Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Montaigne : l’Histoire et la poésie seulement

    Michel de Montaigne s’appuie donc sur Plutarque, en empruntant massivement à sa traduction réalisée par Jacques Amyot. Mais ce n’est pas tout, il emprunte également énormément à Sénèque.

    Or, justement, les œuvres de Plutarque traduites par Jacques Amyot ont eu un retentissement gigantesque sur la sphère intellectuelle française à leur parution ; les tragédies françaises qui apparaissent puisent régulièrement en elles, ainsi que dans une autre grande référence : Sénèque, justement.

    Michel de Montaigne est ainsi pratiquement au démarrage de la grande vague « néo-stoïcienne » reprenant les questions de morales telles que comprises par Plutarque et le stoïcien Sénèque.

    Il dit lui-même dans les Essais que la philosophie ne l’intéresse pas, que Platon et Aristote ne sont nullement ses références, qu’il puise par contre de manière ininterrompue dans Plutarque et Sénèque, que les seules choses qui comptent sont l’histoire et la poésie c’est-à-dire précisément ce dont a besoin la monarchie absolue pour élaborer son affirmation culturelle et idéologique.

    Voici comment Michel de Montaigne formule sa conception :

    « Car, en somme, je sais qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent. Et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général au service de notre vie.

    Mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les ongles à l’étude de Platon ou d’Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtre après quelque science, je ne l’ai jamais fait : ce n’est pas mon occupation, ni n’est art de quoi je susse peindre seulement les premiers linéaments.

    Et n’est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus savant que moi, qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner sur sa première leçon, au moins selon celle.

    Et, si l’on m’y force, je suis contraint, assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant inconnue, comme à moi la leur.

    Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Sénèque, où je puisse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier ; à moi, si peu que rien.

    L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination. »

    C’est là une position anti « dogmatique » qui témoigne de l’abandon l’affrontement intellectuel avec la religion – qui était la ligne de l’averroïsme latin – pour le recentrage avec l’alliance intellectuels-monarchie – ce qui est la ligne de l’averroïsme politique.

    Michel de Montaigne n’est pas un humaniste affirmant les connaissances, mais un agent intellectuel de la monarchie, défendant ses intérêts.

    Voici comment il présente la nécessité de la pratique politique au-dessus de tout, prenant l’exemple de l’enseignement d’Aristote à son disciple Alexandre le Grand tel que Plutarque l’imagine découplé de la philosophie comme vision du monde :

    « Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre ; et, avec cette munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’empire du monde à tout seulement 30000 hommes de pied, 4000 chevaux et quarante-deux mille écus.

    Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer. »

    La monarchie en passe de devenir absolue n’a pas besoin de vision du monde, de philosophie ; elle reste féodale.

    Elle a toutefois besoin d’une démarche permettant la formation d’une administration, et donc d’une morale, d’un état d’esprit.

    De là les critiques incessantes de Montaigne contre l’intellectualisme religieux, qu’il ne remplace pas par des valeurs progressistes opposées, mais par un style politique.

    Voici un exemple très parlant, où il dit que des écoliers auront vite fait d’attraper la syphilis, maladie vénérienne, en raison de leur connaissances intellectuelles ne portant pas sur la pratique concrète :

    « On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote, de la tempérance. »

    Michel de Montaigne va jusqu’à faire l’éloge de Sparte et de sa morale rigide, contre Athènes et sa culture, son sens de l’économie : on est là dans une approche très différente de l’humanisme.

    Il puise dans l’humanisme un style « romain », et encore s’agit-il de la Rome du début, dans l’esprit conquérant, avec une administration solide, un État fort, tel un rouleau compresseur.

    Voici comment Michel de Montaigne, dans le style des Essais, s’appuie sur des exemples de l’antiquité pour justifier son raisonnement :

    « Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou dialectique, mais pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit ; à savoir la science d’obéir et de commander.

    Il est très plaisant de voir Socrate, à sa mode, se moquant de Hippias qui lui récite comment il a gagné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile; bonne somme d’argent à régenter; et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sol : que ce sont gens idiots, qui ne savent ni mesurer ni compter, ne font état ni de grain ni de rythme, s’amusant seulement à savoir la suite des rois, établissements et décadences des Etats, et tels fatras de comptes.

    Et au bout de cela Socrate; lui faisant avouer par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heur et vertu de leur vie, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts. »

    >Sommaire du dossier

  • Montaigne et le rôle décisif de Jacques Amyot

    Michel de Montaigne appartient au camp des politiques, qui entendent préserver la loyauté et la légitimité du régime face à tout trouble ; l’État prime sur tout. À ce titre, Michel de Montaigne n’est pas un réel humaniste : s’il était conséquent, il prendrait partie pour les calvinistes, qui représentent le camp du progrès.

    La bourgeoisie prétend souvent que Michel de Montaigne serait le seul « intellectuel » d’une période barbare, un naïf parlant de lui-même ; c’est ce que formula par exemple Voltaire au XVIIIe siècle, le présentant comme suit :

    « Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un siècle d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé. »

    Qualifier de « siècle d’ignorance » celui où émerge le calvinisme est absolument absurde. On ne peut présenter ainsi Michel de Montaigne que si on nie le calvinisme et qu’on ne retient que deux fractions : les catholiques et les politiques, en considérant comme Henri IV que les politiques sont le bon camp.

    Au sujet de  Michel de  Montaigne, on devrait dire en réalité qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois ; il est grand par rapport aux catholiques, mais petit par rapport aux calvinistes qui eux portent alors le progrès en France.

    Voici justement comment il fait référence à un épisode où un catholique, devant être assassiné, fait preuve de charité, témoignant de la « supériorité » de sa propre religion, alors qu’en fait ce qui est mis en avant c’est l’esprit magnanime au nom de la raison d’État, en raison du nécessaire refus des factions :

    « Jacoues Amyot, grand aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un prince des nôtres (et nôtre était-il à très bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère), que durant nos premiers troubles, au siège de Rouen, ce prince ayant été averti par la reine, mère du roi, d’une entreprise qu’on faisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet avertissement ;

    mais, se promenant lendemain au mont Sainte-Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouen (car c’était au temps que nous la tenions assiégée), ayant à ses côtés ledit seigneur grand aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avait été remarqué, et le fit appeler.

    Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience :

    « Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre.

    Vous n’avez rien à me cacher, car je suis instruit de votre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer votre marché d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants. et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ; ne faillez sur votre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. »

    Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la reine par l’un des complices), il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter; mais il l’en garda, suivant ainsi son propos :

    « Venez çà ; vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? »

    Le gentilhomme répondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti; et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. »

    Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien., la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession.

    La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu homicider sans raison.

    Allez vous-en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici ; et, si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là. » »

    La référence à Jacques Amyot n’est nullement une anecdote qui devrait quelque chose au hasard : celui-ci a joué un rôle important pour l’affirmation des politiques. 

    Jacques Amyot,
    portrait par Léonard Gaultier.

    C’est Jacques Amyot (1513-1593) qui est celui qui a permis de fournir à Michel de Montaigne les armes idéologiques dont François Rabelais ne disposait pas. Il a en effet traduit les œuvres de Plutarque (46-125), dont la nature est évidemment à rapprocher des Essais. On a en effet deux types d’oeuvres :

    – d’un côté des biographies : est ainsi publiée en 1559 Les vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre par Plutarque ;

    – de l’autre des réflexions morales : en 1572 sont publiées les Œuvres morales de Plutarque.

    Les Essais sont précisément la combinaison d’exemples biographiques et de réflexions morales.

    En fait, Michel de Montaigne va littéralement s’appuyer – pour ne pas dire piller – les biographies traduites par Jacques Amyot pour établir son œuvre.

    Cette convergence ne doit pas surprendre.

    De la même manière que la famille de Montaigne est issue de la bourgeoisie rejoignant l’administration, Jacques Amyot a confondu sa vie avec l’État. 

    Il vient d’une famille pauvre, son père étant mégissier (c’est-à-dire un tanneur de peaux) et c’est sa liaison avec les rois qui fit sa fortune, lui-même en donnant une partie à son frère Jean qui deviendra ainsi conseiller à la Cour des Comptes.

    Précepteur des neveus de l’abbé de Saint-Ambroux, il se voit remis le bénéfice de l’abbaye de Bellezane à l’initiative de François Ier et en profite pour aller en Italie, à Venise, pour noter les manuscrits de Plutarque, à la Bibliothèque de Saint Marc.

    A son retour, il devient le précepteur de deux enfants d’Henri II, qui deviendront Charles IX et Henri III.

    Dans son parcours, il sera nommé évêque d’Auxerre, grand aumônier de France, commandeur de l’ordre du Saint-Esprit. 

    Il est même présent lors de l’assassinat des Guise par Henri III, épisode précédant l’avènement d’Henri IV ; c’est bien dire à quel point ce religieux est un membre de la faction royale.

    La pression de la faction catholique – la Ligue – qui s’ensuit est telle qu’il est par contre victime d’une excommunication, obligé de demander son absolution au légat du pape. Il se retire dans son diocèse, où il meurt en 1594.

    Michel de Montaigne va faire dans les Essais de multiples références à Jacques Amyot, saluant son importance capitale. Il dit ainsi, de manière solennelle au sujet de sa traduction de Plutarque :

    « Je donne, avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français non seulement pour la naïveté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (…), mais surtout je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos pour en faire présent à son pays.

    Nous autres ignorants, nous étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier ; sa merci, nous osons à cette heure et, parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. »

    Plutarque, traduit par Jacques Amyot.

    Voici un autre passage tout à fait significatif du rôle de Jaques Amyot.

    Michel de Montaigne le salue pour avoir laissé les noms en latin, histoire de ne pas se perdre avec des traductions bancales en français.

    Toutefois, dans le prolongement de cela, il attaque directement le fait que les noms des aristocrates soient liés à leurs terres, car n’importe qui s’appropriant à un moment donné ces terres peut se prévaloir d’un prestige lié à une personne à laquelle il n’y a pourtant pas de liaison historique ou familiale.

    Outre que c’est cocasse, car la famille De Montaigne a acquis ce nom en achetant une terre, on voit ici que ce qui compte c’est la valeur d’une personne et non son appartenance familiale.

    On a ici une utilisation de l’honneur pour ainsi dire romain, de type étatique, contre la féodalité.

    « Item, je sais bon gré à Jacques Amyot d’avoir laissé, dans le cours d’une oraison française, les noms latins tout entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadencé française.

    Cela semblait un peu rude au commencement, mais déjà l’usage, par le crédit de son Plutarque, nous en a ôté toute l’étrangeté.

    J’ai souhaité souvent que ceux qui écrivent les histoires en latin, nous laissassent nos noms tous tels qu’ils sont : car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant pour les garber à la grecque ou à la romaine, nous ne savons où nous en sommes et en perdons la connaissance.

    Pour clore notre conte, c’est un vilain usage, et de très mauvaise conséquence en notre France, d’appeler , chacun par le nom de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui fait plus mêler et méconnaître les races.

    Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son apanage une terre sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement l’abandonner; dix ans après sa mort, la terre s’en va à un étranger qui en fait de même : devinez où nous sommes de la connaissance de ces hommes.

    Il ne faut pas aller querir d’autres exemples que de notre maison royale, où autant de partages, autant de surnoms; cependant l’originel de la tige nous est échappé. »

    La référence à Jacques Amyot témoigne ainsi de la nature anti-féodale de l’œuvre de Michel de Montaigne ; les Essais relèvent de l’idéologie des politiques, de la faction royale.

    >Sommaire du dossier

  • L’interprétation laïque de la vie sociale de Montaigne

    Socialement, Michel de Montaigne (1533-1592) est exemplaire du penseur au service de la monarchie absolue. Il appartient à une famille de négociants ayant fait fortune à Bordeaux, appelée les Eyquem, qui acheta la petite seigneurie périgourdine de Montaigne et se fit anoblir. Le père de Michel de Montaigne, dans ce processus, abandonna le commerce et participa à des campagnes militaires, avant de grimper les échelons municipaux, jusqu’à devenir maire de Bordeaux.

    La logique de ce processus est résolument au service de l’État et de son idéologie. Ce n’est pas la religion qui domine, mais la figure de l’individu qui administre dans un cadre social précis.

    Michel de Montaigne lui-même, de l’âge de 22 ans à celui de 37 ans, a administré : tout d’abord à Périgueux dans la Cour des aides (qui s’occupe des finances), puis au Parlement de Bordeaux, d’ailleurs aux côtés de son oncle, de deux cousins de sa mère, du père de sa future femme et du frère de celle-ci. Son amitié avec un parlementaire, Étienne de La Boétie (1530-1563), le prétendu auteur selon Montaigne de De la servitude volontaire, le marquera également profondément comme il le racontera par la suite de manière indéniablement romancée.

    Michel de Montaigne fut également un négociateur clandestin – il le reconnaît, mais ne laissera aucun document à ce sujet – au moment des guerres de religion, où il était en pratique le partisan de la faction royale, dans le sens des « politiques ». A ce titre, il fut le gentilhomme ordinaire de la chambre des rois Charles IX et Henri IV.

    On comprend ainsi que les Essais de Michel de Montaigne ont une valeur idéologique et culturelle très importante.

    Parus en trois « livres » – en 1580 pour les deux premiers, le troisième en 1588 – ils forment le premier ouvrage publié à visée intellectuelle en langue française.

    C’est un choix national qui est celui de Joachim du Bellay, de l’équipe poétique de la Pléiade, en opposition au latin dominant intellectuellement dans le cadre féodal.

    Il est même à noter que Michel de Montaigne parlait mieux latin que français, son père ayant fait le choix que tout son entourage ne lui parle qu’en latin dès son enfance. C’est d’autant plus un choix idéologique et c’est là un élément très important pour comprendre comment Michel de Montaigne se situe dans la même perspective que François Rabelais.

    Conformément à sa nature bornée, la bourgeoisie a développé une interprétation totalement faussée des Essais : en résumé, il est expliqué que Michel de Montaigne se serait enfermé dans son petit château de 1571 à 1580 et que les Essais constituraient en une vaste réflexion sur soi-même.

    Les Essais seraient donc une sorte de dialogue avec soi-même qu’effectuerait Michel de Montaigne, dans une démarche échappant à toute interprétation dogmatique.

    Michel de Montaigne dirait d’ailleurs une chose, puis son contraire, le tout n’ayant comme sens que Montaigne lui-même, réfléchissant, portant un regard sceptique sur le monde. Il n’y aurait pas donc de clef véritable dans l’œuvre, pas plus que chez François Rabelais avec Gargantua.

    C’est là profondément réducteur et même par ailleurs faux ; le matérialisme dialectique permet quant à lui de saisir le caractère réel de l’œuvre. 

    La nature des Essais ne tient pas à la réflexion personnelle ni au scepticisme, bien que cela soit présent. Leur réelle force tient à ce qu’il s’agit d’un large balayage intellectuel de la vie sociale, de la vie quotidienne, en s’appuyant uniquement sur des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine, tout en en présentant l’aspect concret en français et dans une perspective laïque.

    Il s’agit, dans le prolongement de François Rabelais, d’une affirmation de l’interprétation laïque de la vie sociale, de la vie quotidienne, de la société sortant de la féodalité : réduire cela à une réflexion sur la vie personnelle « oublie » la substance même de l’œuvre.

    Portrait présumé de Michel de Montaigne, vers 1565.

    Cependant, Michel de Montaigne devait faire face à la même problématique que François Rabelais : la censure, la répression féodale.

    Comment la contourner ? En faisant précisément comme François Rabelais : en présentant l’oeuvre de manière désordonnée, en formulant de multiples thèses suivies de leurs contraires, en affirmant que tout est relatif, en soulignant régulièrement que la religion catholique est la seule valable.

    Toutefois, au-delà de la forme chaotique, il en sort une logique générale qui oeuvre comme une offensive culturelle et idéologique contre la féodalité : une logique laïque, un raisonnement social, un individualisme pratiquement bourgeois.

    Comment Michel de Montaigne démarre-t-il alors les Essais 

    Le Livre I des Essais commence de fait par aborder des questions de la vie quotidienne, pesant le pour et le contre. Dans de nombreux chapitres, il donne d’innombrables exemples, avec des sujets très variés tournant autour de la question des attitudes, des comportements.

    Faut-il, quand on est torturé ou quand on perd un être cher, exprimer sa tristesse ou non ? Comment faut-il interpréter les mesures de répression qui peuvent exister ? Il donne une multitude d’exemples, tirés de l’Histoire, comme celle des femmes d’une ville assiégée ayant le droit de sortir avec ce qu’elles pourraient porter, et sortant alors avec les hommes sur le dos :

    « L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrit, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles.

    Elles, d’un coeur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens. »

    Toutefois, dès que Michel de Montaigne donne un exemple précis allant dans un sens, il en donne un autre dans un autre sens.

    En l’occurrence, il donne le contre-exemple d’Alexandre le Grand ne supportant pas la fierté face aux menaces de torture d’un dénommé Bétis lors du siège de Gaza, et lui faisant percer les talons pour le faire traîner au dos d’un char pour le faire mourir dans la souffrance.

    Voici deux autres exemples aidant à concevoir une « unité des contraires » permettant de relativiser, d’être sceptique :

    « Le philosophe Clirysippe mêlait à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs, et, en un, la Médée d’Euripide ; et disait Apollodore que, qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier demeurerait en blanc. Epicure au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’avait pas semé une seule allégation étrangère. »

    Le début des Essais consiste en toute une série d’exemples de ce type, faisant boule de neige et aidant au relativisme.

    Il est très difficile de concevoir une ligne directrice, car comme le dit le titre d’un chapitre, « L’âme exerce ses passions sur des objets auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action » ; aussi faut-il tout appréhender avec réserve.

    Tout est relatif, tout dépend de la situation, il faut évaluer et pour cela Michel de Montaigne dresse un panorama de situations et de paradoxes.

    Voilà pourquoi le premier chapitre s’intitule également « Par divers moyens on arrive à pareille fin » : selon les moments, il faut avoir telle ou telle attitude.

    On ne peut pas réellement savoir, il faut voir au coup par coup, car tout peut se transformer en son contraire, n’importe quand.

    Voici deux autres exemples, montrant d’ailleurs que les exemples de Michel de Montaigne vont du cocasse à l’invraisemblable : on est ici dans un artifice de références, nullement dans une réelle érudition.

    Dans le premier cas, un homme malade se lance dans une bataille pour mourir en soldat, mais sa blessure le guérit ; dans le second cas, un peintre n’arrivant pas à peindre un certain détail jette une éponge qui, comme par hasard, fait que le détail est figuré de manière adéquate…

    « Jason Phereus, étant abandonné des médecins pour une apostume [un abcès] qu’il avait dans la poitrine, ayant envie de s’en défaire, au moins par la mort, se jeta en une bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à travers le corps, si à point, que son apostume en creva, es guérit.

    Surpassa-t-elle pas le peintre Protogéne en la science de son art ? Celui-ci, ayant parfait l’image d’un chien las et recru, à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant représenter à son gré l’écume et la bave, dépité contre sa besogne, prit son éponge, et, comme elle était abreuvée de diverses peintures, la jeta contre, pour tout effacer; la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien et y fournit ce à quoi l’art n’avait pu atteindre. »

    Tout peut être paradoxal, surprenant. C’est d’une certaine manière une approche baroque, mais entièrement laïcisé.

    Car, et justement, ce qui est frappant, c’est que Michel de Montaigne n’aborde que des thèmes concernant les attitudes de l’élite, de la noblesse, notamment à la guerre. Jamais il n’aborde les questions religieuses, même s’il fait ici et là quelques remarques saluant le catholicisme. Parfois, c’est même opposé aux principes chrétiens.

    Voici par exemple comment il décrit un capitaine grec « perdant » son temps, pour Michel de Montaigne, à récupérer les corps de ses camarades morts, au lieu de prolonger sa victoire jusqu’à écraser les ennemis :

    « Chabrias, capitaine général de l’armée de mer des Athéniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple.

    Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition. »

    Tout cela n’a qu’un but : montrer qu’une seule chose mène hors du chaos de la vie réelle : l’organisation politique. Michel de Montaigne est un représentant idéologique et culturel de la faction royale :

    « La religion chrétienne a toutes les marques d’extrême justice et utilité ; mais nulle plus apparente, que l’exacte recommandation de l’obéissance du magistrat et manutention des polices.

    Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui, pour établir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu faire qu’à la merci de notre ordre politique ; et a soumis son progrès, et la conduite d’un si haut effet et si salutaire, à l’aveuglement et injustice de nos observations et usances, y laissant courir le sang innocent de tant d’élus ses favoris, et souffrant une longue perte d’années à mûrir ce fruit inestimable (…).

    D’autant que la discipline ordinaire d’un Etat qui est en sa santé ne pourvoit pas à ces accidents extraordinaires ; elle présuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et offices, et un commun consentement à son observation et obéissance. »

    On a ainsi une approche très particulière, entièrement laïque, d’esprit humaniste mais sans aller jusqu’au calvinisme. Michel de Montaigne participe en fait à la faction des politiques, la faction royale qui privilégie l’Etat sur tout le reste. Il participe à la formation spécifiquement française d’un protestantisme sans protestantisme, à l’élaboration du néo-stoïcisme qui est historiquement l’idéologie de la monarchie absolue.

    >Sommaire du dossier

  • Le matérialisme dialectique et la notion de folie

    Qu’est-ce que la folie ? C’est un dérangement, un déréglement des raisonnements et des comportements. Une personne folle agit et pense en décalage plus ou moins complet avec la réalité.

    Cela l’amène à s’égarer, à considérer que des choses qui existent n’existent pas et inversement ; elle peut causer du mal à elle-même ou à d’autres personnes. Elle est malheureuse surtout de par son inadéquation au monde, ce qui la rend tourmentée.

    La conception bourgeoise de la folie est, dans ce cadre, pragmatique. Elle considère que la folie est un processus normal dans le cadre d’un « libre-arbitre » cherchant à se régler par rapport au monde extérieur à l’individu.

    La folie n’est, en tant que telle, pathologie que lorsqu’il y a de l’énergie trop faible rendant impossible ou difficile l’intégration dans les rapports sociaux capitalistes, ou de l’énergie trop forte aboutissant à des attitudes dangereuses.

    Les médicaments servant à « booster » la psychologie ou l’enfermement sont les réponses pratiques de la conception bourgeoise de la folie, suivant un schéma que l’on pourrait formuler de la manière suivante, où les « débordements » doivent être évités, dans un sens comme dans l’autre.

    La psychiatrie, dans la mesure où elle obéit à la conception bourgeoise, se focalise par conséquent sur l’individu compris de manière statique, de manière isolée.

    Cette approche est fondamentalement erronée aux yeux du matérialisme dialectique. Les maladies mentales sont le fruit d’un dérèglement non pas au sein d’un individu, mais d’un processus psychologique au sein d’un individu.

    De plus, étant donné qu’il n’existe pas de séparation entre le corps et l’esprit selon le matérialisme dialectique, ce processus se déroule au sein de rapports sociaux, dans une situation naturelle bien déterminée.

    Le matérialisme dialectique considère ainsi que pour étudier la folie d’une personne, il faut connaître son parcours personnel, afin de déterminer les étapes dialectiques que cette personne a parcouru au cours de sa vie.

    Chaque personne a un effet un rapport avec elle-même et avec le monde, tant la société que la nature. Une vision du monde erronée amène une compréhension erronée de soi-même, de la société, du monde.

    L’existence réelle et continue, qui plus est en transformation, de l’individu, de la société, de la nature, renforce la tendance au décalage en cas de blocage.

    La personne folle s’enferme dans une vision erronée de la réalité (de soi-même, de la société, de la nature), vision toujours plus erronée alors que la personne elle-même, la société, la nature continuent de changer, étant toujours en mouvement.

    Non seulement la lecture de l’individu est fausse à un moment M, mais ce moment M n’est pas statique et la tentative de ré-adéquation avec la réalité est d’autant plus difficile que ce moment M est passé, s’étant transformé, ayant même peut-être connu un saut qualitatif.

    Cela signifie que le matérialisme dialectique considère que la pensée, comme reflet du réel, doit être synthétisée pour avancer. Un schéma en spirale est ici idéal, pour reprendre l’image classique utilisée par le matérialisme dialectique pour représenter l’évolution.

    Une personne qui, à un moment donné, a une conception erronée de la réalité – pour des raisons idéologiques, culturelles, un manque de connaissance, de vision des court, moyen, long termes, surtout une incompréhension de la nature dialectique du mouvement – sombre dans la folie.

    Il existe un décalage entre la personne et la réalité, dans l’esprit de la personne ; étant donné que cela ne se déroule que dans l’esprit de la personne, et que cet esprit est reflet, il y a un décrochage plus ou moins complet qui s’appelle la folie.

    La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne a été justement une tentative de liquider par exemple la folie, dans la mesure où les masses devaient comprendre la nature des processus dans la réalité, c’est-à-dire le matérialisme dialectique.

    Dès 1937, conformément aux enseignements de Karl Marx, Friedrich Engels, Lénine, Staline, on lisait dans De la pratique écrit par Mao Zedong :

    « A l’époque actuelle du développement social, l’histoire a chargé le prolétariat et son parti de la responsabilité d’acquérir une juste connaissance du monde et de le transformer.

    Ce processus, la pratique de transformation du monde, processus déterminé par la connaissance scientifique, est arrivé à un moment historique, en Chine comme dans le monde entier, à un moment d’une haute importance, sans précédent dans l’histoire de l’humanité – le moment de dissiper complètement les ténèbres en Chine comme dans le monde entier, et de transformer notre monde en un monde radieux, tel qu’on n’en a jamais connu.

    La lutte du prolétariat et du peuple révolutionnaire pour la transformation du monde implique la réalisation des tâches suivantes : la transformation du monde objectif comme celle du monde subjectif de chacun – la transformation des capacités cognitives de chacun comme celle du rapport existant entre le monde subjectif et le monde objectif. »

    En 1963, Mao Zedong nous explique la clef essentielle pour être en adéquation avec la réalité et son mouvement, dans D’où viennent les idées justes ? :

    « Tombent-elles du ciel? Non. Sont-elles innées? Non.

    Elles ne peuvent venir que de la pratique sociale, de trois sortes de pratique sociale: la lutte pour le production, la lutte de classes et l’expérimentation scientifique. »

    La révolution socialiste va faire se réaliser un saut qualitatif à l’être humain dans ce qu’il a de plus profond, en le replaçant à sa juste place dans le mouvement éternel de la matière en marche vers le Communisme.

    La lutte de classes (dans le cadre d’une société de classes, ainsi que dans celui de son dépassement au moyen de la révolution culturelle), le travail pour avancer dans l’amélioration de la complexité de la matière, l’expérimentation scientifique pour coller à l’évolution de la réalité : voilà ce qui abolit la folie.

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  • La coopération, mode fondamental du capitalisme selon le matérialisme dialectique

    Quand on pense au capitalisme, on pense à l’individualisme qui va avec. On se dit même que c’est ce qui caractérise le mieux le capitalisme et, d’ailleurs, la religion protestante et son culte de l’individu n’est-elle pas justement l’expression la plus nette du capitalisme lorsqu’il s’est développé ?

    Voir les choses ainsi n’est pas dialectique et quand on regarde les faits, on voit bien que cela n’est pas le cas, qu’il manque un aspect essentiel : la coopération.

    C’est là tout le paradoxe : le capitalisme produit effectivement des individus s’imaginant séparés, isolés les uns des autres, et pourtant en réalité il amène une coopération, d’ailleurs toujours plus grande.

    Ce qu’on appelle « mondialisation » est justement la conséquence d’une coopération toujours plus grande des capitalistes à l’échelle du monde, alors que dans la production elle-même les travailleurs coopèrent toujours plus eux-mêmes.

    Le capitalisme pose la nécessité du travailleur isolé, mais pour mieux l’arracher à son isolement en tant que paysan ou artisan et le jeter dans une production où coopèrent des travailleurs en masse.

    C’est là même le mode fondamental du capitalisme : utiliser les capacités d’un individu et le faire agir avec un autre, pour avancer plus, mieux, de manières quantitativement et qualitativement meilleures.

    Karl Marx, dans Le Capital, nous formule cela de la manière suivante :

    « Le mode fondamental de la production capitaliste, c’est la coopération dont la forme rudimentaire, tout en contenant le germe de formes plus complexes, ne reparaît pas seulement dans celles-ci comme un de leurs éléments, mais se maintient aussi à côté d’elles comme mode particulier. »

    La féodalité ne connaissait pas cette coopération ; il a fallu le capitalisme, capable d’assembler de nombreux travailleurs, pour briser les anciennes formes sociales, arracher les individus à leur isolement, alors qu’ils ne connaissaient le plus souvent, en tant que paysans, que quelques kilomètres carrés de toute leur vie, par ailleurs courte.

    Le capitalisme brise les traditions et les normes anciennes, pour exiger le regroupement, la collectivité… des individus isolés en tant que travailleurs vendant leur force de travail.

    Le communisme brise justement cet isolement qui n’a comme source que la propriété privée des moyens de production. Le communisme actualise ce qui est déjà dans le capitalisme : l’unification des masses.

    C’est pour cela que le romantisme, notamment fasciste, assimile communisme et capitalisme, au nom de l’individu séparé, artisan autonome, vivant prétendument sans avoir besoin de la société, de sa culture, etc.

    Pour le romantisme, l’unification est toujours un souci, car un pas en avant dans l’unification apparaît comme une « soumission » pour l’individu se voulant radicalement différent, unique, n’ayant rien à voir avec les autres, etc.

    En réalité, l’individu « différent » est ici absolument semblable aux autres, de par l’incapacité qu’il y a à développer ses facultés personnelles dans le capitalisme.

    Ce n’est qu’en s’insérant totalement dans la communauté qu’on peut justement se réaliser pleinement individuellement. La coopération permise par le capitalisme permet à l’individu de ne pas se chercher individuellement, de manière isolée, avec des moyens faibles, sans accès à la culture, mais bien en puisant dans les moyens gigantesques fournis par la société toute entière.

    La réalisation individuelle est une production, non pas une « création » à partir de rien ; le fait qu’il faut une base matérielle pour se développer montre bien que la coopération est nécessaire, base élémentaire pour sortir d’une situation primitive, de survie.

    La coopération n’est, à ce titre, nullement socialiste : elle existe dans le capitalisme lui-même. Le socialisme part de cette coopération pour, justement, dépasser la concentration des forces et aboutir à la centralisation de celle-ci, avec des choix rationnels servant le développement de l’Humanité, de son rapport harmonieux à la nature.

    Le capitalisme aura alors servi historiquement à faire se rencontrer les individus isolés, séparés, à les jeter dans une production commune, élevant les forces productives, leur permettant par la suite d’exister en commun comme Humanité, dépassant les tribalismes, régionalismes, nationalismes.

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  • Le matérialisme dialectique et l’œuvre d’art musical : extraction, saut qualitatif, décrochage

    Une œuvre d’art n’est pas créée par un génie, mais est le produit d’une personne synthétisant la transformation du monde. Tel est le point de vue du matérialisme dialectique dans les arts.

    La musique a connu, depuis l’émergence d’Elvis Presley et des Beatles, une généralisation marchande, dépassant le cadre précédent plus formalisé, plus en liaison directe avec les couches sociales dominantes, les milieux artistiques, etc.

    Nous atteignons l’apogée de cette tendance, puisque aujourd’hui, avec le développement des forces productives, toute personne peut étudier la musique, la pratiquer, la diffuser, la faire connaître. Avec internet, la main-mise des monopoles sur ce qui peut être diffusé ou non est largement affaiblie, tout comme elle est en même temps renforcée avec les effets de mode superficiels.

    Un aspect essentiel qu’il y a lieu de prendre en compte ici au sujet de la production musicale est la question du saut qualitatif, c’est-à-dire de la valeur d’une œuvre en tant que telle.

    Pour qu’une œuvre d’art, en général, ait de la valeur réelle, il faut qu’elle reflète la transformation du monde avec un haut niveau de synthèse, tout en étant accessible.

    Si l’on regarde l’émergence de telles œuvres dans la musique par exemple, on voit qu’il y a une période d’incubation artistique, des premières tentatives caractérisées par un expressionnisme plus ou moins grand (c’est-à-dire un certain subjectivisme), puis les œuvres d’arts musicales apparaissent.

    Le plus souvent, le succès amène la commercialisation et on a alors un processus de décadence qui prend le dessus.

    Ainsi, l’artiste affronte la réalité musicale, le processus dialectique s’enclenche et amène un processus d’extraction, des premiers essais encore empreints de subjectivisme, puis la réalisation d’une œuvre en tant que telle. Si la corruption par le capitalisme intervient, il s’ensuit une décadence plus ou moins rapide, avec un échec du renouvellement, la répétition pure et simple de ce qui a été fait, etc.

    Essayons de mettre cela en forme avec des graphiques, la difficulté étant de comprendre le mouvement en spirale. Une œuvre ayant du succès commercial doit, en effet, avoir elle-même un certain niveau culturel, c’est une œuvre d’art qui aurait pu être authentique, mais qui a été détournée de son chemin, soit dès le départ, soit dans un processus de décadence.

    Il faut donc prendre en compte quatre niveaux, difficilement représentables en deux dimensions. Tout d’abord, le niveau élémentaire (représenté ici en orange) est celui du dépassement des formes non-artistiques, de faible niveau, ou bien trop élémentaire, simple découverte, répétition d’un modèle etc. Il faut savoir jouer de la musique pour en faire et il existe un processus d’extraction, d’incubation, plus ou moins long, plus ou moins intense, etc.

    Ce n’est pas forcément sans valeur et on peut déjà, avec une oreille avisée, découvrir des éléments appelés à grandir.

    Dépasser ce premier niveau ne suffit pas, sinon on en reste au niveau expérimental, de la tentative de dépassement. Cela peut être très intéressant, une perspective ouverte de haut niveau, mais cela n’en fait pas une œuvre d’art. On en resterait au niveau expressionniste, empreint de subjectivisme. Il y a donc un second cap, un second niveau (représenté ici en vert) à dépasser.

    Alors, on arrive à l’œuvre d’art réel, ayant un haut niveau de technique, reflet d’un processus de synthèse élevé, à la fois de la culture jusqu’à présent, et du monde tel qu’il est et se transforme, avec un haut niveau d’accessibilité pour les masses, ce dernier point n’étant pas à négliger. On a atteint ici un haut niveau de culture (représenté par la ligne mauve).

    Par contre, ce processus est semé d’embûches et si on échoue, ou bien si on rentre en décadence, on est amené à tomber soit dans le commercial, soit dans l’expérimental.

    Il faut ici ne pas oublier qu’il y a plusieurs aspects : un album commercial peut très bien être encore lié à une réelle perspective culturelle, tout comme un album expérimental peut tendre à l’œuvre d’art, tout comme il peut contenir des éléments commerciaux. Pareillement, une extraction peut être marquée par des reculs, un saut rapide par la suite, etc. 

    On notera également que, historiquement, un processus de décadence demande une autocritique et donc un haut niveau idéologique ; par conséquent, il est rarissime, voire impossible, de voir une reprise en main par un artiste ou un groupe. Le décrochage, une fois qu’il se produit, semble inévitable, l’artiste ou les artistes n’ayant pas la capacité de se remettre en cause, se répétant par facilité et opportunités commerciales, etc. Les exemples sont ici innombrables.

    Prenons ici quelques exemples concrets, devant servir d’inspiration pour une réflexion à ce sujet, demandant bien entendu un approfondissement.

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  • Le matérialisme dialectique et la mutilation des capacités des travailleurs individuels

    Ce qui fait la force du romantisme, c’est la mise en valeur d’un individu ayant l’air autonome, capable d’initiatives de lui-même, en toute indépendance. Cet individu apparaît, dans le romantisme, comme ayant une nature supérieure à l’individu appartenant à une organisation sociale étendue dont il n’est, somme toute, qu’un rouage.

    Karl Marx, dans Le Capital, constate cela de la manière suivante :

    « Les connaissances, l’intelligence et la volonté que le paysan et l’artisan indépendant déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l’art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l’ensemble de l’atelier.

    Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres.

    Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans Le Capital.

    La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine.

    Cette scission commence à poindre dans la coopération simple, où le Capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même ; elle s’achève enfin dans la grande industrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital. »

    Il est très important de voir ici que Karl Marx dit de la science :

    – qu’elle est une force productive en tant que telle ;

    – qu’elle est enrôlée par le Capitalisme.

    C’est d’une grande signification, car justement c’est l’utilisation toujours plus grande de la science comme facteur aidant à la production qui a contribué à une accélération du développement des forces productives.

    Cela est vrai jusqu’à un certain point seulement, car la science enrôlée par le Capitalisme ne peut que, nécessairement, entrer en décadence, de par la contradiction entre la recherche qui se fonde sur le long terme et l’exigence toujours plus forte de profits immédiats.

    Pour que la science puisse toutefois entrer en jeu, il faut bien sûr dépasser la vision individuelle du travail et concevoir le travail comme un ensemble porté par de nombreux travailleurs, non plus seulement un seul.

    Un travailleur seul ne peut pas développer la science de lui-même, sauf en des points secondaires, il ne peut pas mobiliser de grandes forces productives à lui tout seul, or ces grandes forces sont requises par la science pour que la production soit améliorée.

    Par conséquent, il y a eu tout un processus où le travailleur a été mutilé dans son activité, certaines formes d’action étant privilégiées, puis isolées et intégrées dans le processus productif. Charlie Chaplin, dans Les temps modernes, a cherché à représenter précisément cette aliénation de l’individu, la mutilation de sa richesse humaine, réduite à quelques mouvements mécaniques et répétitifs.

    Le romantisme intervient alors en disant que c’est bien la preuve que le Capital mutile le travailleur, s’appropriant la richesse humaine pour en faire ce qu’il veut de son côté, laissant l’individu aliéné, incapable d’épanouir ses facultés.

    En disant cela, le romantisme témoigne qu’il est lui-même une vision capitaliste, celle du petit capitalisme par rapport au capitalisme qui s’est déjà développé bien au-delà de l’artisanat.

    Ce qui est vrai selon Karl Marx dans Le Capital pour le Capitaliste industriel est vrai pour le Capitaliste artisanal :

    « L’apparence seule des rapports de production se reflète dans le cerveau du capitaliste. »

    Le Capitaliste artisanal considère qu’il a une différence de nature avec le Capitaliste industriel ; en réalité, il n’en est que la forme passée, l’ancêtre. Inévitablement, le Capitaliste artisanal sera amené à perfectionner sa production, à profiter du travail accumulé pour élargir sa production et par conséquent devenir un capitaliste industriel.

    Les États-Unis d’Amérique fournissent une nombre très important d’exemple de capitalistes artisanaux assumant entièrement leur démarche et récusant les capitalistes industriels, au nom de l’idéologie hippie, de l’esprit skateboard ou surfer, de la culture punk, etc., pour terminer tout de même, malgré eux, par un processus insidieux inévitable, dans le Capitalisme industriel.

    Les investisseurs apprécient d’ailleurs grandement ces formes embryonnaires de capitalisme, car ils savent qu’il y a de grandes possibilités de développement : les capitalistes apprécient hautement les hipsters, les start-ups, les petites entreprises ciblant quelque chose précisément, que ce soit culturellement, scientifiquement.

    Comment faut-il alors considérer la mutilation des capacités des travailleurs individuels ? Il faut comprendre qu’elle n’est que temporaire, qu’elle a été un passage douloureux, mais nécessaire afin de développer les forces productives.

    Lorsque celles-ci sont particulièrement développées, que notamment les robots interviennent pour remplacer le travail aliénant, alors justement les individus peuvent aller dans le sens d’épanouir leurs facultés.

    Ils le feront non pas en refusant le travail, mais en étant capable d’en changer régulièrement, grâce au haut niveau technique de l’industrie.

    Ils développeront par ailleurs non pas une faculté, mais plusieurs. Le romantisme montre qu’il se trompe en considérant que chaque individu a une faculté privilégiée, qu’il doit développer. Il célèbre le peintre, l’écrivain, la chanteuse, la danseuse. C’est là typique de l’esprit capitaliste qui privilégie un aspect pouvant être mis sur le marché.

    Le matérialisme dialectique considère, à l’opposé, que chaque être humain doit développer plusieurs facultés, qu’on peut être à la fois danseur et peintre, dessinatrice et photographe, etc.

    C’est le Capitalisme – qu’il soit artisanal ou industriel – qui scinde les facultés des êtres humains. Même quand il prétend combattre la mutilation des capacités des travailleurs individuels, il n’est capable de défendre qu’une seule capacité.

    Le matérialisme dialectique considère, inversement, que le plus possible de capacités doivent être développées, qu’il ne faut jamais se borner à une seule faculté, mais les développer toutes, dans un processus dialectique où elles se nourrissent les unes les autres.

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  • Compassion et empathie: la matière vivante au cœur du matérialisme dialectique

    D’où vient la sensation ? Une telle question est une erreur typique, le produit des approches féodale et bourgeoise, qui séparent le cerveau et le corps. La conception féodale les sépare totalement, tandis que la voie bourgeoise les relie d’une manière tourmentée.

    Les deux considèrent que la question de la sensation est relié au corps, à l’interprétation du corps par le cerveau. Un sentiment, une sensation, ne peut pas exister en soi ; cela n’a une existence que dans le cas d’une interprétation par un individu.

    La raison de cet anthropocentrisme réside dans la métaphysique. Pour la conception féodale, l’esprit doit quitter le corps et rejoindre l’origine du monde, Dieu, qui est immatériel. Pour la conception bourgeoise, nous ne pouvons pas expliquer l’origine du monde, de sorte que nous devrions nous limiter à l’élaboration d’une théorie sur les relations que nous faisons avec la réalité.

    La vie est vue à travers les individus, à travers leurs rapports. Il n’y a pas de monde, pas de nature, seulement un monde, une nature existant dans la mesure où nous avons une relation avec eux.

    Cette conception était nécessaire à la bourgeoise pour justifier l’existence du capitaliste, qui est un individu agissant par sa propre compréhension de sa réalité environnante. Le protestantisme est ici la principale construction idéologique de cette approche.

    Aujourd’hui, l’existentialisme et toutes les variantes post-modernes qui existent soutiennent une version terroriste de cet égoïsme, de cette vision du monde basée uniquement sur les individus.

    Par conséquent, dans l’histoire de la science dominée par la bourgeoisie, il a toujours été considéré que les animaux ne connaissent pas la douleur. Ils sont considérés comme de simples mécanismes, par René Descartes et Nicolas Malebranche notamment, sans « conscience ».

    Bien entendu, cette conception erronée s’est avérée de plus en plus erronée, par l’affirmation de la pensée démocratique et socialiste.

    Un événement historique majeur ici est lorsque, le 10 décembre 1907, dans une agitation suite à une dissection d’un chien brun vivant, à Londres, 1000 étudiants en médecine ont défilé dans le centre de Londres en agitant des effigies d’un chien brun sur des bâtons, justifiant et promouvant la vivisection, attaquant pour cette raison les suffragettes et les syndicalistes qui luttaient contre la vivisection.

    Deux conceptions du monde luttaient. Aujourd’hui, la sensation des animaux de compagnie est reconnue, mais ils sont toujours maltraités ; la sensation de vertébrés est également reconnue, mais ils sont considérés comme d’intérêt mineur.

    En outre, la sensation des poissons et des invertébrés est ouvertement niée, au nom du système nerveux et du cerveau, dans une conception anthropocentrique.

    Au contraire, le matérialisme dialectique relie la matière vivante à la sensation.

    Dans Matérialisme et empirio-criticisme, Lénine traite de cette question parmi d’autres, et nous rappelle cette importante question :

    « Il reste encore à étudier et à étudier de nouveau comment la matière qui n’est prétendument douée d’aucune sensibilité se lie à une autre matière, composée des mêmes atomes (ou électrons) et pourvue en même temps de la faculté très nette de sentir. Le matérialisme pose clairement cette question encore irrésolue, incitant par là même à sa solution et à de nouvelles recherches expérimentales. »

    Lénine dit aussi que nous avons certainement à aller dans le sens de considérer que, dans la fondation de la structure de la matière, nous pouvons supposer l’existence d’une faculté semblable à la sensation, comme Denis Diderot l’a fait.

    Et en effet, la compassion et l’empathie sont une preuve de cela. Quelle est la conception dialectique matérialiste du reflet ? Que le cerveau reflète la réalité ; ce que nous pensons est un écho.

    Mais, si René Descartes et Emmanuel Kant ont raison, si chaque individu est comme entouré par une muraille de Chine, comment est-il possible de ressentir ce que quelqu’un d’autre se sent ? Comment sont possibles la compassion et l’empathie ?

    Ce n’est possible que parce que la matière vivante connaît les sensations ; les sensations sont liées au principe de l’écho, du mouvement de la matière.

    C’est pourquoi une révolution peut se produire : les masses ont synthétisé, à différents niveaux, la même vision du monde, qui correspond à la réalité.

    La révolution se produit au niveau général, la compassion et l’empathie au niveau individuel, mais leur fondement est le fait que la matière et la sensation ne peuvent être séparées.

    La matière vivante est donc au cœur du matérialisme dialectique, car c’est une forme développée de la matière, une direction qui correspond à l’auto-mouvement de la matière elle-même pour davantage de complexité.

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  • Le matérialisme dialectique et les paradoxes de Zénon

    Zénon d’Élée est un philosophe grec ayant vécu de 490 à 430 avant Jésus-Christ, qui est fameux pour la formulation de différents « paradoxes » au sujet de l’espace et du temps.

    Ces paradoxes, très connus notamment dans les mathématiques, ont été prétextes à des remarques très régulières, le plus souvent erronées car perdant de vue ou ne connaissant pas l’arrière-plan de la démarche de Zénon.

    Zénon, disciple de Parménide et partisan de l’unité du monde, a en effet non pas tant à expliquer cette dite unité, qu’à rejeter comme faux les arguments de l’école de Pythagore – dont Platon est le plus grand représentant – considérant que l’Univers est composé d’unités quantifiables en tant que nombres.

    Il raisonne ainsi sur le rapport entre le particulier et l’universel, en traitant spécifiquement de l’espace et du temps.

    Zénon explique la chose suivante : s’il est vrai qu’il existe plusieurs choses particulières et non pas un simple universel – il n’utilise ni les termes de particulier ni celui d’universel, qui sont propres à nous – alors chaque chose particulière est séparée d’une autre chose particulière.

    Mais pour être séparée, ces choses particulières doivent l’être par une chose particulière. Or, cette chose particulière séparant les deux autres doit également l’être d’une autre chose particulière, le processus étant infini.

    Il en va de même si l’on utilise le principe de parties : chaque partie doit être séparée d’une autre par une partie, elle-même par une partie, etc., le processus étant infini.

    Zénon oppose ainsi le nombre qui définit, circonscrit une partie de la réalité, et le fait que le principe de circonscrire est nécessairement infini dans son principe.

    De manière plus simple, on peut prendre le paradoxe qu’il fait au sujet du lieu. Si toute chose est en un lieu, alors ce lieu est lui-même dans un lieu, qui lui-même est dans un lieu, le processus étant infini.

    L’exemple de la flèche est tout à fait similaire : un arc lance une flèche. Si le temps est divisé en instants bien délimités, comment la flèche statique à cet instant passe-t-elle à un autre endroit à l’instant suivant ?

    Comme on le voit, Zénon insiste sur la continuité générale de la matière, ce qui est pour nous le rapport entre l’universel et le particulier. Zénon a bien compris que si on utilise un monde matériel « mathématisé », on ne peut pas avoir de mouvement, qui pour nous avec le matérialisme dialectique est la contradiction de l’espace avec lui-même, produisant le temps.

    Zénon a compris que le principe de dénombrement en unités du temps et de l’espace empêchaient une saisie de la continuité générale de la matière en mouvement.

    Deux exemples très connus sont ici celui de la dichotomie et celui d’Achille et la tortue.

    Dans celui de la dichotomie, Zénon dit qu’il lance une pierre. Imaginons qu’elle ait parcouru la moitié de son parcours. Elle va ensuite faire la moitié du parcours restant, et au cours de ce processus la moitié de ce parcours, et cela à l’infini.

    Partant de là, la pierre ne fera jamais que la moitié de la moitié et cela à l’infini, n’avançant plus.

    On a exactement le même exemple avec Achille poursuivant une tortue. Si l’on reprend l’exemple précédent, lorsqu’Achille a effectué la moitié du parcours pour la rattraper, il va faire la moitié du parcours restant, et ce à l’infini, ne rattrapant jamais la tortue.

    Zénon modifie légèrement l’exemple en disant qu’Achille va à l’infini repasser par là où la tortue est passée.

    Il est très ironique ici que les mathématiciens modernes, dans la logique de Pythagore, aient affirmé avoir trouvé la formule montrant qu’Achille rattrape bien la tortue (par le biais de la théorie des suites et des limites à l’infini), comme si Zénon ne le savait pas.

    Les mathématiciens n’ont pas compris que Zénon dit que si le temps et l’espace sont interprétés avec des nombres allant à l’infini, alors l’espace entre Achille et la tortue est lui-même infini et Achille ne pourra jamais le parcourir.

    Ils pensent s’en sortir avec le principe des suites, affirmant que même en accumulant des pas toujours plus petits, il y aura bien un moment où ils suffiront pour dépasser la tortue. C’est le principe de la convergence quand le nombre de pas tend vers l’infini, avec une valeur limite où la distance entre Achille et la tortue devient nulle.

    Mais, Zénon sait très bien qu’Achille, dans les faits, dépassera la tortue. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer que si on divise le temps et l’espace à l’infini de manière quantitative, tout en maintenant le principe de divisions en nombres de l’espace et du temps, alors le mouvement n’est pas possible, car on peut toujours ajouter des chiffres derrière un autre, comme par exemple 0,99999 à l’infini, ce qui fait qu’on ne parviendra jamais à 1.

    Soit par conséquent on décide de cesser d’aller à l’infini – ce qui supprime l’infini – soit on considère que le temps est continu, qu’il n’est – et c’est ce que dit le matérialisme dialectique – qu’une expression de l’espace en contradiction avec l’espace, du mouvement.

    Il n’y a pas de temps abstrait, de temps en soi. C’est pour cette raison que le paradoxe le plus intéressant est peut-être celui où se croisent trois « trains », c’est-à-dire plusieurs éléments à la suite.

    Si l’on prend l’exemple de trois trains de quatre coureurs, on a un train immobile et les deux autres trains se croisant à son niveau, car allant en sens contraire.

    Ce qui se passe alors, c’est que le premier coureur du premier train en mouvement croise en même temps deux coureurs du train immobile et quatre du second train en mouvement.

    Il a ainsi parcouru deux distances différentes ou bien, dit différemment, la moitié d’une durée est égale à cette même durée, puisqu’il a fallu le même temps pour croiser à la fois deux et quatre coureurs.

    On comprend alors qu’en réalité se pose ici la question du référentiel, à laquelle ont contribué notamment Isaac Newton et Emmanuel Kant, c’est-à-dire du rapport entre l’espace et le temps, ce dernier étant le produit de la contradiction de l’espace avec lui-même.

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  • Gonzalo et l’homosexualité

    La matière est inépuisable et son mouvement est dialectique. Pour cette raison, l’homosexualité pose un problème théorique de fond, puisqu’elle implique une réfutation du développement ininterrompu de la matière dans l’espace et le temps. En s’opposant par définition même à la reproduction en tant que synthèse, l’homosexualité apparaît comme incompatible avec le développement nécessaire de la matière.

    Pour cette raison, tant l’URSS de Staline que la Chine populaire de Mao Zedong ont rejeté l’homosexualité comme relevant de la décadence propre à l’effondrement de la bourgeoisie comme classe dominante. Gonzalo se situe dans cette tradition et considérait pareillement que, dans le Communisme, il n’y aurait pas d’homosexualité.

    Appliquant le matérialisme dialectique à la situation concrète, il a fait en sorte toutefois que les personnes homosexuelles puissent rejoindre le Parti Communiste du Pérou. Il considérait que le développement inégal de la situation faisait que ces personnes pouvaient tout à fait rejoindre le camp révolutionnaire et être communistes.

    Cependant, leur homosexualité relève d’une orientation personnelle et elle est considérée, du point de vue du mouvement historique, comme un phénomène relatif, voué à disparaître de par sa dimension improductive ne pouvant exister dans le Communisme où les contradictions vont toujours dans le sens du développement.

    >Sommaire du dossier

  • L’interview de Maurice Thorez au Times

    Déclaration de Maurice Thorez au journal anglais The Times du 18 novembre 1946, où il présente pour la première fois la voie française au socialisme, concept révisionniste liquidant définitivement la base scientifique et parachevant son oeuvre au sein du PCF.

    Maurice Thorez

    Les élections du 10 novembre ont souligné une fois de plus le caractère national et démocratique du Parti communiste français, profondément enraciné dans les couches populaires, à la ville et à la campagne.
    Les travailleurs, les républicains font confiance au Parti communiste français parce qu’il a été et qu’il demeure le parti de la clairvoyance et du courage. Seul, avant la guerre, il a dénoncé et combattu la prétendue non-intervention et la capitulation de Munich, c’est-à-dire la politique de concessions qui a encouragé les agresseurs fascistes. Il a été, sur le sol national, l’organisateur et le dirigeant de la lutte armée contre l’envahisseur allemand et contre la trahison vichyste.

    Il est, depuis la Libération, l’initiateur et le conducteur de l’effort populaire pour la reconstruction de la France. Tout le monde sait qu’à l’appel du Parti communiste, les mineurs français ont, depuis un an, doublé notre production de charbon qui dépasse de quinze pour cent les chiffres d’avant-guerre. En même temps, grâce à l’initiative des ministres communistes, les ouvriers, les fonctionnaires, les paysans, les vieux travailleurs, les mères ont obtenu des avantages substantiels.

    Enfin, l’opinion démocratique française approuve nos positions en matière de politique extérieure, notamment sur les problèmes de la sécurité et des réparations. Nous n’admettons pas l’idée émise par certains de rendre à l’Allemagne une position économique dominante en Europe.

    Nous demandons l’internationalisation de la Ruhr et le rattachement de la Sarre à notre système économique. Nous voulons la liquidation du fascisme et le désarmement effectif de l’Allemagne. Nous estimons nécessaire, indispensable, l’entente entre nos grands alliés anglais, américain et soviétique. Nous repoussons toute politique de blocs et d’orientation exclusive sur l’un quelconque de nos alliés, notre gratitude allant également à tous.

    Nous souhaitons le resserrement des liens d’amitié et d’alliance entre la Grande-Bretagne et la France. Je suis d’une province arrosée de trop de sang britannique pour ne pas mesurer le prix de l’amitié franco-anglaise. L’accord devrait résulter d’une juste solution de la question allemande. Nous ne comprenons pas qu’on nous refuse le charbon de la Ruhr et que l’on compromette ainsi le relèvement de notre pays.

    Nous avons répété expressément au cours de notre campagne électorale que nous ne demandions pas au peuple le mandat d’appliquer un programme strictement communiste, c’est-à-dire reposant sur une transformation radicale du régime actuel de la propriété et des rapports de production qui en découlent.

    Nous avons préconisé un programme démocratique et de reconstruction nationale, acceptable pour tous les républicains, comportant les nationalisations, mais aussi le soutien des moyennes et petites entreprises industrielles et artisanales et la défense de la propriété paysanne contre les trusts.

    A l’étape actuelle du développement de la société, nous avons la conviction que les nationalisations – le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés – constituent un progrès dans la voie du socialisme. Les nationalisations portent atteinte à la toute-puissance des oligarchies financières, elles limitent les possibilités légales de l’exploitation de l’homme par l’homme, elles placent entre les mains d’un gouvernement démocratique des moyens appréciables pour l’œuvre de redressement économique et social du pays.

    Il est évident que le Parti communiste, dans son activité gouvernementale, et dans le cadre du système parlementaire qu’il a contribué à rétablir, s’en tiendra strictement au programme démocratique qui lui a valu la confiance des masses populaires.

    Les progrès de la démocratie à travers le monde, en dépit de rares exceptions qui confirment la règle, permettent d’envisager pour la marche au socialisme d’autres chemins que celui suivi par les communistes russes.

    De toute façon, le chemin est nécessairement différent pour chaque pays. Nous avons toujours pensé et déclaré que le peuple de France, riche d’une glorieuse tradition, trouverait lui-même sa voie vers plus de démocratie, de progrès et de justice sociale.

    Cependant, l’histoire montre qu’il n’y a pas de progrès sans lutte. Il n’y a pas de route toute tracée sur laquelle les hommes puissent avancer sans effort. Il leur a toujours fallu surmonter bien des obstacles. C’est le sens même de la vie.

    L’union des forces ouvrières et républicaines est le sûr fondement de la démocratie. Le Parti ouvrier français que nous proposons de constituer par la fusion des partis communiste et socialiste, serait le guide de notre démocratie nouvelle et populaire. Il ouvrirait largement ses rangs aux travailleurs catholiques auxquels nous avons tendu bien avant la guerre une main fraternelle que beaucoup ont saisie. Nombreux sont d’ailleurs les Français qui partagent notre conception de la laïcité : pas de guerre à la religion, neutralité absolue de l’enseignement au regard de la religion.

    Les Français communistes désirent vivement que le caractère national et démocratique de toute leur activité soit compris en Grande-Bretagne. Il n’en peut résulter que des effets heureux dans les rapports entre nos deux pays, pour le plus grand bien de notre cause commune, la cause de tous les peuples, la cause de la liberté et de la paix.

    >Sommaire du dossier

  • Maurice Thorez : une évaluation

    Maurice Thorez a porté une ligne qui n’était pas matérialiste dialectique. Le Parti Communiste avant Maurice Thorez était un rassemblement informe de militants éparpillés idéologiquement et culturellement, ce n’est que guidé par Maurice Thorez qu’il a pris véritablement forme.

    Alors cependant, sa ligne « classe contre classe » qui était juste s’est transformée, en raison de la déviation syndicaliste révolutionnaire, en appel à l’unité posant la soumission au réformisme et aux institutions bourgeoises.

    Il n’y avait aucune contradiction entre la ligne « classe contre classe » et celle du Front populaire ; les trotskystes ont joué un rôle contre-révolutionnaire en arguant qu’il y aurait un retournement à 180°.

    La ligne classe contre classe se réalise en effet dans l’agrégation des classes exploitées. Dans le Front populaire, le Parti Communiste aurait dû prendre les commandes, ou bien au moins montrer la séparation nette avec le réformisme.

    Au lieu de cela, il a couru derrière le réformisme et finalement s’est soumis aux institutions, dans une logique social-chauvine d’une grande intensité.

    La participation au gouvernement bourgeois de l’après 1944-1945 est ainsi une contribution à la réorganisation bourgeoise, Maurice Thorez dirigeant même la Mission provisoire de réforme de l’administration, lui-même jouant un rôle central dans la naissance de l’École Nationale d’Administration.

    Maurice Thorez, vice-président du gouvernement provisoire de la République
    en mars 1946 à la gare de Nantes.
    A ses côtés : le ministre communiste de la Reconstruction et de l’Urbanisme François Billoux, le préfet de Loire-Inférieure, le général de brigade commandant la région militaire de Tours, le maire de Nantes, ainsi que Henry Gouge, député communiste, secrétaire fédéral du PCF, et les députés socialistes Clovis Constant et Jean Guitton.
    La visite a comme prétexte la pose de la première pierre de la cité ouvrière du Grand Clos, derrière l’usine des Batignolles.

    De fait, avant 1934 le Parti Communiste doit être considéré comme l’organisation de construction du Parti, sans que cela soit gagné d’avance.

    Après 1934, il est un Parti Communiste, avec une organisation sérieuse et des fondements à approfondir.

    Cependant, étant donné que c’est Maurice Thorez qui exprime la ligne générale, dès 1936 il bascule ouvertement dans l’opportunisme de droite.

    Après 1938, il est paralysé politiquement, et si la Résistance vient le replacer dans une position révolutionnaire de fait, grâce au soutien de l’URSS, cela ne durera guère : dès 1945 l’opportunisme de droite prime.

    Ce n’est que la liaison avec l’URSS qui a empêche le basculement du PCF, qui se réalise ouvertement dès la mort de Staline en 1953.

    Cela signifie que le PCF est, en définitive, un mouvement social-démocrate qui a tenté d’aller au bolchevisme, qui y est parvenu en 1934 mais n’a pas su se maintenir et est retombé dans la social-démocratie.

    La ligne ouvertement syndicaliste et légaliste du PCF à partir des années 1960 puise directement dans la figure de Maurice Thorez, tellement expression de la base par ailleurs que celle-ci a pu être mise de côté et remplacée facilement au fur et à mesure (notamment par Georges Marchais).

    C’est la raison pour laquelle, en France, si le communisme a toujours été puissant, sa réalité a été éparpillée, le PCF ne proposant qu’une variante politique de syndicalisme révolutionnaire, ce qui fait qu’il a été facile pour le trotskysme de s’implanter durablement en France, en tant que communiste dans une variante « révolutionnaire ».

    Cortège pour les funérailles de Maurice Thorez,
    le 16 juillet 1964.

    De fait, dépasser la déviation syndicaliste révolutionnaire, qui s’appuie directement sur l’idéologie de la Charte d’Amiens, est précisément ce qui permet de dépasser à la fois Maurice Thorez et son sous-produit qu’a été le trotskysme.

    L’oubli de la question culturelle a non seulement annulé la production d’analyses matérialistes historiques sur la France, mais a également borné toute perspective à une série de raisonnements pragmatiques-machiavéliques typiquement français, pays de Richelieu.

    Ce n’est pas pour rien que les positions les plus avancées du PCF sur le plan théorique aient toujours concernées la question de l’État, depuis la philosophie d’Althusser jusqu’à la multitude d’analyses sur le « capitalisme monopoliste d’État ».

    La révolution socialiste en France, pour avancer, pour dépasser le caractère à la fois social-démocrate et révisionniste de Maurice Thorez, doit donc être portée par un Parti Communiste comprenant enfin le matérialisme dialectique, saisissant l’histoire culturelle-idéologique de la France, réfutant les démarches de type syndicalistes-révolutionnaires.

    Les révolutionnaires authentiques des années 1960 en France, se définissant comme marxistes-léniniste ou maoïstes, se précisément brisés sur cette question, les amenant à n’être que des thoréziens de gauche.

    >Sommaire du dossier

  • Maurice Thorez : la capacité de manœuvre, la souplesse tactique

    Malgré l’échec du Front populaire comme « transition » vers une sorte de « démocratie avancée » (concept que le PCF développera par la suite), Maurice Thorez a réussi à façonner le PCF à son image, tout comme Maurice Thorez a été façonné à l’image du PCF.

    Il peut ainsi expliquer qu’au final, le marxisme-léninisme est simplement une sorte de machiavélisme politique pour aboutir à la mise en commun des biens.

    Voici ce qu’il explique dans « Ce que nous apprend la théorie marxiste-léniniste », un court article publié en juin 1939 :

    « Le marxisme-léninisme nous enseigne comment la dictature du prolétariat s’épanouit en une démocratie socialiste de tout le peuple (…).

    La Constitution stalinienne est le monument de granit qui n’assure pas seulement la marche au progrès et au bonheur de l’Union soviétique, mais qui donne à tous les travailleurs du monde la certitude du triomphe de leur cause, du triomphe du communisme (…).

    La théorie marxiste-léniniste nous apprend à distinguer en toute chose « ce qui naît et ce qui meurt », ce qui évolue et se transforme, sous l’influence des autres phénomènes, et en réagissant à son tour sur le milieu environnant.

    La théorie marxiste-léniniste nous apprend par conséquent à juger d’une situation dans son ensemble tout en tenant compte de chacun des éléments et facteurs particuliers de cette situation donnée, tout en tenant compte des influences réciproques et variables de ces éléments sur l’évolution de la situation.

    Nous avons appris que la réalité d’aujourd’hui peut ne plus être celle de demain ; par exemple, notre Parti communiste étant un des facteurs de l’évolution en France, de son activité peuvent dépendre des modifications importantes dans le sens des intérêts de la classe ouvrière, des intérêts du peuple.

    Nous avons donc appris à déterminer une tactique qui varie nécessairement en fonction des changements dans la situation.

    Nous avons appris à lancer les mots d’ordre appropriés aux conditions, aux circonstances données : nous avons appris à rejeter le mot d’ordre qui ne convient plus à une nouvelle situation.

    Nous avons donc appris à joindre à la fermeté des principes, la capacité de manœuvre, la souplesse tactique.

    Nous avons appris à pousser hardiment de l’avant quand les circonstances sont favorables et à tenir nos positions, voire à battre en retraite, en bon ordre, lorsque l’ennemi de classe est parvenu à reprendre l’avantage. »

    On est là pleinement dans une posture pragmatique-machiavélique, et on voit bien comment Maurice Thorez « justifie » la liquidation de la culture « classe contre classe ».

    Et comme on le voit, Maurice Thorez profite dans son élan « social-démocrate dur » de l’erreur de Staline : avoir considéré que les luttes de classes étaient terminées en URSS et avoir ancré cette conception dans la Constitution soviétique.

    Mao Zedong réparera cette erreur, avec la conception de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne ; dans le processus de critique du révisionnisme soviétique, Maurice Thorez qui appuyait sur celui-ci sera également une cible importante de la critique chinoise effectuée (comme par exemple dans D’où proviennent les divergences ? ­Réponse à Maurice Thorez et d’autres camarades)

    Une position qui ne change pas durant l’Occupation.

    La position de Maurice Thorez ne sera pas différente pendant l’Occupation. Or, la situation a changé, ce qui prouve que le PCF de Maurice Thorez a bien prôné une ligne globale de « libération nationale ».

    Voici comment Maurice Thorez présente la situation en août 1943, dans l’article « L’offensive victorieuse de l’Armée rouge rend plus proche l’insurrection nationale » :

    « Et d’abord, que faut-il faire ? Il faut, selon notre mot d’ordre de toujours, unir, unir et encore unir.

    Le Parti communiste français ne s’est jamais départi de son attitude profondément unitaire : unité politique de la classe ouvrière, autrefois scellée par le Pacte d’union d’action conclu entre le Parti communiste et le parti socialiste ; unité syndicale, réalisée dans une seule C.G.T. À laquelle les militants communistes donnèrent tous leurs efforts ; Front populaire, pour le pain, la liberté et la paix, fondé sur notre initiative et dont le programme, s’il eût été appliqué effectivement, eût certainement épargné beaucoup de souffrances au peuple de France ; Front français, que notre Parti préconisait dès août 1936 pour faire face à la menace hitlérienne ; que nous ne pûmes malheureusement faire aboutir en raison des préjugés, des préoccupations subalternes et d’un certain esprit de boutique qui animait quelques-uns de nos partenaires du Front Populaire ; Front français qui se réalise aujourd’hui sous la pression des événements pour libérer le pays du joug de l’étranger. »

    La continuité qu’affirme ici Maurice Thorez révèle le fond du problème.

    >Sommaire du dossier

  • Maurice Thorez et le communisme comme simple «mise en commun»

    La conception même du communisme est nécessairement falsifiée par Maurice Thorez dans un sens économiste. A ses yeux, le communisme, c’est simplement la « mise en commun ». Cela ne va pas plus loin.

    Lors du discours « Pour une jeunesse heureuse » prononcé le 27 mars 1937 aux Jeunesses Communistes de la région parisienne dans une salle du parc d’attractions parisien « Magic City », Maurice Thorez définit ainsi de la manière suivante « communisme » et « communiste » :

    « Le communisme – ce pur et noble idéal de justice sociale et de fraternité humaine – c’est désormais la certitude que nous pouvons réaliser et que nous réaliserons le rêve de bonheur qui a hanté l’humanité dans les temps les plus reculés, puisque les progrès de la science, s’appuyant désormais sur la force et sur la conscience de la classe ouvrière, peuvent permettre une meilleure organisation de la société, une organisation de la production qui assure un travail à tous les travailleurs libres et avec le travail la joie, l’amour dans la liberté et dans la paix (…).

    Le communiste, c’est celui qui poursuit la réalisation de cet idéal, tout en se préoccupant, dans le présent d’améliorer le sort des travailleurs, le sort des déshérités ; c’est celui qui se dévoue à la cause commune, à la cause de tous, et voilà sans doute la raison essentielle de la grande influence et des effectifs toujours plus nombreux de votre Fédération des Jeunesses Communistes.

    Le communisme, ses buts, l’action de ses partisans, de ses militants, répondent pleinement aux aspirations de la jeunesse, à son impérieux besoin de mouvement, à son goût de l’action et aussi à son élan naturel vers le bien et vers le beau, vers ce que vous chantiez tout à l’heure : « Vive la vie, vivent la joie et l’amour » (…).

    Le désir de s’instruire est inné dans la jeunesse. La jeunesse est attirée par l’étude de la science ; elle veut aussi étudier le passé, pour que le passé puisse lui servir dans le présent et préparer son avenir.

    La jeunesse laborieuse de France doit et peut étudier l’effort séculaire de ses pères, de ses ancêtres, dans leur lutte pour la paix.

    La jeunesse laborieuse de France doit et peut étudier la littérature de notre pays. La jeunesse laborieuse de France ne peut prétendre à une connaissance suffisante du marxisme-léninisme, de notre propre doctrine, sans apprendre à connaître les matérialistes du XVIIIe siècle, les grands Encyclopédistes si justement appréciés par les fondateurs du matérialisme historique.

    Les jeunes travailleurs, les jeunes révolutionnaires, ont beaucoup à apprendre de l’histoire des grandes révolutions et des grands mouvements sociaux de notre pays, tout particulièrement de l’histoire de la grande Révolution française. »

    Maurice Thorez et Jacques Duclos

    « La France du Front populaire et sa mission dans le monde »

    En 1938 fut publié un document de plus d’une centaine de pages, intitulé pas moins que « La France du Front populaire et sa mission dans le monde ». Il s’agissait du rapport présenté au IXe congrès du Parti Communiste français, se tenant à Arles du 25 au 29 décembre 1937.

    Ce document est une synthèse de la ligne social-chauvine faussant l’interprétation du matérialisme dialectique, accordant à la France en tant que nation une position « historique ».

    Revendiquant le mot d’ordre de « Union de la nation française », lancé au congrès précèdent, en janvier 1936, ce nouveau rapport présente justement de la manière suivante le rapport de l’année précédente :

    « Le rapport [de 1936] était comme une nouvelle rencontre de la classe ouvrière avec la France, un des plus beaux et des plus riches pays du monde.

    Il débutait par le tableau des richesses de la France, de ses ressources immenses, agricoles et industrielles.

    Il détaillait les principales productions de la terre de France fécondée par la sueur et le sang de Jacques Bonhomme, l’ancêtre de nos laboureurs.

    La production de ses usines géantes, fruits du labeur de nos pères, et des pères de nos pères, jusqu’aux plus lointaines générations. »

    On voit le degré de populisme atteint, et Maurice Thorez continue tout au long dans le même esprit : « Sur notre sol fertile lèvent de belles moissons », etc. etc.

    Dans ce qui est un véritable manifeste, on trouve également et surtout exposé ce qui est au cœur de l’économie politique du Parti Communiste français : la liquidation du concept de bourgeoisie.

    Voici ce que dit Maurice Thorez, faussant les enseignements du matérialisme historique dans un sens petit-bourgeois :

    « Nous avons montré, conformément à l’enseignement de Lénine, qu’au sommet de la nouvelle aristocratie, de l’aristocratie de l’argent, se trouvait un tout petit nombre de gros capitalistes, les chefs et les représentants de ces deux cents familles qui dominent l’économie et la politique du pays.

    C’est cette oligarchie financière qui condamne le peuple de France à la misère, à la déchéance physique, à la dégradation morale, qui détruit la famille, jette le père à la rue sans souci du pain de ses enfants, qui contraint sa fille à la prostitution, et qui réserve à l’enfant abandonné et malheureux, privé de soins et de tendresse, le bagne d’Eysses ou de Belle-Isle.

    C’est l’oligarchie financière qui fait s’épanouir, fleurs vénéneuses du fumier capitaliste, la corruption et le scandale, qui soudoie les chefs fascistes, entretient et arme leurs troupes mercenaires, sème la division et provoque à la guerre civile. »

    De fait, il est évident qu’ici Maurice Thorez exprime une conception qui est une falsification complète du matérialisme historique. Il y a ici une oligarchie malveillante, au lieu d’une bourgeoisie en tant que classe décadente.

    >Sommaire du dossier

  • Maurice Thorez : de la France des cathédrales au marxisme

    La ligne sociale-chauvine de Maurice Thorez fait qu’il voit tout en terme de nation française républicaine, source de progrès. Il explique ainsi que:

     « Unis, communistes, socialistes, syndicalistes, radicaux, républicains, nous obtiendrons un véritable gouvernement de la France, un gouvernement fidèle aux volontés du peuple, fidèles aux peuples amis et alliés, fidèle à la mission française de progrès, de liberté et de paix dans le monde. »

    Contre la trahison de la cause nationale, septembre 1938

    « Peu à peu, chaque homme, chaque femme de notre peuple comprend et apprécie les efforts de notre Parti communiste pour préparer la classe ouvrière à la grande et lourde tâche que l’histoire lui assigne : assurer la continuité de la France, de la France toujours plus belle, toujours plus aimée, au sein d’une Europe réconciliée et unie dans le travail et dans la paix.
    Ce ne sera pas la première fois qu’en présence de la trahison des grands, la conscience nationale du peuple de France aura provoqué le redressement nécessaire. »

    Pour la paix, contre la trahison, septembre 1938

    Ce n’est pas tout. La position de Maurice Thorez s’est nécessairement accompagnée d’une remise en cause du matérialisme dialectique. En France, la dialectique n’a jamais été comprise que comme simple affirmation de la transformation – le mode dialectique de la transformation n’a lui pas été compris.

    Il en résulte que Maurice Thorez a assimilé le matérialisme dialectique au matérialisme français du XVIIIe siècle.

    Ainsi, non seulement les Lumières sont résumées au seul courant matérialiste authentique – celui de Denis Diderot – ce qui est faux, puisqu’il y a en fait surtout Jean-Jacques Rousseau et Voltaire, mais qui plus ce matérialisme est présenté comme ce qui a donné naissance au marxisme.

    Maurice Thorez ose ainsi dire :

    « Le marxisme procède du matérialisme français »
    (La France du Front populaire et sa mission dans le monde, 1937)

    Et bien évidemment, la pensée matérialiste mécaniste de René Descartes est considérée comme la base du matérialisme authentique :

    « A la veille de la convocation des États généraux par Louis XVI, les conditions objectives, économiques et sociales de la Révolution étaient parvenues à maturité.

    Mais déjà les transformations nécessaires devenues inévitables s’étaient reflétées dans l’oeuvre pré-révolutionnaire des penseurs français du XVIIIe siècle.

    Les Encyclopédistes groupés autour de Diderot approfondissaient le côté matérialiste de la pensée cartésienne et élevaient un monument durable. Ils jetèrent les fondements de notre propre doctrine. »

    La France du Front populaire et sa mission dans le monde, 1937

    Le tout permet, bien entendu, une lecture chauvine de l’histoire du monde :

    « C’est une fois de plus la France démocratique, la France de 1789, devenue la France du Front populaire, qui va guider les peuples de l’Europe dans la voie du progrès, de la liberté et de la paix. »

    La France du Front populaire et sa mission dans le monde, 1937

    De la France des cathédrales au marxisme

    Maurice Thorez est allé très loin dans cette démarche, comme en témoigne la longue citation suivante, qui est un mélange inconsistant des leçons du marxisme au sujet de l’art gothique, du matérialisme de Diderot, de Descartes qui est, et c’est assez exceptionnel, présenté comme à l’origine des Lumières !

    Maurice Thorez en arrive à fonder une idéologie du socialisme français, allant en ligne droite des cathédrales au marxisme.

    « Nous sommes, en effet, nous, communistes, les disciples de Marx et Engels, de Lénine et Staline. Nous sommes des marxistes-léninistes, des partisans convaincus du matérialisme dialectique, théorie d’avant-garde du prolétariat révolutionnaire.

    Nous sommes par là les héritiers authentiques et les continuateurs de la pensée révolutionnaire des matérialistes français du XVIIIe siècle, des grands Encyclopédistes, eux-mêmes fils spirituels de cet autre philosophe français Descartes dont nous avons célébré récemment la mémoire.

    Marx lui-même a mis en lumière cette filiation doctrinale dans La Sainte Famille : « De même que la matérialisme cartésien a son aboutissement dans la science de la nature proprement dite, l’autre tendance du matérialisme français débouche directement sur le socialisme et le communisme. » (…).

    Le matérialisme philosophique des communistes est loin de la foi religieuse des catholiques ? Cependant, aussi opposées que soient leurs conceptions doctrinales, il est impossible de ne pas constater chez les uns et les autres une même ardeur généreuse à vouloir répondre aux aspirations millénaires des hommes à une vie meilleure (…).

    Le rôle progressif [en fait, progressiste] du christianisme apparaît encore plus tard dans l’effort d’organisation de la charité, de la solidarité, dans la tentative de rendre plus justes et plus pacifiques les rapports entre les hommes à l’époque de la féodalité, dans le souci des communautés religieuses, – groupements communistes d’intention, de fait et d’action – qui se donnaient pour mission de conserver, de développer et de transmettre aux siècles futurs la somme des connaissances humaines et les trésors artistiques du passé.

    Est-il possible d’évoquer sans émotion les siècles qui ont vu s’élever vers le ciel les flèches de nos magnifiques cathédrales, ces purs joyaux de l’art populaire, qui protestent de toutes leurs vieilles pierres – vivantes pour qui sait les comprendre – contre la légende du sombre moyen-âge.

    Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales animés de la foi ardente qui « soulève les montagnes », et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste, les stakhanovistes, les héros du travail qui font surgir sur le sol libre de l’Union soviétique les usines géantes, les villes entières et aussi les grandioses monuments par quoi s’affirme aujourd’hui l’élan enthousiaste du communisme. »

    Communistes et catholiques. La main tendue. Rapport présenté au Palais de la Mutualité à Paris, le 26 octobre 1937, lors de l’assemblée des cadres. Diffusée par la suite sous forme de brochure.

    >Sommaire du dossier