Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Le porteur de cactus San Pedro et le cactus aztèque

    C’est un temple au Pérou actuel, au fond d’une vallée ; sa forme consiste en une pyramide à degrés, avec une place circulaire, une association qu’on retrouve dans toute la région.

    Modèle réduit du temple (wikipedia)

    Il relève d’une civilisation dont on ne sait que très peu de choses, aussi l’a-t-on appelée civilisation de Chavin, du nom du village de Chavín de Huántar où se trouve le temple.

    (wikipedia)

    On se situe ici à une altitude de 3200 mètres, au croisement de différentes routes commerciales, sans pour autant qu’il y ait une ville. On a affaire à un dispositif cérémoniel totalement indépendant, d’une superficie de 12 000 m².

    Le temple lui-même, en forme de U, a été construit autour de 1000 avant notre ère, pour connaître différentes strates, un phénomène typique du continent américain avant la colonisation européenne. La civilisation de Chavin s’est quant à elle éteinte vers 200 avant notre ère, bien avant l’empire inca qui émergea au milieu du 15e siècle.

    Le site de Chavin est entouré d’une cinquantaine de têtes clouées autour du temple qui servaient de représentation d’esprits mi-humains, mi-animaux, dans l’esprit typiquement chamanique de la possession ou de la transformation en animal que l’on trouve sur le continent américain d’avant la colonisation.

    On retrouve de tels êtres comme sculptures sur des colonnes, des stèles, des linteaux (qui soutiennent les portes, les entrées), et le dieu principalement vénéré est d’ailleurs mi-homme mi-félin, que l’on trouve représenté sur un immense monolithe de 4,5 mètres, qu’il était peut-être possible de déplacer pour des rituels, et qui en tout cas profite largement de la lumière au moment du solstice d’été.

    Ce dieu, avec des serpents comme chevelure, indique le haut avec la main droite, le bas avec la main gauche, soit on l’aura compris le monde supérieur et le monde inférieur. C’est là quelque chose de fondamental, car c’est le strict équivalent du fruit de la connaissance du bien et du mal du jardin d’Eden.

    Pour une humanité vivant dans la précarité et avec une alimentation défaillante, le bien, c’est l’euphorie, le vécu où l’on s’extrait de sa réalité, en planant littéralement ; le mal c’est l’effondrement psychique et physique.

    Et ce monolithe est au véritable coeur du temple lui-même. Son entrée est réduite, et immédiatement on est projeté dans un labyrinthe de tunnels, souvent à angles droits, avec des petites chambres obscures pouvant abriter quelques personnes, parfois une seule.

    (Martin St-Amant wikipedia)

    De manière très élaborée, le temple profite de tout un circuit d’aqueduc et de chutes d’eau d’une part, de conduits d’air de l’autre, qui contribuait à produire un son censé, pense-t-on, rappeler le rugissement du jaguar. Il a été analysé que le son produit avait une résonance qui a été mesurée à 110 Hertz, produisant un effet puissant sur l’être humain.

    C’est là que se situe la clef du temple. L’iconographie est effet marquée par la présence du cactus San Pedro (« huachuma ») et de graines de l’arbre willka (Anadenanthera colubrina), dont la consommation a un effet hallucinogène.

    Un obélisque du temple (wikipedia)
    Jaguar, caïman, serpent, cactus San Pedro…

    On a découvert justement, en 1972, sur la place circulaire, la stèle dite du « Porteur de cactus » ; un être en transformation, mi-humain mi-animal, tient un cactus San Pedro tel on tient une lance, avec différents êtres l’accompagnant : des jaguars, des rapaces, des serpents.

    De par les restes de stèles découverts ensuite, on pense qu’il y avait quatre « porteurs de cactus » similaires au moins parmi 28 stèles entourant la place circulaire, qui est de 21 mètres de diamètre.

    La décoction de San Pedro a un effet durant plusieurs heures ; la personne droguée, à travers des nausées, connaît un sentiment euphorique, lancinant, avec une sorte d’esprit de communion.

    Et sur les lieux, on a retrouvé des boîtes à priser, avec des tubes en os, typiques de l’Amazonie dans le cadre d’utilisation de plantes contenant un hallucinogène, la DMT (diméthyltryptamine). Un effet de la DMT se retrouve dans la morve sortant du nez de différentes sculptures.

    C’est que la DMT est immédiatement très violente sur le corps, produisant des contorsions, des convulsions, pour une demi-heure d’extase tout à fait similaire à l’expérience de la « mort imminente » vécue par des personnes dans le coma.

    La présence de la DMT, qui ramène à l’Amazonie, est frappante car on est dans les Andes et donc à une distance notable de celle-ci, néanmoins le jaguar est omniprésent dans le temple, ce qui combine sur le plan de la civilisation le jaguar de l’Amazonie et l’aigle des Andes, alors qu’on retrouve également le serpent.

    Jaguar du complexe pyramidal zapotèque de Monte Albán, au Mexique actuel (wikipedia)

    On a ainsi deux sources civilisationnelles aboutissant à la mise en place d’un temple bâti pour qu’une personne ayant consommé un produit hallucinogène voit ses sens profondément troublés au niveau visuel par la faible luminosité et désorienté par les tunnels, perturbé au niveau du son par les cours d’eau provoquant un « rugissement ».

    On a également retrouvé des coquillages faisant office d’instrument de musique, et il est tout à fait possible également que des odeurs diffusées de manière rituelle renforcent encore cette expérience hallucinée.

    Car tout vise à la « vision », comme la stèle dite de Raimondi, du nom de celui qui l’a redécouvert utilisé comme table par un fermier de la région, qu’on est censé clairement admirer en étant drogué.

    Le dieu représenté tient d’ailleurs deux cactus de San Pedro, et on notera également que la représentation, où l’on trouve dix paires d’yeux, 11 bouches et 50 serpents, peut être inversée pour obtenir une représentation tout aussi hallucinée.

    Le temple de Chavin, qui est monté en puissance comme lieu de culte majeur dans toute la région, était entièrement concentré sur une expérience chamanique de l’existence. Cela montre comment l’humanité a fétichisé l’expérience de l’hallucination par la drogue.

    C’est le sens des jaguars, des rapaces, des serpents qu’on trouve dans les cultes en Amérique pré-coloniale. Le jaguar représente la terre, la réalité, alors que les rapaces représentent le monde supérieur et les serpents le monde inférieur.

    La ville de Mexico-Tenochtitlan a ainsi été fondée au début du 14e siècle, comme capitale de ce qui va devenir « l’empire » aztèque, sur une île du lac Texcoco, en raison de la légende suivante : les Mexicas errants depuis leur paradis perdu Aztlán devaient fonder leur foyer là où un aigle sur un cactus dévore un serpent.

    Le mythe de la fondation de Mexico-Tenochtitlan sert de symbole national mexicain

    C’est évidemment le reflet du triomphe du monde supérieur sur le monde inférieur, le cactus étant une allégorie de l’hallucination provoquée par sa consommation du cactus.

    Dans la légende, le cactus n’a il est vrai pas de propriété hallucinogène : il s’agit du nopal, ou figue de barbarie. Mais ce nopal sur l’île a poussé à partir du coeur enterré de Copil, fils mythique du dieu de la guerre guidant les Mechicas et possédant des qualités de mage, astronome, divinateur, etc.

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  • L’intervalle entre le jardin d’Eden et Adam agriculteur

    L’idéalisme considère que l’être humain pense, dispose du libre-arbitre. L’être humain serait en mesure de faire des choix. Le matérialisme considère inversement que l’être humain ne pense pas, qu’il relève du déterminisme historique : l’être humain réfléchit, sa pensée reflète la réalité.

    Si l’on prend l’exemple de la sortie du jardin d’Eden, la différence de point de vue apparaît clairement. La Bible présente en effet la sortie du jardin d’Eden comme conduisant, du jour au lendemain, à ce qu’Adam se retrouve à pratiquer l’agriculture.

    On avait auparavant Adam et Eve vivant dans une sorte de Paradis, puis ils se retrouvent dans la situation contraire, devenant des êtres humains formant le « début » d’une longue série d’êtres humains, pratiquant l’agriculture, la domestication des animaux, vivant en société, etc.

    Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

    Or, du point de vue matérialiste, le jardin d’Eden reflète la communauté matriarcale, l’époque où les êtres humains vivaient comme des animaux au sens strict. Et ces êtres humains ne pouvaient pas passer à l’agriculture du jour au lendemain. Autrement dit, pour faire un raccourci conceptuel, on ne passe pas de l’âge des cavernes à l’agriculture aussi simplement que cela.

    Il faut un long apprentissage qui prend… des années, des dizaines d’années, des centaines d’années, des milliers d’années. L’être humain que nous sommes, l’homo sapiens, apparaît il y a 300 000 ans, forme de réelles premières communautés humaines il y a un peu plus de 20 000 ans, découvre l’agriculture il y a un peu plus de 10 000 ans, alors que lui-même est l’aboutissement de sept millions d’années d’évolution de ses ancêtres directs.

    Cela signifie que la Bible, avec le passage direct du jardin d’Eden à l’agriculture, escamote des centaines, des milliers d’années d’évolution. Il y a tout un espace historique qui manque et cet espace historique est vécu par des êtres humains qui ne sont plus des animaux vivant de manière immédiate, qui ne sont pas encore des agriculteurs et des pratiquants de la domestication d’animaux.

    Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

    Ce sont des chasseurs cueilleurs, ce qu’ils étaient déjà auparavant, mais cette fois avec beaucoup plus d’élaboration technique, de saisie intellectuelle de leurs activités, de développement de leurs facultés. Et, à la différence d’auparavant où tout était répétitif et similaire pour tous, les êtres humains s’individualisent. Ils ne sont plus un simple aspect d’une communauté humaine primitive, ils existent de manière personnelle.

    Mais cette manière personnelle d’exister est une découverte, incomprise. C’est une nouveauté qui a même un prix énorme. Car en ne vivant plus de manière immédiate, l’humanité découvre de terribles déséquilibres dans son mode de vie, puisqu’il fallait satisfaire les besoins vitaux sur une base rudimentaire.

    Il a fallu tout découvrir, faire l’apprentissage de l’environnement. On parle ici de découvrir ce qui est utile ou pas, utile sur le court, le moyen, le long terme. Cela implique de comprendre le principe d’utilité, de le systématiser, ce qui donne par exemple la médecine, mais demande une expérience historique immense.

    Une humanité dispersée, vivant en groupes restreints, a dû accumuler cette expérience dans de terribles difficultés, d’affreux tourments.

    Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

    Lors de tout un processus historique particulièrement long, l’humanité a connu des carences physiologiques pour la dimension qualitative, un déficit calorique pour la dimension quantitative, des privations de sommeil et des blessures, l’épuisement nerveux, une fatigue extrême, etc.

    En même temps, tout ce processus passe et renforce, de manière contradictoire, la nuance, la différence entre les personnes, au fur et à mesure des progrès acquis sur le plan de la vie quotidienne.

    Autrement dit, lorsque l’humanité en est à ses tout débuts, elle vit de manière animale. Son horizon est restreint et il n’est pas de place pour la moindre dimension personnelle ; les êtres humains consomment ce qu’il y a dans leur environnement et cela suffit. Tout est partagé, rien ne distingue les êtres humains, si ce n’est le sexe, et la femme a un statut supérieur, car elle donne la vie.

    Cependant, en modifiant son environnement, notamment au moyen de la main disposant d’un pouce opposable, en utilisant ainsi des outils, le feu, etc., l’humanité est sortie d’un cadre auto-suffisant. Il y a alors des activités différentes, toujours plus subtiles, des nuances, des différences entre les êtres humains.

    Il n’y a pas eu de « création » de l’humanité, mais une production historique de l’humanité et il a fallu des centaines, des milliers d’années, des dizaines de milliers d’années, des centaines de milliers d’années pour cela.

    Adam par Giuliano Bugiardini, fin du 15e siècle

    Et l’existence des chasseurs-cueilleurs, entre la sortie de l’animalité et l’entrée dans l’agriculture et la domestication des animaux, a été tourmentée. Pendant une période particulièrement longue, l’humanité a donc cherché à combler ses besoins naturels, qui ne lui étaient plus fournis de manière naturelle de par le mouvement historique de l’humanité en-dehors de la Nature et même contre elle.

    Dialectiquement, les deux pôles sont les suivants :

    – D’un côté, la capacité à s’abriter, à utiliser le feu, à cuire des aliments, etc. a permis à l’être humain d’avoir moins d’énergie à puiser dans l’environnement afin de faire fonctionner son métabolisme.

    – De l’autre côté, le fonctionnement du cerveau a un coût métabolique extrêmement élevé, amenant par exemple le taux métabolique des êtres humains à être bien supérieur à celui des grands singes.

    Cela signifie qu’en même temps que l’être humain améliorait ses conditions de vie, où il développait ses facultés et par conséquent sa réalité personnelle nuancée, différente, il connaissait pourtant une détérioration de ses conditions de vie en raison des immenses difficultés éprouvées et incomprises.

    Telle est la contradiction de la période où l’humanité vivait dans une situation de déséquilibre nutritionnel marqué, et cette période dure depuis la sortie du jardin d’Eden à Adam agriculteur – un immense intervalle que l’humanité a vécu sans aucun recul, d’où l’incapacité à la concevoir malgré son immense durée.

    La qualité intellectuelle acquise par l’humanité s’oppose ici à la quantité immense d’années écoulées pour parvenir à celle-ci.

    Il existe toutefois une trace historique de ce parcours du développement des facultés, avec l’émergence d’êtres humains possédant des nuances, des différences : le fétiche des hallucinations.

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  • Ce que sont Adam et Eve, le serpent, la pomme et le jardin d’Eden

    Il est bien connu qu’Adam et Eve, le premier homme et la première femme, ont été chassés par Dieu du jardin d’Eden. La raison en est que, sur le conseil du serpent, ils ont croqué la pomme, en fait le fruit de la connaissance du bien et du mal.

    Cette origine de l’humanité a été présentée comme une vérité ou un mythe, mais désormais grâce au matérialisme historique, application à l’Histoire du matérialisme dialectique, on peut parfaitement l’analyser.

    Le plus simple pour cela est de prendre comment la Bible présente la chose, et d’en expliquer la signification réelle. Voici ce qu’on lit :

    « 1  Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que le SEIGNEUR Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? 

    2  La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. 

    3  Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.

    4 Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; 

    5 mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »

    La clef de ce passage, c’est lorsque le serpent dit que si on mange de ce fruit défendu, on a les yeux qui s’ouvrent, qu’on connaît le bien et le mal. Il a souvent été pris le texte au pied de la lettre pour tenter de l’expliquer, en disant que c’était une allégorie de la science, ainsi que du libre-arbitre avec la possibilité d’agir bien ou mal, selon.

    Ce n’est pas du tout le cas. Le fruit dont il est parlé a en réalité une nature hallucinogène. C’est pour cela qu’il « ouvre les yeux ». Et la connaissance du bien et du mal, c’est d’un côté l’euphorie provoquée par les effets de ce fruit, de l’autre le « bad trip ».

    La preuve de cela, c’est qu’Adam et Eve sont le premier homme et la première femme. C’est une chose absurde si on prend cette idée au pied de la lettre, il n’y a pas de premier homme ou de première femme.

    Par contre, en tant que reflet dans la pensée d’une réalité, cela s’explique très bien. Dans la société communautaire matriarcale en effet, où les êtres humains vivent en petits groupes sans personnalité séparée, rien ne distingue les différentes personnes à part le sexe. Il y a des hommes et des femmes, c’est la seule différence dans une communauté où tout est partagé, dans une vie collective primitive où la seule différence est que la femme a plus d’importance, car elle donne la vie.

    Adam et Ève, art islamique mongol, fin du 13e siècle

    Adam n’est pas le premier homme et Eve n’est pas la première femme : en réalité, Adam représente le genre masculin et Eve représente le genre féminin. Ce sont des êtres génériques, l’homme et la femme comme catégories.

    C’est d’ailleurs le sens primordial du terme hébreu אָדָם ou Adam qui signifie l’homme sur le plan de l’espèce, et Éve ou חַוָּה (Hawwah), qui signifie la vie.

    S’ils sont les « premiers », c’est que lorsque l’humanité s’extrait de la communauté matriarcale, il y a le début des nuances et des différences entre les individus. On sort de l’être générique, il n’y a plus des hommes étant tous Adam et des femmes étant toutes Eve, étant seulement Adam et seulement Eve.

    Et l’un des facteurs les plus marquant de cette prise de conscience de la nuance entre les êtres humains se révèle avec le fruit (ou la plante) hallucinogène, qui pousse à l’extrême le vécu de l’ego d’un être humain désormais séparé individuellement, personnellement, de la communauté.

    Quant au serpent, c’est vraisemblablement car il rampe et se trouve tout simplement au niveau du fruit (ou de la plante) hallucinogène. On peut aussi prendre en compte que le serpent peut provoquer par sa morsure venimeuse un empoisonnement produisant un délire, une fièvre. Cela expliquerait pourquoi la Bible a plusieurs mots pour désigner les serpents, et que le serpent conseillant de manger le fruit est présenté au moyen du terme נָחָשׁ (nāḥāš), un mot qui est également utilisé pour désigner une forme de divination.

    Voici la suite dans la Bible.

    « 6 La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. 

    7 Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures.

    8 Alors ils entendirent la voix du SEIGNEUR Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face du SEIGNEUR Dieu, au milieu des arbres du jardin. 9  Mais le SEIGNEUR Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ? 

    10  Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. »

    Ce passage est extrêmement simple à comprendre. Dans la communauté matriarcale, il n’y a pas de différences entre les êtres humains, qui vivent par ailleurs de manière totalement élémentaire. Ce sont au sens strict des animaux aux portes de l’Histoire.

    Par conséquent, les êtres humains étaient nus. L’affirmation de nuances, de différences entre eux a produit un écart, une divergence entre eux, et l’intimité en fait partie. Il n’est donc plus possible d’étaler ses parties génitales devant les autres, ces organes reproducteurs étant au sens strict le plus personnel.

    Ce processus ne tient bien entendu pas uniquement au fruit (ou à la plante) hallucinogène ; sa consommation n’est que le symbole ultime de « l’expérience » nouvelle qu’est la prise de conscience d’une nature personnelle, différente d’autrui.

    Voici ce que raconte la Bible ensuite :

    « 11  Et le SEIGNEUR Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? 

    12  L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.

    13  Et le SEIGNEUR Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.

    14  Le SEIGNEUR Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. 

    15  Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.

    16  Il dit à la femme: J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. »

    On voit ici très bien que le texte est construit. Le serpent devient un serpent, alors qu’il est censé être un serpent à la base, ce qui n’a pas de sens. Dieu qui sait tout pose des questions, ce qui n’a pas de sens non plus.

    Et pour justifier le propos, le texte explique certaines réalités connues de tous par cette origine mythique, ce qui est clairement une manipulation pour persuader.

    Voici la suite :

    « 17  Il dit à l’homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre: Tu n’en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, 

    18  il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. 

    19  C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »

    Ce passage reflète la sortie de la communauté matriarcale où les êtres humains se contentaient de ce qu’ils trouvaient, sans se poser de questions, par une vie élémentaire de chasseurs cueilleurs.

    La preuve est qu’il est dit que c’est l’homme et seulement l’homme qui va pratiquer l’agriculture. Cela correspond au début du patriarcat, avec le renversement des valeurs naturelles prévalent jusque-là.

    La Bible dit enfin :

    « 20  Adam donna à sa femme le nom d’Eve: car elle a été la mère de tous les vivants. 

    21  Le SEIGNEUR Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.

    22  Le SEIGNEUR Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement.

    23 Et le SEIGNEUR Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris.

    24 C’est ainsi qu’il chassa Adam; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. »

    Dieu qui fait des habits de peau pour Adam et Eve : voilà quelque chose d’absurde. Cela reflète en réalité la systématisation des peaux d’animaux tués portés par les êtres humains développant leurs activités.

    Il reste toutefois un important problème : pourquoi Dieu met-il à l’écart le jardin d’Eden, pour en interdire l’entrée ? Pourquoi dit-il même que « l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal » ?

    Il y a ici une contradiction dialectique. D’un côté, le jardin d’Eden représente la communauté matriarcale qui a été dépassée, et un retour en arrière est impossible historiquement. La porte du jardin d’Eden qui a été fermée, c’est la porte du passé qui a été historiquement fermée, marquant dialectiquement l’entrée dans l’Histoire humaine séparée de la Nature mais qui aboutira au retour à celle-ci comme point culminant – le Communisme.

    De l’autre, les êtres humains ayant appris la connaissance du bien et du mal – en réalité un sentiment personnel de joie et de tristesse, des émotions particulières qui leur sont propres – deviennent « comme Dieu ».

    Par « comme Dieu », il faut comprendre que lors de la consommation du fruit (ou de la plante) hallucinogène, ils peuvent « atteindre le divin » par l’hallucination, ou bien sombrer dans « le mal » lors du « bad trip ».

    C’est le fétiche mystique du début de la différenciation personnelle. L’expérience la plus extrême de vécu psychologique, par les hallucinations, s’est imposée à la psychologie humaine comme un phénomène totalement prenant, emportant son existence.

    Adam et Ève par
    Albrecht Dürer (1471–1528)

    Seulement, cela ne dure que la durée de l’hallucination : les êtres humains ne sont pas capables de rester dans le divin (ou dans le « bad trip »). Il faut donc théoriser un Dieu et un Diable qui restent ce qu’ils sont et qu’on peut « atteindre » par l’hallucination.

    Il faut ici bien saisir une chose essentielle : l’arrière-plan que forme la vie quotidienne. L’humanité sortant de la communauté matriarcale connaît une précarité terrible.

    Les chasseurs cueilleurs qui découvrent l’agriculture et la domestication des animaux connaissent pendant des millénaires la faim, la soif, le froid, les carences, le manque de sommeil, le tout produisant des angoisses, des anxiétés, des hallucinations, surtout lors de maladies fiévreuses et d’empoisonnements.

    Incapables de comprendre ces ressentis « bons » et « mauvais », « divins » et « diaboliques », l’humanité a conceptualisé la religion à partir de là. Partout, avec des nuances, elle est chamanique au début, pour culminer de manière différenciée dans le monothéisme lorsque le patriarcat a systématisé la combinaison de l’agriculture et de la domestication des animaux.

    C’est seulement alors qu’on s’arrache à la précarité nutritionnelle et existentielle, qu’on s’arrache aux hallucinations, à une psychologie déboussolée, à un esprit tourmenté.

    A rebours de l’image d’une humanité « tranquille », l’humanité se retrouve à la sortie du communisme primitif littéralement sans points de repère, déstabilisée, et ce pour une très longue période – en fait, jusqu’au Communisme.

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  • Le matérialisme dialectique et le triangle comme cercle de la ligne droite

    Il est bien connu que le triangle équilatéral est un symbole de l’idéalisme, étant associé à l’harmonie et l’éternité. On le trouve dans la forme des pyramides égyptiennes, dans l’étoile de David, le symbole de Dieu dans les églises, comme symbole du grand architecte de la franc-maçonnerie, etc.

    Au-delà de cette utilisation mystico-religieuse, il y a lieu de se poser la question de savoir pourquoi le triangle a été conceptualisé par l’humanité. On ne le retrouve en effet pas dans la Nature et c’est pour cela d’ailleurs qu’il est un symbole idéaliste de la supériorité divine.

    Pour parvenir à la notion de triangle, comment a procédé l’humanité ? C’est une tentative délicate que de reconstruire le cheminement effectué, mais on peut discerner quelques bases essentielles.

    La base du triangle, c’est en effet la ligne droite. Pour parvenir à la forme du triangle, il faut déjà tracer une ligne droite, puis il en faut deux autres. On trouve alors deux aspects.

    Le premier aspect, c’est la pratique. Dans la vie quotidienne, l’humanité ne comprenant pas la dialectique raisonne de manière unilatérale. Quand on mange une soupe, la soupe est mangée : il y a une ligne droite d’une étape à l’autre, ou si l’on veut une cause et conséquence. Il y a un résultat final, qui suit un point de départ, une origine.

    Lorsqu’on se déplace de Rome à Athènes, on a réalisé quelque chose, on a suivi une ligne droite, puisque le résultat est le déplacement. Peu importe que le chemin réel n’ait pas été en ligne droite, qu’il y ait une série de contradictions dans le mouvement, etc. : l’humanité raisonnant de manière unilatérale voit un début et une fin.

    L’exemple le plus connu de cette lecture unilatérale des choses, c’est « Dieu dit : que la lumière soit. Et la lumière fut ».

    Cette notion de ligne droite est ainsi le produit de l’activité humaine. Les animaux ne peuvent pas conceptualiser cette notion de ligne droite, car leurs activités ne transforment pas leur environnement comme le fait l’être humain ; les animaux vivent la dialectique de manière immédiate, alors que l’humanité transformatrice fétichise son résultat de grande ampleur (au sens de grande pour lui, car non naturelle).

    La pratique humaine a donc amené la systématisation de la notion de ligne droite. Une systématisation de ce type a abouti à sa fétichisation.

    Le second aspect, c’est la théorie. Imaginons une ligne droite et chercherons à la faire se rejoindre elle-même. C’est impossible.

    Si on a un cercle, on peut prendre un point et revenir à lui, en suivant simplement le cercle. Une ligne droite implique deux sens opposés et il n’y a pas de « retour ».

    On peut bien ajouter une autre ligne droite pour impliquer un mouvement extérieur, mais alors on ne rejoint toujours pas la ligne droite initiale.

    Par contre, si on ajoute une troisième ligne droite, alors on obtient un « retour » à la ligne droite. On part d’une ligne droite, on utilise une autre ligne droite qui amène à une troisième ligne droite ramenant à la première.

    Seulement, le triangle équilatéral devient alors essentiel, car en accordant la même longueur aux trois côtés, aucun ne prime sur l’autre. On peut donc dire qu’on revient toujours à la ligne droite en général, quelle que soit la ligne droite qu’on prenne. Sans cela, on reviendrait à une ligne droite en particulier.

    Le triangle (équilatéral) est donc le fétichisme de la ligne droite.

    Pourquoi toutefois se fonder sur le triangle, plutôt que sur le carré ou le cercle ?

    Ici on peut se tourner vers le « Tetraktys » de Pythagore, qui a vécu en Grèce antique au 6e siècle avant notre ère. Pythagore avait élaboré toute une mystique des nombres, qui ne nous intéresse pas ici. Ce qui compte, c’est qu’il valorise 1 + 2 + 3 + 4 = 10 comme clef pour comprendre le monde, et que dans la forme dite « Tetraktys » qu’il propose pour présenter cette clef, on retrouve le triangle.

    Chaque élément étant à équidistance des autres, on peut en effet établir une série de triangles.

    La tradition pythagoricienne associe le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface. Et effectivement, le moyen le plus court d’établir une surface est d’employer un triangle. On raisonne aujourd’hui en termes de carré, par exemple avec les m². Cependant, un carré, c’est deux triangles. Pour arriver au carré, on passe en fait par le triangle.

    Le triangle précède le carré ; on a un exemple intéressant du rapport entre triangle et carré dans le théorème de Pythagore justement, qui dit que dans un triangle rectangle, le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Dans l’image suivante, l’aire du grand carré bleu est la somme des aires des deux autres carrés.

    En fait, utiliser un triangle puis un autre triangle équivalent revient également à en utiliser deux similaires, ce qui donne un carré ou un rectangle. Et c’est important de voir que le triangle précède, car arriver à quatre côtés, c’est établir un volume, et non plus simplement une surface. Le tétraèdre est un triangle mais avec un volume, de par ses quatre côtés.

    La tradition pythagoricienne connaît pour cette raison une prière à ces 1, 2, 3, 4 rassemblés en la figure « Tetraktys », qui « contiendrait » toutes les dimensions :

    « Bénis-nous, nombre divin, toi qui as engendré les dieux et les hommes ! Ô sainte, sainte Tétractys, toi qui contient la racine et la source de la création qui coule éternellement !

    Car le nombre divin commence par l’unité profonde et pure jusqu’au saint quatre ; puis il engendre la mère de tous, le tout-comprenant, tout-liant, le premier-né, le saint dix inébranlable, infatigable, le détenteur de la clé de tous. »

    On comprend alors ici très bien la genèse du triangle. En fait, l’humanité a découvert la ligne droite en considérant de manière unilatérale le résultat de sa propre activité. L’association d’une ligne droite à une autre aboutit à l’utilisation d’une troisième pour revenir à une ligne droite qui ne cesse jamais.

    Les lignes droites d’un triangle sont ainsi l’équivalent d’un cercle. Un cercle circonscrit une surface et si on prend un point d’un cercle et qu’on continue sur le cercle, on y retourne. On a la même chose avec le triangle, à la différence qu’avec ce « cercle » on conserve la ligne droite.

    Et à la différence du cercle, le triangle permet aisément le calcul des surfaces. Le triangle a été fétichisé comme réalisation de la ligne droite, comme reflet de l’approche unilatérale et par son utilisation concrète comme base de calcul des surfaces.

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  • Le matérialisme dialectique et la dialectique des nombres positifs et négatifs et la base de la contradiction entre mathématiques et physique

    Apprendre des paysans pauvres et des couches inférieures
    des paysans intermédiaires, et les servir

    Lors d’un calcul relevant de l’arithmétique, le positif s’oppose au négatif. Or, s’il y a contradiction, il y a également identité. Il est essentiel de voir cela pour ne pas sombrer dans une pratique unilatérale des mathématiques, ce qui est inévitable sans le matérialisme dialectique.

    Cela est très facile à saisir. Imaginons qu’on ait d’un côté -1 et de l’autre côté +4. Les deux nombres s’opposent. Si on a quatre citrons d’un côté, et qu’on enlève un citron de l’autre, alors on se retrouve avec trois citrons. On oppose le nombre positif au nombre négatif et inversement.

    On a : +4, on a -1, on a 4 – 1 = 3. On a d’un côté le nombre positif, de l’autre le nombre négatif. Ils sont séparés. On peut voir les choses ainsi. On a d’un côté 1, de l’autre 4.

    Le 1 va basculer du côté du 4.

    Ce faisant, de par sa nature contradictoire, il va s’opposer à un 1 formant le 4. On remarquera que l’opération implique l’identité contradictoire de 1 avec 1 ! Tout en maintenant l’identité puisque les 1 formant ce qui reste – le 3 – restent ce qu’ils sont.

    Il a été dit qu’on oppose le nombre positif au nombre négatif et inversement. Or, il y a également lieu d’opposer le nombre positif au nombre négatif sans justement dire « et inversement ».

    Il y a en effet lutte et identité dans une contradiction. Le nombre positif s’oppose au nombre négatif, et en même temps le nombre négatif ne s’oppose pas au nombre positif.

    Il faut ainsi partir de leur identité. On peut voir les choses ainsi, en remplaçant la barre de séparation par le zéro, qui permet de cerner la nuance entre les deux, une nuance qui n’est pas différence. Il y a continuité entre les éléments, avec simplement une nuance puisqu’un élément est avant le 0, contrairement aux quatre autres.

    Cela change naturellement le rapport interne. On ne peut plus avoir 4 – 1 = 3.

    C’est là où la « magie » de la dialectique opère et qu’on retrouve un enchevêtrement de contradictions, entre les nombres, entre l’addition et la soustraction. C’est là où on a les mathématiques dans ce qu’elles sont vraiment.

    D’une part, en effet, on retrouve bien 3, mais comme intervalle entre le 1 négatif et 4.

    D’autre part, puisqu’il y a identité, alors il faut prendre l’ensemble des éléments en compte. On obtient alors 5, retombant sur la contradiction entre addition et soustraction. 4-1 est en rapport dialectique avec 4+1.

    On peut également envisager les choses en utilisant les termes d’intervalle et d’écart, en opposant l’espace au temps. C’est là que les mathématiques rejoignent la physique et inversement.

    3 est l’écart entre 1 et 5, on raisonne en termes d’espace. Dans la réalité physique, il y a pour ainsi dire trois éléments entre 1 et 5.

    5 est l’intervalle entre le « bout » du 1 et le « bout » du 5, comme quand on dit que cinq secondes sont passées. Le « bout » du 1 qui est au début et s’oppose au « bout » du 5 qui est à la fin. On raisonne ici en termes de temps.

    On a ici le fondement de la dialectique des nombres positifs et négatifs et celle entre les mathématiques et la physique. Comme en effet la matière se développe de manière infinie, il n’existe pas de développement en arrière, et donc au sens strict pas de mouvement négatif.

    Mais relativement, il existe un mouvement négatif : le mouvement lui-même, car même s’il est positif, s’il est présent, il va se dérouler et devenir du passé. Le mouvement physique réel se déroule, il devient du passé, on peut le voir comme en arrière, comme négatif.

    Cette contradiction du regard de la science sur le mouvement présent devenu passé, sur l’espace matériel éternel donnant naissance au temps dans son mouvement d’accomplissement – le temps n’étant qu’une durée propre à la matière composant tout l’espace – est la base de la contradiction entre mathématiques et physique.

    La physique est l’aspect positif, car elle prend la matière dans son mouvement réel, reconnaissant sa dignité.

    Les mathématiques forment l’aspect négatif, car elles « nient » le mouvement pour opérer statiquement, ce qui est impossible, ce qui montre qu’elles portent en réalité sur le mouvement passé.

    Autrement dit, la physique porte sur le citron en tant que citron, en tant que 4 citrons peuvent s’opposer à un citron. Les mathématiques portent sur les 4 citrons s’étant déjà opposées à un citron.

    La physique s’intéresse au début du mouvement, les mathématiques portent sur la fin du mouvement.

    La physique se fonde sur l’émergence d’un mouvement, les mathématiques s’appuient sur le caractère accompli du mouvement.

    Dans la physique, les choses sont en mouvement, dans les mathématiques les choses sont figées.

    D’où leur rapport contradictoire, qui est de même nature que la contradiction entre les nombres positifs et les nombres négatifs.

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  • Le matérialisme dialectique et l’accumulation quantitative / l’accumulation qualitative

    Dans les mathématiques, les nombres ont un ordre. Que ce soit dans le sens positif ou négatif, on a 1, 2, 3 4, 5 etc. ou bien -1, -2, -3, -4, -5, etc. Cet ordre est considéré comme implicite, au sens où il apparaît comme relevant d’une simple constatation, de la logique, de la reconnaissance psychologique de l’accumulation quantitative.

    Or, il existe une contradiction entre la qualité et la quantité. Il y a alors deux possibilités. Soit la qualité est substantiellement différente de la quantité et alors une accumulation qualitative des nombres existe indépendamment de l’accumulation quantitative. Il resterait alors à voir quelle serait cette accumulation quantitative.

    Soit la qualité n’est pas substantiellement différente de la quantité et alors une accumulation qualitative existe à travers l’accumulation quantitative.

    Il va de soi que, dialectiquement, les deux possibilités forment une unité contradictoire.

    Quelle est l’accumulation qualitative différente de l’accumulation quantitative ? Quel est le contraire de l’accumulation quantitative si facile à comprendre qu’est 1, 2, 3, 4, 5 ?

    Il ne faut pas chercher cette accumulation qualitative ailleurs que là où réside la qualité, et elle réside, nécessairement, dans chaque nombre lui-même, qui obéit à la loi de la contradiction qui est universelle.

    Par conséquent, l’accumulation qualitative « séparée » de l’accumulation quantitative consiste en les accumulations au carré, au cube, etc., 1², 2², 3², 4², 5², etc. ou bien 1³, 2³, 3³, 4³, 5³, etc.

    On remarque qu’il y a également une accumulation quantitative dans cette accumulation qualitative, c’est facilement visible, puisqu’on assemble, on rajoute des nombres. Le carré, le cube, etc. rendent l’accumulation ayant une qualité, dépassant la simplicité de la suite quantitative, mais la dimension quantitative n’est pas masquée.

    Ce qui ramène à l’accumulation qualitative présente dans l’accumulation quantitative. Là pour le coup, la qualité est masquée. Où est en effet la qualité dans ce qui semble un simple ajout dans une suite froidement « logique » : 1, 2, 3, 4, 5, etc. ?

    Il faut ici renverser la proposition comme quoi il ne faut pas chercher cette accumulation qualitative ailleurs que là où réside la qualité, à savoir dans chaque nombre lui-même, qui obéit à la loi de la contradiction qui est universelle.

    On obtient alors l’autre dimension de la contradiction, celle où la qualité réside non pas dans le nombre lui-même, mais dans l’accumulation réelle.

    C’est là où on trouve ce que sont réellement les mathématiques, tant dans leur genèse que leur réalité. La suite 1, 2, 3, 4, 5, etc. n’est pas virtuelle, artificielle, symbolique, possible : elle existe matériellement. Les mathématiques reflètent par la suite des nombres une accumulation de choses réelles et c’est cela qui fait que, au-delà du caractère abstrait de la suite de nombres, l’accumulation a une dimension réelle, et donc qualitative.

    Autrement dit, lorsqu’on compte quelque chose au moyen de ses doigts, on est dans un mouvement qualitatif, parce que justement on compte des choses réelles quantitativement. On aurait pu prendre l’exemple de compter quantitativement des moutons pour parvenir à une accumulation qualitative pour s’endormir.

    Il y a de la qualité dans la quantité et inversement ; l’accumulation qualitative est présente et n’est pas présente dans l’accumulation quantitative, et inversement.

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  • Après Ibrahim Kaypakkaya : les variantes de TKP/ML

    Le TKP/ML a su résister aux tendances pro-albanaises formelles qui se produisirent dans ses rangs ; malheureusement, il a dû faire face à une tendance pro-albanaise masquée. La grande caractéristique de l’idéologie d’Enver Hoxha est en effet de combiner une prétention idéologique orthodoxe à une pratique louvoyante, toujours prête à l’opportunisme.

    Autrement dit, sur le papier, cela se veut fidèle aux principes, mais sur le terrain le hoxhaisme tend toujours à l’unité sans principes. Pour cette raison, le TKP/ML va connaître une scission majeure et définitive relativement à cette question.

    Initialement, la scission donnant naissance au TKP/ML Hareketi en 1976 fut immédiatement suivie par d’autres, donnant naissance en 1977 à Halkin Gücü (Pouvoir populaire), Kurtuluş Bayrağı (Drapeau de la libération), Kurtulus Yolu (Voie de la libération).

    Nazan Ünaldı 1958-1973

    Le premier courant fut le seul à maintenir le cap, les autres disparaissant, et organisa la première conférence en février 1978, qui remit en ordre de marche la TIKKO, ainsi que l’organisation pour les jeunes, la Türkiye Marksist-Leninist Genclik Birligi (TMLGB, Union de la Jeunesse Marxiste-Léniniste de Turquie).

    Sefa Kaçmaz fut alors nommé comme secrétaire général ; à la seconde conférence en 1980, il fut toutefois expulsé et condamné à mort. Lui-même reprochait à l’organisation son formalisme et entendait ouvrir des expériences différentes, par exemple en participant aux élections parlementaires.

    Son remplaçant, Süleyman Cihan, décéda toutefois en septembre 1981 suite à des mois de torture après son arrestation par l’État turc. L’organisation réussit alors à avancer, Kazım Çelik la dirigeant jusqu’à son décès en 1987, avec notamment une troisième conférence prévue pour 1985, mais repoussée à 1986 et même mis en suspens.

    C’est que le développement avait abouti à une fracture majeure. Le conflit interne au sein du Comité Central apparaissait comme insoluble et ce d’autant plus que la direction était surtout basée à l’étranger et refusait de tenir la troisième conférence en Turquie, en raison des dangers encourus.

    Par la suite, sept membres du Parti devant être des délégués à la conférence furent tués par la police en novembre 1986, compliquant encore davantage la situation.

    Il se forma alors le Dogu Anadolu Bölge Komitesi (DABK, Comité régional d’Anatolie orientale), comme expression d’une des deux tendances, le comité d’organisation de la conférence chercha à temporiser et la répression frappa alors le TKP/ML en mai 1987, aboutissant notamment au décès du secrétaire général, Kazım Çelik.

    Dans la foulée, le DABK annonça à l’été 1987 qu’à la suite d’une conférence extraordinaire, il ne reconnaissait plus le Comité Central élu à la deuxième conférence, en raison de sa ligne révisionniste et opportuniste. De son côté, le Comité Central organisa une troisième conférence en octobre 1987.

    Sur le papier, il y avait alors deux TKP/ML se réclamant de la même idéologie ; dans les faits, le TKP/ML « troisième conférence » avait une approche pragmatique-machiavélique, ayant une conception mécaniciste des choses, alors que le TKP/ML DABK se situait dans la perspective du maoïsme.

    Deux figures marquantes du TKP/ML dans sa version DABK alors furent Manuel Demirel, d’origine arménienne et initialement venu négocier de la part de l’autre tendance, et Baba Erdoğan, dont un mot d’ordre fut « un Dersim ne suffit pas, il faut 1.000 Dersim ».

    Il y eut même un troisième TKP/ML, le TKP/ML Maoist Merkezi (Centre Maoïste), qui n’existait qu’en Allemagne, notamment à Berlin, et était étroitement lié au Parti Communiste Révolutionnaire des États-Unis et au Comité du Mouvement Révolutionnaire Internationaliste.

    Le TKP/ML « troisième conférence » connut rapidement encore une petite scission, avec le groupe « Prolétariat révolutionnaire » qui quitta l’organisation en avril 1989 ; en pratique, il s’agissait surtout de cadres ayant fui en Europe occidentale et refusant d’être renvoyé clandestinement en Turquie.

    Le TKP/ML DABK tint sa troisième conférence en juin 1989, le TKP/ML « troisième conférence » tint sa quatrième conférence en octobre 1991. Des discussions se développèrent alors, permettant une réunification en avril 1992, puis une première conférence extraordinaire en juin 1993 où l’idéologie arborée est alors le marxisme-léninisme-maoïsme, et non plus le marxisme-léninisme pensée Mao Zedong.

    Barbara Kistler, communiste suisse ayant rejoint le TKP/ML et tombée dans les rangs de la TIKKO en janvier 1993

    C’était là toutefois une erreur majeure que cette réunification, car si l’idéologie était apparemment le même, la démarche était concrètement totalement différente. Le scandale fut alors général lorsqu’il fut découvert que depuis 1989, de hauts cadres du TKP/ML « troisième conférence » agissaient avec la mafia afin de se procurer de l’argent et des armes, en participant au trafic d’héroïne. Des sommes importantes avaient été détournées qui plus est.

    La direction avait finalement rejeté la démarche une fois celle-ci réalisée, mais se contenta de simples avertissements.

    Les cadres issus du TKP/ML DABK organisèrent alors en réponse une réunion du Comité Central, à laquelle les cadres issus du TKP/ML « troisième conférence » refusèrent de participer, parlant de « putsch » et de « liquidation de la direction ».

    En avril 1994, la scission était consommée, avec le TKP/ML DABK se présentant comme le TKP(ML) et accusant l’autre faction de « pragmatique-machiavélique » et de liens avec la mafia, et le TKP/ML « troisième conférence » devenant le TKP/ML et définissant l’autre faction comme putschiste, liquidatrice, avec une mentalité de seigneur de la guerre.

    Les tailles des deux organisations étaient relativement similaires ; si la TIKKO du TKP(ML) était plus forte dans la région kurde de Dersim, la TIKKO du TKP/ML était plus présente dans la région de la Mer Noire.

    Cependant, la première partie de l’année 1996, le TKP(ML) mena une vague campagne d’épuration de plusieurs mois, dénommée Kardelen Hareketi (Mouvement Perce-neige), interrogeant 23 hauts cadres, en exécutant 8 considérés comme relevant d’une infiltration contre-révolutionnaire.

    Ce mouvement fut conduit par Cüneyt Kahraman, né en 1970 et qui sera tué par la répression en 1997.

    Le TKP(ML) développa alors une ligne toujours plus en direction du maoïsme, signant régulièrement des communiqués avec le Mouvement Populaire Pérou, l’organisme généré par le Parti Communiste du Pérou pour le travail à l’étranger.

    Le TKP/ML se tourna alors quant à lui vers le Parti Communiste des Philippines et les maoïstes en Inde, qui avaient la même lecture pragmatique-machiavélique qu’eux.

    Le TKP(ML) ne fut toutefois pas en mesure de maintenir sa ligne initiale, allant dans une perspective nouvelle sous l’impulsion de son dirigeant Cafer Cangöz, né en 1957, qui sera tué en 2005 et aura passé trente années de sa vie comme révolutionnaire professionnel.

    Cafer Cangöz avait été emprisonné pendant plus de dix ans, il avait participé à plusieurs grèves de la faim (27 jours en 1983, 50 jours en 1984, 35 jours en 1988, 22 jours puis 45 jours en 1989. Il avait été une figure du TKP/ML DABK et un membre du Comité Central du TKP/ML unifié, avant de devenir le dirigeant du TKP/ML.

    Il amena celui-ci à se transformer en 2002 en un Maoist Komünist Partisi / Türkiye – Kuzey Kürdistan (MKP, Parti Communiste Maoïste de Turquie et de Kurdistan du Nord), la TIKKO devenant une Halk Kurtuluş Ordusu (HKO, Armée Populaire de Libération), la TMLGB devient la Maoist Gençlik Birliği (MGB, Union de la Jeunesse Maoïste).

    Les positions furent profondément remaniées. Il fut considéré que la scission de 1992 avait été une erreur et que le Mouvement d’épuration s’en étant suivi avait été trop loin ; le TKP/ML DABK est d’ailleurs critiqué comme déviationniste de gauche – militariste.

    En même temps, il est considéré que la Turquie était désormais capitaliste et qu’il fallait par conséquent y mener la « guerre populaire socialiste ». L’objectif de cette guerre était par contre une démocratie socialiste multipartite.

    Ce dernier aspect reflète la tendance générale au « démocratisme » dans l’extrême-gauche en Turquie, sous le poids de la pression du PKK avec son modèle de société « municipaliste libertaire » dont la région de la Rojava, en Syrie, serait l’exemple.

    Cela n’empêche pas la persistance de la logique fractionnelle. Une petite scission se produisit ainsi dès 2002, produisant un éphémère TKP(ML) finissant par rejoindre le TKP/ML.

    Le MKP se scinda alors de manière franche en 2013, avec un Maoist Komünist Partisi et un Maoist Komünist Parti ; il arriva la même chose au TKP/ML en 2015, avec un TKP/ML et un TKP-ML, qui s’accusent mutuellement d’être opportuniste de droite.

    =>Retour au dossier sur Ibrahim Kaypakkaya et le TKP/ML

  • Après Ibrahim Kaypakkaya : les déviations pro-Enver Hoxha dans le TKP/ML

    Le TKP/ML a réussi à se réorganiser après la mort héroïque d’Ibrahim Kaypakkaya et la vague de répression, mais ce fut très difficile. L’organisation est de nouveau active sous une forme élémentaire à partir de 1974, au moyen d’un comité de coordination des activités régionales ; en 1976 sont publiés le journal légal Halkin Birliği (Unité populaire) et la revue clandestine Proleter Birlik (Unité prolétarienne).

    Mais l’année 1976 a pour cadre une situation idéologique particulièrement troublée.

    Si en effet l’ensemble des organisations révolutionnaires en Turquie s’appuient inévitablement, d’une manière ou d’une autre, sur les démarches de Kaypakkaya, Mahir Çayan et Deniz Gezmiş, la tendance est à l’éclectisme afin de trouver une voie pour surmonter la défaite initiale, ou du moins l’expliquer.

    Une partie du TKP/ML remit ainsi en cause pas moins que l’analyse de la Turquie comme semi-féodale semi-coloniale, reprenant l’idée révisionniste d’une Turquie comme pays dépendant. Cela donna ainsi naissance au groupe Halkin Birliği (Unité du peuple), du nom du journal mis en place.

    Il y eut une petite scission, avec un Devrimci Halkın Birliği (DHB, Unité du peuple révolutionnaire), cependant cela aboutit à la mise en place du TKP/ML Hareketi (Mouvement).

    Le TKP/ML Hareketi s’éloigna toujours plus de Mao Zedong, jusqu’au rejet définitif au profit d’Enver Hoxha et l’Albanie en 1979. Entre-temps, il avait connu une petite scission donnant naissance à la TKP/ML Yeniden inşa Orgutu (TKP/ML (YIO), TKP/ML Organisation pour la reconstruction). Il fut pratiquement écrasé avec le coup d’État de 1980 et ne réapparaît en tant que tel qu’à partir de 1986, en tant que mouvement et non en tant que parti.

    Cette dérive vers la ligne d’Enver Hoxha et l’Albanie était alors tendancielle. On a ainsi eu une frange du THKP-C fondant en 1974 un THKP-C/ML, qui se tourna à partir de 1975 vers la Chine populaire de Mao Zedong. Une grande partie rejoignit cependant la ligne « tiers-mondiste » du TIIKP et rejoignit cette organisation, d’autres minoritaires choisissant de suivre finalement Enver Hoxha et l’Albanie pour former en 1984 le Türkiye Komunist Isci Hareketi (TKIH, Mouvement communiste des ouvriers de Turquie), actif réellement à partir de 1987.

    Du côté de la THKO, une partie minoritaire devint pro-soviétique et fondit en 1974 la Mücadele Birlik (Unité dans la lutte), la majorité mettant en place en 1978 une Türkiye Devrimci Komunist Partisi – İnşa Örgütü (TDKP-IO, Parti Communiste Révolutionnaire de Turquie – Organisation de Construction) numériquement assez nombreux, une fraction formant la Türkiye Ihtilalci Komunistler Birliği (TIKB, Ligue Communiste Révolutionnaire de Turquie).

    Ces deux dernières organisations, qui se tournaient tous deux vers Enver Hoxha et l’Albanie, s’affrontèrent militairement ; le TDKP se forma en tant que tel en 1980.

    Le coup d’État militaire du 12 septembre 1980 fut alors un coup meurtrier pour toutes ces organisations. Le TDKP agissait ainsi de manière entièrement légale et s’effondra d’autant plus rapidement que ses dirigeants collaborèrent avec la répression.

    Le TDKP se réorganisa à partir de 1987, mais connut immédiatement deux départs. Il y eut en 1988 le Türkiye Devrimci Komünist Partisi – Leninist Kanat (TDKP/LK, Parti Communiste Révolutionnaire de Turquie – Groupement léniniste), qui prit le nom de Ekim (Octobre), puis en novembre 1998 celui de Türkiye Komünist İşçi Partisi (TKOP, Parti Communiste Ouvrier de Turquie).

    Et il y eut en 1989 le Türkiye Devrimci Komunist Isci Hareketi (TDKIH, Mouvement Communiste Révolutionnaire des Ouvriers de Turquie), qui dès 1991 rejoignit le TKIH.

    Le TDKP, en 1996, devint un parti totalement légaliste sous le nom de Emek Partisi (Parti du Travail).

    Le TKP/ML, après les scissions dont le départ du TKP/ML Hareketi en 1976, organisa une première conférence en février 1978, mais connut le départ d’un groupe dénommé « Comité de coordination temporaire » en mai 1980, puis une nouvelle scission à l’organisation de sa seconde conférence, en 1981.

    Là encore, il s’agissait d’une tendance pro-albanaise qui s’exprimait. Elle s’était particulièrement organisée en Europe, parmi les réfugiés et les émigrés, et consistait ainsi en une déviation opportuniste-intellectuelle. Cela donna naissance au TKP/ML Bolşevik, qui devint par la suite le Bolşevik Parti (Kuzey Kürdistan-Türkiye) (BP – KKT, Parti Bolchevik de Turquie et du Kurdistan du Nord).

    Le TKP/ML Hareketi et le TKIH finirent par la suite par se rapprocher, décidèrent à l’automne 1993 de s’unifier pour former en 1994 le Marksist Leninist Komünist Parti – Kuruluş (MLKP-K, Parti Communiste Marxiste-Léniniste – Fondation). Cela devint le MLKP, alors que participa également désormais au processus le TKP/M-L (YIO), avec une scission dès le départ, le Komünist Parti-İnşa Örgütü (KP-İÖ, Organisation de construction du parti communiste) avec qui la contradiction fut très violente.

    Il faut noter ici que les scissions entre organisations révolutionnaires turcs furent parfois effectivement émaillées de violences fractionnelles sanglantes. Il faut également savoir que le Partiya Karkerên Kurdistanê (PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan) en 1978, dont la lutte armée commencée en 1984 eut un succès très important dans les masses kurdes, ciblait sans hésitation également les organisations révolutionnaires considérées comme « concurrentes ».

    Les interventions particulièrement violentes ou armées du PKK eurent lieu tant en Europe, notamment à Bâle en Suisse en 1985 contre le TKP/ML, ou encore dans le camp de réfugiés de Lavrion près d’Athènes en Grèce où vivaient 500 réfugiés politiques, que de manière récurrente contre des associations proches du DHKP/C en Turquie durant les années 2000.

    Par la suite, tous les mouvements révolutionnaires de Turquie furent en pratique satellisés par le PKK, sauf le DHKP-C s’assumant totalement à l’écart. Le MLKP fut le mouvement qui accepta le plus la satellisation, afin de se poser comme organisation constructive en permanence, ce qui est typiquement la ligne hoxhaiste dans les faits : il faut unifier tout le monde, il faut l’unité à tous les niveaux, etc.,

    Pour cette raison, le MLKP rejette idéologiquement le kémalisme, tout en ayant une valorisation unilatérale de tous les courants idéologiques du mouvement étudiant des années 1960, qui somme toute se rejoindraient en fin de compte au-delà des différences pourtant fondamentales.

    =>Retour au dossier sur Ibrahim Kaypakkaya et le TKP/ML

  • Ibrahim Kaypakkaya et la question kurde

    Ce qui découle de la remise en cause du kémalisme, c’est une lecture nouvelle de la question kurde. L’une des grandes particularités d’Ibrahim Kaypakkaya, c’est même d’avoir en premier posé la question nationale kurde dans une perspective révolutionnaire.

    Pour autant, le soulèvement kurde de la fin des années 1970 sera dirigé par le PKK, à l’extérieur, voire contre le TKP/ML, bien qu’une convergence de fond subsistera grosso modo.

    Ibrahim Kaypakkaya a une démarche systématique : dans la mesure où il réfute le kémalisme, il réfute les crimes de celui-ci, et inversement. Voici comment il dénonce ceux qui s’alignent sur la politique anti-kurde menée dès la mise en place de la République de Turquie par Mustafa Kemal :

    « Ceux qui applaudissaient la répression des rébellions Kurdes par le nouvel État turc et les massacres qui ont suivi comme étant un mouvement « progressiste » « révolutionnaire » contre le féodalisme sont, purement et simplement, d’incorrigibles nationalistes issus des nations dominantes.

    Ce genre de personne ignore le fait que le nouvel État turc ne s’est pas seulement attaqué aux chefs féodaux Kurdes mais aussi à l’ensemble Kurdes, femmes, enfants, hommes, massacrant des dizaines de milliers de villageois.

    Ils oublient que le nouvel État turc était amical envers les chefs féodaux qui ne s’y opposaient pas, les soutenaient et les renforçaient. Ils ignorent la différence significative entre les facteurs qui ont poussé les paysans Kurdes à se lever et la raison qui a poussé les chefs féodaux Kurdes à se soulever. »

    C’est qu’Ibrahim Kaypakkaya reconnaît la nation kurde. Dans son étude de la question nationale en Turquie, il pose la chose suivante. La direction du TIIKP parle de peuple kurde opprimé, mais en réalité c’est la nation kurde qui est opprimée.

    Pour Ibrahim Kaypakkaya, la dimension de la question nationale kurde a été sous-estimée, car on s’imagine que les nations se développent tardivement dans le capitalisme, alors qu’en réalité dès la mise en place d’un marché, il y a un cadre de posé. Il souligne ainsi :

    « En outre, les nations émergent à l’aube du capitalisme, pas quand elles atteignent la limite ultime de leur développement.

    Quand le capitalisme entre dans un pays, quand il se déplace dans une région, dans une certaine mesure et quand il unit les marchés dans ce pays, dans cette région, dans une certaine mesure, les communautés qui possèdent les autres caractéristiques d’être une nation sont alors considérées comme étant devenues une nation. Si ce n’était pas le cas, il faudrait considérer que toutes les communautés stables dans tous les pays et les régions reculés où le développement capitaliste est limité ne sont pas des nations (…).

    Dans cette optique, il faudrait accepter qu’il n’y ait eu absolument aucunes nations en Turquie au cours de ces années. Aujourd’hui le féodalisme existe dans des parties du monde reculées et opprimées, en Asie, Afrique, et en Amérique latine à des degrés divers.

    Selon cette logique il faudrait accepter que les nations n’existent pas dans ces régions et pays économiquement arriérés. Il est très clair que la théorie qui prétend que les Kurdes ne constituent pas une nation est un non-sens du début à la fin, contrairement aux faits, et, dans la pratique, nuisible.

    Elle est nuisible car une telle théorie est bénéfique seulement pour les classes dirigeantes des nations qui oppressent, exploitent et dominent. Ils pourront ainsi trouver une justification à l’oppression nationale et à la cruauté qu’ils infligent aux nations opprimées, dépendantes et soumises, aux privilèges qu’ils s’octroient et aux inégalités qui en découlent. »

    Il y a par conséquent deux aspects à prendre en compte : l’oppression de classe et l’oppression nationale. Il dit ainsi :

    « L’oppression nationale utilisée par la bourgeoisie et les propriétaires de la nation dominante pour le “marché “et par la bureaucratie au pouvoir pour des “objectifs de caste” peuvent aller jusqu’à l’usurpation des droits démocratiques et les tueries en masse (c’est-à-dire le génocide). Il y a de nombreux exemples de génocide en Turquie.

    L’oppression des travailleurs des peuples minoritaires de cette manière acquiert une double qualité. Premièrement il y a l’oppression de classe utilisée contre les travailleurs afin d’exploiter et d’éradiquer la lutte de classe ; deuxièmement, il y a l’oppression nationale mise en œuvre pour les objectifs mentionnés plus haut contre toutes les classes des nations et des nationalités minoritaires.

    Les communistes ont fait la distinction entre ces deux formes d’oppression, parce que, par exemple, tandis que les bourgeois Kurdes et les petits propriétaires s’opposent à la seconde forme d’oppression, ils supportent la première.

    En ce qui nous concerne, nous sommes opposés aux deux formes d’oppression.

    Afin d’éradiquer l’oppression nationale, nous supportons la lutte de la bourgeoisie Kurde et des petits propriétaires, mais, d’un autre côté, nous devons nous battre contre eux pour mettre un terme à l’oppression de classe. »

    Ibrahim Kaypakkaya tient à insister sur le fait que l’oppression nationale n’a pas comme origine l’impérialisme, car celui-ci en profite et l’appuie, mais sa base repose en Turquie, sur la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens. Il rappelle comment les puissances impérialistes découpent les pays comme ça les arrange lorsqu’ils sont en mesure de le faire :

    « Le Traité de Lausanne a divisé les Kurdes entre les différents États. Les impérialistes et le nouveau gouvernement turc ont fixé les frontières au en marchandant, en violant le droit de la nation Kurde à l’autodétermination et en ignorant ses aspirations et ses désirs. De cette façon, la région du Kurdistan a été divisée entre l’Iran, l’Irak et la Turquie.

    À ce stade, passons à un autre point : il est sans aucun doute injuste que le droit du Kurdistan à l’autodétermination ait été piétiné et déchiré en morceaux par le Traité de Lausanne.

    Et comme l’a dit le camarade Lénine à une autre occasion, c’est le devoir des partis communistes de protester contre cette injustice et de faire prendre constamment honte à toutes les classes dirigeantes sur ce sujet. »

    Cela ne veut cependant pas dire qu’Ibrahim Kaypakkaya se positionne en faveur de l’unité du Kurdistan et son indépendance. Il rappelle que c’est à la nation kurde de faire ces choix, que les communistes prônent le droit à l’auto-détermination, pas l’auto-détermination systématique, forcée.

    Il dit ainsi :

    « Le mouvement communiste en Turquie est seulement tenu de résoudre de la meilleure façon, la plus correcte, la question nationale dans les frontières de la Turquie. Si les partis communistes en Irak et en Iran trouvent la meilleure solution pour la question nationale du point de vue de leurs propres pays, alors l’injustice historique en question n’aura plus aucune valeur ou plus aucune importance.

    Pour nous inclure l’unification de l’ensemble du Kurdistan serait malsain pour cette raison : ce n’est pas quelque chose que nous devons décider. C’est quelque chose que la nation Kurde décidera elle-même.

    Nous défendons le droit à l’autodétermination de la nation Kurde, qui est, le droit de créer son propre État indépendant. Nous laissons à la nation Kurde elle-même le soin de décider si elle exerce ce droit ou dans quelles conditions elle l’exerce. »

    Tout doit se décider démocratiquement et démocratiquement au moins, la meilleure situation étant celle où les choix se font en fonction des intérêts de la révolution mondiale. Ibrahim Kaypakkaya conçoit ainsi l’hypothèse d’une séparation du Kurdistan turc si jamais la révolution y est plus avancée que dans le reste de la Turquie. Tout doit cependant se décider selon la réalité historique, les exigences démocratiques et les intérêts de la révolution mondiale.

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  • Ibrahim Kaypakkaya et le pouvoir rouge

    Il faut le pouvoir rouge, pour pouvoir affirmer la révolution démocratique, par la révolution agraire qui ouvre la voie à la classe ouvrière et permet l’alliance avec la bourgeoisie nationale.

    Cependant, la direction du TIIKP est concrètement opportuniste, elle converge avec le régime, d’où sa ligne se poser ou de s’imaginer se poser en fait dans un cadre urbain stable, considérant que de toutes façons l’urbanisation amène un basculement à terme, que les choses vont s’arranger pour ainsi d’elle-même – il y a toujours cette tendance à attendre le « putsch » des officiers.

    De fait, le dirigeant du TIIKP, Doğu Perinçek, passera ensuite des décennies à présenter sa propre position symbolique comme le socle pour tous ceux qui au sein de l’État turc font contre-poids aux États-Unis, dans un idéalisme fantasmatique sur une base nationaliste de gauche.

    Dans sa critique du programme du TIIKP, Ibrahim Kaypakkaya note d’ailleurs une chose importante. Déjà, il y a un emploi populiste des termes d’ouvriers et de paysans :

    « La désignation de « Parti des ouvriers et des paysans » ne sert en pratique qu’à brouiller la différence marquée entre la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne et ainsi à ternir la conscience de classe du prolétariat. »

    Mais il y a aussi le fait que le terme « ihtilal » employé par le TIIKP a une connotation marquée. Si le terme « Devrim » se traduit communément par révolution, celui de « ihtilal » a davantage le sens de soulèvement, de coup de force.

    Ibrahim Kaypakkaya constate ainsi :

    « Nous devons prendre en compte l’interprétation particulière que le terme « Ihtilalci » a connu dans notre pays au sein du peuple. Le terme « Ihtilalci » est compris en général comme un putsch d’officiers bourgeois.

    Les officiers putschistes se nommaient eux-mêmes « Ihtilalci », le peuple a ainsi l’habitude de les assimiler à cela. On parle par exemple du « 27 Mayis ihtilalci » (le « renversement du 27 mai »). Les participants à ce mouvement sont nommés « ihtilalci subaylar » (les « officiers du renversement »). Ismet Inönu est par exemple un vieil « iIhtilalci subay ».

    Les soulèvements populaires sont différenciés de ce type de putschisme par le mot « isyan » (soulèvement).

    Seyh Bedrettin isyani (le soulèvement de Cheikh Bedreddin [en 1416 avec une perspective mystique panthéiste]), Pir Sultan isyani (le soulèvement de Pir Sultan [dans la seconde moitié du 16 siècle dans une perspective alévie], Baba Ishak isyani (le soulèvement de Baba Ishak [en 1239 comme révolte turkmène]), köylü isyanlari (les soulèvements paysans), Dersim isyani (le soulèvement de Dersim [pendant quinze ans à partir de 1923 dans une région kurde dans les hautes montagnes et suivi d’immenses massacres]), askerkerin isyani (soulèvement des soldats), etc.

    Cela rejoint la question démocratique posant la révolution agraire. Le TIIKP n’est pas une bonne base historique pour être dans le cadre nécessaire alors en Turquie, il ne croit pas aux paysans. Et ici Ibrahim Kaypakkaya insiste sur le fait que la question n’est pas celle du nombre de paysans, mais de la nature du régime.

    De par la nature semi-féodale d’une Turquie dominée par l’impérialisme, la question démocratique est la clef. C’est cela qui amène au premier plan la question de la féodalité à renverser, et donc la question des paysans.

    C’est pourquoi il pose de manière systématisée que la ville est le support des campagnes, et non le contraire. C’est là où le TIIKP montre bien qu’il converge avec un régime dont est attendu une transformation en quelque sorte « naturelle », par un coup d’État des officiers « de gauche » et « patriotiques ».

    Ibrahim Kaypakkaya dit ainsi :

    « Tant que l’ennemi en tant qu’ensemble a le dessus sur nous, notre politique dans les villes et principalement de « rassembler les forces et de profiter des occasions ». Et, par moments, d’organiser des soulèvements, des replis dans les campagnes.

    A côté de cela, il est possible tout d’abord comme soutien à la lutte dans les campagnes, ensuite comme moyen de la défense active contre les agressions réactionnaires, troisièmement comme un des moyens d’accumuler des forces, de mettre en place des actions de guérilla dans les villes.

    Tout comme les cambriolages de banque peuvent organiser avec ces buts, à savoir comment l’argent du gouvernement et des réactionnaires peut être exproprié, les ennemis de classe dans les villes peuvent être éliminés.

    Par exemple les indicateurs, les officiers fascistes, les policiers pratiquant la torture, les meneurs des organisations fascistes, les patrons tyranniques et leurs aides, les briseurs de grève, les provocateurs, les dénonciateurs, ceux qui exécutent les révolutionnaires et les font être condamnés à mort.

    En plus de cela, les liaisons routières et d’informations peut vent être paralysées, les camarades peuvent être libérés des prisons, des sabotages peuvent être menées dans certaines bases militaires et quartiers généraux, commissariats, sièges des organisations fascistes, etc. »

    Il tient ici à préciser :

    « Si nous approuvons par principe toutes les actions ci-dessous, nous ne perdons à aucun moment de vue que la lutte armée menée pour la révolution agraire doit être principale, et que la lutte dans les villes et toutes les autres formes de lutte lui sont subordonnées. »

    Dans sa Critique générale de la direction du TIIKP, Ibrahim Kaypakka formule ainsi onze points résumant sa position :

    « 1. Les activités dans les campagnes sont principales, celles dans la ville sont secondaires.

    2. La lutte armée est principale, les autres formes de lutte sont secondaires.

    3. L’activité illégale est principale, l’activité légale est secondaire.

    4. Tant que l’ennemi nous est supérieur au niveau territorial, la défense stratégique est principale.

    5. Dans la défense stratégique, l’offensive tactique est principale, la défense tactique secondaire.

    6. Dans cette étape de lutte armée dans les campagnes, la guerre de guérilla est principale, les autres formes de lutte secondaires.

    7. Dans les villes (les grandes villes), dans la phase de défense stratégique, l’accumulation de forces et l’attente d’opportunités est principale, les autres formes d’organisation secondaires.

    8. Dans l’organisation, celle du Parti est principale, les autres organisations sont secondaires.

    9. Dans les autres organisations, l’organisation de la lutte armée est principale.

    10. La confiance en ses propres forces est principale, s’appuyer sur les alliés est secondaire.

    11. Dans notre pays, les conditions de la lutte armée existent. »

    Il y a ainsi une nécessité à rejeter les conceptions erronées parlant d’un « développement » capitaliste de la Turquie, car cela forme un obstacle à l’affirmation de la nécessité de la révolution démocratique.

    Dans sa critique générale de la direction du TIIKP, il rappelle que :

    « Nous devons nous démarquer de manière marquée, expressément, des prétentions révisionnistes et trotskystes disant que l’impérialisme dissout le féodalisme par le développement du capitalisme, et nous devons expressément rendre clair que le rôle véritable que joue l’impérialisme dans les pays arriérés consiste à les coloniser, à mettre les peuples en esclavage, à piller toutes les richesses, à renforcer sur le plan politique la dictature réactionnaire de la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens, à mener encore plus à la misère par l’expropriation les paysans travailleurs. »

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  • Ibrahim Kaypakkaya et la bourgeoisie nationale

    Le problème fondamental pour Ibrahim Kaypakkaya, c’est que le Parti qu’il avait rejoint, le Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (TIIKP – Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie), se revendiquait de Mao Zedong, mais s’alignait en pratique sur le révisionnisme du TKP.

    Le TIIKP convergeait en effet avec l’interprétation du kémalisme comme bourgeois patriotique.

    Ibrahim Kaypakkaya constate ainsi dans son analyse du kémalisme que :

    « Le pouvoir kémaliste n’était pas, comme le prétendant les révisionnistes de la Şafak, une « dictature politiquement indépendante de la bourgeoisie nationale », mais une dictature semi-dépendante de l’impérialisme de la grande bourgeoisie turque ayant un caractère comprador et des grands propriétaires terriens…

    L’affirmation des révisionnistes de la Şafak s’oppose tant à la théorie générale du socialisme qu’aux faits dans notre pays. Elle s’oppose à la théorie générale du socialisme, car en règle générale, dans les pays arriérés, une dictature politiquement indépendante de la bourgeoisie nationale n’est plus possible.

    Le camarade Mao Zedong a déjà constaté cela en 1926 [dans son Analyse des classes de la société chinoise] :

    « Sa plate-forme politique [à la bourgeoisie nationale – I.K.], c’est la création d’un État dominé par une seule classe, la bourgeoisie nationale (…).

    Mais la tentative de cette classe de créer un État dirigé par la bourgeoisie nationale est absolument vaine, maintenant que dans le monde se déroule une lutte décisive entre deux forces gigantesques : la révolution et la contre-révolution.

    Chacune d’elles a levé un immense drapeau : l’un est le drapeau rouge de la révolution, et c’est la IIIe Internationale qui l’a levé afin de rallier autour de lui toutes les classes opprimées du monde ; l’autre est le drapeau blanc de la contre-révolution, et c’est la Société des Nations qui l’a levé afin de rallier autour de lui toutes les forces contre-révolutionnaires du monde.

    Il se produira inévitablement, à une date très prochaine, une scission parmi les classes intermédiaires : les unes iront à gauche vers la révolution, les autres à droite vers la contre-révolution.

    Pour ces classes, la possibilité d’occuper une position « indépendante » est exclue.

    C’est pourquoi la conception, si chère à la moyenne bourgeoisie chinoise, d’une révolution « indépendante » où cette classe assumerait le rôle principal n’est que pure illusion. [Souligné par nous – I.K.] »

    Les propos du camarade Mao Zedong ont une valeur universelle pour l’époque des révolutions prolétariennes qui a commencé après la grande révolution d’Octobre.

    Les révisionnistes de la Şafak [c’est-à-dire la direction du TIIKP] piétinent ouvertement et de manière vile la théorie générale du socialisme, dans la mesure où ils présentent des choses qui sont une « pure illusion » comme la réalité. »

    Ibrahim Kaypakkaya, suivant Mao Zedong, dresse alors la conclusion inévitable que la bourgeoisie nationale qui a été mise de côté peut historiquement s’intégrer au processus de révolution démocratique. Il faut pour cela que la révolution agraire soit enclenchée ; le pouvoir rouge fera alors basculer l’Histoire.

    Voici comment il présente cela :

    « Pourquoi l’alliance avec la bourgeoisie nationale n’est-elle pas possible, avant que le pouvoir politique rouge ait émergé dans un ou plusieurs territoires ?

    Parce que la bourgeoisie nationale n’acceptera pas avant cela la direction du prolétariat ; elle persistera de manière opiniâtre sa ligne prête au compromis, capitularde, réformiste, qui n’amènera jamais les masses à la révolution et à la libération.

    Cette alliance ne sera pas possible, non pas parce que le prolétariat ne veut pas aller à une alliance avec la bourgeoisie, mais parce que la bourgeoisie n’entend pas aller à une telle alliance. »

    Il s’agit d’une stratégie, pas d’une tactique :

    « Les communistes distinguent le principal du secondaire lors de l’établissement de leur politique. C’est une chose de la plus haute importance et la condition pour avancer sur la juste voie.

    Par exemple, nous disons qu’aujourd’hui la lutte armée est principale, les autres formes de lutte secondaire. Accepter les autres formes de lutte ne rend pas nécessaire de les rendre principales.

    Nous disons par exemple également qu’aujourd’hui la lutte dans les campagnes est principale, celle dans les villes secondaires. Accepter la lutte dans les villes ne rend pas nécessaire de la traiter comme principale.

    De la même manière, compter sur ses propres forces est principal, compter sur les forces des partenaires d’une alliance est secondaire.

    Le front unique est unité avec des contradictions. Chaque contradiction a un aspect principal et un aspect secondaire. L’aspect principal du front unique ce sont les ouvriers et les paysans, l’aspect secondaire c’est la bourgeoisie nationale.

    Accepter le front unique avec la bourgeoisie ne signifie pas d’en faire l’aspect principal de la contradiction.

    Dans la lutte pour la réalisation du front unique du peuple, les marxistes-léninistes travaillent en première ligne à la réalisation de l’alliance ouvrière-paysanne, ils mettent l’accent dessus.

    En seconde ligne, ils portent l’accent sur l’alliance avec la bourgeoisie nationale.

    Cela signifie concrètement la chose suivante : en première ligne ils mettent l’accent sur la construction du Parti et de l’armée. »

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  • Ibrahim Kaypakkaya et la Turquie semi-féodale

    Il faut bien comprendre que si Ibrahim Kaypakkaya s’est tourné vers les campagnes, c’est parce que sa grille de lecture lui amène à considérer cela comme une orientation historiquement nécessaire.

    En fait, à la base même, il rejette les lignes du mouvement étudiant ayant émergé au début des années 1970 et se considérant comme la « suite » révolutionnaire de la Turquie de Mustafa Kemal, dont les guérillas de la THKO et du THKP-C sont les expressions les plus notables.

    Comme il le formule dans sa Critique générale du TIIKP :

    « Nous devons tracer une ligne forte et aiguë entre le putschisme bourgeois et la « lutte active » des masses. »

    Que dit Ibrahim Kaypakkaya ? Que la Turquie de Mustafa Kemal n’a pas instauré, après l’effondrement de l’empire ottoman, une république par en haut, au moyen d’officiers, d’intellectuels et de grands bourgeois « progressistes », comme le prétendent les révisionnistes du TKP, l’URSS et la majorité du mouvement étudiant révolutionnaire.

    Il n’y a pas eu d’indépendance nationale avec une bourgeoisie prenant le pouvoir en étant instauré en haut par l’État, puis ensuite en raison de la faiblesse économique du pays un assujettissement à l’impérialisme américain.

    En réalité, le kémalisme qui a remplacé en Turquie le régime de l’empire ottoman a consisté en la prise du pouvoir par la bourgeoisie commerçante en alliance avec les grands propriétaires terriens, en étroite relation avec les forces féodales.

    Dans son analyse du kémalisme, Ibrahim Kaypakkaya présente comme suit les forces en présence. Il faut bien remarquer qu’Ibrahim Kaypakkaya souligne qu’il n’y a que deux camps majeurs, tout en mentionnant une troisième force.

    Cela est très important, car celle-ci, d’orientation islamiste, va au fur et à mesure prendre le dessus à partir des années 1990. Au moment où Ibrahim Kaypakkaya analyse le pays, la configuration était autre.

    « Après la guerre d’indépendance, deux camps politiques se sont formés parmi les classes dirigeantes (la grande bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens).

    Le premier camp s’est formé sur la base de la nouvelle bourgeoisie turque, qui s’est dilatée avec le temps et a continué de développer sa coopération avec l’impérialisme, une partie de la bourgeoisie compradore de la « Ittihat ve Teraki » et la couche supérieure et privilégiée des fonctionnaires et des intellectuels.

    [Le Ittihat ve Teraki est le Comité union et progrès, base du mouvement dit jeune-turc prônant la modernisation et la turquification à marche forcée au sein de l’empire ottoman ; il donna effectivement le ton dans le pays de 1908 à 1918, étant notamment à l’origine du génocide arménien.]

    Le second camp consistait en une autre partie de l’ancienne bourgeoisie compradore non encore totalement liquidée, une autre partie des féodaux et des grands propriétaires terriens, des usuriers et des marchands en gros spéculateurs, ainsi que des membres de la Cour, du clergé, et des restes de la haute bureaucratie.

    La bourgeoisie moyenne à caractère national se plaça du côté du premier de ces camps, dans le [parti] le CHP [Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple] et du côté du gouvernement comme force secondaire.

    Lorsque les membres du second camp ont eu la possibilité de s’organiser, se sont organisés la Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası [TCP, Parti républicain progressiste, interdit en 1925] et la Serbest Cumhuriyet Fırkası [SCF, Parti républicain libéral, interdit en 1930] ; tant qu’elle n’avait pas cette possibilité, elle s’était nichée dans le CHP [de facto le parti unique].

    Dans le second camp, il y avait également des partisans du califat et des éléments loyaux à la monarchie (la vieille bureaucratie féodale, des restes de la haute bureaucratie, des religieux, et.). Mais ils ne furent pas ni là ni après des éléments prédominants dans le camp politique auquel ils appartinrent. Ceux-ci consistaient en la grande bourgeoisie compradore avec une partie des grands propriétaires terriens, des usuriers, des marchands en gros spéculateurs, etc.

    Ces mêmes éléments loyaux à la monarchie se sont placés comme force secondaire dans le DP [Demokrat Parti, Parti démocrate] et l’AP [Adalet Partisi, Parti de la justice]. Il est connu qu’ils fondèrent par la suite le MNP [Millî Nizam Partisi, Parti de l’ordre national].

    Cela signifie que le conflit entre les deux camps dominants se plaçaient fondamentalement sur la base de la république, et comme une lutte de pouvoir entre la grande bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens, pas entre ceux qui voulaient en revenir au sultanat et à la monarchie et la bourgeoisie républicaine, pas entre la révolution et la contre-révolution.

    Cette phase [de la monarchie] appartenait enfin au passé. »

    Partant de là, le régime est réactionnaire à la base. La République de Turquie a un régime qui s’est mis en place non pas sur la base d’une révolution, mais a été créé afin de combler le vide institutionnel conformément aux intérêts des couches sociales ayant le dessus dans le rapport de force alors.

    Ibrahim Kaypakkaya rappelle ici l’analyse de Staline faite à l’Université Sun Yat-sen de Moscou en 1927 :

    « Une révolution kémaliste n’est possible que dans des pays comme la Turquie, la Perse ou l’Afghanistan, où il n’y a pas de prolétariat industriel, ou pratiquement pas, et où il n’y a pas de révolution agraire-paysanne puissante.

    Une révolution kémaliste est une révolution de la couche supérieure, une révolution de la bourgeoisie marchande nationale, née d’une lutte contre les impérialistes étrangers, et dont le développement ultérieur est essentiellement dirigé contre les paysans et les ouvriers, contre la possibilité même d’une révolution agraire.

    Une révolution kémaliste est impossible en Chine car : a) il y a en Chine un certain minimum de prolétariat industriel militant et actif, qui jouit d’un énorme prestige parmi les paysans ; b) il y a dans ce pays une révolution agraire développée qui, dans sa progression, balaie les survivances du féodalisme. »

    On en a la preuve avec le fait que le régime turc dirigé par Mustafa Kemal, a immédiatement entretenu de bons rapports avec des pays impérialistes comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France. Le Parti Communiste a, en accord avec cela, été réprimé et interdit dès sa fondation en 1920, puis autorisé en 1921 et réinterdit en 1925 ; le dirigeant communiste historique Mustafa Suphi fut assassiné en janvier 1921.

    Mustafa Suphi

    C’est cette substance du régime qui explique la violence effectuée contre les minorités, que ce soit pour s’approprier leurs biens, leur capital, voire pour les éliminer. Les Arméniens, les Grecs et les Kurdes ont été des cibles immédiates, alors le chauvinisme turc a été systématisé à tous les niveaux du régime.

    On trouve à l’arrière-plan le rôle essentiel de l’armée ; Ibrahim Kaypakkaya, dans son analyse du kémalisme, définit pour cette raison les choses ainsi :

    « La dictature kémaliste est en réalité une dictature militaire. »

    Le nouveau régime correspond ainsi simplement aux intérêts nouveaux des couches dominantes alors que l’empire ottoman s’est effondré. Il ne faut pas être trompé par l’instabilité interne, puisque dans la nouvelle bourgeoisie, qui est compradore c’est-à-dire inféodée et intermédiaire de l’impérialisme, il y a une division qui se produit immanquablement.

    En effet, l’impérialisme tient à des puissances en compétition et cela se reflète dans la bourgeoisie compradore turque. Une partie se fait happer par l’Allemagne, une autre par le Royaume-Uni, une par la France, etc.

    Ainsi, si avant 1935, les fractions liées au Royaume-Uni et à la France avaient le dessus, par la suite ce sera celle liée à l’Allemagne. Cela n’ira pas jusqu’à une participation à la deuxième guerre mondiale, il y aura une remise à plat en 1945 et en 1950 c’est une fraction liée aux États-Unis qui prendra les commandes de la Turquie.

    Cela explique le jeu parlementaire après 1946 en Turquie, avec le Cumhuriyet Halk Partisi (CHP, Parti républicain du peuple) et le Demokrat Parti (DP, Parti démocrate) ; auparavant, le CHP était le seul parti ayant le droit de se présenter.

    Et les éléments les plus réactionnaires liés à l’empire ottoman en tant que grands propriétaires terriens, spéculateurs, usuriers… se maintinrent à l’écart en essayant de conforter leurs positions ; ce sont eux qui fondirent en 1972 le Millî Nizam Partisi (MNP, Parti de l’ordre national) qui produira toute la scène politique islamiste à prétention réformatrice sous l’égide de Necmettin Erbakan et Recep Tayyip Erdoğan. Ils restent cependant marginaux au niveau de l’État à l’époque d’Ibrahim Kaypakkaya.

    Et, le cas échéant, l’armée intervient par des coups d’État si besoin, comme en 1960, 1971 (et 1980).

    Dans un tel contexte, il est possible qu’une clique réactionnaire dans l’opposition joue un rôle positif en cherchant à contrer l’évolution du régime, mais cela ne peut être que relatif. Ce fut par exemple le cas lorsque le régime en place s’aligna sur l’Allemagne nazie et alla vers un fascisme encore plus cruel. Ce ne saurait être toutefois une direction de fond, ce que le TKP, le Parti Communiste de Turquie, n’a pas compris.

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  • Ibrahim Kaypakkaya et l’affirmation de la révolution agraire par la lutte armée

    L’enquête menée par Ibrahim Kaypakkaya dans la région de Kürecik aboutit à une conclusion de fond : il se passe quelque chose et il faut en être. Il va synthétiser ce point de vue dans la Critique générale – origine et développement des différences entre le révisionnisme de la Şafak et nous ; Şafak (Aube) étant alors l’organe de la direction du TIIKP.

    La ligne d’Ibrahim Kaypakkaya est, au sens strict, la même que celle de Charu Mazumdar en Inde avec le Parti Communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste). On y trouve la même interprétation : le pays bascule, il y a un espace pour la lutte armée, et la victoire est d’autant plus possible ici que la situation révolutionnaire mondiale est en expansion.

    Ibrahim Kaypakkaya

    On y trouve la même thèse comme quoi il n’est pas la peine d’attendre que le Parti soit organisé dans tout le pays ; pareillement, il est considéré que le pouvoir rouge peut exister malgré l’existence d’un État central stable, la situation semi-féodale semi-coloniale permettant d’aller suffisamment de l’avant pour faire basculer les choses.

    On y trouve également la même clef pour y parvenir justement : l’élimination des ennemis de classe dans le cadre de la révolution agraire, en poussant éventuellement les retranchements jusqu’aux villes.

    Ibrahim Kaypakkaya, dans la Critique générale, souligne ainsi que :

    « Dans notre pays, la lutte armée doit principalement avoir comme objectif de renverser l’autorité locale et centrale dans les campagnes, d’instaurer le pouvoir des paysans sous direction du prolétariat.

    La forme de cette lutte dans la phase actuelle est la guerre de guérilla.

    L’activité guérillera consiste en l’élimination des propriétaires terriens, des bureaucrates ennemis du peuple, des dénonciateurs, des usuriers, leur punition de différentes manières, l’expropriation de leur argent et de leurs armes, ainsi que l’attaque sur un tas de cibles vivantes et non vivantes.

    Et c’est l’affaiblissement, le démantèlement et ensuite le renversement de l’autorité réactionnaire, et à sa place l’instauration de l’autorité révolutionnaire ! »

    C’est la raison pour laquelle Ibrahim Kaypakkaya admet le pillage de banques et les enlèvements comme formes possibles de la lutte armée ; en fait, il prend totalement le contre-pied de la direction du TIIKP. Ce dernier en effet pose comme condition préalable qu’il soit présent dans tout le pays, qu’il y ait un congrès socialiste au niveau national pour unifier les forces.

    Les événements des 15 et 16 juin 1970 avaient été un déclencheur de cette question de la nature de la rupture nécessaire. Une nouvelle loi anti-syndicale avait amené une mobilisation massive de la classe ouvrière ; à Istanbul, la répression fit plusieurs morts et la loi martiale fut déclarée dans le pays pour deux mois. L’armée prit également l’initiative par la suite de faire un coup d’État en mars 1971.

    Il était évident, au vu des événements, que le TIIKP espérait une sorte d’union des forces de gauche et ne cherchait pas le combat révolutionnaire, mais simplement à se placer en ce sens de manière opportuniste.

    Un rassemblement du TIIKP

    Les faits vont entièrement donner raison à Ibrahim Kaypakkaya, puisque la direction à laquelle il s’opposait va ensuite chercher le plus à se protéger, quitte à s’aligner sur le régime, à adopter le nationalisme, à dénoncer les activistes de gauche en fournissant leurs noms et adresses y compris dans l’illégalité, etc.

    Ibrahim Kaypakkaya, à rebours de la ligne de la direction du TIIKP, met en avant les trois armes du peuple : le Parti Communiste, l’armée populaire sous direction du Parti, le front unique du peuple.

    Pour lui, il existe la possibilité historique, comme cela est présenté dans la Critique générale, de transformer les villages arriérés en « forteresses militaires, politiques, économiques et culturelle de la révolution ». L’absence de développement réel dans les campagnes permet aux révolutionnaires de les transformer en bases pour affronter un ennemi dont le fondement tient aux grandes villes.

    La clef est ainsi la lutte armée, à mener le plus rapidement possible ; c’est la guérilla qui déclenche le processus à condition que le Parti l’assume et l’oriente, se transformant et se forgeant par là même :

    « Le nœud central qui doit être saisi pour la mise en place du pouvoir politique rouge, c’est la construction du Parti et de l’armée dans la lutte armée ».

    C’est le sens de la démarche de la mise en place au sein du TIIKP, en février 1972, du Dogu Anadolu Bölge Komitesi (DABK, Comité Régional d’Anatolie Orientale). C’est la fraction rouge dirigée par Ibrahim Kaypakkaya, qui se rebelle contre la direction révisionniste du TIIKP, mais assume également la rupture avec la majorité de ce parti qui s’est aligné sur elle.

    Pour le DABK :

    « Le combat révolutionnaire dans notre pays a atteint un point si important que désormais un courant, même s’il se présentait comme mouvement communiste, qui ne prendrait pas la voie de la lutte armée sera [forcément] isolé des masses. »

    C’est le DABK qui amènera, le 24 avril 1972, à la constitution du TKP/ML et de la TIKKO.

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  • Ibrahim Kaypakkaya et la lecture de l’enquête dans la région de Kürecik

    Lorsque Ibrahim Kaypakkaya mène son enquête dans la région de Kürecik en octobre 1971, il ne part pas de rien. En effet, la THKO avait déjà mené de la propagande précisément dans la zone étudiée, alors que trois de ses membres, Sinan Cemgil, Alparslan Özdoğan et Kadir Manga furent tués par la police lors de leurs préparatifs pour attaquer le radar américain. Cela a donné naissance à une véritable effervescence révolutionnaire.

    Ibrahim Kaypakkaya constate ainsi que les bergers sont les plus favorables à la lutte armée paysanne, qu’ils ont aidé la THKO, qu’ils connaissent parfaitement le terrain, les grottes et les cachettes.

    Il note que la grande majorité des paysans sont pauvres et endettés, qu’ils doivent s’expatrier même au moins temporairement quand ils ne rejoignent pas une ville ou l’Allemagne. Il dit d’elle :

    « Cette couche a un fort désir de révolution et de lutte armée ; elle se moque de toutes les vues réformistes et bourgeoises. Ce sont les principales forces sur lesquelles nous nous appuierons dans les zones rurales. Leur destin et leur émancipation sont fermement et indissolublement liés au destin et à l’émancipation du prolétariat. »

    Il y a également les paysans moyens, dont la partie la plus pauvre va dans le bon sens :

    « La classe supérieure des paysans moyens sympathise également avec la révolution. Cependant, cette section ne donne pas beaucoup de probabilité aux ouvriers et aux paysans qu’ils puissent réussir par la lutte armée. Ils sont souvent influencés par le réformisme bourgeois.

    Ils sont très curieux de savoir s’il y a des officiers dans l’armée qui prennent notre parti, et ils comptent sur eux. Ils voient les classes dirigeantes comme plus fortes qu’elles ne le sont et le peuple comme plus faible qu’elles ne le sont.

    De telles opinions sont particulièrement courantes chez ceux qui ont de bonnes chances de rejoindre les rangs des paysans riches.

    À l’avenir, lorsque la vague de la révolution grandira et grossira, cette section des paysans moyens rejoindra également les rangs de la révolution, libre de toute indécision. »

    Les paysans riches ne forment eux que 1 % des familles paysannes de la zone et ne forment pas un obstacle majeur.

    Ibrahim Kaypakkaya

    Ibrahim Kaypakkaya note également qu’à l’époque de l’empire ottoman, il y avait des départs pour les montagnes de rebelles attaquant les aghas, c’est-à-dire les fonctionnaires de la cour du Sultan.

    Ces derniers ont réussi à maintenir une influence jusque les années 1950 ; il y a également les forces religieuses qui ont une action néfaste encore dans plusieurs villages de religion sunnite, les autres étant alévies et à l’abri de cet aspect.

    20 des 21 villages sont également kurdes, mais ont connu une large intégration dans l’identité turque.

    Ibrahim Kaypakkaya formule alors, au vu de ce bilan, ainsi la substance de son enquête :

    « Les principales caractéristiques économiques, sociales et politiques de la région dans laquelle nous opérons sont les suivantes :

    1) Le capitalisme commercial dans la région s’est développé rapidement, surtout ces dernières années, et les biens des monopoles impérialistes et des grands capitalistes collaboratifs ont été amenés dans les villages, et les biens des paysans ont été déplacés vers le marché en nombre croissant chaque année. Journée. Cette évolution a conduit à l’exploitation impitoyable, à la faillite et à la misère des paysans par les monopoles impérialistes, les bourgeois collaborationnistes et une masse de marchands intermédiaires.

    2) D’autre part, la division sociale du travail dans la production n’est pas encore réalisée ; c’est-à-dire le système dans lequel les propriétaires fonciers ou les bergers qui achètent la force de travail d’une part et les ouvriers et semi-travailleurs qui gagnent leur vie en vendant leur force de travail d’autre part, ne pourraient pas être réalisés. Il n’y a pas encore de branche de production dans laquelle la production est faite spécialement pour le marché. Le capitalisme est à un niveau très arriéré et primitif. Les paysans riches sont nouvellement formés et ils exploitent et font prospérer la masse des paysans non par le travail salarié mais par la dette portant intérêt.

    3) Les paysans pauvres et de la classe moyenne de la région subissent des pressions nationales et religieuses ainsi que des pressions économiques. Pendant des années, les villageois ont courageusement résisté à l’oppression dans les trois régions et ont traversé d’importantes luttes.

    4) La grande masse de paysans (paysans pauvres et de la classe moyenne, même la classe inférieure des paysans riches) qui sont volés et exploités jusqu’à l’os avec des profits commerciaux élevés et des intérêts sur la dette forment les forces de la Révolution démocratique populaire et prennent rapidement leur place dans les rangs de la lutte révolutionnaire. Les faiseurs d’intérêts, certains paysans riches, les commerçants profiteurs, le clergé réactionnaire, les fonctionnaires corrompus, corrompus et tyranniques, plus indirectement les grands capitalistes collaboratifs et l’impérialisme américain sont les ennemis des paysans et forment la contre-révolution.

    5) Dans la région où nous opérons, il n’y a presque pas d’autorité locale. Comme dans les plaines d’Urfa, Mardin, Diyarbakir, il n’y a pas de forces spéciales ni de gardes du corps des réactionnaires locaux pour faire pression sur les villageois. Les réactionnaires maintiennent leur domination sur les paysans en s’appuyant directement sur l’autorité de l’État (gendarme, commando et organisation policière, militaire).

    Par conséquent, la politique de « l’extermination des ennemis de classe » pour la prise du pouvoir ne peut pas être la politique principale dans cette région. La lutte pour le pouvoir doit être menée directement contre les forces de l’État (c’est-à-dire contre l’autorité centrale). »

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  • Ibrahim Kaypakkaya et l’enquête dans la région de Kürecik

    En octobre 1971, Ibrahim Kaypakkaya publia le résultat d’une enquête menée dans la région de Kürecik, dans la province de Malatya dans le sud-est de la Turquie. C’est une région plutôt montagneuse, pour cette raison l’armée américaine y avait placé un radar visant l’URSS dans les années 1960, l’OTAN y installant ensuite un nouveau radar en 2012.

    La zone étudiée par Ibrahim Kaypakkaya était un sous-district, avec 21 villages, qui sont éloignés les uns des autres par une heure de marche ; son objectif était de faire comme Mao Zedong et de procéder à un panorama des classes en présence.

    Ibrahim Kaypakkaya

    La raison de cela est que, dans les rangs du Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (TIIKP – Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie), il s’opposait à la ligne de la direction qui était, somme toute, dans l’attente d’un coup d’État qu’il imaginait pro-bourgeois et anti-monopoliste.

    Ibrahim Kaypakkaya, qui se plaçait sur le terrain des enseignements de Mao Zedong, considérait qu’une telle ligne était une convergence avec le réformisme, avec le révisionnisme du Parti Communiste de Turquie, et qu’au contraire qu’il fallait partir de la lutte armée contre le féodalisme.

    Il constate de la manière suivante la difficulté de son entreprise d’enquête :

    « Quelle est la mesure pour distinguer les classes les unes des autres dans la région ?

    Est-ce la taille du terrain possédé, le nombre d’animaux, ou le nombre de poiriers, par exemple, ou autre chose ?

    Constatons tout d’abord que les classes de cette région ne sont pas encore séparées les unes des autres par des lignes définies.

    Comme nous l’avons vu en Égée et en Thrace, les paysans riches (la bourgeoisie villageoise) qui exploitent les paysans par le travail salarié ne sont pas très courants.Une pauvreté généralisée s’est emparée de la grande majorité des villageois (estimée à plus de 90%).

    Parmi eux, il y a ceux qui sont dans une très mauvaise situation, ceux qui sont relativement mieux, etc., naturellement.

    Deuxièmement, disons ceci : Il n’y a pas de propriétaire terrien dans cette région, qui exploite les villageois par la subsistance, le métayage, la corvée et des moyens similaires, comme on le voit dans les plaines d’Urfa, Mardin et Diyarbakir. Les paysans sont généralement de petits producteurs « libres ».

    Troisièmement, disons qu’aucun des aspects de la production sociale n’est encore devenu fondamental en montrant un développement sérieux.

    En d’autres termes, ni l’agriculture de plein champ, ni l’élevage et l’agriculture de produits animaux, ni l’arboriculture fruitière ne constituent la production principale. Tous ces éléments sont menés ensemble et à peu près dans la même mesure, et semblent être d’égale importance.

    Parmi eux, l’agriculture relativement arable et l’élevage ovin et caprin sont au premier plan, mais il n’y a pas de développement sérieux dans ces zones (ni dans l’une ni dans l’autre). Par conséquent, ni la taille du terrain ni le nombre d’animaux ne constituent à eux seuls une mesure précise pour distinguer les classes les unes des autres.

    En raison du terrain montagneux, les terres sont stériles, stériles et vallonnées ; il est presque impossible d’utiliser des véhicules modernes tels que des tracteurs et des moissonneuses, il n’y a pas d’agriculture centrifuge.

    Le fait que l’agriculture de champ ne se soit pas développée et ne soit pas devenue la principale direction de la production sociale est dû à cet état défavorable de la terre. Même dans les sols les plus fertiles, le rendement dépasse rarement cinq pour un.

    Par conséquent, même les familles possédant plus de 100 acres de terre ne peuvent souvent pas gagner leur vie et sont obligées de vendre leur force de travail. Il y a de telles familles que bien que leur terre atteigne 200 acres, elles peuvent à peine gagner leur vie. En fait, il quitte volontairement certaines de ces terres, sans les cultiver, car il ne peut pas obtenir la récompense de son travail sur la terre qu’il travaille. »

    On a compris qu’on était dans une estimation d’arriération profonde, avec des échanges très faibles, une absence de différenciation que justement le capitalisme développé systématise. Ibrahim Kaypakkaya dit ainsi :

    « Le revenu annuel d’une famille paysanne donne une idée assez précise de la classe à laquelle elle appartient, et il est beaucoup plus facile à calculer que ce qui précède (quantité de terre, nombre d’animaux, nombre de poiriers).

    Quatrièmement, disons ceci : le commerce entre chaque jour un peu plus dans la vie des paysans. Les besoins les plus élémentaires des villageois sont de plus en plus satisfaits chaque jour par le marché (…).

    Radio, magnétophone, tourne-disque, horloge sont entrés dans de nombreux foyers. Le thé fait partie des biens de consommation normaux depuis un certain temps. Les besoins en légumes sont largement satisfaits par le marché. Le blé alimentaire manquant est acheté au marché, etc.

    L’artisanat décline et s’effondre. D’autre part, une partie des produits fabriqués par les villageois sont acheminés vers le marché dans des proportions de plus en plus importantes. Les choses que les villageois vendent le plus au marché sont les animaux (moutons, chèvres) et les poires. Outre cela, certains produits animaux (comme le feutre de laine, l’huile, le fromage) sont également vendus en petites quantités.

    Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela signifie que les paysans sont de plus en plus exploités par le capital commercial, poussés à la faillite et à la misère.

    D’une part, les paysans sont exploités par les marchands intervenant alors qu’ils se procurent leurs nécessités au marché, et d’autre part, par les marchands d’animaux et de poires tout en vendant leurs marchandises.

    Parmi les paysans, ceux qui sont plus ou moins riches, ceux qui ont un surplus d’argent, se lancent généralement dans les affaires. Les biens des monopoles impérialistes et des capitalistes collaborationnistes passent entre les mains des paysans avec des profits commerciaux élevés. D’autre part, par exemple, les poires sont achetées aux villageois pour 60-75 cents le kilo et vendues sur le marché pour 200-350 cents.

    Cinquièmement, disons ce qui suit : Les villageois dont les revenus ne suffisent pas à subvenir à leurs besoins sont également de plus en plus endettés. Les banques n’accordent que peu ou pas de prêts à qui que ce soit d’autre qu’aux paysans riches, qui constituent une très petite minorité. Ils doivent emprunter de l’argent à des paysans riches qui ont de l’argent. L’intérêt de la dette est en moyenne de 5% par mois. C’est 60% par an (…).

    Sixièmement, disons ceci : la masse de paysans exploités par de hauts profits commerciaux et des intérêts de prêt, poussés à la faillite et à la misère, fait de la plupart d’entre eux des « expatriés ».

    La plupart des villageois travaillent comme ouvriers du bâtiment, porteurs, mendiants et surtout colporteurs à Antep, Adana, Istanbul et Antalya. »

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