Proudhon et le «socialisme français» contre le matérialisme dialectique et la social-démocratie

Le « Cercle Proudhon » fut une source d’inspiration pour le fascisme tentant de cimenter après 1918 en France, mais il n’a pas fourni de cadre idéologique bien déterminé. Tel était le prix à payer pour le proudhonisme.

Cependant, l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique était tout à fait conceptualisé. Le premier article des « Cahiers », qui suit la « Déclaration », commence immédiatement par un antisémitisme très net. On lit ainsi :

« Au lendemain du jour où l’Italie fête le centenaire de Cavour, nous verrons une chose horrible : le monument Proudhon, à Besançon, sera inauguré par [le président de la république] M. Fallières. Le fonctionnaire qui représente l’Étranger de l’intérieur, la créature des Reinach, Dreyfus et Rothschild officiera devant l’image du puissant écrivain révolutionnaire, mais français, à qui nous devons ce cri de douleur, qu’il jette à propos de Rousseau : « Notre patrie qui ne souffrit jamais que de l’influence des étrangers… »

Rotschild désigne la famille de banquiers juifs d’origine allemande, Dreyfus désigne l’officiel juif alsacien principal protagoniste de l’affaire ayant son nom, quant à Reinach, cela désigne Joseph Reinach, fils de banquier allemand, député et journaliste engagé au premier rang en faveur d’Alfred Dreyfus.

Cette ligne est sans conteste national-révolutionnaire. Elle assimile le régime à une entité fantoche dans la main des « Juifs ». Et ce qui est très important ici, c’est que c’est Charles Maurras, le dirigeant historique de l’Action française, qui a écrit l’article en question. Il s’agit ainsi d’une « reconnaissance » tacite de la tentative de formation d’une idéologie anticapitaliste romantique.

Charles Maurras précise dans l’article qu’il est en désaccord avec Pierre-Joseph Proudhon, que ce dernier a affirmé beaucoup de choses erronées à ses yeux, mais que :

« De cœur, de chair, de sang, de goût, Proudhon est débordant de naturel français, et la qualité nationale de son être entier s’est parfaitement exprimée dans ce sentiment, qu’il a eu si fort, de notre intérêt national. Patriote, au sens où l’entendirent les hommes de 1840, 1850, 1860, je ne sais si Proudhon le fut. Mais il était nationaliste comme un Français de 1910. »

Le second texte du premier « Cahier » s’intitule « Proudhon » et consiste en une conférence du « Cercle » : c’est donc son point de vue en tant que tel. Pierre-Joseph Proudhon est présenté comme « notre grand philosophe socialiste français ».

C’est là la thèse essentielle, c’est là le but ultime du fascisme en France : formuler l’idéologie d’un « socialisme français ». L’ennemi est également immédiatement présenté, il s’agit pour le « Cercle » de « l’Église marxiste orthodoxe ».

Il est ainsi dit que :

« Sedan n’a pas été seulement le Sedan de notre puissance militaire, économique et politique, il a été le Sedan de la culture française, et cela jusque sur le terrain du socialisme, livré désormais à l’hégémonie de la social-démocratie allemande et à l’influence exclusive de Marx. »

Dans un article contre les socialistes français, intitulé « Satellites de la ploutocratie », on lit pareillement :

« La Social-démocratie allemande a, depuis 1870, étouffé le socialisme international sous son hégémonie ; Marx (et quel Marx : un Marx lasallisé, prussianisé, engelsifié) l’a emporté sur Proudhon. »

Est-ce vrai ? Absolument pas. Le marxisme n’a jamais réellement pénétré en France à ce moment-là et les socialistes français sont à mille lieux idéologiquement et culturellement de la social-démocratie allemande. Leur grand chef de file, Jean Jaurès, est lui-même dans l’esprit du proudhonisme, de la défense de la petite propriété privée généralisée, et il assume tout à fait, en tout état de cause, son « Socialisme français » contre le marxisme.

De toutes manières, on peut d’ailleurs lire dans les « Cahiers » que les socialistes ne sont pas marxistes. Mais justement, cette contradiction dans l’explication faite par les « Cahiers » s’explique par la nécessité démagogique de la propagande. L’objectif est d’empêcher l’avènement du marxisme. C’est pour cela que le fascisme n’a en France, pas eu le niveau de la variante allemande du national-socialisme, qui faisait face à un solide Parti Communiste d’Allemagne.

En France, le « socialisme » n’a jamais dépassé réellement en pratique le proudhonisme, c’est-à-dire un débat au sujet de réformes d’ampleur au sein même du capitalisme. Même le Parti Communiste français, dans les années 1920, était profondément marqué dans son approche, dans son style, par le proudhonisme, avant la bolchevisation.

A cela, l’Action française ajoute une ligne idéologique nationaliste, farouchement anti-allemande. Le marxisme et le triomphe prussien de la guerre de 1870-1871 sont ainsi « assimilés », Pierre-Joseph Proudhon faisant office de levier idéologique, comme référence à la France d’avant le marxisme et d’avant la défaite de Napoléon III à Sedan.

Or, la France ayant été victorieuse durant la guerre de 1914-1918, tout cet échafaudage idéologique ne pouvait se prolonger, surtout que le « Cercle Proudhon » avait expliqué que la « Finance » ne voulait pas de la guerre, que l’Etat n’assumerait jamais le patriotisme et la guerre, etc.

Qualifier Pierre-Joseph Proudhon de « frondeur, amant de la liberté, ennemi né de l’autorité, fédéraliste », n’était plus d’aucune utilité alors qu’il ne s’agissait plus de se « rebeller » contre l’Allemagne présentée comme dominante, socialiste, prussienne, etc.

Reste l’anticapitalisme romantique, puisque les articles dénoncent « l’Etat judéo-républicain », « l’Or juif », les « quatre États confédérés » (Juifs, Métèques, Maçons et Protestants), « cet État qui est surtout, actuellement, Juif », les « dangers que la Haute finance et l’Internationale juive figurent pour la Civilisation », la « ploutocratie internationale », la « féodalité financière », le « régime de l’or », etc.

Le « Cercle Proudhon » est pour le capitalisme, tout en étant contre, affirmant tout et son contraire. On est là dans le « style » Proudhon, ce dernier étant connu pour ses propos confus, contradictoires, décousus, boursouflés, etc.

Ainsi, le « Cercle Proudhon » reste en définitive surtout une critique « conservatrice révolutionnaire » ; comme il est dit dans l’article « Notre première année » :

« Oui, nous sommes résolument opposés au capitalisme politique.

Par syndicalisme, par nationalisme, par catholicisme, nous sommes opposés à la domination de l’or, à la ploutocratie, qu’elle soit nationale ou internationale, qu’elle règne sous son nom propre ou sous le couvert de la république ou de la monarchie ».

Le « Cercle Proudhon » n’a pas pu dépasser cette limite historique, de par l’histoire de France, en raison du succès même du proudhonisme dans une société française sous hégémonie idéologique du petit propriétaire tant à l’extrême-gauche qu’à l’extrême-droite.

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La déclaration du «Cercle Proudhon»

Les « Cahiers » du « Cercle Proudhon » ne sont pas parvenus à une synthèse fasciste à laquelle sont parvenus en Italie le fascisme et en Allemagne le national-socialisme. Ces synthèses fascistes possédaient par ailleurs un tiraillement profond entre des tendances conservatrices et plébéiennes.

C’est précisément cet aspect qui a posé problème au fascisme français. Ce dernier a été incapable de dépasser la dynamique antidémocratique pour arriver à proposer un projet de société. Le nationalisme a été proposé comme seul horizon, sans que soit proposé l’idéologie conséquente d’une société organique.

Même Charle Maurras, le grand théoricien de l’Action française, n’a jamais dépassé le cap de la simple critique de la démocratie et de la république. Nombre de contre-valeurs sont proposées, comme la décentralisation, la monarchie, etc. mais il n’y a jamais de véritable direction proposée sur le long terme.

L’anticapitalisme romantique ne dépasse pas les remarques critiques, le simple soutien à l’esprit et aux valeurs du petit propriétaire. Le parcours de Georges Valois, une figure importante du « Cercle Proudhon », est ici représentatif. Il quitte l’Action française qu’il avait rejoint en 1906 et lui arrache même sa maison d’édition, la « Nouvelle librairie nationale », ayant fondé en 1925 « Le faisceau des combattants et des producteurs », soutenant le fascisme italien et lui-même appuyé par deux milliardaires, le parfumeur Francois Coty et l’industriel du cognac Jean Hennessy.

Aux yeux de Georges Valois :

« Fascisme et bolchevisme sont une même réaction contre l’esprit bourgeois et ploutocratique. Au financier, au pétrolier, à l’éleveur de porcs qui se croient les maîtres du monde et veulent l’organiser selon la loi de l’argent, selon les besoins de l’automobile, selon la philosophie des cochons, et plier les peuples à la politique du dividende, le bolcheviste et le fasciste répondent en levant l’épée. L’un et l’autre proclament la loi du combattant ». (La Révolution nationale)

La nouvelle organisation ne tiendra qu’une année, marquée notamment par une attaque des locaux de l’Action française, dont les membres répliquèrent à coups de pistolet, par les « chemises bleues » du « faisceau ».

Georges Valois passe alors dans le camp du mutellisme proudhonien réformiste, fondant le « Parti Républicain Syndicaliste » et les Cahiers bleus pour la république syndicale, écrivant « Technique pour une révolution syndicale », tentant de rejoindre le parti socialiste SFIO avec l’appui du trotskyste Marceau Pivert, pour finir déporté par les nazis.

De son côté, Edouard Berth rejoint le Parti Communiste français à sa fondation, pour remettre en avant le syndicalisme révolutionnaire dans les années 1930.

Si toutes les conceptions du fascisme étaient présentes, il n’y a jamais eu de synthèse française, en raison justement de la tradition du proudhonisme, qui a bloqué l’idée même de synthèse, de théorie. Sur ce plan, l’idéologie de Georges Sorel est tout à fait conforme au proudhonisme, avec son refus de la politique, son « mythe mobilisateur » de la grève générale, etc.

Ainsi, les variantes du proudhonisme ont toujours oscillé entre syndicalisme révolutionnaire, fascisme, « révolution conservatrice », corporatisme, mutuellisme, etc., c’est-à-dire entre des variantes réformistes et socialisantes proches de la social-démocratie anti-marxiste et les mouvements d’extrême-droite qui, en France, sont restés dans un esprit conservateur.

Cela est très visible dans la « Déclaration » publié dans le premier « Cahier » du « Cercle Proudhon ». Le proudhonisme est utilisé comme moyen de remettre en avant des valeurs traditionnelles et conservatrices, de critiquer le capitalisme de manière antisémite au moyen de la référence du « sang », etc. On a clairement les mêmes valeurs que le fascisme. Mais il lui manque justement l’idéalisme du fascisme, son romantisme agressif et total.

« Les Français qui se sont réunis pour fonder le Cercle P.-J. Proudhon sont tous nationalistes. Le patron qu’ils ont choisi pour leur assemblée leur a fait rencontrer d’autres Français qui ne sont pas nationalistes, qui ne sont pas royalistes et qui se joignent à eux pour participer à la vie du Cercle et à la rédaction des Cahiers. Le groupe initial, ainsi étendu, comprend des hommes d’origines diverses, de conditions différentes, qui n’ont point d’aspirations politiques communes, et qui exposeront librement leurs vues dans les Cahiers.

Mais républicains fédéralistes, nationalistes intégraux et syndicalistes, ayant résolu le problème politique ou l’éloignant de leur pensée, tous sont également passionnés pour l’organisation de la cité française selon des principes empruntés à la tradition française qu’ils retrouvent dans l’œuvre proudhonienne et dans les mouvements syndicalistes contemporains, et tous sont parfaitement d’accord sur ces points :

I La démocratie libérale est la plus grande erreur du siècle passé. Si l’on veut vivre, si l’on veut travailler, si l’on veut posséder dans la vie sociale les plus hautes garanties humaines pour la Production et pour la Culture, si l’on veut conserver et accroître le capital moral, intellectuel et matériel de la civilisation, il est absolument nécessaire de détruire les institutions démocratiques.

II. La démocratie libérale idéale est la plus sotte des rêveries.

La démocratie historique, réalisée sous les couleurs que lui connaît le monde moderne, est une maladie mortelle pour les nations, pour les sociétés humaines, pour les familles, pour les individus. Ramenée parmi nous pour instaurer le règne de la vertu, elle tolère et encourage toutes les licences. Elle est théoriquement un régime de liberté ; pratiquement elle a horreur des libertés concrètes, réelles et elle nous a livrés à quelques grandes compagnies de pillards, politiciens associés à des financiers ou dominés par eux, qui vivent de l’exploitation des producteurs.

III. La démocratie libérale enfin a permis, dans l’économie et dans la politique, le rétablissement du régime capitaliste qui détruit dans la cité ce que les idées démocratiques dissolvent dans l’esprit, c’est-à-dire la nation, la famille, les mœurs, en substituant la loi de l’or aux lois du sang.

IV. La démocratie libérale vit de l’or (du règne de l’argent) et d’une perversion de l’intelligence. Elle mourra du relèvement de l’esprit et du rétablissement des institutions que les Français créent ou recréent pour la défense de leurs libertés et de leurs intérêts spirituels et matériels. C’est à favoriser cette double entreprise que l’on travaillera au Cercle Proudhon.

On luttera sans merci contre la fausse science qui a servi à justifier les idées démocratiques et contre les systèmes économiques qui sont destinés, par leurs inventeurs, à abrutir les classes ouvrières, et l’on soutiendra passionnément les mouvements qui restituent aux Français, dans les formes propres au monde moderne, leurs franchises et qui leur permettent de vivre en travaillant avec la même satisfaction du sentiment de l’honneur que lorsqu’ils meurent en combattant.

Les Fondateurs du cercle Proudhon et Rédacteurs des Cahiers : Jean Darville [Edouart Berth], Henri Lagrande, Gilbert Maire, René de Marans, André Pascalon, Marius Riquier, Georges Valois, Albert Vincent. »

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Le «Cercle Proudhon» (1912-1913)

A partir du moment où Pierre-Joseph Proudhon proposait un romantisme économique, il était inévitable qu’il serve les utopistes et la bourgeoisie au XIXe siècle, et le fascisme au début du XXe siècle. Sa conception d’un « retour en arrière » coïncide avec l’exigence de la bourgeoisie de prétendre faire partir en arrière la roue de l’histoire, face au communisme.

De la même manière, l’ultra-modernisation de la fraction la plus agressive de la bourgeoisie ne pouvait avoir l’accord des masses, ainsi même qu’une mobilisation de soutien, que s’il existait idéologiquement un projet de société protectrice, et pas seulement conquérante.

En Allemagne, l’antisémitisme « révolutionnaire » né dans le prolongement de Eugen Dühring et d’autres à la fin du XIXe siècle parviendra à se synthétiser dans le national-socialisme et diverses variantes « national-révolutionnaires », prétendant toutes protéger de manière « naturelle » la société en « rétablissant » la communauté à son état « normal », sans les « parasites ».

En France, le fascisme ne parviendra pas à réaliser une synthèse de ce type, malgré un nombre effarant de « laboratoires » d’extrême-droite oeuvrant en ce sens au début du XXe siècle.

L’historien Zeev Sternhell constate ainsi :

« Le fascisme français, héritier direct de Barrès et de Drumont, de Sorel et de Janvion, de Berth et de Biétry, se distingue aussi par la richesse de ses variantes et de ses courants. C’est en France, plus encore qu’en Italie, que le fascisme présente une diversité qui permet mieux qu’ailleurs d’en dégager un paradigme, un « type idéal. » (…) Plus qu’ailleurs, c’est en France que fleurissent toutes les chapelles du fascisme, tous les clans et groupuscules possibles et imaginables. Ce foisonnement de tendances et d’écoles est certes pour beaucoup dans l’impuissance politique du fascisme français.

Mais il atteste aussi de sa richesse idéologique et de son potentiel. L’imprégnation fasciste dans ce pays fut bien plus profonde et les milieux touchés bien plus nombreux qu’on ne l’imagine ou qu’on ne le reconnaît d’ordinaire »

Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche: l’idéologie fasciste en France

De tous ces « laboratoires » du fascisme, le plus connu fut le « cercle Proudhon », qui publia quelques « cahiers » (quatre dont deux doubles).

Le « Cercle Proudhon » s’appuie notamment sur l’activisme de Henri Lagrange (1893-1915) au sein des monarchistes de l’Action française, qui joue tant sur le tableau paramilitaire (notamment à Paris dans le quartier latin avec les « camelots du roi » munis de cannes plombées) qu’intellectuel et culturel.

Henri Lagrange était vite devenu un activiste de premier plan, dès l’adolescence même, faisant par ailleurs six mois de prison pour avoir giflé le président de la république lors d’une commémoration. Il deviendra ensuite secrétaire général des étudiants de l’Action française, organisation qui l’exclura en 1913 pour ses velléités de coup d’État. Il aurait pu jouer un rôle capital après-guerre s’il n’était pas décédé lors de celle-ci.

Le concept du « Cercle Proudhon » est typiquement fasciste : il s’agit d’allier la critique romantique de la société faite par les monarchistes à une critique anti-capitaliste romantique, à savoir celle faite par Georges Sorel.

Sorel se place ici dans le prolongement de Pierre-Joseph Proudhon, à la recherche d’une troisième voie entre capitalisme et communisme. On retrouve, comme chez Pierre-Joseph Proudhon et d’ailleurs les anarchistes en général, le refus du concept marxiste de « plus-value » et de la théorie en général, le rejet de la politique, la négation de la théorie au profit d’une « mystique de l’action », etc.

Le sens même de la démarche historique de Pierre-Joseph Proudhon se révélait de toutes manières au grand jour, avec le « besoin » d’une idéologie fasciste ; ainsi pour le premier centenaire de sa naissance en 1909, la gerbe sur sa tombe déposée par « Comité d’action des syndicalistes royalistes » portait un ruban où l’on pouvait lire :

« A P.J. Proudhon, au patriote français qui combattit le principe des nationalités en Europe, au justicier socialiste qui dénonça les crimes sociaux de la Révolution et les mensonges économiques du collectivisme juif, à l’immortel auteur du Principe fédératif. »

On a donc avec le « Cercle Proudhon » une « synthèse » idéologique possible, sur la base du rejet de la « démocratie » et du « libéralisme », c’est-à-dire la mise en place d’une idéologie corporatiste dans l’esprit du fascisme.

Le symbole du « Cercle Proudhon ».

Lors de la première réunion du « Cercle Proudhon », on trouve ainsi à la fois des monarchistes, au nombre de cinq (plus un sympathisant), dont Georges Valois, et des « soréliens », au nombre de deux, dont Edouard Berth. L’intellectuel Georges Bernanos participera également au projet, restreint sur le plan militant et également sur le plan de la diffusion, les « Cahiers » tirant à 660 exemplaires, pour 200 abonnés.

Sorel, quant à lui, ne soutient pas le projet même s’il le suit, ce qui n’empêche pas Lagrange, lors du premier anniversaire du « Cercle Proudhon » en mai 1912, de déclarer :

« Sans Georges Sorel, le Cercle Proudhon ne pourrait exister ; il sera donc toujours honoré et admiré comme un maître. »

C’est une contradiction parmi beaucoup d’autres et le « Cercle Proudhon » ne résistera pas à la première guerre mondiale impérialiste, l’Action française redevenant ouvertement conservatrice. Mais cela a été une tentative importante ; pour preuve, voici ce qu’on lit dans l’étonnant article de Charles Maurras suite à l’assassinat de Jean Jaurès :

« Nous nous sommes inclinés hier devant la dépouille sanglante de M. Jean Jaurès, et nous avons immédiatement exprimé la réprobation que nous inspirait cet attentat deux fois criminel, puisqu’il est stupide.

L’incomparable honneur qui vient d’être accordé à M. Jean Jaurès de tomber en signe de sa foi et de sa doctrine affranchit sa personne des jugements d’ordre moral sur sa politique et son action. Seules ses idées restent exposées au débat qui ne peut mourir (…).

Depuis une vingtaine d’années, non seulement la France, mais le parti socialiste et démocratique français se trouvait au carrefour d’Hercule, entre le maximum et le minimum de l’effort national.

Ma jeunesse a connu des socialistes presque chauvins. Il en était même d’antisémites, dont quelques uns se retrouvèrent à l’affaire Dreyfus, contre Dreyfus ou bien sur un terrain de stricte neutralité.

L’hypothèse d’un socialisme nationaliste n’était pas plus improbable qu’une autre vers l’année 1894. Le nationalisme sous-entend une idée de protection du travail et des travailleurs (…).

Si l’Etat doit être solide pour faire face à l’Etranger, il doit l’être bien davantage pour résister à cet insaisissable étrangère, la Finance, à ce pouvoir cosmopolite, le Capital ! »

C’est une ligne conjuguant nationalisme et critique du capitalisme dans l’esprit de Pierre-Joseph Proudhon.

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Proudhon et son rejet du principe de mode de production

Pierre-Joseph Proudhon a finalement la même conception que Eugen Dühring : il pense que des gens se sont imposés politiquement et qu’ils ont façonné l’économie selon leurs désirs. Il n’a pas compris le principe du mode de production. En fait, aujourd’hui, on peut dire qu’à gauche, soit on comprend au moins au minimum le principe du mode de production, soit on bascule dans le « socialisme français » de type fasciste.

Voici comment Karl Marx critique Pierre Joseph Proudhon sur ce plan :

« Les catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production.

M. Proudhon, en vrai philosophe, prenant les choses à l’envers, ne voit dans les rapports réels que les incarnations de ces principes, de ces catégories, qui sommeillaient, nous dit encore M. Proudhon le philosophe, au sein de la “raison impersonnelle de l’humanité”.

M. Proudhon l’économiste a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports déterminés de production. Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc.

Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel.

Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux.

Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont des. produits historiques et transitoires.

Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées (…).

La féodalité aussi avait son prolétariat – le servage, qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes, qu’on désigne également sous le nom de beau côté et de mauvais côté de la féodalité, sans considérer que c’est toujours le mauvais côté qui finit par l’emporter sur le côté beau.

C’est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte.

Si, à l’époque du règne de la féodalité, les économistes, enthousiasmés des vertus chevaleresques, de la bonne harmonie entre les droits et les devoirs, de la vie patriarcale des villes, de l’état de prospérité de l’industrie domestique dans les campagnes, du développement de l’industrie organisée par corporations, jurandes, maîtrises, enfin de tout ce qui constitue le beau côté de la féodalité, s’étaient proposé le problème d’éliminer tout ce qui fait ombre à ce tableau – servage, privilèges, anarchie – qu’en serait-il arrivé?

On aurait anéanti tous les éléments qui constituaient la lutte, et étouffé dans son germe le développement de la bourgeoisie. On se serait posé l’absurde problème d’éliminer l’histoire.

Lorsque la bourgeoisie l’eut emporté, il ne fut plus question ni du bon, ni du mauvais côté de la féodalité. Les forces productives qui s’étaient développées par elle sous la féodalité, lui furent acquises.

Toutes les anciennes formes économiques, les relations civiles qui leur correspondaient, l’état politique qui était l’expression officielle de l’ancienne société civile, étaient brisés.

Ainsi, pour bien juger la production féodale, il faut la considérer comme un mode de production fondé sur l’antagonisme.

Il faut montrer comment la richesse se produisait au dedans de cet antagonisme, comment les forces productives se développaient en même temps que l’antagonisme des classes, comment l’une des classes, le mauvais côté, l’inconvénient de la société, allait toujours croissant, jusqu’à ce que les conditions matérielles de son émancipation fussent arrivées au point de maturité.

N’est-ce pas dire assez que le mode de production, les rapports dans lesquels les forces productives se développent, ne sont rien moins que des lois éternelles, mais qu’ils correspondent à un développement déterminé des hommes et de leurs forces productives, et qu’un changement survenu dans les forces productives des hommes amène nécessairement un changement dans leurs rapports de production ?

Comme il importe avant tout de ne pas être privé des fruits de la civilisation, des forces productives acquises, il faut briser les formes traditionnelles dans lesquelles elles ont été produites. Dès ce moment, la classe révolutionnaire devient conservatrice. »

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Proudhon : une critique romantique de la machine

Karl Marx constate dans Misère de la philosophie que Pierre-Joseph Proudhon a une analyse toute particulière du rôle de la machine. Pierre-Joseph Proudhon est un petit-bourgeois, pour lui la machine équivaut à l’atelier, et par conséquent tant à l’existence d’un contre-maître que d’emplois circonscrits à une fonction bien précise.

Pierre-Joseph Proudhon ne veut pas de cela, car il a en tête l’artisan du moyen-âge, qui n’a personne au-dessus de lui et qui réalise lui-même toutes les étapes de la production d’un objet.

Voici comment Karl Marx résume le point de vue de Pierre-Joseph Proudhon :

« Après avoir supposé l’atelier moderne, pour faire découler de la division du travail la misère, M. Proudhon suppose la misère engendrée par la division du travail, pour arriver à l’atelier et pour pouvoir le représenter comme la négation dialectique de cette misère.

Après avoir frappé le travailleur au moral par une fonction dégradante, au physique par la modicité du salaire; après avoir mis l’ouvrier dans la dépendance du contremaître, et rabaissé son travail jusqu’à la manœuvre d’un goujat, il s’en prend de nouveau à l’atelier et aux machines pour dégrader le travailleur “en lui donnant un maître”, et il achève son avilissement en le faisant “déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre”. »

La machine « dégrade » l’artisan qui auparavant faisait tout. Et comment l’artisan aurait-il été pris au piège ? Selon Pierre-Joseph Proudhon, en raison de la division du travail, qui aurait existé avant les machines, celles-ci venant en fait rassembler les forces éparpillées par la division du travail.

Ce qui l’amène à attribuer alors aux machines un rôle positif, voyant en la division du travail la thèse, en les machines l’anti-thèse et fantasmant sur une synthèse totalement idéaliste et digne du film Metropolis de Fritz Lang, dont la fin est une allégorie de l’idéologie fasciste.

Pierre-Joseph Proudhon et ses Enfants,
par Gustave Courbet, 1865.

En pratique, Pierre-Joseph Proudhon a une critique idéaliste de la machine, et Karl Marx rappelle la véritable nature de celle-ci :

« Le travail s’organise, se divise autrement selon les instruments dont il dispose. Le moulin à bras suppose une autre division du travail que le moulin à vapeur. C’est donc heurter de front l’histoire que de vouloir commencer par la division du travail en général, pour en venir ensuite à un instrument spécifique de production, les machines.

Les machines ne sont pas plus une catégorie économique, que ne saurait l’être le bœuf qui traîne la charrue. Les machines ne sont qu’une force productive. L’atelier moderne, qui repose sur l’application des machines, est un rapport social de production, une catégorie économique. »

La preuve de cela est que les machines renforcent la division du travail, alors que Pierre-Joseph Proudhon imagine qu’elle font cesser la division du travail. Ici, il n’a pas compris que les machines ne cesseraient d’avoir un rôle négatif – plaçant les êtres humains à des postes répétitifs amenant à l’idiotie – que lorsqu’elles seraient automatisées.

Karl Marx annonce ici la robotisation, et dénonce le romantisme qui veut aller en arrière :

« Outils simples, accumulation des outils, outils composés, mise en mouvement d’un outil composé par un seul moteur manuel, par l’homme, mise en mouvement de ces instruments par les forces naturelles, machine, système des machines ayant un automate pour moteur, – voilà la marche des machines (…).

Ce qui caractérise la division du travail dans l’atelier automatique, c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. L’atelier automatique efface les espèces et l’idiotisme du métier.

M. Proudhon, n’ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l’atelier automatique, fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. Personne ne contestera que faire un mouvement en avant et un autre en arrière, c’est également faire un mouvement synthétique.

En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au-delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. Il suffit, dit-il quelque part dans son livre, d’avoir fait une seule fois dans sa vie un chef-d’œuvre, de s’être senti une seule fois homme. N’est-ce pas là, pour la forme autant que pour le fond, le chef-d’œuvre exigé par le corps de métier du moyen âge ? »

De fait, voici ce que Pierre-Joseph Proudhon disait justement :

« Parlez-moi de la propriété féodale qui a duré jusqu’en 1789, qui s’était propagée, enracinée profondément parmi les bourgeois et les paysans, mais qui, depuis soixante ans, a subi, jusque dans les campagnes, des modifications si profondes.

Ici encore… le principe de la division des industries existant à peine, la propriété était tout ; la famille était comme un petit monde ferme et sans communications extérieures… On passait des années entières presque sans argent ; on ne tirait rien de la ville ; chacun chez soi, chacun pour soi ; on n’avait besoin de personne.

La propriété était une vérité ; l’homme, par la propriété, était complet. »

Solution du problème social

La conception d’un « homme complet » par la petite propriété, voilà le sens petit-bourgeois du proudhonisme.

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Proudhon et l’arbitraire de la «féodalité industrielle»

Pierre-Joseph Proudhon entend réformer le capitalisme, par en quelque sorte le principe de la coopération des petits propriétaires. Personne ne doit en quelque sorte « arnaquer » personne et tout le monde doit payer une sorte de « juste prix ». C’est là une vision idéalisée des échanges directs, du troc.

Cette idéologie est de fait extrêmement puissante en France (Notre-Dame-des-Landes, la décroissance, etc.).

Ce « mutuellisme » dispose de forces permettant de réguler en quelque sorte le système. Il faut ainsi des mutuelles fournissant des crédits pour les investissements. Dans la logique de Pierre-Joseph Proudhon, ces prêts se font sans intérêt, ou bien minime pour les frais d’administration. Il faut par contre fournir une caution, une hypothèque, etc. pour obtenir ce prêt. Pour les plus pauvres, il y a ainsi une « banque du peuple », échangeant des outils, des crédits, contre des heures de travail.

Portrait de Pierre Joseph Proudhon,
par Gustave Courbet, 1865.

De la même manière, des mutuelles d’assurance sont censées assurer les éventuels dommages encourus. Ici encore, les mutuelles ne doivent jamais chercher le profit. D’ailleurs, Pierre-Joseph Proudhon prévoit une « société de bourse » chargée de donner, mais à titre indicatif seulement, le prix censé être correct pour les biens et les services.

Ainsi, on a d’un côté l’échange solidaire et de l’autre l’accaparement. L’antisémitisme de Pierre-Joseph Proudhon est inévitable : il a besoin de justifier idéologiquement d’où provient le principe d’accaparement. Ne le voyant pas dans le capitalisme, car ne comprenant pas le rôle de la plus-value comme Karl Marx l’a expliqué, il est obligé de le trouver « à l’extérieur » de la société.

La critique de la bourse par Pierre-Joseph Proudhon est ici parlante. L’ironie est d’ailleurs ici qu’il s’agit d’un extrait de la préface de la troisième édition d’un… « Manuel du Spéculateur à la Bourse », qu’il a écrit comme œuvre de commande d’un éditeur.

Assumant son œuvre et en profitant pour diffuser sa vision du monde, Pierre-Joseph Proudhon constate donc :

« On a parlé des crimes de la Terreur, des hontes du Directoire, de l’arbitraire de l’Empire, des corruptions de la Légitimité et de la Monarchie Bourgeoise. Comparez donc ces misères avec la dissolution d’une époque qui a pris pour Décalogue la Bourse et ses œuvres, pour philosophie la Bourse, pour politique la Bourse, pour morale la Bourse, pour patrie et pour Église la Bourse ! »

Pierre-Joseph Proudhon place sur un même plan le prolétaire et le petit-bourgeois, tous deux victimes de l’arbitraire de la « féodalité industrielle », de « féodalité mercantile et industrielle ». De manière lyrique et exaltée à son habitude, Pierre-Joseph Proudhon affirme ainsi :

« Le boutiquier et le prolétaire voient en un jour leur loyer augmenté de moitié, de trois quarts, sans autre cause que le bon plaisir du maître de maison : et vous poursuivez comme crime d’État la grève du travailleur, grève dont la cause première est le loyer ; vous signalez aux vengeances de la multitude l’épicier, le charcutier, le boulanger, le marchand de vin, falsificateur, accapareur !…

Ah ! sachez-le une fois : les faits et gestes de la Bourse ont fait table rase de l’honnêteté commerciale ; l’exagération arbitraire, insultante des loyers, la mobilité des tarifs, les fusions de Compagnies, les confiscations, expulsions, pour cause d’utilité publique, ont détruit le respect de la propriété, et, ce qui est pire, l’amour du travail dans les cœurs. Nous n’existons plus que par la police, par la force. »

Cette expression petite-bourgeoise a été résumée de la manière suivante dans le fameux Manifeste communiste de Karl Marx et Friedrich Engels :

« 2. Le socialisme conservateur ou bourgeois

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise.

Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets.

Citons, comme exemple, la Philosophie de la misère de Pierre-Joseph Proudhon.

Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. La bourgeoisie ; comme de juste, se représente le monde où elle domine comme le meilleur des mondes.

Le socialisme bourgeois systématise plus ou moins à fond cette représentation consolante. Lorsqu’il somme le prolétariat de réaliser ses systèmes et d’entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait que l’inviter, au fond, à s’en tenir à la société actuelle, mais à se débarrasser de la conception haineuse qu’il s’en fait.

Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n’était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter.

Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’Etat.

Le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique.

Le libre-échange, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des prisons cellulaires, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu’il ait dit sérieusement.

Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois – dans l’intérêt de la classe ouvrière. »

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Proudhon et le «mutuellisme» comme antidote

Quels sont les remèdes dont parle Karl Marx, et que Pierre-Joseph Proudhon prétend avoir trouvé ? Quels sont les antidotes que Pierre-Joseph Proudhon considère avoir découvert, afin de gommer les aspects mauvais de la propriété ?

Proudhon vise, de fait, la fusion des travailleurs et de la bourgeoisie.

Voici son objectif :

« Que la bourgeoisie le sache ou l’ignore, son rôle est fini ; elle ne saurait aller loin, et elle ne peut pas renaître. Mais qu’elle rende son âme en paix !

L’avènement de la plèbe n’aura pas pour résultat de l’éliminer, en ce sens que la plèbe remplacerait la bourgeoisie dans sa prépondérance politique, par suite dans ses privilèges, propriétés et jouissances, pendant que la bourgeoisie remplacerait la plèbe dans son salariat.

La distinction actuelle, d’ailleurs parfaitement établie, entre les deux classes, ouvrière et bourgeoise, est un simple accident révolutionnaire.

Toutes deux doivent s’absorber réciproquement dans une conscience supérieure ; et le jour où la plèbe, constituée en majorité, aura saisi le pouvoir et proclamé, selon les inspirations du droit nouveau et les formules de la science, la réforme économique et sociale, sera le jour de la fusion définitive.

C’est sur des données nouvelles que les populations, qui ne vécurent longtemps que de leur antagonisme, doivent désormais se définir, marquer leur indépendance et constituer leur vie politique. »

De la Capacité politique des classes ouvrières

Pour ce faire, les travailleurs doivent devenir des capitalistes, mais de petits capitalistes, s’échangeant sur une base équitable, et étant solidaires entre eux. C’est une vision idéalisée du moyen-âge et Pierre-Joseph Proudhon appelle cela le « mutuellisme ».

Il explique ainsi :

« Le mot français mutuel, mutualité, mutuation, qui a pour synonyme réciproque, réciprocité, vient du latin mutuum, qui signifie prêt (de consommation), et dans un sens plus large, échange. On sait que dans le prêt de consommation l’objet prêté est consommé par l’emprunteur, qui n’en rend alors que l’équivalent, soit en même nature, soit sous toute autre forme. Supposez que le prêteur devienne de son côté emprunteur, vous aurez une prestation mutuelle, un échange par conséquent : tel est le lien logique qui a fait donner le même nom à deux opérations différentes.

Rien de plus élémentaire que cette notion : aussi n’insisterai-je pas davantage sur le côté logique et grammatical. Ce qui nous intéresse est de savoir comment, sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, Justice, substituée à celles d’autorité, communauté ou charité, on en est venu, en politique et en économie politique, à construire un système de rapports qui ne tend à rien de moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social.

À quel titre, d’abord, et sous quelle influence l’idée de mutualité s’est-elle emparée des esprits ?

Nous avons vu précédemment comment l’école du Luxembourg entend le rapport de l’homme et du citoyen vis-à-vis de la société et de l’État : suivant elle, ce rapport est de subordination. De là, l’organisation autoritaire et communiste.

À cette conception gouvernementale vient s’opposer celle des partisans de la liberté individuelle, suivant lesquels la société doit être considérée, non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibrations entre forces libres, dans lequel chacune est assurée de jouir des mêmes droits à la condition de remplir les mêmes devoirs, d’obtenir les mêmes avantages en échange des mêmes services, système, par conséquent essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute acception de fortunes, de rang et de classes.

Or, voici comment raisonnent et concluent ces anti-autoritaires ou libéraux.

Ils soutiennent que la nature humaine étant dans l’Univers l’expression la plus haute, pour ne pas dire l’incarnation de l’universelle Justice, l’homme et le citoyen tient son droit directement de la dignité de sa nature, de même que plus tard il tiendra son bien-être directement de son travail personnel et du bon usage de ses facultés, sa considération du libre exercice de ses talents et de ses vertus.

Ils disent donc que l’État n’est autre chose que la résultante de l’union librement formée entre sujets égaux, indépendants, et tous justiciers ; qu’ainsi il ne représente que des libertés et des intérêts groupés ; que tout débat entre le Pouvoir et tel ou tel citoyen se réduit à un débat entre citoyens ; qu’en conséquence il n’y a pas, dans la société, d’autre prérogative que la liberté, d’autre suprématie que celle du Droit. L’autorité et la charité, disent-ils, ont fait leur temps ; à leur place nous voulons la justice.

De ces prémisses, radicalement contraires à celles du Luxembourg, ils concluent à une organisation sur la plus vaste échelle du principe mutuelliste. — Service pour service, disent-ils, produit pour produit, prêt pour prêt, assurance pour assurance, crédit pour crédit, caution pour caution, garantie pour garantie, etc. : telle est la loi. C’est l’antique talion, œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en quelque sorte retourné, transporté du droit criminel et des atroces pratiques de la vendetta dans le droit économique, les œuvres du travail et les bons offices de la libre fraternité.

De là toutes les institutions du mutuellisme : assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuels, enseignement mutuel ; garanties réciproques de débouché, d’échange, de travail, de bonne qualité et de juste prix des marchandises, etc.

Voilà ce dont le mutuellisme prétend faire, à l’aide de certaines institutions, un principe d’État, une loi d’État, j’irai jusqu’à dire une sorte de religion d’État, d’une pratique aussi facile aux citoyens qu’elle leur est avantageuse ; qui n’exige ni police, ni répression, ni compression, et ne peut en aucun cas, pour personne, devenir une cause de déception et de ruine.

Ici, le travailleur n’est plus un serf de l’État, englouti dans l’océan communautaire ; c’est l’homme libre, réellement souverain, agissant sous sa propre initiative et sa responsabilité personnelle ; certain d’obtenir de ses produits et services un prix juste, suffisamment rémunérateur, et de rencontrer chez ses concitoyens, pour tous les objets de sa consommation, la loyauté et les garanties les plus parfaites.

Pareillement l’État, le Gouvernement n’est plus un souverain ; l’autorité ne fait point ici antithèse à la liberté : État, gouvernement, pouvoir, autorité, etc., sont des expressions servant à désigner sous un autre point de vue la liberté même ; des formules générales, empruntées à l’ancienne langue, par lesquelles on désigne, en certains cas, la somme, l’union, l’identité et la solidarité des intérêts particuliers.

Dès lors il n’y a plus lieu de se demander, comme dans le système bourgeois ou dans celui du Luxembourg, si l’État, le Gouvernement ou la communauté, doivent dominer l’individu, ou bien lui être subordonnés ; si le prince est plus que le citoyen, ou le citoyen plus que le prince ; si l’autorité prime la liberté, ou si elle est sa servante : toutes ces questions sont de purs non-sens.

Gouvernement, autorité, État, communauté et corporations, classes, compagnies, cités, familles, citoyens, en deux mots, groupes et individus, personnes morales et personnes réelles, tous sont égaux devant la loi, qui seule, tantôt par l’organe de celui-ci, tantôt par le ministère de celui-là, règne, juge et gouverne : Despotès ho nomos.

Qui dit mutualité suppose partage de la terre, division des propriétés, indépendance du travail, séparation des industries, spécialité des fonctions, responsabilité individuelle et. collective, selon que le travail est individualisé ou groupé ; réduction au minimum des frais généraux, suppression du parasitisme et de la misère.

— Qui dit communauté, en revanche, hiérarchie, indivision, dit centralisation, suppose multiplicité des ressorts, complication de machines, subordination des volontés, déperdition de forces, développement de fonctions improductives, accroissement indéfini de frais généraux, par conséquent création du parasitisme et progrès dans la misère. »

De la Capacité politique des classes ouvrières

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Proudhon et le «socialisme français» : deux devient un

Mao Zedong a résumé la dialectique par la célèbre formule « un devient deux ». En Chine populaire, la lutte contre le révisionnisme a coïncidé avec celle contre ceux qui suivaient la méthode « deux devient un ».

Pierre-Joseph Proudhon est en fait quelqu’un appliquant cette méthode du « deux devient un ». Il reconnaît la dialectique, mais la solution qu’il propose est de gommer le mauvais côté, au lieu de dépasser les deux aspects.

Toute sa démarche est celle du petit-bourgeois qui reconnaît les défauts de la propriété, mais considère qu’on peut effacer ceux-ci. Voici comment Karl Marx présente très adroitement la position de Proudhon :

« Pour lui, M. Proudhon, toute catégorie économique a deux côtés, l’un bon, l’autre mauvais. Il envisage les catégories comme le petit bourgeois envisage les grands hommes de l’histoire : Napoléon est un grand homme; il a fait beaucoup de bien, il a fait aussi beaucoup de mal.

Le bon côté et le mauvais côté, l’avantage et l’inconvénient, pris ensemble, forment pour M. Proudhon la contradiction dans chaque catégorie économique.

Problème à résoudre : conserver le bon côté en éliminant le mauvais (…).

Hegel n’a pas de problèmes à poser. Il n’a que la dialectique. M. Proudhon n’a de la dialectique de Hegel que le langage. Son mouvement dialectique, à lui, c’est la distinction dogmatique du bon et du mauvais.

Prenons un instant M. Proudhon lui-même comme catégorie. Examinons son bon et son mauvais côté, ses avantages et ses inconvénients.

S’il a sur Hegel l’avantage de poser des problèmes, qu’il se réserve de résoudre pour le plus grand bien de l’humanité, il a l’inconvénient d’être frappé de stérilité quand il s’agit d’engendrer par le travail d’enfantement dialectique une catégorie nouvelle.

Ce qui constitue le mouvement dialectique, c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à se poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. Ce n’est pas la catégorie qui se pose et s’oppose à elle-même par sa nature contradictoire, c’est M. Proudhon qui s’émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la catégorie.

Pris ainsi dans une impasse, d’où il est difficile de sortir par les moyens légaux, M. Proudhon fait un véritable soubresaut qui le transporte d’un seul bond dans une catégorie nouvelle. C’est alors que se dévoile à ses yeux étonnés la série dans l’entendement.

Il prend la première catégorie venue, et il lui attribue arbitrairement la qualité de porter remède aux inconvénients de la catégorie qu’il s’agit d’épurer. Ainsi les impôts remédient, s’il faut en croire M. Proudhon, aux inconvénients du monopole; la balance du commerce, aux inconvénients des impôts; la propriété foncière, aux inconvénients du crédit.

En prenant ainsi successivement les catégories économiques, une à une, et en faisant de celle-ci l’antidote de celle-là, M. Proudhon arrive à faire avec ce mélange de contradictions, deux volumes de contradictions, qu’il appelle à juste titre : Le Système des contradictions économiques (…).

Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté c’est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels; il emprunte aux socialistes l’illusion de ne voir dans la misère que la misère. Il est d’accord avec les uns et les autres en voulant s’en référer à l’autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d’une formule scientifique; il est l’homme à la recherche des formules.

C’est ainsi que M. Proudhon se flatte d’avoir donné la critique et de l’économie politique et du communisme : il est au-dessous de l’une et de l’autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d’entrer dans des détails purement économiques; au-dessous des socialistes, puisqu’il n’a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s’élever, ne serait-ce que spéculativement, au-dessus de l’horizon bourgeois.

Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.

Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires; il n’est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme. »

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Proudhon : un idéal de producteurs et de consommateurs directs

Comment Pierre-Joseph Proudhon argumente-il en faveur de son romantisme économique ? Dans Misère de la philosophie, Karl Marx constate, au départ, l’une des incroyables prétentions de Proudhon, qui, par ailleurs, a toujours été porteur d’une grande mégalomanie. En l’occurrence, Pierre-Joseph Proudhon prétend avoir « découvert » le premier l’opposition entre la valeur d’usage d’une chose, son utilité en quelque sorte, et sa valeur d’échange, c’est-à-dire sa valeur en tant que marchandise.

Or, Karl Marx note que David Ricardo l’a déjà dit, et il dit notamment à ce sujet :

« Ricardo est le chef de toute une école, qui règne en Angleterre depuis la Restauration. La doctrine ricardienne résume rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie anglaise, qui est elle-même le type de la bourgeoisie moderne.

“ Qu’en dira la postérité ? ” [se demandait Proudhon, prétendant avoir découvert ce que personne n’avait vu.] Elle ne dira pas que M. Proudhon n’a point connu Ricardo, car il en parle, il en parle longuement, il y revient toujours et finit par dire que c’est du “ fatras ”.

Si jamais la postérité s’en mêle, elle dira peut-être que M. Proudhon, craignant de choquer l’anglophobie de ses lecteurs, a mieux aimé se faire l’éditeur responsable des idées de Ricardo.

Quoi qu’il en soit, elle trouvera fort naïf que M. Proudhon donne comme “ théorie révolutionnaire de l’avenir ”, ce que Ricardo a scientifiquement exposé comme la théorie de la société actuelle, de la société bourgeoise, et qu’il prenne ainsi pour la solution de l’antinomie entre l’utilité et la valeur en échange ce que Ricardo et son école ont longtemps avant lui présenté comme la formule scientifique d’un seul côté de l’antinomie, de la valeur en échange. »

Ce point, Karl Marx y reviendra longuement au début du Capital. Il y traite aussi bien sûr de la question du salaire et de la valeur du travail. Or, ici Pierre-Joseph Proudhon a un point de vue éminemment petit-bourgeois. A ses yeux, une heure de travail vaut une heure de travail, et il suffirait pour établir l’égalité de s’appuyer, en quelque sorte, sur une comptabilité de ces heures.

Pierre-Joseph Proudhon voit donc tous les travailleurs comme des équivalents, quels que soient leurs emplois, et imagine que leurs salaires reflètent vraiment leur activité. C’est-à-dire qu’il n’a pas compris le principe de l’exploitation, ni d’ailleurs ce qu’est le capital.

Il ne comprend pas que le capital se fonde, pour évaluer la valeur d’un produit, sur là où il est produit le moins cher, en raison du principe de concurrence, il ne distingue aucune étape dans la production, il assimile les ouvriers aux autres travailleurs, etc.

Karl Marx note ainsi que :

« Adam Smith prend pour mesure de la valeur tantôt le temps du travail nécessaire à la production d’une marchandise, tantôt la valeur du travail. Ricardo a dévoilé cette erreur en faisant clairement voir la disparité de ces deux manières de mesurer. M. Proudhon renchérit sur l’erreur d’Adam Smith en identifiant les deux choses, dont l’autre n’avait fait qu’une juxtaposition.

C’est pour trouver la juste proportion dans laquelle les ouvriers doivent participer aux produits, ou, en d’autres termes, pour déterminer la valeur relative du travail, que M. Proudhon cherche une mesure de la valeur relative des marchandises.

Pour déterminer la mesure de la valeur relative des marchandises, il n’imagine rien de mieux que de donner pour équivalent d’une certaine quantité de travail la somme des produits qu’elle a créés, ce qui revient à supposer que toute la société ne consiste qu’en travailleurs immédiats, recevant pour salaire leur propre produit.

En second lieu, il pose en fait l’équivalence des journées des divers travailleurs.

En résumé, il cherche la mesure de la valeur relative des marchandises, pour trouver la rétribution égale des travailleurs et il prend une donnée déjà toute trouvée, l’égalité des salaires, pour s’en aller chercher la valeur relative des marchandises (…).

Tous les raisonnements de M. Proudhon se bornent à ceci : on n’achète pas le travail comme objet immédiat de consommation. Non, on l’achète comme instrument de production, comme on achèterait une machine. En tant que marchandise, le travail vaut et ne produit pas. M. Proudhon aurait pu dire tout aussi bien qu’il n’existe pas de marchandise du tout, puisque toute marchandise n’est acquise que dans un but d’utilité quelconque et jamais comme marchandise elle-même. »

Pierre-Joseph Proudhon idéalise la société capitaliste, qu’il espère sans marchandises, simplement composé de producteurs directs et de consommateurs directs, sans « intermédiaires », sans complexité en quelque sorte.

Il n’est pas difficile de voir le succès gigantesque de cette conception, par exemple avec le courant de la décroissance.

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Le romantisme économique de Proudhon

On sait que l’un des premiers écrits de grande importance de Karl Marx, qui est né en 1818, consiste en les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, qui seront publiés malheureusement bien après sa mort. On peut donc comprendre tout de suite l’importance de la lutte de Karl Marx contre Pierre-Joseph Proudhon en voyant qu’il a écrit une oeuvre directement en français, en 1847, pour attaquer celui-ci.

Le titre même, Misère de la philosophie, est une réponse à celui d’une œuvre de Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie de la misère,encore titré Contradictions économiques, et publié en 1846.

Système des contradictions économiques
ou Philosophie de la misère, 1846.

Karl Marx critique Pierre-Joseph Proudhon ici exclusivement sur le plan économique. Il lui reproche de ne pas avoir du tout compris quelles étaient les lois du capitalisme, et même en fait la nature de celui-ci. La critique de Marx est en pratique effectuée dans le même esprit que celle de Lénine dans son classique « Pour caractériser le romantisme économique ».

Pierre-Joseph Proudhon a une conception du « socialisme » qui en fait une sorte d’idéalisation de la société médiévale avec ses petits producteurs échangeant des biens. Le problème fondamental, c’est qu’il regrette cette société idéalisée, qu’il considère même qu’elle est possible aujourd’hui.

Karl Marx, dans Misère de la philosophie, constate ainsi :

« Cette juste proportion entre l’offre et la demande, qui recommence à faire l’objet de tant de vœux, a depuis longtemps cessé d’exister. Elle a passé à l’état de vieillerie. Elle n’a été possible qu’aux époques où les moyens de production étaient bornés, où l’échange s’agitait dans des limites extrêmement restreintes.

Avec la naissance de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de nouvelle prospérité et ainsi de suite.

Ceux qui, comme Sismondi [critiqué notamment par Lénine dans son « Pour caractériser le romantisme économique »], veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l’industrie des temps passés.

Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C’était la demande qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation.

La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande.

Dans la société actuelle, dans l’industrie basée sur les échanges individuels, l’anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.

Ainsi de deux choses, l’une :

Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.

Ou vous voulez le progrès sans l’anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels.

Les échanges individuels ne s’accordent qu’avec la petite industrie des siècles passés, et son corollaire de “ juste proportion ”, ou bien encore avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d’anarchie.

D’après tout ce que nous venons de dire, la détermination de la valeur par le temps du travail, c’est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne comme la formule régénératrice de l’avenir, n’est que l’expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle, ainsi que Ricardo l’a clairement et nettement démontré bien avant M. Proudhon. »

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Proudhon contre la démocratie, pour l’individu créateur de l’histoire

Conformément à l’idéologie ultra-libérale du fascisme, Pierre-Joseph Proudhon est contre la démocratie. Tant le fascisme et le national-socialisme ont exprimé la toute-puissance de l’État, mais justement comme structure supérieure, au-delà des classes, au-delà du peuple, légitimant la division en corporations, s’appuyant sur des individus.

C’est le contraire du communisme s’appuyant sur le matérialisme, sur le fait que les être humains sont le produit de la nature, que leur pensée est le reflet du mouvement de la matière. Proudhon est ici un théoricien du fascisme, niant l’humanité au nom des individus. Il dit ainsi :

« De tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades, celui que les communistes caressent le plus est la dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce, dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie privée, dictature partout : tel est le dogme (…).

Il lui faut UN HOMME. Après avoir supprimé toutes les volontés individuelles, il les concentre dans une individualité suprême, qui exprime la pensée collective, et, comme le moteur immobile d’Aristote, donne l’essor à toutes les activités subalternes. Ainsi, par le simple développement de l’idée, l’on est invinciblement amené à conclure que l’idéal de la communauté est l’absolutisme. Et vainement on alléguerait pour excuse que cet absolutisme sera transitoire ; puisque, si une chose est nécessaire un seul instant, elle le devient à jamais, la transition est éternelle. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère

C’est une critique très nette de la conception matérialiste, d’Averroès à Karl Marx, selon laquelle l’être humain ne pense pas, sa pensée étant un reflet.

Et l’impossibilité d’un dénominateur commun, d’une force commune – à l’opposé donc de Jean-Jacques Rousseau et de son « contrat social » façonné lors des Lumières – amène donc à la négation pure et simple de la démocratie. La seule chose vraie est l’individu, il n’y a rien « au-dessus ». Pierre-Joseph Proudhon théorise la conception fasciste de la négation de la démocratie, du suffrage universel.

Aux yeux de Proudhon :

« La démocratie n’est autre chose que la tyrannie des majorités, tyrannie la plus exécrable de toutes ; car elle ne s’appuie ni sur l’autorité d’une religion, ni sur une noblesse de race, ni sur les prérogatives du talent et de la fortune : elle a pour base le nombre, et pour masque le nom du peuple (…).

Le suffrage universel est une sorte d’atomisme par lequel le législateur, ne pouvant faire parler le peuple dans l’unité de son essence, invite les citoyens à exprimer leur opinion par tête, viritim, absolument comme le philosophe épicurien explique la pensée, la volonté, l’intelligence, par des combinaisons d’atonies. C’est athéisme politique dans la plus mauvaise signification du mot. Comme si, de l’addition d’une quantité quelconque de suffrages, pouvait jamais résulter une pensée générale ! »

Organisation du crédit et de la circulation et solution du problème social sans impôt, sans emprunt

Pierre-Joseph Proudhon élabore donc la théorie idéaliste, typique du futur idéalisme fasciste, de l’individu progressant individuellement, en tant que « travailleur », défini par lui comme « le commerçant, l’industriel, le laboureur, le savant, l’artiste ».

C’est la conception fasciste même. Voici ce que dit Proudhon :

« Ce qui adoucit les mœurs, et qui fait peu à peu régner le droit à la place de la force, ce qui fonde la sécurité, qui crée progressivement la liberté et l’égalité, c’est, bien plus que la religion et l’État, le travail ; c’est, en premier lieu, le commerce et l’industrie ; c’est ensuite la science, qui le spiritualise ; c’est, en dernière analyse, l’art, sa fleur immortelle.

La religion, par ses promesses et ses terreurs, l’État, par ses tribunaux et ses armées, n’ont fait que donner au sentiment du droit, trop faible chez les premiers hommes une sanction, la seule intelligible à des esprits farouches.

Pour nous, que l’industrie, les sciences, les lettres, les arts, ont corrompus, comme disait Jean-Jacques [Rousseau], cette sanction réside ailleurs : elle est dans la division des propriétés, dans l’engrenage des industries, dans le développement du luxe, dans le besoin impérieux de bien-être, besoin qui fait à tous une nécessité du travail.

Après la rudesse des premiers âges, après l’orgueil des castes et la constitution féodale des premières sociétés, un dernier élément de servitude restait encore : c’était le capital.

Le capital ayant perdu sa prépondérance, le travailleur, c’est-à-dire le commerçant, l’industriel, le laboureur, le savant, l’artiste, n’a plus besoin de protection ; sa protection, c’est son talent, c’est sa science, c’est son industrie. Après la déchéance du capital, la conservation de l’État, bien loin de protéger la liberté, ne peut que compromettre la liberté.

C’est se faire une triste idée de l’espèce humaine et de son essence, de sa perfectibilité, de sa destinée, que de la concevoir comme une agglomération d’individus exposés nécessairement, par l’inégalité des forces physiques et intellectuelles, au péril constant d’une spoliation réciproque ou de la tyrannie de quelques-uns.

Une pareille idée atteste la philosophie la plus rétrograde ; elle appartient à ces temps de barbarie où l’absence des vrais éléments de l’ordre social ne laissait au génie du législateur d’autre moyen d’action que la force ; où la suprématie d’un pouvoir pacificateur et vengeur apparaissait à tous comme la juste conséquence d’une dégradation antérieure et d’une souillure originelle.

Pour dire toute notre pensée, nous regardons les institutions politiques et judiciaires comme la formule exotérique et concrète du mythe de la chute, du mystère de la Rédemption et du sacrement de la pénitence. »
(Idée générale de la révolution au XIXe siècle)

On a là une approche et un style, ceux du fascisme.

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Proudhon : un anticommunisme forcené

Pierre-Joseph Proudhon se fonde sur l’individu ; sa vision du monde ne dépasse pas l’individu, qui est ici présenté comme irréductible, capable de choix rationnel, de solidarité, mais qui reste centré sur son propre égoïsme.

Voici comment Pierre-Joseph Proudhon rejette le collectivisme :

« La propriété devient plus insociale à mesure qu’elle se distribue sur un plus grand nombre de têtes. Ce qui semble devoir adoucir, humaniser la propriété, le privilège collectif, est précisément ce qui montre la propriété dans sa hideur : la propriété divisée, la propriété impersonnelle, est la pire des propriétés (…).

Gardons-nous de prendre pour association la communauté de propriété. Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte ; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords.

C’est un être fantastique, inflexible, dégagé de toute passion et de tout amour, qui agit dans le cercle de son idée comme la meule dans sa révolution écrase le grain. Ce n’est point en devenant commune que la propriété peut devenir sociale : on ne remédie point à la rage, en faisant mordre tout le monde. La propriété finira par la transformation de son principe, non par une coparticipation indéfinie.

Et c’est pourquoi la démocratie, ou système de la propriété universelle, que quelques hommes, aussi intraitables qu’aveugles, s’obstinent à prêcher au peuple, est impuissante à créer la société. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère

Pierre-Joseph Proudhon élabore ici le point de vue du corporatisme. Dans une société de petits propriétaires, les liaisons ne peuvent se faire que par branches économiques, formant les seuls intérêts communs. Pour le reste, la démocratie est un leurre pour Proudhon car elle propose quelque chose dépassant l’individu et sa petite propriété.

Aux yeux de Pierre-Joseph Proudhon, les humains sont à la fois bons et mauvais, selon, et justement la propriété les protège les uns des autres… Quant au socialisme, cela relève pour lui de la fiction. Il explique ainsi :

« Combien le socialisme, avec ses utopies de dévouement, de fraternité, de communauté, de travail attrayant, est encore au-dessous de l’antagonisme propriétaire, qu’il se flatte de détruire, et que cependant il ne cesse de copier !

Le socialisme, à le bien prendre, est la communauté du mal, l’imputation faite à la société des fautes individuelles, la solidarité entre tous les délits de chacun. La propriété, au contraire, par sa tendance, est la distribution commutative du bien et l’insolidarité du mal, en tant que le mal provient de l’individu.

À ce point de vue, la propriété se distingue par une tendance à la justice, qu’on est loin de rencontrer dans la communauté.

Pour rendre insolidaires l’activité et l’inertie, créer la responsabilité individuelle, sanction suprême de la loi sociale, fonder la modestie des mœurs, le zèle du bien public, la soumission au devoir, l’estime et la confiance réciproques, l’amour désintéressé du prochain, pour assurer toutes ces choses, le dirais-je ? l’argent, cet infâme argent, symbole de l’inégalité et de la conquête, est un instrument cent fois plus efficace, plus incorruptible et plus sûr que toutes les préparations et les drogues communistes. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère
Pierre-Joseph Proudhon en 1848.

La vie en collectivité, pour Pierre-Joseph Proudhon, brime l’individu, nécessairement, et par conséquent le collectivisme du communisme est la pire des tyrannies. C’est le point de vue du petit propriétaire, du petit capitaliste qui rêve de grandir et rejette tout ce qui entrave ses perspectives capitalistes.

Voici ce qu’il dit :

« Chose singulière ! la communauté systématique, négation réfléchie de la propriété, est conçue sous l’influence directe du préjugé de propriété ; et c’est la propriété qui se retrouve au fond de toutes les théories communistes.

Les membres de la communauté, il est vrai, n’ont rien en propre ; mais la communauté est propriétaire, et propriétaire non seulement des biens, mais des personnes et des volontés.

C’est d’après ce principe de propriété souveraine que dans toute communauté le travail, qui ne doit être pour l’homme qu’une condition imposée par la nature, devient un commandement humain, par là même odieux; que l’obéissance passive, inconciliable avec une volonté réfléchissante, est rigoureusement prescrite ; que la fidélité à des règlements toujours défectueux, quelque sages qu’on les suppose, ne souffre aucune réclamation ; que la vie, le talent, toutes les facultés de l’homme sont propriété de l’État, qui a droit d’en faire, pour l’intérêt général, tel usage qu’il lui plaît ; que les sociétés particulières doivent être sévèrement défendues, malgré toutes les sympathies et antipathies de talents et de caractères, parce que les tolérer serait introduire de petites communautés dans la grande, et par conséquent des propriétés (…) ; que l’homme enfin dépouillant son moi, sa spontanéité, son génie, ses affections, doit s’anéantir humblement devant la majesté et l’inflexibilité de la loi commune (…).

La communauté est oppression et servitude.

L’homme veut bien se soumettre à la loi du devoir, servir sa patrie, obliger ses amis, mais il veut travailler à ce qui lui plaît, quand il lui plaît, autant qu’il lui plaît ; il veut disposer de ses heures, n’obéir qu’à la nécessité, choisir ses amitiés, ses récréations, sa discipline ; rendre service par raison, non par ordre ; se sacrifier par égoïsme, non par une obligation servile.

La communauté est essentiellement contraire au libre exercice de nos facultés, à nos penchants les plus nobles, à nos sentiments les plus intimes (…).

Ainsi, la communauté viole l’autonomie de la conscience (…) en comprimant la spontanéité de l’esprit et du cœur, le libre arbitre dans l’action et dans la pensée. »

Qu’est-ce que la propriété ? ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement

Pierre-Joseph Proudhon a ainsi exposé une conception « française » du « socialisme », française dans la mesure où elle reflète le point de vue du petit propriétaire dans les conditions spécifiques à la France d’alors. Ce faisant, il a été l’artisan essentiel en France de la formation du fascisme sur le plan idéologique. Le proudhonisme est en France la base idéologique du fascisme.

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Proudhon et l’apologie du petit propriétaire

Pierre-Joseph Proudhon est coincé à la base : d’un côté, il veut dénoncer la propriété. Mais à ses yeux, le problème concret est la propriété trop puissante. A ses yeux, le communisme n’est d’ailleurs qu’une propriété toute puissante, et donc tyrannique par définition.

La seule perspective qu’il lui reste est ainsi de proposer une une société de petits propriétaires. C’est le point de vue petit-bourgeois, s’exprimant par la notion d’esclavage individuel et l’exigence d’autonomie.

L’idéal de Pierre-Joseph Proudhon, c’est un « socialisme » d’individus disposant d’une propriété, c’est-à-dire une société décentralisée de petits propriétaires.

Voici ce qu’il dit, et c’est la même chose que Eugen Dühring à savoir que le petit capitalisme est correct, que si chacun est sa propre entreprise alors il n’y a pas exploitation, que cette démarche s’oppose à l’Etat, à l’autoritarisme, tant féodal que social.

Pierre-Joseph Proudhon dit donc, dans une défense de la propriété personnelle permettant de protéger l’individu de toute tyrannie :

« La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et antisocial, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social (…).

Est-il vrai que l’État, après s’être constitué sur le principe de la séparation des pouvoirs, requiert un contrepoids qui l’empêche d’osciller et devenir hostile à la liberté ; que ce contrepoids ne peut se rencontrer ni dans l’exploitation en commun du soi, ni dans la possession ou propriété conditionnelle, restreinte, dépendante et féodale, puisque ce serait placer le contrepoids dans la puissance même qu’il s’agit de contre-balancer, ce qui est absurde ; tandis que nous le trouvons dans la propriété absolue, c’est-à-dire indépendante, égale en autorité et souveraineté à l’État ?

Est-il vrai, en conséquence, que par la fonction essentiellement politique qui lui est dévolue, la propriété, précisément parce que son absolutisme doit s’opposer à celui de l’État, se pose dans le système social comme libérale, fédérative, décentralisatrice, républicaine, égalitaire, progressive, justicière ?

Est-il vrai que ces attributs, dont aucun ne se trouve dans le principe de propriété, lui viennent au fur et à mesure de sa généralisation, c’est-à-dire à mesure qu’un plus grand nombre de citoyens arrivent à la propriété ; et que pour opérer cette généralisation, pour en assurer ensuite le nivellement, il suffit d’organiser, autour de la propriété et pour son service, un certain nombre d’institutions et de services, négligés jusqu’à ce jour, abandonnés au monopole et à l’anarchie ? (…)

La destination politique et sociale de la propriété reconnue, j’appellerai une dernière fois l’attention du lecteur sur l’espèce d’incompatibilité qui existe ici entre le principe et les fins, et qui fait de la propriété une création vraiment extraordinaire.

Est-il vrai, demanderai-je encore, que cette propriété, maintenant sans reproche, est pourtant la même, quant à sa nature, à ses origines, à sa définition psychologique, à sa virtualité passionnelle, que celle dont la critique exacte et impartiale a si vivement surpris l’opinion ; que rien n’a été modifié, ajouté, retranché, adouci dans la notion première ; que si la propriété s’est humanisée, si de scélérate elle est devenue sainte, ce n’est pas que nous en ayons changé l’essence, que nous avons au contraire religieusement respectée ; c’est tout simplement que nous en avons agrandi la sphère et généralisé l’essor ?

Est-il vrai que c’est dans cette nature égoïste, satanique et réfractaire que nous avons trouvé le moyen le plus énergique de résister au despotisme sans faire crouler l’État, comme aussi d’égaliser les fortunes sans organiser la spoliation et sans museler la liberté ?

Est-il vrai (…) que pour changer les effets d’une institution qui, dans ses commencements, fut le comble de l’iniquité, pour métamorphoser l’ange des ténèbres en ange de lumière, nous n’avons eu besoin que de l’opposer à lui-même, en même temps qu’au pouvoir, de l’entourer de garanties et de décupler ses moyens, comme si nous eussions voulu exalter sans cesse, dans la propriété, l’absolutisme et l’abus ?

Ainsi, c’est à la condition de conserver sa personnalité entière, son moi indompté, son esprit de révolution et de débauche, que la propriété peut devenir un instrument de garantie, de liberté, de justice et d’ordre. Ce ne sont pas ses inclinations qu’il faut changer, ce sont ses œuvres ; ce n’est plus en combattant, à la manière des anciens moralistes, le principe de concupiscence, qu’il faut désormais songer à purifier la conscience humaine ; comme l’arbre dont le fruit âpre et vert au commencement se dore au soleil et devient plus doux que le miel; c’est en prodiguant à la propriété la lumière, les vents frais et la rosée que nous tirerons de ses germes de péché des fruits de vertu.

Notre critique antérieure subsiste donc : la théorie de la propriété libérale, égalitaire, moralisatrice tomberait, si nous prétendions la distinguer de la propriété absolutiste, accapareuse et abusive ; et cette transformation que je cherchais sous le nom de synthèse, nous l’avons obtenue, sans aucune altération du principe, par un simple équilibre. »

Théorie de la propriété

Pierre-Joseph Proudhon manie ici une fausse dialectique. Au lieu de voir l’aspect historiquement progressiste de la bourgeoisie, mais également sa dimension exploiteuse, il ne voit que la propriété, et il tente de combiner les deux aspects. Sa conception de la dialectique est non pas de chercher la contradiction et la négation, mais de trouver un « équilibre ». La petite propriété est ainsi la solution, le chemin du milieu entre les trop grandes propriétés et l’absence de propriété, qui reviendrait selon lui à une immense propriété tyrannique.

On retrouve ici l’anticommunisme forcené du petit-bourgeois replié sur le petit capitalisme. Ce sera après Pierre-Joseph Proudhon un « standard » du fascisme, prétendant lutter contre la « réaction » et le « front rouge », contre les grands capitalistes et le communisme, etc.

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Proudhon : une vision du monde contre et pour la propriété

Pierre-Joseph Proudhon est en quelque sorte quelqu’un admettant les thèses de Jean-Jacques Rousseau, mais en étant confronté à la réalité du capitalisme conquérant. Sa démarche est donc simple, voire franchement simpliste : l’organisation naturelle a été « perdue » en raison de la propriété, dont le féodalisme est une variante. Le capitalisme, quant à lui, est une accentuation de ce phénomène de « déperdition ».

Voici comment il exprime sa démarche :

« L’humanité dans son ensemble est la réalité poursuivie par le génie social sous le nom mystique de Dieu. Ce phénomène de la raison collective, espèce de mirage dans lequel l’humanité, se contemplant elle-même, se prend pour un être extérieur et transcendant qui la regarde et préside à ses destinées, cette illusion de la conscience, disons-nous, a été analysée et expliquée ; et c’est désormais reculer dans la science que de reproduire l’hypothèse théologique.

Il faut s’attacher uniquement à la société, à l’homme. Dieu en religion, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains, et qu’elle doit aujourd’hui rejeter. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère

Quand on voit cela, on se dit que Pierre-Joseph Proudhon est un rousseauiste du 19e siècle, regrettant le bon sauvage isolé et autonome. Ainsi, Pierre-Joseph Proudhon est connu pour avoir formulé que « la propriété, c’est le vol ».

Cependant, il n’est pas pour autant contre la propriété, plus précisément la petite propriété. C’est contradictoire : après avoir dit que la propriété c’était le vol, Pierre-Joseph Proudhon a érigé toute une idéologie de défense de la petite propriété.

C’est en fait le point de vue de l’artisan, qui perd sa position privilégiée en raison du développement des forces productives, et qui exprime la nostalgie de l’égalité qui aurait régné par le passé, « égalité » qui n’est le masque d’une situation stable, protégé, le cycle production-consommation se reproduisant de manière très simple.

Pierre-Joseph Proudhon

Pierre-Joseph Proudhon a été incapable d’arriver au point de vue prolétarien, revendiquant le collectivisme ; d’ailleurs, il a été un fervent critique du communisme et de la socialisation de la propriété.

Par conséquent, Pierre-Joseph Proudhon a développé un anticapitalisme romantique, une idéologie où la propriété « absolue » est la source des problèmes, et bien entendu l’antisémitisme lui sera un outil fondamental pour « justifier » sa conception.

Voici comment  Pierre-Joseph Proudhon exprime sa nostalgie toute romantique :

« N’est-il pas évident que nous ne vivons point, les uns ni les autres, de la propriété ? Nous vivons d’un fait plus grand que la propriété, d’un principe supérieur à la propriété : nous vivons de la circulation. Comme la circulation du sang est la fonction mère et motrice du corps humain, ainsi la circulation des produits est la fonction mère et motrice du corps social. Quant à la propriété, elle est submergée, transformée, perdue dans cette circulation (…).

La propriété, dont on voudrait faire la base des institutions nouvelles, la propriété n’est rien par elle-même. Ce n’est plus qu’un privilège sur la circulation, comme un péage établi sur une rivière ; un reste de féodalité. »
(Organisation du crédit et de la circulation et solution du problème social sans impôt, sans emprunt)

Telle est la critique de Pierre-Joseph Proudhon: la propriété est selon lui le vecteur d’une forme d’esclavage des individus.

Pierre-Joseph Proudhon exerce une critique en apparence radicale, et allant très loin dans la mise en avant de l’individu. Ses thèmes sont Dieu, l’État et la propriété en tant qu’obstacles à l’individu, et cela a fait de lui le premier grand théoricien de l’anarchisme.

Mais la solution proposée par Pierre-Joseph Proudhon, c’est la propriété elle-même. En ce sens, sa conception ne relève pas du tout du socialisme, mais bien de ce que sera le fascisme.

En France, le fascisme qui se constituera avec l’Action française s’appuie sur Pierre-Joseph Proudhon ; telle est l’origine du slogan « la monarchie, c’est l’anarchie plus un » : le roi est le garant de la répartition égalitaire de la propriété, cette dernière ne pouvant devenir absolue justement grâce au roi, garant de l’équilibre.

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Proudhon, le Dühring français

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est le Eugen Dühring français ; il est un socialiste qui ne considère pas le capitalisme comme un mode de production, avec une contradiction interne, mais comme un phénomène « isolé » dans l’histoire du monde.

Par conséquent, Pierre-Joseph Proudhon a formulé toute une vision du monde pour expliquer les sources de « l’oppression », et cela sur des bases idéalistes faisant lui un ennemi juré de Karl Marx et de Friedrich Engels.

Voici comment Pierre-Joseph Proudhon présente son approche, où la propriété est assimilée à l’esclavage :

« Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage ? et que d’un seul mot je répondisse : c’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise, je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner.

Pourquoi donc à cette autre demande Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même c’est le vol, sans avoir la certitude de n’être pas entendu bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ? »

Qu’est-ce que la propriété ? ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement

Pierre-Joseph Proudhon attaque la religion, il dénonce la propriété, mais pour fournir un point de vue qui est finalement celui de la petite propriété. Derrière les grands discours sur la liberté, le socialisme, etc., Proudhon s’avère en fait un petit-bourgeois défendant la petite propriété « égalitaire ».

Voici comment Karl Marx raconte, dans une lettre de 1865, le résultat de sa rencontre avec Pierre-Joseph Proudhon:

« Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j’entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que, jusqu’à un certain point, je suis responsable de sa « sophistication », mot qu’emploient les Anglais pour désigner la falsification d’une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l’injectais d’hégélianisme — à son grand préjudice, puisque ne sachant pas l’allemand, il ne pouvait pas étudier la chose à fond. Ce que j’avais commencé, M. Karl Griin, après mon expulsion de France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu’il enseignait. »

Un épisode connu fut par la suite la publication par Pierre-Joseph Proudhon de Philosophie de la misère, à laquelle Karl Marx répondit par une œuvre du nom de Misère de la philosophie.

Sa critique de Pierre-Joseph Proudhon a la même base que la critique de Eugen Dühring faite par Friedrich Engels ; voici ce que dit Karl Marx, dans la même lettre déjà mentionnée :

« J’ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien, d’autre part, il partage les illusions de la philosophie “spéculative” : au lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l’économie bourgeoise. »

Historiquement, Pierre-Joseph Proudhon joue un rôle essentiel dans la naissance du « socialisme français », c’est-à-dire d’un national-socialisme à la française, utilisant l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique, comme le fera également Alphonse Toussenel (1803-1885). Il est de fait le véritable théoricien du corporatisme, en fait il pave même la voie intellectuelle au fascisme ; Georges Sorel (1847-1922) reconnaîtra sa dette envers Pierre-Joseph Proudhon.

Dans notre pays, l’influence de Pierre-Joseph Proudhon a été immense, tant intellectuellement que culturellement. Le syndicalisme révolutionnaire est une conception directement emprunté à la logique du proudhonisme. Même les anarchistes et les anarcho-syndicalistes, qui suivent le théoricien russe anarchiste Mikhail Bakounine lui-même issu du proudhonisme, auront un mal énorme à développer leurs tendances face au proudhonisme étroit.

Car le proudhonisme est une approche globale plus qu’une idéologie précise, malgré des tentatives fascistes d’en formuler les principes généraux au moyen des Cahiers du Cercle Proudhon publiés de 1912 à 1914, ou encore avec « l’école d’Uriage » du régime pétainiste. Ce qui compte, ce sont ses principales composantes, du type anticapitaliste romantique ; ce sont elles qu’il s’agit de comprendre et de combattre.

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