Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Maurice Thorez : pragmatisme et refus de deux blocs sociaux antagoniques

    A partir du moment où les institutions sont reconnues, à partir du moment où l’ennemi est présenté comme étant une oligarchie (et non plus la bourgeoisie), alors la voie est ouverte pour le refus de la guerre civile, objectif pourtant central des communistes.

    Dans « Pour le pain, la liberté et la paix », un discours prononcé en septembre 1936, Maurice Thorez explique :

    « Ce qui est vrai, c’est que nous nous refusons, surtout en considérant l’horreur des événements d’Espagne, à accepter la perspective de deux blocs dressés irréductiblement l’un contre l’autre et aboutissant à une guerre civile dans des conditions qui seraient pour notre pays encore plus redoutables que l’Espagne, ne serait-ce qu’en raison des menaces de Hitler. »

    Cette position est, au sens strict, l’antithèse de la culture des communistes de l’Est européen, qui elle était fondée justement sur la nécessité de l’affrontement bloc contre bloc, par la lutte armée, avec naturellement toutes les conséquences pratiques allant avec dans la préparation.

    C’est là qu’on comprend ce que représente Maurice Thorez. Ce qui a donné naissance à Maurice Thorez en tant que figure populaire, c’est tout d’abord son activité réformatrice au sein du Parti Communiste, puis sa mise en avant du Front populaire. Alors que le Parti Communiste était en crise, Maurice Thorez s’est présenté comme l’homme de la base, et de là il s’est propulsé comme figure populaire portant l’idée d’un « front » du peuple.

    Si l’on dit qu’il s’est propulsé, c’est nécessairement de manière impropre. Maurice Thorez, en tant que figure politique, est une construction. Il n’y a pas d’écrit théorique de Maurice Thorez, ni d’analyse particulière de la France, et l’on sait que ce n’est pas lui qui était à l’origine du contenu des documents qu’il pouvait mettre en avant.

    La figure de Maurice Thorez est ainsi une construction idéologique. Elle est un moyen de combler le vide politique et idéologique existant dans le mouvement communiste en France, par opposition aux autres Partis Communistes d’Europe, principalement à l’Est.

    La situation en France, sur le plan théorique, était misérable ; en cela la France se rattache à la situation anglaise, voire à la situation italienne. Mais de par la situation politique justement, il fallait qu’émerge une figure portant le communisme, pour former une sorte de « pensée-guide » élémentaire, chargée justement de générer de véritables communistes par la suite.

    Il va de soi qu’un tel pragmatisme ne pouvait qu’échouer, et que si l’on regarde le Parti Communiste en France, la seule chose de radicale était l’organisation clandestine de celui-ci, portée par l’Internationale Communiste.

    Une fois l’Internationale Communiste supprimée, le PCF était livré à lui-même et devenait ouvertement un parti comme bras politique du syndicalisme « révolutionnaire. »

    Le souffle républicain, l’ordre, la tranquillité

    Cependant, la situation provient également des ambiguïtés du VIIe congrès de l’Internationale Communiste au sujet du rôle du Front populaire, de sa nature sociale, culturelle et idéologique.

    La position de l’Internationale Communiste, puis du Kominform qui a suivi en Europe, visant la fusion des Partis Communiste et Socialiste, fusion qui par nature aurait généré un authentique Parti révolutionnaire capable de prendre les commandes de la société, était porteuse de nombreuses possibilités, mais de dangers immenses.

    Il y a là tendanciellement une négation des questions culturelles et idéologiques, qui justement posera problème en URSS et permettra aux révisionnistes de prendre le pouvoir après la mort de Staline en 1953 ; inversement, Mao Zedong a compris cette question et y a répondu en Chine populaire avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

    On a là le cœur de la question de ce que représente Maurice Thorez. Ce qu’il représente, c’est d’une certaine manière une position frontiste, qui elle-même se place au sein du Front populaire. Sans être révolutionnaire, Maurice Thorez symbolisait un front démocratique, voire démocratique-bourgeois, radical.

    On a ici un exemple quand Thorez explique à la fin de l’année 1937, dans un meeting à Longwy à l’ouverture d’une campagne électorale :

    « Eh bien ! Notre Parti proclame, et il le dit sur les murs de Paris, et il le dit dans ses manchettes de L’Humanité, il le répète dans ce meeting, et il le dira partout, avec une formule qui a son sens : il faut en finir : La France aux Français.

    La France aux Français, ce n’est nullement pour les communistes un mot d’ordre de caractère chauvin, xénophobe, lancé à la manière de ceux qui excitent à la haine contre les travailleurs émigrés, nos frères, ou contre d’autres peuples, tout en léchant les bottes de Hitler et de Mussolini.

    Notre mot d’ordre signifie : aux travailleurs émigrés, aux victimes de la réaction fasciste, de la réaction blanche à travers l’Europe : fraternité, asile sacré, égalité avec leurs frères de France.

    Il signifie : assez d’espions et de provocateurs, à la porte les mercenaires du fascisme, fauteurs de guerre, en prison leurs complices français, de la Rocque, Doriot et les autres.

    Il signifie : le souffle républicain dans les administrations, dans la magistrature, dans la police de notre pays.

    C’est la condition pour l’ordre et la tranquillité dans notre pays, c’est la condition pour sauvegarder la paix. »

    Ce discours est en tous points formellement en opposition avec celui qui a existé dans l’Est de l’Europe dans les années 1930 au sein des Partis Communistes, dont la rhétorique était ouvertement celle de l’insurrection pour l’instauration du pouvoir des soviets.

    Maurice Thorez a proposé un discours de réforme radicale au sein des institutions, de démocratisation de l’État bourgeois interprété comme une république qui ne serait pas allé au bout d’elle-même ; il n’a jamais porté une stratégie d’accumulation des forces en vue de l’insurrection, mais en vue d’une démocratisation générale.

    Maurice Thorez a ainsi représenté idéologiquement la social-démocratie, qui n’a donc pas consisté en le Parti Socialiste, qui a toujours été relativement de gauche seulement, mais bien en le Parti Communiste français.

    Le PCF a été, durant la période de Maurice Thorez, une sorte d’équivalent de la social-démocratie allemande de la fin du 19e siècle : des références strictes au marxisme mais pas de velléités insurrectionnelles, une base ouvrière mais sur une base syndicaliste révolutionnaire, le Parti Communiste français servant de bras politique de ce syndicalisme.

    Ce n’était ainsi pas la CGT qui a été la courroie de transmission du PCF, mais l’inverse, de la même manière que Maurice Thorez ne représentait pas l’insurrection, mais le frontisme démocratique, particulièrement poreux au démocratisme bourgeois.

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  • Maurice Thorez : un parti avec un front ou un front – parti?

    Le Front populaire est un grand succès face à la menace fasciste, et le PCF a choisi non pas de le diriger dans un processus de rupture avec la bourgeoisie, mais d’utiliser les institutions républicaines pour élargir la démocratie et aller, est-il pensé, de cette manière au socialisme en gagnant les masses à la cause.

    Aussi doit-il prendre des décisions concrètes. Voici comment Maurice Thorez présente « ce qu’il faut faire immédiatement », dans l’article « Tout pour le Front populaire », rapport à la session du Comité central du PCF de mai 1936 :

    « En résumé, il faut tout de suite :

    1.Des mesures de remboursement aux victimes des décrets-lois ;

    2.L’ouverture de grands travaux ;

    3.La protection de l’enfance et le développement du sport ;

    4.Des mesures contre les ligues de guerre civile ;

    5.L’amnistie ;

    6.La défense résolue du franc. Une commission d’enquête sur l’origine des fortunes édifiées au cours de leur mandat par certaines politiciens.

    Appliquer ces mesures, telle est la volonté certaine des masses populaires. Comment, par quels moyens ? Pour nous, communistes, cela ne fait aucun doute : par l’activité propre de la classe ouvrière, par l’action des masses elles-mêmes, sans que nous puissions méconnaître le problème du gouvernement. »

    Ce qui est dit ici est très révélateur de la conception syndicalistes révolutionnaire de Maurice Thorez, qui voit le Parti comme « bras politique » du syndicat, devant gérer les décisions prises « en bas », et non par l’idéologie.

    Voilà pourquoi Maurice Thorez, en juin 1936, c’est-à-dire au moment des grandes grèves précédant la formation du gouvernement du Front populaire, et juste après les élections marquées par le succès du Front populaire, peut se féliciter des actions de masses en général.

    Dans « La lutte pour le pain », prononcé lors d’un meeting parisien en juin 1936, Maurice Thorez affirme, au sujet de la « réconciliation française », que :

    « Voilà que se réalise la réconciliation nationale de ceux qui souffrent, luttent et espèrent sous le signe du drapeau rouge et du drapeau tricolore.

    Et ce n’est pas le moindre titre de fierté de notre Parti, que la confiance des masses qui par centaines et centaines de milliers réalisent notre politique d’union de la nation française.

    Regardez, camarades, jamais dans nos communes ouvrières de banlieue, au moins depuis très longtemps, on n’avait tant de drapeaux tricolores. Aujourd’hui, il y en a sur toutes les usines, il y en a sur les chantiers (…).

    Il nous plaît de constater que nos militants, nos élus, nos adhérents ont su partout se placer au premier rang et nous leur adressons un salut reconnaissant.

    Tous ces militants du Parti agissent comme militant des syndicats.

    Ils agissent comme représentants élus de la classe ouvrière et du peuple. Ils n’ont pas la prétention de diriger. Ils se sont mis au service des grévistes. Qui dirige ? Qui doit diriger ? Les syndicats, et aussi et surtout, les grévistes eux-mêmes. »

    Maurice Thorez lors d’un meeting.
    A l’arrière-plan, les figures de Staline, le dirigeant du Mouvement Communiste International, et d’Ernst Thälmann, le dirigeant du Parti Communiste d’Allemagne.

    Une ligne de « Front de Libération Nationale »

    La ligne de Maurice Thorez a fonctionné ; le PCF passe à pratiquement 150 000 membres, puis rapidement à plus de 180 000, puis 242 000 avec en plus 80 000 membres à la Jeunesse Communiste, et il soutient un gouvernement organisant des réformes sociales. Mais il y a un prix à payer.

    Le Front populaire a une dimension défensive – niée par les trotskystes – mais il a également une dimension offensive – niée par Maurice Thorez. Ce dernier s’est empressé, face au trotskysme, d’appuyer au nom du réalisme ce qui est en fait une démarche pragmatique-machiavélique.

    Il souligne que « tout n’est pas possible », qu’il faut savoir terminer une grève ; il célèbre la Marseillaise comme une grande chanson révolutionnaire, saluant le centenaire de la mort de son auteur Rouget de Lisle, faisant le parallèle entre la lutte contre les royalistes alliés à des pays étrangers et les « 200 familles » qui auraient pris le contrôle de la France qu’il s’agit de libérer.

    Avec le succès du Front populaire, Maurice Thorez transforme le PCF en une sorte de « Front de Libération Nationale » devant allier toutes les masses contre une petite poignée d’oppresseurs.

    Le progrès est considéré comme possible au sein des institutions bourgeoises et du capitalisme :

    « L’union du peuple de France, c’est le pain assuré à tous, les justes revendications des travailleurs imposées aux riches, c’est la démocratie la plus large ; la prospérité, le renforcement du pays, gage de paix. »

    Au service du peuple de France, rapport à la conférence nationale du PCF, juillet 1936

    « Fort heureusement, il y a dans l’administration, dans l’enseignement et dans l’armée une grande majorité d’hommes attachés à la République et dévoués à la cause du peuple (…).

    En travaillant à l’union de la nation française, il est nécessaire de faire preuve de libéralisme, même à l’égard de ceux qui voteraient, demain, contre nous (…).

    On connaît les agresseurs. On a pris les numéros des voitures. On ne manquera pas de les poursuivre. (Un auditeur ; « Il faudrait les fusiller ! ») Non, il faut les mettre en prison à la place de ceux que l’amnistie devrait faire sortir de prison ! (…)

    Le front français pour le respect des lois ; pour la défense de l’économie nationale ; pour la liberté et l’indépendance de la France (…)

    Nous pouvons dire que le Front populaire (et nous y sommes pour quelque chose, nous, les communistes), en ce sens, sera vraiment un Front français, un Front du peuple de France, héritier et continuateur de la grande Révolution [de 1789] contre le front des agents de l’étranger, contre le front du Coblence [ville allemande refuge d’aristocrates après 1789] moderne.

    Un Front français à la tradition héroïque de lutte et de liberté, aux accents de la Marseillaise de 1792 mêlés à ceux de notre Internationale, sous les plis du drapeau de Valmy et du drapeau rouge de la Commune, un Front français contre le Front antifrançais de trahison. »

    Tout pour le Front populaire, tout par le Front populaire, juillet 1936

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  • Maurice Thorez et la naissance de l’identité du PCF

    Maurice Thorez va pousser très loin la ligne d’ouverture au nom de l’unité. Le régime doit être soutenu, afin de renforcer la « démocratie » comme tendance. Il s’agit de défendre la République, protéger le franc comme monnaie permettant de stabiliser les salaires, d’appeler à faire payer les riches, etc.

    La révolution est soumise à la démocratie bourgeoise. Maurice Thorez résume cela, en disant dans « Pour la cause du peuple », qui est le rapport au comité central du PCF du 17 octobre 1935, que :

    « Nous déclarons très nettement et très franchement qu’en ce moment les masses ouvrières n’ont pas à choisir entre la dictature prolétarienne et la démocratie, mais entre la démocratie bourgeoise et le fascisme. C’est très important (…).

    C’est pourquoi nous avons adopté très tranquillement, signé et contre-signé les ordres du jour qui parlaient de la défense de la République, des institutions républicaines ; c’est pourquoi nous acceptons bien volontiers de travailler à créer dans l’armée des comités pour la défense de la Constitution ; c’est pourquoi nous voulons lutter pour chasser de l’appareil d’État les éléments fascistes et les plus réactionnaires. »

    Dans l’Humanité du 5 décembre 1935, on lit pareillement dans l’article « Défense de la démocratie » :

    « Le mérite des communistes de France, c’est d’avoir compris que, dans le moment présent, le choix pour la classe ouvrière n’était pas entre la dictature du prolétariat et la démocratie bourgeoise, mais entre la démocratie bourgeoise et le fascisme. Et ils ont agi en conséquence. »

    Ce qu’il y a ici, c’est une ligne opportuniste de droite. Les ambiguïtés – en fait, la lutte entre deux lignes au sein de l’Internationale Communiste – font qu’avec le VIIe congrès de celle-ci, le PCF peut donc avaliser sa ligne, car elle est tendanciellement la pointe d’une ligne opportuniste déjà présente.

    L’Internationale Communiste, à son VIIe congrès, a en effet souligné qu’en cas d’une poussée des masses, il peut exister un gouvernement de front unique prolétarien, de Front populaire antifasciste.

    Mais les conditions sont la paralysie de l’appareil d’État, le soulèvement violent des masses, le soutien d’une grande partie de la social-démocratie aux mesures antifascistes. Cela fut le cas après 1945 dans les pays de l’Est européen ; ce n’est pas le cas en France au milieu des années 1930.

    Ce Front Populaire était une tactique ; Maurice Thorez en a fait une stratégie, et effectivement une large partie de l’Internationale Communiste ira dans ce sens, l’exception notable étant le Parti Communiste de Chine avec Mao Zedong, qui appliquera correctement le principe de la « révolution ininterompue », qu’il formulera sous le concept de « révolution de nouvelle démocratie ».

    Maurice Thorez

    Nouveaux fondements de l’identité du PCF

    A partir de la ligne opportuniste de droite, Maurice Thorez a développé toute une argumentation chauvine, soulignant les traits historiquement « révolutionnaires » des Français, appelant à la « véritable réconciliation française », posant en fait pratiquement une sorte de « socialisme national » qui s’opposerait au Capital résumé à une oligarchie qui serait organiquement liée à l’Italie fasciste et à l’Allemagne nazie.

    Cet argumentaire porte véritablement dans les faits. Entre 1927 et 1931, les effectifs du PCF avaient chuté de 55 000 à 25 000 ; aux élections législatives de 1932, le parti communiste tombait à son plus bas niveau (6,8 %).

    Cependant, en 1935, le PCF a 80 000 membres, l’Humanité tire à 250 000 exemplaires et pratiquement 400 000 le dimanche, alors que la Jeunesse Communiste est vite passée de 3500 à 30 000 membres, avec un journal, intitulé l’Avant-Garde, publié à 40 000 exemplaires.

    Cette tendance qui donne véritablement naissance au PCF, Maurice Thorez en fait le cœur de l’identité idéologique, le tout étant résumé avec le mot d’ordre « Une seule classe, un seul syndicat, un seul Parti ».

    Plus jamais le PCF ne changera de culture, prônant toujours une démocratie plus développée et appelant au rassemblement des forces de gauche en défense de la République face à la réaction.

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  • Maurice Thorez : une nouvelle lecture de la démocratie bourgeoise

    Maurice Thorez a été la grande figure du PCF pour avoir réussi à combiner syndicalisme révolutionnaire et forme partidaire de type « social-démocrate » dur ; c’est lui qui a été l’artisan de l’acceptation du régime républicain bourgeois au nom de la possibilité, mécanique, de l’accumulation des forces.

    Le rapport entre démocratie bourgeoise et fascisme selon Maurice Thorez

    Dans la logique de Maurice Thorez, le capitalisme peut basculer au fascisme, mais ce n’est pas obligatoire, c’est une tendance. En cela, il n’a pas compris la tendance historique nécessaire et a une vision du fascisme similaire aux trotskystes et aux anarchistes, qui voient en l’extrême-droite un rassemblement de gangsters ; Maurice Thorez parle du « Capital et ses mercenaires, les chefs des bandes fascistes ».

    Maurice Thorez ne voit pas le fascisme comme tendance inévitable du capitalisme pourrissant, tendance donc à la fois politique et culturelle, idéologique et sociale. Pour lui, le fascisme, c’est en fin de compte et seulement un régime.

    La république bourgeoise traditionnelle étant différente de ce régime et permettant l’accumulation syndicale des forces, alors aux yeux de Maurice Thorez elle est « meilleure » – c’est un point de vue totalement formel, anti-dialectique car ne voyant pas la conversion d’un régime en l’autre pour des raisons historiques.

    Voici comment Maurice Thorez, dans « Les succès du front antifasciste », prononcé en 1935 au 7e congrès de l’Internationale communiste, présente les deux régimes de manière correcte, mais sans correctement montrer la transformation de l’un en l’autre :

    « Le fascisme, c’est la terreur sanglante contre la classe ouvrière, c’est la destruction des organisations ouvrières, la dissolution des syndicats de classe, l’interdiction des Partis communistes, l’arrestation massive des militants ouvriers et révolutionnaires, les tortures et l’assassinat des meilleurs fils de la classe ouvrière.

    Le fascisme, c’est le déchaînement de la bestialité, le retour aux pogroms du moyen-âge, l’anéantissement de toute culture, le règne de l’ignorance et de la cruauté, c’est la guerre hideuse à laquelle conduisent les provocations incessantes et tous les actes de Hitler et de Mussolini.

    La démocratie bourgeoisie, c’est un minimum de libertés précaires, aléatoires, sans cesse réduites par la bourgeoisie au pouvoir, mais qui offrent toutefois à la classe ouvrière, aux masses laborieuses des possibilités de mobilisation et d’organisation contre le capitalisme. »

    Il suffira par la suite pour Maurice Thorez d’expliquer que ces libertés ne seront plus « aléatoires » grâce à l’existence de l’URSS et la force du PCF après 1945, pour finalement définitivement accepter la république bourgeoise, considérée comme une sorte de « milieu » pouvant tendre vers le fascisme, ou au contraire vers l’élargissement de la démocratie, et donc alors le « socialisme ». Il prétendra faire en France pareillement que dans les pays de l’Est européen d’après 1945, qui eux auront par contre un véritable Etat de démocratie populaire.

    Maurice Thorez

    « L’unité totale » avec les socialistes et la démocratie populaire

    Maurice Thorez, en 1935, peut se vanter que le PCF se soit adressé 26 fois au parti socialiste depuis 1923, et c’est à ce titre qu’il revendique l’unité totale avec les socialistes lorsque la CGT-Unifiée, proche du PCF, fusionne avec la CGT.

    Le prix à payer, c’est le retour à la totalement réactionnaire charte d’Amiens, qui fait du syndicat un organe apolitique.

    Maurice Thorez le reconnaît, il appelle cela une « grande concession » ; en réalité, idéologiquement c’est une capitulation, c’est une ouverture absolue, historiquement, au principe du syndicalisme révolutionnaire.

    Cependant, à ses yeux c’est justifié pour des raisons de progression qu’il imagine automatique, et l’unité de la classe ouvrière est ouvertement présentée comme la clef du succès de la révolution socialiste, par la revendication de la « paix » et de la « liberté » face au fascisme.

    L’origine de cette erreur est qu’il rejette l’idéologie comme guide et qu’opposant mécaniquement démocratie bourgeoise et fascisme, il ne voit pas la transformation interne des phénomènes.

    C’est une lecture opportuniste du principe du « front unique » face au fascisme, et cela va se voir après 1945, alors que dans les pays de l’Est européen, les communistes authentiques géreront correctement  la « démocratie populaire » comme Front populaire antifasciste, étape pour aller de l’avant au socialisme, grâce à l’appui de l’URSS face aux forces réactionnaires.

    Maurice Thorez, et avec lui toute une partie de responsables des Partis Communistes comme l’Italien Palmiro Togliatti, va aller au fur et à mesure jusqu’à considérer que cette démocratie populaire permet d’éviter la dictature du prolétariat et qu’elle peut même exister en France, malgré le fait que le pays soit capitaliste.

    Maurice Thorez est ainsi, pour ainsi dire, le contraire historique de Mao Zedong : là où ce dernier a compris la gestion des étapes et le rôle de la culture et de l’idéologie, Maurice Thorez a, à l’opposé, une vision mécanique où les masses unies vont de manière prétendument naturelle au socialisme, quelles que soient les conditions du pays (capitaliste comme la France ou démocratie populaire comme dans les pays de l’Est européen après 1945).

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  • Maurice Thorez : le concept d’oligarchie remplace celui de bourgeoisie

    L’une des expressions les plus claires de l’adaptation pragmatique-machiavélique organisée par Maurice Thorez est la disparition de la question de la bourgeoisie, au profit du thème de l’oligarchie, de la simple toute petite minorité ennemie.

    Si le matérialisme historique explique que le fascisme est porté par la fraction la plus agressive de la bourgeoisie, l’ensemble de la bourgeoisie est toutefois considérée comme placée sous la dépendance de celle-ci. Il n’y a pas d’oligarchie remplaçant la bourgeoisie ; chez Maurice Thorez, c’est pourtant le cas.

    Dans « Avant la réunion du comité exécutif du parti radical – La cause commune », publié dans l’Humanitédu 30 juin 1935, Maurice Thorez explique ainsi :

    « Unis, par le pacte, à nos frères socialistes, travaillant de tout notre cœur à la création du parti unique de la classe ouvrière, nous avons également le souci d’assurer l’alliance des prolétaires et des travailleurs des classes moyennes ; nous avons le souci d’assurer l’unité du peuple de France contre une minorité de parasites et de profiteurs qui rêvent de précipiter notre pays dans l’abîme du fascisme de la guerre. »

    Le thème de « l’unité syndicale », au cœur même de l’idéologie de Maurice Thorez, trouve ici son expression parfaite : le PCF soutient la « tendance » amenant cette unité, et ce sur tous les plans, y compris gouvernementaux.

    Le PCF est ici le « parti » du syndicalisme révolutionnaire.

    Maurice Thorez

    Une contradiction évidente

    Il est évident que le passage à un soutien ouvert à un processus institutionnel rentrait en contradiction avec la position historique du PCF. L’histoire montre d’ailleurs que les organismes générés par le PCF ont fusionné avec ceux du Parti Socialiste à l’occasion du Front populaire, perdant leur dynamique anti-institutionnel.

    Voici comment Maurice Thorez tente de jongler sur cette question de la contradiction entre un PCF anti-institutionnel et un soutien à une démarche institutionnelle, dans le petit article « Diviser pour régner », publié le 3 juillet 1935 :

    « En réalité, nous n’avons pas changé. Nous sommes et resterons des communistes, des partisans de la démocratie soviétique et de l’édification d’une société sans classes, dans laquelle auront disparu l’oppression du Capital, l’exploitation de l’homme par l’homme.

    Mais nous constatons qu’il est possible et nécessaire que les ouvriers communistes et socialistes s’entendent avec les paysans, les artisans, les intellectuels radicaux et démocrates pour une action commune en faveur des revendications qui nous sont communes.

    Nous constatons que nous pouvons et devons ensemble travailler à l’amélioration du sort de la classe ouvrière et des petites gens des classes moyennes, que nous pouvons et devons ensemble lutter pour la défense des libertés démocratiques et de la paix. »

    Il y a toutefois un prix à payer alors : la reconnaissance de la république.

    La reconnaissance de la république

    Les faiblesses idéologiques du PCF sont tellement importantes que le passage à la ligne républicaine est très rapide. Il se fait au nom du concept, affirmé par Maurice Thorez, que le parti radical est le parti le plus important de France.

    Défendre le concept de république, c’est s’allier à lui et s’opposer à « l’oligarchie ». Dans l’article « Le front populaire défendra les libertés républicaines », publié dans l’Humanité du 9 juillet 1935, Maurice Thorez affirme ainsi :

    « On ne peut mieux reconnaître que les ligues fascistes sont des troupes de guerre civile qui veulent imposer à la majorité laborieuse du pays républicain et antifasciste le joug d’une minorité parasite. »

    Le même article affirme sa certitude que les officiers « républicains » s’opposeront à un putsch fasciste, dont les intérêts ne seraient que ceux de

    « l’oligarchie financière et industrielle qui opprime notre pays et le conduit à la ruine et à la catastrophe »

    En opposant le « pays » – bientôt le PCF utilisera le concept de « nation » – à l’oligarchie, Maurice Thorez révise ouvertement les enseignements de Marx, Engels, Lénine et Staline. Il instaure une dynamique de « libération nationale » absolument hors de propos dans un pays impérialiste aussi puissant que la France.

    >Sommaire du dossier

  • Maurice Thorez : un appui devenant une stratégie

    Le Front populaire

    Face au coup de force fasciste et face à la guerre, le PCF a proposé le Front populaire, qui a un énorme écho. Il n’est cependant pas capable de le porter comme tactique devant l’amener à un palier supérieur, il n’est pas en mesure de prendre l’initiative.

    Aussi, ne se contentant plus d’une position tactique, le PCF en fait une véritable stratégie reliée à la question de « l’unité syndicale ». Pour cette raison, au début juin 1935, Maurice Thorez explique à la « délégation des gauches » rassemblant les délégations des parlementaires communiste, socialiste, radical-socialiste, néo-socialiste, que :

    « Le Parti communiste, dont le programme fondamental comporte la socialisation des moyens de production et d’échange qui sera réalisée par le gouvernement ouvrier et paysan, croit qu’il est possible et nécessaire au moment actuel, d’appliquer une politique d’action positive, s’appuyant sur un large Front populaire.

    Le Parti communiste, renouvelant ses déclarations antérieures concernant son attitude éventuelle à l’égard d’un gouvernement de gauche, rappelle qu’il est disposé à appuyer à la Chambre et dans le pays toutes mesures propres à assurer la sauvegarde du franc, la répression énergique de la spéculation, la protection des intérêts de la population laborieuse, la défense des libertés démocratiques, le désarmement et la dissolution des ligues fascistes et le maintien de la paix. »

    Le PCF est prêt à soutenir un gouvernement, car à ses yeux cela irait dans le bon sens – c’est une vision pragmatique, qui raisonne en termes de positionnement, et s’éloigne de la compréhension du processus historique en termes de Parti Communiste devant diriger la société.

    Léon Blum et Maurice Thorez,
    au moment du Front populaire.

    Une voie pragmatique-machiavélique

    De fait, la seule voie que le PCF a trouvé pour le Front populaire, c’est la réalisation de l’unité syndicale. Cela ne veut pas dire que le Front populaire n’ait pas possédé une réelle base populaire ; ce qui compte simplement ici, c’est que pour Maurice Thorez, le Front populaire est devenu un outil au sens pragmatique-machiavélique.

    Il explique de ce fait, dans « Où va la classe ouvrière ? » (juin 1935), de manière juste que le Front populaire a bloqué le fascisme, mais de manière erronée que cela suffit pour aller de l’avant :

    « La classe ouvrière de France, instruite par les leçons de l’Allemagne et de l’Autriche, attentive aux conseils du Parti communiste, ne s’est pas laissée isoler.

    Elle s’est placée à la tête d’un large mouvement populaire à la tête de la majorité du peuple de France, contre les « minorités agissantes » au service du Capital, contre le fascisme et les gouvernements de l’Union nationale qui font le lit du fascisme.

    C’est le Front populaire animé et dirigé par la classe ouvrière qui a contribué récemment à précipiter la chute de deux gouvernements des pleins pouvoirs. C’est le Front populaire qui aura raison de Laval, l’homme de la réaction et des ligues, le saboteur de la politique de paix voulue par le peuple de France.

    Le Front populaire est donc un mouvement progressiste qui renforce les positions de la classe ouvrière et affaiblit celles de la grande bourgeoisie.

    La classe ouvrière, en organisant, en animant, en guidant le Front populaire va à la liquidation du danger fasciste ; et elle se rapproche du moment où elle établira son propre gouvernement. »

    Le Front populaire n’est pas seulement perçu comme une phase tactique antifasciste (qui fait justement sa valeur et montre le caractère erroné des trotskystes), mais également comme une étape vers le socialisme. C’est un pas vers la liquidation du concept de dictature du prolétariat.

    >Sommaire du dossier

  • Maurice Thorez : vers le positionnement pragmatique-machiavélique

    Le PCF tente de prendre les commandes de la lutte

    Le coup de force fasciste de février 1934 a montré que le PCF avait raison de constater le processus de la fascisation ; par conséquent, il comptait profiter de sa clairvoyance politique. Maurice Thorez, dans « Accélérons les cadences » en avril 1934, espérait ainsi la chose suivante :

    « Le Parti doit procéder à un recrutement intensif des milliers de combattants qui l’ont écouté et suivi au cours des journées de février et depuis. »

    Le PCF est cependant incapable de maintenir une ligne directrice, de par les manquements terribles dans les domaines culturels et idéologiques, comme en témoigne le passage dans le camp du fascisme de cadres comme Victor Barthélemy, voire de dirigeants comme Jacques Doriot qui se met à prôner l’alliance avec les socialistes et la collaboration de classe, tout en restant maire de la ville ouvrière de Saint-Denis.

    Au moment où le Parti Communiste est censé enfin battre idéologiquement le Parti Socialiste, il s’aperçoit qu’il n’a pas le ressort pour le faire, qu’il n’a pas les bases pour cela, alors que le Parti Socialiste est lui intégré à la société capitaliste et dispose de nombreux cadres.

    Le PCF est incapable de dépasser l’horizon économiste, reflet de sa base social-démocrate et de la vision de Maurice Thorez comme quoi le PCF est censé être un parti de masses, pas un parti de cadres. On en revient toujours, avec Maurice Thorez, à la question de « l’unité syndicale » comme solution absolue.

    Dans son rapport au Comité Central à la Conférence nationale du PCF, en juin 1934, intitulé « Par l’unité d’action nous vaincrons le fascisme – Les travailleurs veulent l’unité ! », Maurice Thorez explique ainsi :

    « Pour vaincre, le mouvement antifasciste doit avoir une base ouvrière solidement enracinée dans l’usine. La classe ouvrière doit donner l’exemple de la lutte revendicative et parvenir de la sorte à entraîner toutes les autres couches sociales frappées par le Capital, car sans les classes moyennes nous ne saurions vaincre le fascisme.

    Le levier pour une telle tâche, c’est le travail dans les syndicats, c’est la lutte pour l’unité syndicale.

    La conférence doit souligner fortement que le devoir des communistes est de hâter la réalisation de l’unité syndicale sur la base de la lutte des classes. »

    Si d’un côté, la nécessité de la centralité ouvrière est reconnue, de l’autre il y a une incompréhension fondamentale des principes développés par la social-démocratie – avec Kautsky et Lénine – quant au rôle guide du socialisme scientifique.

    Maurice Thorez en reste au terrain de l’économisme, des revendications ; les luttes de classe ne forment pas un processus concret, mais une sorte de principe historique où le Parti « profite » d’une situation.

    C’est pourquoi, dans le même document, niant le plan idéologique et culturel, Maurice Thorez affirme de manière pragmatique-machiavélique :

    « C’est un erreur de repousser ou de se désintéresser de revendications qui sont fondées, sous prétexte qu’elles sont présentées par des organisations qui subissent l’influence de la réaction. Au contraire, nous devons défendre chaque revendication qui n’est pas en contradiction avec l’intérêt du prolétariat. Ainsi nous gagnerons de l’influence dans ces catégories sociales et jusque dans leurs organisations. »

    Il y a ici une très grande naïveté politique, fondée sur la réduction des revendications à leur dimension économique. C’est d’ailleurs la raison qui amène Maurice Thorez à refuser de rejeter la démocratie bourgeoise de manière unilatérale, au nom de la conquête des libertés ouvrières.

    Maurice Thorez explique ainsi :

    « Les communistes défendent les libertés démocratiques conquises par les masses, afin de mieux rassembler et organiser les forces révolutionnaires du prolétariat et de tous les travailleurs contre le Capital et contre la dictature de la bourgeoisie.

    Par exemple, nous allons participer avec ardeur aux prochaines élections cantonales. Nous allons user du droit de vote pour exposer notre programme, définir notre politique et surtout élargir à la faveur de la campagne électorale la lutte commune avec les ouvriers socialistes. »

    Maurice Thorez

    Vers la guerre

    A ce premier problème de ligne, vient s’ajouter la question de la guerre. Le PCF a parfaitement compris que la guerre impérialiste était inévitable ; sa ligne est parfaitement juste sur ce point.

    Cependant, le PCF est incapable de gérer son soutien à l’URSS et une ligne politique anti-impérialiste cohérente dans son propre pays. Lorsqu’ainsi il y a des accords militaires entre la France et l’URSS en 1935, accords jamais appliqués, le PCF replonge dans ses travers syndicaux, cette fois en termes ouvertement politiques, en se plaçant comme le « meilleur élève ».

    Le PCF ne raisonne pas en termes d’aspects principal et secondaires ; il est unilatéral et ses positions nouvelles sont justifiées car, comme il est formulé dans « Tout pour défendre la paix » (Cahiers du bolchévisme, mai 1935) :

    « Quand, dans la situation présente, alors qu’Hitler menace la paix du monde, la France signe un pacte d’assistance mutuelle avec l’Union soviétique, elle sert la cause de la paix. »

    Le caractère unilatéral d’une telle position, qui fait se confondre tactique et stratégie, se lit d’autant plus que le pacte en question ne sera jamais appliqué ; son signataire, Pierre Laval, devenant par la suite même le principal ministre de Philippe Pétain et étant fusillé en 1945.

    Le PCF, avec Maurice Thorez à sa tête, est prêt à basculer dans le soutien au régime, au nom de « l’unité syndicale » et du soutien à l’URSS – ce que les trotskystes utiliseront de manière opportuniste et contre-révolutionnaire pour attaquer le marxisme-léninisme.

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  • Maurice Thorez, le 6 février 1934 et ses conséquences

    Le discours du 6 février 1934

    Le moment clef pour Maurice Thorez et le PCF se déroule le 6 février 1934, lorsqu’a eu lieu une grande manifestation d’extrême-droite à Paris, devant la Chambre des députés. 

    Or, Maurice Thorez devait y prononcer un discours, intitulé « Sous le drapeau rouge du Parti Communiste », sauf que le chef du gouvernement Edouard Daladier l’en empêcha.

    A l’époque, Daladier était surnommé « Daladier-le-fusilleur » par le PCF, ce qui ne l’empêchera pas de devenir ministre de la Défense nationale durant le gouvernement du Front populaire de 1936 à 1937 – c’est dire si la situation changea alors rapidement.

    Portons donc un regard sur le discours que Maurice Thorez aurait dû tenir, lors d’une journée qui exprima une crise très profonde, à la limite du coup d’État fasciste.

    Soulignant l’importance de que révèle l’affaire Stavisky, à savoir la corruption généralisée et l’accaparement des richesses par une minorité financière, il constate de manière juste :

    « Vous ne pouvez contrôler ceux qui spéculent et qui raflent les millions, mais vous pouvez découvrir et faire radier arbitrairement des fonds de chômage les malheureux qui n’avaient que les dix francs de secours pour tous moyens (…).

    Le scandale Stavisky fait apparaître le mal incurable qui ronge votre société corrompue. Il est un des symptômes de la crise profonde qui secoue le monde capitaliste, qui ébranle la France bourgeoise et impérialiste (…).

    La crise économique, entre autres conséquences, dresse violemment, les uns contre les autres, les capitalismes rivaux. De nouveau, la lutte pour les sources de matières premières, pour les marchés de plus en plus restreints, la guerre pour le partage du monde est à l’ordre du jour. »

    Maurice Thorez exprime dans ce discours une compréhension tout à fait juste de la nature de la crise générale du capitalisme, et du rôle de la social-démocratie qui alimente le fascisme de par ses reniements et ses politiques laissant libre les fascistes et les capitalistes.

    Il constate qu’au sein même du Parti Socialiste éclosent des tendances ouvertement fascistes, allant dans le sens de l’État corporatiste prétendument au-dessus des classes.

    Cependant, à aucun moment Maurice Thorez n’affirme que le Parti Communiste est prêt à prendre les commandes de la société. Il propose des revendications économiques, il affirme le caractère nécessaire de la révolution socialiste.

    Mais il est évident que Maurice Thorez voit la révolution socialiste comme une sorte de crise momentanée, telle une grève générale qui « forcerait » le destin ; il n’y a aucune proposition idéologique et culturelle.

    Il est parlé de décadence, mais jamais il n’est opposé de valeurs positives à la décadence : on en reste à l’économisme, au syndicalisme révolutionnaire prôné « d’en haut ».

    L’impact du 6 février 1934

    Le 6 février 1934 a eu comme conséquence l’intervention immédiate de la classe ouvrière, y compris par la lutte armée. Le PCF en profite pour s’engouffrer dans la ligne qui va être au fur et à mesure celle du Front populaire.

    Il y a une ligne droite entre la position « classe contre classe » du début des années 1930 et le Front populaire qui prône l’union avec le Parti Socialiste : c’est la quête absolue de l’unité du prolétariat. Chose nécessaire en soi, à condition de bien gérer les paramètres idéologiques et culturels.

    Au début des années 1930, Maurice Thorez soulignait toujours que l’arme décisive de la révolution socialiste, c’était l’unité de la classe ouvrière, comme suffisante en soi. Avec le mouvement populaire qui a suivi le 6 février 1934, Maurice Thorez ne fait qu’adapter, de manière pragmatique-machiavélique, la ligne initiale.

    Aussi, au lendemain du 6 février 1934, le PCF se met en avant comme la force dirigeante de l’antifascisme, comme l’organisation qui a jeté tout son poids dans la bataille antifasciste, qui répond physiquement présent face aux initiatives fascistes.

    Il n’y a toutefois pas de contenu idéologique et culturel ; la position reste défensive syndicale, avec la révolution présentée comme un « grand soir » souhaitable et nécessaire. Dans l’article « Contre la passivité, contre l’opportunisme, accélérons la cadence », Maurice Thorez explique ainsi :

    « Dans la lutte contre le fascisme, nous assurons à la fois la défense des revendications immédiates contre le patronat et l’Etat, la défense des libertés ouvrières réduites par la démocratie en voie de fascisation et la défense contre les attaques des bandes fascistes.

    En outre, nous exposons le programme que réalisera notre Parti lorsqu’il aura été placé par la révolution prolétarienne à la direction de la vie économique et sociale du pays. »

    Le Parti a un programme « économique et social » qu’il réalisera une fois que l’unité syndicale aura porté la révolution : c’est une vision anarcho-syndicaliste, avec le syndicat éclairé par une avant-garde anarchiste ; c’est une déviation qui est finalement très proche de celle de type syndicaliste qui a existé au début de la révolution russe, et qui sera dénoncé en 1921 (l’Opposition ouvrière avec Alexandre Chliapnikov, ou encore dans un même type la ligne du Proletkult d’Alexandre Bogdanov).

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  • Maurice Thorez et le PCF comme Parti de l’unité syndicale

    La démocratie syndicale

    Maurice Thorez est  parvenu à la direction du PCF car ce dernier était devenu un appareil bureaucratique, coupé de la base. Maurice Thorez s’est fait le porte-parole de la base, en réclamant :

    « l’élection régulière des directions de cellules, de rayons, de régions et du Comité central, et l’obligation pour toutes les directions de rendre compte de leur activité »

    Démocratie syndicale

    Dans le fameux article « Pas de « mannequins » », il développe longuement cette ligne, affirmant que :

    « La tendance à la secte, c’est-à-dire à la méfiance vis-à-vis des masses, a comme conséquence la méfiance à l’égard même du Parti et de ses militants […]. Elle aboutit, consciemment ou non, à la formation, à l’intérieur du Parti, de petits clans fermés, étroits. »

    Dans l’article Les bouches s’ouvrent, il cite plusieurs lettres de soutien qu’on lui a envoyé et qui réclament le droit à la parole dans le Parti. C’est également le cas de l’article « « Enfin, on va discuter » ».  « « Jetons la pagaïe ! » » témoigne du succès final de la ligne de Maurice Thorez.

    Toutefois, cette ligne ne revendique en fin de compte que la démocratie syndicale. Dans l’article « La lutte pour l’unité syndicale », il se contente d’expliquer que :

    « Les ouvriers veulent l’unité syndicale […]. Nous autres communistes, selon la célèbre formule du Manifeste de Marx et d’Engels, nous n’avons pas d’intérêts qui nous séparent de l’ensemble du prolétariat. Nous luttons pour le pain et la paix. Nous désirons donc ardemment l’union des forces ouvrières. Nous sommes des unitaires. »

    L’horizon de Maurice Thorez n’est ainsi nullement la bataille idéologique, mais l’unité sur une base « radicale ».

    Cela signifie qu’il fait du PCF, en quelque sorte, le Parti contribuant à l’unité, à la réalisation du projet syndicaliste-révolutionnaire de syndicat unique menant la révolution.

    Le PCF, Parti de l’unité syndicale

    La ligne « Classe contre classe » assumée alors par le PCF n’était donc pas une ligne idéologique opposant les « rouges » aux « blancs », mais une position pragmatique-machiavélique considérant que l’unité ouvrière était le levier de la révolution.

    L’opposition aux dirigeants socialistes repose sur le fait qu’ils sont considérés comme des obstacles à cette unité. Pour cette raison, Maurice Thorez peut affirmer :

    « Nous ne voulons pas laisser croire à l’union possible dans un seul parti, des prolétaires communistes et des bourgeois et autres « parvenus » qui dirigent le parti socialiste.

    Nous n’avons rien de commun avec les Paul Boncour et les Blum. Nous sommes des marxistes et des révolutionnaires. Ils sont des idéologues petits-bourgeois et des démocrates vulgaires. »

    Cela signifie que, concrètement, le PCF soutient la 3e Internationale et l’URSS et qu’il s’oppose à la bourgeoisie. Mais, sur le plan idéologique, la ligne n’est pas le marxisme-léninisme. C’est une idéologie assumant les thèses économiques de Karl Marx et quelques thèses de Lénine, principalement la nécessité de la révolution socialiste.

    Maurice Thorez

    Maurice Thorez parvient à la direction du PCF en tant que figure combinant la position des réformistes ayant adhéré à la révolution russe et celle des anarcho-syndicalistes prêts à accepter le syndicalisme révolutionnaire avec un parti chapeautant le processus.

    C’est en ce sens que Maurice Thorez a été, au début des années 1930, le liquidateur de l’ancienne direction, dite « groupe Barbé-Celor ». Une direction dont non seulement la ligne apparaît comme nébuleuse, plus ou moins gauchiste, mais, qui plus est, dont les deux principaux protagonistes, Pierre Celor et Henri Barbé furent les dirigeants de la Jeunesse Communiste et soutinrent par la suite Jacques Doriot, l’occupation nazie, pour finir catholiques traditionalistes dans les années 1950.

    On a là un flou absolu dont la nature tient au caractère purement syndical, anti-politique, des débats au sein du PCF.

    Le point de vue de l’Internationale communiste sur la question syndicale

    L’approche de Maurice Thorez sautait aux yeux pour tout observateur idéologiquement expérimenté au sein de l’Internationale communiste. Il faut ici rappeler que le PCF dépend de cette dernière et que les rectifications ont été nombreuses.

    Aussi, on peut facilement comprendre que dans l’extrait suivant, si c’est Maurice Thorez qui est l’auteur officiel de l’article, le bilan établi est nécessairement soit écrit par l’Internationale communiste, soit directement supervisé par elle.

    Voici donc ce qu’il est dit dans l’organe théorique du PCF, Les Cahiers du bolchévisme, le 15 octobre 1932, dans l’article « Pour un travail bolchévik de masse »  signé Maurice Thorez :

    « 1. Notre Parti n’est pas encore un parti bolchévik, ayant assimilé parfaitement la théorie et la pratique du marxisme-léninisme. Entre autres vestiges du passé, nous souffrons particulièrement de survivances anarcho-syndicalistes : tendances à la spontanéité, mépris du mouvement de masse, gesticulations et gymnastiques « grévistes », actions déclenchées sans revendications accessibles aux masses et acceptées par elles, etc.

    2. Les survivances anarcho-syndicalistes d’une part, les traditions social-démocrates sur le rôle du Parti d’autre part, font que ne sont pas encore établis des rapports justes entre le Parti et les syndicats, avec une compréhension exacte des tâches du Parti, chef et organisateur de la classe ouvrière, et du travail spécifique des syndicat.

    3. Les efforts entrepris depuis un an pour une juste lutte sur les deux fronts, en liaison avec la dénonciation du groupe Barbé, n’ont pas encore abouti à l’élimination du sectarisme, qui reste l’obstacle principal dressé contre la bonne application de la politique de l’Internationale communiste en France. On a liquidé le groupe Barbé sans parvenir encore à rompre radicalement dans tout le Parti avec l’idéologie et la pratique sectaire du groupe, avec l’étroitesse politique dont il fut l’expression. »

    Ce bilan ne peut pas avoir été écrit par Maurice Thorez, pour la simple raison qu’il est extrêmement rude. Si l’on suit ces trois points, alors on voit que le Parti Communiste n’a pas de base idéologique solide, que ses cadres sont profondément influencés par l’anarcho-syndicalisme, que la direction précédente a été particulièrement erronée.

    C’est, pour le moins, une vision extrêmement négative du PCF, surtout si l’on compare avec des Partis Communistes hautement développés comme en Chine, en Allemagne ou en Tchécoslovaquie.

    Dans un autre document de Maurice Thorez, intitulé « Pour un travail révolutionnaire de masse », datant du 22 octobre 1932 et constituant un rapport au Comité Central sur les travaux de la 12e session plénière du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, on lit pareillement :

    « L’Internationale communiste ne méconnaît pas les succès remportés par notre Parti dans ces derniers temps, mais il apparaît, surtout en rapport avec le rôle de premier plan de l’impérialisme français, que l’activité de masse du Parti est trop faible, que dans son ensemble, le Parti n’avance pas, que sur des points aussi sensibles que son activité syndicale, en particulier, la régression n’a pas été enrayée.

    Quelles sont les causes profondes d’un tel état de choses ? D’abord, l’insuffisance, sinon l’absence du travail de masse, l’inattention aux revendications, le sectarisme, et aussi l’absence de direction collective susceptible d’impulser effectivement toutes les organisations du Parti en vue de la réalisation effective, vérifiée, de la ligne générale du Parti. »

    Cela revient à dire que, malgré la diffusion de l’Humanité à 250 000 exemplaires, il n’y a derrière pas un véritable Parti Communiste solidement établi.

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  • Maurice Thorez, la grande figure du Parti Communiste français

    Maurice Thorez a été la grande figure du Parti Communiste français.

    Avant lui, le PCF n’était qu’un assemblage de différents courants opposés voire antagoniques et largement marqués soit par le réformisme, soit par l’anarcho-syndicalisme.

    Avec lui, le PCF est devenu un parti extrêmement bien organisé, qui a lancé l’initiative du Front populaire et, enfin, qui a été capable de participer de manière décisive à la Résistance.

    Après lui, le PCF s’effondrera lentement mais sûrement, dans un processus inexorable. Le noyau même de l’histoire du PCF repose donc sur la figure de Maurice Thorez.

    Ce que représente Maurice Thorez pour la fusion des éléments fondant le PCF

    Il serait cependant erroné de considérer que Maurice Thorez aurait émergé comme un grand dirigeant liquidant les erreurs du passé et, qu’après sa mort, ce qu’il représente aurait été trahi.

    En effet, la ligne du PCF après sa mort a toujours correspondu avec ce qu’il avait développé comme position. De même, Maurice Thorez ne parvient à la direction du PCF que, justement, parce qu’il synthétise les courants auxquels il prétend s’opposer.

    Ce qu’il représente, finalement, c’est très exactement la social-démocratie. Il est faux de considérer qu’il y a une social-démocratie en France à la fin du 19e siècle, ou même encore que Jean Jaurès en est la grande figure.

    La social-démocratie, historiquement, est la première fusion entre le socialisme scientifique et le mouvement ouvrier : en Allemagne, en Autriche, en Bohême-Moravie, etc. la social-démocratie est née sur le terrain idéologique du marxisme et de la révolution socialiste.

    En France, tel n’a pas été le cas, et la facture pour cette pseudo-social-démocratie a été l’émergence extrêmement puissante de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire.

    Le PCF est justement né comme rassemblement de militants réformistes authentiques et de radicaux anarcho-syndicalistes et syndicalistes-révolutionnaires. Leur fusion a été précisément élaborée par la figure de Maurice Thorez.

    Pas de « mannequins » – Les bouches s’ouvrent – « Jetons la pagaie ! »

    Maurice Thorez a été un cadre du PCF depuis ses débuts, avec quelques errements idéologiques notamment en faveur du trotskysme. En fin de compte, il s’est retrouvé à la direction de par ses capacités oratoires, intellectuelles et organisationnelles.

    C’est le premier point significatif : Maurice Thorez ne représente pas une ligne idéologique qu’il aurait formulée : il ne porte pas une pensée, c’est-à-dire une perspective de la révolution socialiste dans un pays donné, selon des conditions concrètes.

    Maurice Thorez est porté par les événements et il est à un moment « l’homme de la situation ». Cette situation, c’est celle qui lui permet l’accession à la direction du PCF, au moyen de plusieurs articles pratiques :

    –  Partis et syndicats (5 août 1931)

    – Démocratie syndicale (7 août 1931)

    – Pas de « mannequins » (14 août 1931)

    – Les bouches s’ouvrent (21 août 1931)

    – « Enfin, on va discuter ! » (1er septembre 1931)

    – « Jetons la pagaïe ! » (23 septembre 1931)

    – Pas de combines ! La lutte de classes ! (29 septembre 1931)

    – La lutte pour l’unité syndicale (septembre 1931)

    – Les tâches des communistes dans les syndicats (22 et 24 novembre 1931)

    La question syndicale au cœur de l’identité du PCF

    Dans la foulée de la naissance du PCF fut fondée une Confédération Générale du Travail Unitaire (CGTU) assumant une identité favorable au communisme, par opposition à la CGT restante, proche des socialistes et rassemblant entre un tiers et la moitié des adhérents.

    Or, historiquement, face au réformisme à la fin du 19e siècle, les éléments les plus radicaux refusèrent l’idéologie et se précipitèrent dans l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme-révolutionnaire.

    Et on peut voir que Maurice Thorez reste dans cette perspective. Dans le document « Partis et syndicats », il affirme que :

    « Le Parti tout entier – ses cadres, ses organisations, sa presse – tout doit être tourné vers le congrès confédéral [de la CGTU]. Tous les comités du Parti, et avant tout nos cellules d’usines, doivent soutenir l’effort des organisations unitaires pour intéresser les masses au programme de lutte de la CGTU. Ce sera la meilleure forme de préparation aux prochaines élections cantonales. »

    Cette position est, finalement, celle qui sera celle du PCF jusqu’aux années 1980. Le Parti soutient l’unité syndicale la plus large, se posant comme aile la plus avancée, mais, en même temps, il se considère comme organiquement lié au syndicat et à son expérience, comme on le voit lorsqu’il pose la relation entre le soutien au syndicat et les élections.

    Maurice Thorez s’oppose ainsi à l’anarcho-syndicalisme en prônant un Parti qui ne se confond pas avec le syndicat, mais il effectue cela en soumettant le Parti à « l’unité » à la base du syndicat. C’est la clef décisive qui permet de comprendre pourquoi, avec le Front populaire, toute base idéologique sera abandonnée, au nom de l’unité.

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  • Georges Bernanos et le romantisme spiritualiste : le doute

    Par moments, Georges Bernanos revient au doute. C’est cela qui amène les plus belles lignes, les moments les plus forts. Le 8 mai 1946, une année après la victoire sur l’Allemagne nazie, il écrit par xemple dans l’article La paix est-elle possible ? :

    « Il y a un an, l’Allemagne s’effondrait comme un mur, ensevelissant sous ses ruines l’homme étrange qui se croyait le premier d’une humanité nouvelle et qui était peut-être le dernier de l’ancienne, à moins qu’il n’appartînt réellement à aucune.

    Ce mur énorme abattu, il semble que son ombre pèse encore sur le monde. La bombe atomique ne peut rien contre les ombres. »

    C’est une lecture pleine de sensibilité de la situation, toujours tourné vers ce qu’il considère être un humanisme chrétien, le christianisme ou plutôt la christianité, on est ici pratiquement dans le luthérianisme, apportant sa dignité à l’être humain.

    Cela va jusqu’à l’insensibilité tellement l’opiniâtreté est pour lui une qualité. Ainsi, en février 1942, Georges Bernanos fait un article pour parler de la mort de Stefan Zweig. Il le définit comme un grand écrivain, une figure importante, mais il rejette son suicide, qui a des conséquences néfastes pour la cause qu’est la lutte contre l’Allemagne nazie.

    Voilà comment il présente la chose :

    « Des milliers et des milliers d’hommes qui tenaient M. Zweig pour un maître, l’honoraient comme tel, ont pu se dire que ce maître avait désespéré de leur cause, que cette cause était perdue.

    La cruelle déception de ces hommes est un fait beaucoup plus regrettable encore que la disparition de M. Stefan Zweig, car l’humanité peut se passer de M. Stefan Zweig, et de n’importe quel écrivain, mais elle ne peut voir sans angoisse se réduire le nombre des hommes obscurs, anonymes, qui, n’ayant jamais connu les honneurs ni les profits de la gloire, refusent de consentir à l’injustice, vivent de l’unique bien qui leur reste, une humble et ardente espérance.

    Qui touche à ce bien sacré, qui risque d’en dissiper une parcelle, désarme la conscience du monde, et dépouille mes misérables. »

    Si Georges Bernanos témoigne ici de la force de son romantisme – l’engagement, l’esprit du monde – il ne comprend rien à l’angoisse existentielle de Stefan Zweig face à l’antisémitisme exterminateur.

    Il ne mentionne pas non plus dans son article que, quelques jours avant son suicide, Stefan Zweig lui a rendu visite dans sa ferme de la Croix-des-Âmes à Barbacena, au Brésil.

    Cela reflète le sentiment de peur qui domine totalement chez Georges Bernanos, une peur inquiète, un tourment incessant quant à la dignité, la fragilité de l’être humain. En ce sens, il est une figure tout à fait française, ancrée dans son époque ; l’existentialisme d’Albert Camus ou de Jean-Paul Sartre ne sont que des sous-produits de la démarche puissante de Georges Bernanos.

    Car, avec ses incohérences dues à son romantisme tourné vers le catholicisme, Georges Bernanos a plus de dignité du réel que l’existentialisme cosmopolite, froid et égotique d’Albert Camus ou de Jean-Paul Sartre.

    Voici un autre exemple, où Georges Bernanos se demande si, après tout, il n’aurait pas lui-même cédé devant le maréchal Pétain s’il avait été en France à ce moment-là :

    « Qui sait si je n’eusse pas été tenté de céder à cette abjecte fascination ?

    Oh ! Sans doute, il serait plus avantageux pour mon amour-propre de ne pas faire publiquement une telle hypothèse, mais j’aime mieux scandaliser quelques lecteurs que de parler le langage du pharisien.

    Comment pourrais-je juger autrement d’une épreuve où j’ai vu de loin sombrer l’honnêteté, la fierté, le bon sens même d’un si grand nombre de Français auxquels j’étais attaché, en qui j’avais foi ?

    J’éprouve un inexprimable dégoût à l’écrire, mais enfin – hélas ! – on ne peut le nier : la France a aimé ce vieillard et son dégoûtant langage, faussement cordial, où se trouvent si bizarrement combinées l’onction du notaire véreux et celle du mauvais prêtre.

    Au jour de sa plus grande humiliation, la France a cru se reconnaître en ce Tartuffe centenaire, elle a reçu de lui, avec ses transports de vénération et d’amour, le sacrement de la honte.

    J’ignore, j’ignorerai toujours ce que fut à ce moment tragique l’atmosphère de mon pays, je n’ai pas respiré cet air vénéneux, plein de tous les sucs d’une corruption déjà ancienne, prodigieusement accélérée par la débâcle militaire.

    Mais je n’ai jamais approché quelqu’un de ceux qui y ont vécu, ne fût-ce que peu de semaines, sans ressentir en leur présence un indéfinissable malaise, comme si je me trouvais devant un être revenu du pays des morts. C’est précisément ce trouble, cette insurmontable répugnance, qui me retient de condamner sommairement certaines faiblesses.

    En dépit de tous mes efforts, le mécanisme psychologique m’en échappe, elles me restent absolument étrangères, je ne puis en trouver le principe dans ma conscience. »

    Tourner les choses dans tous les sens est prétexte chez Georges Bernanos à une approche mystique, l’empêchant de synthétiser la réalité, mais en même temps il parvient à s’arracher, à s’extraire de ce qui lui semble une voie de garage.

    Cette inquiétude permanente, existentielle bien plus qu’existentialiste, et à ce titre franchement expressionniste, en fait tout l’intérêt historique, toute la signification.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Bernanos et sa rupture objective avec l’Église catholique

    De par sa démarche, Georges Bernanos rompait nécessairement avec l’Église catholique comme institution. Il la respecte, comme institution incontournable, mais il développe des thèmes qui s’éloignent des valeurs de celle-ci, appelant à une autonomie spiritualiste tout à fait conforme à l’esprit français historiquement.

    Georges Bernanos le sait très bien et dans La lettre aux Anglais, il assume ainsi sa démarche :

    « Jusqu’en 1918 la bourgeoisie a pu garder des doutes sur l’authenticité de sa mission apostolique, mais l’avènement du communisme l’a définitivement consacrée – si j’ose dire, d’un cœur plein d’amertume – la véritable Fille aînée de l’Église.

    Je l’ai parfois accusée de se servir du Catholicisme au lieu de le servir, et cette formule-là, aussi, est trop sommaire.

    Le ralliement à l’Église de l’Ordre a certainement été plus ou moins feint chez les pères, mais les fils l’ont réellement consommé (…).

    Il est évidemment regrettable que nos ouvriers aient fini par confier à des avocats marxistes le dossier de leurs revendications. Mais d’abord, s’ils l’avaient confié aux Jésuites, qu’auraient-ils obtenu depuis cinquante ans ?

    Lorsque, avant 1888, l’État ne leur reconnaissait aucun droit syndical ou corporatif, où étaient les Révérends Pères ? Ils auraient d’ailleurs décliné cet honneur, non sans raison.

    Alors quoi ? De choisir un avocat indigne fait-il qu’une cause soit mauvaise ? Il en fut ainsi pourtant, cette fois. La cause ouvrière s’est trouvée chez nous déconsidérée, discréditée, disqualifiée.

    A toutes les revendications du prolétariat, légitimes ou non, la bourgeoisie bien-pensante, d’une seule voix, évoquait le spectre du bolchevisme.

    Une augmentation de salaire, une simple réduction des heures du travail, était une menace à la famille, à la religion, à la morale, à l’Église. »

    Il s’agit là ni plus ni moins que d’une disqualification de l’Église comme institution dans sa réalité sociale.

    Dans le même texte, Georges Bernanos cherche d’ailleurs à modifier le sens de l’humanisme chrétien, le découplant de l’Église comme institution :

    « Vous me dites que ces masses sont déchristianisées.

    Le sont-elles autant que vous dites ? D’un brave ouvrier parisien qui, sans être jamais allé au catéchisme, se révolte contre l’usage du gaz moutarde en Ethiopie, ou du dévot italien qui l’approuve, lequel est le plus chrétien ? (…)

    M. [Gilbert Keith] Chesterton, écrivit jadis que le monde était plein d’idées chrétiennes devenues folles.

    Il serait peut-être permis de dire aujourd’hui que le Fascisme, l’Hitlérisme, le Communisme devront apparaître un jour, à la lumière de l’Histoire, ainsi que des déformations monstrueuses de l’antique Idée de Chrétienté.

    Des millions d’hommes croient trouver dans le totalitarisme une Foi, une Religion, avec sa mystique, sa morale et ses dogmes ; dans le Parti organisé une Église ; dans le Dictateur omniscient et omnipotent un Pape ou même un Dieu. »

    Georges Bernanos a ainsi une lecture « basiste », même s’il prétend être légitimiste. Il exprime clairement un luthérianisme à la française, avec 500 ans de retard. C’est ce qui fait la grandeur et le caractère décalé, historiquement incohérent, de Georges Bernanos.

    Son appel aux masses catholiques, comme ici dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, avec ce passage écrit en 1942, se fait au nom d’un positionnement dans l’Histoire. On sort tout à fait du catholicisme traditionnel.

    « J’ai cité jadis, dans Les Grands Cimetières sous la lune, une page très caractéristique de Vittorio [en fait Bruno] Mussolini, fils du Duce, officier aviateur italien au cours de la guerre d’Ethiopie. Je la transcris de nouveau ici.

    « Je n’avais jamais vu un grand incendie, déclare-t-il, bien que j’aie souvent suivi les autos de pompiers…

    C’est peut-être parce que quelqu’un avait entendu parler de cette lacune de mon éducation qu’une machine de la 14e escadrille a reçu l’ordre d’aller bombarder la zone d’Adi-Abo exclusivement avec des bombes incendiaires.

    Nous… devions mettre en feu les collines boisées, les champs et les petits villages. Tout cela était très divertissant… À peine les bombes touchaient-elles le sol qu’elles éclataient en fumée blanche et une flamme gigantesque s’élevait pendant que l’herbe sèche se mettait à brûler.

    Je pensais aux animaux. Mon Dieu, ce qu’ils couraient !… Lorsque les châssis porte-bombes furent vidés, j’ai commencé à lancer des bombes à la main… C’était très amusant.

    Une grande « zariba » entourée de grands arbres n’a pas été facile à atteindre. J’ai dû viser très exactement et je n’ai réussi qu’à la troisième fois. Les malheureux qui s’y trouvaient ont sauté au-dehors lorsqu’ils ont vu leur toit brûler et se sont enfuis comme des fous…

    Entourés d’un cercle de flammes, quatre à cinq mille Abyssins sont arrivés à leur fin par asphyxie. On aurait dit l’enfer : la fumée s’élevait à une hauteur incroyable et les flammes coloraient en rouge tout le ciel noir. »

    Que le lecteur veuille bien méditer ces pages révélatrices. Il y trouvera peut-être la raison du silence gardé jusqu’à présent par de hautes autorités spirituelles, pourtant très bien informées des atrocités de la guerre nazie.

    Comme M. Mussolini a précédé Hitler, c’est la guerre fasciste éthiopienne, bénie par l’épiscopat italien [et donc le Vatican], approuvé par les masses catholiques du monde entier, qui a transmis sont esprit et ses méthodes à la guerre nazie. »

    Il est évident ici que Georges Bernanos marque une rupture avec l’Église catholique qui est tout à fait similaire de celle faite par l’Action française : une activité politique autonome par rapport à l’Église aboutit inévitablement à une rupture, sauf lors d’un contexte historique de rupture totale, comme avec l’austro-fascisme ouvertement clérical ou le franquisme en Espagne.

    Cependant, Georges Bernanos va dans le sens du contenu spirituel, il va dans le sens de la question de la psychologie, il voit la vie intérieure, mais il ne parvient pas à la synthétiser, d’où ses dénonciations, sa fuite en avant, son style consistant en une perpétuelle remise en cause.

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  • Georges Bernanos et sa préfiguration de mai 1968

    Il est impossible de ne pas voir que, dans les faits, une partie significative du mouvement de mai 1968 correspondait à la démarche de Georges Bernanos. Ce n’est pas tant vrai en raison de la question religieuse, même si la photo où l’on voit le graffiti « Le Christ seul révolutionnaire » sur la Sorbonne, entre des portraits de Lénine et Mao Zedong avec des affiches de l’UJC(ml), est très connue.

    C’est surtout vrai en raison de la lecture subjectiviste de la révolte. Lorsque, dans une conférence aux étudiants brésiliens juste avant la fin de la guerre, il parle de :

    « La Révolution de la Jeunesse que le monde espère, attend – l’insurrection générale de l’esprit de jeunesse dans le monde »

    Il correspond littéralement à un aspect de Mai 1968. Georges Bernanos, en valorisant la vie intérieure, a fait comme Pierre Drieu La Rochelle : il a saisi une dimension tout à fait comprise par le matérialisme dialectique en URSS avec Staline et en Chine avec Mao Zedong, mais nullement par les « marxistes français ».

    En ce sens, il est proche de la subjectivité révolutionnaire, de l’esprit de rupture, tout en n’y adhérant pas. Voici également les propos de Georges Bernanos sur la révolte de la jeunesse à venir, dans une interview au Diario, en Juin 1944 :

    « Le règne de l’Argent, c’est le règne des Vieux. Dans un monde livré à la dictature du Profit, tout homme capable de préférer l’honneur à l’argent est nécessairement réduit à l’impuissance.

    C’est la condamnation de l’esprit de jeunesse. La jeunesse du monde n’a le choix qu’entre deux solutions extrêmes : l’abdication ou la révolution.

    [Quelle révolution?]

    A mes yeux, il n’y en a qu’une : celle qui commença, il y a bientôt deux mille ans, le jour de la Pentecôte (…).

    Pour être d’inspiration capitaliste, les révolutions fascistes n’en étaient pas moins des révolutions, et des révolutions sanglantes. Elles se disaient anticapitalistes, comme elles se disaient chrétiennes, et avec la même imposture.

    Tout le monde sait aujourd’hui que la haute finance et la haute industrie ont fait le fascisme, avec la complicité de la monarchie italienne.

    Hitler n’a persécuté que le capitalisme juif, au bénéfice du capitalisme national. Quant à la révolution franquiste, mieux vaut ne pas en parler. Franco a tout sacrifié aux puissances d’argent, y compris la Phalange elle-même.

    [Et la Russie?]

    La Russie léniniste était anticapitaliste et antimilitariste (…). Si les événements suivent leur cours, la Russie sera bientôt la plus grande puissance capitaliste du monde (…). Ces étiquettes différentes [capitalisme d’État et capitalisme privé] recouvrent la même marchandise – l’absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire et naturaliste. »

    Ces propos correspondent à toute une vision du monde de la petite-bourgeoisie en mai 1968, notamment des étudiants. La protestation contre la société de consommation a pu tourner en certains cas dans une dénonciation du mode de production capitaliste, mais elle a pu également basculer dans un idéalisme petit-bourgeois rejetant l’État, la société et la production de masse.

    Georges Bernanos

    Lorsque Georges Bernanos considère que « la France doit au monde révolution », il retranscrit par avance un sentiment général extrêmement partagé en France. Mai 1968 est également à la convergence de l’approche de Georges Bernanos, des critiques catholique ainsi que petite-bourgeoise gauchiste de la guerre d’Algérie.

    Les hippies américains prolongeant leur démarche jusqu’à la Silicon Valley et les ingénieurs geeks ou hipsters relèvent nettement, d’une manière ou d’une autre, d’une démarche générale dont Georges Bernanos a cherché à théoriser le fondements.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Bernanos : la droite, la gauche, la France

    On aura compris que Georges Bernanos a poursuivi une carrière hautement incohérente, avec d’un côté une exigence qui aura persisté, de l’autre un positionnement particulièrement changeant, témoignant de sa quête d’un contenu qu’il ne parvenait pas à trouver.

    C’est cela qui explique que, par exemple dans Scandale de la vérité, il puisse affirmer :

    « Des hommes comme Drumont ou Péguy n’ont rien de commun avec ce qu’on appelle aujourd’hui les gens de droite. »

    Dire cela, c’est à la fois faux car tant Edouard Drumont que Charles Péguy relève de la droite, au sens qu’ils ne font pas partie ni du mouvement ouvrier, ni des républicains, et vrai au sens où ces deux auteurs préfigurent l’idéalisme fasciste et son anticapitalisme romantique.

    Georges Bernanos

    Georges Bernanos, de fait, a échoué à être un fasciste dans son époque, car il correspondait au fascisme français, qui n’a pas pu émerger directement en raison de la mortalité de la première guerre mondiale, s’affirmant par conséquent dans un foisonnement incessant durant les années 1920-1930 (de Georges Valois aux planistes, etc.).

    S’il rompt d’ailleurs avec l’Action française, cela ne l’empêcha pas, dans les années 1920, de tenir des conférences pour elle. Il fait partie de l’intelligentsia catholique et monarchiste et par cette raison même, il représente une sorte de fascisme spiritualiste tentant de préfigurer un idéalisme pour la suite, avec la dénonciation des robots, du monde moderne, etc.

    En cela, il est Français et il ne s’est jamais départi d’un nationalisme français de type racialiste, tout en relativisant la prédominance d’une « race » sur une autre, au nom de la nation justement.

    Au début de l’année 1942, dans Race contre nation, il dit ainsi au sujet de la seconde guerre mondiale :

    « La guerre actuelle m’apparaît de plus en plus comme une guerre des races contre les nations.

    Je ne méprise nullement l’idée de race, je me garderais plus encore de la nier. Le tort du racisme n’est pas d’affirmer l’inégalité des races, aussi évidente que celle des individus, c’est de donner à cette inégalité un caractère absolu, de lui subordonner la morale elle-même, au point de prétendre opposer celle des maîtres à celle des esclaves.

    S’il existe une morale des maîtres, elle ne saurait se distinguer de l’autre que par l’étendue et la sévérité de ses exigences, mais l’esprit public est tombé si bas, même chez les chrétiens, que le mot de maître évoque instantanément l’idée de sujétion, non de protection. »

    On reconnaît le romantisme catholique qui voit en le maître un « protecteur », conformément à la lecture totalement idéalisée du moyen-âge.

    On reconnaît l’exigence du spiritualisme qui transcende même les préjugés raciaux : c’était là une « faiblesse » dans la dynamique du fascisme catholique par rapport au fanatisme des fascismes ouvertement racistes, racialistes.

    Et ce spiritualisme est toujours, chez Georges Bernanos, national. C’est d’ailleurs cela qui empêche Georges Bernanos de passer au marxisme. Il attribue aux nations non pas des caractéristiques psychologiques faisant partie d’une humanité s’unifiant, mais des propriétés intrinsèques, comme dans cette La lettre aux Anglais datant de la seconde guerre mondiale :

    « Anglais, vous êtes un peuple de navigateurs, de commerçants. Nous sommes un peuple de paysans, nous sommes, pour reprendre le mot de Péguy, une paysannerie militaire (…).

    L’avènement de l’Ordre capitaliste, la dictature de l’économique, a été pour nous un coup très rude. »

    C’était nécessaire, parce que Georges Bernanos avait besoin du moyen-âge pour son anticapitalisme, tout comme du catholicisme pour son spiritualisme. La véritable France ne pouvait donc qu’être paysanne par conséquent, opposée à la modernité dans sa substance même.

    Ce qui fait qu’en 1944-1945, Georges Bernanos espère un avènement littéralement fasciste de la Résistance, en quoi déjà depuis l’émergence de Charles de Gaulle. Dès décembre 1942, Georges Bernanos titre un passage du Chemin de la Croix-des-Âmes :

    « Il ne faut plus que la France se rendorme »

    Les titres des articles de cette époque de Georges Bernanos sont révélateurs de cet idéalisme :

    « Français, ô Français, si vous saviez ce que le monde attend de vous ! »

    « Dans un monde malade où triomphe l’homme-robot, la France donnera-t-elle le signal de l’insurrection de l’esprit ? »

    « Face au totalitarisme marxiste et à ses valets les intellectuels-de-masse, nous sommes décidés à ne pas sacrifier l’homme »

    Dans ce dernier article, il commence en disant :

    « La contre-civilisation de la matière ne peut plus trouver son salut que dans le marxisme.

    Ou, pour mieux dire, un salut provisoire, un sursis. Car le marxisme n’est que son avant-dernière expérience. La dernière sera la bombe atomique. »

    L’article intitulé

    « La civilisation des machines a produit l’Etat-robot qui broie les classes et les hommes »

    se conclut par :

    « La classe ouvrière croit se servir de l’Etat-robot, alors qu’elle s’y asservit et nous y asservit avec elle. Il ne s’agit plus de s’attendrir sur le monde, mais de le sauver. »

    En Juin 1944, dans Le génie de la liberté, qu’on retrouve dans Chemin de la Croix-des-Âmes, Georges Bernanos interprète la Résistance française avec le même regarde mystique que les collaborateurs regardaient le régime pétainiste.

    « Depuis quatre ans, j’ai souhaité plus d’une fois me rapprocher de ceux qui, en Angleterre ou en Afrique, maintenaient l’honneur, le prestige et l’autorité de la France (…).

    Nous devons cette fidélité, non pas seulement à notre pays, mais à des millions d’hommes épars sur toute la terre, et pour lesquels la Résistance française n’est pas seulement un chapitre plus ou moins émouvant de ce qu’on appelle la guerre des démocraties, mais un phénomène indépendant, dont les conséquences se développeront tôt ou tard sur un autre plan de l’Histoire.

    On pourrait dire sans exagération que ce n’est pas la guerre des démocraties qui donne un sens à la Résistance française, mais plutôt que la Résistance française donne un sens à la guerre des démocraties.

    Ce que j’écris ici avec assurance paraîtra demain évident à tout le monde, amis ou ennemis. Certes, il y a d’autres résistances que la Résistance française, il y a beaucoup d’autres martyrs que les nôtres.

    Mais, si honorables qu’elles soient, les résistances polonaise, tchèque, norvégienne, serbe ou grecque n’inspirent que de l’admiration. Elles sont des faits de guerre, qui prendront fin avec la guerre elle-même.

    Au lieu que la Résistance française remplit des millions de coeurs d’une espérance presque religieuse, d’une sorte de pressentiment sacré (…).

    Des millions d’hommes disaient : « La Résistance française », et leurs coeurs répondaient en écho : « La Révolution française ». (…).

    La Résistance française n’est pas la Révolution française, elle l’annonce. Elle fait mieux que de l’annoncer, elle la rend possible et nécessaire. Elle réunit toutes ses forces pour tenir ouvertes les colossales portes de bronze par où va s’élancer bientôt, casque en tête et torche en main, le Génie de la Liberté. »

    C’était évidemment absurde et dès juillet, Georges Bernanos déchante. Il explique que la Résistance aurait été, comme 1789, une possibilité d’unir tous les Français, 1789 ayant été selon lui un mouvement historique « d’inspiration religieuse »… Niant ainsi totalement les faits :

    « 89, c’est Péguy, 93, c’est Maurras ou Lénine. »

    Georges Bernanos aura été romantique jusqu’au bout, et en même temps un petit-bourgeois jusqu’au bout, incapable d’assumer le principe de transformation, de victoire des exigences, au nom d’une posture de rejet spiritualiste.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Bernanos contre la civilisation des machines

    En écrivant La France contre les robots en 1946, Georges Bernanos tentait de formuler de manière lyrique une lecture paranoïaque petite-bourgeoise qui ressemble point pour point à une démarche en fait déjà effectuée de par le passé par Pierre Drieu La Rochelle.

    La différence est que Pierre Drieu La Rochelle en appelle au corps, tandis que Georges Bernanos en appelle à l’esprit. On lit ainsi dans La France contre les robots :

    « Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer.

    Pour le répéter une fois de plus, l’hypothèse est-elle définitivement à rejeter d’une crise profonde, d’une déviation, d’une perversion de l’énergie humaine ? »

    On a ici la même posture d’une dénonciation à la fois des masses et de la quantité, au nom d’une élite et de la qualité ; on a le même rejet petit-bourgeois du développement des forces productives.

    On a la même dénonciation de la démocratie, de la tyrannie des masses sur la réalité, aux dépens de l’esprit qui est censé gouverner.

    «  La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité.

    Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre.

    J’ai déjà dit, je dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le bourreau n’aura pas noué sous mon menton la cravate de chanvre : un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble.

    La Force fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle engendre l’esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs.

    La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre.

    Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales. Il est fou de confier au Nombre la garde de la Liberté.

    Il est fou d’opposer le Nombre à l’argent, car l’argent a toujours raison du Nombre, puisqu’il est plus facile et moins coûteux d’acheter en gros qu’au détail.

    Or, l’électeur s’achète en gros, les politiciens n’ayant d’autre raison d’être que de toucher une commission sur l’affaire.

    Avec une radio, deux ou trois cinémas, et quelques journaux, le premier venu peut ramasser, en un petit nombre de semaines, cent mille partisans, bien encadrés par quelques techniciens, experts en cette sorte d’industrie.

    Que pourraient bien rêver de mieux, je vous le demande, les imbéciles des Trusts ?

    Mais, je vous le demande aussi, quel régime est plus favorable à l’établissement de la dictature ?

    Car les Puissances de l’Argent savent utiliser à merveille le suffrage universel, mais cet instrument ressemble aux autres, il s’use à force de servir.

    En exploitant le suffrage universel, elles le dégradent. L’opposition entre le suffrage universel corrompu et les masses finit par prendre le caractère d’une crise aiguë.

    Pour se délivrer de l’Argent – ou du moins pour se donner l’illusion de cette délivrance – les masses se choisissent un chef, Marius ou Hitler. Encore ose-t-on à peine écrire ce mot de chef. Le dictateur n’est pas un chef.

    C’est une émanation, une création des masses.

    C’est la Masse incarnée, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction.

    Ainsi, le monde ira-t-il, en un rythme toujours accéléré, de la démocratie à la dictature, de la dictature à la démocratie, jusqu’au jour… »

    Ce qui est frappant, c’est que dans La France contre les robots, Georges Bernanos fournit une analyse de la situation mondiale qui est exactement la même que celle du national-socialisme allemand en 1944 :

    « Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions soviétiques sinon marcher main dans la main – il s’en faut ! – du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance (…).

    Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique (…).

    Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable soumise à la loi des grands nombres, on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent.

    Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »

    C’est l’idéologie de la dystopie, comme Rhinocéros d’Eugène Ionesco, 1984 de de George Orwell ou Le meilleur des mondes de Aldous Huxley, avec la mise en valeur de l’individu « unique » cherchant à se préserver coûte que coûte contre une uniformisation qui est celle des masses.

    C’est l’expression de la petite-bourgeoisie qui sent qu’elle se fait broyer par le développement historique des forces productives ne laissant plus que face à face la bourgeoisie et le prolétariat.

    Pour cette raison, Georges Bernanos adopte la posture « élémentaire » propre au fascisme. Il n’a pas de programme, pas de principes, pas de solution. Tout est dans l’attitude, le comportement, la manière de sentir les choses.

    La réalisation est attribuée à une forme mystique, résumée en « la France », parée de toutes les qualités par nature et capable, de par cette nature, de révolutionner le rapport aux choses. C’est une véritable mystique nationaliste, avec comme base une dénonciation romantique de la réalité.

    Dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, du nom de l’endroit où se trouvait sa ferme au Brésil, Georges Bernanos explique ainsi en 1942 :

    « Un professeur [de la faculté de droit de Rio de Janerio, Hermes Lima, qui regrettait que Georges Bernanos se limitait à un vague « Tôt ou tard triomphera du Fer et de l’Or la douce et laborieuse patience de l’homme »] me reprochait l’autre jour de ne pas avoir de programme, comme si chaque citoyen était tenu d’avoir dans sa poche, avec son diplôme de bachelier, un plan de reconstruction générale du monde (…).

    Ce n’est pas ma tâche de reconstruire le monde, mais je sais parfaitement comment il s’est détruit. Le monde moderne était tombé entre les mains des techniciens, il a servi de sujet d’expérience aux techniciens.

    Les techniciens faisaient les expériences, mais c’étaient les véritables maîtres du monde moderne, les tout-puissants contrôleurs des marchés du blé, du fer, de la houille ou du pétrole, qui, sur toute la surface du globe, finançaient les techniciens de la révolution noire, blanche ou rouge.

    Ambitieuse d’organiser la vie, la technique n’a réussi qu’à organiser la plus grande, la plus prodigieuse entreprise de destruction des valeurs spirituelles et des biens matériels que l’Histoire ait jamais connue.

    C’est qu’on n’essaie pas impunément de substituer la technique à la vie. La Technique n’est pas la Vie.

    Je sais qu’une telle vérité n’est pas encore mûre, qu’un grand nombre de ceux qui liront ces lignes hausseront les épaules, se refuseront à faire l’effort nécessaire pour penser par eux-mêmes, penser librement, avec leur propre cerveau, non pas avec le cerveau mécanique de leur poste de radio.

    Ils me croiront ennemi de de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu’ils font ouvertement le projet de dominer non seulement matériellement, mais spirituellement, le monde, de contrôler les forces spirituelles du monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une « métatechnique », capable de tromper la naïveté des professeurs et qui a bien pu aussi enflammer jadis l’imagination des moujiks dans l’ancienne Russie de Lénine, mais qui doit faire sourire n’importe quel Français, héritier de Montaigne et de Pascal.

    Nous savons que, un certain point dépassé, chaque nouvelle usurpation de la technique se paie d’un accroissement du pouvoir de l’État, de la perte d’une liberté.

    La vocation spirituelle de mon pays est de dénoncer ce scandale. Nous ne sommes pas nés pour être les esclaves de personne, nous ne commettrons pas le crime de préférer la Technique à la Liberté. »

    Par là même, Georges Bernanos est contre tout parti, toute vision du monde ; il revient à la « France » comme entité de résoudre les problèmes. Par là même, il développe une mystique accessible et dont on peut s’inspirer, une sorte de romantisme ayant sombré en fondamentalisme.

    >Sommaire du dossier