René Descartes et sa reprise de l’homme volant d’Avicenne

René Descartes existait dans une phase historique qui, elle-même, était le fruit d’un mouvement antérieur. Par conséquent, la conception de René Descartes ne saurait, bien entendu, échapper à l’averroïsme, forme qu’a pris le matérialisme en Europe à la suite d’Averroès et de son prédécesseur, Avicenne.

Ici se pose quelque chose de très précis.

Si notre vision de la France du 17e siècle est correcte, alors René Descartes doit repartir en arrière dans l’averroïsme et lui faire prendre un virage différent, « acceptable » pour le 17e siècle français, correspondant aux besoins de la bourgeoisie à ce moment-là.

Les « libertins », inversement, se situait dans le prolongement direct de l’humanisme et de l’averroïsme. Leur perspective était ouvertement athée et reflétait la bourgeoisie dans son aspect révolutionnaire.

Cependant, au 17e siècle, la bourgeoisie compose également avec la monarchie absolue qui maintient un savant équilibre dans le système regroupant la noblesse et le clergé d’un côté, et la bourgeoisie de l’autre.

Mais ce n’est pas tout. La conception cartésienne doit, de plus, être « lisible » si l’on considère que le déisme du 18e siècle, des Lumières, en est le prolongement.

Cela donne deux garde-fous : il faut vérifier que René Descartes « repart en arrière », et qu’il pave la voie au déisme des Lumières.

En clair et si l’on regarde historiquement, cela signifie que René Descartes donne à la bourgeoisie ce qu’elle n’a pas pu assumer avec le protestantisme. Qui plus est, il le lui donne de manière tronquée puisque les conditions objectives ne sont pas unilatéralement favorable à la bourgeoisie.

Donc, si ce raisonnement est correct, René Descartes va faire reculer les positions de l’averroïsme, c’est-à-dire retourner à Avicenne. Or, justement, la conception de René Descartes est strictement parallèle à un exemple très connu de la pensée d’Avicenne : l’homme volant.

L’idée est la suivante : René Descartes dit qu’il peut tout remettre en cause, sauf sa pensée. Et justement l’homme volant d’Avicenne pose le fait que, si un être humain ne voit rien et naît en train de tomber dans le vide, il aura la certitude d’exister, sans pour autant connaître la réalité de son propre corps.

Voici comment Avicenne, dans le passage intitulé « Le traité de l’âme » dans le Sifa (La Guérison), présente l’exemple de « l’homme volant » :

« Il faut que l’un de nous s’imagine qu’il a été créé d’un seul coup, et qu’il a été créé parfait, mais que sa vue a été voilée et privée de contempler les choses extérieures. 

Qu’il a été créé tombant dans l’air ou dans le vide, de telle sorte que la densité de l’air ne le heurte, dans cette chute, d’aucun choc qui lui fasse sentir ou distinguer ses différents membres lesquels, par conséquent, ne se rencontrent pas et ne se touchent pas. 

Eh bien ! qu’il réfléchisse et se demande s’il affirmera qu’il existe bien, et s’il ne doutera pas de son affirmation, de ce que son ipséité [c’est-à-dire son identité particulière] existe, sans affirmer avec cela une extrémité à ses membres, ni une réalité intérieure de ses entrailles, ni cœur, ni cerveau, ni rien d’entre les choses extérieures. 

Bien mieux, il affirmera l’existence de son ipséité, mais sans affirmer d’elle aucune longueur, largeur ou profondeur. 

Et s’il lui était possible, en cet état, d’imaginer une main ou un autre membre, il ne l’imaginerait ni comme une partie de son ipséité, ni comme une condition de son ipséité. Or tu sais bien, toi, que ce qui est affirmé est autre que ce qui n’est pas affirmé. Et la proximité est autre que ce qui n’est pas proche. 

Par conséquent, cette ipséité dont est affirmée l’existence a quelque chose qui lui revient en propre, en ceci qu’elle est lui-même, par soi-même, non pas son corps et ses organes qui, eux, ne sont nullement affirmés. 

Ainsi a-t-on l’occasion d’attirer l’attention sur une voie qui conduit à mettre en lumière l’existence de l’âme comme quelque chose qui est autre que le corps, mieux qui est autre que tout corps. Et que lui, il le sait et le perçoit. 

S’il l’avait oublié, il aurait besoin d’être frappé d’un coup de bâton. »

Comparons maintenant avec la perspective de Descartes.

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La méthode de Descartes : les Français sont cartésiens

René Descartes (1596-1650) est indéniablement le plus grand penseur français. Ne dit-on pas que les « Français sont cartésiens » ? Sa réputation n’a-t-elle pas été immense, de son vivant même ?

De fait, Descartes représente la réflexion la plus aboutie de la grande période de la phase de la féodalité de France : le 17e siècle. Ce n’est pas un hasard que Descartes ait vécu au siècle de Jean Racine, Pierre Corneille, Nicolas Boileau ou Jean de La Fontaine.

La bourgeoisie exige la raison, mais elle n’est alors pas du tout en mesure de s’affirmer seule, elle est prisonnière du fait que l’union de la nation est en train de se réaliser par la monarchie absolue.

Le 17e siècle est donc un siècle où se côtoie Molière le bourgeois et Blaise Pascal l’ultra religieux, dans une société pleine de contradictions mais dont les antagonismes francs sont relativement effacés, pour un temps, par la toute puissance du roi.

Naturellement, dès la phase de croissance de la monarchie absolue terminée, toutes les contradictions se firent antagoniques, et la bourgeoisie qui n’avait pas pu porter le protestantisme assuma le déisme des Lumières.

Il s’agit là d’un chemin français, propre à l’histoire de la bourgeoisie française. On a d’ailleurs pu voir que Jean-Jacques Rousseau avait développé un déisme dont le rationalisme le plaçait déjà en retard par rapport à ce qui avait pu s’exprimer auparavant. Cela tient aux conditions françaises, qui pareillement vont façonner René Descartes.

Page de titre de la première édition
du Discours de la méthode, en 1637

René Descartes est le fruit du rationalisme semi-bourgeois qui se développe sous la monarchie absolue. Il n’est pas que le théoricien d’un rationalisme bourgeois en général. Il est, plus particulièrement, le fruit de la situation française.

La situation française était que, ne pouvant mettre en avant une morale immédiate, sensible, comme le fit le protestantisme, la bourgeoisie française se réfugia dans l’affirmation de la logique de cette morale.

C’est le sens de toutes les œuvres ayant trait à la morale au 17e siècle, de Jean de La Fontaine à Jean de La Bruyère en passant, bien entendu, par Molière. La présentation logique des « caractères » a été le refuge d’une bourgeoisie incapable d’ériger sa propre tyrannie morale, comme cela fut à l’opposé le cas dans les pays protestants.

Descartes est le produit de ce refuge dans l’abstraction théorique, due à l’impossibilité matérielle de réaliser la morale.

La philosophie de René Descartes s’appuie précisément sur le rejet des sens – là où inversement la peinture flamande les affirmait, pour les maîtriser, dans le cadre de la transformation pratique du monde –.

La bourgeoisie française ne pouvait pas prendre les commandes, elle obéissait à la monarchie absolue. Alors, elle a affirmé en théorie ce qu’elle ne pouvait mettre en pratique. C’est le sens de René Descartes lorsqu’il affirme qu’il fallait être comme « maître et possesseur de la nature ».

Au lieu de l’éthique individuelle bourgeoise, on a un repli complet sur sa propre conscience qui devient une totale abstraction, un solipsisme, la négation absolue de la réalité. Seule existe la conscience, forme « pure » de la rationalité bourgeoise.

De fait, la bourgeoisie française en fera son identité, avec ainsi sa prédilection pour les mathématiques et la vivisection, son goût pour l’administratif et le droit.

René Descartes a synthétisé cette base culturelle et idéologique de la bourgeoisie française, à une époque où la bourgeoisie française n’était pas en mesure de prendre l’initiative. Il est donc une figure très importante de l’histoire de notre peuple.

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François de La Rochefoucauld Maximes et Réflexions morales (1664)

Réflexions morales

Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés.

1

Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes.

2

L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.

3

Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues.

4

L’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.

5

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.

6

La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent les plus sots habiles.

7

Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d’ordinaire les effets de l’humeur et des passions. Ainsi la guerre d’Auguste et d’Antoine, qu’on rapporte à l’ambition qu’ils avaient de se rendre maîtres du monde, n’était peut-être qu’un effet de jalousie.

8

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles ; et l’homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point.

9

Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on s’en doit défier lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables.

10

Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre.

11

Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité.

12

Quelque soin que l’on prenne de couvrir ses passions par des apparences de piété et d’honneur, elles paraissent toujours au travers de ces voiles.

13

Notre amour-propre souffre plus impatiemment la condamnation de nos goûts que de nos opinions.

14

Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. L’application à récompenser le bien, et à se venger du mal, leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine de se soumettre.

15

La clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples.

16

Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble.

17

La modération des personnes heureuses vient du calme que la bonne fortune donne à leur humeur.

18

La modération est une crainte de tomber dans l’envie et dans le mépris que méritent ceux qui s’enivrent de leur bonheur ; c’est une vaine ostentation de la force de notre esprit ; et enfin la modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir de paraître plus grands que leur fortune.

19

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.

20

La constance des sages n’est que l’art de renfermer leur agitation dans le cœur.

21

Ceux qu’on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la mort qui n’est en effet que la crainte de l’envisager. De sorte qu’on peut dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux.

22

La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elle.

23

Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et la plupart des hommes meurent parce qu’on ne peut s’empêcher de mourir.

24

Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu’ils ne les soutenaient que par la force de leur ambition, et non par celle de leur âme, et qu’à une grande vanité près les héros sont faits comme les autres hommes.

25

Il faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise.

26

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

27

On fait souvent vanité des passions même les plus criminelles ; mais l’envie est une passion timide et honteuse que l’on n’ose jamais avouer.

28

La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres.

29

Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités.

30

Nous avons plus de force que de volonté ; et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles.

31

Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.

32

La jalousie se nourrit dans les doutes, et elle devient fureur, ou elle finit, sitôt qu’on passe du doute à la certitude.

33

L’orgueil se dédommage toujours et ne perd rien lors même qu’il renonce à la vanité

34

Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.

35

L’orgueil est égal dans tous les hommes, et il n’y a de différence qu’aux moyens et à la manière de le mettre au jour.

36

Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux ; nous ait aussi donné l’orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections.

37

L’orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes ; et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger que pour leur persuader que nous en sommes exempts.

38

Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

39

L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé.

40

L’intérêt, qui aveugle les uns, fait la lumière des autres.

41

Ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes.

42

Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.

43

L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre.

44

La force et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées ; elles ne sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des organes du corps.

45

Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune.

46

L’attachement ou l’indifférence que les philosophes avaient pour la vie n’était qu’un goût de leur amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que du goût de la langue ou du choix des couleurs.

47

Notre humeur met le prix à tout ce qui nous vient de la fortune.

48

La félicité est dans le goût et non pas dans les choses ; et c’est par avoir ce qu’on aime qu’on est heureux, et non par avoir ce que les autres trouvent aimable.

49

On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine.

50

Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d’être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu’ils sont dignes d’être en butte à la fortune.

51

Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous désapprouvons dans un temps ce que nous approuvions dans un autre.

52

Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a néanmoins une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales.

53

Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle seule, mais la fortune avec elle qui fait les héros.

54

Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ; c’était un secret pour se garantir de l’avilissement de la pauvreté ; c’était un chemin détourné pour aller à la considération qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses.

55

La haine pour les favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s’adoucit par le mépris que l’on témoigne de ceux qui la possèdent ; et nous leur refusons nos hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.

56

Pour s’établir dans le monde, on fait tout ce que l’on peut pour y paraître établi.

57

Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard.

58

Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne.

59

Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.

60

La fortune tourne tout à l’avantage de ceux qu’elle favorise.

61

Le bonheur et le malheur des hommes ne dépend pas moins de leur humeur que de la fortune.

62

La sincérité est une ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens ; et celle que l’on voit d’ordinaire n’est qu’une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres.

63

L’aversion du mensonge est souvent une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d’attirer à nos paroles un respect de religion.

64

La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses apparences y font de mal.

65

Il n’y a point d’éloges qu’on ne donne à la prudence. Cependant elle ne saurait nous assurer du moindre événement.

66

Un habile homme doit régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour désirer trop les moins importantes, on manque les plus considérables.

67

La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit.

68

Il est difficile de définir l’amour. Ce qu’on en peut dire est que dans l’âme c’est une passion de régner, dans les esprits c’est une sympathie, et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime après beaucoup de mystères.

69

S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.

70

Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.

71

Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés quand ils ne s’aiment plus.

72

Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié.

73

On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie ; mais il est rare d’en trouver qui n’en aient jamais eu qu’une.

74

Il n’y a que d’une sorte d’amour, mais il y en a mille différentes copies.

75

L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel ; et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.

76

Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.

77

L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, et où il n’a non plus de part que le Doge à ce qui se fait à Venise.

78

L’amour de la justice n’est en la plupart des hommes que la crainte de souffrir l’injustice.

79

Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.

80

Ce qui nous rend si changeants dans nos amitiés, c’est qu’il est difficile de connaître les qualités de l’âme, et facile de connaître celles de l’esprit.

81

Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes ; c’est néanmoins par cette préférence seule que l’amitié peut être vraie et parfaite.

82

La réconciliation avec nos ennemis n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.

83

Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.

84

Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé.

85

Nous nous persuadons souvent d’aimer les gens plus puissants que nous ; et néanmoins c’est l’intérêt seul qui produit notre amitié. Nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.

86

Notre défiance justifie la tromperie d’autrui.

87

Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient les dupes les uns des autres.

88

L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d’eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous.

89

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

90

Nous plaisons plus souvent dans le commerce de la vie par nos défauts que par nos bonnes qualités.

91

La plus grande ambition n’en a pas la moindre apparence lorsqu’elle se rencontre dans une impossibilité absolue d’arriver où elle aspire.

92

Détromper un homme préoccupé de son mérite est lui rendre un aussi mauvais office que celui que l’on rendit à ce fou d’Athènes, qui croyait que tous les vaisseaux qui arrivaient dans le port étaient à lui.

93

Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples.

94

Les grands noms abaissent, au lieu d’élever, ceux qui ne les savent pas soutenir.

95

La marque d’un mérite extraordinaire est de voir que ceux qui l’envient le plus sont contraints de le louer.

96

Tel homme est ingrat, qui est moins coupable de son ingratitude que celui qui lui a fait du bien.

97

On s’est trompé lorsqu’on a cru que l’esprit et le jugement étaient deux choses différentes. Le jugement n’est que la grandeur de la lumière de l’esprit ; cette lumière pénètre le fond des choses ; elle y remarque tout ce qu’il faut remarquer et aperçoit celles qui semblent imperceptibles. Ainsi il faut demeurer d’accord que c’est l’étendue de la lumière de l’esprit qui produit tous les effets qu’on attribue au jugement.

98

Chacun dit du bien de son cœur, et personne n’en ose dire de son esprit.

99

La politesse de l’esprit consiste à penser des choses honnêtes et délicates.

100

La galanterie de l’esprit est de dire des choses flatteuses d’une manière agréable.

101

Il arrive souvent que des choses se présentent plus achevées à notre esprit qu’il ne les pourrait faire avec beaucoup d’art.

102

L’esprit est toujours la dupe du cœur.

103

Tous ceux qui connaissent leur esprit ne connaissent pas leur cœur.

104

Les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en a qu’il faut voir de près pour en bien juger, et d’autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.

105

Celui-là n’est pas raisonnable à qui le hasard fait trouver la raison, mais celui qui la connaît, qui la discerne, et qui la goûte.

106

Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.

107

C’est une espèce de coquetterie de faire remarquer qu’on n’en fait jamais.

108

L’esprit ne saurait jouer longtemps le personnage du cœur.

109

La jeunesse change ses goûts par l’ardeur du sang, et la vieillesse conserve les siens par l’accoutumance.

110

On ne donne rien si libéralement que ses conseils.

111

Plus on aime une maîtresse, et plus on est près de la haïr.

112

Les défauts de l’esprit augmentent en vieillissant comme ceux du visage.

113

Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux.

114

On ne se peut consoler d’être trompé par ses ennemis, et trahi par ses amis ; et l’on est souvent satisfait de l’être par soi-même.

115

Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s’en apercevoir qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’ils s’en aperçoivent.

116

Rien n’est moins sincère que la manière de demander et de donner des conseils. Celui qui en demande paraît avoir une déférence respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu’il ne pense qu’à lui faire approuver les siens, et à le rendre garant de sa conduite. Et celui qui conseille paye la confiance qu’on lui témoigne d’un zèle ardent et désintéressé, quoiqu’il ne cherche le plus souvent dans les conseils qu’il donne que son propre intérêt ou sa gloire.

117

La plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre de tomber dans les pièges que l’on nous tend, et on n’est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres.

118

L’intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent trompés.

119

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.

120

L’on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein formé de trahir.

121

On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.

122

Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force.

123

On n’aurait guère de plaisir si on ne se flattait jamais.

124

Les plus habiles affectent toute leur vie de blâmer les finesses pour s’en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intérêt.

125

L’usage ordinaire de la finesse est la marque d’un petit esprit, et il arrive presque toujours que celui qui s’en sert pour se couvrir en un endroit, se découvre en un autre.

126

Les finesses et les trahisons ne viennent que de manque d’habileté.

127

Le vrai moyen d’être trompé, c’est de se croire plus fin que les autres.

128

La trop grande subtilité est une fausse délicatesse, et la véritable délicatesse est une solide subtilité.

129

Il suffit quelquefois d’être grossier pour n’être pas trompé par un habile homme.

130

La faiblesse est le seul défaut que l’on ne saurait corriger.

131

Le moindre défaut des femmes qui se sont abandonnées à faire l’amour, c’est de faire l’amour.

132

Il est plus aisé d’être sage pour les autres que de l’être pour soi-même.

133

Les seules bonnes copies sont celles qui nous font voir le ridicule des méchants originaux.

134

On n’est jamais si ridicule par les qualités que l’on a que par celles que l’on affecte d’avoir.

135

On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres.

136

Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour.

137

On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.

138

On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler.

139

Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire ; au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation.

140

Un homme d’esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie des sots.

141

Nous nous vantons souvent de ne nous point ennuyer ; et nous sommes si glorieux que nous ne voulons pas nous trouver de mauvaise compagnie.

142

Comme c’est le caractère des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits au contraire ont le don de beaucoup parler, et de ne rien dire.

143

C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par l’estime de leur mérite ; et nous voulons nous attirer des louanges, lorsqu’il semble que nous leur en donnons.

144

On n’aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la reçoit. L’un la prend comme une récompense de son mérite ; l’autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement.

145

Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir par contrecoup en ceux que nous louons des défauts que nous n’osons découvrir d’une autre sorte.

146

On ne loue d’ordinaire que pour être loué.

147

Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit.

148

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.

149

Le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois.

150

Le désir de mériter les louanges qu’on nous donne fortifie notre vertu ; et celles que l’on donne à l’esprit, à la valeur, et à la beauté contribuent à les augmenter.

151

Il est plus difficile de s’empêcher d’être gouverné que de gouverner les autres.

152

Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des autres ne nous pourrait nuire.

153

La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre.

154

La fortune nous corrige de plusieurs défauts que la raison ne saurait corriger.

155

Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d’autres qui plaisent avec des défauts.

156

Il y a des gens dont tout le mérite consiste à dire et à faire des sottises utilement, et qui gâteraient tout s’ils changeaient de conduite.

157

La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir.

158

La flatterie est une fausse monnaie qui n’a de cours que par notre vanité.

159

Ce n’est pas assez d’avoir de grandes qualités ; il en faut avoir l’économie.

160

Quelque éclatante que soit une action, elle ne doit pas passer pour grande lorsqu’elle n’est pas l’effet d’un grand dessein.

161

Il doit y avoir une certaine proportion entre les actions et les desseins si on en veut tirer tous les effets qu’elles peuvent produire.

162

L’art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités dérobe l’estime et donne souvent plus de réputation que le véritable mérite.

163

Il y a une infinité de conduites qui paraissent ridicules, et dont les raisons cachées sont très sages et très solides.

164

Il est plus facile de paraître digne des emplois qu’on n’a pas que de ceux que l’on exerce.

165

Notre mérite nous attire l’estime des honnêtes gens, et notre étoile celle du public.

166

Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le mérite même.

167

L’avarice est plus opposée à l’économie que la libéralité.

168

L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

169

Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur.

170

Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête est un effet de probité ou d’habileté.

171

Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.

172

Si on examine bien les divers effets de l’ennui, on trouvera qu’il fait manquer à plus de devoirs que l’intérêt.

173

Il y a diverses sortes de curiosité : l’une d’intérêt, qui nous porte à désirer d’apprendre ce qui nous peut être utile, et l’autre d’orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres ignorent.

174

Il vaut mieux employer notre esprit à supporter les infortunes qui nous arrivent qu’à prévoir celles qui nous peuvent arriver.

175

La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre ; de sorte que cette constance n’est qu’une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet.

176

Il y a deux sortes de constance en amour : l’une vient de ce que l’on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime de nouveaux sujets d’aimer, et l’autre vient de ce que l’on se fait un honneur d’être constant.

177

La persévérance n’est digne ni de blâme ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments, qu’on ne s’ôte et qu’on ne se donne point.

178

Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n’est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles ou le plaisir de changer, que le dégoût de n’être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l’espérance de l’être davantage de ceux qui ne nous connaissent pas tant.

179

Nous nous plaignons quelquefois légèrement de nos amis pour justifier par avance notre légèreté.

180

Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait, qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver.

181

Il y a une inconstance qui vient de la légèreté de l’esprit ou de sa faiblesse, qui lui fait recevoir toutes les opinions d’autrui, et il y en a une autre, qui est plus excusable, qui vient du dégoût des choses.

182

Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. La prudence les assemble et les tempère, et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie.

183

Il faut demeurer d’accord à l’honneur de la vertu que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes.

184

Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres.

185

Il y a des héros en mal comme en bien.

186

On ne méprise pas tous ceux qui ont des vices ; mais on méprise tous ceux qui n’ont aucune vertu.

187

Le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que les vices.

188

La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps ; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’est pas moins en danger de s’y laisser emporter que de tomber malade quand on se porte bien.

189

Il semble que la nature ait prescrit à chaque homme dès sa naissance des bornes pour les vertus et pour les vices.

190

Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts.

191

On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez qui il faut successivement loger ; et je doute que l’expérience nous les fît éviter s’il nous était permis de faire deux fois le même chemin.

192

Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons.

193

Il y a des rechutes dans les maladies de l’âme, comme dans celles du corps. Ce que nous prenons pour notre guérison n’est le plus souvent qu’un relâche ou un changement de mal.

194

Les défauts de l’âme sont comme les blessures du corps : quelque soin qu’on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et elles sont à tout moment en danger de se rouvrir.

195

Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs.

196

Nous oublions aisément nos fautes lorsqu’elles ne sont sues que de nous.

197

Il y a des gens de qui l’on peut ne jamais croire du mal sans l’avoir vu ; mais il n’y en a point en qui il nous doive surprendre en le voyant.

198

Nous élevons la gloire des uns pour abaisser celle des autres. Et quelquefois on louerait moins Monsieur le Prince et M. de Turenne si on ne les voulait point blâmer tous deux.

199

Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.

200

La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie.

201

Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde se trompe fort ; mais celui qui croit qu’on ne peut se passer de lui se trompe encore davantage.

202

Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement et les confessent.

203

Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien.

204

La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu’elles ajoutent à leur beauté.

205

L’honnêteté des femmes est souvent l’amour de leur réputation et de leur repos.

206

C’est être véritablement honnête homme que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens.

207

La folie nous suit dans tous les temps de la vie. Si quelqu’un paraît sage, c’est seulement parce que ses folies sont proportionnées à son âge et à sa fortune.

208

Il y a des gens niais qui se connaissent, et qui emploient habilement leur niaiserie.

209

Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit.

210

En vieillissant on devient plus fou, et plus sage.

211

Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles, qu’on ne chante qu’un certain temps.

212

La plupart des gens ne jugent des hommes que par la vogue qu’ils ont, ou par leur fortune.

213

L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes.

214

La valeur est dans les simples soldats un métier périlleux qu’ils ont pris pour gagner leur vie.

215

La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l’on arrive rarement. L’espace qui est entre-deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage : il n’y a pas moins de différence entre elles qu’entre les visages et les humeurs. Il y a des hommes qui s’exposent volontiers au commencement d’une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a qui sont contents quand ils ont satisfait à l’honneur du monde, et qui font fort peu de chose au-delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de leur peur. D’autres se laissent quelquefois entraîner à des terreurs générales. D’autres vont à la charge parce qu’ils n’osent demeurer dans leurs postes. Il s’en trouve à qui l’habitude des moindres périls affermit le courage et les prépare à s’exposer à de plus grands. Il y en a qui sont braves à coups d’épée, et qui craignent les coups de mousquet ; d’autres sont assurés aux coups de mousquet, et appréhendent de se battre à coups d’épée. Tous ces courages de différentes espèces conviennent en ce que la nuit augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, elle donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général ; car on ne voit point d’homme qui fasse tout ce qu’il serait capable de faire dans une occasion s’il était assuré d’en revenir. De sorte qu’il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur.

216

La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire devant tout le monde.

217

L’intrépidité est une force extraordinaire de l’âme qui l’élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourrait exciter en elle ; et c’est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l’usage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles.

218

L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu.

219

La plupart des hommes s’expose assez dans la guerre pour sauver son honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel il s’exposent.

220

La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font souvent la valeur des hommes, et la vertu des femmes.

221

On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire ; ce qui fait que les braves ont plus d’adresse et d’esprit pour éviter la mort que les gens de chicane n’en ont pour conserver leur bien.

222

Il n’y a guère de personnes qui dans le premier penchant de l’âge ne fassent connaître par où leur corps et leur esprit doivent défaillir.

223

Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des marchands : elle entretient le commerce ; et nous ne payons pas parce qu’il est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent.

224

Tous ceux qui s’acquittent des devoirs de la reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flatter d’être reconnaissants.

225

Ce qui fait le mécompte dans la reconnaissance qu’on attend des grâces que l’on a faites, c’est que l’orgueil de celui qui donne, et l’orgueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir du prix du bienfait.

226

Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude.

227

Les gens heureux ne se corrigent guère ; ils croient toujours avoir raison quand la fortune soutient leur mauvaise conduite.

228

L’orgueil ne veut pas devoir, et l’amour-propre ne veut pas payer.

229

Le bien que nous avons reçu de quelqu’un veut que nous respections le mal qu’il nous fait.

230

Rien n’est si contagieux que l’exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui n’en produisent de semblables. Nous imitons les bonnes actions par émulation, et les mauvaises par la malignité de notre nature que la honte retenait prisonnière, et que l’exemple met en liberté.

231

C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul.

232

Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n’est souvent que l’intérêt et la vanité qui les causent.

233

Il y a dans les afflictions diverses sortes d’hypocrisie. Dans l’une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous regrettons la bonne opinion qu’il avait de nous ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c’est une espèce d’hypocrisie, à cause que dans ces sortes d’afflictions on se trompe soi-même. Il y a une autre hypocrisie qui n’est pas si innocente, parce qu’elle impose à tout le monde : c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout a fait cesser celle qu’elles avaient en effet, elles ne laissent pas d’opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs ; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir ne finira qu’avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s’efforcent de se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable affliction. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n’ont que de petites sources qui coulent et se tarissent facilement : on pleure pour avoir la réputation d’être tendre, on pleure pour être plaint, on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas.

234

C’est plus souvent par orgueil que par défaut de lumières qu’on s’oppose avec tant d’opiniâtreté aux opinions les plus suivies : on trouve les premières places prises dans le bon parti, et on ne veut point des dernières.

235

Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis lorsqu’elles servent à signaler notre tendresse pour eux.

236

Il semble que l’amour-propre soit la dupe de la bonté, et qu’il s’oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l’avantage des autres. Cependant c’est prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins ; c’est prêter à usure sous prétexte de donner ; c’est enfin s’acquérir tout le monde par un moyen subtil et délicat.

237

Nul ne mérite d’être loué de bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant : toute autre bonté n’est le plus souvent qu’une paresse ou une impuissance de la volonté.

238

Il n’est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien.

239

Rien ne flatte plus notre orgueil que la confiance des grands, parce que nous la regardons comme un effet de notre mérite, sans considérer qu’elle ne vient le plus souvent que de vanité, ou d’impuissance de garder le secret.

240

On peut dire de l’agrément séparé de la beauté que c’est une symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et avec l’air de la personne.

241

La coquetterie est le fond de l’humeur des femmes. Mais toutes ne la mettent pas en pratique, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par la crainte ou par la raison.

242

On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder.

243

Il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes ; et l’application pour les faire réussir nous manque plus que les moyens.

244

La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des choses.

245

C’est une grande habileté que de savoir cacher son habileté.

246

Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands.

247

La fidélité qui paraît en la plupart des hommes n’est qu’une invention de l’amour-propre pour attirer la confiance. C’est un moyen de nous élever au-dessus des autres, et de nous rendre dépositaires des choses les plus importantes.

248

La magnanimité méprise tout pour avoir tout.

249

Il n’y a pas moins d’éloquence dans le ton de la voix, dans les yeux et dans l’air de la personne, que dans le choix des paroles.

250

La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut, et à ne dire que ce qu’il faut.

251

Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d’autres qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.

252

Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu’il est extraordinaire de voir changer les inclinations.

253

L’intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices.

254

L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ; c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ; et bien qu’il se transforme en mille manières, il n’est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu’il se cache sous la figure de l’humilité.

255

Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, des gestes et des mines qui leur sont propres. Et ce rapport bon ou mauvais, agréable ou désagréable, est ce qui fait que les personnes plaisent ou déplaisent.

256

Dans toutes les professions chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie. Ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines.

257

La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit.

258

Le bon goût vient plus du jugement que de l’esprit.

259

Le plaisir de l’amour est d’aimer ; et l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne.

260

La civilité est un désir d’en recevoir, et d’être estimé poli.

261

L’éducation que l’on donne d’ordinaire aux jeunes gens est un second amour-propre qu’on leur inspire.

262

Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour ; et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos de ce qu’on aime qu’à perdre le sien.

263

Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.

264

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui. C’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber ; nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions ; et ces services que nous leur rendons sont à proprement parler des biens que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.

265

La petitesse de l’esprit fait l’opiniâtreté ; et nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons.

266

C’est se tromper que de croire qu’il n’y ait que les violentes passions, comme l’ambition et l’amour, qui puissent triompher des autres. La paresse, toute languissante qu’elle est, ne laisse pas d’en être souvent la maîtresse ; elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie ; elle y détruit et y consume insensiblement les passions et les vertus.

267

La promptitude à croire le mal sans l’avoir assez examiné est un effet de l’orgueil et de la paresse. On veut trouver des coupables ; et on ne veut pas se donner la peine d’examiner les crimes.

268

Nous récusons des juges pour les plus petits intérêts et nous voulons bien que notre réputation et notre gloire dépendent du jugement des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur préoccupation, ou par leur peu de lumière ; et ce n’est que pour les faire prononcer en notre faveur que nous exposons en tant de manières notre repos et notre vie.

269

Il n’y a guère d’homme assez habile pour connaître tout le mal qu’il fait.

270

L’honneur acquis est caution de celui qu’on doit acquérir.

271

La jeunesse est une ivresse continuelle : c’est la fièvre de la raison.

272

Rien ne devrait plus humilier les hommes qui ont mérité de grandes louanges, que le soin qu’ils prennent encore de se faire valoir par de petites choses.

273

Il y a des gens qu’on approuve dans le monde, qui n’ont pour tout mérite que les vices qui servent au commerce de la vie.

274

La grâce de la nouveauté est à l’amour ce que la fleur est sur les fruits ; elle y donne un lustre qui s’efface aisément, et qui ne revient jamais.

275

Le bon naturel, qui se vante d’être si sensible, est souvent étouffé par le moindre intérêt.

276

L’absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.

277

Les femmes croient souvent aimer encore qu’elles n’aiment pas. L’occupation d’une intrigue, l’émotion d’esprit que donne la galanterie, la pente naturelle au plaisir d’être aimées, et la peine de refuser, leur persuadent qu’elles ont de la passion lorsqu’elles n’ont que de la coquetterie.

278

Ce qui fait que l’on est souvent mécontent de ceux qui négocient, est qu’ils abandonnent presque toujours l’intérêt de leurs amis pour l’intérêt du succès de la négociation, qui devient le leur par l’honneur d’avoir réussi à ce qu’ils avaient entrepris.

279

Quand nous exagérons la tendresse que nos amis ont pour nous, c’est souvent moins par reconnaissance que par le désir de faire juger de notre mérite.

280

L’approbation que l’on donne à ceux qui entrent dans le monde vient souvent de l’envie secrète que l’on porte à ceux qui y sont établis.

281

L’orgueil qui nous inspire tant d’envie nous sert souvent aussi à la modérer.

282

Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité que ce serait mal juger que de ne s’y pas laisser tromper.

283

Il n’y a pas quelquefois moins d’habileté à savoir profiter d’un bon conseil qu’à se bien conseiller soi-même.

284

Il y a des méchants qui seraient moins dangereux s’ils n’avaient aucune bonté.

285

La magnanimité est assez définie par son nom ; néanmoins on pourrait dire que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges.

286

Il est impossible d’aimer une seconde fois ce qu’on a véritablement cessé d’aimer.

287

Ce n’est pas tant la fertilité de l’esprit qui nous fait trouver plusieurs expédients sur une même affaire, que c’est le défaut de lumière qui nous fait arrêter à tout ce qui se présente à notre imagination, et qui nous empêche de discerner d’abord ce qui est le meilleur.

288

Il y a des affaires et des maladies que les remèdes aigrissent en certains temps ; et la grande habileté consiste à connaître quand il est dangereux d’en user.

289

La simplicité affectée est une imposture délicate.

290

Il y a plus de défauts dans l’humeur que dans l’esprit.

291

Le mérite des hommes a sa saison aussi bien que les fruits.

292

On peut dire de l’humeur des hommes, comme de la plupart des bâtiments, qu’elle a diverses faces, les unes agréables, et les autres désagréables.

293

La modération ne peut avoir le mérite de combattre l’ambition et de la soumettre : elles ne se trouvent jamais ensemble. La modération est la langueur et la paresse de l’âme, comme l’ambition en est l’activité et l’ardeur.

294

Nous aimons toujours ceux qui nous admirent ; et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons.

295

Il s’en faut bien que nous ne connaissions toutes nos volontés.

296

Il est difficile d’aimer ceux que nous n’estimons point ; mais il ne l’est pas moins d’aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous.

297

Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et qui tourne imperceptiblement notre volonté ; elles roulent ensemble et exercent successivement un empire secret en nous : de sorte qu’elles ont une part considérable à toutes nos actions, sans que nous le puissions connaître.

298

La reconnaissance de la plupart des hommes n’est qu’une secrète envie de recevoir de plus grands bienfaits.

299

Presque tout le monde prend plaisir à s’acquitter des petites obligations ; beaucoup de gens ont de la reconnaissance pour les médiocres ; mais il n’y a quasi personne qui n’ait de l’ingratitude pour les grandes.

300

Il y a des folies qui se prennent comme les maladies contagieuses.

301

Assez de gens méprisent le bien, mais peu savent le donner.

302

Ce n’est d’ordinaire que dans de petits intérêts où nous prenons le hasard de ne pas croire aux apparences.

303

Quelque bien qu’on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau.

304

Nous pardonnons souvent à ceux qui nous ennuient, mais nous ne pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons.

305

L’intérêt que l’on accuse de tous nos crimes mérite souvent d’être loué de nos bonnes actions.

306

On ne trouve guère d’ingrats tant qu’on est en état de faire du bien.

307

Il est aussi honnête d’être glorieux avec soi-même qu’il est ridicule de l’être avec les autres.

308

On a fait une vertu de la modération pour borner l’ambition des grands hommes, et pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune, et de leur peu de mérite.

309

Il y a des gens destinés à être sots, qui ne font pas seulement des sottises par leur choix, mais que la fortune même contraint d’en faire.

310

Il arrive quelquefois des accidents dans la vie, d’où il faut être un peu fou pour se bien tirer.

311

S’il y a des hommes dont le ridicule n’ait jamais paru, c’est qu’on ne l’a pas bien cherché.

312

Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes.

313

Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu’aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n’en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contées à une même personne ?

314

L’extrême plaisir que nous prenons à parler de nous-mêmes nous doit faire craindre de n’en donner guère à ceux qui nous écoutent.

315

Ce qui nous empêche d’ordinaire de faire voir le fond de notre cœur à nos amis, n’est pas tant la défiance que nous avons d’eux, que celle que nous avons de nous-mêmes.

316

Les personnes faibles ne peuvent être sincères.

317

Ce n’est pas un grand malheur d’obliger des ingrats, mais c’en est un insupportable d’être obligé à un malhonnête homme.

318

On trouve des moyens pour guérir de la folie, mais on n’en trouve point pour redresser un esprit de travers.

319

On ne saurait conserver longtemps les sentiments qu’on doit avoir pour ses amis et pour ses bienfaiteurs, si on se laisse la liberté de parler souvent de leurs défauts.

320

Louer les princes des vertus qu’ils n’ont pas, c’est leur dire impunément des injures.

321

Nous sommes plus près d’aimer ceux qui nous haïssent que ceux qui nous aiment plus que nous ne voulons.

322

Il n’y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d’être méprisés.

323

Notre sagesse n’est pas moins à la merci de la fortune que nos biens.

324

Il y a dans la jalousie plus d’amour-propre que d’amour.

325

Nous nous consolons souvent par faiblesse des maux dont la raison n’a pas la force de nous consoler.

326

Le ridicule déshonore plus que le déshonneur.

327

Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands.

328

L’envie est plus irréconciliable que la haine.

329

On croit quelquefois haïr la flatterie, mais on ne hait que la manière de flatter.

330

On pardonne tant que l’on aime.

331

Il est plus difficile d’être fidèle à sa maîtresse quand on est heureux que quand on en est maltraité.

332

Les femmes ne connaissent pas toute leur coquetterie.

333

Les femmes n’ont point de sévérité complète sans aversion.

334

Les femmes peuvent moins surmonter leur coquetterie que leur passion.

335

Dans l’amour la tromperie va presque toujours plus loin que la méfiance.

336

Il y a une certaine sorte d’amour dont l’excès empêche la jalousie.

337

Il est de certaines bonnes qualités comme des sens : ceux qui en sont entièrement privés ne les peuvent apercevoir ni les comprendre.

338

Lorsque notre haine est trop vive, elle nous met au-dessous de ceux que nous haïssons.

339

Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu’à proportion de notre amour-propre.

340

L’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison.

341

Les passions de la jeunesse ne sont guère plus opposées au salut que la tiédeur des vieilles gens.

342

L’accent du pays où l’on est né demeure dans l’esprit et dans le cœur, comme dans le langage.

343

Pour être un grand homme, il faut savoir profiter de toute sa fortune.

344

La plupart des hommes ont comme les plantes des propriétés cachées, que le hasard fait découvrir.

345

Les occasions nous font connaître aux autres, et encore plus à nous-mêmes.

346

Il ne peut y avoir de règle dans l’esprit ni dans le cœur des femmes, si le tempérament n’en est d’accord.

347

Nous ne trouvons guère de gens de bon sens, que ceux qui sont de notre avis.

348

Quand on aime, on doute souvent de ce qu’on croit le plus.

349

Le plus grand miracle de l’amour, c’est de guérir de la coquetterie.

350

Ce qui nous donne tant d’aigreur contre ceux qui nous font des finesses, c’est qu’ils croient être plus habiles que nous.

351

On a bien de la peine à rompre, quand on ne s’aime plus.

352

On s’ennuie presque toujours avec les gens avec qui il n’est pas permis de s’ennuyer.

353

Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas comme un sot.

354

Il y a de certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même.

355

On perd quelquefois des personnes qu’on regrette plus qu’on n’en est affligé ; et d’autres dont on est affligé, et qu’on ne regrette guère.

356

Nous ne louons d’ordinaire de bon cœur que ceux qui nous admirent.

357

Les petits esprits sont trop blessés des petites choses ; les grands esprits les voient toutes, et n’en sont point blessés.

358

L’humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes : sans elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont seulement couverts par l’orgueil qui les cache aux autres, et souvent à nous-mêmes.

359

Les infidélités devraient éteindre l’amour, et il ne faudrait point être jaloux quand on a sujet de l’être. Il n’y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu’on en ait pour elles.

360

On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres infidélités qu’on nous fait, que par les plus grandes qu’on fait aux autres.

361

La jalousie naît toujours avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui.

362

La plupart des femmes ne pleurent pas tant la mort de leurs amants pour les avoir aimés, que pour paraître plus dignes d’être aimées.

363

Les violences qu’on nous fait nous font souvent moins de peine que celles que nous nous faisons à nous-mêmes.

364

On sait assez qu’il ne faut guère parler de sa femme ; mais on ne sait pas assez qu’on devrait encore moins parler de soi.

365

Il y a de bonnes qualités qui dégénèrent en défauts quand elles sont naturelles, et d’autres qui ne sont jamais parfaites quand elles sont acquises. Il faut, par exemple, que la raison nous fasse ménagers de notre bien et de notre confiance ; et il faut, au contraire, que la nature nous donne la bonté et la valeur.

366

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu’ils nous disent plus vrai qu’aux autres.

367

Il y a peu d’honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier.

368

La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce qu’on ne les cherche pas.

369

Les violences qu’on se fait pour s’empêcher d’aimer sont souvent plus cruelles que les rigueurs de ce qu’on aime.

370

Il n’y a guère de poltrons qui connaissent toujours toute leur peur.

371

C’est presque toujours la faute de celui qui aime de ne pas connaître quand on cesse de l’aimer.

372

La plupart des jeunes gens croient être naturels, lorsqu’ils ne sont que mal polis et grossiers.

373

Il y a de certaines larmes qui nous trompent souvent nous-mêmes après avoir trompé les autres.

374

Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé.

375

Les esprits médiocres condamnent d’ordinaire tout ce qui passe leur portée.

376

L’envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie par le véritable amour.

377

Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au but, c’est de le passer.

378

On donne des conseils mais on n’inspire point de conduite.

379

Quand notre mérite baisse, notre goût baisse aussi.

380

La fortune fait paraître nos vertus et nos vices, comme la lumière fait paraître les objets.

381

La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité.

382

Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît.

383

L’envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté que nous voulons bien les montrer, fait une grande partie de notre sincérité.

384

On ne devrait s’étonner que de pouvoir encore s’étonner.

385

On est presque également difficile à contenter quand on a beaucoup d’amour et quand on n’en a plus guère.

386

Il n’y a point de gens qui aient plus souvent tort que ceux qui ne peuvent souffrir d’en avoir.

387

Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon.

388

Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus, du moins elle les ébranle toutes.

389

Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c’est qu’elle blesse la nôtre.

390

On renonce plus aisément à son intérêt qu’à son goût.

391

La fortune ne paraît jamais si aveugle qu’à ceux à qui elle ne fait pas de bien.

392

Il faut gouverner la fortune comme la santé : en jouir quand elle est bonne, prendre patience quand elle est mauvaise, et ne faire jamais de grands remèdes sans un extrême besoin.

393

L’air bourgeois se perd quelquefois à l’armée ; mais il ne se perd jamais à la cour.

394

On peut être plus fin qu’un autre, mais non pas plus fin que tous les autres.

395

On est quelquefois moins malheureux d’être trompé de ce qu’on aime, que d’en être détrompé.

396

On garde longtemps son premier amant, quand on n’en prend point de second.

397

Nous n’avons pas le courage de dire en général que nous n’avons point de défauts, et que nos ennemis n’ont point de bonnes qualités ; mais en détail nous ne sommes pas trop éloignés de le croire.

398

De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément d’accord, c’est de la paresse ; nous nous persuadons qu’elle tient à toutes les vertus paisibles et que, sans détruire entièrement les autres, elle en suspend seulement les fonctions.

399

Il y a une élévation qui ne dépend point de la fortune : c’est un certain air qui nous distingue et qui semble nous destiner aux grandes choses ; c’est un prix que nous nous donnons imperceptiblement à nous-mêmes ; c’est par cette qualité que nous usurpons les déférences des autres hommes, et c’est elle d’ordinaire qui nous met plus au-dessus d’eux que la naissance, les dignités, et le mérite même.

400

Il y a du mérite sans élévation, mais il n’y a point d’élévation sans quelque mérite.

401

L’élévation est au mérite ce que la parure est aux belles personnes.

402

Ce qui se trouve le moins dans la galanterie, c’est de l’amour.

403

La fortune se sert quelquefois de nos défauts pour nous élever, et il y a des gens incommodes dont le mérite serait mal récompensé si on ne voulait acheter leur absence.

404

Il semble que la nature ait caché dans le fond de notre esprit des talents et une habileté que nous ne connaissons pas ; les passions seules ont le droit de les mettre au jour, et de nous donner quelquefois des vues plus certaines et plus achevées que l’art ne saurait faire.

405

Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y manquons souvent d’expérience malgré le nombre des années.

406

Les coquettes se font honneur d’être jalouses de leurs amants, pour cacher qu’elles sont envieuses des autres femmes.

407

Il s’en faut bien que ceux qui s’attrapent à nos finesses ne nous paraissent aussi ridicules que nous nous le paraissons à nous-mêmes quand les finesses des autres nous ont attrapés.

408

Le plus dangereux ridicule des vieilles personnes qui ont été aimables, c’est d’oublier qu’elles ne le sont plus.

409

Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions si le monde voyait tous les motifs qui les produisent.

410

Le plus grand effort de l’amitié n’est pas de montrer nos défauts à un ami ; c’est de lui faire voir les siens.

411

On n’a guère de défauts qui ne soient plus pardonnables que les moyens dont on se sert pour les cacher.

412

Quelque honte que nous ayons méritée, il est presque toujours en notre pouvoir de rétablir notre réputation.

413

On ne plaît pas longtemps quand on n’a que d’une sorte d’esprit.

414

Les fous et les sottes gens ne voient que par leur humeur.

415

L’esprit nous sert quelquefois à faire hardiment des sottises.

416

La vivacité qui augmente en vieillissant ne va pas loin de la folie.

417

En amour celui qui est guéri le premier est toujours le mieux guéri.

418

Les jeunes femmes qui ne veulent point paraître coquettes, et les hommes d’un âge avancé qui ne veulent pas être ridicules, ne doivent jamais parler de l’amour comme d’une chose où ils puissent avoir part.

419

Nous pouvons paraître grands dans un emploi au-dessous de notre mérite, mais nous paraissons souvent petits dans un emploi plus grand que nous.

420

Nous croyons souvent avoir de la constance dans les malheurs, lorsque nous n’avons que de l’abattement, et nous les souffrons sans oser les regarder comme les poltrons se laissent tuer de peur de se défendre.

421

La confiance fournit plus à la conversation que l’esprit.

422

Toutes les passions nous font faire des fautes, mais l’amour nous en fait faire de plus ridicules.

423

Peu de gens savent être vieux.

424

Nous nous faisons honneur des défauts opposés à ceux que nous avons : quand nous sommes faibles, nous nous vantons d’être opiniâtres.

425

La pénétration a un air de deviner qui flatte plus notre vanité que toutes les autres qualités de l’esprit.

426

La grâce de la nouveauté et la longue habitude, quelque opposées qu’elles soient, nous empêchent également de sentir les défauts de nos amis.

427

La plupart des amis dégoûtent de l’amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion.

428

Nous pardonnons aisément à nos amis les défauts qui ne nous regardent pas.

429

Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes indiscrétions que les petites infidélités.

430

Dans la vieillesse de l’amour comme dans celle de l’âge on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs.

431

Rien n’empêche tant d’être naturel que l’envie de le paraître.

432

C’est en quelque sorte se donner part aux belles actions, que de les louer de bon cœur.

433

La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie.

434

Quand nos amis nous ont trompés, on ne doit que de l’indifférence aux marques de leur amitié, mais on doit toujours de la sensibilité à leurs malheurs.

435

La fortune et l’humeur gouvernent le monde.

436

Il est plus aisé de connaître l’homme en général que de connaître un homme en particulier.

437

On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire.

438

Il y a une certaine reconnaissance vive qui ne nous acquitte pas seulement des bienfaits que nous avons reçus, mais qui fait même que nos amis nous doivent en leur payant ce que nous leur devons.

439

Nous ne désirerions guère de choses avec ardeur, si nous connaissions parfaitement ce que nous désirons.

440

Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l’amitié, c’est qu’elle est fade quand on a senti de l’amour.

441

Dans l’amitié comme dans l’amour on est souvent plus heureux par les choses qu’on ignore que par celles que l’on sait.

442

Nous essayons de nous faire honneur des défauts que nous ne voulons pas corriger.

443

Les passions les plus violentes nous laissent quelquefois du relâche, mais la vanité nous agite toujours.

444

Les vieux fous sont plus fous que les jeunes.

445

La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice.

446

Ce qui rend les douleurs de la honte et de la jalousie si aiguës, c’est que la vanité ne peut servir à les supporter.

447

La bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus suivie.

448

Un esprit droit a moins de peine de se soumettre aux esprits de travers que de les conduire.

449

Lorsque la fortune nous surprend en nous donnant une grande place sans nous y avoir conduits par degrés, ou sans que nous nous y soyons élevés par nos espérances, il est presque impossible de s’y bien soutenir, et de paraître digne de l’occuper.

450

Notre orgueil s’augmente souvent de ce que nous retranchons de nos autres défauts.

451

Il n’y a point de sots si incommodes que ceux qui ont de l’esprit.

452

Il n’y a point d’homme qui se croie en chacune de ses qualités au-dessous de l’homme du monde qu’il estime le plus.

453

Dans les grandes affaires on doit moins s’appliquer à faire naître des occasions qu’à profiter de celles qui se présentent.

454

Il n’y a guère d’occasion où l’on fît un méchant marché de renoncer au bien qu’on dit de nous, à condition de n’en dire point de mal.

455

Quelque disposition qu’ait le monde à mal juger, il fait encore plus souvent grâce au faux mérite qu’il ne fait injustice au véritable.

456

On est quelquefois un sot avec de l’esprit, mais on ne l’est jamais avec du jugement.

457

Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes, que d’essayer de paraître ce que nous ne sommes pas.

458

Nos ennemis approchent plus de la vérité dans les jugements qu’ils font de nous que nous n’en approchons nous-mêmes.

459

Il y a plusieurs remèdes qui guérissent de l’amour, mais il n’y en a point d’infaillibles.

460

Il s’en faut bien que nous connaissions tout ce que nos passions nous font faire.

461

La vieillesse est un tyran qui défend sur peine de la vie tous les plaisirs de la jeunesse.

462

Le même orgueil qui nous fait blâmer les défauts dont nous nous croyons exempts, nous porte à mépriser les bonnes qualités que nous n’avons pas.

463

Il y a souvent plus d’orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis ; c’est pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux que nous leur donnons des marques de compassion.

464

Il y a un excès de biens et de maux qui passe notre sensibilité.

465

Il s’en faut bien que l’innocence ne trouve autant de protection que le crime.

466

De toutes les passions violentes, celle qui sied le moins mal aux femmes, c’est l’amour.

467

La vanité nous fait faire plus de choses contre notre goût que la raison.

468

Il y a de méchantes qualités qui font de grands talents.

469

On ne souhaite jamais ardemment ce qu’on ne souhaite que par raison.

470

Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses en bien comme en mal, et elles sont presque toutes à la merci des occasions.

471

Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour.

472

L’orgueil a ses bizarreries, comme les autres passions ; on a honte d’avouer que l’on ait de la jalousie, et on se fait honneur d’en avoir eu, et d’être capable d’en avoir.

473

Quelque rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable amitié.

474

Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté.

475

L’envie d’être plaint, ou d’être admiré, fait souvent la plus grande partie de notre confiance.

476

Notre envie dure toujours plus longtemps que le bonheur de ceux que nous envions.

477

La même fermeté qui sert à résister à l’amour sert aussi à le rendre violent et durable, et les personnes faibles qui sont toujours agitées des passions n’en sont presque jamais véritablement remplies.

478

L’imagination ne saurait inventer tant de diverses contrariétés qu’il y en a naturellement dans le cœur de chaque personne.

479

Il n’y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent avoir une véritable douceur ; celles qui paraissent douces n’ont d’ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en aigreur.

480

La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu’on en veut corriger.

481

Rien n’est plus rare que la véritable bonté ; ceux mêmes qui croient en avoir n’ont d’ordinaire que de la complaisance ou de la faiblesse.

482

L’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable ; cette habitude met toujours des bornes à nos connaissances, et jamais personne ne s’est donné la peine d’étendre et de conduire son esprit aussi loin qu’il pourrait aller.

483

On est d’ordinaire plus médisant par vanité que par malice.

484

Quand on a le cœur encore agité par les restes d’une passion, on est plus près d’en prendre une nouvelle que quand on est entièrement guéri.

485

Ceux qui ont eu de grandes passions se trouvent toute leur vie heureux, et malheureux, d’en être guéris.

486

Il y a encore plus de gens sans intérêt que sans envie.

487

Nous avons plus de paresse dans l’esprit que dans le corps.

488

Le calme ou l’agitation de notre humeur ne dépend pas tant de ce qui nous arrive de plus considérable dans la vie, que d’un arrangement commode ou désagréable de petites choses qui arrivent tous les jours.

489

Quelque méchants que soient les hommes, ils n’oseraient paraître ennemis de la vertu, et lorsqu’ils la veulent persécuter, ils feignent de croire qu’elle est fausse ou ils lui supposent des crimes.

490

On passe souvent de l’amour à l’ambition, mais on ne revient guère de l’ambition à l’amour.

491

L’extrême avarice se méprend presque toujours ; il n’y a point de passion qui s’éloigne plus souvent de son but, ni sur qui le présent ait tant de pouvoir au préjudice de l’avenir.

492

L’avarice produit souvent des effets contraires ; il y a un nombre infini de gens qui sacrifient tout leur bien à des espérances douteuses et éloignées, d’autres méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents.

493

Il semble que les hommes ne se trouvent pas assez de défauts ; ils en augmentent encore le nombre par de certaines qualités singulières dont ils affectent de se parer, et ils les cultivent avec tant de soin qu’elles deviennent à la fin des défauts naturels, qu’il ne dépend plus d’eux de corriger.

494

Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu’on ne pense, c’est qu’ils n’ont jamais tort quand on les entend parler de leur conduite : le même amour-propre qui les aveugle d’ordinaire les éclaire alors, et leur donne des vues si justes qu’il leur fait supprimer ou déguiser les moindres choses qui peuvent être condamnées.

495

Il faut que les jeunes gens qui entrent dans le monde soient honteux ou étourdis : un air capable et composé se tourne d’ordinaire en impertinence.

496

Les querelles ne dureraient pas longtemps, si le tort n’était que d’un côté.

497

Il ne sert de rien d’être jeune sans être belle, ni d’être belle sans être jeune.

498

Il y a des personnes si légères et si frivoles qu’elles sont aussi éloignées d’avoir de véritables défauts que des qualités solides.

499

On ne compte d’ordinaire la première galanterie des femmes que lorsqu’elles en ont une seconde.

500

Il y a des gens si remplis d’eux-mêmes que, lorsqu’ils sont amoureux, ils trouvent moyen d’être occupés de leur passion sans l’être de la personne qu’ils aiment.

501

L’amour, tout agréable qu’il est, plaît encore plus par les manières dont il se montre que par lui-même.

502

Peu d’esprit avec de la droiture ennuie moins, à la longue, que beaucoup d’esprit avec du travers.

503

La jalousie est le plus grand de tous les maux, et celui qui fait le moins de pitié aux personnes qui le causent.

504

Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J’entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l’espérance d’une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment, et la mépriser. Le premier est assez ordinaire ; mais je crois que l’autre n’est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n’est point un mal ; et les hommes les plus faibles aussi bien que les héros ont donné mille exemples célèbres pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens l’ait jamais cru ; et la peine que l’on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise n’est pas aisée. On peut avoir divers sujets de dégoûts dans la vie, mais on n’a jamais raison de mépriser la mort ; ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils s’en étonnent et la rejettent comme les autres, lorsqu’elle vient à eux par une autre voie que celle qu’ils ont choisie. L’inégalité que l’on remarque dans le courage d’un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y paraît plus présente en un temps qu’en un autre. Ainsi il arrive qu’après avoir méprisé ce qu’ils ne connaissent pas, ils craignent enfin ce qu’ils connaissent. Il faut éviter de l’envisager avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu’elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de la considérer. Mais tout homme qui la sait voir telle qu’elle est, trouve que c’est une chose épouvantable. La nécessité de mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient qu’il fallait aller de bonne grâce où l’on ne saurait s’empêcher d’aller ; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n’y avait rien qu’ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du naufrage ce qui n’en peut être garanti. Contentons-nous pour faire bonne mine de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces faibles raisonnements qui nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l’espérance d’être regretté, le désir de laisser une belle réputation, l’assurance d’être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu’on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu’ils soient infaillibles. Ils font pour nous assurer ce qu’une simple haie fait souvent à la guerre pour assurer ceux qui doivent approcher d’un lieu d’où l’on tire. Quand on en est éloigné, on s’imagine qu’elle peut mettre à couvert ; mais quand on en est proche, on trouve que c’est un faible secours. C’est nous flatter, de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, soient d’une trempe assez forte pour ne point souffrir d’atteinte par la plus rude de toutes les épreuves. C’est aussi mal connaître les effets de l’amour-propre, que de penser qu’il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire, et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources, est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C’est elle au contraire qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce qu’elle a d’affreux et de terrible. Tout ce qu’elle peut faire pour nous est de nous conseiller d’en détourner les yeux pour les arrêter sur d’autres objets. Caton et Brutus en choisirent d’illustres. Un laquais se contenta il y a quelque temps de danser sur l’échafaud où il allait être roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets. De sorte qu’il est vrai que, quelque disproportion qu’il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d’un même visage ; mais ç’a toujours été avec cette différence que, dans le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort, c’est l’amour de la gloire qui leur en ôte la vue, et dans les gens du commun ce n’est qu’un effet de leur peu de lumière qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal et leur laisse la liberté de penser à autre chose.

Maximes supprimées

1° Maximes retranchées après la première édition

1

L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu’il a de lui-même ; de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet ; de là vient qu’il croit que ses sentiments sont morts lorsqu’ils ne sont qu’endormis, qu’il s’imagine n’avoir plus envie de courir dès qu’il se repose, et qu’il pense avoir perdu tous les goûts qu’il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout ; de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre. Rien n’est si intime et si fort que ses attachements, qu’il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu’il n’a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs année ; d’où l’on pourrait conclure assez vraisemblablement que c’est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets ; que son goût est le prix qui les relève, et le fard qui les embellit ; que c’est après lui-même qu’il court, et qu’il suit son gré, lorsqu’il suit les choses qui sont à son gré. Il est tous les contraires : il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent, et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs ; il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences, mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs ou de n’en avoir qu’une, parce qu’il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui plaît. Il est inconstant, et outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui, et de son propre fonds ; il est inconstant d’inconstance, de légèreté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût ; il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie, et dans toutes les conditions ; il vit partout, et il vit de tout, il vit de rien ; il s’accommode des choses, et de leur privation ; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins ; et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre ; quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre, ou le changer, et lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l’amour-propre, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation ; la mer en est une image sensible, et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels mouvements.

2

Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de la chaleur, et de la froideur, du sang.

3

La modération dans la bonne fortune n’est que l’appréhension de la honte qui suit l’emportement, ou la peur de perdre ce que l’on a.

4

La modération est comme la sobriété : on voudrait bien manger davantage, mais on craint de se faire mal.

5

Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu’on trouve à redire en lui.

6

L’orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se découvre par la fierté ; de sorte qu’à proprement parler la fierté est l’éclat et la déclaration de l’orgueil.

7

La complexion qui fait le talent pour les petites choses est contraire à celle qu’il faut pour le talent des grandes.

8

C’est une espèce de bonheur, de connaître jusques à quel point on doit être malheureux.

9

On n’est jamais si malheureux qu’on croit, ni si heureux qu’on avait espéré.

10

On se console souvent d’être malheureux par un certain plaisir qu’on trouve à le paraître.

11

Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune, pour pouvoir répondre de ce que l’on fera.

12

Comment peut-on répondre de ce qu’on voudra à l’avenir, puisque l’on ne sait pas précisément ce que l’on veut dans le temps présent ?

13

L’amour est à l’âme de celui qui aime ce que l’âme est au corps qu’elle anime.

14

La justice n’est qu’une vive appréhension qu’on ne nous ôte ce qui nous appartient ; de là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice ; cette crainte retient l’homme dans les bornes des biens que la naissance, ou la fortune, lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses continuelles sur les autres.

15

La justice, dans les juges qui sont modérés, n’est que l’amour de leur élévation.

16

On blâme l’injustice, non pas par l’aversion que l’on a pour elle, mais pour le préjudice que l’on en reçoit.

17

Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l’amitié que nous avons pour eux ; c’est un effet de l’amour-propre qui nous flatte de l’espérance d’être heureux à notre tour, ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.

18

Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas.

19

L’aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur orgueil : il sert à le nourrir et à l’augmenter, et nous ôte la connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et nous guérir de nos défauts.

20

On n’a plus de raison, quand on n’espère plus d’en trouver aux autres.

21

Les philosophes, et Sénèque surtout, n’ont point ôté les crimes par leurs préceptes : ils n’ont fait que les employer au bâtiment de l’orgueil.

22

Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires.

23

La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse.

24

La sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup.

25

Chaque talent dans les hommes, de même que chaque arbre, a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers.

26

On n’oublie jamais mieux les choses que quand on s’est lassé d’en parler.

27

La modestie, qui semble refuser les louanges, n’est en effet qu’un désir d’en avoir de plus délicates.

28

On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.

29

L’amour-propre empêche bien que celui qui nous flatte ne soit jamais celui qui nous flatte le plus.

30

On ne fait point de distinction dans les espèces de colères, bien qu’il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de l’ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est à proprement parler la fureur de l’orgueil.

31

Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grands desseins.

32

La férocité naturelle fait moins de cruels que l’amour-propre.

33

On peut dire de toutes nos vertus ce qu’un poète italien a dit de l’honnêteté des femmes, que ce n’est souvent autre chose qu’un art de paraître honnête.

34

Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête, pour faire impunément ce qu’on veut.

35

Nous n’avouons jamais nos défauts que par vanité.

36

On ne trouve point dans l’homme le bien ni le mal dans l’excès.

37

Ceux qui sont incapables de commettre de grands crimes n’en soupçonnent pas facilement les autres.

38

La pompe des enterrements regarde plus la vanité des vivants que l’honneur des morts.

39

Quelque incertitude et quelque variété qui paraisse dans le monde, on y remarque néanmoins un certain enchaînement secret, et un ordre réglé de tout temps par la Providence, qui fait que chaque chose marche en son rang, et suit le cours de sa destinée.

40

L’intrépidité doit soutenir le cœur dans les conjurations, au lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est nécessaire dans le périls de la guerre.

41

Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance seraient tentés comme les poètes de l’appeler la fille du Ciel, puisqu’on ne trouve point son origine sur la terre. En effet elle est produite par infinité d’actions qui, au lieu de l’avoir pour but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand et si général.

42

On ne peut répondre de son courage quand on n’a jamais été dans le péril.

43

L’imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu’elles sont naturelles.

44

Il est bien malaisé de distinguer la bonté générale, et répandue sur tout le monde, de la grande habileté.

45

Pour pouvoir être toujours bon, il faut que les autres croient qu’ils ne peuvent jamais nous être impunément méchants.

46

La confiance de plaire est souvent un moyen de déplaire infailliblement.

47

La confiance que l’on a en soi fait naître la plus grande partie de celle que l’on a aux autres.

48

Il y a une révolution générale qui change le goût des esprits, aussi bien que les fortunes du monde.

49

La vérité est le fondement et la raison de la perfection, et de la beauté ; une chose, de quelque nature qu’elle soit, ne saurait être belle, et parfaite, si elle n’est véritablement tout ce qu’elle doit être, et si elle n’a tout ce qu’elle doit avoir.

50

Il y a de belles choses qui ont plus d’éclat quand elles demeurent imparfaites que quand elles sont trop achevées.

51

La magnanimité est un noble effort de l’orgueil par lequel il rend l’homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses.

52

Le luxe et la trop grande politesse dans les États sont le présage assuré de leur décadence parce que, tous les particuliers s’attachant à leurs intérêts propres, ils se détournent du bien public.

53

Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si persuadés qu’ils disent que la mort n’est pas un mal, que le tourment qu’ils se donnent pour établir l’immortalité de leur nom par la perte de la vie.

54

De toutes les passions celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu’elle cause soient très cachés ; si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs ; c’est la rémore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, c’est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes ; le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions ; pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens.

55

Il est plus facile de prendre de l’amour quand on n’en a pas, que de s’en défaire quand on en a.

56

La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse que par passion ; de là vient que pour l’ordinaire les hommes entreprenants réussissent mieux que les autres, quoiqu’ils ne soient pas plus aimables.

57

N’aimer guère en amour est un moyen assuré pour être aimé.

58

La sincérité que se demandent les amants et les maîtresses, pour savoir l’un et l’autre quand ils cesseront de s’aimer, est bien moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus que pour être mieux assurés qu’on les aime lorsque l’on ne dit point le contraire.

59

La plus juste comparaison qu’on puisse faire de l’amour, c’est celle de la fièvre ; nous n’avons non plus de pouvoir sur l’un que sur l’autre, soit pour sa violence ou pour sa durée.

60

La plus grande habileté des moins habiles est de se savoir soumettre à la bonne conduite d’autrui.

2° Maxime retranchée après la deuxième édition.

61

Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs.

3° Maximes retranchées après la quatrième édition.

62

Comme on n’est jamais en liberté d’aimer, ou de cesser d’aimer, l’amant ne peut se plaindre avec justice de l’inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.

63

Quand nous sommes las d’aimer, nous sommes bien aises qu’on nous devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité.

64

Comment prétendons-nous qu’un autre garde notre secret si nous ne pouvons le garder nous-mêmes ?

65

Il n’y en a point qui pressent tant les autres que les paresseux lorsqu’ils ont satisfait à leur paresse, afin de paraître diligents.

66

C’est une preuve de peu d’amitié de ne s’apercevoir pas du refroidissement de celle de nos amis.

67

Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie ; ils les font valoir ce qu’ils veulent, et l’on est forcé de les recevoir selon leur cours, et non pas selon leur véritable prix.

68

Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par leur éclat, leur nombre et leur excès. De là vient que les voleries publiques sont des habiletés, et que prendre des provinces injustement s’appelle faire des conquêtes.

69

On donne plus aisément des bornes à sa reconnaissance qu’à ses espérances et qu’à ses désirs.

70

Nous ne regrettons pas toujours la perte de nos amis par la considération de leur mérite, mais par celle de nos besoins et de la bonne opinion qu’ils avaient de nous.

71

On aime à deviner les autres ; mais l’on n’aime pas à être deviné.

72

C’est une ennuyeuse maladie que de conserver sa santé par un trop grand régime.

73

On craint toujours de voir ce qu’on aime, quand on vient de faire des coquetteries ailleurs.

74

On doit se consoler de ses fautes, quand on a la force de les avouer.

Maximes posthumes

1° Maximes fournies par le manuscrit de Liancourt.

1

Comme la plus heureuse personne du monde est celle à qui peu de choses suffit, les grands et les ambitieux sont en ce point les plus misérables qu’il leur faut l’assemblage d’une infinité de biens pour les rendre heureux.

2

La finesse n’est qu’une pauvre habileté.

3

Les philosophes ne condamnent les richesses que par le mauvais usage que nous en faisons ; il dépend de nous de les acquérir et de nous en servir sans crime et, au lieu qu’elles nourrissent et accroissent les vices, comme le bois entretient et augmente le feu, nous pouvons les consacrer à toutes les vertus et les rendre même par là plus agréables et plus éclatantes.

4

La ruine du prochain plaît aux amis et aux ennemis.

5

Chacun pense être plus fin que les autres.

6

On ne saurait compter toutes les espèces de vanité.

7

Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui prouvent la fausseté des vertus, c’est que nous croyons trop aisément qu’elles sont véritables en nous.

8

Nous craignons toutes choses comme mortels, nous désirons toutes choses comme si nous étions immortels.

9

Dieu a mis des talents différents dans l’homme comme il a planté de différents arbres dans la nature, en sorte que chaque talent de même que chaque arbre a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers ; de là vient que le poirier le meilleur du monde ne saurait porter les pommes les plus communes, et que le talent le plus excellent ne saurait produire les mêmes effets des talents les plus communs ; de là vient encore qu’il est aussi ridicule de vouloir faire des sentences sans en avoir la graine en soi que de vouloir qu’un parterre produise des tulipes quoiqu’on n’y ait point semé les oignons.

10

Une preuve convaincante que l’homme n’a pas été créé comme il est, c’est que plus il devient raisonnable et plus il rougit en soi-même de l’extravagance, de la bassesse et de la corruption de ses sentiments et de ses inclinations.

11

Il ne faut pas s’offenser que les autres nous cachent la vérité puisque nous nous la cachons si souvent nous-mêmes.

12

Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que la peine que les philosophes se donnent pour persuader qu’on la doit mépriser.

13

Il semble que c’est le diable qui a tout exprès placé la paresse sur la frontière de plusieurs vertus.

14

La fin du bien est un mal ; la fin du mal est un bien.

15

On blâme aisément les défauts des autres, mais on s’en sert rarement à corriger les siens.

16

Les biens et les maux qui nous arrivent ne nous touchent pas selon leur grandeur, mais selon notre sensibilité.

17

Ceux qui prisent trop leur noblesse ne prisent d’ordinaire pas assez ce qui en est l’origine.

18

Le remède de la jalousie est la certitude de ce qu’on craint, parce qu’elle cause la fin de la vie ou la fin de l’amour ; c’est un cruel remède, mais il est plus doux que les doutes et les soupçons.

19

Il est difficile de comprendre combien est grande la ressemblance et la différence qu’il y a entre tous les hommes.

20

Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le cœur de l’homme, c’est que l’on craint d’y être découvert.

21

L’homme est si misérable que, tournant toutes ses conduites à satisfaire ses passions, il gémit incessamment sous leur tyrannie ; il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu’il faut qu’il se fasse pour s’affranchir de leur joug ; il trouve du dégoût non seulement dans ses vices, mais encore dans leurs remèdes, et ne peut s’accommoder ni des chagrins de ses maladies ni du travail de sa guérison.

22

Dieu a permis, pour punir l’homme du péché originel, qu’il se fît un dieu de son amour-propre pour en être tourmenté dans toutes les actions de sa vie.

23

L’espérance et la crainte sont inséparables, et il n’y a point de crainte sans espérance ni d’espérance sans crainte.

24

Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-mêmes.

25

Ce qui nous fait croire si facilement que les autres ont des défauts, c’est la facilité que l’on a de croire ce qu’on souhaite.

26

L’intérêt est l’âme de l’amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même l’amour-propre séparé, s’il le faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n’entend, ne sent et ne se remue plus ; de là vient qu’un même homme qui court la terre et les mers pour son intérêt devient soudainement paralytique pour l’intérêt des autres ; de là vient le soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux à qui nous contons nos affaires ; de là vient leur prompte résurrection lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque chose qui les regarde ; de sorte que nous voyons dans nos conversations et dans nos traités que dans un même moment un homme perd connaissance et revient à soi, selon que son propre intérêt s’approche de lui ou qu’il s’en retire.

2° Maximes fournies par des lettres.

27

On ne donne des louanges que pour en profiter.

28

Les passions ne sont que les divers goûts de l’amour propre.

29

L’extrême ennui sert à nous désennuyer.

30

On loue et on blâme la plupart des choses parce que c’est la mode de les louer ou de les blâmer.

31

Il n’est jamais plus difficile de bien parler que lorsqu’on ne parle que de peur de se taire.

3° Maximes fournies par l’édition hollandaise de 1664.

32

Si on avait ôté à ce qu’on appelle force le désir de conserver, et la crainte de perdre, il ne lui resterait pas grand’chose.

33

La familiarité est un relâchement presque de toutes les règles de la vie civile, que le libertinage a introduit dans la société pour nous faire parvenir à celle qu’on appelle commode. C’est un effet de l’amour-propre qui, voulant tout accommoder à notre faiblesse, nous soustrait à l’honnête sujétion que nous imposent les bonnes mœurs et, pour chercher trop les moyens de nous les rendre commodes, le fait dégénérer en vices. Les femmes, ayant naturellement plus de mollesse que les hommes, tombent plutôt dans ce relâchement, et y perdent davantage : l’autorité du sexe ne se maintient pas, le respect qu’on lui doit diminue, et l’on peut dire que l’honnête y perd la plus grande partie de ses droits.

34

La raillerie est une gaieté agréable de l’esprit, qui enjoue la conversation, et qui lie la société si elle est obligeante, ou qui la trouble si elle ne l’est pas. Elle est plus pour celui qui la fait que pour celui qui la souffre. C’est toujours un combat de bel esprit, que produit la vanité ; d’où vient que ceux qui en manquent pour la soutenir, et ceux qu’un défaut reproché fait rougir, s’en offensent également, comme d’une défaite injurieuse qu’ils ne sauraient pardonner. C’est un poison qui tout pur éteint l’amitié et excite la haine, mais qui corrigé par l’agrément de l’esprit, et la flatterie de la louange, l’acquiert ou la conserve ; et il en faut user sobrement avec ses amis et avec les faibles.

4° Maximes fournies par le supplément de l’édition de 1693.

35

Force gens veulent être dévots, mais personne ne veut être humble.

36

Le travail du corps délivre des peines de l’esprit, et c’est ce qui rend les pauvres heureux.

37

Les véritables mortifications sont celles qui ne sont point connues ; la vanité rend les autres faciles.

38

L’humilité est l’autel sur lequel Dieu veut qu’on lui offre des sacrifices.

39

Il faut peu de choses pour rendre le sage heureux ; rien ne peut rendre un fol content ; c’est pourquoi presque tous les hommes sont misérables.

40

Nous nous tourmentons moins pour devenir heureux que pour faire croire que nous le sommes.

41

Il est bien plus aisé d’éteindre un premier désir que de satisfaire tous ceux qui le suivent.

42

La sagesse est à l’âme ce que la santé est pour le corps.

43

Les grands de la terre ne pouvant donner la santé du corps ni le repos d’esprit, on achète toujours trop cher tous les biens qu’ils peuvent faire.

44

Avant que de désirer fortement une chose, il faut examiner quel est le bonheur de celui qui la possède.

45

Un véritable ami est le plus grand de tous les biens et celui de tous qu’on songe le moins à acquérir.

46

Les amants ne voient les défauts de leurs maîtresses que lorsque leur enchantement est fini.

47

La prudence et l’amour ne sont pas faits l’un pour l’autre : à mesure que l’amour croît, la prudence diminue.

48

Il est quelquefois agréable à un mari d’avoir une femme jalouse : il entend toujours parler de ce qu’il aime.

49

Qu’une femme est à plaindre, quand elle a tout ensemble de l’amour et de la vertu !

50

Le sage trouve mieux son compte à ne point s’engager qu’à vaincre.

51

Il est plus nécessaire d’étudier les hommes que les livres.

52

Le bonheur ou le malheur vont d’ordinaire à ceux qui ont le plus de l’un ou de l’autre.

53

On ne se blâme que pour être loué.

54

Il n’est rien de plus naturel ni de plus trompeur que de croire qu’on est aimé.

55

Nous aimons mieux voir ceux à qui nous faisons du bien que ceux qui nous en font.

56

Il est plus difficile de dissimuler les sentiments que l’on a que de feindre ceux que l’on n’a pas.

57

Les amitiés renouées demandent plus de soins que celles qui n’ont jamais été rompues.

58

Un homme à qui personne ne plaît est bien plus malheureux que celui qui ne plaît à personne.

5° Maximes fournies par des témoignages de contemporains

59

L’enfer des femmes, c’est la vieillesse.

60

Les soumissions et les bassesses que les seigneurs de la Cour font auprès des ministres qui ne sont pas de leur rang sont des lâchetés de gens de cœur.

61

L’honnêteté [n’est] d’aucun état en particulier, mais de tous les états en général.

Réflexions Diverses

I. Du vrai

Le vrai, dans quelque sujet qu’il se trouve, ne peut être effacé par aucune comparaison d’un autre vrai, et quelque différence qui puisse être entre deux sujets, ce qui est vrai dans l’un n’efface point ce qui est vrai dans l’autre : ils peuvent avoir plus ou moins d’étendue et être plus ou moins éclatants, mais ils sont toujours égaux par leur vérité, qui n’est pas plus vérité dans le plus grand que dans le plus petit. L’art de la guerre est plus étendu, plus noble et plus brillant que celui de la poésie ; mais le poète et le conquérant sont comparables l’un à l’autre ; comme aussi, en tant qu’ils sont véritablement ce qu’ils sont, le législateur et le peintre, etc.

Deux sujets de même nature peuvent être différents, et même opposés, comme le sont Scipion et Annibal, Fabius Maximus et Marcellus ; cependant, parce que leurs qualités sont vraies, elles subsistent en présence l’une de l’autre, et ne s’effacent point par la comparaison. Alexandre et César donnent des royaumes ; la veuve donne une pite : quelque différents que soient ces présents, la libéralité est vraie et égale en chacun d’eux, et chacun donne à proportion de ce qu’il est.

Un sujet peut avoir plusieurs vérités, et un autre sujet peut n’en avoir qu’une : le sujet qui a plusieurs vérités est d’un plus grand prix, et peut briller par des endroits où l’autre ne brille pas ; mais dans l’endroit où l’un et l’autre est vrai, ils brillent également. Epaminondas était grand capitaine, bon citoyen, grand philosophe ; il était plus estimable que Virgile, parce qu’il avait plus de vérités que lui ; mais comme grand capitaine, Epaminondas n’était pas plus excellent que Virgile comme grand poète, parce que, par cet endroit, il n’était pas plus vrai que lui. La cruauté de cet enfant qu’un consul fit mourir pour avoir crevé les yeux d’une corneille était moins importante que celle de Philippe second, qui fit mourir son fils, et elle était peut-être mêlée avec moins d’autres vices ; mais le degré de cruauté exercée sur un simple animal ne laisse pas de tenir son rang avec la cruauté des princes les plus cruels, parce que leurs différents degrés de cruauté ont une vérité égale.

Quelque disproportion qu’il y ait entre deux maisons qui ont les beautés qui leur conviennent, elles ne s’effacent point l’une l’autre : ce qui fait que Chantilly n’efface point Liancourt, bien qu’il ait infiniment plus de diverses beautés, et que Liancourt n’efface pas aussi Chantilly, c’est que Chantilly a les beautés qui conviennent à la grandeur de Monsieur le Prince, et que Liancourt a les beautés qui conviennent à un particulier, et qu’ils ont chacun de vraies beautés. On voit néanmoins des femmes d’une beauté éclatante, mais irrégulière, qui en effacent souvent de plus véritablement belles ; mais comme le goût, qui se prévient aisément, est le juge de la beauté, et que la beauté des plus belles personnes n’est pas toujours égale, s’il arrive que les moins belles effacent les autres, ce sera seulement durant quelques moments ; ce sera que la différence de la lumière et du jour fera plus ou moins discerner la vérité qui est dans les traits ou dans les couleurs, qu’elle fera paraître ce que la moins belle aura de beau, et empêchera de paraître ce qui est de vrai et de beau dans l’autre.

II. De la société

Mon dessein n’est pas de parler de l’amitié en parlant de la société ; bien qu’elles aient quelque rapport, elles sont néanmoins très différentes : la première a plus d’élévation et de dignité, et le plus grand mérite de l’autre, c’est de lui ressembler. Je ne parlerai donc présentement que du commerce particulier que les honnêtes gens doivent avoir ensemble.

Il serait inutile de dire combien la société est nécessaire aux hommes : tous la désirent et tous la cherchent, mais peu se servent des moyens de la rendre agréable et de la faire durer. Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres ; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence ; c’est ce qui trouble et qui détruit la société. Il faudrait du moins savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous pour nous en pouvoir défaire ; il faudrait faire son plaisir et celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser jamais.

L’esprit a beaucoup de part à un si grand ouvrage, mais il ne suffit pas seul pour nous conduire dans les divers chemins qu’il faut tenir. Le rapport qui se rencontre entre les esprits ne maintiendrait pas longtemps la société, si elle n’était réglée et soutenue par le bon sens, par l’humeur, et par des égards qui doivent être entre les personnes qui veulent vivre ensemble. S’il arrive quelquefois que des gens opposés d’humeur et d’esprit paraissent unis, ils tiennent sans doute par des liaisons étrangères, qui ne durent pas longtemps. On peut être aussi en société avec des personnes sur qui nous avons de la supériorité par la naissance ou par des qualités personnelles ; mais ceux qui ont cet avantage n’en doivent pas abuser ; ils doivent rarement le faire sentir, et ne s’en servir que pour instruire les autres ; ils doivent les faire apercevoir qu’ils ont besoin d’être conduits, et le mener par raison, en s’accommodant autant qu’il est possible à leurs sentiments et à leurs intérêts.

Pour rendre la société commode, il faut que chacun conserve sa liberté : il faut se voir, ou ne se voir point, sans sujétion, se divertir ensemble, et même s’ennuyer ensemble ; il faut se pouvoir séparer, sans que cette séparation apporte de changement ; il faut se pouvoir passer les uns des autres, si on ne veut pas s’exposer à embarrasser quelquefois, et on doit se souvenir qu’on incommode souvent, quand on croit ne pouvoir jamais incommoder. Il faut contribuer, autant qu’on le peut, au divertissement des personnes avec qui on veut vivre ; mais il ne faut pas être toujours chargé du soin d’y contribuer. La complaisance est nécessaire dans la société, mais elle doit avoir des bornes : elle devient une servitude quand elle est excessive ; il faut du moins qu’elle paraisse libre, et qu’en suivant le sentiment de nos amis, ils soient persuadés que c’est le nôtre aussi que nous suivons.

Il faut être facile à excuser nos amis, quand leurs défauts sont nés avec eux, et qu’ils sont moindres que leurs bonnes qualités ; il faut souvent éviter de leur faire voir qu’on les ait remarqués et qu’on en soit choqué, et on doit essayer de faire en sorte qu’ils puissent s’en apercevoir eux-mêmes, pour leur laisser le mérite de s’en corriger.

Il y a une sorte de politesse qui est nécessaire dans le commerce des honnêtes gens ; elle leur fait entendre raillerie, et elle les empêche d’être choqués et de choquer les autres par de certaines façons de parler trop sèches et trop dures, qui échappent souvent sans y penser, quand on soutient son opinion avec chaleur.

Le commerce des honnêtes gens ne peut subsister sans une certaine sorte de confiance ; elle doit être commune entre eux ; il faut que chacun ait un air de sûreté et de discrétion qui ne donne jamais lieu de craindre qu’on puisse rien dire par imprudence.

Il faut de la variété dans l’esprit : ceux qui n’ont que d’une sorte d’esprit ne peuvent plaire longtemps. On peut prendre des routes diverses, n’avoir pas les mêmes vues ni les mêmes talents, pourvu qu’on aide au plaisir de la société, et qu’on y observe la même justesse que les différentes voix et les divers instruments doivent observer dans la musique.

Comme il est malaisé que plusieurs personnes puissent avoir les mêmes intérêts, il est nécessaire au moins, pour la douceur de la société, qu’ils n’en aient pas de contraires.

On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis, chercher les moyens de leur être utile, leur épargner des chagrins, leur faire voir qu’on les partage avec eux quand on ne peut les détourner, les effacer insensiblement sans prétendre de les arracher tout d’un coup, et mettre en la place des objets agréables, ou du moins qui les occupent. On peut leur parler des choses qui les regardent, mais ce n’est qu’autant qu’ils le permettent, et on y doit garder beaucoup de mesure ; il y a de la politesse, et quelquefois même de l’humanité, à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur ; ils ont souvent de la peine à laisser voir tout ce qu’ils en connaissent, et ils en ont encore davantage quand on pénètre ce qu’ils ne connaissent pas. Bien que le commerce que les honnêtes gens ont ensemble leur donne de la familiarité, et leur fournisse un nombre infini de sujets de se parler sincèrement, personne presque n’a assez de docilité et de bon sens pour bien recevoir plusieurs avis qui sont nécessaires pour maintenir la société : on veut être averti jusqu’à un certain point, mais on ne veut pas l’être en toutes choses, et on craint de savoir toutes sortes de vérités.

Comme on doit garder des distances pour voir les objets, il en faut garder aussi pour la société : chacun a son point de vue, d’où il veut être regardé ; on a raison, le plus souvent, de ne vouloir pas être éclairé de trop près, et il n’y a presque point d’homme qui veuille, en toutes choses, se laisser voir tel qu’il est.

III. De l’air et des manières

Il y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque personne ; on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un autre. Il faut essayer de connaître celui qui nous est naturel, n’en point sortir, et le perfectionner autant qu’il nous est possible.

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c’est qu’ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu’ils n’en connaissent point d’autres. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de l’enfance : ils croient qu’il faut imiter ce qu’ils voient faire aux autres, et ils ne le peuvent parfaitement imiter ; il y a toujours quelque chose de faux et d’incertain dans cette imitation. Ils n’ont rien de fixe dans leurs manières ni dans leurs sentiments ; au lieu d’être en effet ce qu’ils veulent paraître, ils cherchent à paraître ce qu’ils ne sont pas. Chacun veut être un autre, et n’être plus ce qu’il est : ils cherchent une contenance hors d’eux-mêmes, et un autre esprit que le leur ; ils prennent des tons et des manières au hasard ; ils en font l’expérience sur eux, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde, qu’il n’y a point de règle générale pour les tons et pour les manières, et qu’il n’y a point de bonnes copies. Deux hommes néanmoins peuvent avoir du rapport en plusieurs choses sans être copie l’un de l’autre, si chacun suit son naturel ; mais personne presque ne le suit entièrement. On aime à imiter ; on imite souvent, même sans s’en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d’ordinaire ne nous conviennent pas.

Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous renfermer tellement en nous-mêmes que nous n’ayons pas la liberté de suivre des exemples, et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires que la nature ne nous a pas données : les arts et les sciences conviennent à la plupart de ceux qui s’en rendent capables, la bonne grâce et la politesse conviennent à tout le monde ; mais ces qualités acquises doivent avoir un certain rapport et une certaine union avec nos propres qualités, qui les étendent et les augmentent imperceptiblement.

Nous sommes quelquefois élevés à un rang et à des dignités au-dessus de nous, nous sommes souvent engagés dans une profession nouvelle où la nature ne nous avait pas destinés ; tous ces états ont chacun un air qui leur convient, mais qui ne convient pas toujours avec notre air naturel ; ce changement de notre fortune change souvent notre air et nos manières, et y ajoute l’air de la dignité, qui est toujours faux quand il est trop marqué et qu’il n’est pas joint et confondu avec l’air que la nature nous a donné : il faut les unir et les mêler ensemble et qu’ils ne paraissent jamais séparés.

On ne parle pas de toutes choses sur un même ton et avec les mêmes manières ; on ne marche pas à la tête d’un régiment comme on marche en se promenant. Mais il faut qu’un même air nous fasse dire naturellement des choses différentes, et qu’il nous fasse marcher différemment, mais toujours naturellement, et comme il convient de marcher à la tête d’un régiment et à une promenade.

Il y en a qui ne se contentent pas de renoncer à leur air propre et naturel, pour suivre celui du rang et des dignités où ils sont parvenus ; il y en a même qui prennent par avance l’air des dignités et du rang où ils aspirent. Combien de lieutenants généraux apprennent à paraître maréchaux de France ! Combien de gens de robe répètent inutilement l’air de chancelier, et combien de bourgeoises se donnent l’air de duchesses !

Ce qui fait qu’on déplaît souvent, c’est que personne ne sait accorder son air et ses manières avec sa figure, ni ses tons et ses paroles avec ses pensées et ses sentiments ; on trouble leur harmonie par quelque chose de faux et d’étranger ; on s’oublie soi-même, et on s’en éloigne insensiblement. Tout le monde presque tombe, par quelque endroit, dans ce défaut ; personne n’a l’oreille assez juste pour entendre parfaitement cette sorte de cadence. Mille gens déplaisent avec des qualités aimables, mille gens plaisent avec de moindres talents : c’est que les uns veulent paraître ce qu’ils ne sont pas, les autres sont ce qu’ils paraissent ; et enfin, quelques avantages ou quelques désavantages que nous ayons reçus de la nature, on plaît à proportion de ce qu’on suit l’air, les tons, les manières et les sentiments qui conviennent à notre état et à notre figure, et on déplaît à proportion de ce qu’on s’en éloigne.

IV. De la conversation

Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il veut dire qu’à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté ; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre, et même de dire des choses inutiles. Au lieu de les contredire ou de les interrompre, comme on fait souvent, on doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, leur parler de ce qui les touche, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plus par choix qu’on le loue que par complaisance. Il faut éviter de contester sur des choses indifférentes, faire rarement des questions inutiles, ne laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison que les autres, et céder aisément l’avantage de décider.

On doit dire des choses naturelles, faciles et plus ou moins sérieuses, selon l’humeur et l’inclinaison des personnes que l’on entretient, ne les presser pas d’approuver ce qu’on dit, ni même d’y répondre. Quand on a satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, sans prévention et sans opiniâtreté, en faisant paraître qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent.

Il faut éviter de parler longtemps de soi-même, et de se donner souvent pour exemple. On ne saurait avoir trop d’application à connaître la pente et la portée de ceux à qui on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, et pour ajouter ses pensées aux siennes, en lui faisant croire, autant qu’il est possible, que c’est de lui qu’on les prend. Il y a de l’habileté à n’épuiser pas les sujets qu’on traite, et à laisser toujours aux autres quelque chose à penser et à dire.

On ne doit jamais parler avec des airs d’autorité, ni se servir de paroles et de termes plus grands que les choses. On peut conserver ses opinions, si elles sont raisonnables ; mais en les conservant, il ne faut jamais blesser les sentiments des autres, ni paraître choqué de ce qu’ils ont dit. Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de parler trop souvent d’une même chose ; on doit entrer indifféremment sur tous les sujets agréables qui se présentent, et ne faire jamais voir qu’on veut entraîner la conversation sur ce qu’on a envie de dire.

Il est nécessaire d’observer que toute sorte de conversation, quelque honnête et quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toute sorte d’honnêtes gens : il faut choisir ce qui convient à chacun, et choisir même le temps de le dire ; mais s’il y a beaucoup d’art à parler, il n’y en a pas moins à se taire. Il y a un silence éloquent : il sert quelquefois à approuver et à condamner ; il y a un silence moqueur ; il y a un silence respectueux ; il y a des airs, des tours et des manières qui font souvent ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation. Le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes ; ceux mêmes qui en font des règles s’y méprennent quelquefois ; la plus sûre, à mon avis, c’est de n’en point avoir qu’on ne puisse changer, de laisser plutôt voir des négligences dans ce qu’on dit que de l’affectation, d’écouter, de ne parler guère, et de ne se forcer jamais à parler.

V. De la confiance

Bien que la sincérité et la confiance aient du rapport, elles sont néanmoins différentes en plusieurs choses : la sincérité est une ouverture de cœur, qui nous montre tels que nous sommes ; c’est un amour de la vérité, une répugnance à se déguiser, un désir de se dédommager de ses défauts, et de les diminuer même par le mérite de les avouer. La confiance ne nous laisse pas tant de liberté, ses règles sont plus étroites, elle demande plus de prudence et de retenue, et nous ne sommes pas toujours libres d’en disposer : il ne s’agit pas de nous uniquement, et nos intérêts sont mêlés d’ordinaire avec les intérêts des autres. Elle a besoin d’une grande justesse pour ne livrer pas nos amis en nous livrant nous-mêmes, et pour ne faire pas des présents de leur bien dans la vue d’augmenter le prix de ce que nous donnons.

La confiance plaît toujours à celui qui la reçoit : c’est un tribut que nous payons à son mérite ; c’est un dépôt que l’on commet à sa foi ; ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous, et une sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement. Je ne prétends pas détruire par ce que je dis la confiance, si nécessaire entre les hommes puisqu’elle est le lien de la société et de l’amitié ; je prétends seulement y mettre des bornes, et la rendre honnête et fidèle. Je veux qu’elle soit toujours vraie et toujours prudente, et qu’elle n’ait ni faiblesse ni intérêt ; je sais bien qu’il est malaisé de donner de justes limites à la manière de recevoir toute sorte de confiance de nos amis, et de leur faire part de la nôtre.

On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler, par le désir de s’attirer la confiance des autres, et pour faire un échange de secrets. Il y a des personnes qui peuvent avoir raison de se fier en nous, vers qui nous n’aurions pas raison d’avoir la même conduite, et on s’acquitte envers ceux-ci en leur gardant le secret, et en les payant de légères confidences. Il y en a d’autres dont la fidélité nous est connue, qui ne ménagent rien avec nous, et à qui on peut se confier par choix et par estime. On doit ne leur rien cacher de ce qui ne regarde que nous, se montrer à eux toujours vrais dans nos bonnes qualités et dans nos défauts même, sans exagérer les unes et sans diminuer les autres, se faire une loi de ne leur faire jamais de demi-confidences ; elles embarrassent toujours ceux qui les font, et ne contentent presque jamais ceux qui les reçoivent : on leur donne des lumières confuses de ce qu’on veut cacher, on augmente leur curiosité, on les met en droit d’en vouloir savoir davantage, et ils se croient en liberté de disposer de ce qu’ils ont pénétré. Il est plus sûr et plus honnête de ne leur rien dire que de se taire quand on a commencé de parler.

Il y a d’autres règles à suivre pour les choses qui nous ont été confiées. Plus elles sont importantes, et plus la prudence et la fidélité y sont nécessaires. Tout le monde convient que le secret doit être inviolable, mais on ne convient pas toujours de la nature et de l’importance du secret ; nous ne consultons le plus souvent que nous-mêmes sur ce que nous devons dire et sur ce que nous devons taire ; il y a peu de secrets de tous les temps, et le scrupule de les révéler ne dure pas toujours.

On a des liaisons étroites avec des amis dont on connaît la fidélité ; ils nous ont toujours parlé sans réserve, et nous avons toujours gardé les mêmes mesures avec eux ; ils savent nos habitudes et nos commerces, et il nous voient de trop près pour ne s’apercevoir pas du moindre changement ; ils peuvent savoir par ailleurs ce que nous sommes engagés de ne dire jamais à personne ; il n’a pas été en notre pouvoir de les faire entrer dans ce qu’on nous a confié ; ils ont peut-être même quelque intérêt de le savoir ; on est assuré d’eux comme de soi, et on se voit réduit à la cruelle nécessité de prendre leur amitié, qui nous est précieuse, ou de manquer à la foi du secret. Cet état est sans doute la plus rude épreuve de la fidélité ; mais il ne doit pas ébranler un honnête homme : c’est alors qu’il lui est permis de se préférer aux autres ; son premier devoir est de conserver indispensablement ce dépôt en son entier, sans en peser les suites ; il doit non seulement ménager ses paroles et ses tons, il doit encore ménager ses conjectures, et ne laisser jamais rien voir, dans ses discours ni dans son air, qui puisse tourner l’esprit des autres vers ce qu’il ne veut pas dire.

On a souvent besoin de force et de prudence pour opposer à la tyrannie de la plupart de nos amis, qui se font un droit sur notre confiance, et qui veulent tout savoir de nous. On ne doit jamais leur laisser établir ce droit sans exception : il y a des rencontres et des circonstances qui ne sont pas de leur juridiction ; s’ils s’en plaignent, on doit souffrir leur plaintes, et s’en justifier avec douceur ; mais s’ils demeurent injustes, on doit sacrifier leur amitié à son devoir, et choisir entre deux maux inévitables, dont l’un se peut réparer, et l’autre est sans remède.

VI. De l’amour et de la mer

Ceux qui ont voulu nous représenter l’amour et ses caprices l’ont comparé en tant de sortes à la mer qu’il est malaisé de rien ajouter à ce qu’ils en ont dit. Ils nous ont fait voir que l’un et l’autre ont une inconstance et une infidélité égales, que leurs biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les plus heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les écueils sont toujours à craindre, et que souvent même on fait naufrage dans le port. Mais en nous exprimant tant d’espérances et tant de craintes, ils ne nous pas assez montré, ce me semble, le rapport qu’il y a d’un amour usé, languissant et sur sa fin, à ces longues bonaces, à ces calmes ennuyeux, que l’on rencontre sous la ligne : on est fatigué d’un grand voyage, on souhaite de l’achever ; on voit la terre, mais on manque de vent pour y arriver ; on se voit exposé aux injures des saisons ; les maladies et les langueurs empêchent d’agir ; l’eau et les vivres manquent ou changent de goût ; on a recours inutilement aux secours étrangers ; on essaye de pêcher, et on prend quelques poissons, sans en tirer de soulagement ni de nourriture ; on est las de tout ce qu’on voit, on est toujours avec ses mêmes pensées, et on est toujours ennuyé ; on vit encore, et on a regret à vivre ; on attend des désirs pour sortir d’un état pénible et languissant, mais on n’en forme que de faibles et d’inutiles.

VII. Des exemples

Quelque différence qu’il y ait entre les bons et les mauvais exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque également produit de méchants effets. Je ne sais même si les crimes de Tibère et de Néron ne nous éloignent pas plus du vice que les exemples estimables des plus grands hommes ne nous approchent de la vertu. Combien la valeur d’Alexandre a-t-elle fait de fanfarons ! Combien la gloire de César a-t-elle autorisé d’entreprises contre la patrie ! Combien Rome et Sparte ont-elles loué de vertus farouches ! Combien Diogène a-t-il fait de philosophes importuns, Cicéron de babillards, Pomponius Atticus de gens neutres et paresseux, Marius et Sylla de vindicatifs, Lucullus de voluptueux, Alcibiade et Antoine de débauchés, Capon d’opiniâtres ! Tous ces grands originaux ont produit un nombre infini de mauvaises copies. Le vertus sont frontières des vices ; les exemples sont des guides qui nous égarent souvent, et nous sommes si remplis de fausseté que nous ne nous en servons pas moins pour nous éloigner du chemin de la vertu que pour le suivre.

VIII. De l’incertitude de la jalousie

Plus on parle de sa jalousie, et plus les endroits qui ont déplu paraissent de différents côtés ; les moindres circonstances les changent, et font toujours découvrir quelque chose de nouveau. Ces nouveautés font revoir sous d’autres apparences ce qu’on croyait avoir assez vu et assez pesé ; on cherche à s’attacher à une opinion, et on ne s’attache à rien ; tout ce qui est de plus opposé et de plus effacé se présente en même temps ; on veut haïr et on veut aimer, mais on aime encore quand on hait, et on hait encore quand on aime ; on croit tout, et on doute de tout ; on a de la honte et du dépit d’avoir cru et d’avoir douté ; on se travaille incessamment pour arrêter son opinion, et on ne la conduit jamais à un lieu fixe.

Les poètes devraient comparer cette opinion à la peine de Sisyphe, puisqu’on roule aussi inutilement que lui un rocher, par un chemin pénible et périlleux : on voit le sommet de la montagne et on s’efforce d’y arriver, on l’espère quelquefois, mais on n’y arrive jamais. On n’est pas assez heureux pour oser croire ce qu’on souhaite, ni même assez heureux aussi pour être assuré de ce qu’on craint le plus. On est assujetti à une incertitude éternelle, qui nous présente successivement des biens et des maux qui nous échappent toujours.

IX. De l’amour et de la vie

L’amour est une image de notre vie : l’un et l’autre sont sujets aux mêmes révolutions et aux mêmes changements. Leur jeunesse est pleine de joie et d’espérance : on se trouve heureux d’être jeune, comme on se trouve heureux d’aimer. Cet état si agréable nous conduit à désirer d’autres biens, et on en veut de plus solides ; on ne se contente pas de subsister, on veut faire des progrès, on est occupé des moyens de s’avancer et d’assurer sa fortune ; on cherche la protection des ministres, on se rend utile à leurs intérêts ; on ne peut souffrir que quelqu’un prétende ce que nous prétendons. Cette émulation est traversée de mille soins et de mille peines, qui s’effacent par le plaisir de se voir établi : toutes les passions sont alors satisfaites, et on ne prévoit pas qu’on puisse cesser d’être heureux.

Cette félicité néanmoins est rarement de longue durée, et elle ne peut conserver longtemps la grâce de la nouveauté. Pour avoir ce que nous avons souhaité, nous ne laissons pas de souhaiter encore. Nous nous accoutumons à tout ce qui est à nous ; les mêmes biens ne conservent pas leur même prix, et ils ne touchent pas toujours également notre goût ; nous changeons imperceptiblement, sans remarquer notre changement ; ce que nous avons obtenu devient une partie de nous-même : nous serions cruellement touchés de le perdre, mais nous ne sommes plus sensibles au plaisir de le conserver ; la joie n’est plus vive, on en cherche ailleurs que dans ce qu’on a tant désiré. Cette inconstance involontaire est un effet du temps, qui prend malgré nous sur l’amour comme sur notre vie ; il en efface insensiblement chaque jour un certain air de jeunesse et de gaieté, et en détruit les plus véritables charmes ; on prend des manières plus sérieuses, on joint des affaires à la passion ; l’amour ne subsiste plus par lui-même, et il emprunte des secours étrangers. Cet état de l’amour représente le penchant de l’âge, où on commence à voir par où on doit finir ; mais on n’a pas la force de finir volontairement, et dans le déclin de l’amour comme dans le déclin de la vie personne ne se peut résoudre de prévenir les dégoûts qui restent à éprouver ; on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs. La jalousie, la méfiance, la crainte de lasser, la crainte d’être quitté, sont des peines attachées à la vieillesse de l’amour, comme les maladies sont attachées à la trop longue durée de la vie : on ne sent plus qu’on est vivant que parce qu’on sent qu’on est malade, et on ne sent aussi qu’on est amoureux que par sentir toutes les peines de l’amour. On ne sort de l’assoupissement des trop longs attachements que par le dépit et le chagrin de se voir toujours attaché ; enfin, de toutes les décrépitudes, celle de l’amour est la plus insupportable.

X. Des goûts

Il y a des personnes qui ont plus d’esprit que de goût, et d’autres qui ont plus de goût que d’esprit ; il y a plus de variété et de caprice dans le goût que dans l’esprit.

Ce terme de goût a diverses significations, et il est aisé de s’y méprendre. Il y a différence entre le goût qui nous porte vers les choses, et le goût qui nous en fait connaître et discerner les qualités, en s’attachant aux règles : on peut aimer la comédie sans avoir le goût assez fin et assez délicat pour en bien juger, et on peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans l’aimer. Il y a des goûts qui nous approchent imperceptiblement de ce qui se montre à nous ; d’autres nous entraînent par leur force ou par leur durée.

Il y a des gens qui ont le goût faux en tout ; d’autres ne l’ont faux qu’en de certaines choses, et ils l’ont droit et juste dans ce qui est de leur portée. D’autres ont des goûts particuliers, qu’ils connaissent mauvais, et ne laissent pas de les suivre. Il y en a qui ont le goût incertain ; le hasard en décide ; ils changent par légèreté, et sont touchés de plaisir ou d’ennui sur la parole de leurs amis. D’autres sont toujours prévenus ; ils sont esclaves de tous leurs goûts, et les respectent en toutes choses. Il y en a qui sont sensibles à ce qui est bon, et choqués de ce qui ne l’est pas ; leurs vues sont nettes et justes, et il trouvent la raison de leur goût dans leur esprit et dans leur discernement.

Il y en a qui, par une sorte d’instinct dont ils ignorent la cause, décident de ce qui se présente à eux, et prennent toujours le bon parti. Ceux-ci font paraître plus de goût que d’esprit, parce que leur amour-propre et leur humeur ne prévalent point sur leurs lumières naturelles ; tout agit de concert en eux, tout y est sur un même ton. Cet accord les fait juger sainement des objets, et leur en forme une idée véritable ; mais, à parler généralement, il y a peu de gens qui aient le goût fixe et indépendant de celui des autres ; ils suivent l’exemple et la coutume, et ils en empruntent presque tout ce qu’ils ont de goût.

Dans toutes ces différences de goûts que l’on vient de marquer, il est très rare, et presque impossible, de rencontrer cette sorte de bon goût qui sait donner le prix à chaque chose, qui en connaît toute la valeur, et qui se porte généralement sur tout : nos connaissances sont trop bornées, et cette juste disposition des qualités qui font bien juger ne se maintient d’ordinaire que sur ce qui ne nous regarde pas directement. Quand il s’agit de nous, notre goût n’a plus cette justesse si nécessaire, la préoccupation la trouble, tout ce qui a du rapport à nous nous paraît sous une autre figure. Personne ne voit des mêmes yeux ce qui le touche et ce qui ne le touche pas ; notre goût est conduit alors par la pente de l’amour-propre et de l’humeur, qui nous fournissent des vues nouvelles, et nous assujettissent à un nombre infini de changements et d’incertitudes ; notre goût n’est plus à nous, nous n’en disposons plus, il change sans notre consentement, et les mêmes objets nous paraissent par tant de côtés différents que nous méconnaissons enfin ce que nous avons vu et ce que nous avons senti.

XI. Du rapport des hommes avec les animaux

Il y a autant de diverses espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux, et les hommes sont, à l’égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d’animaux sont entre elles et à l’égard les unes des autres.

Combien y a-t-il d’hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents, les uns comme des tigres, toujours farouches et toujours cruels, d’autres comme des lions, en gardant quelque apparence de générosité, d’autres comme des ours, grossiers et avides, d’autres comme des loups, ravissants et impitoyables, d’autres comme des renards, qui vivent d’industrie, et dont le métier est de tromper !

Combien y a-t-il d’hommes qui ont du rapport aux chiens ! Ils détruisent leur espèce ; ils chassent pour le plaisir de celui qui les nourrit ; les uns suivent toujours leur maître, les autres gardent sa maison. Il y a des lévriers d’attache, qui vivent de leur valeur, qui se destinent à la guerre, et qui ont de la noblesse dans leur courage ; il y a des dogues acharnés, qui n’ont de qualités que la fureur ; il y a des chiens, plus ou moins inutiles, qui aboient souvent, et qui mordent quelquefois, et il y a même des chiens de jardinier. Il y a des singes et des guenons qui plaisent par leurs manières, qui ont de l’esprit, et qui font toujours du mal. Il y a des paons qui n’ont que de la beauté, qui déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu’ils habitent.

Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage ou par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n’entendent jamais ce qu’ils disent ; combien de pies et de corneilles, qui ne s’apprivoisent que pour dérober ; combien d’oiseaux de proie, qui ne vivent que de rapine ; combien d’espèces d’animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent qu’à nourrir d’autres animaux !

Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours ; il y a des vipères dont la langue est venimeuse, et dont le reste est utile ; il y a des araignées, des mouches, des punaises et des puces, qui sont toujours incommodes et insupportables ; il y a des crapauds, qui font horreur, et qui n’ont que du venin ; il y a des hiboux, qui craignent la lumière. Combien d’animaux qui vivent sous terre pour se conserver ! Combien de chevaux, qu’on emploie à tant d’usages, et qu’on abandonne quand ils ne servent plus ; combien de bœufs, qui travaillent toute leur vie pour enrichir celui qui leur impose le joug ; de cigales, qui passent leur vie à chanter ; de lièvres, qui ont peur de tout ; de lapins, qui s’épouvantent et rassurent en un moment ; de pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l’ordure ; de canards privés, qui trahissent leurs semblables, et les attirent dans les filets, de corbeaux et de vautours, qui ne vivent que de pourriture et de corps morts ! Combien d’oiseaux passagers, qui vont si souvent d’un bout du monde à l’autre, et qui s’exposent à tant de périls, pour chercher à vivre ! combien d’hirondelles, qui suivent toujours le beau temps ; de hannetons, inconsidérés et sans dessein ; de papillons, qui cherchent le feu qui les brûle ! Combien d’abeilles, qui respectent leur chef, et qui se maintiennent avec tant de règle et d’industrie ! combien de frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s’établir aux dépens des abeilles ! Combien de fourmis, dont la prévoyance et l’économie soulagent tous leurs besoins ! combien de crocodiles, qui feignent de se plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leur plainte ! Et combien d’animaux qui sont assujettis parce qu’ils ignorent leur force !

Toutes ces qualités se trouvent dans l’homme, et il exerce, à l’égard des autres hommes, tout ce que les animaux dont on vient de parler exercent entre eux.

XII. De l’origine des maladies

Si on examine la nature des maladies, on trouvera qu’elles tirent leur origine des passions et des peines de l’esprit. L’âge d’or, qui en était exempt, était exempt de maladies. L’âge d’argent, qui le suivit, conserva encore sa pureté. L’âge d’airain donna la naissance aux passions et aux peines de l’esprit ; elles commencèrent à se former, et elles avaient encore la faiblesse de l’enfance et sa légèreté. Mais elles parurent avec toute leur force et toute leur malignité dans l’âge de fer, et répandirent dans le monde, par la suite de leur corruption, les diverses maladies qui ont affligé les hommes depuis tant de siècles. L’ambition a produit les fièvres aiguës et frénétiques : l’envie a produit la jaunisse et l’insomnie ; c’est de la paresse que viennent les léthargies, les paralysies et les langueurs : la colère a fait les étouffements, les ébullitions de sang, et les inflammations de poitrine : la peur a fait les battements de cœur et les syncopes ; la vanité a fait les folies ; l’avarice, la teigne et la gale ; la tristesse a fait le scorbut ; la cruauté, la pierre ; la calomnie et les faux rapports ont répandu la rougeole, la petite vérole, et le pourpre, et on doit à la jalousie la gangrène, la peste et la rage. Les disgrâces imprévues ont fait l’apoplexie ; les procès ont fait la migraine et le transport au cerveau ; les dettes ont fait les fièvres étiques ; l’ennui du mariage a produit la fièvre quarte, et la lassitude des amants qui n’osent se quitter a causé les vapeurs. L’amour, lui seul, a fait plus de maux que tout le reste ensemble, et personne ne doit entreprendre de les exprimer ; mais comme il fait aussi les plus grands biens de la vie, au lieu de médire de lui, on doit se taire ; on doit le craindre et le respecter toujours.

XIII. Du faux

On est faux en différentes manières. Il y a des hommes faux qui veulent toujours paraître ce qu’ils ne sont pas. Il y en a d’autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il y en a dont l’esprit est droit, et le goût faux. D’autres ont l’esprit faux, et ont quelque droiture dans le goût. Et il y en a qui n’ont rien de faux dans le goût, ni dans l’esprit. Ceux-ci sont très rares, puisque, à parler généralement, il n’y a presque personne qui n’ait de la fausseté dans quelque endroit de l’esprit ou du goût.

Ce qui fait cette fausseté si universelle, c’est que nos qualités sont incertaines et confuses, et que nos vues le sont aussi ; on ne voit point les choses précisément comme elles sont, on les estime plus ou moins qu’elles ne valent, et on ne les fait point rapporter à nous en la manière qui leur convient, et qui convient à notre état et à nos qualités. Ce mécompte met un nombre infini de faussetés dans le goût et dans l’esprit : notre amour-propre est flatté de tout ce qui se présente à nous sous les apparences du bien ; mais comme il y a plusieurs sortes de biens qui touchent notre vanité ou notre tempérament, on les suit souvent par coutume, ou par commodité ; on les suit parce que les autres les suivent, sans considérer qu’un même sentiment ne doit pas être également embrassé par toute sorte de personnes, et qu’on s’y doit attacher plus ou moins fortement selon qu’il convient plus ou moins à ceux qui le suivent.

On craint encore plus de se montrer faux par le goût que par l’esprit. Les honnêtes gens doivent approuver sans prévention ce qui mérite d’être approuvé, suivre ce qui mérite d’être suivi, et ne se piquer de rien. Mais il y faut une grande proportion et une grande justesse ; il faut savoir discerner ce qui est bon en général, et ce qui nous est propre, et suivre alors avec raison la pente naturelle qui nous porte vers les choses qui nous plaisent. Si les hommes ne voulaient exceller que par leurs propres talents et en suivant leurs devoirs, il n’y aurait rien de faux dans leur goût et dans leur conduite ; ils se montreraient tels qu’ils sont ; ils jugeraient des choses par leurs lumières, et s’y attacheraient par raison ; il y aurait de la proportion dans leurs vues et dans leurs sentiments ; leur goût serait vrai, il viendrait d’eux et non pas des autres, et ils le suivraient par choix, et non pas par coutume ou par hasard.

Si on est faux en approuvant ce qui ne doit pas être approuvé, on ne l’est pas moins, le plus souvent, par l’envie de se faire valoir par des qualités qui sont bonnes de soi, mais qui ne nous conviennent pas : un magistrat est faux quand il se pique d’être brave, bien qu’il puisse être hardi dans de certaines rencontres ; il doit paraître ferme et assuré dans une sédition qu’il a droit d’apaiser, sans craindre d’être faux, et il serait faux et ridicule de se battre en duel. Une femme peut aimer les sciences, mais toutes les sciences ne lui conviennent pas toujours, et l’entêtement de certaines sciences ne lui convient jamais, et est toujours faux.

Il faut que la raison et le bon sens mettent le prix aux choses, et qu’elles déterminent notre goût à leur donner le rang qu’elles méritent et qu’il nous convient de leur donner ; mais presque tous les hommes se trompent dans ce prix et dans ce rang, et il y a toujours de la fausseté dans ce mécompte.

Les plus grands rois sont ceux qui s’y méprennent le plus souvent : ils veulent surpasser les autres hommes en valeur, en savoir, en galanterie, et dans mille autres qualités où tout le monde a droit de prétendre ; mais ce goût d’y surpasser les autres peut être faux en eux, quand il va trop loin. Leur émulation doit avoir un autre objet : ils doivent imiter Alexandre, qui ne voulut disputer du prix de la course que contre des rois, et se souvenir que ce n’est que des qualités particulières à la royauté qu’ils doivent disputer. Quelque vaillant que puisse être un roi, quelque savant et agréable qu’il puisse être, il trouvera un nombre infini de gens qui auront ces mêmes qualités aussi avantageusement que lui, et le désir de les surpasser paraîtra toujours faux, et souvent même il lui sera impossible d’y réussir ; mais s’il s’attache à ses devoirs véritables, s’il est magnanime, s’il est grand capitaine et grand politique, s’il est juste, clément et libéral, s’il soulage ses sujets, s’il aime la gloire et le repos de son État, il ne trouvera que des rois à vaincre dans une si noble carrière ; il n’y aura rien que de vrai et de grand dans un si juste dessein, le désir d’y surpasser les autres n’aura rien de faux. Cette émulation est digne d’un roi, et c’est la véritable gloire où il doit prétendre.

XIV. Des modèles de la nature et de la fortune

Il semble que la fortune, toute changeante et capricieuse qu’elle est, renonce à ses changements et à ses caprices pour agir de concert avec la nature, et que l’une et l’autre concourent de temps en temps à faire des hommes extraordinaires et singuliers, pour servir de modèles à la postérité. Le soin de la nature est de fournir les qualités ; celui de la fortune est de les mettre en œuvre, et de les faire voir dans le jour et avec les proportions qui conviennent à leur dessein ; on dirait alors qu’elles imitent les règles des grands peintres, pour nous donner des tableaux parfaits de ce qu’elles veulent représenter. Elles choisissent un sujet, et s’attachent au plan qu’elles se sont proposé ; elles disposent de la naissance, de l’éducation, des qualités naturelles et acquises, des temps, des conjonctures, des amis, des ennemis ; elles font remarquer des vertus et des vices, des actions heureuses et malheureuses ; elles joignent même de petites circonstances aux plus grandes, et les savent placer avec tant d’art que les actions des hommes et leurs motifs nous paraissent toujours sous la figure et avec les couleurs qu’il plaît à la nature et à la fortune d’y donner.

Quel concours de qualités éclatantes n’ont-elles pas assemblé dans la personne d’Alexandre, pour le montrer au monde comme un modèle d’élévation d’âme et de grandeur de courage ! Si on examine sa naissance illustre, son éducation, sa jeunesse, sa beauté, sa complexion heureuse, l’étendue et la capacité de son esprit pour la guerre et pour les sciences, ses vertus, ses défauts même, le petit nombre de ses troupes, la puissance formidable de ses ennemis, la courte durée d’une si belle vie, sa mort et ses successeurs, ne verra-t-on pas l’industrie et l’application de la fortune et de la nature à renfermer dans un même sujet ce nombre infini de diverses circonstances ? Ne verra-t-on pas le soin particulier qu’elles ont pris d’arranger tant d’événements extraordinaires, et de les mettre chacun dans son jour, pour composer un modèle d’un jeune conquérant, plus grand encore par ses qualités personnelles que par l’étendue de ses conquêtes ?

Si on considère de quelle sorte la nature et la fortune nous montrent César, ne verra-t-on pas qu’elles ont suivi un autre plan, qu’elles n’ont renfermé dans sa personne tant de valeur, de clémence, de libéralité, tant de qualités militaires, tant de pénétration, tant de facilité d’esprit et de mœurs, tant d’éloquence, tant de grâces du corps, tant de supériorité de génie pour la paix et pour la guerre, ne verra-t-on pas, dis-je, qu’elles ne se sont assujetties si longtemps à arranger et à mettre en œuvre tant de talents extraordinaires, et qu’elles n’ont contraint César de s’en servir contre sa patrie, que pour nous laisser un modèle du plus grand homme du monde, et du plus célèbre usurpateur ? Elle le fait naître particulier dans une république maîtresse de l’univers, affermie et soutenue par les plus grands hommes qu’elle eût jamais produits ; la fortune choisit parmi eux ce qu’il y avait de plus illustre, de plus puissant et de plus redoutable pour les rendre ses ennemis ; elle le réconcilie pour un temps avec les plus considérables pour les faire servir à son élévation ; elle les éblouit et les aveugle ensuite, pour lui faire une guerre qui le conduit à la souveraine puissance. Combien d’obstacles ne lui a-t-elle pas fait surmonter ! De combien de périls sur terre et sur mer ne l’a-t-elle pas garanti, sans jamais avoir été blessé ! Avec quelle persévérance la fortune n’a-t-elle pas soutenu les desseins de César et détruit ceux de Pompée ! Par quelle industrie n’a-t-elle pas disposé ce peuple romain, si puissant, si fier et si jaloux de sa liberté à la soumettre à la puissance d’un seul homme ! Ne s’est-elle pas même servie des circonstances de la mort de César pour la rendre convenable à sa vie ? Tant d’avertissements des devins, tant de prodiges, tant d’avis de sa femme et de ses amis ne peuvent le garantir, et la fortune choisit le propre jour qu’il doit être couronné dans le Sénat pour le faire assassiner par ceux mêmes qu’il a sauvés, et par un homme qui lui doit la naissance.

Cet accord de la nature et de la fortune n’a jamais été plus marqué que dans la personne de Caton, et il semble qu’elles se soient efforcées l’une et l’autre de renfermer dans un seul homme non seulement les vertus de l’ancienne Rome, mais encore de l’opposer directement aux vertus de César, pour montrer qu’avec une pareille étendue d’esprit et de courage, le désir de gloire conduit l’un à être usurpateur et l’autre à servir de modèle d’un parfait citoyen ? Mon dessein n’est pas de faire ici le parallèle de ces deux grands hommes, après tout ce qui en est écrit ; je dirai seulement que, quelque grands et illustres qu’ils nous paraissent, la nature et la fortune n’auraient pu mettre toutes leurs qualités dans le jour qui convenait pour les faire éclater, si elles n’eussent opposé Caton à César. Il fallait les faire naître en même temps dans une même république, différents par leurs mœurs et par leurs talents, ennemis par les intérêts de la patrie et par des intérêts domestiques, l’un vaste dans ses desseins et sans bornes dans son ambition, l’autre austère, renfermé dans les lois de Rome et idolâtre de la liberté, tous deux célèbres par des vertus qui les montraient par de si différents côtés, et plus célèbres encore, si on l’ose dire, par l’opposition que la fortune et la nature ont pris soin de mettre entre eux. Quel arrangement, quelle suite, quelle économie de circonstances dans la vie de Caton, et dans sa mort ! La destinée même de la république a servi au tableau que la fortune nous a voulu donner de ce grand homme, et elle finit sa vie avec la liberté de son pays.

Si nous laissons les exemples des siècles passés pour venir aux exemples du siècle présent, on trouvera que la nature et la fortune ont conservé cette même union dont j’ai parlé, pour nous montrer de différents modèles en deux hommes consommés en l’art de commander. Nous verrons Monsieur le Prince et M. de Turenne disputer de la gloire des armes, et mériter par un nombre infini d’actions éclatantes la réputation qu’ils ont acquise. Ils paraîtront avec une valeur et une expérience égales ; infatigables de corps et d’esprit, on les verra agir ensemble, agir séparément, et quelquefois opposés l’un à l’autre ; nous les verrons, heureux et malheureux dans diverses occasions de la guerre, devoir les bons succès à leur conduite et à leur courage, et se montrer même toujours plus grands par leurs disgrâces ; tous deux sauver l’État ; tous deux contribuer à le détruire, et se servir des mêmes talents par des voies différentes, M. de Turenne suivant ses desseins avec plus de règle et moins de vivacité, d’une valeur plus retenue et toujours proportionnée au besoin de la faire paraître, Monsieur le Prince inimitable en la manière de voir et d’exécuter les plus grandes choses, entraîné par la supériorité de son génie qui semble lui soumettre les événements et les faire servir à sa gloire. La faiblesse des armées qu’ils ont commandées dans les dernières campagnes, et la puissance des ennemis qui leur étaient opposés, ont donné de nouveaux sujets à l’un et à l’autre de montrer toute leur vertu et de réparer par leur mérite tout ce qui leur manquait pour soutenir la guerre. La mort même de M. de Turenne, si convenable à une si belle vie, accompagnée de tant de circonstances singulières et arrivée dans un moment si important, ne nous paraît-elle pas comme un effet de la crainte et de l’incertitude de la fortune, qui n’a osé décider de la destinée de la France et de l’Empire ? Cette même fortune, qui retire Monsieur le Prince du commandement des armées sous le prétexte de sa santé et dans un temps où il devait achever de si grandes choses, ne se joint-elle pas à la nature pour nous montrer présentement ce grand homme dans une vie privée, exerçant des vertus paisibles soutenu de sa propre gloire ? Et brille-t-il moins dans sa retraite qu’au milieu de ses victoires ?

XV. Des coquettes et des vieillards

S’il est malaisé de rendre raison des goûts en général, il le doit être encore davantage de rendre raison du goût des femmes coquettes. On peut dire néanmoins que l’envie de plaire se répand généralement sur tout ce qui peut flatter leur vanité, et qu’elles ne trouvent rien d’indigne de leurs conquêtes. Mais le plus incompréhensible de tous leurs goûts est, à mon sens, celui qu’elles ont pour les vieillards qui ont été galants. Ce goût paraît trop bizarre, et il y en a trop d’exemples, pour ne chercher pas la cause d’un sentiment tout à la fois si commun et si contraire à l’opinion que l’on a des femmes. je laisse aux philosophes à décider si c’est un soin charitable de la nature, qui veut consoler les vieillards dans leur misère, et qui leur fournit le secours des coquettes par la même prévoyance qui lui fait donner des ailes aux chenilles, dans le déclin de leur vie, pour les rendre papillons ; mais, sans pénétrer dans les secrets de la physique, on peut, ce me semble, chercher des causes plus sensibles de ce goût dépravé des coquettes pour les vieilles gens. Ce qui est plus apparent, c’est qu’elles aiment les prodiges, et qu’il n’y en a point qui doive plus toucher leur vanité que de ressusciter un mort. Elles ont le plaisir de l’attacher à leur char, et d’en parer leur triomphe, sans que leur réputation en soit blessée ; au contraire, un vieillard est un ornement à la suite d’une coquette, et il est aussi nécessaire dans son train que les nains l’étaient autrefois dans Amadis. Elles n’ont point d’esclaves si commodes et si utiles. Elles paraissent bonnes et solides en conservant un ami sans conséquence. Il publie leurs louanges, il gagne croyance vers les maris et leur répond de la conduite de leurs femmes. S’il a du crédit, elles en retirent mille secours ; il entre dans tous les intérêts et dans tous les besoins de la maison. S’il sait les bruits qui courent des véritables galanteries, il n’a garde de les croire ; il les étouffe, et assure que le monde est médisant ; il juge par sa propre expérience des difficultés qu’il y a de toucher le cœur d’une si bonne femme ; plus on lui fait acheter des grâces et des faveurs et plus il est discret et fidèle ; son propre intérêt l’engage assez au silence ; il craint toujours d’être quitté, et il se trouve trop heureux d’être souffert. Il se persuade aisément qu’il est aimé, puisqu’on le choisit contre tant d’apparences ; il croit que c’est un privilège de son vieux mérite, et remercie l’amour de se souvenir de lui dans tous les temps.

Elle, de son côté, ne voudrait pas manquer à ce qu’elle lui a promis ; elle lui fait remarquer qu’il a toujours touché son inclination, et qu’elle n’aurait jamais aimé si elle ne l’avait jamais connu ; elle le prie surtout de n’être pas jaloux et de se fier en elle ; elle lui avoue qu’elle aime un peu le monde et le commerce des honnêtes gens, qu’elle a même intérêt d’en ménager plusieurs à la fois, pour ne laisser pas voir qu’elle le traite différemment des autres ; que si elle fait quelques railleries de lui avec ceux dont on s’est avisé de parler, c’est seulement pour avoir le plaisir de le nommer souvent, ou pour mieux cacher ses sentiments ; qu’après tout il est le maître de sa conduite, et que, pourvu qu’il en soit content et qu’il l’aime toujours, elle se met aisément en repos du reste. Quel vieillard ne se rassure pas par des raisons si convaincantes, qui l’ont souvent trompé quand il était jeune et aimable ? Mais, pour son malheur, il oublie trop aisément qu’il n’est plus ni l’un ni l’autre, et cette faiblesse est, de toutes, la plus ordinaire aux vieilles gens qui ont été aimés. Je ne sais même si cette tromperie ne leur vaut pas mieux encore que de connaître la vérité : on les souffre du moins, on les amuse, ils sont détournés de la vue de leurs propres misères, et le ridicule où ils tombent est souvent un moindre mal pour eux que les ennuis et l’anéantissement d’une vie pénible et languissante.

XVI. De la différence des esprits

Bien que toutes les qualités de l’esprit se puissent rencontrer dans un grand esprit, il y en a néanmoins qui lui sont propres et particulières : ses lumières n’ont point de bornes, il agit toujours également et avec la même activité, il discerne les objets éloignés comme s’ils étaient présents, il comprend, il imagine les plus grandes choses, il voit et connaît les plus petites ; ses pensées sont relevées, étendues, justes et intelligibles ; rien n’échappe à sa pénétration, et elle lui fait toujours découvrir la vérité au travers des obscurités qui la cachent aux autres. Mais toutes ces grandes qualités ne peuvent souvent empêcher que l’esprit ne paraisse petit et faible, quand l’humeur s’en est rendue la maîtresse.

Un bel esprit pense toujours noblement ; il produit avec facilité des choses claires, agréables et naturelles ; il les fait voir dans leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur conviennent ; il entre dans le goût des autres, et retranche de ses pensées ce qui est inutile ou ce qui peut déplaire. Un esprit adroit, facile, insinuant, sait éviter et surmonter les difficultés ; il se plie aisément à ce qu’il veut ; il sait connaître et suivre l’esprit et l’humeur de ceux avec qui il traite ; et en ménageant leurs intérêts il avance et établit les siens. Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent être vues ; il leur donne le prix qu’elles méritent, il les sait tourner du côté qui lui est le plus avantageux, et il s’attache avec fermeté à ses pensées parce qu’il en connaît toute la force et toute la raison.

Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit d’affaires : on peut entendre les affaires sans s’appliquer à son intérêt particulier ; il y a des gens habiles dans tout ce qui ne les regarde pas et très malhabiles dans ce qui les regarde, et il y en a d’autres, au contraire, qui ont une habileté bornée à ce qui les touche et qui savent trouver leur avantage en toutes choses.

On peut avoir tout ensemble un air sérieux dans l’esprit et dire souvent des choses agréables et enjouées ; cette sorte d’esprit convient à toutes personnes, et à tous les âges de la vie. Les jeunes gens ont d’ordinaire l’esprit enjoué et moqueur, sans l’avoir sérieux, et c’est ce qui les rend souvent incommodes. Rien n’est plus malaisé à soutenir que le dessein d’être toujours plaisant, et les applaudissements qu’on reçoit quelquefois en divertissant les autres ne valent pas que l’on s’expose à la honte de les ennuyer souvent, quand ils sont de méchante humeur. La moquerie est une des plus agréables et des plus dangereuses qualités de l’esprit : elle plaît toujours, quand elle est délicate ; mais on craint toujours aussi ceux qui s’en servent trop souvent. La moquerie peut néanmoins être permise, quand elle n’est mêlée d’aucune malignité et quand on y fait entrer les personnes mêmes dont on parle.

Il est malaisé d’avoir un esprit de raillerie sans affecter d’être plaisant, ou sans aimer à se moquer ; il faut une grande justesse pour railler longtemps sans tomber dans l’une ou l’autre de ces extrémités. La raillerie est un air de gaieté qui remplit l’imagination, et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent ; l’humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d’âpreté ; il y a une manière de railler délicate et flatteuse qui touche seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien avouer, qui sait déguiser les louanges qu’on leur donne sous des apparences de blâme, et qui découvre ce qu’elles ont d’aimable en feignant de le vouloir cacher.

Un esprit fin et un esprit de finesse sont très différents. Le premier plaît toujours ; il est délié, il pense des choses délicates et voit les plus imperceptibles. Un esprit de finesse ne va jamais droit, il cherche des biais et des détours pour faire réussir ses desseins ; cette conduite est bientôt découverte, elle se fait toujours craindre et ne mène presque jamais aux grandes choses.

Il y a quelque différence entre un esprit de feu et un esprit brillant. Un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapidité ; un esprit brillant a de la vivacité, de l’agrément et de la justesse.

La douceur de l’esprit, c’est un air facile et accommodant, qui plaît toujours quand il n’est point fade.

Un esprit de détail s’applique avec de l’ordre et de la règle à toutes les particularités des sujets qu’on lui présente. Cette application le renferme d’ordinaire à de petites choses ; elle n’est pas néanmoins toujours incompatible avec de grandes vues, et quand ces deux qualités se trouvent ensemble dans un même esprit, elles l’élèvent infiniment au-dessus des autres.

On a abusé du terme de bel esprit, et bien que tout ce qu’on vient de dire des différentes qualités de l’esprit puisse convenir à un bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre infini de mauvais poètes et d’auteurs ennuyeux, on s’en sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer.

Bien qu’il y ait plusieurs épithètes pour l’esprit qui paraissent une même chose, le ton et la manière de les prononcer y mettent de la différence ; mais comme les tons et les manières ne se peuvent écrire, je n’entrerai point dans un détail qu’il serait impossible de bien expliquer. L’usage ordinaire le fait assez entendre, et en disant qu’un homme a de l’esprit, qu’il a bien de l’esprit, qu’il a beaucoup d’esprit, et qu’il a bon esprit, il n’y a que les tons et les manières qui puissent mettre de la différence entre ces expressions qui paraissent semblables sur le papier, et qui expriment néanmoins de très différentes sortes d’esprit.

On dit encore qu’un homme n’a que d’une sorte d’esprit, qu’il a de plusieurs sortes d’esprit, et qu’il a de toutes sortes d’esprit. On peut être sot avec beaucoup d’esprit, et on peut n’être pas sot avec peu d’esprit.

Avoir beaucoup d’esprit et un terme équivoque : il peut comprendre toutes les sortes d’esprit dont on vient de parler, mais il peut aussi n’en marquer aucune distinctement. On peut quelquefois faire paraître de l’esprit dans ce qu’on dit sans en avoir dans sa conduite, on peut avoir de l’esprit et l’avoir borné ; un esprit peut être propre à de certaines choses et ne l’être pas à d’autres ; on peut avoir beaucoup d’esprit et n’être propre à rien, et avec beaucoup d’esprit on est souvent fort incommode. Il semble néanmoins que le plus grand mérite de cette sorte d’esprit est de plaire quelquefois dans la conversation.

Bien que les productions d’esprit soient infinies, on peut, ce me semble, les distinguer de cette sorte : il y a des choses si belles que tout le monde est capable d’en voir et d’en sentir la beauté, il y en a qui ont de la beauté et qui ennuient, il y en a qui sont belles, que tout le monde sent et admire bien que tous n’en sachent pas la raison, il y en a qui sont si fines et si délicates que peu de gens sont capables d’en remarquer toutes les beautés, il y en a d’autres qui ne sont pas parfaites, mais qui sont dites avec tant d’art et qui sont soutenues et conduites avec tant de raison et tant de grâce qu’elles méritent d’être admirées.

XVII. De l’inconstance

Je ne prétends pas justifier ici l’inconstance en général, et moins encore celle qui vient de la seule légèreté ; mais il n’est pas juste aussi de lui imputer tous les autres changements de l’amour. Il y a une première fleur d’agrément et de vivacité dans l’amour qui passe insensiblement, comme celle des fruits ; ce n’est la faute de personne, c’est seulement la faute du temps. Dans les commencements, la figure est aimable, les sentiments ont du rapport, on cherche de la douceur et du plaisir, on veut plaire parce qu’on nous plaît, et on cherche à faire voir qu’on sait donner un prix infini à ce qu’on aime ; mais dans la suite on ne sent plus ce qu’on croyait sentir toujours, le feu n’y est plus, le mérite de la nouveauté s’efface, la beauté, qui a tant de part à l’amour, ou diminue ou ne fait plus la même impression ; le nom d’amour se conserve, mais on ne se retrouve plus les mêmes personnes, ni les mêmes sentiments ; on suit encore ses engagements par honneur, par accoutumance et pour n’être pas assez assuré de son propre changement.

Quelles personnes auraient commencé de s’aimer, si elles s’étaient vues d’abord comme on se voit dans la suite des années ? Mais quelles personnes aussi se pourraient séparer, si elles se revoyaient comme on s’est vu la première fois ? L’orgueil, qui est presque toujours le maître de nos goûts, et qui ne se rassasie jamais, serait flatté sans cesse par quelque nouveau plaisir ; la constance perdrait son mérite : elle n’aurait plus de part à une si agréable liaison, les faveurs présentes auraient la même grâce que les premières faveurs et le souvenir n’y mettrait point de différence ; l’inconstance serait même inconnue, et on s’aimerait toujours avec le même plaisir parce qu’on aurait toujours les mêmes sujets de s’aimer. Les changements qui arrivent dans l’amitié ont à peu près des causes pareilles à ceux qui arrivent dans l’amour : leurs règles ont beaucoup de rapport. Si l’un a plus d’enjouement et de plaisir, l’autre doit être plus égale et plus sévère, elle ne pardonne rien ; mais le temps, qui change l’humeur et les intérêts, les détruit presque également tous deux. Les hommes sont trop faibles et trop changeants pour soutenir longtemps le poids de l’amitié. L’antiquité en a fourni des exemples ; mais dans le temps où nous vivons, on peut dire qu’il est encore moins impossible de trouver un véritable amour qu’une véritable amitié.

XVIII. De la retraite

Je m’engagerais à un trop long discours si je rapportais ici en particulier toutes les raisons naturelles qui portent les vieilles gens à se retirer du commerce du monde : le changement de leur humeur, de leur figure et l’affaiblissement des organes les conduisent insensiblement, comme la plupart des autres animaux, à s’éloigner de la fréquentation de leurs semblables. L’orgueil, qui est inséparable de l’amour-propre, leur tient alors lieu de raison : il ne peut plus être flatté de plusieurs choses qui flattent les autres, l’expérience leur a fait connaître le prix de ce que tous les hommes désirent dans la jeunesse et l’impossibilité d’en jouir plus longtemps ; les diverses voies qui paraissent ouvertes aux jeunes gens pour parvenir aux grandeurs, aux plaisirs, à la réputation et à tout ce qui élève les hommes leur sont fermées, ou par la fortune, ou par leur conduite, ou par l’envie et l’injustice des autres ; le chemin pour y rentrer est trop long et trop pénible quand on s’est une fois égaré ; les difficultés leur en paraissent insurmontables, et l’âge ne leur permet plus d’y prétendre. Ils deviennent insensibles à l’amitié, non seulement parce qu’ils n’en ont peut-être jamais trouvé de véritable, mais parce qu’ils ont vu mourir un grand nombre de leurs amis qui n’avaient pas encore eu le temps ni les occasions de manquer à l’amitié et ils se persuadent aisément qu’ils auraient été plus fidèles que ceux qui leur restent. Ils n’ont plus de part aux premiers biens qui ont d’abord rempli leur imagination ; ils n’ont même presque plus de part à la gloire : celle qu’ils ont acquise est déjà flétrie par le temps, et souvent les hommes en perdent plus en vieillissant qu’ils n’en acquièrent. Chaque jour leur ôte une portion d’eux-mêmes ; ils n’ont plus assez de vie pour jouir de ce qu’ils ont, et bien moins encore pour arriver à ce qu’ils désirent ; il ne voient plus devant eux que des chagrins, des maladies et de l’abaissement ; tous est vu, et rien ne peut avoir pour eux la grâce de la nouveauté ; le temps les éloigne imperceptiblement du point de vue d’où il leur convient de voir les objets, et d’où ils doivent être vus. Les plus heureux sont encore soufferts, les autres sont méprisés ; le seul bon parti qu’il leur reste, c’est de cacher au monde ce qu’ils ne lui ont peut-être que trop montré. Leur goût, détrompé des désirs inutiles, se tourne alors vers des objets muets et insensibles ; les bâtiments, l’agriculture, l’économie, l’étude, toutes ces choses sont soumises à leurs volontés ; ils s’en approchent ou s’en éloignent comme il leur plaît ; ils sont maîtres de leurs desseins et de leurs occupations ; tout ce qu’ils désirent est en leur pouvoir, et, s’étant affranchis de la dépendance du monde, ils font tout dépendre d’eux. Les plus sages savent employer à leur salut le temps qu’il leur reste et, n’ayant qu’une si petite part à cette vie, ils se rendent dignes d’une meilleure. Les autres n’ont au moins qu’eux-mêmes pour témoins de leur misère ; leurs propres infirmités les amusent ; le moindre relâche leur tient lieu de bonheur ; la nature, défaillante et plus sage qu’eux, leur ôte souvent la peine de désirer ; enfin ils oublient le monde, qui est si disposé à les oublier ; leur vanité même est consolée par leur retraite, et avec beaucoup d’ennuis, d’incertitudes et de faiblesses, tantôt par piété, tantôt par raison, et le plus souvent par accoutumance, ils soutiennent le poids d’une vie insipide et languissante.

XIX. Des événements de ce siècle

L’histoire, qui nous apprend ce qui arrive dans le monde, nous montre également les grands événements et les médiocres ; cette confusion d’objets nous empêche souvent de discerner avec assez d’attention les choses extraordinaires qui sont renfermées dans les cours de chaque siècle. Celui où nous vivons en a produit, à mon sens, de plus singuliers que les précédents. J’ai voulu en écrire quelques-uns, pour les rendre plus remarquables aux personnes qui voudront y faire réflexion.

Marie de Médicis, reine de France, femme de Henri le Grand, fut mère du roi Louis XIII, de Gaston, fils de France, de la reine d’Espagne, de la duchesse de Savoie, et de la reine d’Angleterre ; elle fut régente en France, et gouverna le roi son fils, et son royaume, plusieurs années. Elle éleva Armand de Richelieu à la dignité de cardinal ; elle le fit premier ministre, maître de l’État et de l’esprit du Roi. Elle avait peu de vertus et peu de défauts qui la dussent faire craindre, et néanmoins, après tant d’éclat et de grandeurs, cette princesse, veuve de Henri IVe et mère de tant de rois, a été arrêtée prisonnière par le Roi son fils, et par la haine du cardinal de Richelieu qui lui devait sa fortune. Elle a été délaissée des autres rois ses enfants, qui n’ont osé même la recevoir dans leurs États, et elle est morte de misère, et presque de faim, à Cologne, après une persécution de dix années.

Ange de Joyeuse, duc et pair, maréchal de France et amiral, jeune, riche, galant et heureux, abandonna tant d’avantages pour se faire capucin. Après quelques années les besoins de l’État le rappelèrent au monde ; le Pape le dispensa de ses vœux, et lui ordonna d’accepter le commandement des armées du Roi contre les huguenots ; il demeura quatre ans dans cet emploi, et se laissa entraîner pendant ce temps aux mêmes passions qui l’avaient agité pendant sa jeunesse. La guerre étant finie, il renonça une seconde fois au monde, et reprit l’habit de capucin. Il vécut longtemps dans une vie sainte et religieuse ; mais la vanité, dont il avait triomphé dans le milieu des grandeurs, triompha de lui dans le cloître ; il fut élu gardien du couvent de Paris, et son élection étant contestée par quelques religieux, il s’exposa non seulement à aller à Rome dans un âge avancé, à pied et malgré les autres incommodités d’un si pénible voyage, mais la même opposition des religieux s’étant renouvelée à son retour, il partit une seconde fois pour retourner à Rome soutenir un intérêt si peu digne de lui, et il mourut en chemin de fatigue, de chagrin, et de vieillesse.

Trois hommes de qualité, Portugais, suivis de dix-sept de leurs amis, entreprirent la révolte de Portugal et des Indes qui en dépendent, sans concert avec les peuples ni avec les étrangers, et sans intelligence dans les places. Ce petit nombre de conjurés se rendit maître du palais de Lisbonne, en chassa la douairière de Mantoue, régente pour le roi d’Espagne, et fit soulever tout le royaume ; il ne périt dans ce désordre que Vasconcellos, ministre d’Espagne, et deux de ses domestiques. Un si grand changement se fit en faveur du duc de Bragance, et sans participation : il fut déclaré roi contre sa propre volonté, et se trouva le seul homme de Portugal qui résistât à son élection ; il a possédé ensuite cette couronne pendant quatorze années, n’ayant ni élévation, ni mérite ; il est mort dans son lit, et a laissé son royaume paisible à ses enfants.

Le cardinal de Richelieu a été maître absolu du royaume de France pendant le règne d’un roi qui lui laissait le gouvernement de son État, lorsqu’il n’osait lui confier sa propre personne ; le Cardinal avait aussi les mêmes défiances du Roi, et il évitait d’aller chez lui, craignant d’exposer sa vie ou sa liberté ; le Roi néanmoins sacrifie Cinq-Mars, son favori, à la vengeance du Cardinal, et consent qu’il périsse sur un échafaud. Ensuite le Cardinal meurt dans son lit ; il dispose par son testament des charges et des dignités de l’État, et oblige le Roi, dans le plus fort de ses soupçons et de sa haine, à suivre aussi aveuglement ses volontés après sa mort qu’il avait fait pendant sa vie.

On doit sans doute trouver extraordinaire que Anne-Marie-Louise d’Orléans, petite-fille de France, la plus riche sujette de l’Europe, destinée pour les plus grands rois, avare, rude et orgueilleuse, ait pu former le dessein, à quarante-cinq ans, d’épouser Puyguilhem, cadet de la maison de Lauzun, assez mal fait de sa personne, d’un esprit médiocre, et qui n’a, pour toute bonne qualité, que d’être hardi et insinuant. Mais on doit être encore plus surpris que Mademoiselle ait pris cette chimérique résolution par un esprit de servitude et parce que Puyguilhem était bien auprès du Roi ; l’envie d’être femme d’un favori lui tint lieu de passion, elle oublia son âge et sa naissance, et, sans avoir d’amour, elle fit des avances à Puyguilhem qu’un amour véritable ferait à peine excuser dans une jeune personne et d’une moindre condition. Elle lui dit un jour qu’il n’y avait qu’un seul homme qu’elle pût choisir pour épouser. Il la pressa de lui apprendre son choix ; mais n’ayant pas la force de prononcer son nom, elle voulut l’écrire avec un diamant sur les vitres d’une fenêtre. Puyguilhem jugea sans doute ce qu’elle allait faire, et espérant peut-être qu’elle lui donnerait cette déclaration par écrit, dont il pourrait faire quelque usage, il feignit une délicatesse de passion qui pût plaire à Mademoiselle, et il lui fit un scrupule d’écrire sur du verre un sentiment qui devait durer éternellement. Son dessein réussit comme il désirait, et Mademoiselle écrivit le soir dans du papier :

« C’est vous. » Elle le cachera elle-même ; mais, comme cette aventure se passait un jeudi et que minuit sonna avant que Mademoiselle pût donner son billet à Puyguilhem, elle ne voulut pas paraître moins scrupuleuse que lui, et craignant que le vendredi ne fût un jour malheureux, elle lui fit promettre d’attendre au samedi à ouvrir le billet qui lui devait apprendre cette _grande nouvelle. L’excessive fortune que cette déclaration faisait envisager à Puyguilhem ne lui parut point au-dessus de son ambition. Il songea à profiter du caprice de Mademoiselle, et il eut la hardiesse d’en rendre compte au Roi. Personne n’ignore qu’avec si grandes et éclatantes qualités nul prince au monde n’a jamais eu plus de hauteur, ni plus de fierté. Cependant, au lieu de perdre Puyguilhem d’avoir osé lui découvrir ses espérances, il lui permit non seulement de les conserver, mais il consentit que quatre officiers de la couronne lui vinssent demander son approbation pour un mariage si surprenant, et sans que Monsieur ni Monsieur le Prince en eussent entendu parler. Cette nouvelle se répandit dans le monde, et le remplit d’étonnement et d’indignation. Le Roi ne sentit pas alors ce qu’il venait de faire contre sa gloire et contre sa dignité. Il trouva seulement qu’il était de sa grandeur d’élever en un jour Puyguilhem au-dessus des plus grands du royaume et, malgré tant de disproportion, il le jugea digne d’être son cousin germain, le premier pair de France et maître de cinq cent mille livres de rente ; mais ce qui le flatta le plus encore, dans un si extraordinaire dessein, ce fut le plaisir secret de surprendre le monde, et de faire pour un homme qu’il aimait ce que personne n’avait encore imaginé. Il fut au pouvoir de Puyguilhem de profiter durant trois jours de tant de prodiges que la fortune avait faits en sa faveur, et d’épouser Mademoiselle ; mais, par un prodige plus grand encore, sa vanité ne put être satisfaite s’il ne l’épousait avec les mêmes cérémonies que s’il eût été de sa qualité : il voulut que le Roi et la Reine fussent témoins de ses noces, et qu’elles eussent tout l’éclat que leur présence y pouvait donner. Cette présomption sans exemple lui fit employer à de vains préparatifs, et à passer son contrat, tout le temps qui pouvait assurer son bonheur. Mme de Montespan, qui le haïssait, avait suivi néanmoins le penchant du Roi et ne s’était point opposée à ce mariage. Mais le bruit du monde la réveilla ; elle fit voir au Roi ce que lui seul ne voyait pas encore ; elle lui fit écouter la voix publique ; il connut l’étonnement des ambassadeurs, il reçut les plaintes et les remontrances respectueuses de Madame douairière et de toute la maison royale. Tant de raisons firent longtemps balancer le Roi, et ce fut avec un[e] extrême peine qu’il déclara à Puyguilhem qu’il ne pouvait consentir ouvertement à son mariage. Il l’assura néanmoins que ce changement en apparence ne changerait rien en effet ; qu’il était forcé, malgré lui, de céder à l’opinion générale, et de lui défendre d’épouser Mademoiselle, mais qu’il ne prétendait pas que cette défense empêchât son bonheur. Il le pressa de se marier en secret, et il lui promit que la disgrâce qui devait suivre une telle faute ne durerait que huit jours. Quelque sentiment que ce discours pût donner à Puyguilhem, il dit au Roi qu’il renonçait avec joie à tout ce qui lui avait permis d’espérer, puisque sa gloire en pouvait être blessée, et qu’il n’y avait point de fortune qui le pût consoler d’être huit jours séparé de lui. Le Roi fut véritablement touché de cette soumission ; il n’oublia rien pour obliger Puyguilhem à profiter de la faiblesse de Mademoiselle, et Puyguilhem n’oublia rien aussi, de son côté, pour faire voir au Roi qu’il lui sacrifiait toutes choses. Le désintéressement seul ne fit pas prendre néanmoins cette conduite à Puyguilhem : il crut qu’elle l’assurait pour toujours de l’esprit du Roi, et que rien ne pourrait à l’avenir diminuer sa faveur. Son caprice et sa vanité le portèrent même si loin que ce mariage si grand et si disproportionné lui parut insupportable parce qu’il ne lui était plus permis de le faire avec tout le faste et tout l’éclat qu’il s’était proposé. Mais ce qui le détermina le plus puissamment à le rompre, ce fut l’aversion insurmontable qu’il avait pour la personne de Mademoiselle, et le dégoût d’être son mari. Il espéra même de tirer des avantages solides de l’emportement de Mademoiselle, et que, sans l’épouser, elle lui donnerait la souveraineté de Dombes et le duché de Montpensier. Ce fut dans cette vue qu’il refusa d’abord toutes les grâces dont le Roi voulut le combler ; mais l’humeur avare et inégale de Mademoiselle, et les difficultés qui se rencontrèrent à assurer de si grands biens à Puyguilhem, rendirent ce dessein inutile, et l’obligèrent à recevoir les bienfaits du Roi. Il lui donna le gouvernement de Berry et cinq cent mille livres. Des avantages si considérables ne répondirent pas toutefois aux espérances que Puyguilhem avait formées. Son chagrin fournit bientôt à ses ennemis, et particulièrement à Mme de Montespan, tous les prétextes qu’ils souhaitaient pour le ruiner. Il connut son état et sa décadence et, au lieu de se ménager auprès du Roi avec de la douceur, de la patience et de l’habileté, rien ne fut plus capable de retenir son esprit âpre et fier. Il fit enfin des reproches au Roi ; il lui dit même des choses rudes et piquantes, jusqu’à casser son épée en sa présence en disant qu’il ne la tirerait plus pour son service ; il lui parla avec mépris de Mme de Montespan, et s’emporta contre elle avec tant de violence qu’elle douta de sa sûreté et n’en trouva plus qu’à le perdre. Il fut arrêté bientôt après, et on le mena à Pignerol, où il éprouva par une longue et dure prison la douleur d’avoir perdu les bonnes grâces du Roi, et d’avoir laissé échapper par une fausse vanité tant de grandeurs et tant d’avantages que la condescendance de son maître et la bassesse de Mademoiselle lui avaient présentés.

Alphonse, roi de Portugal, fils du duc de Bragance dont je viens de parler, s’est marié en France à la fille du duc de Nemours, jeune, sans biens et sans protection. Peu de temps après, cette princesse a formé le dessein de quitter le Roi son mari ; elle l’a fait arrêter dans Lisbonne, et les mêmes troupes, qui un jour auparavant le gardaient comme leur roi, l’ont gardé le lendemain comme prisonnier ; il a été confiné dans une île de ses propres États, et on lui a laissé la vie et le titre de roi. Le prince de Portugal, son frère, a épousé la Reine ; elle conserve sa dignité, et elle a revêtu le prince son mari de toute l’autorité du gouvernement, sans lui donner le nom de roi ; elle jouit tranquillement du succès d’une entreprise si extraordinaire, en paix avec les Espagnols, et sans guerre civile dans le royaume.

Un vendeur d’herbes, nommé Masaniel, fit soulever le menu peuple de Naples, et malgré la puissance des Espagnols il usurpa l’autorité royale ; il disposa souverainement de la vie, de la liberté et des biens de tout ce qui lui fut suspect ; il se rendit maître des douanes ; il dépouilla les partisans de tout leur argent et de leurs meubles, et fit brûler publiquement toutes ces richesses immenses dans le milieu de la ville, sans qu’un seul de cette foule confuse de révoltés voulût profiter d’un bien qu’on croyait mal acquis. Ce prodige ne dura que quinze jours, et finit par un autre prodige : ce même Masaniel, qui achevait de si grandes choses avec tant de bonheur, de gloire, et de conduite, perdit subitement l’esprit, et mourut frénétique en vingt-quatre heures.

La reine de Suède, en paix dans ses États et avec ses voisins, aimée de ses sujets, respectée des étrangers, jeune et sans dévotion, a quitté volontairement son royaume, et s’est réduite à une vie privée. Le roi de Pologne, de la même maison que la reine de Suède, s’est démis aussi de la royauté, par la seule lassitude d’être roi.

Un lieutenant d’infanterie sans nom et sans crédit, a commencé, à l’âge de quarante-cinq ans, de se faire connaître dans les désordres d’Angleterre. Il a dépossédé son roi légitime, bon, juste, doux, vaillant et libéral ; il lui a fait trancher la tête, par un arrêt de son parlement ; il a changé la royauté en république ; il a été dix ans maître de l’Angleterre, plus craint de ses voisins et plus absolu dans son pays que tous les rois qui y ont régné. Il est mort paisible, et en pleine possession de toute la puissance du royaume.

Les Hollandais ont secoué le joug de la domination d’Espagne ; ils ont formé une puissante république, et ils ont soutenu cent ans la guerre contre leurs rois légitimes pour conserver leur liberté. Ils doivent tant de grandes choses à la conduite et à la valeur des princes d’Orange, dont ils ont néanmoins toujours redouté l’ambition et limité le pouvoir. Présentement cette république, si jalouse de sa puissance, accorde au prince d’Orange d’aujourd’hui, malgré son peu d’expérience et ses malheureux succès dans la guerre, ce qu’elle a refusé à ses pères : elle ne se contente pas de relever sa fortune abattue, elle le met en état de se faire souverain de Hollande, et elle a souffert qu’il ait fait déchirer par le peuple un homme qui maintenait seul la liberté publique.

Cette puissance d’Espagne, si étendue et si formidable à tous les rois du monde, trouve aujourd’hui son principal appui dans ses sujets rebelles, et se soutient par la protection des Hollandais.

Un empereur, jeune, faible, simple, gouverné par des ministres incapables, et pendant le plus grand abaissement de la maison d’Autriche, se trouve en un moment chef de tous les princes d’Allemagne, qui craignent son autorité et méprisent sa personne, et il est plus absolu que n’a jamais été Charles-Quint.

Le roi d’Angleterre, faible, paresseux, et plongé dans les plaisirs, oubliant les intérêts de son royaume et ses exemples domestiques, s’est exposé avec fermeté depuis six ans à la fureur de ses peuples et à la haine de son parlement pour conserver une liaison étroite avec le roi de France ; au lieu d’arrêter les conquêtes de ce prince dans les Pays-Bas, il y a même contribué en lui fournissant des troupes. Cet attachement l’a empêché d’être maître absolu d’Angleterre et d’en étendre les frontières en Flandre et en Hollande par des places et par des ports, qu’il a toujours refusés ; mais dans le temps qu’il reçoit des sommes considérables du Roi, et qu’il a le plus de besoin d’en être soutenu contre ses propres sujets il renonce, sans prétexte, à tant d’engagements, et il se déclare contre la France, précisément quand il lui est utile et honnête d’y être attaché ; par une mauvaise politique précipitée, il perd, en un moment, le seul avantage qu’il pouvait retirer d’une mauvaise politique de six années, et ayant pu donner la paix comme médiateur, il est réduit à la demander comme suppliant, quand le Roi l’accorde à l’Espagne, à l’Allemagne et à la Hollande.

Les propositions qui avaient été faites au roi d’Angleterre de marier sa nièce, la princesse d’York, au prince d’Orange, ne lui étaient pas agréables ; le duc d’York en paraissait aussi éloigné que le Roi son frère, et le prince d’Orange même, rebuté par les difficultés de ce dessein, ne pensait plus à le faire réussir. Le roi d’Angleterre, étroitement lié au roi de France, consentait à ses conquêtes, lorsque les intérêts du grand trésorier d’Angleterre et la crainte d’être attaqué par le Parlement lui ont fait chercher sa sûreté particulière, en disposant le Roi son maître à s’unir avec le prince d’Orange par le mariage de la princesse d’York, et à faire déclarer l’Angleterre contre la France pour la protection des Pays-Bas. Ce changement du roi d’Angleterre a été si prompt et si secret que le duc d’York l’ignorait encore deux jours devant le mariage de sa fille, et personne ne se pouvait persuader que le roi d’Angleterre, qui avait hasardé dix ans sa vie et sa couronne pour demeurer attaché à la France, pût renoncer en un moment à tout ce qu’il en espérait pour suivre le sentiment de son ministre. Le prince d’Orange, de son côté, qui avait tant d’intérêt de se faire un chemin pour être un jour roi d’Angleterre, négligeait ce mariage qui le rendait héritier présomptif du royaume ; il bornait ses desseins à affermir son autorité en Hollande, malgré les mauvais succès de ses dernières campagnes, et il s’appliquait à se rendre aussi absolu dans les autres provinces de cet État qu’il le croyait être dans la Zélande ; mais il s’aperçut bientôt qu’il devait prendre d’autres mesures, et une aventure ridicule lui fit mieux connaître l’état où il était dans son pays qu’il ne le voyait par ses propres lumières. Un crieur public vendait des meubles à un encan où beaucoup de monde s’assembla ; il mit en vente un atlas, et voyant que personne ne l’enchérissait, il dit au peuple que ce livre était néanmoins plus rare qu’on ne pensait, et que les cartes en étaient si exactes que la rivière dont M. le prince d’Orange n’avait eu aucune connaissance lorsqu’il perdit la bataille de Cassel y était fidèlement marquée. Cette raillerie, qui fut reçue avec un applaudissement universel, a été un des plus puissants motifs qui ont obligé le prince d’Orange à rechercher de nouveau l’alliance d’Angleterre, pour contenir la Hollande, et pour joindre tant de puissances contre nous. Il semble néanmoins que ceux qui ont désiré ce mariage, et ceux qui y ont été contraires, n’ont pas connu leurs intérêts : le grand trésorier d’Angleterre a voulu adoucir le Parlement et se garantir d’en être attaqué, en portant le Roi son maître à donner sa nièce au prince d’Orange, et à se déclarer contre la France ; le roi d’Angleterre a cru affermir son autorité dans son royaume par l’appui du prince d’Orange, et il a prétendu engager ses peuples à lui fournir de l’argent pour ses plaisirs, sous prétexte de faire la guerre au roi de France et de le contraindre à recevoir la paix ; le prince d’Orange a eu dessein de soumettre la Hollande par la protection d’Angleterre ; à la France a appréhendé qu’un mariage si opposé à ses intérêts n’emportât la balance en joignant l’Angleterre à tous nos ennemis. L’événement a fait voir, en six semaines, la fausseté de tant de raisonnements : ce mariage met une défiance éternelle entre l’Angleterre et la Hollande, et toutes deux le regardent comme un dessein d’opprimer leur liberté ; le parlement d’Angleterre attaque les ministres du Roi, pour attaquer ensuite sa propre personne ; les États de Hollande, lassés de la guerre et jaloux de leur liberté, se repentent d’avoir mis leur autorité entre les mains d’un jeune homme ambitieux, et héritier présomptif de la couronne d’Angleterre ; le roi de France, qui a d’abord regardé ce mariage comme une nouvelle ligue qui se formait contre lui, a su s’en servir pour diviser ses ennemis, et pour se mettre en état de prendre la Flandre, s’il n’avait préféré la gloire de faire la paix à la gloire de faire de nouvelles conquêtes.

Si le siècle présent n’a pas moins produit d’événements extraordinaires que les siècles passés, on conviendra sans doute qu’il a le malheureux avantage de les surpasser dans l’excès des crimes. La France même, qui les a toujours détestés, qui y est opposée par l’humeur de la nation, par la religion, et qui est soutenue par les exemples du prince qui règne, se trouve néanmoins aujourd’hui le théâtre où l’on voit paraître tout ce que l’histoire et la fable nous ont dit des crimes de l’antiquité Les vices sont de tous les temps, les hommes sont nés avec de l’intérêt, de la cruauté et de la débauche ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d’Héliogabale, de la foi des Grecs et des poisons et des parricides de Médée ?

Appendice aux événements de ce siècle

1. Portrait de Mme de Montespan

Diane de Rochechouart est fille du duc de Mortemart et femme du marquis de Montespan. Sa beauté est surprenante ; son esprit et sa conversation ont encore plus de charme que sa beauté. Elle fit dessein de plaire au Roi et de l’ôter à La Vallière dont il était amoureux. Il négligea longtemps cette conquête, et il en fit même des railleries. Deux ou trois années se passèrent sans qu’elle fît d’autres progrès que d’être dame du palais attachée particulièrement à la Reine, et dans une étroite familiarité avec le Roi et La Vallière. Elle ne se rebuta pas néanmoins, et se confiant à sa beauté, à son esprit, et aux offices de Mme de Montausier, dame d’honneur de la Reine, elle suivit son projet sans douter de l’événement. Elle ne s’y est pas trompée : ses charmes et le temps détachèrent le Roi de La Vallière, et elle se vit maîtresse déclarée. Le marquis de Montespan sentit son malheur avec toute la violence d’un homme jaloux. Il s’emporta contre sa femme ; il reprocha publiquement à Mme de Montausier qu’elle l’avait entraînée dans la honte où elle était plongée. Sa douleur et son désespoir firent tant d’éclat qu’il fut contraint de sortir du royaume pour conserver sa liberté. Mme de Montespan eut alors toute la facilité qu’elle désirait, et son crédit n’eut plus de bornes. Elle eut un logement particulier dans toutes les maisons du Roi ; les conseils secrets se tenaient chez elle. La Reine céda à sa faveur comme tout le reste de la cour, et non seulement il ne lui fut plus permis d’ignorer un amour si public, mais elle fut obligée d’en voir toutes les suites sans oser se plaindre, et elle dut à Mme de Montespan les marques d’amitié et de douceur qu’elle recevait du Roi. Mme de Montespan voulut encore que La Vallière fût témoin de son triomphe, qu’elle fût présente et auprès d’elle à tous les divertissements publics et particuliers ; elle la fit entrer dans le secret de la naissance de ses enfants dans les temps où elle cachait son état à ses propres domestiques. Elle se lassa enfin de la présence de La Vallière malgré ses soumissions et ses souffrances, et cette fille simple et crédule fut réduite à prendre l’habit de carmélite, moins par dévotion que par faiblesse, et on peut dire qu’elle ne quitta le monde que pour faire sa cour.

2. Portrait du cardinal de Retz

Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d’élévation, d’étendue d’esprit, et plus d’ostentation que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse dans ses paroles, l’humeur facile, de la docilité et de la faiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis, peu de piété, quelques apparences de religion. Il paraît ambitieux sans l’être ; la vanité, et ceux qui l’ont conduit, lui ont fait entreprendre de grandes choses presque toutes opposées à sa profession ; il a suscité les plus grands désordres de l’État sans avoir un dessein formé de s’en prévaloir, et bien loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n’a pensé qu’à lui paraître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su profiter néanmoins avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal ; il a souffert la prison avec fermeté, et n’a dû sa liberté qu’à sa hardiesse. La paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée. Il a conservé l’archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin ; mais après la mort de ce ministre il s’en est démis sans connaître ce qu’il faisait, et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est l’oisiveté ; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une présence d’esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre qu’il semble qu’il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter ; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l’écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation c’est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l’amitié, quelque soin qu’il ait pris de paraître occupé de l’une ou de l’autre ; il est incapable d’envie ni d’avarice, soit par vertu ou par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu’un particulier ne devait espérer de leur pouvoir rendre ; il a senti de la vanité à trouver tant de crédit, et à entreprendre de s’acquitter. Il n’a point de goût ni de délicatesse ; il s’amuse à tout et ne se plaît à rien ; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu’il n’a qu’une légère connaissance de toutes choses. La retraite qu’il vient de faire est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie ; c’est un sacrifice qu’il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion : il quitte la cour, où il ne peut s’attacher, et il s’éloigne du monde, qui s’éloigne de lui.

3. Remarques sur les commencements de la vie du cardinal de Richelieu

Monsieur de Luçon, qui depuis a été cardinal de Richelieu, s’étant attaché entièrement aux intérêts du maréchal d’Ancre, lui conseilla de faire la guerre ; mais après lui avoir donné cette pensée et que la proposition en fut faite au Conseil, Monsieur de Luçon témoigna de la désapprouver et s’y opposa pour ce que M. de Nevers, qui croyait que la paix fût avantageuse pour ses desseins, lui avait fait offrir le prieuré de La Charité par le P. Joseph, pourvu qu’il la fît résoudre au Conseil. Ce changement d’opinion de Monsieur de Luçon surprit le maréchal d’Ancre, et l’obligea de lui dire avec quelque aigreur qu’il s’étonnait de le voir passer si promptement d’un sentiment à un autre tout contraire ; à quoi Monsieur de Luçon répondit ces propres paroles, que les nouvelles rencontres demandent de nouveaux conseils. Mais jugeant bien par là qu’il avait déplu au maréchal, il résolut de chercher les moyens de le perdre ; et un jour que Déageant l’était allé trouver pour lui faire signer quelques expéditions, il lui dit qu’il avait une affaire importante à communiquer à M. de Luynes, et qu’il souhaitait de l’entretenir. Le lendemain, M. de Luynes et lui se virent, où Monsieur de Luçon lui dit que le maréchal d’Ancre était résolu de le perdre, et que le seul moyen de se garantir d’être opprimé par un si puissant ennemi était de le prévenir. Ce discours surprit beaucoup M. de Luynes, qui avait déjà pris cette résolution, ne sachant si ce conseil, qui lui était donné par une créature du maréchal, n’était point un piège pour le surprendre et pour lui faire découvrir ses sentiments. Néanmoins Monsieur de Luçon lui fit paraître tant de zèle pour le service du Roi et un si grand attachement à la ruine du maréchal, qu’il disait être le plus grand ennemi de l’État, que M. de Luynes, persuadé de sa sincérité, fut sur le point de lui découvrir son dessein, et de lui communiquer le projet qu’il avait fait de tuer le maréchal ; mais s’étant retenu alors de lui en parler, il dit à Déageant la conversation qu’ils avaient eue ensemble et l’envie qu’il avait de lui faire part de son secret ; ce que Déageant désapprouva entièrement, et lui fit voir que ce serait donner un moyen infaillible à Monsieur de Luçon de se réconcilier à ses dépens avec le maréchal, et de se joindre plus étroitement que jamais avec lui, en lui découvrant une affaire de cette conséquence : de sorte que la chose s’exécuta, et le maréchal d’Ancre fut tué sans que Monsieur de Luçon en eût connaissance. Mais les conseils qu’il avait donnés à M. de Luynes, et l’animosité qu’il lui avait témoigné d’avoir contre le maréchal le conservèrent, et firent que le Roi lui commanda de continuer d’assister au Conseil, et d’exercer sa charge de secrétaire d’État comme il avait accoutumé : si bien qu’il demeura encore quelque temps à la cour, sans que la chute du maréchal qui l’avait avancé nuisît à sa fortune. Mais, comme il n’avait pas pris les mêmes précautions envers les vieux ministres qu’il avait fait auprès de M. de Luynes, M. de Villeroy et M. le président Jeannin, qui virent par quel biais il entrait dans les affaires, firent connaître à M. de Luynes qu’il ne devait pas attendre plus de fidélité de lui qu’il en avait témoigné pour le maréchal d’Ancre, et qu’il était nécessaire de l’éloigner comme une personne dangereuse et qui voulait s’établir par quelques voies que ce pût être : ce qui fit résoudre M. de Luynes à lui commander de se retirer à Avignon.

Cependant la Reine mère du Roi alla à Blois, et Monsieur de Luçon, qui ne pouvait souffrir de se voir privé de toutes ses espérances, essaya de renouer avec M. de Luynes et lui fit offrir que, s’il lui permettait de retourner auprès de la Reine, qu’il se servirait du pouvoir qu’il avait sur son esprit pour lui faire chasser tous ceux qui lui étaient désagréables et pour lui faire faire toutes les choses que M. de Luynes lui prescrirait. Cette proposition fut reçue, et Monsieur de Luçon, retournant, produisit l’affaire du Pont-de-Cé, en suite de quoi il fut fait cardinal, et commença d’établir les fondements de la grandeur où il est parvenu.

4. Le comte d’Harcourt

Le soin que la fortune a pris d’élever et d’abattre le mérite des hommes est connu dans tous les temps, et il y a mille exemples du droit qu’elle s’est donné de mettre le prix à leurs qualités, comme les souverains mettent le prix à la monnaie, pour faire voir que sa marque leur donne le cours qu’il lui plaît. Si elle s’est servie des talents extraordinaires de Monsieur le Prince et de M. de Turenne pour les faire admirer, il paraît qu’elle a respecté leur vertu et que, tout injuste qu’elle est, elle n’a pu se dispenser de leur faire justice. Mais on peut dire qu’elle veut montrer toute l’étendue de son pouvoir lorsqu’elle choisit des sujets médiocres pour les égaler aux plus grands hommes. Ceux qui ont connu le comte d’Harcourt conviendront de ce que je dis, et ils le regarderont comme un chef-d’œuvre de la fortune, qui a voulu que la postérité le jugeât digne d’être comparé dans la gloire des armes aux plus célèbres capitaines. Ils lui verront exécuter heureusement les plus difficiles et les plus glorieuses entreprises. Les succès des îles Sainte-Marguerite, de Casal, le combat de la Route, le siège de Turin, les batailles gagnées en Catalogne, une si longue suite de victoires étonneront les siècles à venir. La gloire du comte d’Harcourt sera en balance avec celle de Monsieur le Prince et de M. de Turenne, malgré les distances que la nature a mises entre eux ; elle aura un même rang dans l’histoire, et on n’osera refuser à son mérite ce que l’on sait présentement qui n’est dû qu’à sa seule fortune.

Portrait de La Rochefoucauld par lui-même

Je suis d’une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J’ai le teint brun mais assez uni, le front élevé et d’une raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j’ai le nez fait, car il n’est ni camus ni aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, c’est qu’il est plutôt grand que petit, et qu’il descend un peu trop en bas. J’ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d’ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J’ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m’a dit autrefois que j’avais un peu trop de menton : je viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu’en juger. Pour le tour du visage, je l’ai ou carré ou en ovale ; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. J’ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. J’ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J’ai l’action fort aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et l’on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n’est pas fort éloigné de ce qui en est. J’en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d’assurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j’ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J’aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n’en avais point d’autre que celle qui me vient de mon tempérament ; mais il m’en vient tant d’ailleurs, et ce qui m’en vient me remplir de telle sorte l’imagination, et m’occupe si fort l’esprit, que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n’ai presque point d’attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais. C’est un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m’en corriger ; mais comme un certain air sombre que j’ai dans le visage contribue à me faire paraître encore plus réservé que je ne le suis, et qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous défaire d’un méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense qu’après m’être corrigé au dedans, il ne laissera pas de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors. J’ai de l’esprit et je ne fais point difficulté de le dire ; car à quoi bon façonner là-dessus ? Tant biaiser et tant apporter d’adoucissement pour dire les avantages que l’on a, c’est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente et se servir d’une manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l’on n’en dit. Pour moi, je suis content qu’on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je dirai que je le suis. J’ai donc de l’esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte ; car, encore que je possède assez bien ma langue, que j’aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément, j’ai pourtant une si forte application à mon chagrin que souvent j’exprime assez mal ce que je veux dire. La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J’aime qu’elle soit sérieuse et que la morale en fasse la plus grande partie ; cependant je sais la goûter aussi quand elle est enjouée, et si je n’y dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n’est pas du moins que je ne connaisse bien ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. J’écris bien en prose, je fais bien en vers, et si j’étais sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu’avec peu de travail je pourrais m’acquérir assez de réputation. J’aime la lecture en général ; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l’esprit et fortifier l’âme est celle que j’aime le plus. Surtout, j’ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d’esprit ; car de cette sorte on réfléchit à tous moments sur ce qu’on lit, et des réflexions que l’on fait il se forme une conversation la plus agréable du monde, et la plus utile. Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l’on me montre ; mais j’en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu’il y a encore de mal en moi, c’est que j’ai quelquefois une délicatesse trop scrupuleuse, et une critique trop sévère. Je ne hais pas à entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute : mais je soutiens d’ordinaire mon opinion avec trop de chaleur et lorsqu’on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour celui de la raison, je deviens moi-même fort peu raisonnable. J’ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d’être tout à fait honnête homme que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m’avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement et qui ont eu la bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la soumission d’esprit que l’on saurait désirer. J’ai toutes les passions assez douces et assez réglées : on ne m’a presque jamais vu en colère et je n’ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de me venger, si l’on m’avait offensé, et qu’il y allât de mon honneur à me ressentir de l’injure qu’on m’aurait faite. Au contraire je suis assuré que le devoir ferait si bien en moi l’office de la haine que je poursuivrais ma vengeance avec encore plus de vigueur qu’un autre. L’ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusques à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder soigneusement d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au-dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple qui, n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. J’aime mes amis, et je les aime d’une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs ; j’ai de la condescendance pour eux, je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs et j’en excuse facilement toutes choses ; seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n’ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence. J’ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j’ai moins de difficulté que personne à taire ce qu’on m’a dit en confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole ; je n’y manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j’ai promis et je m’en suis fait toute ma vie une loi indispensable. J’ai une civilité fort exacte parmi les femmes, et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l’esprit bien fait, j’aime mieux leur conversation que celle des hommes : on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous, et il me semble outre cela qu’elles s’expliquent avec plus de netteté et qu’elles donnent un tour plus agréable aux choses qu’elles disent. Pour galant, je l’ai été un peu autrefois ; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J’ai renoncé aux fleurettes et je m’étonne seulement de ce qu’il y a encore tant d’honnêtes gens qui s’occupent à en débiter. J’approuve extrêmement les belles passions : elles marquent la grandeur de l’âme, et quoique dans les inquiétudes qu’elles donnent il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s’accommodent si bien d’ailleurs avec la plus austère vertu que je crois qu’on ne les saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu’il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l’amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte ; mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j’ai me passe jamais de l’esprit au cœur.

Documents relatifs à la genèse des maximes

Avis au lecteur

Voici un portrait du cœur de l’homme que je donne au public, sous le nom de Réflexions ou Maximes morales. Il court fortune de ne plaire pas à tout le monde, parce qu’on trouvera peut-être qu’il ressemble trop, et qu’il ne flatte pas assez. Il y a apparence que l’intention du peintre n’a jamais été de faire paraître cet ouvrage, et qu’il serait encore renfermé dans son cabinet si une méchante copie qui en a couru, et qui a passé même depuis quelque temps en Hollande, n’avait obligé un de ses amis de m’en donner une autre, qu’il dit être tout à fait conforme à l’original ; mais toute correcte qu’elle est, possible n’évitera-t-elle pas la censure de certaines personnes qui ne peuvent souffrir que l’on se mêle de pénétrer dans le fond de leur cœur, et qui croient être en droit d’empêcher que les autres les connaissent, parce qu’elles ne veulent pas se connaître elles-mêmes. Il est vrai que, comme ces Maximes sont remplies de ces sortes de vérités dont l’orgueil humain ne se peut accommoder, il est presque impossible qu’il ne se soulève contre elles, et qu’elles ne s’attirent des censeurs. Aussi est-ce pour eux que je mets ici une Lettre que l’on m’a donné, qui a été faite depuis que le manuscrit a paru, et dans le temps que chacun se mêlait d’en dire son avis. Elle m’a semblé assez propre pour répondre aux principales difficultés que l’on peut opposer aux Réflexions, et pour expliquer les sentiments de leur auteur. Elle suffit pour faire voir que ce qu’elles contiennent n’est autre chose que l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l’Église, et que celui qui les a écrites a eu beaucoup de raison de croire qu’il ne pouvait s’égarer en suivant de si bons guides, et qu’il lui était permis de parler de l’homme comme les Pères en ont parlé. Mais si le respect qui leur est dû n’est pas capable de retenir le chagrin des critiques, s’ils ne font point de scrupule de condamner l’opinion de ces grands hommes en condamnant ce livre, je prie le lecteur de ne les pas imiter, de ne laisser point entraîner son esprit au premier mouvement de son cœur, et de donner ordre, s’il est possible, que l’amour-propre ne se mêle point dans le jugement qu’il en fera ; car il le consulte, il ne faut pas s’attendre qu’il puisse être favorable à ces Maximes : comme elles traitent l’amour-propre de corrupteur de la raison, il ne manquera pas de prévenir l’esprit contre elles. Il faut donc prendre garde que cette prévention ne les justifie, et se persuader qu’il n’y a rien de plus propre à établir la vérité de ces Réflexions que la chaleur et la subtilité que l’on témoignera pour les combattre. En effet il sera difficile de faire croire à tout homme de bon sens que l’on les condamne par d’autre motif que par celui de l’intérêt caché, de l’orgueil et de l’amour-propre. En un mot, le meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d’abord dans l’esprit qu’il n’y a aucune de ces maximes qui le regarde en particulier, et qu’il en est seul excepté, bien qu’elles paraissent générales ; après cela, je lui réponds qu’il sera le premier à y souscrire, et qu’il croira qu’elles font encore grâce au cœur humain. Voilà ce que j’avais à dire sur cet écrit en général. Pour ce qui est de la méthode que l’on y eût pu observer, je crois qu’il eût été à désirer que chaque maxime eût eu un titre du sujet qu’elle traite, et qu’elles eussent été mises dans un plus grand ordre ; mais je ne l’ai pu faire sans renverser entièrement celui de la copie qu’on m’a donnée ; et comme il y a plusieurs maximes sur une même matière, ceux à qui j’en ai demandé avis ont jugé qu’il était plus expédient de faire une table à laquelle on aura recours pour trouver celles qui traitent d’une même chose.

Discours sur les réflexions ou sentences et maximes morales

Monsieur,

Je ne saurais vous dire au vrai si les Réflexions morales sont de M.***, quoiqu’elles soient écrites d’une manière qui semble approcher de la sienne ; mais en ces occasions-là je me défie presque toujours de l’opinion publique, et c’est assez qu’elle lui en ait fait un présent pour me donner une juste raison de n’en rien croire. Voilà de bonne foi tout ce que je vous puis répondre sur la première chose que vous me demandez. Et pour l’autre, si vous n’aviez bien du pouvoir sur moi, vous n’en auriez guère plus de contentement ; car un homme prévenu, au point que je le suis, d’estime pour cet ouvrage n’a pas toute la liberté qu’il faut pour en bien juger. Néanmoins, puisque vous me l’ordonnez, je vous en dirai mon avis, sans vouloir m’ériger autrement en faiseur de dissertations, et sans y mêler en aucune façon l’intérêt de celui que l’on croit avoir fait cet écrit. Il est aisé de voir d’abord qu’il n’était pas destiné pour paraître au jour, mais seulement pour la satisfaction d’une personne qui, à mon avis, n’aspire pas à la gloire d’être auteur ; et si par hasard c’était M.***, je puis vous dire que sa réputation est établie dans le monde par tant de meilleurs titres qu’il n’aurait pas moins de chagrin de savoir que ces Réflexions sont devenues publiques qu’il en eut lorsque les Mémoires qu’on lui attribue furent imprimés. Mais vous savez, Monsieur, l’empressement qu’il y a dans le siècle pour publier toutes les nouveautés, et s’il y a moyen de l’empêcher quand on le voudrait, surtout celles qui courent sous des noms qui les rendent recommandables. Il n’y a rien de plus vrai, Monsieur : les noms font valoir les choses auprès de ceux qui n’en sauraient connaître le véritable prix ; celui des Réflexions est connu de peu de gens, quoique plusieurs se soient mêlés d’en dire leur avis. Pour moi, je ne me pique pas d’être assez délicat et assez habile pour en bien juger ; je dis habile et délicat, parce que je tiens qu’il faut être pour cela l’un et l’autre ; et quand je me pourrais flatter de l’être, je m’imagine que j’y trouverais peu de choses à changer. J’y rencontre partout de la force et de la pénétration, des pensées élevées et hardies, le tour de l’expression noble, et accompagné d’un certain air de qualité qui n’appartient pas à tous ceux qui se mêlent d’écrire. Je demeure d’accord qu’on n’y trouvera pas tout l’ordre ni tout l’art que l’on y pourrait souhaiter, et qu’un savant qui aurait un plus grand loisir y aurait pu mettre plus d’arrangement ; mais un homme qui n’écrit que pour soi, et pour délasser son esprit, qui écrit les choses à mesure qu’elles lui viennent dans la pensée, n’affecte pas tant de suivre les règles que celui qui écrit de profession, qui s’en fait une affaire, et qui songe à s’en faire honneur. Ce désordre néanmoins a ses grâces, et des grâces que l’art ne peut imiter. Je ne sais pas si vous êtes de mon goût, mais quand les savants m’en devraient vouloir du mal, je ne puis m’empêcher de dire que je préférerai toute ma vie la manière d’écrire négligée d’un courtisan qui a de l’esprit à la régularité gênée d’un docteur qui n’a jamais rien vu que ses livres. Plus ce qu’il dit et ce qu’il écrit paraît aisé, et dans un certain air d’un homme qui se néglige, plus cette négligence, qui cache l’art sous une expression simple et naturelle, lui donne d’agrément. C’est de Tacite que je tiens ceci, je vous mets à la marge le passage latin, que vous lirez si vous en avez envie ; et j’en userai de même de tous ceux dont je me souviendrai, n’étant pas assuré si vous aimez cette langue qui n’entre guère dans le commerce du grand monde, quoique je sache que vous l’entendez parfaitement. N’est-il pas vrai, Monsieur, que cette justesse recherchée avec trop d’étude a toujours un je ne sais quoi de contraint qui donne du dégoût, et qu’on ne trouve jamais dans les ouvrages de ces gens esclaves des règles ces beautés où l’art se déguise sous les apparences du naturel, ce don d’écrire facilement et noblement, enfin ce que le Tasse a dit du palais d’Armide :

Stimi (si misto il culto è col negletto),

Sol naturali gli ornamenti e i siti.

Di natura arte par, che per diletto

L’imitatrice sua scherzando imiti.

Voilà comme un poète français l’a pensé après lui.

L’artifice n’a point de part

Dans cette admirable structure ;

La nature, en formant tous les traits au hasard,

Sait si bien imiter la justesse de l’art

Que l’œil, trompé d’une douce imposture,

Croit que c’est l’art qui suit l’ordre de la nature.

Voilà ce que je pense de l’ouvrage en général ; mais je vois bien que ce n’est pas assez pour vous satisfaire, et que vous voulez que je réponde plus précisément aux difficultés que vous me dites que l’on vous a faites. Il me semble que la première est celle-ci : que les Réflexions détruisent toutes les vertus. On peut dire à cela que l’intention de celui qui les a écrites paraît fort éloignée de les vouloir détruire ; il prétend seulement faire voir qu’il n’y en a presque point de pures dans le monde, et que dans la plupart de nos actions il y a un mélange d’erreur et de vérité, de perfection et d’imperfection, de vice et de vertu ; il regarde le cœur de l’homme corrompu, attaqué de l’orgueil et de l’amour-propre, et environné de mauvais exemples comme le commandant d’une ville assiégée à qui l’argent a manqué : il fait de la monnaie de cuir, et de carton ; cette monnaie a la figure de la bonne, on la débite pour le même prix, mais ce n’est que la misère et le besoin qui lui donnent cours parmi les assiégés. De même la plupart des actions des hommes que le monde prend pour des vertus n’en ont bien souvent que l’image et la ressemblance. Elles ne laissent pas néanmoins d’avoir leur mérite et d’être dignes en quelque sorte de notre estime, étant très difficile d’en avoir humainement de meilleures. Mais quand il serait vrai qu’il croirait qu’il n’y en aurait aucune de véritable dans l’homme, en le considérant dans un état purement naturel, il ne serait pas le premier qui aurait eu cette opinion. Si je ne craignais pas de m’ériger trop en docteur, je vous citerais bien des auteurs, et même des Pères de l’Église, et de grands saints, qui ont pensé que l’amour-propre et l’orgueil étaient l’âme des plus belles actions des païens. Je vous ferais voir que quelques-uns d’entre eux n’ont pas même pardonné à la chasteté de Lucrèce, que tout le monde avait crue vertueuse jusqu’à ce qu’ils eussent découvert la fausseté de cette vertu, qui avait produit la liberté de Rome, et qui s’était attiré l’admiration de tant de siècles. Pensez-vous, Monsieur, que Sénèque, qui faisait aller son sage de pair avec les dieux, fût véritablement sage lui-même, et qu’il fût bien persuadé de ce qu’il voulait persuader aux autres ? Son orgueil n’a pu l’empêcher de dire quelquefois qu’on n’avait point vu dans le monde d’exemple de l’idée qu’il proposait, qu’il était impossible de trouver une vertu si achevée parmi les hommes, et que le plus parfait d’entre eux était celui qui avait le moins de défauts. Il demeure d’accord que l’on peut reprocher à Socrate d’avoir eu quelques amitiés suspectes ; à Platon et Aristote, d’avoir été avares ; à Epicure, prodigue et voluptueux ; mais il s’écrie en même temps que nous serions trop heureux d’être parvenus à savoir imiter leurs vices. Ce philosophe aurait eu raison d’en dire autant des siens, car on ne serait pas trop malheureux de pouvoir jouir comme il a fait de toute sorte de biens, d’honneurs et de plaisirs, en affectant de les mépriser ; de se voir le maître de l’empire, et de l’empereur, et l’amant de l’impératrice en même temps ; d’avoir de superbes palais, des jardins délicieux, et de prêcher, aussi à son aise qu’il faisait, la modération, et la pauvreté, au milieu de l’abondance, et des richesses. Pensez-vous, Monsieur, que ce stoïcien qui contrefaisait si bien le maître de ses passions eut d’autres vertus que celle de bien cacher ses vices, et qu’en se faisant couper les veines il ne se repentit pas plus d’une fois d’avoir laissé à son disciple le pouvoir de le faire mourir ? Regardez un peu de près ce faux brave : vous verrez qu’en faisant de beaux raisonnements sur l’immortalité de l’âme, il cherche à s’étourdir sur la crainte de la mort ; il ramasse toutes ses forces pour faire bonne mine ; il se mord la langue de peur de dire que la douleur est un mal ; il prétend que la raison peut rendre l’homme impassible, et au lieu d’abaisser son orgueil il le relève au-dessus de la divinité. Il nous aurait bien plus obligés de nous avouer franchement les faiblesses et la corruption du cœur humain, que de prendre tant de peine à nous tromper. L’auteur des Réflexions n’en fait pas de même : il expose au jour toutes les misères de l’homme. Mais c’est de l’homme abandonné à sa conduite qu’il parle, et non pas du chrétien. Il fait voir que, malgré tous les efforts de sa raison, l’orgueil et l’amour-propre ne laissent pas de se cacher dans les replis de son cœur, d’y vivre et d’y conserver assez de forces pour répandre leur venin sans qu’il s’en aperçoive dans la plupart de ses mouvements.

La seconde difficulté que l’on vous a faite, et qui a beaucoup de rapport à la première, est que les Réflexions passent dans le monde pour des subtilités d’un censeur qui prend en mauvaise part les actions les plus indifférentes, plutôt que pour des vérités solides. Vous me dites que quelques-uns de vos amis vous ont assuré de bonne foi qu’ils savaient, par leur propre expérience, que l’on fait quelquefois le bien sans avoir d’autre vue que celle du bien, et souvent même sans en avoir aucune, ni pour le bien, ni pour le mal, mais par une droiture naturelle du cœur, qui le porte sans y penser vers ce qui est bon. Je voudrais qu’il me fût permis de croire ces gens-là sur leur parole, et qu’il fût vrai que la nature humaine n’eût que des mouvements raisonnables, et que toutes nos actions fussent naturellement vertueuses ; mais, Monsieur, comment accorderons-nous le témoignage de vos amis avec les sentiments des mêmes Pères de l’Église, qui ont assuré que toutes nos vertus, sans le secours de la foi, n’étaient que des imperfections ; que notre volonté était née aveugle ; que ses désirs étaient aveugles, sa conduite encore plus aveugle, et qu’il ne fallait pas s’étonner si, parmi tant d’aveuglement, l’homme était dans un égarement continuel ? Il en ont parlé encore plus fortement, car ils ont dit qu’en cet état la prudence de l’homme ne pénétrait dans l’avenir et n’ordonnait rien que par rapport à l’orgueil ; que sa tempérance ne modérait aucun excès que celui que l’orgueil avait condamné ; que sa constance ne se soutenait dans les malheurs qu’autant qu’elle était soutenue par l’orgueil ; et enfin que toutes ses vertus, avec cet éclat extérieur de mérite qui les faisait admirer, n’avaient pour but que cette admiration, l’amour d’une vaine gloire, et l’intérêt de l’orgueil. On trouverait un nombre presque infini d’autorités sur cette opinion ; mais si je m’engageais à vous les citer régulièrement, j’en aurais un peu plus de peine, et vous n’en auriez pas plus de plaisir. Je pense donc que le meilleur, pour vous et pour moi, sera de vous en faire voir l’abrégé dans six vers d’un excellent poète de notre temps :

Si le jour de la foi n’éclaire la raison,

Notre goût dépravé tourne tout en poison ;

Toujours de notre orgueil la subtile imposture

Au bien qu’il semble aimer fait changer de nature ;

Et dans le propre amour dont l’homme est revêtu,

Il se rend criminel même par sa vertu.

S’il faut néanmoins demeurer d’accord que vos amis ont le don de cette foi vive qui redresse toutes les mauvaises inclinations de l’amour-propre, si Dieu leur fait des grâces extraordinaires, s’il les sanctifie dès ce monde, je souscris de bon cœur à leur canonisation, et je leur déclare que les Réflexions morales ne les regardent point. Il n’y a pas d’apparence que celui qui les a écrites en veuille à la vertu des saints ; il ne s’adresse, comme je vous ai dit, qu’à l’homme corrompu, il soutient qu’il fait presque toujours du mal quand son amour-propre le flatte qu’il fait le bien, et qu’il se trompe souvent lorsqu’il veut juger de lui-même, parce que la nature ne se déclare pas en lui sincèrement des motifs qui le font agir. Dans cet état malheureux où l’orgueil est l’âme de tous ses mouvements, les saints mêmes sont les premiers à lui déclarer la guerre, et le traitent plus mal sans comparaison que ne fait l’auteur des Réflexions. S’il vous prend quelque jour envie de voir les passages que j’ai trouvés dans leurs écrits sur ce sujet, vous serez aussi persuadé que je le suis de cette vérité ; mais je vous supplie de vous contenter à présent de ces vers, qui vous expliqueront une partie de ce qu’ils ont pensé :

Le désir des honneurs, des biens, et des délices,

Produit seul ses vertus, comme il produit ses vices,

Et l’aveugle intérêt qui règne dans son cœur,

Va d’objet en objet, et d’erreur en erreur ;

Le nombre de ses maux s’accroît par leur remède ;

Au mal qui se guérit un autre mal succède ;

Au gré de ce tyran dont l’empire est caché,

Un péché se détruit par un autre péché.

Montaigne, que j’ai quelque scrupule de vous citer après des Pères de l’Église, dit assez heureusement sur ce même sujet que son âme a deux visages différents, qu’elle a beau se replier sur elle-même, elle n’aperçoit jamais que celui que l’amour-propre a déguisé, pendant que l’autre se découvre par ceux qui n’ont point de part à ce déguisement. Si j’osais enchérir sur une métaphore si hardie, je dirais que l’homme corrompu est fait comme ces médailles qui représentent la figure d’un saint et celle d’un démon dans une seule face et par les mêmes traits. Il n’y a que la diverse situation de ceux qui la regardent qui change l’objet ; l’un voit le saint, et l’autre voit le démon. Ces comparaisons nous font assez comprendre que, quand l’amour-propre a séduit le cœur, l’orgueil aveugle tellement la raison, et répand tant d’obscurité dans toutes ses connaissances, qu’elle ne peut juger du moindre de nos mouvements, ni former d’elle-même aucun discours assuré pour notre conduite. Les hommes, dit Horace, sont sur la terre comme une troupe de voyageurs, que la nuit a surpris en passant dans une forêt : ils marchent sur la foi d’un guide qui les égare aussitôt, ou par malice, ou par ignorance, chacun d’eux se met en peine de retrouver le chemin ; ils prennent tous diverses routes, et chacun croit suivre la bonne ; plus il le croit, et plus il s’en écarte. Mais quoique leurs égarements soient différents, ils n’ont pourtant qu’une même cause : c’est le guide qui les a trompés, et l’obscurité de la nuit qui les empêche de se redresser. Peut-on mieux dépeindre l’aveuglement et les inquiétudes de l’homme abandonné à sa propre conduite, qui n’écoute que les conseils de son orgueil, qui croit aller naturellement droit au bien, et qui s’imagine toujours que le dernier qu’il recherche est le meilleur ? N’est-il pas vrai que, dans le temps qu’il se flatte de faire des actions vertueuses, c’est alors que l’égarement de son cœur est plus dangereux ? Il y a un si grand nombre de roues qui composent le mouvement de cet horloge, et le principe en est si caché, qu’encore que nous voyions ce que marque la montre, nous ne savons pas quel est le ressort qui conduit l’aiguille sur toutes les heures du cadran.

La troisième difficulté que j’ai à résoudre est que beaucoup de personnes trouvent de l’obscurité dans le sens et dans l’expression de ces réflexions. L’obscurité, comme vous savez, Monsieur, ne vient pas toujours de la faute de celui qui écrit. Les Réflexions, ou si vous voulez les Maximes et les Sentences, comme le monde a nommé celles-ci, doivent être écrites dans un style serré, qui ne permet pas de donner aux choses toute la clarté qui serait à désirer. Ce sont les premiers traits du tableau : les yeux habiles y remarquent bien toute la finesse de l’art et la beauté de la pensée du peintre ; mais cette beauté n’est pas faite pour tout le monde, et quoique ces traits ne soient point remplis de couleurs, ils n’en sont pas moins des coups de maître. Il faut donc se donner le loisir de pénétrer le sens et la force des paroles, il faut que l’esprit parcoure toute l’étendue de leur signification avant que de se reposer pour en former le jugement.

La quatrième difficulté est, ce me semble, que les Maximes sont presque partout trop générales. On vous a dit qu’il est injuste d’étendre sur tout le genre humain des défauts qui ne se trouvent qu’en quelques hommes. Je sais, outre ce que vous me mandez des différents sentiments que vous en avez entendus, ce que l’on oppose d’ordinaire à ceux qui découvrent et qui condamnent les vices : on appelle leur censure le portrait du peintre ; on dit qu’ils sont comme les malades de la jaunisse, qu’ils voient tout jaune parce qu’ils le sont eux-mêmes. Mais s’il était vrai que, pour censurer la corruption du cœur en général, il fallût la ressentir en particulier plus qu’un autre, il faudrait aussi demeurer d’accord que ces philosophes, dont Diogène de Laërce nous rapporte les sentences, étaient les hommes les plus corrompus de leur siècle, il faudrait faire le procès à la mémoire de Caton, et croire que c’était le plus méchant homme de la république, parce qu’il censurait les vices de Rome. Si cela est, Monsieur, je ne pense pas que l’auteur des Réflexions, quel qu’il puisse être, trouve rien à redire au chagrin de ceux qui le condamneront, quand, à la religion près, on ne le croira pas plus homme de bien, ni plus sage que Caton. Je dirai encore, pour ce qui regarde les termes que l’on trouve trop généraux, qu’il est difficile de les restreindre dans les sentences sans leur ôter tout le sel et toute la force ; il me semble, outre cela, que l’usage nous fait voir que sous des expressions générales l’esprit ne laisse pas de sous-entendre de lui-même des restrictions. Par exemple, quand on dit : Tout Paris fut au-devant du Roi, toute la cour est dans la joie, ces façons de parler ne signifient néanmoins que la plus grande partie. Si vous croyez que ces raisons ne suffisent pas pour fermer la bouche aux critiques, ajoutons-y que quand on se scandalise si aisément des termes d’une censure générale, c’est à cause qu’elle nous pique trop vivement dans l’endroit le plus sensible du cœur.

Néanmoins il est certain que nous connaissons, vous et moi, bien des gens qui ne se scandalisent pas de celle des Réflexions, j’entends de ceux qui ont l’hypocrisie en aversion, et qui avouent de bonne foi ce qu’ils sentent en eux-mêmes et ce qu’ils remarquent dans les autres. Mais peu de gens sont capables d’y penser, ou s’en veulent donner la peine, et si par hasard ils y pensent, ce n’est jamais sans se flatter. Souvenez-vous, s’il vous plaît, de la manière dont notre ami Guarini traite ces gens-là :

Huomo sono, e mi preggio d’esser humano :

E teco, che sei huomo.

E ch’altro esser non puoi,

Come huomo parlo di cosa humana.

E se di cotal nome forse ti sdegni,

Guarda, garzon superbo,

Che, nel dishumanarti,

Non divenghi una fiera, anzi ch’un dio.

Voilà, Monsieur, comme il faut parler de l’orgueil de la nature humaine ; et au lieu de se fâcher contre le miroir qui nous fait voir nos défauts, au lieu de savoir mauvais gré à ceux qui nous les découvrent, ne vaudrait-il pas mieux nous servir des lumières qu’ils nous donnent pour connaître l’amour-propre et l’orgueil, et pour nous garantir des surprises continuelles qu’ils font à notre raison ? Peut-on jamais donner assez d’aversion pour ces deux vices, qui furent les causes funestes de la révolte de notre premier père, ni trop décrier ces sources malheureuses de toutes nos misères ?

Que les autres prennent donc comme ils voudront les Réflexions morales. Pour moi je les considère comme peinture ingénieuse de toutes les singerie du faux sage ; il me semble que, dans chaque trait, l’amour de la vérité lui ôte le masque, et le montre tel qu’il est. Je les regarde comme des leçons d’un maître qui entend parfaitement l’art de connaître les hommes, qui démêle admirablement bien tous les rôles qu’ils jouent dans le monde, et qui non seulement nous fait prendre garde aux différents caractères des personnages du théâtre, mais encore qui nous fait voir, en levant un coin du rideau, que cet amant et ce roi de la comédie sont les mêmes acteurs qui font le docteur et le bouffon dans la farce. Je vous avoue que je n’ai rien lu de notre temps qui m’ait donné plus de mépris pour l’homme, et plus de honte à ma propre vanité. Je pense toujours trouver à l’ouverture du livre quelque ressemblance aux mouvements secrets de mon cœur ; je me tâte moi-même pour examiner s’il dit vrai, et je trouve qu’il le dit presque toujours, et de moi et des autres, plus qu’on ne voudrait. D’abord j’en ai quelque dépit, je rougis quelquefois de voir qu’il ait deviné, mais je sens bien, à force de le lire, que si je n’apprends à devenir plus sage, j’apprends au moins à connaître que je ne le suis pas ; j’apprends enfin, par l’opinion qu’il me donne de moi-même, à ne me répandre pas sottement dans l’admiration de toutes ces vertus dont l’éclat nous saute aux yeux. Les hypocrites passent mal leur temps à la lecture d’un livre comme celui-là. Défiez-vous donc, Monsieur, de ceux qui vous en diront du mal, et soyez assuré qu’ils n’en disent que parce qu’ils sont au désespoir de voir révéler des mystères qu’ils voudraient pouvoir cacher toute leur vie aux autres et à eux-mêmes.

En ne voulant vous faire qu’une lettre, je me suis engagé insensiblement à vous écrire un grand discours ; appelez-le comme vous voudrez, ou discours ou lettre, il ne m’importe, pourvu que vous en soyez content, et que vous me fassiez l’honneur de me croire,

MONSIEUR,

Votre, etc.

Jean de La Bruyère : Les Caractères

LES

CARACTÈRES
DE
THÉOPHRASTE

TRADUITS DU GREC


J’AI admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière[1], il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve, j’ai peut-être assez vécu pour connaître les hommes ; que j’ai vu d’ailleurs pendant le cours de ma vie toutes sortes de personnes, et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n’étaient connus que par leurs vices ; il semble que j’ai dû marquer les caractères[2] des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que quelques-uns paraissent avoir de plus familier. J’espère, mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous ; il leur trace des modèles qu’ils peuvent suivre ; il leur apprend à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l’émulation les portera à imiter leurs vertus et leur sagesse : Ainsi je vais entrer en matière, c’est à vous de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles : et sans faire une plus longue Préface, je parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c’est qu’un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j’en ai fait.

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De la Dissimulation.
De la Flatterie.
De l’Impertinent, ou du diseur de rien.
De la Rusticité.
Du Complaisant.
De l’image d’un Coquin.
Du grand Parleur.
Du Débit des nouvelles.
De l’Effronterie causée par l’avarice.
De l’Épargne sordide.
De l’Impudent ou de celui qui ne rougit de rien.
Du Contre-temps.
De l’Air empressé.
De la Stupidité.
De la Brutalité.

De la Superstition.
De l’Esprit chagrin.
De la Défiance.
D’un Vilain homme.
D’un homme Incommode.
De la sotte Vanité.
De l’Avarice.
De l’Ostentation.
De l’Orgueil.
De la Peur ou du défaut de courage.
Des Grands d’une République.
D’une tardive Instruction.
De la Médisance.


De la Dissimulation.


LA dissimulation[3] n’est pas aisée à bien définir ; si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière ; il aborde ses ennemis, leur parle et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est arrivé quelque disgrâce ; il semble pardonner les discours offensants que l’on lui tient ; il récite froidement les plus horribles choses que l’on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu’ils en ont reçues. S’il arrive que quelqu’un l’aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois ; il cache soigneusement tout ce qu’il fait, et à l’entendre parler, on croirait toujours qu’il délibère ; il ne parle point indifféremment, il a ses raisons pour dire tantôt qu’il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu’il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu’il est languissant, ou qu’il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l’argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer[4] de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu’il ne vend rien, qu’il ne s’est jamais vu si dénué d’argent ; pendant qu’il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoique en effet il ne vende rien. Souvent après avoir écouté ce que l’on lui a dit, il veut faire croire qu’il n’y a pas eu la moindre attention ; il feint de n’avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s’il est convenu d’un fait, de ne s’en plus souvenir : il n’a pour ceux qui lui parlent d’affaires, que cette seule réponse, j’y penserai : il sait de certaines choses, il en ignore d’autres ; il est saisi d’admiration ; d’autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement, et cela selon ses différents intérêts ; son langage le plus ordinaire est celui-ci ; je n’en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j’en suis, ou bien, il me semble que je ne suis pas moi-même ; et ensuite, ce n’est pas ainsi qu’il me l’a fait entendre, voilà une chose merveilleuse, et qui passe toute créance, contez cela à d’autres, dois-je vous croire ? ou me persuaderai-je qu’il m’ait dit la vérité ? paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu’il y a au monde de plus pernicieux : ces manières d’agir ne partent point d’une âme simple et droite, mais d’une mauvaise volonté, ou d’un homme qui veut nuire : le venin des Aspics est moins à craindre.



De la Flatterie.


LA flatterie est un commerce honteux qui n’est utile qu’au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu’un dans la place, remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous ? cela n’arrive qu’à vous seul ; hier il fut bien parlé de vous, et l’on ne tarissait point sur vos louanges : nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique[5] ; et comme par la suite du discours l’on vint à tomber sur celui que l’on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d’une commune voix vous nommèrent, et il n’y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages ; il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d’apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre et de le souffler à terre ; si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe, ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter ; et vous souriant, il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi [6] depuis deux jours que je ne vous ai pas vu ; et il ajoute, voilà encore pour un homme de votre âge[7] assez de cheveux noirs. Si celui qu’il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d’approuver aveuglément tout ce qu’il avance ; et dès qu’il a cessé de parler, il se récrie, cela est dit le mieux du monde, rien n’est plus heureusement rencontré : D’autres fois s’il arrive à ce personnage de faire à quelqu’un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d’entrer dans cette mauvaise plaisanterie ; et quoiqu’il n’ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l’un des bouts de son manteau, comme s’il ne pouvait se contenir, et qu’il voulût s’empêcher d’éclater : et s’il l’accompagne lorsqu’il marche par la ville, il dit à ceux qu’il rencontre dans son chemin, de s’arrêter jusqu’à ce qu’il soit passé : il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen, il les donne à ses enfants en sa présence, il les baise, il les caresse, voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d’un tel père : s’il sort de sa maison, il le suit ; s’il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit, votre pied est mieux fait que cela ; il l’accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit, un tel me suit, et vient vous rendre visite, et retournant sur ses pas, je vous ai annoncé, dit-il, et l’on se fait un grand honneur de vous recevoir. Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu’à des femmes : s’il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin : assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent, en vérité vous faites une chère délicate, eet montrant aux autres l’un des mets qu’il soulève du plat, cela s’appelle dit-il, un morceau friand ; il a soin de lui demander s’il a froid, s’il ne voudrait point une autre robe, et il s’empresse de le mieux couvrir ; il lui parle sans cesse à l’oreille, et si quelqu’un de la compagnie l’interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n’ayant des yeux que pour un seul : Il ne faut pas croire qu’au théâtre il oublie d’arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l’y faire asseoir plus mollement : J’ai dû dire aussi qu’avant qu’il sorte de sa maison, il en loue l’architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés ; et s’il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l’admire comme un chef-d’œuvre. En un mot le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard ; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu’il a de plaire à quelqu’un, et d’acquérir ses bonnes grâces.


DE L’IMPERTINENT
ou du diseur de rien.


LA sotte envie de discourir vient d’une habitude qu’on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler se trouvant assis proche d’une personne qu’il n’a jamais vue, et qu’il ne connaît point, entre d’abord en matière, l’entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d’un repas où il s’est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service ; il s’échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères : de là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d’étrangers qui sont dans la ville : il dit qu’au Printemps où commencent les bacchanales[8], la mer devient navigable ; qu’un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte ; qu’il cultivera son champ l’année prochaine, et qu’il le mettra en valeur ; que le siècle est dur, et qu’on a bien de la peine à vivre : Il apprend à cet inconnu que c’est Damippus qui a fait brûler la plus belle torche devant l’Autel de Cérès[9]à la fête des Mystères ; il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la Musique, quel est le quantième du mois ; il lui dit qu’il a eu la veille une indigestion : et si cet homme à qui il parle, a la patience de l’écouter, il ne partira pas d’auprès de lui ; il lui annoncera comme une chose nouvelle, que les Mystères[10]se célèbrent dans le mois d’Août, les Apaturies[11] au mois d’Octobre, et à la campagne dans le mois de Décembre les Bacchanales[12]. Il n’y a avec de si grands causeurs qu’un parti à prendre, qui est de s’enfuir de toute sa force et sans regarder derrière soi, si l’on veut du moins éviter la fièvre : Car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir, ni le temps de vos affaires.



De la rusticité.


IL semble que la rusticité n’est autre chose qu’une ignorance grossière des bienséances. L’on voit en effet des gens rustiques, et sans réflexion, sortir un jour de médecine[13], et se trouver en cet état dans un lieu public parmi le monde ; ne pas faire la différence de l’odeur forte du thym ou de la marjolaine d’avec les parfums les plus délicieux ; être chaussés large et grossièrement parler haut, et ne pouvoir se réduire à un ton de voix modéré ; ne se pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pendant qu’ils s’en entretiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre compte à leurs moindres valets de ce qui aura été dit dans une assemblée publique : on les voit assis, leur robe relevée jusqu’aux genoux et d’une manière indécente : Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l’on rencontre sur les chemins ; mais si c’est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s’arrêtent et ne se lassent point de les contempler : Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu’ils y trouvent, boivent tout d’une haleine une grande tasse de vin pur ; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d’ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique : ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d’herbes aux bêtes[14] de charrue qu’ils ont dans leurs étables ; heurte-t-on à leur porte pendant qu’ils dînent, ils sont attentifs et curieux ; vous remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour qu’ils appellent à eux, qu’ils empoignent par la gueule, en disant, voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. Ces gens, épineux dans les payements que l’on leur fait, rebutent un grand nombre de pièces qu’ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu’on est obligé de leur changer : ils sont occupés pendant la nuit d’une charrue, d’un sac, d’une faux d’une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ces ustensiles ; et lorsqu’ils marchent par la ville , combien vaut, demandent-ils aux premiers qu’ils rencontrent, le poisson salé ? les fourrures se vendent-elles bien ? N’est-ce pas aujourd’hui que les jeux[15] nous ramènent une nouvelle lune ? d’autres fois ne sachant que dire, ils vous apprennent qu’ils vont se faire raser, et qu’ils ne sortent que pour cela : ce sont ces mêmes personnes que l’on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui se trouvant tous portés devant la boutique d’Archias[16], achètent eux-mêmes des viandes salées, et les apportent à la main en pleine rue. —-

Du complaisant[17].


POUR faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c’est une manière de vivre, où l’on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête, que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d’aussi loin qu’il aperçoit un homme dans la place, le salue en s’écriant, voilà ce qu’on appelle un homme de bien, l’aborde, l’admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains de peur qu’il ne lui échappe ; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s’en sépare qu’en lui donnant mille éloges. Si quelqu’un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre de lui qu’il lui soit plus favorable qu’à son adversaire ; comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également : c’est dans cette vue que pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu’il leur trouve plus de raison et d’équité que dans ses concitoyens. S’il est prié d’un repas, il demande en entrant à celui qui l’a convié où sont ses enfants ; et dès qu’ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu’ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux ; il les fait approcher de lui, il les baise, et les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux, à qui est, dit-il, la petite bouteille ? à qui est la jolie cognée[18] ; il les prend ensuite sur lui et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu’il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d’habits, et les quitte presque tout neufs ; il ne sort point en public qu’il ne soit parfumé ; on ne le voit guère dans les salles publiques qu’auprès des comptoirs des Banquiers[19] ; et dans les Écoles qu’aux endroits seulement où s’exercent les jeunes gens[20], ainsi qu’au théâtre les jours de spectacle, dans les meilleures places et tout proche des Préteurs. Ces gens encore n’achètent jamais rien pour eux, mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l’excellent miel du mont Hymette ; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu’ils font ces emplettes : leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l’on peut donner, comme des Singes et des Satyres[21] qu’ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu’ils font faire d’os de chèvre, des fioles pour des parfums, des cannes torses que l’on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s’exercer à la lutte ; et s’ils se promènent par la ville, et qu’ils rencontrent en leur chemin des Philosophes, des Sophistes[22], des Escrimeurs ou des Musiciens, ils leur offrent leur maison pour s’y exercer chacun dans son art indifféremment ; ils se trouvent présents à ces exercices, et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder, à qui croyez-vous qu’appartienne une si belle maison et cette arène si commode ? vous voyez, ajoutent-ils, en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître et qui en peut disposer.


De l’Image d’un Coquin.


UN coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire, ou à faire ; qui jure volontiers, et fait des serments en justice autant que l’on lui en demande, qui est perdu de réputation, que l’on outrage impunément, qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d’affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque[23] dans une danse comique ; et même sans être ivre, et de sang-froid, il se distingue dans la danse[24] la plus obscène par les postures les plus indécentes : c’est lui qui dans ces lieux où l’on voit des prestiges[25], s’ingère de recueillir l’argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui étant entrés par billets croient ne devoir rien payer. Il est d’ailleurs de tous métiers, tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infâme, une autre fois partisan, il n’y a point de si sale commerce où il ne soit capable d’entrer ; vous le verrez aujourd’hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier, tout lui est propre : S’il a une mère, il la laisse mourir de faim ; il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison sa demeure ordinaire et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l’on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent, et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent ; les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres contents de les avoir vus se dégagent et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter ; mais ces effrontés continuent de parler, ils disent à celui-ci le commencement d’un fait, quelque mot à cet autre, à peine peut-on tirer d’eux la moindre partie de ce dont il s’agit ; et vous remarquerez qu’ils choisissent pour cela des jours d’assemblée publique où il y a un grand concours de monde qui se trouve le témoin de leur insolence : toujours accablés de procès que l’on intente contre eux, ou qu’ils ont intentés à d’autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n’oublient jamais de porter leur boîte[26] dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains ; vous les voyez dominer parmi de vils praticiens à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme[27], ensuite fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l’on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu’ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot ils sont querelleux et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu’ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.


Du grand Parleur.[28]


CE que quelques-uns appellent babil est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu’un de ces grands parleurs à quiconque veut l’entretenir de quelque affaire que ce soit ; j’ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m’écouter, je vous apprendrai tout ; et si cet autre continue de parler, vous avez déjà dit cela ; songez, poursuit-il, à ne rien oublier ; fort bien ; cela est ainsi, car vous m’avez heureusement remis dans le fait ; voyez ce que c’est que de s’entendre les uns les autres ; et ensuite, mais que veux-je dire ? ah j’oubliais une chose ! oui c’est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j’en ai appris ; c’est par de telles ou semblables interruptions qu’il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle, de respirer : Et lorsqu’il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses et les met en fuite ; de là il entre[29] dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S’il échappe à quelqu’un de dire, je m’en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne l’abandonne point qu’il ne l’ait remis jusque dans sa maison : si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer ; il s’étend merveilleusement sur la fameuse bataille[30] qui s’est donnée sous le gouvernement de l’Orateur Aristophon, comme sur le combat célèbre[31] que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre : Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu’il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple ; pendant que de ceux qui l’écoutent, les uns s’endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d’un seul mot qu’il aura dit. Un grand causeur en un mot, s’il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger ; il ne permet pas que l’on mange à table ; et s’il se trouve au théâtre, il empêche non seulement d’entendre, mais même de voir les acteurs : on lui fait avouer ingénument qu’il ne lui est pas possible de se taire, qu’il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l’eau, et que quand on l’accuserait d’être plus babillard qu’une hirondelle, il faut qu’il parle ; aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l’on fait de lui sur ce sujet ; et jusques à ses propres enfants, s’ils commencent à s’abandonner au sommeil, faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir. —-

Du débit des Nouvelles.


UN nouvelliste ou un conteur de fables est un homme qui arrange selon son caprice ou des discours ou des faits remplis de fausseté ; qui lorsqu’il rencontre l’un de ses amis, compose son visage, et lui souriant, d’où venez-vous ainsi, lui dit-il ? que nous direz-vous de bon ? n’y a-t-il rien de nouveau ? et continuant de l’interroger, quoi donc n’y a-t-il aucune nouvelle ? cependant il y a des choses étonnantes à raconter, et sans lui donner le loisir de lui répondre, que dites-vous donc, poursuit-il ? n’avez-vous rien entendu par la ville ? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés : alors ou c’est un soldat, ou le fils d’Astée le Joueur de flûte[32], ou Lycon l’Ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l’armée, de qui il sait toutes choses ; car il allègue pour témoins de ce qu’il avance, des hommes obscurs qu’on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté : il assure donc que ces personnes lui ont dit que le Roi[33] et Polysperchon[34] ont gagné la bataille, et que Cassandre leur ennemi est tombé[35] vif entre leurs mains ; et lorsque quelqu’un lui dit, mais en vérité cela est-il croyable ? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s’accordent à dire la même chose, que c’est tout ce qui se raconte du combat, et qu’il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu’il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent, qu’il y a un homme caché chez l’un de ces Magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu et qui lui a tout dit ; ensuite interrompant le fil de sa narration, que pensez-vous de ce succès, demande-t-il à ceux qui l’écoutent ? Pauvre Cassandre, malheureux Prince, s’écrie-t-il d’une manière touchante ! voyez ce que c’est que la fortune, car enfin Cassandre était puissant, et il avait avec lui de grandes forces ; ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu’il faut garder pour vous seul, pendant qu’il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l’admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu’ils se proposent ; car pour ne rien dire de la bassesse qu’il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu’ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique ; au contraire il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu’ils ne songeaient qu’à rassembler autour d’eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles ; quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique[36], ont payé l’amende pour n’avoir pas comparu à une cause appelée ; enfin il s’en est trouvé qui le jour même qu’ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu’il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes ; car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l’endroit d’un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges ?


De l’Effronterie
causée par l’avarice.


POur faire connaître ce vice, il faut dire que c’est un mépris de l’honneur dans la vue d’un vil intérêt. Un homme que l’avarice rend effronté, ose emprunter une somme d’argent à celui à qui il en doit déjà, et qu’il lui retient avec injustice. Le jour même qu’il aura sacrifié aux Dieux, au lieu de manger[37] religieusement chez soi une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l’un de ses amis, et là à table à la vue de tout le monde, il appelle son valet qu’il veut encore nourrir aux dépens de son hôte, et lui coupant un morceau de viande qu’il met sur un quartier de pain, tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. Il va lui-même au marché acheter[38] des viandes cuites, et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il lui fait ressouvenir qu’il lui a autrefois rendu service ; il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu’il peut ; s’il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance : si elle peut tout contenir, il est satisfait, sinon il ramasse sur la table des morceaux de rebut comme pour se dédommager, sourit et s’en va. Une autre fois sur l’argent qu’il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d’avoir sa part franche du spectacle, et d’y envoyer le lendemain ses enfants et leur Précepteur. Tout lui fait envie, il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu’il ne vient que d’acheter ; se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusqu’à l’orge et à la paille, encore faut-il que celui qui les lui prête, fasse les frais de les faire porter chez lui. Cet effronté en un mot entre sans payer dans un bain public, et là en présence du baigneur qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu’il rencontre, il le plonge dans une cuve d’airain qui est remplie d’eau, se la[39] répand sur tout le corps ; me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que j’en ai besoin, et sans en avoir obligation à personne, remet sa robe et disparaît.


De l’Épargne sordide.


CEtte espèce d’avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C’est dans cet esprit que quelques-uns recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d’aller eux-mêmes demander la moitié d’une obole qui manquait au dernier payement qu’on leur a fait : que d’autres faisant l’effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu’à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire : ce sont eux encore dont la portion des prémices[40] des viandes que l’on envoie sur l’Autel de Diane, est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu’elles valent, et de quelque bon marché qu’un autre en leur rendant compte veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu’il a acheté trop cher. Implacables à l’égard d’un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d’argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture : mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits, transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu’ils vendent, ils n’ont que cette unique chose en vue, qu’il n’y ait qu’à perdre pour celui qui achète. Il n’est permis à personne de cueillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l’arbre : ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voient si l’on n’y a rien changé, et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent intérêt de l’intérêt même, et ce n’est qu’à cette condition qu’ils donnent du temps à leurs créanciers. S’ils ont invité à dîner quelques-uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis, et on les a vus souvent aller eux-mêmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter : ne prenez pas l’habitude, disent-ils à leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge, votre farine, ni même du cumin[41], de la marjolaine[42], des gâteaux[43] pour l’autel, du coton, de la laine ; car ces petits détails ne laissent pas de monter à la fin d’une année à une grosse somme. » Ces avares en un mot ont des trousseaux de clefs rouillées dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu’ils n’ouvrent jamais, et qu’ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet ; ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits ; les plus petites fioles contiennent plus d’huile qu’il n’en faut pour les oindre ; ils ont la tête rasée jusqu’au cuir ; se déchaussent vers le milieu du jour[44] pour épargner leurs souliers ; vont trouver les foulons pour obtenir d’eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu’ils leur ont donnée à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins[45].


De l’Impudent
Ou de celui qui ne rougit de rien.


L’Impudence est facile à définir ; il suffit de dire que c’est une profession ouverte d’une plaisanterie outrée, comme de ce qu’il y a de plus honteux et de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d’une manière déshonnête ; qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les acteurs, que les autres voient et écoutent avec plaisir ; qui couché sur le dos pendant que toute l’assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d’interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la Fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connaître, en arrête d’autres qui courent par la place, et qui ont leurs affaires ; et s’il voit venir quelque plaideur, il l’aborde, le raille et le congratule sur une cause importante qu’il vient de perdre. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte ; et montrant à ceux qu’il rencontre ce qu’il vient d’acheter, il les convie en riant d’en venir manger. On le voit s’arrêter devant la boutique d’un Barbier ou d’un Parfumeur, et là[46] annoncer qu’il va faire un grand repas et s’enivrer. Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfants d’aller à l’Amphithéâtre avant que les jeux soient commencés, et lorsque l’on paye pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle, et quand l’Architecte[47] néglige les places et les donne pour rien. Étant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l’argent de ses Collègues ; sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au-delà de ce qu’il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire ; et comme il arrive souvent que l’on fait dans les villes des présents aux Ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. Vous m’achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu’on ne peut supporter ; et il se sert ensuite de l’huile d’un autre, et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets qui le suivent la plus petite pièce de monnaie qu’ils auront ramassée dans les rues, et il ne manque point d’en retenir sa part avec ce mot, Mercure est commun[48] : Il fait pis, il distribue à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond creux par-dessous s’enfonce en dedans, et s’élève comme en pyramide, et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu’il peut[49]… De même s’il paye à quelqu’un trente mines[50] qu’il lui doit, il fait si bien qu’il y manque quatre drachmes[51], dont il profite : mais dans ces grands repas où il faut traiter toute une tribu[52], il fait recueillir par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table, le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte ; il serait fâché de leur laisser une rave à demi mangée.


Du Contre-temps.


CEtte ignorance du temps et de l’occasion est une manière d’aborder les gens ou d’agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes ; qui va souper chez sa maîtresse le soir même qu’elle a la fièvre ; qui voyant que quelqu’un vient d’être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s’est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui ; qui comparaît pour servir de témoin dans un procès que l’on vient de juger ; qui prend le temps des noces où il est invité pour se déchaîner contre les femmes ; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivés d’un long voyage, et qui n’aspirent qu’à se reposer : fort capable d’amener des Marchands pour offrir d’une chose plus qu’elle ne vaut après qu’elle est vendue ; de se lever au milieu d’une assemblée pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues, et qui le savent mieux que lui : souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui ne l’affectionnant point, n’osent pourtant refuser d’y entrer. S’il arrive que quelqu’un dans la ville doive faire un festin[53] après avoir sacrifié, il va lui demander une portion des viandes qu’il a préparées. Une autre fois s’il voit qu’un Maître châtie devant lui son esclave : j’ai perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion, je le fis fouetter, il se désespéra, et s’alla pendre. » Enfin, il n’est propre qu’à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s’accommoder, s’ils l’ont fait arbitre de leur différend. C’est encore une action qui lui convient fort, que d’aller prendre au milieu du repas pour danser[54] un homme qui est de sang-froid, et qui n’a bu que modérément.


De l’Air empressé.


IL semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d’un homme empressé sont de prendre sur soi l’événement d’une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne saurait sortir avec honneur ; et dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d’insister longtemps sur une légère circonstance pour être ensuite de l’avis des autres ; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu’on n’en peut boire ; d’entrer dans une querelle où il se trouve présent, d’une manière à l’échauffer davantage. Rien n’est aussi plus ordinaire que de le voir s’offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu’il ne connaît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l’issue ; venir vers son Général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s’il n’a point d’ordres à lui donner pour le lendemain ; une autre fois s’approcher de son père, ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher, et ne commence qu’à s’endormir ; s’il entre enfin dans la chambre d’un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu’on peut essayer s’il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S’il apprend qu’une femme soit morte dans la ville, il s’ingère de faire son épitaphe, il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine avec cet éloge, ils avaient tous de la vertu[55]. S’il est quelquefois obligé de jurer devant des Juges qui exigent son serment, ce n’est pas, dit-il en perçant la foule pour paraître à l’audience, la première fois que cela m’est arrivé.


De la Stupidité.


LA stupidité est en nous une pesanteur d’esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte ; s’il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses Juges pour se défendre dans un procès que l’on lui fait, il l’oublie entièrement, et part pour la campagne ; il s’endort à un spectacle, et ne se réveille que longtemps après qu’il est fini et que le peuple s’est retiré ; après s’être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d’un chien du voisinage ; il cherche ce qu’on vient de lui donner, et qu’il a mis lui-même dans quelque endroit, où souvent il ne peut le retrouver. Lorsqu’on l’avertit de la mort de l’un de ses amis afin qu’il assiste à ses funérailles, il s’attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour une autre, à la bonne heure, ajoute-t-il, ou une pareille sottise. Cette précaution qu’ont les personnes sages de ne pas donner sans témoins[56] de l’argent à leurs créanciers, il l’a pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet dans le plus grand froid de l’hiver pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S’il s’avise un jour de faire exercer ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu’ils ne soient tout en sueur et hors d’haleine. Il va cueillir lui-même des lentilles, les fait cuire, et oubliant qu’il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n’en peut goûter. Dans le temps d’une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappera de dire que l’eau du ciel est une chose délicieuse : et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts[57] par la porte sacrée : autant, répond-il, pensant peut-être à de l’argent ou à des grains, que je voudrais que vous et moi en pussions avoir.


De la Brutalité.


LA brutalité est une certaine dureté, et j’ose dire une férocité qui se rencontre dans nos manières d’agir, et qui passe même jusqu’à nos paroles. Si vous demandez à un homme brutal, qu’est devenu un tel ? il vous répond durement, ne me rompez point la tête ; si vous le saluez, il ne vous fait pas l’honneur de vous rendre le salut : si quelquefois il met en vente une chose qui lui appartient, il est inutile de lui en demander le prix, il ne vous écoute pas ; mais il dit fièrement à celui qui la marchande, qu’y trouvez-vous à dire ? Il se moque de la piété de ceux qui envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d’une grande célébrité ; si leurs prières, dit-il, vont jusques aux Dieux, et s’ils en obtiennent les biens qu’ils souhaitent, l’on peut dire qu’ils les ont bien payés, et qu’ils ne leur sont pas donnés pour rien. Il est inexorable à celui qui sans dessein l’aura poussé légèrement, ou lui aura marché sur le pied, c’est une faute qu’il ne pardonne pas. La première chose qu’il dit à un ami qui lui emprunte quelque argent, c’est qu’il ne lui en prêtera point ; il va le trouver ensuite, et le lui donne de mauvaise grâce, ajoutant qu’il le compte perdu. Il ne lui arrive jamais de se heurter à une pierre qu’i|l rencontre en son chemin sans lui donner de grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre personne, et si l’on diffère un moment à se rendre au lieu dont l’on est convenu avec lui il se retire. Il se distingue toujours par une grande singularité ; il ne veut ni chanter à son tour, ni réciter[58] dans un repas, ni même danser avec les autres. En un mot on ne le voit guère dans les Temples importuner les Dieux, et leur faire des vœux ou des sacrifices.


De la Superstition.


LA superstition semble n’être autre chose qu’une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux après avoir lavé ses mains, et s’être purifié avec de l’eau lustrale[59], sort du Temple, et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche : s’il voit une belette, il s’arrête tout court, et il ne continue pas de marcher, que quelqu’un n’ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage : en quelque endroit de sa maison qu’il ait aperçu un Serpent, il ne diffère pas d’y élever un Autel : et dès qu’il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s’en approche, verse dessus toute l’huile de sa fiole, plie les genoux devant elles et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au Devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce ; mais bien loin d’être
satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait : son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite ; d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister à des funérailles, ou d’entrer dans la chambre d’une femme qui est en couches : et lorsqu’il lui arrive d’avoir pendant son sommeil quelque vision, il va trouver les Interprètes des songes, les Devins et les Augures pour savoir d’eux à quel Dieu ou à quelle Déesse il doit sacrifier : il est fort exact à visiter sur la fin de chaque mois les Prêtres d’Orphée pour se faire initier[60] dans ses mystères ; il y mène sa femme, ou si elle s’en excuse par d’autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice : lorsqu’il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l’eau des fontaines qui sont dans les places : quelquefois il a recours à des Prêtresses qui le purifient d’une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien ou de la squille[61]. Enfin s’il voit un homme frappé d’épilepsie, saisi d’horreur il crache dans son propre sein comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.


De l’Esprit chagrin.


L’ESPRIT chagrin fait que l’on n’est jamais content de personne, et que l’on fait aux autres mille plaintes sans fondement. Si quelqu’un fait un festin, et qu’il se souvienne d’envoyer un plat[62] à un homme de cette humeur, il ne reçoit de lui pour tout remerciement que le reproche d’avoir été oublié ; je n’étais pas digne, dit cet esprit querelleux, de boire de son vin, ni de manger à sa table : tout lui est suspect, jusques aux caresses que lui fait sa maîtresse ; je doute fort, lui dit-il, que vous soyez sincère, et que toutes ces démonstrations d’amitié partent du cœur. Après une grande sécheresse venant enfin à pleuvoir, comme il ne peut se plaindre de la pluie, il s’en prend au Ciel de ce qu’elle n’a pas commencé plus tôt : si le hasard lui fait voir une bourse dans son chemin, il s’incline ; il y a des gens, ajoute-t-il, qui ont du bonheur, pour moi je n’ai jamais eu celui de trouver un trésor : une autre fois ayant envie d’un esclave, il prie instamment celui à qui il appartient d’y mettre le prix ; et dès que celui-ci vaincu par ses importunités le lui a vendu, il se repent de l’avoir acheté ; ne suis-je pas trompé ? demande-t-il, et exigerait-on si peu d’une chose qui serait sans défauts ? à ceux qui lui font les compliments ordinaires sur la naissance d’un fils et sur l’augmentation de sa famille, ajoutez, leur dit-il, pour ne rien oublier, sur ce que mon bien est diminué de la moitié. Un homme chagrin après avoir eu de ses juges ce qu’il demandait, et l’avoir emporté tout d’une voix sur son adversaire, se plaint encore de celui qui a écrit ou parlé pour lui de ce qu’il n’a pas touché les meilleurs moyens de sa cause : ou lorsque ses amis ont fait ensemble une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant, si quelqu’un l’en félicite, et le convie à mieux espérer de la fortune ; comment, lui répond-il, puis-je être sensible à la moindre joie, quand je pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l’ont prêté, et n’être pas encore quitte envers eux de la reconnaissance de leur bienfait ?


De la Défiance.


L’Esprit de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s’il envoie au marché l’un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit lui rapporter fidèlement combien elles ont coûté ; si quelquefois il porte de l’argent sur soi dans un voyage, il le calcule à chaque stade[63] qu’il fait pour voir s’il a son compte : une autre fois étant couché avec sa femme il lui demande si elle a remarqué que son coffre-fort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si l’on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule ; et bien qu’elle l’assure que tout est en bon état, l’inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il s’endort après cette recherche. Il mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu’il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette : ce n’est point chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier, qu’il envoie teindre sa robe, mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu’un se hasarde de lui emprunter quelques vases[64], il les lui refuse souvent, ou s’il les accorde[65], * il ne les laisse pas enlever qu’ils ne soient pesés : il fait suivre celui qui les emporte , et envoie dès le lendemain prier qu’on les lui* renvoie. A-t-il un esclave qu’il affectionne et qui l’accompagne dans la ville, il le fait marcher devant lui, de peur que s’il le perdait de vue il ne lui échappât et ne prît la fuite : à un homme qui emportant de chez lui quelque chose que ce soit, lui dirait, estimez cela, et mettez-le sur mon compte, il répondrait qu’il faut le laisser où on l’a pris, et qu’il a d’autres affaires que celle de courir après son argent.


D’un Vilain homme.


CE caractère suppose toujours dans un homme une extrême malpropreté et une négligence pour sa personne, qui passe dans l’excès, et qui blesse ceux qui s’en aperçoivent. Vous le verrez quelquefois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et malpropres ne pas laisser de se mêler parmi le monde, et croire en être quitte pour dire que c’est une maladie de famille, et que son père et son aïeul y étaient sujets : il a aux jambes des ulcères ; on lui voit aux mains des poireaux et d’autres saletés qu’il néglige de faire guérir, ou s’il pense à y remédier, c’est lorsque le mal aigri par le temps est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les aisselles et par tout le corps comme une bête fauve ; il a les dents noires, rongées, et telles que son abord ne se peut souffrir. Ce n’est pas tout, il crache ou il se mouche en mangeant, il parle la bouche pleine, fait en buvant des choses contre la bienséance, ne se sert jamais au bain que d’une huile qui sent mauvais, et ne paraît guère dans une assemblée publique qu’avec une vieille robe et toute tachée. S’il est obligé d’accompagner sa mère chez les Devins, il n’ouvre la bouche que pour dire des choses de mauvais augure[66] : Une autre fois dans le Temple et en faisant des libations[67], il lui échappera des mains une coupe ou quelque autre vase, et il rira ensuite de cette aventure, comme s’il avait fait quelque chose de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sait point écouter un concert ou d’excellents joueurs de flûte, il bat des mains avec violence comme pour leur applaudir, ou bien il suit d’une voix désagréable le même air qu’ils jouent ; il s’ennuie de la symphonie, et demande si elle ne doit pas bientôt finir. Enfin si étant assis à table il veut cracher, c’est justement sur celui qui est derrière lui pour donner à boire.


D’un homme Incommode.


CE qu’on appelle un fâcheux est celui qui sans faire à quelqu’un un fort grand tort, ne laisse pas de l’embarrasser beaucoup ; qui entrant dans la chambre de son ami qui commence à s’endormir, le réveille pour l’entretenir de vains discours ; qui se trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu’un homme est prêt de partir et de monter dans son vaisseau, l’arrête sans nul besoin, et l’engage insensiblement à se promener avec lui sur le rivage ; qui arrachant un petit enfant du sein de sa nourrice pendant qu’il tète, lui fait avaler quelque chose qu’il a mâché, bat des mains devant lui, le caresse, et lui parle d’une voix contrefaite ; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu’ayant pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu’une bile noire et recuite était mêlée dans ses déjections ; qui devant toute une assemblée s’avise de demander à sa mère quel jour elle a accouché de lui ; qui ne sachant que dire, apprend que l’eau de sa citerne est fraîche, qu’il croît dans son jardin de bons légumes, ou que sa maison est ouverte à tout le monde comme une hôtellerie ; qui s’empresse de faire connaître à ses hôtes un parasite[68] qu’il a chez lui, qui l’invite à table à se mettre en bonne humeur, et à réjouir la compagnie.


De la sotte Vanité.


LA sotte vanité semble être une passion inquiète de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s’il se trouve à un repas, affecte toujours de s’asseoir proche de celui qui l’a convié : il consacre à Apollon la chevelure d’un fils qui lui vient de naître ; et dès qu’il est parvenu à l’âge de puberté, il le conduit[69] lui-même à Delphes, lui coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d’un vœu solennel qu’il a accompli : il aime à se faire suivre par un Maure ; s’il fait un payement, il affecte que ce soit dans une monnaie toute neuve, et qui ne vienne que d’être frappée. Après qu’il a immolé un bœuf devant quelque Autel, il se fait réserver la peau du front de cet animal, il l’orne de rubans et de fleurs, et l’attache à l’endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui passent, afin que personne du peuple n’ignore qu’il a sacrifié un bœuf. Une autre fois au retour d’une cavalcade qu’il aura faite avec d’autres citoyens, il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu’une riche robe dont il est habillé, et qu’il traîne le reste du jour dans la place publique : s’il lui meurt le moindre petit chien, il l’enterre, lui dresse une épitaphe avec ces mots, Il était de race de Malte[70]. Il consacre un anneau à Esculape, qu’il use à force d’y pendre des couronnes de fleurs : Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa Magistrature ; et sortant de charge, il rend compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu’il a faits, comme du nombre et de la qualité des victimes qu’il a immolées ; Alors revêtu d’une robe blanche, et couronné de fleurs, il paraît dans l’assemblée du peuple : « Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu des honneurs tels que les mérite de nous la mère des Dieux ; espérez donc toutes choses heureuses de cette Déesse : Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont toutes choses se sont passées, et comme elles lui ont réussi au delà de ses souhaits.


De l’Avarice.


CE vice est dans l’homme un oubli de l’honneur et de la gloire, quand il s’agit d’éviter la moindre dépense. Si un homme a remporté le prix de la tragédie[71], il consacre à Bacchus des guirlandes ou des bandelettes faites avec de l’écorce de bois, et il fait graver son nom sur un présent si magnifique. Quelquefois dans les temps difficiles le peuple est obligé de s’assembler pour régler une contribution capable de subvenir aux besoins de la République ; alors il se lève et garde le silence[72], ou le plus souvent il fend la presse et se retire. Lorsqu’il marie sa fille, et qu’il sacrifie selon la coutume, il n’abandonne de la victime que les parties seules qui doivent être brûlées sur l’Autel[73] ; il réserve les autres pour les vendre ; et comme il manque de domestiques pour servir à table et être chargés du soin des noces, il loue des gens pour tout le temps de la fête qui se nourrissent à leurs dépens, et à qui il donne une certaine somme. S’il est Capitaine de Galère, voulant ménager son lit, il se contente de coucher indifféremment avec les autres sur de la natte qu’il emprunte de son Pilote. Vous verrez une autre fois cet homme sordide acheter en plein marché des viandes cuites, toutes sortes d’herbes, et les porter hardiment dans son sein et sous sa robe : s’il l’a un jour envoyée chez le Teinturier pour la détacher, comme il n’en a pas une seconde pour sortir, il est obligé de garder la chambre. Il sait éviter dans la place la rencontre d’un ami pauvre qui pourrait lui demander[74] comme aux autres, quelque secours ; Il se détourne de lui, et reprend le chemin de sa maison. Il ne donne point de servantes à sa femme, content de lui en louer quelques unes pour l’accompagner à la ville toutes les fois qu’elle sort. Enfin ne pensez pas que ce soit un autre que lui qui balaie le matin sa chambre, qui fasse son lit et le nettoie. Il faut ajouter qu’il porte un manteau usé, sale et tout couvert de taches ; qu’en ayant honte lui-même, il le retourne quand il est obligé d’aller tenir sa place dans quelque assemblée.


De l’Ostentation.


JE n’estime pas que l’on puisse donner une idée plus juste de l’ostentation, qu’en disant que c’est dans l’homme une passion de faire montre d’un bien ou des avantages qu’il n’a pas. Celui en qui elle domine s’arrête dans l’endroit du Pirée[75] où les Marchands étalent, et où se trouve un plus grand nombre d’étrangers ; il entre en matière avec eux, il leur dit qu’il a beaucoup d’argent sur la mer ; il discourt avec eux des avantages de ce commerce, des gains immenses qu’il y a à espérer pour ceux qui y entrent, et de ceux surtout que lui qui leur parle y a faits. Il aborde dans un voyage le premier qu’il trouve sur son chemin, lui fait compagnie, et lui dit bientôt qu’il a servi sous Alexandre, quels beaux vases et tout enrichis de pierreries il a rapportés de l’Asie, quels excellents ouvriers s’y rencontrent, et combien ceux de l’Europe leur sont inférieurs[76]. Il se vante dans une autre occasion d’une lettre qu’il a reçue d’Antipater[77], qui apprend que lui troisième est entré dans la Macédoine. Il dit une autre fois que bien que les Magistrats lui aient permis tels transports[78] de bois qu’il lui plairait sans payer de tribut, pour éviter néanmoins l’envie du peuple, il n’a point voulu user de ce privilège. Il ajoute que pendant une grande cherté de vivres il a distribué aux pauvres citoyens d’Athènes jusqu’à la somme de cinq talents[79] ; et s’il parle à des gens qu’il ne connaît point, et dont il n’est pas mieux connu, il leur fait prendre des jetons, compter le nombre de ceux à qui il a fait ces largesses ; et quoiqu’il monte à plus de six cents personnes, il leur donne à tous des noms convenables ; et après avoir supputé les sommes particulières qu’il a données à chacun d’eux, il se trouve qu’il en résulte le double de ce qu’il pensait, et que dix talents y sont employés, sans compter, poursuit-il, les Galères que j’ai armées à mes dépens, et les charges publiques que j’ai exercées à mes frais et sans récompense. Cet homme fastueux va chez un fameux Marchand de chevaux, fait sortir de l’écurie les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres, comme s’il voulait les acheter : De même il visite les foires les plus célèbres, entre sous les tentes des Marchands, se fait déployer une riche robe, et qui vaut jusqu’à deux talents, et il sort en querellant son valet de ce qu’il ose le suivre sans porter de l’or sur lui[80] pour les besoins où l’on se trouve. Enfin s’il habite une maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu’un qui l’ignore que c’est une maison de famille, et qu’il a héritée de son père ; mais qu’il veut s’en défaire, seulement parce qu’elle est trop petite pour le grand nombre d’étrangers qu’il retire[81] chez lui.


De l’Orgueil.


IL faut définir l’orgueil, une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l’on n’estime que soi. Un homme fier et superbe n’écoute pas celui qui l’aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire ; mais sans s’arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu’on peut le voir après son souper : si l’on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu’on en perde jamais le souvenir, il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde : N’attendez pas de lui qu’en quelque endroit qu’il vous rencontre il s’approche de vous et qu’il vous parle le premier ; de même au lieu d’expédier sur-le-champ des Marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au lendemain matin, et à l’heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les rues de la Ville la tête baissée sans daigner parler à personne de ceux qui vont et qui viennent. S’il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les régaler : il ne lui arrive point de rendre visite à personne[82] sans prendre la précaution d’envoyer quelqu’un des siens pour avertir qu’il va venir : on ne le voit point chez lui lorsqu’il mange ou qu’il se parfume[83] : il ne se donne pas la peine de régler lui-même des parties ; mais il dit négligemment à un valet de les calculer, de les arrêter, et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre, je vous prie de me faire ce plaisir, ou de me rendre ce service ; mais j’entends que cela soit ainsi, j’envoie un homme vers vous pour recevoir une telle chose, je ne veux pas que l’affaire se passe autrement, faites ce que je vous dis promptement, et sans différer ; voilà son style.


De la Peur,
Ou du défaut de courage.


CEtte crainte est un mouvement de l’âme qui s’ébranle, ou qui cède en vue d’un péril vrai ou imaginaire ; et l’homme timide est celui dont je vais faire la peinture. S’il lui arrive d’être sur la mer, et s’il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c’est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte ; Aussi tremble-t-il au moindre flot qui s’élève, et il s’informe avec soin si tous ceux qui naviguent avec lui sont initiés[84] : s’il vient à remarquer que le Pilote fait une nouvelle manœuvre, ou semble se détourner comme pour éviter un écueil, il l’interroge, il lui demande avec inquiétude s’il ne croit pas s’être écarté de sa route, s’il tient toujours la haute mer, et si les Dieux sont propices[85]. Après cela il se met à raconter une vision qu’il a eue pendant la nuit dont il est encore tout épouvanté, et qu’il prend pour un mauvais présage ; Ensuite ses frayeurs venant à croître, il se déshabille et ôte jusques à sa chemise pour pouvoir mieux se sauver à la nage, et après cette précaution, il ne laisse pas de prier les Nautoniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible dans une expédition militaire où il s’est engagé entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu’il est sans fondement, et que les coureurs n’ont pu discerner, si ce qu’ils ont découvert à la campagne sont amis ou ennemis ; Mais si l’on n’en peut plus douter par les clameurs que l’on entend, et s’il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses yeux ; alors feignant que la précipitation et le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup de temps à la chercher ; pendant que d’un autre côté son valet va par ses ordres savoir des nouvelles des ennemis, observer quelle route ils ont prise, et où en sont les affaires : et dès qu’il voit apporter au camp quelqu’un tout sanglant d’une blessure qu’il a reçue, il accourt vers lui, le console et l’encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l’importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre : Si pendant le temps qu’il est dans la chambre du malade, qu’il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge ; ah, dit-il avec imprécation, puisses-tu être pendu, maudit sonneur qui cornes incessamment, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir : Il arrive même que tout plein d’un sang qui n’est pas le sien, mais qui a rejailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat, qu’il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami ; il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu’ils sont d’un même pays ; et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des mains des ennemis, et l’a apporté dans sa tente.


Des Grands d’une République.


LA plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un État populaire, n’est pas le désir du gain ou de l’accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s’agrandir, et de se fonder s’il se pouvait une souveraine puissance sur la ruine de celle du peuple. S’il s’est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d’aider de ses soins le premier Magistrat dans la conduite d’une fête ou d’un spectacle, cet homme ambitieux et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s’en acquitter : il n’approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d’Homère il n’a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.

Son langage le plus ordinaire est tel ; retirons-nous de cette multitude qui nous environne ; tenons ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit point admis ; essayons même de lui fermer le chemin à la Magistrature ; et s’il se laisse prévenir contre une personne d’une condition privée de qui il croie avoir reçu quelque injure ; cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que lui ou moi abandonnions la Ville. Vous le voyez se promener dans la place sur le milieu du jour avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre ; repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas ; dire avec chagrin aux premiers qu’il rencontre, que la Ville est un lieu où il n’y a plus moyen de vivre, qu’il ne peut plus tenir contre l’horrible foule des plaideurs, ni supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des Avocats, qu’il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique ou sur les tribunaux auprès d’un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte, et qu’il n’y a pas un seul de ces Orateurs dévoués au peuple, qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c’est Thésée[86] qu’on peut appeler le premier auteur de tous ces maux, et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.


D’une tardive Instruction.


IL s’agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence dans un âge avancé par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s’avise d’apprendre des vers par cœur, et de les réciter[87] à table dans un festin, où la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court. Une autre fois il apprend de son propre fils les évolutions qu’il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l’usage à la guerre de la lance et du bouclier. S’il monte un cheval que l’on lui a prêté, il le presse de l’éperon, veut le manier, et lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement, et se casse la tête. On le voit tantôt pour s’exercer au javelot le lancer tout un jour contre l’homme de bois[88], tantôt tirer de l’arc et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches, vouloir d’abord apprendre de lui, se mettre ensuite à l’instruire et à le corriger, comme s’il était le plus habile. Enfin se voyant tout nu au sortir du bain, il imite les postures d’un lutteur, et par le défaut d’habitude il les fait de mauvaise grâce, et s’exerce d’une manière ridicule.


De la Médisance.


JE définis ainsi la médisance, une pente secrète de l’âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles ; et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs : si on l’interroge sur quelque autre, et que l’on lui demande quel est cet homme, il fait d’abord sa généalogie ; son père, dit-il, s’appelait Sosie[89], que l’on a connu dans le service et parmi les troupes sous le nom de Sosistrate ; il a été affranchi depuis ce temps et reçu dans l’une des tribus[90] de la ville ; Pour sa mère, c’était une noble[91] Thracienne ; car les femmes de Thrace, ajoute-t-il, se piquent la plupart d’une ancienne noblesse ; celui-ci né de si honnêtes gens est un scélérat, et qui ne mérite que le gibet ; et retournant à la mère de cet homme qu’il peint avec de si belles couleurs, elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins[92] les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu’un qui parle mal d’une personne absente, il relève la conversation ; je suis, lui dit-il, de votre sentiment, cet homme m’est odieux, et je ne le puis souffrir ; qu’il est insupportable par sa physionomie : y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes ? savez-vous combien il donne à sa femme pour la dépense de chaque repas ? trois oboles[93], et rien davantage ; et croiriez-vous que dans les rigueurs de l’hiver et au mois de Décembre il l’oblige de se laver avec de l’eau froide ? Si alors quelqu’un de ceux qui l’écoutent se lève, et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes, nul de ses plus familiers amis n’est épargné ; les morts même[94] dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue.

  1. Par rapport aux Barbares, dont les mœurs étaient très différentes de celles des Grecs.
  2. Théophraste avait dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices.
  3. L’Auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelaient ironie.
  4. Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes, et autorisée par les lois.
  5. Édifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes ; ils en furent appelés Stoïciens : car stoa, mot grec, signifie Portique.
  6. Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux.
  7. Il parle à un jeune homme.
  8. Premières Bacchanales qui se célébraient dans la ville.
  9. Les mystères de Cérès se célébraient la nuit, et il y avait une émulation entre les Athéniens à qui y apporterait une plus grande torche.
  10. Fête de Cérès.
    Voir ci-dessus.
  11. En Français la fête des tromperies ; elle se faisait en l’honneur de Bacchus. Son origine ne fait rien aux mœurs de ce chapitre.
  12. Secondes Bacchanales qui se célébraient en Hiver à la Campagne.
  13. Le texte Grec nomme une certaine drogue qui rendait l’haleine fort mauvaise le jour qu’on l’avait prise.
  14. des bœufs.
  15. Cela est dit rustiquement : un autre dirait que la nouvelle lune ramène les jeux ; et d’ailleurs c’est comme si le jour de Pâques quelqu’un disait, n’est-ce pas aujourd’hui Pâques ?
  16. Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple.
  17. Ou de l’envie de plaire.
  18. Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs enfants.
  19. C’était l’endroit où s’assemblaient les plus honnêtes gens de la ville.
  20. Pour être connu d’eux, et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s’y trouvaient.
  21. Une espèce de singes.
  22. Une sorte de Philosophes vains et intéressés.
  23. Sur le théâtre avec des farceurs.
  24. Cette danse la plus déréglée de toutes s’appelait en Grec cordax, parce que l’on s’y servait d’une corde pour faire des postures.
  25. Choses fort extraordinaires telles qu’on en voit dans nos foires.
  26. Une petite boîte de cuivre fort légère où les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leur procès.
  27. Une obole était la sixième partie d’une drachme.
  28. Ou du babil.
  29. C’était un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avait un peu dérogé au temps de Théophraste.
  30. C’est-à-dire sur la bataille d’Arbelles et la victoire d’Alexandre suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes, lorsque Aristophon célèbre Orateur était premier Magistrat.
  31. Il était plus ancien que la bataille d’Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple.
  32. L’usage de la flûte, très ancien dans les troupes.
  33. Arrhidée frère d’Alexandre le Grand.
  34. Capitaine du même Alexandre.
  35. C’était un faux bruit et Cassandre fils d’Antipater disputant à Arrhidée et à Polysperchon la tutelle des enfants d’Alexandre, avait eu de l’avantage sur eux.
  36. Voyez le chapitre de la flatterie.
  37. C’était la coutume des Grecs. Voyez le chapitre du contre-temps.
  38. Comme le menu peuple, qui achetait son souper chez les Charcutiers.
  39. Les plus pauvres se lavaient ainsi pour payer moins.
  40. Les Grecs commençaient par ces offrandes leurs repas publics.
  41. Une sorte d’herbe.
  42. Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le Thym et le Laurier.
  43. Faits de farine et de miel, et qui servaient aux sacrifices.
  44. Parce que dans cette partie du jour le froid en toute saison était supportable.
  45. C’était aussi parce que cet apprêt avec de la craie comme le pire de tous, et qui rendait les étoffes dures et grossières, était celui qui coûtait le moins.
  46. Il y avait des gens fainéants et désoccupés qui s’assemblaient dans leurs boutiques.
  47. L’Architecte qui avait bâti l’Amphithéâtre, et à qui la République donnait le louage des places en payement.
  48. Proverbe Grec, qui revient à notre Je retiens part.
  49. Quelque chose manque ici dans le texte.
  50. Mine se doit prendre ici pour une pièce de monnaie.
  51. Drachmes, petites pièces de monnaie dont il fallait cent à Athènes pour faite une mine.
  52. Athènes était partagée en plusieurs tribus. Voyez le chapitre de la médisance.
  53. Les Grecs le jour même qu’ils avaient sacrifié, ou soupaient avec leurs amis, ou leur envoyaient à chacun une portion de la victime. C’était donc un contre-temps de demander sa part prématurément, et lorsque le festin était résolu auquel on pouvait même être invité.
  54. Cela ne se faisait chez les Grecs qu’après le repas, et lorsque les tables étaient enlevées.
  55. Formule d’épitaphe.
  56. Les témoins étaient fort en usage chez les Grecs dans les payements et dans les actes.
  57. Pour être enterrés hors de la ville suivant la loi de Solon.
  58. Les Grecs récitaient à table quelques beaux endroits de leurs Poètes, et dansaient ensemble après le repas.
    Voyez le chapitre du contre-temps.
  59. Une eau où l’on avait éteint un tison ardent pris sur l’Autel où l’on brûlait la victime : Elle était dans une chaudière à la porte du temple ; l’on s’en lavait soi-même, ou l’on s’en faisait laver par les Prêtres.
  60. Instruire de ses mystères.
  61. Espèce d’oignon marin.
  62. Ç’a été la coutume des Juifs et d’autres peuples Orientaux, des Grecs et des Romains.
  63. Six cents pas.
  64. D’or ou d’argent.
  65. Ce qui se lit entre les deux étoiles n’est pas dans le grec, où le sens est interrompu, mais il est suppléé par quelques interprètes.
  66. Les Anciens avaient un grand égard pour les paroles qui étaient proférées, même par hasard par ceux qui venaient consulter les Devins et les Augures, prier ou sacrifier dans les Temples.
  67. Cérémonies où l’on répandait du vin ou du lait dans les sacrifices.
  68. Mot Grec qui signifie celui qui ne mange que chez autrui.
  69. Le peuple d’Athènes ou les personnes plus modestes se contentaient d’assembler leurs parents, de couper en leur présence les cheveux de leur fils parvenu à l’âge de puberté, et de les consacrer ensuite à Hercule, ou à quelque autre Divinité qui avait un Temple dans la ville.
  70. Cette île portait de petits chiens fort estimés.
  71. Qu’il a faite ou récitée.
  72. Ceux qui voulaient donner se levaient et offraient une somme, ceux qui ne voulaient rien donner se levaient et se taisaient.
  73. C’étaient les cuisses et les intestins.
  74. Par forme de contribution. Voyez les chapitres de la dissimulation et de l’esprit chagrin.
  75. Port d’Athènes fort célèbre.
  76. C’était contre l’opinion commune de toute la Grèce
  77. L’un des capitaines d’Alexandre le Grand, et dont la famille régna quelque temps dans la Macédoine.
  78. Parce que les Pins, les Sapins, les Cyprès, et tout autre bois propre à construire des vaisseaux étaient rares dans le pays Attique, l’on n’en permettait le transport en d’autres pays, qu’en payant un fort gros tribut.
  79. Un talent Attique dont il s’agit, valait soixante mines Attiques ; une mine cent drachmes ; une drachme six oboles.

    Le talent Attique valait quelque six cents écus de notre monnaie.

  80. Coutume des Anciens.
  81. Par droit d’hospitalité.
  82. Voyez le chapitre de la Flatterie.
  83. Avec des huiles de senteur.
  84. Les anciens naviguaient rarement avec ceux qui passaient pour impies, et ils se faisaient initier avant de partir, c’est-à-dire instruire des mystères de quelque divinité, pour se la rendre propice dans leurs voyages. Voyez le chapitre de la Superstition.
  85. Ils consultaient les Dieux par les sacrifices, ou par les augures, c’est-à-dire, par le vol, le chant, et le manger des oiseaux, et encore par les entrailles des bêtes.
  86. Thésée avait jeté les fondements de la République d’Athènes en établissant l’égalité entre les citoyens.
  87. Voyez le chapitre de la Brutalité.
  88. Une grande statue de bois qui était dans le lieu des exercices pour apprendre à darder.
  89. C’était chez les Grecs un nom de valet ou d’esclave.
  90. Le peuple d’Athènes était partagé en diverses tribus.
  91. Cela est dit par dérision des Thraciennes qui venaient dans la Grèce pour être servantes, et quelque chose de pis.
  92. Elles tenaient hôtellerie sur les chemins publics où elles se mêlaient d’infâmes commerces.
  93. Il y avait au-dessous de cette monnaie d’autres encore de moindre prix.
  94. Il était défendu chez les Athéniens de mal parler des morts par une loi de Solon leur Législateur.

La Rochefoucauld et La Bruyère : discerner et éviter

Dans un phénomène, il y a deux aspects et il y a un mouvement entre ces deux aspects. Saisir cette dynamique permet de cerner la nature du phénomène ou, au moins, d’en voir ce qui compte. Voici par exemple ce que constate Jean de La Bruyère, à travers la présentation d’une situation.

Il ne s’agit pas seulement de la critique qui est faite – cela les commentateurs bourgeois l’ont vu. Non, ce qui compte, c’est aussi l’enseignement dialectique que fait Jean de La Bruyère en nous présentant cela ainsi :

« « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l’esprit, de l’agrément, de l’exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l’attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré ; il ne plaît pas, il n’est pas goûté. »

— Expliquez-vous : est-ce Philanthe, ou le grand qu’il sert, que vous condamnez ? »

Au-delà de la critique sociale qui est faite, le lecteur découvrant cela est entraîné à voir les choses de telle manière à en saisir les aspects. Il est intéressant à ce titre comment, chez Jean de La Bruyère, la critique sociale arrive jusqu’à une constatation dialectique. Voici en l’occurrence ce que cela donne :

« Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux.

L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse.

Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie.

Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. »

Maintenant, regardons : Jean de La Bruyère est-il parvenu au moyen de la dialectique à cerner ce qu’est la nation ? Il y parvient effectivement, relativement, bien sûr, en raison de son impossibilité historique à être matérialiste dialectique.

Il voit qu’il existe une contradiction entre en haut et en bas sur le plan des classes, mais qu’en même temps il existe un cadre national qu’il définit, forcément, comme marqué par l’opportunisme et le rejet des comportements corrects. Voici ce qu’il dit :

« Qui dit le peuple dit plus d’une chose : c’est une vaste expression, et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse, et jusques où elle s’étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands : c’est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux : ce sont les grands comme les petits. »

Jean de La Bruyère est tout autant dialectique dans sa typologie des comportements insupportables :

« L’impertinent est un fat outré. Le fat lasse, ennuie, dégoûte, rebute ; l’impertinent rebute, aigrit, irrite, offense : il commence où l’autre finit. Le fat est entre l’impertinent et le sot : il est composé de l’un et de l’autre. »

On a même une présentation de la schizophrénie de l’être tendant à accepter de devenir quelqu’un d’autre que lui-même afin de mieux répondre aux exigences sociales :

« Un homme inégal n’est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières différentes ; il est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n’a jamais été : il se succède à lui-même.

Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions ; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d’humeurs.

Ne vous trompez-vous point ? est-ce Euthycrate que vous abordez ? aujourd’hui quelle glace pour vous ! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre nom. »

François de La Rochefoucauld et de Jean de La Bruyère dénoncent cela comme étant une surcharge, un décalage par rapport à la réalité. Ce qui est faux, c’est qui est en trop ; Jean de La Bruyère nous dresse une liste de ces surcharges :

« Un comique outre sur la scène ses personnages ; un poète charge ses descriptions ; un peintre qui fait d’après nature force et exagère une passion, un contraste, des attitudes ; et celui qui copie, s’il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de son tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original : de même la pruderie est une imitation de la sagesse.

Il y a une fausse modestie qui est vanité, une fausse gloire qui est légèreté, une fausse grandeur qui est petitesse ; une fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est pruderie. »

Il y a pour autant une tentative de discerner les fondements de cela.

« Tout est étranger dans l’humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes.

Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements.

Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être. »

Cette tentative oscille, vacille ; l’idéologie baroque est toujours aux aguets :

« L’homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du spécieux et de l’ornement. »

Cependant Jean de La Bruyère cherche à l’éviter, dans l’esprit de la monarchie absolue ; la modestie est alors un critère permettant de distinguer les deux formes existantes. Jean de La Bruyère enseigne cela de la manière suivante :

« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief.

Un extérieur simple est l’habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur mesure ; mais c’est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.

Certains hommes, contents d’eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples et les naturels : semblables à ces gens d’une taille médiocre qui se baissent aux portes, de peur de se heurter. »

Il y a donc lieu, pour résumer, de s’intéresser à François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère en tant que portraitistes parvenant, dans leur tentative, à des éléments dialectiques. Ne trouvant pas de sens à leurs constatations – pour des raisons historiques – ils ont oscillé entre pessimisme et réforme des mœurs, la publication même de leurs œuvres témoignant qu’au-delà de leur abattement, ils pensaient qu’il existait une réflexion à ce sujet.

Car la problématique était d’actualité, de par la collision entre aristocratie et bourgeoisie à laquelle on assiste au XVIIe siècle. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont tenté de discerner et d’éviter les complications provoquées par cette collision. Leur nature même est de représenter la monarchie absolue.

Représentant les intérêts de celle-ci, ils n’ont pas d’autres choix que de chercher l’union des contraires, au lieu de leur séparation. C’est pourquoi leurs œuvres si marquantes n’ont pas été valorisées par la suite, à l’opposé des portraits psychologiques de Jean Racine et de Molière, qui étaient directement ancrées dans leur époque et soulignaient la complexité davantage que la nature problématique de l’époque.

 François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont été des témoins inquiets, des idéologues de la monarchie absolue ; de par cette nature, leur entreprise ne pouvait qu’échouer. 

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une collision historique

L’une des grandes leçons que doivent donner François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, c’est d’éviter les apparences qui sont trompeuses. S’ils ne parviennent pas vraiment à les expliquer, de par leur impossibilité à être matérialiste dialectique, tout au moins peuvent-ils porter l’attention sur certains aspects. C’est cela l’esprit français, capable de dresser des portraits psychologiques.

Voici par exemple ce que Jean de La Bruyère nous conseille dans le cadre des relations sentimentales :

« L’on est encore longtemps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières disent qu’on ne s’aime plus. »

Il y a l’apparence, mais il n’y a plus le contenu. C’est là indéniablement une compréhension qui tend au matérialisme dialectique. La contradiction est bien interne et ce qui est d’une certaine manière la superstructure est en retard sur l’infrastructure.

Voici un exemple chez François de La Rochefoucauld qui, pareillement, permet de distinguer ce qui est interne et ce qui est externe ; il ne suffit pas que le moteur interne soit présent, il faut qu’il se réalise concrètement :

« On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. »

C’est l’incapacité à tenir tous les tenants et aboutissants qui amènent François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère à être acide, amer. Jean de La Bruyère, dans ses exemples, sait être par ailleurs aussi caustique que François de La Rochefoucauld :

« Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle : il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école. »

Au-delà de l’humour – par ailleurs noir et il y a ici toute une école française trouvant sa source dans cette même faiblesse à saisir la totalité d’un phénomène – il y a le fait que les sensations authentiques ne sauraient dépasser les normes. La vérité est toujours celle de la société, même si ce qui est exigé est faux.

C’est pourquoi, finalement, bien se comporter dans la société amène forcément à s’isoler. On retrouve ici un aspect dialectique, avec la définition par la négative. Le meilleur moyen d’agir, c’est de ne pas agir. La meilleure manière de s’engager, c’est de ne pas s’engager. 

La société étant semée d’embûches, avec forcément la corruption, la vilenie, etc. le mieux est d’éviter tout cela. C’est ce qui fait dire à François de La Rochefoucauld que :

« La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie. »

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère parviennent à caractériser les comportements, mais ne parvenant à distinguer leur base propre, ils sont obligés d’y voir une nature humaine, une tendance inévitable au faire-valoir, une propension naturelle à la mise en valeur de l’amour-propre. Ils ne saisissent pas que la tendance à l’égocentrisme tient à la nature des rapports sociaux capitalistes qui s’immiscent dans la société de la monarchie absolue.

La quête de l’apparence valorisée amène une décadence des valeurs, du style, tout est récupéré, malmené pour obéir au pragmatisme, à l’efficacité de la mise en valeur. Le subjectivisme s’approprie la culture.

Il y a à la fois émergence des mœurs capitalistes toujours plus puissantes, et décadence de l’aristocratie toujours plus opportuniste. C’est une collision historique de grande ampleur. Ce qui en découle est insupportable ; voici comment Jean de La Bruyère dénonce cela :

« L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire.

Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite.

Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre. »

Il y a là quelque chose de très moderne, puisqu’on retrouve cette décadence dans le capitalisme décadent, avec le principe de la récupération de tout et n’importe quoi, juste pour avoir du style. On pourrait très bien décrire les hipsters en utilisant les termes de Jean de La Bruyère.

Voici un autre exemple de comment Jean de La Bruyère a parfaitement saisi ce qui est propre à une certaine décadence : les propos de gens obscènes, médisants, n’existant que par la raillerie. Là encore, on a une figure-type, et une présentation admirable, une typologie exemplaire.

« Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive.

Il leur serait utile d’être nés muets ou stupides : ce qu’ils ont de vivacité et d’esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise.

Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers : demande-t-on à des béliers qu’ils n’aient pas de cornes ?

De même n’espère-t-on pas de réformer par cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l’on peut faire de mieux, d’aussi loin qu’on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. »

Jean de La Bruyère n’oublie pas d’expliquer comment le même processus touche les érudits. Tout devient vain, simple possibilité de se faire valoir.

« D’autres ont la clef des sciences, où ils n’entrent jamais : ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la latine.

Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l’histoire ; ils parcourent tous les livres, et ne profitent d’aucun ; c’est en eux une stérilité de faits et de principes qui ne peut être grande, mais à la vérité la meilleur récolte et la richesse la plus abondante de mots et de paroles qui puisse s’imaginer : ils plient sous le faix ; leur mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide. »

Le mélange aristocratie-bourgeoisie sous l’égide de la monarchie absolue était intenable ; ce qu’on appelle les moralistes du XVIIe siècle en furent les témoins.

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La Rochefoucauld et La Bruyère : parler bien, parler juste

Savoir bien se comporter exige, dialectiquement, de savoir comment ne pas se comporter. 

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont une approche allant véritablement vers la dialectique justement parce qu’ils dressent des miroirs, montrant des attitudes, des postures, des manières, qui ont comme dénominateur commun d’être mauvaises. François de La Rochefoucauld est ici relativement brutal de par la forme même de ses assertions, de ses Maximes. Il nous dit par exemple que :

« La simplicité affectée est une imposture délicate. »

Ou bien encore que :

« Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon. »

Il ne faut pas être sot, il ne faut pas avoir une simplicité affectée, c’est-à-dire en fait qu’il ne faut pas surjouer mais toujours progresser, apprendre, être au niveau. De toutes manières, on ne peut pas être au niveau le plus haut, jamais, car c’est une bataille incessante dans la progression du niveau culturel. C’est là le paradoxe dialectique ; d’un côté on reconnaît qu’avec la monarchie absolue les choses progressent, de l’autre il y a une dimension surfaite qui ne va pas.

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère tentent de dresser des formules pour compenser, mais ils sentent bien que cela ne suffit pas. Ils passent alors par le relativisme pour justifier que leurs indications ne permettent pas véritablement de triompher des mauvaises attitudes. François de La Rochefoucauld nous dit ainsi qu’il faut être fin, mais que cette qualité est elle-même relativement floue, qu’on ne peut pas se fonder là-dessus de manière élaborée :

« On peut être plus fin qu’un autre, mais non pas plus fin que tous les autres. »

Le problème qu’entrevoient François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’est pas que la société où ils vivent a des limites, mais bien que les êtres humains ont des limites.

Ne pouvant voir l’apparition de nouveaux rapports sociaux, ils tentent de compenser leur faiblesse en justifiant la qualité, l’attitude correcte, posée. Ce qui est posé s’oppose d’autant plus à l’opportunisme tout azimut de l’époque de Louis XIV, à ce curieux mélange aristocratie – bourgeoisie – administration centralisée.

Jean de La Bruyère fait pour cette raison le reproche suivant :

« C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence. »

Il faut savoir raison garder, tel est le principe. Il faut rester terre à terre, ne pas se laisser balader, faire bien attention au terrain social, dont François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère devinent la nature mais sans parvenir à la définir, et consistant en l’irruption de nouveaux rapports sociaux, la fin de la féodalité. 

Voici le conseil que donne Jean de La Bruyère sur le maintien de l’esprit :

« Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement. »

En fait, on porte son esprit, on doit le présenter de manière adéquate et il s’agit de ne pas littéralement dérailler. Pour autant, il ne s’agit pas d’assécher l’esprit, mais bien de le maintenir vivant. C’est l’opportunisme qui assèche, c’est l’opportunisme qui impose un style affecté, une approche ampoulée de l’expression. Il s’agit de penser avant de parler, mais pas pour parler mieux, simplement pour parler bien. Jean de La Bruyère fait ici la distinction entre plusieurs manières de parler :

« Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos »

Le problème bien entendu, dans une société où parler rentre dans un jeu d’apparence, de gratifications, d’opportunisme, de manipulation, etc. est que le fait de parler est perverti. Quand on dit quelque chose, on le fait en fonction d’un calcul. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère trouvent cela terrible.

Il y a ici, de manière nette, une nostalgie de l’ancienne étape du féodalisme, qui est idéalisée : l’ordre social étant auparavant fixé, on ne peut pas parler pour tromper, tout au moins pas avec une dimension telle qu’au 17e siècle. On comprend que la monarchie soutiendra le romantisme, comme nostalgie d’une époque idéalisée : le moyen-âge.

En tout cas, au 17e siècle en tant quel, il y a une critique du style pompeux et ostentatoire, précisément comme critique des rapport sociaux capitalistes, au nom forcément de la féodalité puisqu’il n’y a pas encore les moyens de disposer d’une critique matérialiste dialectique. C’est le paradoxe : en apparence on a une critique des attitudes guindées de la cour, en pratique il s’agit aussi d’un rejet du capitalisme.

Voilà une clef très importante de l’histoire de France.

Les propos de Jean de La Bruyère à ce sujet sont lourds de signification :

« Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement. »

François de La Rochefoucauld, avec sa brutalité, nous donne un exemple de cette ostentation, de cette tension intérieure qui ne débouche que sur le style personnel, l’égocentrisme, qui perd de vue ce qui compte vraiment :

« Il y a des gens si remplis d’eux-mêmes que, lorsqu’ils sont amoureux, ils trouvent moyen d’être occupés de leur passion sans l’être de la personne qu’ils aiment. »

Ou encore :

« Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour. »

Le naturel disparaît, au profit du calcul par rapport à soi-même. Les commentateurs bourgeois ont voulu faire du 17e siècle une période où l’on ne parle que des manières, comme si l’époque en question flottait au-dessus du mode de production, des classes sociales, de l’économie. Ce n’est absolument pas le cas, bien entendu.

>Sommaire du dossier

Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : vertu et vanité

Puisque la hiérarchie sociale est sens dessus-dessous par l’émergence du capitalisme, il ne reste plus qu’à accorder à la vertu une valeur idéale, dépassant la société elle-même. C’est cela le sens de la valorisation de la tragédie au XVIIe siècle ; cela correspond à l’esprit propre aux exigences de l’État dans son cadre administratif. Il faut rester mesuré, ordonné, afin de ne jamais sortir du cadre de la monarchie absolue.

C’est le seul moyen d’unifier, par en haut, les couches sociales contradictoires que sont bourgeoisie et aristocratie.

On a ici par conséquent un catholicisme mesuré, au service de la monarchie absolue dans le sens où le service de l’État, l’attitude vertueuse, semble dépasser de manière unilatérale les mœurs aristocrates et bourgeoises. Jean de La Bruyère formule sa conception du caractère idéal de la vertu ainsi :

 « Chaque heure en soi comme à notre égard est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps ; le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé.

Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu ? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps. »

De manière encore plus catholique, pratiquement anticapitaliste romantique, François de La Rochefoucauld expose que, selon lui :

« Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. »

En même temps, la force dissolvante du capitalisme est telle que la vertu n’est pratiquement plus qu’une fiction :

« L’intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices. »

C’est une vision extrêmement pessimiste de la nature humaine qu’on a ici chez François de La Rochefoucauld, mais Jean de La Bruyère lui-même sent que sa défense de la vertu est malaisée. Il se sent obligé de séparer la vertu de la société, d’en faire une valeur totalement autonome, pratiquement une valeur spirituelle flottant au-dessus de la réalité. Être vertueux exige même pratiquement l’isolement, comme lorsqu’il affirme que :

« La vertu a cela d’heureux, qu’elle se suffit à elle-même, et qu’elle sait se passer d’admirateurs, de partisans et de protecteurs ; le manque d’appui et d’approbation non seulement ne lui nuit pas, mais il la conserve, l’épure et la rend parfaite ; qu’elle soit à la mode, qu’elle n’y soit plus, elle demeure vertu. »

François de La Rochefoucauld considère, donc, quant à lui, qu’en fait la vertu elle-même est obligée de sombrer, de par l’amour-propre, l’ego, la vanité. Il dit ainsi : 

« La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. »

Le monde est composé, en effet, de vaniteux, de gens se comportant en égocentriques cherchant à tout prix à se placer au centre du jeu social. Jean de La Bruyère a raconté plusieurs scènes tout à fait cocasses où justement la vanité s’expose de manière la plus nette. Voici l’exemple d’Arrias :

« Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose.

On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, des ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater.

Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies.

Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. »

Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » »

C’est chez Jean de La Bruyère qu’on sent le plus la volonté de synthétiser, entreprise impossible. Il aurait fallu soit se replier sur la psychologie, comme Jean Racine, soit sur la présentation approfondie d’un caractère particulier, comme chez Molière. Ce n’est qu’après la révolution française qu’un aperçu général sera réellement lisible dans les rapports entre aristocratie et bourgeoisie, et c’est Honoré de Balzac qui s’en chargera, d’une certaine manière à rebours. C’est la raison précise pour laquelle on ne trouve pas chez Honoré de Balzac de portrait approfondi des masses populaires : c’est le rapport aristocratie – bourgeoisie qui le tourmentait, dans le prolongement du XVIIe siècle.

On trouve toutefois, dans les Caractères, une tentative de formuler un portrait général, mais de manière très prudente, d’ailleurs unique et sans dire ouvertement qu’il parlait de la France. Voici comment Jean de La Bruyère a tenté cela : 

« L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules.

Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte.

Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez.

Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage.

Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu’ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués.

On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu.

Les gens du pays le nomment ; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. »

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La Rochefoucauld, La Bruyère et l’émergence des rapports capitalistes

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont constaté l’émergence du mode de production capitaliste, mais ils ne l’ont pas compris. Représentants de la monarchie absolue, ils ne pouvaient constater la société que comme un tout, comme un ensemble organique, conformément à l’idéologie de la monarchie. Cependant, cette monarchie était absolue, et le pouvoir royal en tant que plus haute étape de la féodalité s’appuyait sur l’aristocratie, mais aussi sur la bourgeoisie.

Le problème est alors qu’il faut avoir une lecture scientifique pour saisir ce qui relève de l’une et ce qui relève de l’autre, ce que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne pouvaient pas avoir, pour des raisons historiques. Ils sentent bien que le mode de production capitaliste est en train d’affaiblir la féodalité, mais en même temps ils ne parviennent pas à distinguer féodalisme et capitalisme naissant.

Jean de La Bruyère,
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cela les amène à une position pratiquement anticapitaliste romantique, regrettant un féodalisme plus mesuré. C’est particulièrement frappant chez Jean de La Bruyère, dont l’apologie de la vertu oscille entre critique de la féodalité au moyen de la rationalité bourgeoise, capitaliste, et critique du capitalisme, au moyen de l’esprit féodal. Dans tous les cas, le capitalisme apparaît comme une force dissolvante et irrépressible.

Voici comment François de La Rochefoucauld constate le caractère multiforme de la diffusion du capital, sa capacité à être porté par n’importe qui sous n’importe quelle apparence :

« L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. »

C’est là une formidable constatation sur la manière dont le capital s’étend, dont l’argent commence à façonner les comportements. Les rapports capitalistes s’immiscent dans toute la société, façonnant toutes les liaisons entre les individus, toutes les activités. Jean de La Bruyère ne dit pas autre chose sur la dimension toujours plus universelle de cette nouvelle forme de rapports sociaux:

« Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue. »

Voici même comment Jean de La Bruyère présente le phénomène de l’accumulation, dont le résultat est le renversement de la place de quelqu’un dans la hiérarchie sociale. Si Karl Marx avait été français, il aurait pu citer cela dans Le Capital.

« Vous avez une pièce d’argent, ou même une pièce d’or ; ce n’est pas assez, c’est le nombre qui opère : faites-en, si vous pouvez, un amas considérable et qui s’élève en pyramide, et je me charge du reste.

Vous n’avez ni naissance, ni esprit, ni talents, ni expérience, qu’importe ? ne diminuez rien de votre monceau, et je vous placerai si haut que vous vous couvrirez devant votre maître, si vous en avez ; il sera même fort éminent, si avec votre métal, qui de jour à autre se multiplie, je ne fais en sorte qu’il se découvre devant vous. »

Dans ce cadre, les aristocrates et les bourgeois tendent à s’unir, ce qui semble contre-nature, et c’est d’autant plus frappant que cela arrive dans les cas de grande réussite, de triomphe, avec des bourgeois réécrivant leur origine pour se présenter comme gentilhomme.

Encore, cela dépend-il de la capacité à accumuler. Cette capacité obéissant au hasard apparent capitaliste, toutes les valeurs sociales se dissolvent inévitablement. Être noble ou bourgeois dépend ici de la capacité du bourgeois à acquérir une telle richesse qu’il peut réécrire sa propre identité.

Jean de La Bruyère voit cela ainsi :

« Il y a des gens qui n’ont pas le moyen d’être nobles. Il y en a de tels que, s’ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étaient nobles. Quelques autres se couchent roturiers, et se lèvent nobles. Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers ! »

Cette perspective trouble d’autant plus François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, elle brouille d’autant plus leur tentative à cerner la réalité. Le capital utilise les individus comme au hasard, ces figures perdent leur humanité, devenant des personnifications du capital. Voici ce que dit Jean de La Bruyère :

« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »

Ne pouvant saisir cette situation dans son ensemble de manière synthétique, François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère étudient simplement les cas d’école. C’est précisément cela qui va jouer un rôle dans la construction de l’esprit national français. 

Le capitalisme s’affirmant à travers son contraire féodal, dans le cadre de la monarchie absolue, empêche une vue générale – le 19e siècle sera fort logiquement marqué du sceau de cette perspective troublée, principalement avec Pierre-Joseph Proudhon et Jean Jaurès.

Pour s’y retrouver, François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’ont pas le choix; à leurs yeux, ils doivent déblayer, séparer les exemples. Jean de La Bruyère se moque, par conséquent, de la manière suivante des aristocrates :

« Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. »

Cette émergence du capitalisme est d’autant plus frappante, ou bien choquante, que cela apparaît comme mystérieux, comme incompréhensible. On ne sait pas pourquoi l’un a du succès dans les affaires, et pas l’autre. Ce qui était prédestination chez Jean Calvin devient incompréhension pratiquement baroque chez Jean de La Bruyère, par exemple dans sa constatation suivante :

« Deux marchands étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique ; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l’une des deux, pour se tirer d’une extrême misère, cherche à se placer ; elle entre au service d’une fort grande dame et l’une des premières de la cour, chez sa compagne. »

On a ici la fusion entre la signification classique de fortune – la chance – avec la fortune en tant que biens accumulés. Ce qui intéresse François de La Rochefoucauld et de Jean de La Bruyère, en tant que représentants de la monarchie absolue, c’est de trouver une voie, une valeur au-delà de la question de la fortune, en tant que richesse, mais également au-delà de la question de l’appartenance à la noblesse, celle-ci se rapprochant dans ses moeurs de la bourgeoisie. 

C’est cela le principe de la vertu, qui existerait au-delà des classes, des moeurs; François de La Rochefoucauld présente ainsi cette valeur idéale, au-dessus des catégories sociales :

« Il y a une élévation qui ne dépend point de la fortune : c’est un certain air qui nous distingue et qui semble nous destiner aux grandes choses ; c’est un prix que nous nous donnons imperceptiblement à nous-mêmes ; c’est par cette qualité que nous usurpons les déférences des autres hommes, et c’est elle d’ordinaire qui nous met plus au-dessus d’eux que la naissance, les dignités, et le mérite même. »

Il y a ici indéniablement une forme d’anticapitalisme romantique ; la vertu serait propre à l’idéalisme, elle serait transcendante, au-delà de la réalité sociale toujours davantage corrompue.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : l’amour-propre

La grande qualité du XVIIe siècle est sa réfutation de la vanité, défaut si présent à la Cour, en raison de la centralisation complète et de la nécessité de plaire pour avancer dans les institutions. Il s’ensuit un éloge de l’ego absolument insoutenable, avec une élite totalement obnubilée par son amour-propre. C’est une véritable vision du monde, où tout est évalué selon la satisfaction de son amour-propre.

Cela est bien sûr renforcé par le développement du capitalisme. Les commentateurs bourgeois ont omis cela, faisant comme si les mœurs capitalistes commençaient uniquement à partir de 1789, ou bien au XVIIIe siècle avec les Lumières.

En réalité, si les idées bourgeoises triomphent avec les Lumières, les mœurs bourgeoises se développent bien entendu bien avant, dès l’émergence de la bourgeoisie en tant que classe, sous la forme des commerçants, artisans et marchands dans les bourgs devenant les villes.

La preuve en est que le calvinisme est déjà apparu, justement comme théorie bourgeoises des mœurs. On ne peut  donc pas du tout limiter le XVIIe siècle à une sorte d’aristocratie maniérée et parasitaire et d’ailleurs lorsque François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère critiquent les mœurs de leur époque, ils constatent bien le mélange de valeurs aristocrates et bourgeoises. Ne sachant d’où vient le problème, ils en viennent justement à regretter les anciennes mœurs aristocrates.

La raison de cela est que c’est l’individualisme qui s’étend à grande vitesse. L’amour-propre devient l’orientation principale des couches sociales dominantes. François de La Rochefoucauld constate par exemple :

« L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d’eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous. »

Jean de La Bruyère a présenté cet amour-propre dans des petites scènes, pour montrer quel est le type d’attitude à laquelle on a affaire.

En voici une :

« Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse. »

François de La Rochefoucauld

Le grand problème bien entendu, c’est de trouver la source de cette vanité, de cet amour-propre. Naturellement, en raison de la nature de cette époque, c’est introuvable. Il ne reste alors plus qu’à basculer dans la généralisation, d’attribuer à la nature humaine un défaut propre aux classes dominantes. L’idéalisme permet de trouver la clef du problème, tout au moins en apparence.

Il y a pourtant des intuitions formidables. François de La Rochefoucauld tente par exemple d’expliquer que l’amour-propre, la vanité, tient au fait même d’exercer une profession, car cela va de pair avec un masque social. Il formule cela ainsi :

« Dans toutes les professions chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie. Ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines.  »

C’est là constater le principe de l’apparence du vendeur, du marchand, du négociant, dans la vente de marchandises. Il y a là une perception très nette des mœurs propres au capitalisme.

De son côté, Jean de La Bruyère considère pareillement que cela provient de toute la société, même s’il entrevoit finalement que le cœur, c’est la cour, qui contamine le reste de la société avec ses valeurs, son style, ses approches, son idéologie. Il constate, de manière désabusée :

« La ville dégoûte de la province ; la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour. »

Ce dernier exemple rappelle la figure du Misanthrope dans la pièce éponyme de Molière : prétendre vivre à la marge des valeurs de la cour, c’est quitter toute socialisation, c’est échouer dans la vie, aussi regrettable que soit le culte des apparences.

D’ailleurs, Jean de La Bruyère trouve ici une vraie parade dialectique, en expliquant que le vertueux n’a pas refusé la cour, mais qu’il en a fait le tour, qu’il en a saisi les aspects contradictoires. C’est là tout à fait différent d’un désengagement comme le propose à la même époque le jansénisme.

Voici l’explication tout à fait dialectique de Jean de La Bruyère :

« Il faut qu’un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre en y entrant comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais. »

Il y a également là une grande différence avec François de La Rochefoucauld, car ce dernier ne pense justement pas que l’on puisse aller dans le sens de la vertu ; l’amour-propre commande tout dans l’être humain et il dit ainsi :

« Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu’à proportion de notre amour-propre. »

Toutefois, et c’est une nécessité, Jean de La Bruyère ne peut pas être d’un trop grand optimisme au sujet de la vertu. Il sent bien que la base de la société fait que les tentatives sont fragiles, que les apparences sont trompeuses. Seule une toute petite minorité, forgée dans la vertu, peut résister.

Il présente la chose ainsi :

 « Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu’il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer. »

Cela montre à quel point François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère avaient pour ainsi dire senti la superstructure du mode de production, sans parvenir à en établir la nature. Inévitablement, on trouve chez eux une constatation du développement du mode de production capitaliste à travers le féodalisme, avec un basculement dans le pessimisme.

Jean de La Bruyère sentira par contre plus que François de La Rochefoucauld que le pessimisme n’est qu’une fuite. C’est pour cela que l’écrivain décadentiste Jules Barbey d’Aurevilly, ultra-réactionnaire, affirmera au sujet de Jean de La Bruyère, dans Femmes et moralistes :

« Ce prestigieux écrivain, le plus piquant du XVIIe siècle, qui, à force de style, s’est fait croire un grand moraliste, quoique son observation aille plus au costume qu’à la personne, à la convention sociale qu’au tréfond de la nature humaine, — en cela inférieur à François de La Rochefoucauld, qui n’a pas tout dit non plus, mais qui a vu plus loin que Jean de La Bruyère dans la misère constitutive de l’homme ».

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : unir les contraires

La contradiction propre à la monarchie absolue, c’est de développer la culture d’un côté, de la freiner de l’autre, en raison de la domination de l’opportunisme propre à la cour, parallèlement au développement des commerçants et des marchands. C’est là l’expression des forces productives, qui se développent, alors que la société la freine en partie, la base féodale rentrant en contradiction avec  le mode de production capitaliste qui apparaît.

C’est cela qui écœure Jean de La Fontaine et Jean de La Bruyère ; ce dernier raisonne directement en termes de progrès, dans un esprit qui sera d’ailleurs celui des Lumières, à ceci près qu’il ne dénonce pas le régime, mais les travers humains qu’il sépare justement du régime, ce qui le ramène paradoxalement à un point de vue pro-féodal.

Voici ce qu’il dit par exemple :

« Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l’équité, admire un certain poème ou une certaine musique, et siffle tout autre.

Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée et à leur propre cabale ; ils découragent par mille contradictions les poètes et les musiciens, retardent les progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu’ils pourraient tirer de l’émulation et de la liberté qu’auraient plusieurs excellents maîtres de faire, chacun dans leur genre et selon leur génie, de très bons ouvrages. »

C’est précisément l’étroitesse d’esprit que dénonce Jean de La Bruyère, dans une perspective qui est celle de la synthèse. Voici un reproche qu’il fait ainsi aux différentes approches erronées qui peuvent être faites :

« Les sots lisent un livre, et ne l’entendent point ; les esprits médiocres croient l’entendre parfaitement ; les grands esprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair ; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible. »

L’objectif de François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère est de dresser une typologie, une liste de ce qu’il faut éviter. Seulement, pour s’en sortir, il faut aller de l’avant, mais tant Jean de La Bruyère que François de La Rochefoucauld sont tiraillés : ils constatent deux aspects, une contradiction, mais ne savent pas comment s’en sortir. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.

C’est ce constat fait au XVIIe siècle qui a bloqué par la suite la compréhension de la dialectique au XIXe siècle, permettant à Pierre-Joseph Proudhon et Jean Jaurès d’apparaître, avec leur style consistant à unir les contraires.

L’immense qualité de Jean de La Bruyère ainsi que de François de La Rochefoucauld n’a pas été comprise, elle a été d’une certaine manière poursuivie, avec la tentative d’unir les contraires, deux devenant un, dans l’esprit d’un constat se voulant critique productif.

Jean de La Bruyère

La formidable analyse était pourtant là, avec justement le renversement dialectique, par exemple quand François de La Rochefoucauld dit :

« La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent les plus sots habiles. »

Jean de La Bruyère constate pareillement l’existence de deux aspects :

« On ouvre un livre de dévotion, et il touche ; on en ouvre un autre qui est galant, et il fait son impression. Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires, et admet les incompatibles ? »

Mais l’esprit français, cherchant le caractère linéaire, se demande comment les contraires peuvent être unis. C’est ce qui amène Jean de La Bruyère à dire que :

« L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale de ces deux extrêmes. »

Il en va de même avec la question de savoir s’il faut choisir entre l’ancien et le nouveau : c’est précisément là où l’esprit français se bloque. Jean de La Bruyère nous dit ainsi :

« Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l’habitude et la nouveauté. »

Être mesuré consiste ici à unir les contraires : François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont permis de commencer à constater les contraires… Sans la possibilité de les saisir comme phénomène général se résolvant dans la lutte.

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La Rochefoucauld et de La Bruyère : un esprit de synthèse

Tout comme chez François de La Rochefoucauld, on trouve chez Jean de La Bruyère cette combinaison entre catholicisme et exigences de la bourgeoisie. Ce qu’il dit dans la préface de son œuvre intitulée Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle est impossible à comprendre sans le rapprocher de la civilité bourgeoise, de la rigueur protestante, de la pression catholique, de la bienséance propre à la monarchie absolue.

Il explique ainsi, dès le départ, faisant de la correction des mœurs la tâche de la littérature :

« Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques ; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit.

L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges ; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. »

Cependant, dans la tradition française propre à un semi-humanisme largement freiné par le catholicisme et méconnaissant le protestantisme, Jean de La Bruyère n’est guère optimiste. Il parle des « caprices de la multitude et la légèreté du public » et présente la nécessaire instruction comme une œuvre qui, par définition, est impossible à réaliser entièrement, de par la nature même de l’humanité.

Dès le début de l’œuvre elle-même, Jean de La Bruyère réduit la portée de son travail, la valeur de son apport :

« Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. »

Pourtant, et c’est là le paradoxe du XVIIe siècle, la représentation de la réalité est possible. Pourquoi est-elle possible, alors que ses effets sont censés être extrêmement relatifs, ni François de La Rochefoucauld ni Jean de La Bruyère ne l’expliquent.

Ils constatent pourtant clairement la possibilité d’un regard sur le mouvement de la réalité, d’une réflexion sur la psychologie. Tout comme François de La Rochefoucauld a pu saisir en partie le mouvement dialectique, Jean de La Bruyère souligne la possibilité pour un auteur de synthétiser.

Page de garde de la 10e édition des Caractères de Théophraste traduit du Grec avec les Caractères et Mœurs de ce siècle de La Bruyère, 1699.

Il dit ainsi, dans deux passages dont le rapprochement est inévitablement à faire avec la théorie du reflet et la conception de la pensée-guide dans le matérialisme dialectique :

« L’on n’a guère vu jusques à présent un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs : Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Enéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain [c’est-à-dire Cicéron] ses Oraisons. »

C’est là un point de vue en contradiction avec le pessimisme censé être sous-jacent à sa conception, et c’est même éminemment anti-relativiste, dans la mesure où une valeur historique, celle du portrait réaliste, par un haute technique d’expression, est attribuée à certains auteurs.

Autre contradiction : Jean de La Bruyère a pris le parti des « anciens » contre les « modernes » ; pour lui tout a été dit et parfaitement, on ne peut qu’imiter. Pourtant, il analyse dialectiquement deux auteurs en les rapprochant, en montrant que leurs contraires devraient s’unir !

C’est là une approche qui, comme celle de François de La Rochefoucauld, est absolument à rapprocher du matérialisme dialectique :

« Il n’a manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères ! Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement : quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques !

J’ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple ; il en fait la peinture ou l’histoire. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature : il en fait le roman.

Ronsard et [Jean-Louis Guez de] Balzac ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.

Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots. »

L’analyse dialectique porte également parfois sur un auteur, dont les deux aspects sont antagoniques, pour ainsi dire :

« Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur.

Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption.

Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicat. »

Cela montre, comme chez François de La Rochefoucauld, la finesse d’analyse, le regard dialectique dans le portrait.

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Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une vision dialectique

On aurait tort de penser que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne sont que de simples témoins, avec des yeux propres à leur époque – ce serait là une interprétation mécaniste, fondamentalement éloignée du matérialisme historique et de sa valorisation de la monarchie absolue comme étape intermédiaire et temporaire dans l’effondrement du féodalisme.

Ce qui fait l’intérêt de François de La Rochefoucauld est précisément la même chose qu’on a chez René Descartes et Jean Racine : une combinaison entre le catholicisme et les exigences de la bourgeoisie française qui n’a pas réussi à développer le protestantisme.

Ce qui est alors très frappant, au-delà de la tentative de composer deux démarches opposées, c’est la recherche d’une avancée au moyen de la dialectique. C’est là que réside la force des Maximes et cela doit être considéré comme la base de leur énorme succès à leur parution.

Une maxime témoigne de la dimension conflictuelle entre les différents aspects de la réalité, avec un équilibre uniquement relatif entre les opposés :

« Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité. »

C’est là tout à fait dialectique, avec une chose se retournant en son contraire. Voici un autre exemple :

« Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude. »

Cette approche va jusqu’à saisir la question des différents aspects, avec un aspect principal, comme dans ce qui suit :

« Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble. »

Cependant, les limites historiques sont patentes. La dialectique ne dépasse pas le champ de la psychologie. À cela s’ajoute l’incapacité à généraliser le principe du saut qualitatif.

Le renversement ainsi que le saut apparaissent comme incompréhensibles, et pour cette raison François de La Rochefoucauld est attiré par le baroque, idéologie religieuse affirmant que le monde est incompréhensible, chaotique.

François de La Rochefoucauld se focalise ainsi sur la question quantitative, tentant de trouver un « équilibre », une composition. Il a ainsi des points de vue tendant au matérialisme, et d’autres tendant à l’idéalisme. Par cette tentative de composition, on a quelque chose de fondamental dans l’esprit français.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cependant, l’esprit français tente historiquement de s’en sortir par le haut, d’où cette quête du panache. On n’a pas cela chez François de La Rochefoucauld. La relativité n’est pas considérée comme quelque chose de secondaire, mais de principal. Il en ressort un pessimisme très grand. En voici un exemple :

« On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine. »

À cette indécision psychologique s’associe l’incompréhension de ce qui semble contradictoire, comme ici :

« Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d’autres qui plaisent avec des défauts. »

C’est cela qui donne tout son sens aux maximes, qui avertissent des conséquences d’avoir une perspective unilatérale. Les maximes sont surtout des enseignements appelant à bien se comporter en évitant… de ne pas saisir les différents aspects d’une chose. Être unilatéral, c’est être mal élevé, comme François de La Rochefoucauld le constate ainsi :

« On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder. »

Pourquoi arrive-t-on à une telle démarche ? Parce que la monarchie absolue permet aux individus d’exister, parallèlement au développement du capitalisme. Elle soutient la bourgeoisie, n’hésitant pas à faire de Molière une arme anti-féodale.

Toutefois, la monarchie absolue peut exalter l’individu seulement à condition que la base féodale ne soit pas en soi remise en cause. Voilà pourquoi Molière appuie la séparation entre les classes bourgeoise et aristocrate, sans pour autant attaquer le féodalisme de manière ouverte – il n’en a pas besoin pour la période où il vit, le féodalisme s’effondrant déjà inexorablement.

François de La Rochefoucauld n’est donc pas tant le protagoniste de cette époque que le produit de celle-ci. Il exprime le point de vue de quelqu’un qui a intégré les valeurs de la société de son époque, et qui cherche à en tirer le meilleur.

Le problème est que la nature contradictoire de la base sociale de la monarchie absolue rend impossible d’aller réellement tant dans un sens que dans l’autre.

Exactement comme René Descartes, François de La Rochefoucauld est bloqué, il tente de s’en sortir en allant à la fois dans un sens et dans l’autre. Il contribue à façonner la France, avançant dans la dialectique… et empêchant sa réelle compréhension en même temps. Il y a là un moment clef dans l’histoire de notre pays.

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La Rochefoucauld,La Bruyère et la contribution au goût de la nation

Jean de La Bruyère (1645-1696) et François de La Rochefoucauld (1613-1680) ont rédigé des œuvres à la forme sensiblement proches. On est ici dans la culture du mot français : précis, lourd de sens, inséré dans une formule délicate, sur la base d’une morale exprimée de manière naturelle.

C’est François de La Rochefoucauld qui est le premier des deux à formuler, en 1665, des Réflexions ou sentences et maximes morales, qu’on connaît surtout sous le nom de Maximes. Jean de La Bruyère publie, de son côté, en 1688, une œuvre dont le titre est Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Le paradoxe est que ces deux œuvres moralistes se rejoignent par le régime de la monarchie absolue, alors que leurs bases sont très différentes.

François de La Rochefoucauld vient de la plus haute noblesse française, son titre étant François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac. A ce titre, il a participé à la bataille aristocratique contre la centralisation de l’État, contre la monarchie absolue, en particulier contre le cardinal de Richelieu. Il a participé aux frondes, aux affrontements militaires et fut régulièrement blessé, parfois très grièvement, en particulier en 1652 où, blessé à la tête, il manqua de perdre la vue et eut besoin d’une année de convalescence.

François VI, duc de la Rochefoucauld, mémorialiste (1613-1680)
par Théodore Chassériau  (1819–1856)

Jean de La Bruyère vient lui de la bourgeoisie, rejoignant la noblesse de robe au moyen d’une incessante activité intellectuelle au service de grandes figures, le plus souvent en tant que précepteur.

Malgré ces différences, justement à travers celles-ci dans le cadre de la monarchie absolue, leurs œuvres moralistes se rejoignent dans l’esprit, et aussi dans le succès.

Les Réflexions ou sentences et maximes morales consistent en une œuvre finement ciselée, où de manière lapidaire des phrases assènent des constats à la fois réalistes et amers sur la nature humaine, dans le cadre de la société prévalant alors dans notre pays. François de La Rochefoucauld peut par exemple affirmer :

« Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. »

Au-delà cependant du point de vue exprimé ici, foncièrement pessimiste quant à la vanité et la superficialité des gens et de leurs attitudes, il y a ici un esprit français qui s’exprime : celui de la concision, de l’esprit de synthèse, du portrait psychologique net.

Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV paru au milieu du XVIIIe siècle, a admirablement résumé cela :

« Un des ouvrages, qui contribua le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des maximes de françois duc de la rochefoucault. quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour propre est le mobile de tout; cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante.

C’est moins un livre, que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat.

C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui en Europe, depuis la renaissance des lettres. »

Constater de manière précise la situation culturelle du siècle, avec pertinence et esprit, c’était aussi le but de Jean de La Bruyère avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Initialement, l’œuvre avait un titre différent : Les caractères de Théophraste traduit du grec, avec les caractères ou moeurs de ce siècle ; publiée chez le libraire Michallet, il n’y avait pas de nom d’auteur.

Les 420 remarques de Jean de La Bruyère suivant la traduction eurent pourtant un énorme succès et il y eut par conséquent deux éditions en 1688, puis cinq nouvelles éditions entre 1689 et 1693 ; 25 000 exemplaires furent vendus jusqu’en 1696.

Jean de La Bruyère ajouta à chaque édition de nombreux portraits, entre 60 et 100, ce qui fit qu’il y eut finalement 1120 portraits ; quant à la traduction de Théophraste, elle passa à la trappe et la préface fut remaniée pour bien présenter l’approche de Jean La Bruyère.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont ainsi marqué le XVIIe siècle de leur empreinte, en contribuant à l’esprit français s’affirmant, par la fondation du marché national avec la bourgeoisie, dans le cadre posé par la monarchie absolue.

Ils exigent une grande attention à l’étude des phénomènes, une approche où les multiples aspects sont compris ; l’esprit français ne doit pas être unilatéral (même si malheureusement le prix à payer historiquement est alors qu’il reste à mi-chemin). Jean de La Bruyère nous dit cela de la manière suivante : 

« Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un même sujet : où ils voient l’agréable, ils en excluent le solide ; où ils croient découvrir les grâces du corps, l’agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l’histoire de Socrate qu’il ait dansé. »

Voilà une approche qui permet bien d’approfondir le style, la manière, le goût de la nation.

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La Rochefoucauld et de La Bruyère : écrire naturellement, fortement, délicatement

Le XVIIe siècle est le grand siècle français; c’est à travers lui que s’est formé la France comme nation, par l’établissement d’un grand marché et la constitution d’une administration unifiée, la langue française se forgeant sur cette base.

L’un des grands soucis est que la culture nationale qui s’est alors formée s’appuie sur une monarchie absolue devenue toute puissante. La période de Louis XIV n’est plus celle de François Ier ni d’Henri IV, tout est beaucoup plus systématisé et donc, de par la base féodale, ossifié.

Pourquoi cela ? Avec une monarchie absolue dominatrice, la base féodale dispose de points d’appuis encore plus profonds. L’aristocratie vivant de manière autonome et la forme inférieure de féodalité disparaissent, pour céder la place à leur niveau supérieur.

C’est le fameux jeu des courtisans, la superficialité des hauts personnages de la Cour à Versailles, la généralisation des attitudes complaisantes et obséquieuses, la distribution des postes, une hiérarchie mouvante selon les intérêts du roi, etc.

Jean de la Bruyère
par Louise Élisabeth Vigée Le Brun  (1755–1842)

Qui plus est, pour asseoir sa propre position, Louis XIV a continué la politique pragmatique de ses prédécesseurs, consistant à donner naissance à de nouvelles charges [fonctions octroyées par le roi par lesquelles il délègue son pouvoir dans l’administration publique, notamment dans les domaines de la justice et de la finance], qui une fois vendues apportent à court terme de l’argent, pour par contre s’avérer un gouffre par la suite, avec qui plus est une noblesse de robe et des financiers toujours plus puissants. 

Cela ajoute au problème, par la mise en concurrence et fusion entre aristocrates et bourgeois, tant en pratique que culturellement.

Les déséquilibres étaient ainsi nombreux dans les comportements, en raison de l’hypocrisie, des manipulations, des louvoiements, etc. Tout cela a été bien résumé par Jean de La Fontaine au moyen de ses fameuses fables et les types exemplaires opposés au progrès furent admirablement représentés dans les pièces de Molière suivant le principe de plaire et instruire.

La monarchie absolue était tout à fait consciente de la situation, tout au moins dans la mesure où elle représentait une forme sociale encore progressiste, ce qui était de moins en moins le cas.

Le double caractère de la monarchie absolue, en tant que compromis historique féodalité – bourgeoisie sous l’égide de l’État centralisé, se lit  justement très bien dans le contraste entre deux grandes approches intellectuelles au sujet de l’hypocrisie, des attitudes humaines se développant à la cour.

François de La Rochefoucauld présente l’aspect négatif de cette approche ; dans ses Maximes, il considère la nature humaine comme forcément mauvaise. Jean de La Bruyère présente l’aspect positif ; dans ses Caractères, il pose la possibilité de changer les usages.

Ces deux auteurs exposent leurs points de vue en tant que défenseurs de la monarchie absolue, de l’intérieur de celle-ci. Ce qui est très fort ici, c’est que les deux auteurs tentent de synthétiser, de constater en détail les choses, tout comme Molière et Jean Racine à l’époque. Jean de La Bruyère l’affirme de la manière suivante:

« Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moise, Homère, Platon, Virgile, Horace ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. »

Voilà qui est parfaitement bien dit. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne parviendront toutefois pas à atteindre le niveau de nos auteurs nationaux, Molière et Jean Racine (ainsi qu’Honoré de Balzac par la suite), car leur réalisme psychologique dégénère en psychologie moraliste, inévitablement, de par leurs choix culturels et idéologiques, de par l’époque.

Cependant, ce sont des auteurs qui restent de formidables témoins et dont les remarques furent particulièrement appréciés alors. Ils correspondent à la culture française, plus spécifiquement à cette approche psychologique tout à fait française, formant sa contribution à la culture mondiale.

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