et La Boétie, paru en mars et en mai 1906 dans la Revue politique et parlementaire.

    Celle-ci consiste en deux aspects : tout d’abord, que l’œuvre fait des allusions politiques à des faits datant d’après la mort d’Étienne de La Boétie, ensuite, que Montaigne serait le co-auteur de l’œuvre.

    Il est indéniable que, quand on lit le Discours, on est amené à établir un rapprochement avec le style de Montaigne. On pourrait l’insérer dans les Essais sans réellement remarquer de différence. On a le même principe de références antiques à foison, avec une réflexion utilisant des digressions.

    De plus, les critiques ont été obligés de reconnaître que, de par les allusions aux poésies de Pierre Ronsard, Joachim du Bellay et Jean-Antoine de Baïf, l’œuvre n’avait pas pu être écrite avant 1551. Cela remet en cause la datation donnée par Montaigne.

    Arthur Armaingaud souligne de plus un passage qui, à ses yeux, ne pouvait viser que le roi Henri III et ses mignons, dans la tradition de la dénonciation protestation des mœurs décadentes de la cour, et spécifiquement de Henri III :

    « Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment dirons-nous que cela s’appelle ? Quel malheur est celui la ?

    Quel vice ou plutôt quel malheureux vice voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni bien, ni parents, femmes ni enfants ni leur vie même qui soit a eux, souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait dépendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore a grand peine au sable des tournois, non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette ; appellerons nous cela lâcheté ? »

    Est explicitement visé ici un tyran aux mœurs homosexuelles de type efféminé, n’ayant aucune connaissance des valeurs chevaleresques propres à l’aristocratie. On a ici d’une certaine manière une référence à l’Antiquité, où la décadence était propre à la caste dominante, par exemple avec César, que Suétone décrit comme « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris ».

    Toutefois, la question des combats, des tournois, fait de ce passage indubitablement une allusion possible, voire franchement probable, à Henri III et ses mignons.

    On notera que le passage « tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette » signifie vraisemblablement « tout occupé à servir vilement à la moindre femmelette » ; c’est un argument contre Arthur Armaingaud utilisé dans la Revue d’histoire littéraire de la France, mais par femmelette on peut très bien considérer qu’il est parlé des mignons.

    Quant au fait que Montaigne cite les vers et les auteurs en latin et que le Discours de la servitude volontaire les traduise, cela ne veut rien dire non plus : cela peut être pour donner le change. Tout cela est cependant bien secondaire et d’ailleurs fort discutable, alors que le contenu de l’œuvre en elle-même est porteur d’un message limpide, conforme à la revendication anti-tyrannique des protestants, au souci de stabilité des politiques, à l’inquiétude légitimiste catholique.

    >Sommaire du dossier

  • De la servitude volontaire : ce que prétend Montaigne

    Toute l’interprétation bourgeoise du Discours de la servitude volontaire s’appuie sur ce que prétend Michel de Montaigne dans ses Essais. Or, on va vite comprendre qu’il serait très naïf de le faire.

    Il dit au chapitre 25, au détour d’un passage n’ayant rien à voir :

    « Ainsi ce mot de lui [c’est-à-dire Plutarque], selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer était « non », et qui a peut-être donné la matière et l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude volontaire ». »

    Et, surtout, il dit au chapitre 28, quelque chose qu’on n’est absolument pas obligé de croire :

    « Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail.

    C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans.

    Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible.

    Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable.

    Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place.

    C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà.

    Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains.

    Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles (…).

    Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans [initialement il était inscrit dix-huit ans, avant que Montaigne ne corrige].

    Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici.

    Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres.

    Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci.

    En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué. [Suivent Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie]. »

    Montaigne prétend ainsi que l’ouvrage diffusé de manière anonyme par les protestants français aurait été écrit par Étienne de La Boétie. Ce dernier est mort il y a bien longtemps, mais il faudrait faire confiance à Montaigne.

    D’ailleurs, celui-ci aurait été son meilleur ami, ils auraient été comme deux frères : ce serait là bien la preuve qu’il ne ment pas…

    Montaigne aurait même connu une version manuscrite du Discours de la servitude volontaire avant de connaître Étienne de La Boétie : ce serait une autre preuve.

    Enfin, Montaigne aurait voulu publier le Discours de la servitude volontaire dans ses Essais, mais il ne le pourrait pas en raison d’une « récupération » scandaleuse par les protestants.

    Quant à l’œuvre elle-même, elle ne serait qu’un exercice de références gréco-romaines par un jeune adolescent.

    Que tous les commentateurs bourgeois aient pu croire une fable pareille laisse sans voix !

    >Sommaire du dossier

  • De la servitude volontaire : la nature de l’oeuvre

    Le thème du Discours de la servitude volontaire est simple : le peuple accepte un régime en lequel il ne croit pas ou ne devrait plus croire, par la force de l’habitude.

    Nicolas Machiavel en Italie à la même époque avait raisonné au sujet de cette question de l’opinion publique, tout comme Kautilya en Inde au IVe siècle avant Jésus-Christ. Cependant, Machiavel et Kautilya s’adressaient au Roi, tout au moins le prétendaient-il.

    Or, le Discours de la servitude volontaire parle du peuple, en espérant faire réagir les couches intellectualisées non liées au « tyran ». C’est précisément la position de Jean Calvin, qui ne dit pas autre chose que le Discours de la servitude volontaire dans ce prêche de novembre 1599 :

    « Il n’y a roi au monde qui ne soit sujet à tous ceux qui discernent entre le bien et le mal, pour être condamné de ses vices.

    Si un roi est dissolu et efféminé, on dira qu’il n’est pas digne d’un tel lieu.

    S’il est un ivrogne ou un gourmand, il sera condamné aussi bien.

    S’il est cruel et qu’il tourmente son pauvre peuple par tributs, par tailles, on l’accusera de tyrannie.

    Mais cependant le jugement des hommes s’évanouit tantôt, en sorte que cette majesté éblouit les yeux, et c’est comme si on donnait un coup de marteau sur la tête de chacun, qu’on n’ose pas juger ceux qui sont élevés si haut. »

    Ces dernières lignes expriment parfaitement les concepts de « servitude volontaire » (c’est-à-dire d’opinion publique) et de « tyran » , qui répond aux besoins protestants de dénoncer le Roi, sans être capable d’en appeler au peuple, de proposer une révolution.

    Pour cette raison, la littérature « monarchomaque » tourne précisément autour de ces concepts. On trouve ainsi une telle démarche dans les œuvres principales que sont la Francogallia (1573) de François Hotman, de Du droit des magistrats sur leurs sujets (1574) de Théodore de Bèze, de Vindiciae contra Tyrannos (1579) écrit sans doute par Philippe Duplessis-Mornay, de Résolution claire et facile d’Odet de La Noue, du Réveille-Matin des François et de leurs voisins ainsi que d’une multitude de pamphlets.

    François Hotman

    Parmi ceux-ci, on a justement le Discours de la servitude volontaire est un document historique d’une très grande valeur ; on y trouve une dénonciation de la passivité de la population devant une tyrannie. Sans cette servitude intégrée psychologiquement, le régime tyrannique ne pourrait se maintenir, la force militaire ne suffisant pas face à des millions de personnes.

    On fait alors face à un problème de taille : le genre monarchomaque fut développé à partir de 1572, à la suite de la Saint-Barthélémy, le fameux massacre anti-protestants. Or, le Discours de la servitude volontaire date d’avant 1572, tout au moins en théorie. Car en réalité, on n’en sait strictement rien et même le nom de son auteur doit être mis en doute.

    La raison de cela est que les seules informations au sujet de la Discours de la servitude volontaire nous sont fournies, formulées de manière très étrange, par Michel de Montaigne dans ses fameux Essais.

    Portrait présumé de Montaigne
    par François Quesnel, vers 1588.

    Comprenons ici ce qui s’est déroulé historiquement. Au départ, on a un large extrait du Discours de la servitude volontaire qui fut publié en latin, en 1574 (donc après1572), dans des Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopoliti, puis dans la foulée dans une version française intitulée Le Réveille-matin des Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe, cosmopolite, en forme de Dialogues.

    Cette décision de publier le Discours vient de la plus haute direction politique protestante et relève donc résolument de l’idéologie monarchomaque.

    Puis, on retrouve le Discours de la servitude volontairedans un ouvrage compilant plusieurs documents et intitulé Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, contenant les choses plus notables, faites et publiées tant par les catholiques que par ceux de la religion depuis le troisième édit de pacification fait au mois d’août 1570 jusqu’au règne de Henri troisiesme(dans le tome 3).

    La date est on ne peut plus clair : l’ouvrage fut publié en 1576, en 1577 et une nouvelle fois en 1578 ; c’est cette dernière édition, rassemblant des écrits allant dans le sens de la révolte protestante, qui a été brûlé en place publique à Bordeaux, sur ordre du Parlement, en mai 1579.

    Une version intégrale, la même que dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, mais donc cette fois de manière autonome, fut ensuite publiée en 1577, avec comme auteur Odet de La Noue, sous le titre de Vive description de la Tyranie et des Tyrans, avec les moyens de se garantire de leur joug.

    Jusque-là, aucun doute ne peut subsister sur le caractère du Discours de la servitude volontaire, qui est un pamphlet particulièrement réussi, présentant certaines caractéristiques particulières par rapport à la littérature monarchomaque, notamment le fait de puiser non pas tant dans l’histoire du droit français que dans l’antiquité gréco-romaine.

    Puis, lorsque Michel de Montaigne publie ses Essais, il place en 1580 un long chapitre intitulé De l’amitié. Il y parle d’une amitié extrêmement profonde avec Etienne de la Boétie, né le 1er novembre 1530 et est décédé jeune, le 18 août 1563.

    Il y fait l’éloge de celui qu’il présente comme son ami, parti trop tôt ; de manière lyrique, il écrit notamment ces lignes très connues :

    « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent.

    En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.

    Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

    Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms.

    Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection.

    Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.

    Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. 

    Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »

    Ce n’est pas tout, Michel de Montaigne ajoute des précisions de grande importance, révélant alors que c’est Étienne de la Boétie qui aurait, selon lui, écrit Le Discours de la servitude volontaire.

    >Sommaire du dossier

  • La notion de tyran au XVIe siècle

    Nous sommes au XVIe siècle et en août 1572, le massacre de la Saint-Barthélemy propage une violente onde de choc anti-protestante. La terreur catholique s’instaure, sanglante.

    Le Massacre de la Saint-Barthélemy,
    par François Dubois (1529-1584).

    Voici comment l’un des plus grands juristes de l’époque,François Hotman, témoigne de son émotion dans une lettre du 30 octobre 1572, alors qu’il se réfugie à Genève :

    « Hier soir, je suis arrivé ici, sauvé par la Providence, la clémence et la miséricorde de Dieu, échappé au massacre, œuvre de Pharaon…

    Je ne puis dans ma tristesse écrire davantage. Tout ce que je puis dire c’est que 50,000 personnes viennent d’être égorgées en France, dans l’espace de huit ou dix jours.

    Ce qui reste de chrétiens erre la nuit dans les bois : les bêtes sauvages seront plus clémentes pour eux, je l’espère, que le monstre à forme humaine… Les larmes m’empêchent d’écrire davantage. »

    Dans une autre lettre, datée du 10 janvier 1573, François Hotman écrit aussi :

    « Le tyran devient de jour en jour plus furieux depuis qu’il a goûté le sang chrétien, il est devenu plus cruel qu’auparavant.

    Il faut renier Dieu ou mourir… Tels sont les édits de ce Phalaris ! [Phalaris fut un tyran sicilien du 6e siècle avant notre ère, connu pour avoir mis en place un taureau de bronze à l’intérieur duquel cuisait ses victimes, les cris sortant du nez du taureau]

    Comme s’il pouvait y avoir une majesté dans un pareil monstre… »

    Le tyran, ennemi du peuple : voici le grand thème de la littérature protestante à la suite de la Saint-Barthélemy. Le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie en est une composante importante, une tentative de donner corps à ce qui sera appelé le courant « monarchomaque ».

    Le terme vient du grec, monarchos le monarque et makhomai combattre, et a été forgé en Angleterre par les partisans du Roi pour dénoncer les opposants.

    Cependant, et c’est l’erreur à ne surtout pas commettre en interprétant de manière erronée le Discours de la servitude volontaire, les monarchomaques ne sont pas du tout anti-royalistes : ils s’opposent uniquement à la tyrannie.

    Il s’agit ici de ne pas interpréter le XVIe siècle avec le regard du XXIe siècle, ni même celui du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, on n’envisage pas la possibilité de former un nouveau régime politique, le concept de révolution n’existe pas.

    Pareillement, la notion d’individu égal à un autre n’existe pas en tant que tel : le protestantisme assume cette idée, mais encore faut-il pour la réaliser, le développement réel du capitalisme, avec ses bourgeois et ses prolétaires, c’est-à-dire ses travailleurs libres.

    Les grandes masses sont paysannes, ce sont à l’époque des serfs. Même libérées du servage, ces masses sont incapables de réelle organisation – les révoltes hussites témoignent d’une tendance contraire –, mais le principe semble absurde aux dirigeants protestants issus de la noblesse et de la bourgeoisie.

    C’est également exactement ce que dit le Discours de la servitude volontaire.

    C’est également exactement ce que dit Jean Calvin, qui veut faire triompher le protestantisme, mais ne sait pas comment. Il était de ce fait sceptique devant la conjuration d’Amboise de 1560, visant à enlever François II à son entourage catholique.

    Jean Calvin à l’âge de 53 ans
    dans une gravure de René Boyvin (1525-1598?)

    De fait, à l’époque, personne n’a de théorie de l’État. Nicolas Machiavel, avec Le Prince publié en 1532, marque le simple début des sciences politiques. Toutefois, une juste compréhension de l’État n’apparaît pas et même la bourgeoisie ne sait pas ce qu’est un État, elle ne l’a jamais su : seul le prolétariat aura une vision complète, et encore uniquement avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise.

    La bourgeoisie, faut-il le rappeler, n’a pas détruit l’État en Angleterre, partageant le pouvoir avec l’aristocratie ; la révolution française est le fruit d’une situation historique particulière, alors que les auteurs des Lumières qui ont pavé sa voie visaient principalement une monarchie parlementaire sur le modèle anglais.

    On comprend la difficulté pour les protestants, au XVIesiècle, de savoir quoi faire. Il y a alors toute une réflexion à ce sujet et ce qui fait la force du Discours de la servitude volontaire, c’est qu’il s’agit précisément d’une tentative d’aller dans le sens d’une compréhension de ce qu’est l’État, son rapport au peuple, ainsi que, comme chez Nicolas Machiavel, la notion d’opinion publique.

    Jean Calvin ne déroge donc pas à la règle et il n’envisage pas l’État autrement que de la manière qu’il existe. Il reconnaît qu’il peut y avoir une monarchie, une oligarchie, une république des grandes familles, mais il ne pense pas qu’on puisse choisir : ce sont les faits qui décident, ou plus exactement Dieu.

    La Providence décide et de fait, historiquement, la royauté est considérée en France comme relevant de Dieu. Cela ne signifie nullement, comme on peut le penser, que la monarchie de droit divin fait du roi un représentant de Dieu sur Terre : au contraire, cela encadre de manière complète ce que le roi peut ou ne peut pas faire.

    Voici comment le poète Pierre de Ronsard, partisan résolu du Roi et du catholicisme, dénonce lui-même la tyrannie, avertissant du danger le futur Roi dans son Institution pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom.

    Des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.

    « SIRE, ce n’est pas tout que d’être Roi de France,
    Il faut que la vertu honore votre enfance :

    Un Roi sans la vertu porte le sceptre en vain,
    Qui ne lui est sinon un fardeau dans la main (…).

    Si un Pilote faute tant soit peu sur la mer
    Il fera dessous l’eau le navire abîmer.

    Si un Monarque faute tant soit peu, la province
    Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.

    Aussi pour être Roi vous ne devez penser
    Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.

    De même notre corps votre corps est de boue.
    Des petits et des grands la Fortune se joue :

    Tous les règnes mondains se font et se défont,
    Et au gré de Fortune ils viennent et s’en vont,

    Et ne durent non-plus qu’une flamme allumée,
    Qui soudain est éprise [enflammée], et soudain consumée.

    Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné
    Le sceptre, et vous a fait un grand Roi couronné,

    Faites miséricorde à celui qui supplie,
    Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie »

    Les règnes ne durent pas, seul Dieu est éternel et donc le roi n’est que transitoire dans une forme monarchique qui, elle, doit se prolonger. Hors de question de menacer l’édifice en devenant un tyran : il faut respecter les coutumes, les traditions, les rapports de force avec l’aristocratie, etc.

    Jean Calvin est tout à fait d’accord avec cela ; il ne conçoit pas de « révolution », car il ne le peut pas pour des raisons historiques.

    Il est toujours nécessaire de s’assujettir à ceux qui sont supérieurs, car c’est la Providence qui l’a voulu ainsi. C’est une thèse stoïcienne classique, qui forme le coeur même du noyau idéologique royal au XVIe siècle.

    Toutefois, Jean Calvin veut faire triompher le protestantisme et il doit bien trouver une voie. Aussi explique-t-il que, comme justement la monarchie est de droit divin, le monarque doit se comporter de manière adéquate au sujet de la religion.

    S’il ne le fait pas, alors la justification de la monarchie tombe. Jean Calvin dit ainsi que :

    « Vrai est qu’il nous faut avoir ici une distinction, c’est que si nous sommes molestés en nos corps, que nous devons porter patiemment cela.

    Mais ce n’est pas à dire qu’il nous faille cependant déroger au souverain empire de Dieu pour complaire à ceux qui ont prééminence dessus nous.

    Comme si les rois veulent contraindre leurs sujets à suivre leurs superstitions et idolâtries : O là ils ne sont plus rois, car Dieu n’a pas résigné ni quitté son droit, quand il a établi les principautés et seigneuries en ce monde.

    Et quand il a fait cet honneur à des créatures mortelles qu’ils soient pères, qu’ils aient le droit de paternité sur leurs enfants, ce n’est pas qu’il ne demeure toujours père unique en son entier et des corps et des âmes.

    Mais encore quand il adviendra que les rois voudront pervertir la vraie religion, que les pères aussi voudront traîner leurs enfants ça et là, et les ôter de la subjection de Dieu, que les enfants distinguent ici ; pareillement les serviteurs et chambrières, et puis tous les sujets des princes et magistrats, en général que tous s’humilient en telle sorte qu’ils portent patiemment toutes injures qu’on leur fera.

    Mais ce pendant qu’ils avisent qu’il leur vaudrait mieux mourir cent fois que de décliner du vrai service de Dieu.

    Qu’ils rendent donc à Dieu ce qui lui appartient, et qu’ils méprisent tous les édits et toutes les menaces, et tous les commandements et toutes les traditions, qu’ils tiennent cela comme fiente et ordure, quand des vers de terre se viendront ainsi adresser à l’encontre de celui auquel seul appartient obéissance. »

    Le Roi devient un tyran lorsqu’il abandonne Dieu et comme le protestantisme est la vraie adoration de Dieu, dans le cas où le Roi interdit le protestantisme par la violence, il devient un tyran.

    C’est ce tyran là que dénonce le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie.

    >Sommaire du dossier

  • Les monarchomaques contre la France-Turquie

    Influencé par le Discours merveilleux, La France-Turquie, c’est à dire, conseils et moyens tenus par les ennemis de la Couronne de France, pour réduire le Royaume en tel état que la tyrannie turquesque fut publié en 1575, en trois parties distinctes tout d’abord.

    La première, Conseil du Chevalier Poncet, donné en presence de la Royne mere & du Conte de Retz, pour reduire la France en mesme estat que la Turque, consiste en la présentation des conseils donnés par un chevalier Poncet à Catherine de Médicis après avoir visité l’empire ottoman.

    Il s’agit sans doute d’une allusion à Maurice Poncet, auteur en 1572 d’un ouvrage appelant à la soumission de l’aristocratie : Remontrance à la noblesse de France de l’utilité et repos que le Roy apporte à son peuple: et de l’instruction qu’il doit avoir pour le bien gouverner.

    Le chevalier Poncet donne comme conseil de supprimer physiquement les aristocrates pour les remplacer par des gens qui seront redevables de tout, de supprimer la propriété afin que tout soit centralisé sur une seule personne devenant incontournable.

    La seconde partie consiste en la mauvaise défense de ce prétendu chevalier, niant dans L’Antipharmaque du chevalier Poncet avoir jamais donné de tels conseils.

    Enfin, la troisième partie explique en conclusion l’arrière-plan général de la Saint-Barthélémy, sous le titre de Lunettes de Cristal de Roche, par lesquelles on voit clairement le chemin tenu pour subjuguer la France, à même obéissance que la Turquie: adressées à tous Princes, Seigneurs, Gentils-hommes, et autres d’une et d’autre Religion bons et légitimes Français. Pour servir de contre-poison à l’Antipharmaque, du Chevalier Poncet.

    Voici un extrait de cette partie, qui là encore cible la tyrannie :

    « Je parle seulement contre ceux qui nous ôtent par force, par subtilités indues, et par exactions, comme font journellement lesdits Italiens au vue, su, appui, et commandement de ladite Royne mere, du Maréchal de Rets, de Monsieur de Nevers, du Chancelier et autres de leur conseil & adherans, ainsi qu’à mon grand regret je le vois tous les jours et à toute heure, par faute que personne ne se présente pour si opposer de si bonne forte, que nous ne soyons plus sujets à leurs tyrannies sous l’autorité de notre Roy, lequel ne voit rien de ces affaires sinon ce qu’il leur plaît et par tel miroir qu’ils veulent (…).

    Et nous permettons et souffrons que les étrangers non seulement mangent nos morceaux, nous sucent jusques aux os, tiennent les principaux estats et les meilleurs plus belles et fructueuses charges, mais encore qu’ils nous commandent à baguette, et nous empoisonnent quant il leur plaît outre les poisons dont ils ont contaminé notre nation et font perdre les âmes par tout genre de vice, comme d’usure, de tromperie, de trahison et dissimulation de sodomie et toute espèce de paillardise (…).

    Voulons nous attendre qu’ils nous coupent la gorge, ou sinon qu’ils nous matent et mettent si bas par leurs subsides et inventions exactives, et par leur force (qui s’agrandit et augmente tous les jours) que nous ne puissions jamais relever, et qu’ils nous réduisent sous la diabolique servitude dont leurs desseins détestables, et l’étroite observation des préceptes et documents de Poncet […], qui est si clair et suffisant pour montrer véritablement qu’ils nous mènent au grand chemin de la tyrannie Turquesque qu’il n’en faut nullement douter ? »

    Le roi Charles IX y est présenté comme ayant été empoisonné par sa mère, car désireux de condamner la Saint-Barthélemy. C’est là qu’on reconnaît le caractère idéaliste de l’entreprise monarchomaque.

    L’aristocratie catholique sut profiter de cette faille, avec les malcontents, éléments catholiques particulièrement insatisfaits du chaos dans lequel se trouvait le pays et ne comptant nullement accepter que des courtisans italiens remplacent l’aristocratie française.

    Ces malcontents étaient proches de trois dirigeants : tout d’abord, on retrouve Henri Ier de Bourbon-Condé, figure de proue de l’aristocratie protestante et de ce fait, peu en mesure d’unir réellement les aristocrates catholiques malcontents autour de lui.

    On a ensuite le frère du roi Henri III, François de France, qui effectivement parvient à unir autour de lui les malcontents, en prônant une ligne de tolérance. Il est aidé en cela par son beau-frère Henri de Navarre, le futur Henri IV, qui justement prendra sa place après sa mort de la tuberculose en 1584.

    Dans tous les cas, les malcontents représentaient une ligne visant à faire cesser les guerres de religion, en assumant une ligne d’ouverture religieuse. Étienne Pasquier, un proche de Henri IV ayant mené un profond travail d’historien alors, résume ainsi ce moment d’émergence des malcontents :

    « Nous commençâmes à être divisez en deux, par une étrange malédiction, et de deux noms misérables, de fraction, partialité et division, les uns appelez Papistes, et les autres Huguenots, combien que nous n’ayons autre qualité que celle de Chrétiens, qui nous est empreinte par le Saint Sacrement, et caractère de Baptême.

    En ce malheur nous avons vécu plusieurs ans. Depuis, il en venu un tiers de mal contents, qui mêlent en leur querelle, l’État. »

    Le grand représentant intellectuel du courant des malcontents fut le protestant Innocent Gentillet (1535-1588), auteur notamment en 1576 d’une Brieve remonstrance a la noblesse de France sur le faict de la Declaration de Monseigneur le Duc d’Alençon, mais surtout d’un Discours sur les moyens de bien gouverner & maintenir en paix un Royaume, ou autre Principauté divisez en trois parties: asavoir, du Conseil, de la Religion et de la Police que doit tenir un Prince:Contre Nicolas Machiauel Florentin, A Tres-haut et Tres-Illustre Prince François Duc d’Alençon, fils et frere de Roy, Troisiesme edition nouvellement reveue par l’Autheur.

    Cette dernière œuvre, qui passa à la postérité sous le titre d’Anti-Machiavel, est dédié au frère du Roi, formant ainsi un appel à le soutenir. On lit dans l’épître lui étant dédié au début de l’œuvre qu’il faut agir en Français et bannir le style de Nicolas Machiavel :

    « Vous y pourrez voir, Monseigneur, plusieurs beaux exemples des Rois de France vos ancêtres, & de plusieurs grands Empereurs, qui ont prospéré en leurs États, & qui ont heureusement gouverné leurs Royaumes & Empires, pour avoir eu gens de bien & sages en leur Conseil.

    Comme par le contraire, ceux qui se sont servis de mauvais conseillers & gouvernez par flatteurs, ambitieux, avares, & surtout par étrangers, se sont toujours précipitez en quelque grand malheur, & ont mis leur État en branle ou en ruine entière, & leurs sujets en confusion & misère.

    Qui est une faute où les Princes se laissent bien souvent & facilement tomber, de laquelle néanmoins ils se dussent plus garder : veu qu’il est certain qu’en toutes choses le mauvais conseil est cause de maux infinis, & principalement és affaires d’un Prince & d’une République.

    C’est la principale & plus griefve maladie dont la pauvre France est aujourd’hui affligée, qui la mine & la ruine le plus : tellement qu’elle a bien besoin que vostre Excellence s’emploie à appliquer les remèdes nécessaires pour la guérir.

    Vous pourrez aussi voir icy, Monseigneur, comme le devoir d’un bon Prince est d’embrasser & soutenir la Religion Chrétienne, & de chercher & s’enquérir de la pure vérité d’icelle, & non pas approuver ni maintenir la fausseté en la Religion, comme Machiavel enseigne.

    Et quant à la Police, vostre Excellence y pourra voir aussi plusieurs notables exemples de vos progéniteurs Roys de France, & des plus grands & anciens Empereurs Romains, par lesquels quels appert que les Princes qui se sont gouvernez par douceur & clemence conjointe à justice, & qui ont usé de modération & debonnaireté envers leurs sujets, ont toujours grandement prospéré, & longuement régné.

    Mais au contraire, les Princes cruels, iniques, perfides, & oppresseurs de leurs sujets, sont incontinent tombez eux & leur état en péril, ou en totale ruine, & n’ont guère long temps régné, & le plus souvent ont fini leurs jours par mort sanglante et violente.

    Et d’autant que les exemples de bon gouvernement sont la plupart princes de la noble maison de France, dont votre Excellence est issue, je m’assure, Monseigneur, qu’ils vous esmouveront toujours de plus fort à ressusciter & faire reluire en vous les vertus héroïques de vos aïeuls : & à chasser hors de France les vices infâmes qui s’y enracinent, asavoir cruauté, injustice, perfidie, & oppression, ensemble les étrangers qui les y ont apportez, & les François degenereux & abâtardis leurs adhérents, qui favorisent à leurs tyrannies & oppressions, lesquelles traînent après elles la subversion de l’État du Royaume.

    Cela même poussera votre Excellence à remettre sus la manière de gouverner vrayement Françoise, usitée par vos devanciers, & à bannir & renvoyer celle de Machiavel en Italie, dont elle est venue, à notre très grand malheur et dommage.

    Dequoy tout le Royaume, nobles, ecclésiastiques, marchands et roturiers, voire les Princes & grands Seigneurs, vous seront à jamais grandement tenus & obligez : comme est le pauvre malade languissant, qui est en péril évident de mort, au prudent médecin qui le fuerit.

    Et d’abondant, la postérité n’oubliera jamais un si grand bienfait, mais célébrera vos héroïques & magnanimes vertus par histoires & louanges immortelles. Et semble bien que Dieu voulant avoir pitié de la pauvre France, & la voulant délivrer de la sanglante & barbare tyrannie des étrangers, vous a suscité comme le fatal libérateur d’icelle, vous (dis-je) Monseigneur, qui estes Prince François, de la maison de France, François de nation, François de nom, & François de cœur & d’effet.

    Car, à qui pourrait mieux appartenir l’entreprise de délivrer la France de tyrannie, & le los & honneurs d’un si haut & héroïque exploit, qu’à votre Excellence, qui n’a rien qui ne soit François ?

    A qui peut la pauvre France mieux avoir son recours en son extrême péril & nécessite, qu’à celui qui est un vrai tige issu du bon Roy Louys XII, père du peuple, & du grand Roy François, Prince fort amateur de ses sujets, & du débonnaire Roy Henry second ? »

    On l’a compris, l’ennemi, ce sont les courtisans italiens :

    « Car ces Italiens ou italianisez, qui ont en main le gouvernail de la France, tiennent bien pour vraye la maxime de Machiavel, Qu’on ne se doit fier aux estrangers, comme aussi elle est veritable.

    Est c’est pourquoy ils ne veulent avancer que gens de leur nation, ou quelques François bastards et degenereux, qui sont façonnez à leur humeur et à leur mode, et qui leur servent comme d’esclaves et vils ministres de leurs perfidies, cruautez, rapines, et autres vices.

    Car quant aux bons et naturels François, ils ne les veulent avancer, parce qu’ils leur sont estrangers, et par consequent suspects de ne leur estre assez fideles, suyvant ladite maxime. »

    Leur style, c’est celui qui aurait été enseigné par Nicolas Machiavel :

    « Cest atheiste Machiavel enseigne au prince d’estre un contempteur de Dieu et de religion, et de faire seulement la mine, et beau semblant exterieurement devant le monde, pour estre estimé religieux et devot, bien qu’il ne le soit pas. Car de punition divine d’une telle hypocrisie et dissimulation, Machiavel n’en craint point, parce qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu. 

    Conclusion, l’Italie, Rome, le pape et son siège sont vrayement la source et la fontaine de tout mespris de Religion, et l’escole de toute impieté. Et comme ils l’estoyent desja du temps de Machiavel (ainsi qu’il confesse) ils le sont encores plus aujourd’hui (…).

    De sorte qu’en lieu de meurtriers et assassins ou massacreurs ils n’ont point de honte de se dire abbreviateurs de justice. Et pourquoy en auroyaient-ils honte ? veu que la justice d’aujourdhuy est exercee d’une sorte, qu’on la fait servir de palliation et couverture d’assassinemens, meurtres et vengeances. L’on void bien à l’œil qu’en plusieurs endroits la justice ne sert qu’à prester son nom, à ceux qui veulent estre veus bien faire en faisant mal contre leurs propres consciences, suyvans en cela la doctrine de Machiavel. »

    Le vrai sens de la Saint-Barthélemy, ce n’est donc pas qu’un massacre de l’élite protestante, mais le début d’un massacre de l’ensemble de l’élite française pour la remplacer. Voilà comment la chose est présentée :

    « A l’imitation desquelles ceste mesme race complotta, et fit executer, non pas en Sicile, mais en la France mesme, et parmi toutes meilleures villes du royaume, ce cruel et horrible massacre general de l’an M.D.LXXII. qui saigne tousjours, et duquel ils ont encores les mains et leurs espees ensanglantees. Duquel exploit ils se sont vantez et bravez incessamment depuis (…).

    Mais je diray cecy en passant, que nos machiavelistes de France, qui furent autheurs et entrepreneurs des massacres de la journee de S. Barthelemy, n’avoyent pas bien leu ce passage de Machiavel que nous venons d’alleguer (…).

    Ils devoyent considerer ces venerables entrepreneurs, ce que dit icy leur docteur Machiavel (et qu’ils ont veu depuis par experience) qu’un peuple ne peut manquer de chefs, qui luy renaissent tousjours à foison, en la place de ceux qu’on tue. S’ils eussent si bien noté ce passage de Machiavel, comme ils font les autres, tant de sang ne fust pas respandu, et leurs tyrannie eust (peut estre) plus duré qu’elle ne fera. »

    En fait, ne pouvant vaincre le catholicisme, l’aristocratie protestante a fait de Catherine de Médicis l’ennemi suprême, afin de contrebalancer sa position de faiblesse, de faire en sorte que l’aristocratie catholique cesse son offensive en raison d’un ennemi commun : la faction italienne qui chercherait à tirer les marrons du feu. 

    Cependant, le problème est qu’à partir du moment où les malcontents rentrent en jeu, la question protestante passait en second lieu.

    La première étape fut l’Édit de Beaulieu de 1576, réhabilitant les victimes de la Saint-Barthélemy et accordant une vaste liberté de culte aux protestants (sauf à Paris et à la Cour). Toutefois, la clause exigeant que le culte catholique puisse être repris dans les zones protestantes ne put être appliquée et amena la formation d’une Ligue catholique provoquant une nouvelle guerre de religions.

    On passa alors des malcontents aux Politiques, qui se chargèrent de remettre la monarchie au centre du jeu, aux dépens de la position de force du catholicisme et surtout du protestantisme progressivement liquidé. Les grandes figures de ce courant furent La Boétie et Michel de Montaigne.

    >Sommaire du dossier

  • Les monarchomaques et le sens de l’échec du colloque de Poissy

    Aux côtés de François Hotman comme grande figure monarchomaque, on trouve Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623), grand érudit protestant maîtrisant parfaitement le latin, mais également le grec, l’hébreu, l’allemand, ayant des connaissances larges en néerlandais, en anglais, ainsi qu’en italien.

    Il sera ainsi un proche conseiller de Henri de Navarre, avant que celui-ci ne devienne Henri IV, cherchant à propulser celui-ci comme roi protestant maintenant une tolérance vaste pour les deux religions chrétiennes. La trahison de Henri IV l’amènera à gérer la situation inverse avec la négociation de l’Édit de Nantes, lui-même étant mis de côté par la suite, alors que s’intensifiait la vague monarchique anti-protestante.

    Philippe Duplessis-Mornay, en 1613.

    Sa position de gouverneur de Saumur et son grand prestige auprès des protestants n’aboutiront, de ce fait, à rien de concret et on comprend avec cet arrière-plan la dimension « raisonnable » de ses Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate.

    Il s’agit, non pas d’un appel à la révolte, mais davantage la mise en avant d’un esprit de résistance : là où François Hotman pose le cadre de manière véhémente, avec une question historique en arrière-plan (celle de la Gaule franque), Philippe Duplessis-Mornay pose le problème comme une question de style. Son Vindiciae contra tyrannos dresse un large panorama de la notion de royauté dans ce qui est l’ancien testament pour les chrétiens, soulignant la nécessité pour le roi de suivre l’approche des rois du passé qui se sont bien comportés.

    Toute sa considération à ce sujet peut être résumée par cette citation :

    « Le prince n’est que ministre et exécuteur de la loi et ne peut dégainer l’épée sinon contre ceux que la loi condamne à être frappés. 

    S’il fait autrement, il n’est plus Roi, mais tyran, il n’est plus juge, ains brigand. »

    Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate

    Le caractère vain des espoirs protestants est difficile à comprendre, de nos jours. Mais il leur semblait à l’époque qu’il existait un moyen de parvenir à une sorte de compromis.

    Même Catherine de Médicis avait espéré, par l’intermédiaire du colloque de Poissy, qui s’est tenu à la fin de l’année 1561, unifier catholiques et protestants autour d’un dénominateur commun suffisamment fort pour donner naissance à une Église gallicane.

    C’est Michel de L’Hospital (1506-1573) qui fut chargé de théoriser ce processus de « sortie par en haut » des guerres de religion : il fallait utiliser les protestants pour prendre de l’indépendance par rapport au Vatican, tout en profitant de l’Église catholique pour renforcer le cadre royal.

    Michel de L’Hospital (1506-1573),
    peinture du 16e siècle.

    Catherine de Médicis avait espéré organisé un luthérianisme à la française, sauf que le calvinisme était bien plus poussé historiquement que le luthérianisme ; aux congrès, les 40 représentants catholiques ne purent, pour leur quasi totalité, nullement s’entendre avec des protestants guidés par Théodore de Bèze et rejetant catégoriquement le culte des images, les initiatives superstitieuses comme les processions ou celle attribuant une présence réelle du Christ dans le vin et le pain.

    Il est intéressant de voir que la tentative de trouver un compromis se focalisa notamment sur la double communion, qui avait été l’objectif du hussitisme, mais tout cela arrivait bien après que le protestantisme ait quitté sa base hussite et se soit profondément développé.

    Ainsi, après l’échec du colloque il y eut l’édit de janvier 1562 permettant aux protestants de se rassembler hors des villes, mais dès le 1er mars 1562 il y eut le terrible massacre de Wassy. Il était clair que, puisque Catherine de Médicis n’avait pas pu utiliser les protestants comme elle l’entendait, alors leur extermination était programmée.

    Ce fut très clairement l’avis des protestants alors : dès 1562 la révolte contre la tyrannie s’exprime, prenant un tour d’une grand agressivité après la Saint-Barthélemy de 1572. C’est là le sens profond de la littérature monarchomaque, accusant Catherine de Médicis et le pouvoir royal de prendre un tournant autoritaire et arbitraire digne de l’Empire Ottoman.

    Il est donc important de saisir que la Saint-Barthélemy est tout à fait imputable à Catherine de Médicis. Non seulement ce sont ses conseillers italiens qui ont organisé ce massacre de l’élite protestante à Paris, mais c’est dans la droite ligne de l’échec du colloque de Poissy.

    Ce qui explique donc l’émergence de la littérature monarchomaque, c’est la dimension subite de la Saint-Barthélémy, semblant être en contradiction avec l’esprit ayant prévalu jusque-là dans l’État.

    Voici des textes qui furent publiés dans la foulée de la Gaule franque, témoignant de la richesse de la littérature monarchomaque :

    – la France-Turquie, c’est-à-dire conseils et moyens tenus par les ennemis de la couronne de France, pour réduire le royaume en tel état que la tyrannie turquesque ;

    – Traité du droit des magistrats sur leurs sujets, publié par ceux de Magdebourg, l’an MDL, et maintenant revu et augmenté de plusieurs raisons et exemples ;

    – les Apophtegmes et discours notables recueillis de divers authurs contre la tyrannie et les tyrans ;

    – le Discours des jugements de Dieu contre les tyrans recueilli des histoires sacrées et profanes et nouvellement mis en lumière ;

    – le Politique, dialogue traitant de la puissance, autorité et du devoir des princes, des divers gouvernements, jusques où l’on doit supporter la tyrannie, si, en une oppression extrême, il est loisible aux sujets de prendre les armes pour de fendre leur vie et liberté ; quand,comment, par qui, et par quel moyen cela se doit et peut faire ;

    – le Discours politique des diverses puissances établies de Dieu au monde, du gouvernement légitime d’icelles et du devoir de ceux qui y sont assujettis ;

    – Le Reveille-Matin des François et de leurs voisins composé par Eusèbe Philadelphe cosmopolite ;

    – la Réponse à la question à savoir s’il est loisible au peuple et à la noblesse de résister par armes à la félonie et cruauté d’un seigneur souverain ;

    – le Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.

    Ce dernier ouvrage, par exemple, retraçant la biographie de Catherine de Médicis de 1572 à 1574, fut publié en 1575, réédité deux autres fois la même année, avec ensuite des traductions en latin, en anglais et en allemand. L’année suivante connut même une Seconde edition plus correcte, mieux disposée que la première, et augmentée de quelques particularitez.

    Catherine de Médicis a alors sa légende noire : simple roturière mariée au frère du futur Roi, elle empoisonne ce dernier comme elle a empoisonné la reine de Navarre, dirigeante protestante, tout cela afin de s’approprier le pouvoir de manière machiavélique, au nom de ses enfants.

    Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.

    Dans le Discours merveilleux, on lit ainsi qu’elle a comme objectif de procéder à la liquidation de la noblesse historique, pour placer ses gens à elle. Elle a besoin de la guerre civile pour mettre en place un régime totalement nouveau.

    Il est ainsi dit :

    « Ceste-cy [c’est-à-dire Catherine de Médicis] pour gouverner avec son Gondi, craignant que les grands de ce Royaume n’opposassent à cest excessif avancement, qui n’est fondé que sur la passion démesurée d’une femme, allume une guerre civile en ce Royaume, met les frères et voisins les uns contre les autres, et tant fait, qu’en peu de temps, elle se défait du Roy de Navarre premier Prince du sang, majeur d’ans, d’Anne de Mommorenci Connestable, du duc de Guise grand maître, tous Pairs de France, du Marechal de S. André et infinis autres seigneurs, qui par poison, et qui par guerre, tant que ce petit belistre demeure tout seul au près d’elle à faire tout ce qui lui plaît (…).

    Pénétrons le pernicieux conseil de ceste femme, et voyons si elle tend à l’extermination des Huguenots seulement, ou de tous les grans de ce Royaume sans égard de religion. »

    De manière intéressante, le Discours merveilleux défend même les Guise, arguant que son rôle a été mis en scène justement par Catherine de Médicis dans un plan machiavélique. La notion de tyrannie, à ce moment-là, vise directement la tentative de former un régime au-delà de son cours historique.

    Le Discours merveilleux aborde un aspect allant bien plus loin que la question de la guerre des religions et d’ailleurs cet ouvrage fait également partie des Mémoires de l’estat de France sous Charles neufiesme, terminant le troisième et dernier tome, avant un appel à la paix.

    Il est aussi souvent attribué à une grande figure humaniste, le protestant Henri Estienne (1528-1598), qui était le principal ennemi de la reprise de mots et d’expression venant de l’italien dans la langue française, publiant notamment en 1578 l’œuvre intitulée Deux dialogues du nouveau français italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps. De plusieurs nouveautez qui ont accompagné ceste nouveauté de langage. De quelques courtisianismes modernes et de quelques singularitez courtisianesques.

    A ce titre, le roi Henri III l’enjoignit à écrire une Précellence du langange françois.

    >Sommaire du dossier

  • Les monarchomaques et la tentative stratégique protestante

    Avec l’opposition entre protestantisme et catholicisme, la situation était explosive ; avec l’existence de la faction italienne au sein de la royauté, le besoin d’une rupture devenait complet pour les protestants.

    La Francogallia eut donc un impact retentissant ; en pleine guerre civile, l’appel de François Hotman possédait un sens dépassant le simple cadre protestant. C’est toute l’option ultra du catholicisme et de la faction italienne de la royauté qui apparaissait comme précipitant le pays dans le chaos.

    François Hotman pouvait ainsi dire :

    « Comme son cœur de patriote regrette les temps heureux où la France, sa patrie bien-aimée était le rendez-vous de toutes les âmes d’élite de l’Europe. Comme il regrette le temps où de toutes part on accourait en foule dans les Universités françaises.

    Maintenant hélas le pays est miné, et travaillé par les guerres civiles. Et, horreur ! certains se plaisent même à attiser le feu.

    Que faire ? Va-t-il laisser les ennemis du sol natal, les Médicis et leurs affiliés papistes poursuivre leur œuvre de haine et de destruction ? Le peuple n’a-t-il autre chose à faire qu’à gémir sous les coups des tyrans qui le dominent ?

    Il veut chercher un remède à ce mal dont tout bon Français a horreur. »

    C’est de là que naît l’idée républicaine, c’est-à-dire le principe selon lequel la res publica, la république en tant que chose publique, soit dirigée par la personne considérée comme la plus apte.

    François Hotman n’hésite pas à affirmer que :

    « La multitude des hommes devrait être régie et gouvernée non point par quelqu’un d’entre eux qui le plus souvent n’aura pas telle suffisance et expérience aux affaires comme beaucoup d’autres, mais par ceux qui seraient approuvés et choisis par le consentement général de tout un peuple comme les plus vertueux et les plus suffisants de tous pour en faire un corps entier de conseil, ou plusieurs entendements et plusieurs bons cerveaux étant amassés et recueillis ensemble fussent comme l’âme qui gouvernât et remuât tout le reste du corps de la chose publique. »

    La tendance démocratique au sein du protestantisme, idéologie bourgeoise, était profonde ; l’attaque contre le catholicisme portait en lui une charge anti-féodale particulièrement violente. 

    Blaise de Monluc, un important et très cruel chef de guerre catholique, fut également mémorialiste et il constatait alors :

    « Les ministres prêchaient partout que ceux qui se mettraient de leur religion ne payeraient aucun devoir aux gentilshommes, ni au roi aucunes tailles que ce qui leur serait ordonné par eux ; que les rois n’avaient aucune puissance que celle qui plairait au peuple ; que la noblesse était de même pâte qu’eux.

    De sorte que quand les procureurs des gentilshommes leur demandaient leurs rentes, ils leur répondaient qu’ils leur montrassent cela en la Bible, et que si leurs prédécesseurs avaient été sots et bêtes, ils ne le voulaient pas être (…).

    Quel roi ? disaient-ils, nous sommes les rois. Celui-là dont vous parlez est un petit royat de rien. Nous lui baillerons les verges et lui donnerons métier pour apprendre à gagner sa vie comme les autres (…).

    Si la reine eût encore plus tardé à m’envoyer seulement trois mois, tout le peuple était contraint de se mettre de cette religion-là, ou ils étaient morts; car chacun était tant intimidé de la justice qui se faisait contre les catholiques, qu’ils n’avaient d’autre remède que d’abandonner leurs maisons, ou mourir, ou se mettre de leur parti (…).

    Quelques uns de la noblesse commençaient à se laisser aller de telle sorte qu’ils entraient en composition avec eux, les priant de les laisser vivre en sûreté en leurs maisons avec leurs labourages, et quant aux rentes et fiefs ils ne leur en demandaient rien. »

    Blaise de Monluc,

    Il s’agit toutefois de bien distinguer les différents niveaux sociaux de la révolte protestante et de ce que représente les appels monarchomaques. Le protestantisme représente la bourgeoisie, qui ne conçoit encore nullement l’idée de révolution.

    Elle n’a pas de théorie de l’État, elle n’envisage que de travailler les institutions de l’intérieur, tout comme par ailleurs au XVIIIe siècle, où elle n’envisagera sur le plan théorique qu’une monarchie constitutionnelle.

    Ce qu’elle envisage, c’est une remise à plat, sans trop savoir comment. Sa démarche est celle d’un réformisme armé.

    Dans un document publié à l’époque, le mode d’organisation des protestants était présenté comme le suivant, conformément à l’esprit de ce que prônait Jean Calvin à Genève : l’organisation se faisait au niveau de la ville, un maire se voyait confier le pouvoir exécutif, cent membres élus annuellement formant un grand conseil disposait du pouvoir législatif, à quoi s’ajoutait un conseil privé de 25 membres appartenant également au grand conseil épaulé d’un jury de douze membres. Les maires se fédéraient, élisant un chef général et cinq lieutenants.

    C’était là une tendance propre au patriciat, à la bourgeoisie la plus puissante des villes, qui osait se confronter à la féodalité, mais sans se poser la question de son renversement, d’où la place prépondérante de l’aristocratie protestante à la tête du mouvement, comme chefs de guerre.

    Les monarchomaques fournissaient une base idéologique et culturelle justifiant le processus.

    Le pasteur François de Morel, une très importante figure protestante d’alors, expliquait par exemple la chose suivante à Jean Calvin dans une lettre du 15 août 1559 – alors que la question se posait de comment chasser la famille des Guise (ainsi que Catherine de Médicis) qui avait pris le contrôle total du jeune roi François II :

    « La loi veut en France, si le Roi laisse à sa mort des enfants mineurs, que les ordres du royaume soient tout d’abord assemblés, que ce soit eux qui décident des tuteurs et gouverneurs à donner auxdits mineurs, et que d’autres soient proposés aux affaires du royaume selon qu’ils seront plus ou moins proches du roi par le sang, qui aient la direction de tout jusqu’à la majorité desdits enfants.

    De par le droit, il est donc licite de convoquer les états du royaume. »

    On est là dans une forme de légalisme très claire. La Francogallia elle-même ne parle que de rétablir ce qui a été.

    En fait, les protestants, pour neutraliser la répression, ont besoin de neutraliser la royauté, de bloquer les marges de manœuvre de celle-ci.

    Il y a donc deux options : soit souligner le fait que le Roi ne l’est que par un contrat avec le peuple, ou bien en faire une sorte de pacte, d’alliance, possédant alors une dimension fédérative bien plus importante.

    C’est cette dernière dimension qui fournissait la dimension démocratique au protestantisme français. Bien entendu, cela restait bien moins qu’avec le hussitisme en Bohême ou la guerre des paysans en Allemagne ; la dimension anti-féodale restait puissante, sans être dominante, et cela condamnait le protestantisme à se couper des masses.

    Louis Régnier de la Planche fournit ici un point de vue éminemment intéressant. En tant qu’une des principales figures du protestantisme, il fut par exemple convié à une discussion privée avec Catherine de Médicis pour exprimer son point de vue, ce qui l’amena d’ailleurs en prison pour quelques jours, car le cardinal de Lorraine écoutait ses propos à son insu.

    Louis Régnier de la Planche,
    Histoire de l’État de France, tant de la république

    Dans son Histoire de l’État de France, tant de la république [= la chose publique NDLR] que de la religion, sous le règne de François II, de 1576, Louis Régnier de la Planche donne un panorama précis et relativement pessimiste de la situation :

    « Ces façons de faire, ouvertement tyranniques, disent-ils, les menaces desquelles à cette occasion on usait envers les plus grands du royaume, le reculement des princes et grands seigneurs, le mépris des Estats du royaume, la corruption des principaux de la justice rangée à la dévotion des nouveaux gouverneurs, les finances du royaume départies par leur commandement et à qui bon leur semblait, comme aussi tous les offices et bénéfices, bref leur gouvernement violent et de soi-même illégitime esmeut de merveilleuses haines contre eux et fit que plusieurs seigneurs se réveillèrent comme d’un profond sommeil…

    Chacun donc fut contraint de penser à son particulier, et commencèrent plusieurs à se rallier ensemble pour regarder à quelque juste défense pour remettre sus l’ancien et légitime gouvernement du royaume.

    Cela étant proposé aux jurisconsultes et gens de renom de France et d’Allemagne, comme aussi aux plus doctes théologiens, il se trouva qu’on se pouvait légitimement opposer au gouvernement usurpé par ceux de Guise et prendre les armes à un besoin pour repousser leur violence, pourvu que les princes du sang, qui sont nés en tel cas légitimes magistrats, ou l’un d’eux, le voulut entreprendre, surtout à la requête des États de France ou de la plus saine part d’iceux…

    Ceci arrêté d’un commun consentement, il se trouva trois sortes de gens à manier cette affaire : les uns mus d’un droit zèle de servir à Dieu, à leur prince et patrie ; autres mus d’ambition et convoiteux de changement ; et autres encore aiguillonnés d’appétit de vengeance pour les outrages reçus de ceux de Guise, tant en leurs personnes que de leurs parents et alliés.

    De sorte qu’il ne se faut point émerveiller s’il y eut de la confusion et si l’issue en fut tragique. »  

    L’aristocratie protestante comptait surtout se renforcer, alors que la bourgeoisie savait qu’elle était encore trop faible. Les monarchomaques répondaient alors à un besoin politique contradictoire – c’est précisément dans cette brèche que s’engouffrera Henri IV.

    >Sommaire du dossier

  • Les monarchomaques, Catherine de Médicis et la faction italienne

    Le problème historique de la France est qu’elle a été influencée tant par l’humanisme et le protestantisme d’un côté, que par la Renaissance italienne et le baroque de l’autre. Or, cela est résolument contradictoire, de par les bases historiques de chaque mouvement, le premier étant progressiste, le second ancré dans le catholicisme, l’aristocratie, la réaction.

    Pire encore, la nation française étant née à travers l’unification de ces deux pôles antagoniques, leur antagonisme est pour cette raison profondément masqué, inconnu, alors qu’il est justement à la source de profonds déséquilibres et fournit la base à maints événements historiques de notre pays.

    De ce fait, il est en tout cas impossible de saisir la question de la prise de position politique des protestants au XVIe siècle sans voir qu’en plus de l’affrontement entre le protestantisme et le catholicisme, le camp catholique est lui-même divisé entre une tendance espagnole (qui sera représenté par la Ligue) et une tendance italienne, dont la figure centrale en fut bien sûr Catherine de Médicis (1519-1589), héritière de la fortune des Médicis.

    Portrait de Catherine de Médicis
    par Corneille de Lyon, vers 1536.

    Le père de celle-ci était le florentin Laurent II de Médicis, à qui Machiavel dédia son fameux Prince ; son mariage avec le second fils de François Ier était entièrement arrangé, organisé dans le cadre d’un rapprochement diplomatique entre la France et le Pape. L’histoire voulut que son mari devint Roi, en tant que Henri II et ainsi Catherine de Médicis fut la mère de plusieurs rois de France morts jeunes : François II (1544-1560), Charles IX (1550-1574), Henri III (1551-1589).

    Elle fut également la mère d’Elisabeth reine d’Espagne et de Marguerite, dite la reine Margot, épouse du futur Henri IV ; au cœur du pouvoir, elle mena de telles actions au point de récolter ce qui fut appelé une « légende noire », lui étant attribués manigances, crimes divers dont l’empoisonnement, superstitions allant jusqu’à une croyance complète en l’astrologie et les prédictions de l’italien Côme Ruggieri, etc.

    C’est elle qui fit en sorte que son fils devenu Roi en tant que François II s’allie étroitement à la famille des Guise, venant de la Lorraine tout récemment ajoutée à la France et cherchant à conquérir l’hégémonie dans le royaume, au point de voir ses deux dirigeants assassinés par le roi Henri III.

    Entre-temps, de par le jeune âge de Charles IX, Catherine de Médicis fut officiellement Régente du Royaume de France de décembre 1560 à août 1563, mais par la suite elle contrôlait également encore les choix de son fils.

    C’est ainsi elle qui, tout en s’alliant aux Guise, chercha d’abord à temporiser par rapport au protestantisme, puis devant l’impossibilité de maîtriser cela, fut au cœur de la tentative de son écrasement avec la Saint-Barthélemy.

    Catherine de Médicis, dans un détail de la fameuse représentation de la Saint-Barthélemy par François Dubois (1529-1584).

    Par la suite, Henri III gouverna de lui-même et amena à une rupture avec les Guise, Henri IV venant sceller une sorte de compromis historique visant, en fait, à étouffer le protestantisme.

    La figure de Catherine de Médicis fut donc particulièrement honni par les protestants, qui voyaient en elle la représentation de la faction italienne tentant de prendre le contrôle du royaume, parallèlement à la famille des Guise.

    De fait, le tiers des évêques étaient italiens ; quasiment la moitié des personnes naturalisées françaises étaient d’origine italienne et 12 000 Italiens vivaient à Paris ; environ 10% des postes à la Cour étaient occupés par des Italiens, qui avaient pratiquement le monopole sur les postes de médecins et de maréchaux-ferrants.

    Le nombre d’Italiens présents à la Cour passa lui-même de 90 à environ 180 entre 1560 et 1589 et il faut nommer ici trois figures principales, qui furent au cœur de la décision de mener la Saint-Barthélemy.

    On a le cardinal italien René de Birague, issu par ses parents de riches familles milanaises, qui, surintendant des finances en 1568, garde des sceaux en 1570, chancelier de France en 1573, étant bien entendu un très proche conseiller de Catherine de Médicis.

    Portrait de René de Birague, XVIe siècle.

    On retrouve également l’italien Albert de Gondi, d’une famille patricienne et banquière de Florence, qui devint maréchal de France, premier gentilhomme de la chambre de Charles IX, et Louis IV de Gonzague-Nevers, dont la famille régnait à Mantoue, qui devint duc de Nevers et fut le principal conseiller du roi Henri III avec le maréchal Gaspard de Tavannes, qui joua aussi un rôle très important dans l’organisation de la Saint-Barthélemy.

    On a ainsi toute une véritable faction. Mentionnons également le surintendant général des finances françaises de 1551 à 1556 ainsi que munitionnaire des armées du royaume, le banquier florentin Albisse Del Bene, marié à Lucrèce Cavalcanti appartenant à la suite de Catherine de Médicis.

    Est également florentin Horatio Rucellai, par l’intermédiaire de qui Catherine de Médicis organisera la dot de sa petite-fille Christine de Lorraine, atteignant 200 000 écus d’or (pratiquement le double de son propre mariage déjà faramineux), pour son mariage avec le grand-duc de Toscane. 

    Soulignons, de fait, l’importance de la question financière : si les aristocrates ne pouvaient normalement être des financiers, la faction néo-aristocratique italienne était en mesure de cumuler les deux aspects par ses relations. Albert de Gondi était ainsi très proche de son cousin banquier Jean-Baptiste de Gondi, ainsi que du financier Sébastien Zamet.


    Peinture d’Albert de Gondi, 16e siècle.

    Il s’agit en fait de Sebastiano Zametti, fils de cordonnier venu faire le valet à Paris avant de devenir « seigneur de 1 700 000 écus », jouant les financiers ppur les rois Henri III et Henri IV. De la même ville italienne de Lucques (en Toscane) viennent l’important banquier Bathélemy Cenami, mais aussi Scipion Sardini, membre d’une famille de financiers italiens qui devient le banquier du roi et du clergé français.

    Les financiers italiens s’appropriaient des impôts comme gages : Scipion Sardini reçut la perception de taxes sur les importations d’alun et les auberges et cabarets, Ludovic Dadiacetto les péages de Lyon et de Picardie, Gondi et Sardini les taxes sur les soieries et les toiles à Paris.

    Une phrase parisienne d’alors, faisant allusion au nom de Scipion Sardini et à ses armoiries (avec trois sardines d’argent) disait :

    « Naguère sardine, aujourd’hui grosse baleine ; c’est ainsi que la France engraisse les petits poissons italiens. »

    « d’azur à trois sardines d’argent »

    La position italienne était démesurée : Scipion Sardini, en 1587, publia même un faux édit royal augmentant les impôts, l’amenant à être arrêté pour cela par le président de la cour des aides et un procureur royal, avant que le roi Henri III n’intervienne de manière extrêmement brutale contre eux.

    Les financiers italiens étaient intouchables, alors qu’en même temps il n’y avait aucune possibilité pour des Français d’avoir des perceptions en location ou même un poste de fonctionnaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en Ecosse, en Flandres, en Allemagne.

    Avec un tel arrière-plan, le massacre de la Saint-Barthélemy apparaissait comme une opération « machiavélique », soit prémédité, soit réalisé sur le coup en saisissant l’occasion, mais dans tous les cas conformes aux intérêts du pape et dans l’esprit de la méthode « italienne ».

    L’opération, ciblée et visant les dirigeants protestants tous présents à Paris, eut un écho qui fut, rappelons le, dévastateur, les pogroms anti-protestants se déroulant pendant toute une saison, commençant le 24 août 1572 à Paris, pour continuer dès le lendemain à Meaux, le surlendemain à Bourges et Orléans, à partir du 28 août à Angers et Saumur, à partir du 31 à Lyon, puis à Troyes, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Gaillac, Albi, etc.

    On comprend la haine farouche des protestants pour Catherine de Médicis. Un document fameux, publié en 1575 et en 1576, la présentait sous le jour le plus noir : Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Medicis royne mere : auquel sont recitez les moyens qu’elle a tenu pour usurper le gouvernement du royaume de France, et ruiner l’estat d’iceluy.

    A la fin, on y trouve ces vers, qui furent également publiés dans le Réveille-Matin : Catherine de Médicis y est comparée à Jezabel, une princesse phénicienne mariée au roi d’Israël Achab et particulièrement opposée au judaïsme, avant de mourir violemment.

    « S’on demande la convenance

    De Catherine et Jezabel.

    L’une ruine d’Israel,

    L’autre ruine de la France :

    Jeazabel maintenoit l’idole

    Contraire à la saincte parole :

    L’autre maintient la Papauté

    Par trahison et cruauté :

    L’une estoit de malice extreme,

    Et l’autre est la malice mesme.

    Par l’une furent massacrez

    Les Prophetes à Dieu sacrez :

    L’autre en a fait mourir cent mille

    De ceux qui suyvent l’Evangile. »

    À l’affrontement entre le catholicisme et le protestantisme, il faut donc ajouter le jeu de la faction italienne, autour de Catherine de Médicis, jouant un rôle particulièrement trouble, cherchant à renforcer non pas tant la religion catholique, que la royauté, sur un mode de parasitisme complet.

    >Sommaire du dossier

  • Les monarchomaques et l’esprit de la Gaule franque

    Au XVIe siècle, tout un courant de pensée se développe sur la base du protestantisme (mais la dépassant largement) développant une conception politique qui sera, par la suite, qualifiée de monarchomaque, c’est-à-dire d’opposant à la monarchie.

    Cette irruption d’une démarche politique était inévitable, pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait l’affrontement entre le pouvoir royal et l’aristocratie, avec en arrière-plan la tendance à la formation de la monarchie absolue, pour centraliser et moderniser le pays.

    Ensuite, il y a la situation particulière des protestants, minoritaires en France et confrontés à un catholicisme ultra tentant de maintenir un contrôle complet sur l’administration royale et sa gestion du pays.

    En bleu, la zone luthérienne. En violet, la zone calviniste, où la noblesse soutenait le mouvement. En mauve, la zone de conflits ouverts entre noblesses calviniste et catholique.

    Le problème est que ce cas de figure n’a jamais été théorisé de leur part : en Bohême, les guerres hussites avaient montré que la naissance de deux camps était inévitable, qu’il fallait donc tenter de triompher militairement. L’Allemagne formait dans ce cadre un bon exemple, avec Martin Luther, puisque un chemin a été trouvé, même au prix de la liquidation d’une certaine radicalité religieuse.

    En France, la victoire militaire était toutefois impossible, les protestants ne représentant qu’environ 10% de la population. Jean Calvin, le grand dirigeant du protestantisme français, décida alors de temporiser. Il fallait accepter l’hégémonie catholique, en attendant que la situation se débloque.

    Jean Calvin

    Il s’agissait d’être légitimiste, dans la mesure toutefois où le protestantisme pouvait se maintenir comme courant religieux, avec l’idée d’être hégémonique soi-même par la suite.

    Un synode de toutes les Églises réformées, tenu à Paris dans les derniers jours du mois de mai 1559, dressa ainsi par exemple une confession de foi en quarante articles, dont les deux derniers sont ainsi conçus :

    « Article. 39. Nous croyons que Dieu veut que le monde soit gouverné par lois et polices, afin qu’il y ait quelques brides pour réprimer les appétits désordonnés du monde : et ainsi, qu’il a établi les royaumes, républiques et toutes autres sortes de principautés, soient héréditaires ou autrement, et tout ce qui appartient à l’état de justice, et en veut être reconnu auteur.

    A cette cause, a mis le glaive en la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première.

    Il faut donc à cause de lui que non seulement on endure que les supérieurs dominent, mais aussi qu’on les honore et prise en toute révérence, les tenant pour ses lieutenants et officiers qu’il a commis pour exercer une charge légitime et sainte.

    Article 40. Nous tenons donc qu’il faut obéir à leurs lois et statuts, payer tributs, impôts et autres devoirs, et porter le joug de subjection d’une bonne et franche volonté , encore qu’ils fussent infidèles, moyennant que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier.

    Par ainsi, nous détestons ceux qui voudraient rejeter les supériorités, mettre communauté et confusion de biens et renverser l’ordre de justice. »

    Tout cela était fort logique, mais un événement précipita les choses et donna naissance au courant monarchomaque. La Saint-Barthélemy consista en une opération de liquidation de toutes les élites protestantes, afin de décapiter le protestantisme et de procéder à son démantèlement.

    Le roi Charles IX assumait ses responsabilités dans l’opération, Catherine de Médicis étant à la source de celle-ci avec sa propre faction qu’on peut qualifier d’italienne, ainsi qu’au moins une partie significative de la faction royale, elle-même étroitement liée à la faction catholique. 

    Dans un tel cadre, la passivité légitimiste n’était plus possible : il fallait trouver une option politico-militaire et la littérature monarchomaque consiste en cela.

    L’un des principaux auteurs de ce courant fut François Hotman (1524-1590), grande figure du droit au XVIe siècle.

    François Hotman

    François Hotman avait été appelé par le roi de Navarre, le futur Henri IV, pour mener les discussions avec les princes allemands, au nom du roi Charles IX, en apparence du moins, car le réel plan était de connaître les possibles soutiens allemands aux huguenots, les protestants français, en cas de guerre civile.

    Celle-ci commença peu après et quelques mois après, à la mi-1562, François Hotman rejoignit Orléans, ville occupée par le prince de Condé, pour ensuite occuper différents postes de professeur de droit, notamment à Valence et surtout à Bourges, dans une France à la paix précaire.

    Il dut ainsi fuir Bourges en raison d’une émeute contre lui, pour aller à Paris se rapprocher de la cour, avant de revenir à Orléans, bastion protestant, puis Sancerre, également un bastion protestant.

    François Hotman partit alors à Genève et Bâle, pour une longue période où le roi de Navarre lui confia encore une mission, celle d’être le représentant des huguenots pour les négociations avec les cantons suisses.

    On a donc ici un personnage clef, qui justement en 1573, quelques mois après la Saint-Barthélemy à laquelle il échappa, traumatisé, publia à Genève la Francogallia, qui rassemblait en quelque sorte l’ensemble des thèses politiques protestantes.

    La Francogallia de François Hotman.

    Le titre exact était Franco Gallia seu Tractatus isogogicus de regimine regum Gallie et de jure successionis, puis dans une version corrigée et publiée en 1574 à Cologne Franco Gallia Libellus statum veteris reipublicae Galliae deinde a Francis Occupatae describens.

    Pour comprendre l’approche de l’auteur, citons quelques uns de ses propos :

    « Il fut un temps aussi où, vers notre Gaule franque, les jeunes gens studieux accouraient de toutes les contrées de la terre et s’empressaient vers nos Académies, comme vers le centre bien approvisionné de tous les arts libéraux : maintenant ils se détournent d’elle avec horreur, comme d’une mer infestée par les pirates, comme d’une contrée où règne une monstrueuse barbarie.

    Ce souvenir me brise le cœur. Depuis douze ans, l’incendie de la guerre civile désole et ravage notre patrie infortunée ; mais ma douleur est d’autant plus amère quand je vois que beaucoup de mes concitoyens sont spectateurs oisifs devant cet incendie, comme autrefois Néron devant Rome en flammes ; qu’il en est d’autres qui, par leurs paroles et par leurs livres, attisent les flammes, et que, pour les éteindre, presque personne n’accourt.

    Je n’ignore pas combien ma condition est modeste, humble même. Mais personne, que je sache, ne répudie le zèle de celui qui, dans un incendie, apporte son petit seau d’eau.

    J’espère aussi que personne, parmi les vrais amis de la patrie, ne méprisera mon humble secours dans cette recherche des remèdes à nos communs malheurs. »

    Ce qu’explique ici François Hotman, c’est qu’il y a un besoin de perspective et lui pense l’avoir trouvé : la monarchie serait d’origine franque et c’est dans les traditions des Francs qu’il faut puiser pour reconstituer l’esprit correct de la monarchie, afin de la rétablir sur sa base correcte et d’ainsi dépasser tous les problèmes.

    Voici comment la chose est formulée, dans une lettre écrite par François Hotman à l’électeur palatin en septembre 1573 :

    « En ces derniers temps, ne pouvant écarter de mon esprit le souvenir de tant d’horreurs, j’ai lu les anciens historiens de notre France et j’ai décrit d’après leur témoignage la constitution qui a gouverné notre Etat plus de mille ans.

    On ne saurait dire combien la sagesse de nos pères éclate dans cette constitution, et il n’est pas douteux, pour moi, que là doit se trouver le plus sûr remède de tant de maux (…).

    Et de même que, pour guérir les lésions du corps humain, il faut d’abord rétablir chaque membre en son lien et place , de même les blessures de la république ne pourront être guéries que quand elle sera rétablie, avec l’aide de Dieu, dans son ancien état. »

    L’ouvrage fait moins de 200 pages, avec 150 pages environ de citations d’historiens et de chroniqueurs, François Hotman se considérant comme un « simple compilateur » de l’histoire de la Gaule franque, c’est-à-dire des débuts de la royauté en France.

    On y retrouve en vingt chapitres : les quatre premiers traitent des origines du royaume de France, puis sont ensuite abordés des points essentiels, comme les règles de la transmission et la loi salique, faisant que seuls des hommes peuvent diriger (ce qui visait directement Catherine de Médicis dont le rôle était central dans les affaires royales alors).

    Ensuite, on trouve notamment le rôle du Concilium Publicum qui est le conseil général des « estats » de la France, regroupant les trois ordres.

    En clair, François Hotman souligne que le Roi était initialement élu par ses pairs, avec le soutien de l’ensemble du peuple ; l’hérédité royale ne s’est construite que progressivement, avec l’accord tacite de respecter le cadre général où le Roi n’est jamais qu’un primus inter pares, le premier parmi les pairs, c’est-à-dire l’aristocrate dominant mais au même rang que les autres aristocrates.

    François Hotman souligne également que Pépin le Bref a donc été élu par l’aristocratie et pas par le Pape, et lorsqu’il parle ensuite des Capétiens, des pairs de France, il tente de maintenir la valeur de cette orientation historique : la fonction de roi et sa transmission relève de l’usage, pas de la loi en tant que tel.

    C’est-à-dire que, pour François Hotman, le Roi est un paterfamilias, l’équivalent du tuteur pour le pupille, le curateur pour l’incapable, le général pour l’armée, le pilote pour le navire. Si l’on peut changer l’un, l’autre reste toujours le point de départ et pour cette raison le peuple est souverain, il nomme le Roi en créant son poste, par le jus creandi, tout comme il peut le déposer, par le jus abdicandi.

    François Hotman formule cela ainsi :

    « L’autorité de la nation n’était pas seulement grande pour établir et retenir les rois ainsi aussi pour les déposer (…).

    Cela, aux temps présents, cela semble être un avertissement pour l’avenir que ceux qui étaient appelés à la couronne de France étaient élus sous certaines lois et conditions qui leur étaient limitées, et non poins comme tyrans avec une puissance absolue excessive et infinie.

    Le peuple donc, en l’assemblée des Etats, avait toute puissance en l’élection qu’en la déposition des rois. »

    Ce qui est très intéressant, c’est que de manière relativement idéaliste, François Hotman raconte que les Gaulois ont effectivement été soumis par les Romains, mais que les Francs sont intervenus et que, finalement, leurs traditions sont largement présentes en France. 

    C’est une manière, bien sûr, d’appeler à se détourner de Rome et du Pape, de la Renaissance, pour se tourner vers l’humanisme et le protestantisme se développant alors dans les pays allemands et tchèques. C’est une tentative de modifier le choix stratégique fait par François Ier de se tourner vers l’Italie.

    L’idéalisation des Francs est une manière de rejeter l’Italie de son époque. On lit ainsi dans la Francogallia :

    « Acceptons cet augure, ceux-là sont véritablement les Francs [le terme étant lié au terme « liberté » historiquement], qui, après avoir renversé la tyrannie, ont su conserver leur liberté, même sous l’autorité royale ; ceux-là seuls sont dignes du vil nom d’esclaves, qui se soumettent à la violence des tyrans, aux brigands et aux bourreaux, comme des troupeaux aux bouchers.

    Aussi les Francs ont toujours eu des rois, même lorsqu’ils déclaraient prendre en main la cause de la liberté, et en établissant des rois, ils ne se donnaient ni des tyrans, ni des bourreaux, mais des chefs, des gardiens et des défenseurs. »

    La monarchie française, issue des Francs, aurait donc la même base et François Hotman peut affirmer en ce sens que :

    « Le pouvoir suprême n’était pas attribué à tel ou tel homme, à Pépin, à Charles ou à Louis, mais à la majesté royale, dont le véritable et unique siège était l’Assemblée générale de la nation. »

    De ce fait, la guerre civile devient alors tout à fait justifiée dand certains cas :

    « Toutes séditions sont fâcheuses ; cependant, il en est de justes et presque nécessaires, par exemple lorsque le peuple, opprimé par un tyran féroce, cherche son salut dans l’assemblée nationale régulièrement convoquée. »

    Le courant monarchomaque oppose à la toute-puissance royale une assemblée nationale à laquelle le Roi serait obligé de se subordonner, cherchant à modifier l’option italienne choisie par François Ier et qui s’est notamment concrétisée par une importante influence italienne en France.

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