La bataille pour le positionnement du parti Bolchevik

Après une période où le tsarisme fit semblant de prôner le compromis, il réinstalla son pouvoir autocratique en 1907 en supprimant toute importance du parlement. C’est le coup d’Etat du 3 juin 1907, qui installe un parlement dont le découpage électoral et les critères de votes servaient purement et simplement la réaction.

Sur 442 députés, il y avait 171 ultra-réactionnaires (les Cent-Noirs), 113 octobristes représentant les grand industriels et les grands propriétaires fonciers, 101 constitutionnels-démocrates (les « cadets ») représentant en quelque sorte la bourgeoisie, 13 représentants de la petite-bourgeoisie.

Cependant, l’un des aspects importants avait déjà eu lieu en 1906, lorsque le chef du gouvernement et de la réaction, Piotr Stolypine, pousse à mettre un terme à la propriété communale et généralisant la petite propriété agraire, facilitant en fait l’appropriation des terres par les grands propriétaires, les koulaks. En quelques années, plus d’un million de petits paysans se trouvèrent sans terre.

Piotr Stolypine, en 1910
Piotr Stolypine, en 1910

La conception réactionnaire était de former une couche réactionnaire de soutien général à la réaction. Le gouvernement Stolypine représentait évidemment la répression tout azimut, suite à la révolution de 1905 ; police, gendarmerie, milices réactionnaires (les « cent noirs ») frappaient de manière ininterrompue. De manière populaire, les potences étaient surnommées les « cravates de Stolypine ».

Cela signifiait que le tsarisme s’enfonçait dans le passé. Lénine constatait alors :

« Dans le demi-siècle écoulé depuis l’affranchissement des paysans, la consommation du fer en Russie s’est multipliée par cinq, et néanmoins la Russie reste un pays incroyablement, invraisemblablement arriéré, miséreux et à demi sauvage, quatre fois plus mal outillé en instruments de production modernes que l’Angleterre, cinq fois plus mal que l’Allemagne, dix fois plus mal que les Etats-Unis. »

Cette vague réactionnaire se refléta également dans le courant révolutionnaire, avec l’apparition de théories modifiant le marxisme, le révisant. C’était un relativisme issu d’un esprit de capitulation.

Le caractère principal des erreurs révisionnistes consistait donc à nier la possibilité d’une compréhension générale du monde, à l’affirmation que l’essence véritable de chaque chose restera toujours « caché » et incompréhensible.

Le Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), publié en URSS en 1938, explique cela de cette manière :

« Cette critique se distinguait de la critique ordinaire en ce qu’elle n’était pas faite ouvertement et honnêtement, mais d’une façon voilée et hypocrite, sous couleur de  « défendre »  les positions fondamentales du marxisme.

Pour l’essentiel, disaient-ils, nous sommes marxistes, mais nous voudrions « améliorer » le marxisme, le dégager de certains principes fondamentaux. En réalité, ils étaient hostiles au marxisme, dont ils cherchaient à saper les principes théoriques ; en paroles, avec hypocrisie, ils niaient leur hostilité au marxisme et continuaient de s’intituler perfidement marxistes.

Le danger de cette critique hypocrite était qu’elle visait à tromper les militants de base du Parti et qu’elle pouvait les induire en erreur. Plus hypocrite se faisait cette critique, qui cherchait à miner les fondements théoriques du marxisme, plus dangereuse elle devenait pour le Parti ; car elle s’alliait d’autant plus étroitement à la croisade déclenchée par toute la réaction contre le Parti, contre la révolution.

Des intellectuels qui avaient abandonné le marxisme, en étaient arrivés à prêcher la nécessité de créer une nouvelle religion  (on les appelait « chercheurs de Dieu » et « constructeurs de Dieu »). »

Lénine publie alors un document extrêmement ardu, de 400 pages, qui va toutefois façonner les cadres du bolchevisme : « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine y défend le matérialisme dialectique, les enseignements d’Engels, contre le relativisme qui nie le possibilité pour le matérialisme de comprendre le monde, tout en en faisant partie.

Première édition de Matérialisme et empirio-criticisme, de Lénine, 1909

L’empirio-criticisme est un courant de pensée qui réduit la compréhension au niveau individuel, à des perceptions individuelles prétendument « hors » de la réalité matérielle. Lénine affirme ainsi :

« La différence entre le matérialisme et la « doctrine de Mach » se réduit, par conséquent, en ce qui concerne cette question, à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde, car la sensation n’est liée, dans sa forme la plus nette, qu’à des formes supérieures de la matière (la matière organique), et l’on ne peut supposer « dans les fondements de l’édifice même de la matière » l’existence d’une propriété analogue à la sensation(…).

La doctrine de Mach se place à un point de vue opposé, idéaliste, et conduit d’emblée à une absurdité, car, premièrement, la sensation y est considérée comme donnée première, bien qu’elle ne soit liée qu’à des processus déterminés s’effectuant au sein d’une matière organisée de façon déterminée ; en second lieu, son principe fondamental selon lequel les choses sont des complexes de sensations se trouve infirmé par l’hypothèse de l’existence d’autres êtres vivants et, en général, de « complexes » autres que le grand Moi donné. »

Lénine défend ainsi Engels, il ne réduit pas le marxisme à un matérialisme historique (comme le feront plus tard les trotskystes) ; il soutient que le matérialisme dialectique est une compréhension de l’univers lui-même. Pour cette raison, il fait référence aux études scientifiques de sa propre époque et montre leurs liaison essentielles avec le matérialisme dialectique, dans la mesure où elles sont correctes.

Il rejette donc tout relativisme ou scepticisme :

« Tous les phénomènes naturels sont des mouvements, et la différence entre eux ne vient que de ce que nous, les hommes, nous les percevons différemment… Il en est exactement ainsi que l’avait dit Engels. De même que l’histoire, la nature obéit à la loi dialectique du mouvement. »

Lénine reproche donc aux révisionnistes de résumer, de limiter, de réduire le matérialisme dialectique aux enseignements sur l’histoire, alors que sans la compréhension du matérialisme dialectique, on ne peut pas comprendre le matérialisme historique qui en découle.

Lénine expose ainsi la nature de l’idéalisme révisionniste :

« Partis de Feuerbach et mûris dans la lutte contre les rapetasseurs, il est naturel que Marx et Engels se soient attachés surtout à parachever la philosophie matérialiste, c’est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire, et non la gnoséologie matérialiste.

Par suite, dans leurs œuvres traitant du matérialisme dialectique, ils insistèrent bien plus sur le côté dialectique que sur le côté matérialiste ; traitant du matérialisme historique, ils insistèrent bien plus sur le côté historique que sur le côté matérialiste.

Nos disciples de Mach se réclamant du marxisme ont abordé le marxisme dans une période de l’histoire tout à fait différente, alors que la philosophie bourgeoise s’est surtout spécialisée dans la gnoséologie et, s’étant assimilé sous une forme unilatérale et altérée certaines parties constituantes de la dialectique (le relativisme, par exemple), portait le plus d’attention à la défense ou à la reconstitution de l’idéalisme par en bas, et non de l’idéalisme en haut.

Le positivisme en général et la doctrine de Mach en particulier se sont surtout préoccupés de falsifier subtilement la gnoséologie, en simulant le matérialisme, en voilant leur idéalisme sous une terminologie prétendument matérialiste, et ils n’ont consacré que fort peu d’attention à la philosophie de l’histoire.

Nos disciples de Mach n’ont pas compris le marxisme, pour l’avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé -parfois moins assimilé qu’appris par cœur- la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c’est-à-dire le matérialisme philosophique (…).

Une falsification de plus en plus subtile du marxisme, des contrefaçons de plus en plus subtiles du marxisme par des doctrines antimatérialistes, voilà ce qui caractérise le révisionnisme contemporain en économie politique comme dans les problèmes de tactique et en philosophie en général, tant en gnoséologie qu’en sociologie ».

Lénine conclut ainsi ce grand classique :

« Le marxiste doit aborder l’appréciation de l’empirio-criticisme en partant de quatre points de vue.

Il est, en premier lieu et par-dessus tout, nécessaire de comparer les fondements théoriques de cette philosophie et du matérialisme dialectique.

Cette comparaison, à laquelle nous avons consacré nos trois premiers chapitres, montre dans toute la série des problèmes de gnoséologie, le caractère foncièrement réactionnaire de l’empirio-criticisme qui dissimule, sous des artifices, termes et subterfuges nouveaux, les vieilles erreurs de l’idéalisme et de l’agnosticisme. Une ignorance absolue du matérialisme philosophique en général et de la méthode dialectique de Marx et Engels permet seule de parler de « fusion » de l’empirio-criticisme et du marxisme.

Il est, en second lieu, nécessaire de situer l’empirio-criticisme, école toute minuscule de philosophes spécialistes, parmi les autres écoles philosophiques contemporaines.

Partis de Kant, Mach et Avenarius sont allés non au matérialisme, mais en sens inverse, à Hume et Berkeley. Croyant « épurer l’expérience » en général, Avénarius n’a en fait en réalité qu’épurer l’agnosticisme en le débarrassant du kantisme. Toute l’école de Mach et d’Avenarius, étroitement unie à l’une des écoles idéalistes les plus réactionnaires, école dite des immanentistes, va de plus en plus nettement à l’idéalisme.

Il faut, en troisième lieu, tenir compte de la liaison certaine de la doctrine de Mach avec une école dans une branche des sciences modernes.

L’immense majorité des savants en général et des spécialistes de la physique en particulier se rallient sans réserve au matérialisme. La minorité des nouveaux physiciens, influencés par les graves contrecoups des grandes découvertes de ces dernières années sur les vieilles théories,- influencés de même par la crise de la physique moderne qui a révélé nettement la relativité de nos connaissances,- ont glissé, faute de connaître la dialectique, par le relativisme à l’idéalisme.

L’idéalisme physique en vogue se réduit à un engouement tout aussi réactionnaire et tout aussi éphémère que l’idéalisme des physiologistes naguère encore à la mode.

Il est impossible, en quatrième lieu, de ne pas discerner derrière la scolastique gnoséologique de l’empirio-criticisme, la lutte des partis en philosophie, lutte qui traduit en dernière analyse les tendances et l’idéologie des classes ennemies de la société contemporaine.

La philosophie moderne est tout aussi imprégnée de l’esprit de parti que celle d’il y a deux mille ans. Quelles que soient les nouvelles étiquettes dont usent les pédants et les charlatans ou la médiocre impartialité dont on se sert pour dissimuler le fond de la question, le matérialisme et l’idéalisme sont bien des partis aux prises.

L’idéalisme n’est qu’une forme subtile et raffinée du fidéisme qui, demeuré dans sa toute-puissance, dispose de très vastes organisations et, tirant profit des moindres flottements de la pensée philosophique, continue incessamment son action sur les masses.

Le rôle objectif, le rôle de classe de l’empirio-criticisme se réduit entièrement à servir les fidéistes dans leur lutte contre le matérialisme en général et contre le matérialisme historique en particulier. »

C’est grâce à cette compréhension correcte du matérialisme dialectique que Lénine a pu diriger le Parti Social-démocrate de Russie dans la période d’inflexion suite à l’échec de la révolution de 1905. Lénine a compris qu’il y avait une période de reflux et qu’elle n’était que temporaire, aussi a-t-il généralisé la combinaison du travail légal et illégal.

Lénine, en 1910
Lénine, en 1910

La ligne de Lénine rentrait évidemment en conflit avec la tendance menchevik (avec Trotsky), qui prônait le légalisme, mais aussi avec les « otzowistes » (« ceux qui rappellent »), qui prônaient l’illégalité totale, le « rappel » hors de toute sphère légale.

Cette période, qui va durer jusqu’en 1912, va être composée d’âpres luttes dans le POSDR. Pour donner un exemple des mouvements de va-et-vient auxquels a dû se confronter Lénine et ses partisans, voici comment Lénine raconte le parcours chaotique de Trotsky :

« Les vieux militants marxistes russes connaissent bien Trotsky et il est inutile de leur en parler.

Mais la jeune génération ouvrière ne le connaît pas et il faut lui en parler, car c’est là une figure typique pour les cinq groupes étrangers qui flottent entre les liquidateurs et le Parti.

Au temps de la vieille Iskra (1901-1903), ces éléments hésitants qui allaient continuellement des économistes aux iskristes et vice-versa, avaient été surnommé les « voltigeurs ».

Nous entendons par « liquidationnisme » un courant idéologique qui a la même source que le menchévisme et l’économisme, qui s’est développé au cours des dernières années et dont l’histoire est intimement liée à la politique et à l’idéologie de la bourgeoisie libérale.

Les « voltigeurs » se proclament au-dessus des fractions, pour la simple raison qu’ils empruntent leurs idées, tantôt à une fraction, tantôt à une autre. De 1901 à 1903, Trotsky fut un iskriste fougueux et, au congrès de 1903, il fut, selon Riazanov, la « trique de Lénine ».

Vers la fin de 1903, il devient menchévik enragé, c’est-à-dire abandonne les iskristes pour les économistes et déclare qu’il y a un abîme entre l’ancienne [encore bolchévique] et la nouvelle [devenue menchévique] Iskra.

En 1904-1905, il s’éloigne des menchéviks, sans pouvoir toutefois se fixer, tantôt collaborant avec Martynov (économiste), tantôt proclamant la doctrine ultra-gauche de la « révolution permanente ». En 1906-1907, il se rapproche des bolchéviks et se déclare solidaire de la position de Rosa Luxembourg.

A l’époque de la dislocation, après de longues années de tergiversations, il évolue de nouveau vers la droite, et en août 1912, fait bloc avec les liquidateurs. Maintenant, il abandonne de nouveau ces derniers, tout en répétant au fond leurs idées.

De tels types sont caractéristiques, en tant que débris des groupements et formations historiques de la dernière période, alors que la masse ouvrière russe était encore en léthargie et que chaque groupe pouvait s’offrir le luxe de se présenter comme un courant, une fraction, « une puissance » négociant son union avec une autre.

Il faut que la jeune génération sache avec qui elle a affaire, lorsque certaines personnes élèvent des prétentions incroyables et ne veulent tenir compte ni des décisions par lesquelles le Parti a déterminé, en 1908, son attitude à l’égard du « liquidationnisme », ni de l’expérience du mouvement ouvrier russe contemporain, qui a, en fait, réalisé l’unité de la majorité sur la base de la reconnaissance intégrale de ces décisions ».

Finalement, le POSDR parvint à expulser définitivement les tendances ennemies en 1912 ; dans une lettre écrite au grand écrivain Maxime Gorki, Lénine dit ainsi au sujet des résultats de la conférence de Prague du POSDR:

« Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice, à reconstituer le Parti et son Comité central. »

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La fondation du Parti bolchévik

La conséquence directe de l’interprétation léniniste de la Russie tsariste est la reconnaissance idéologique et politique de la classe ouvrière. Dès sa fondation, l’union à laquelle appartient Lénine mène une grande grève de 30.000 ouvriers du textile, des groupes essaimant en prenant l’union comme modèle.

Affiche présentant le lieu et les participants du premier congrès du POSDR, en 1898
Affiche présentant le lieu et les participants du premier congrès du POSDR, en 1898

Un grand pas est alors fait avec la formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (P.O.S.D.R.), regroupant les « Unions » de Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, Iekaterinoslav, ainsi que le « Bund », structure regroupant des socialistes d’origine juive. Lénine est alors exilé et ne participe pas à cette fondation, mais son document de 1898 – « Les tâches des sociaux-démocrates russes » – montre son importance théorique et pratique.

Car le POSDR n’a ni programme, ni statuts ; il n’est pas une organisation de combat. La raison pour cela tient à une tendance erronée importante dans la social-démocratie, à l’époque. Si les populistes ne comprenaient pas le développement du capitalisme en Russie, il existait pour autant chez certains sociaux-démocrates une conception mécanique comme quoi puisque capitalisme y avait, alors le rôle dirigeant dans la lutte contre le tsarisme revenait naturellement à la bourgeoisie libérale.

Le prolétariat ne devait lutter que pour améliorer ses conditions de vie, et il ne pourrait mener une activité révolutionnaire sur le plan politique qu’une fois le capitalisme vraiment installé ; ce point de vue était mis en avant par les journaux « Rabotschaia Mysl » (la pensée ouvrière) en Russie même et du « Rabotcheio Diélo » (la cause ouvrière) en exil.

Lénine combat alors cet « économisme » qui a, de plus, comme conséquence de nier l’unité politique des révolutionnaires en une seule organisation, et il fonde le journal clandestin l’Iskra (l’Etincelle), avec comme sous-titre : « De l’étincelle viendra la flamme »). Il synthétise également sa conception de l’organisation politique dans un ouvrage publié en 1902 ayant un impact historique : « Que faire ? »

Le jeune Lénine

Lénine ne fait pas que rejeter la conception anti-organisation des économistes ; il y développe en pratique la démarche à suivre pour que l’organisation vive. Pour cela, il met en avant deux thèses principales.

La première est que l’organisation doit être composée de révolutionnaires professionnels ; la seconde est que l’organisation a un rôle d’avant-garde, c’est elle qui apporte la théorie révolutionnaire sans qui il n’y a pas de révolution possible.

Selon Lénine, l’organisation doit s’appuyer sur des cadres aguerris, assumant le plus haut niveau d’activité. Dans « Que faire ? », il explique ainsi :

« Or, j’affirme :

qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail;

que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus facile aux démagogues d’entraîner les couches arriérées de la masse);

qu’ une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire;

que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de “se saisir” d’une telle organisation; 

d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer de façon active. »

Lénine considère également que cette organisation militante ne doit pas être passive et simplement constater les luttes et les soutenir ; elle doit avoir une position d’avant-garde, fondée sur le marxisme en tant que science.

Dans « Que faire ? », il fait cette affirmation très connue :

« Sans théorie révolutionnaire, disait Lénine, pas de mouvement révolutionnaire… Seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. »

L’organisation militante a, par conséquent, une position dirigeante dans les luttes de classe. C’est elle qui doit conduire le mouvement, tout le reste étant soumission à l’état social existant.

Aux yeux de Lénine:

« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers. »

C’est la grande thèse léniniste sur la question de l’idéologie révolutionnaire. Celle-ci ne se produit pas spontanément, elle est produite par l’avant-garde, qui l’apporte aux masses nécessairement réceptive puisque l’avant-garde est son propre fruit.

L’idéologie révolutionnaire correspond donc aux exigences d’une société dans une époque donnée ; toute la société est concernée par la portée de la question révolutionnaire.

C’est ce que Lénine explique : 

« La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la sphère économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.

Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui du rapport de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. 

C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ?- on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux d’entre eux qui penchent vers l’économisme, à savoir : « aller aux ouvriers ».

Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. »

La ligne de l’Iskra, celle de Lénine, va triompher dans le P.O.S.D.R., qui scissionne à son second congrès, en juillet 1903. La majorité (« bolchinstvo » en russe) suit Lénine, et ses partisans prennent le surnom de « majoritaires », de « bolcheviks » en russe.

Le premier numéro de l'Iskra
Le premier numéro de l’Iskra

Les « minoritaires » sont les « mencheviks » (de « menchinstvo », minorité en russe), qui étaient pour une organisation d’adhérents et non pas de cadres éprouvés. Ils n’acceptèrent pas leur défaite et, notamment avec à leur tête Julius Martov et Trotsky, menèrent une grande campagne contre les Bolcheviks.

Lénine a critiqué les positions Menchéviks dans un ouvrage également célèbre, Un pas en avant, deux pas en arrière, paru en mai 1904. Il y souligne la question de la nature d’avant-garde des révolutionnaires :

« Nous sommes le Parti de la classe, écrivait Lénine, et c’est pourquoi presque toute la classe (et en temps de guerre, à l’époque de la guerre civile, absolument toute la classe) doit agir sous la direction de notre Parti, doit se serrer le plus possible autour de lui.

Mais ce serait du manilovisme [Placidité, inertie, fantaisie oiseuse ; l’expression vient de Manilov, personnage des Ames mortes de Gogol] et du « suivisme » que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe entière sera un jour en état de s’élever au point d’acquérir le degré de conscience et d’activité de son détachement d’avant-garde, de son parti social-démocrate. »

Ce n’est nullement une simple question d’efficacité, cela réside dans la nature même de la classe ouvrière, qui doit ouvrir une nouvelle époque, porter une nouvelle société sur ses épaules. La classe se transcende justement par sa rationalité exprimée en termes d’organisation.

Lénine explique que :

« Le prolétariat n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation.

Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière. 

A cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l’autocratie russe, ni le pouvoir en décrépitude du capital international. Cette armée resserrera ses rangs de plus en plus, en dépit de tous les zigzags et pas en arrière, malgré la phraséologie opportuniste des girondins de l’actuelle social-démocratie, en dépit des louanges, pleines de suffisance, prodiguées à l’esprit de cercle arriéré, en dépit du clinquant et du battage de l’anarchisme d’intellectuel. »

Lénine est, ainsi, impitoyable avec le refus de l’organisation, qui a nécessairement une base de classe. Il dit :

« Cet anarchisme de grand seigneur est particulièrement propre au nihiliste russe. L’organisation du Parti lui semble une monstrueuse « fabrique » ; la soumission de la minorité à la majorité lui apparaît comme un « asservissement »… la division du travail sous la direction d’un centre lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages et ressorts » (et il voit une forme particulièrement intolérable de cette transformation dans la transformation des rédacteurs en collaborateurs), le seul rappel des statuts d’organisation du Parti provoque chez lui une grimace de mépris et la remarque dédaigneuse (à l’adresse des « formalistes ») que l’on pourrait se passer entièrement de statuts. »

Ce succès du bolchevisme permet de lancer le mouvement en Russie, arrachant par exemple en décembre 1904, au bout d’une grande grève à Bakou, la première convention collective en Russie, entre les ouvriers et les industriels du pétrole.

L’élan continua avec une grève éclatant en janvier 1905 dans la grande usine Poutilov de Saint-Pétersbourg. La manifestation de 140 000 personnes qui suivit fut réprimée dans le sang, avec un millier de morts et 2000 blessés. Le tsarisme réagissait d’autant plus violemment qu’il venait de voir sa marine écrasée par celle du Japon, dans le cadre de leur concurrence inter-impérialiste en Extrême-Orient.

Il s’ensuivit une grève de 440 000 travailleurs, puis une série de grèves politiques, voire insurrectionnelles, avec des affrontements armés. Un épisode très connu fut la mutinerie à bord du cuirassé Potemkine.

Manifestation du 17 octobre 1905, Ilia Répine, 1905

La révolution de 1905 n’avait, cependant, pas de direction assez solide pour aller au bout de son mouvement. Le Tsar lâche du lest en autorisant un parlement consultatif, que les Bolchéviks rejetèrent, à l’opposé des Menchéviks ; la scission était de toute manière consacrée en avril, lorsque les Bolchéviks tinrent leur congrès à Londres, les Menchéviks à Genève.

Lénine écrivit alors en juin-juillet 1905 une brochure intitulée « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique ». Il y explique que la classe ouvrière doit prendre le commandement du renversement du tsarisme, et donc de la révolution démocratique.

La bourgeoisie libérale a trop besoin du tsarisme pour opprimer les ouvriers, aussi les ouvriers, et leurs alliés naturels en l’occurrence les paysans, doivent pousser la révolution démocratique.

Lénine explique cela ainsi :

« Il est avantageux pour la bourgeoisie de s’appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l’armée permanente, etc.

Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé, qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. (…)

Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution… ; que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est-à-dire de la paysannerie et surtout des ouvriers.

Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d’épaule », comme disent les Français, c’est-à-dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national.

Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et le plus de cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l’égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s’est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère. »

C’est le paradoxe incompréhensible pour ceux qui rejettent le matérialisme dialectique. La classe ouvrière est le pendant de la bourgeoisie ; si celle-ci se renforce et joue son rôle historique, la classe ouvrière se renforce aussi.

Lénine rappelle cette thèse :

« Le marxisme nous enseigne qu’une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme.

Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l’enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme.

Toutes ces thèses du marxisme ont été démontrées et ressassées dans leurs moindres détails, d’une façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne la Russie. Ces thèses montrent que l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire.

Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme.

La classe ouvrière est donc absolument intéressée au développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme.

Il lui est absolument avantageux d’éliminer tous les vestiges du passé qui s’opposent au développement large, libre et rapide du capitalisme (…).

Aussi la révolution bourgeoise présente-t-elle pour le prolétariat les plus grands avantages. La révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l’intérêt du prolétariat.

Plus elle sera complète et décisive, plus elle sera conséquente, et plus assurées seront les possibilités de lutte du prolétariat pour le socialisme, contre la bourgeoisie. »

La classe ouvrière a intérêt à la révolution démocratique, le capitalisme la renforce en tant que classe, aussi doit-elle soutenir le mouvement, et même le diriger puisque la bourgeoisie est trop faible.

Ce qui signifie que :

« Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe.

Qu’est-ce à dire ? C’est que les transformations démocratiques du régime politique, et puis les transformations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d’impliquer par elles-mêmes l’ébranlement du capitalisme, l’ébranlement de la domination de la bourgeoisie, au contraire déblaieront véritablement, pour la première fois, la voie d’un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme en Russie ; pour la première fois elles rendront possibles dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme classe.

Les socialistes-révolutionnaires ne peuvent pas comprendre cette idée, par ce qu’ils ignorent l’abc des lois du développement de la production marchande et capitaliste, et ne voient pas que même le triomphe complet de l’insurrection paysanne, même une nouvelle répartition de toutes les terres conformément aux intérêts et selon les désirs de la paysannerie (le « partage noir » ou quelque chose d’analogue), loin de supprimer le capitalisme, donnerait au contraire une nouvelle impulsion à son développement et hâterait la différenciation de classes au sein de la paysannerie.

L’incompréhension de cette vérité fait des socialistes-révolutionnaires les idéologues inconscients de la petite bourgeoisie (…).

Mais il n’en découle nullement que la révolution démocratique (bourgeoise par son contenu économique et social) ne soit pas d’un immense intérêt pour le prolétariat. Il n’en découle nullement que la révolution démocratique ne puisse revêtir aussi bien des formes avantageuses surtout pour le gros capitaliste, le manitou de la finance, le propriétaire foncier « éclairé », que des formes avantageuses pour le paysan et pour l’ouvrier ».

Lénine explique donc que :

« l’issue de la révolution dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? (…)

Les mots d’ordre tactiques justes de la social-démocratie ont maintenant, pour la direction des masses, une importance particulière. Rien n’est plus dangereux que de vouloir amoindrir en temps de révolution la portée des mots d’ordre tactiques conformes aux principes. »

Par des mots d’ordre tactique corrects, la classe ouvrière pourra briser le type tsariste de domination du capitalisme arriéré, qui l’affaiblit et l’empêche de s’affirmer comme classe. C’est le grand paradoxe.

Et dans cette lutte, il peut compter sur la paysannerie, pour des raisons historiques :

« Seul le prolétariat, écrivait Lénine, peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire  du prolétariat. (…)

La paysannerie renferme une masse d’éléments semi-prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini.

Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l’instabilité de la bourgeoisie, car, à l’heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu’à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété.

Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d’être petite-bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique.

Elle le deviendra inévitablement si seulement le cours des événements révolutionnaires qui font son éducation, n’est pas interrompu trop tôt par la trahison de la bourgeoisie et la défaite du prolétariat.

A cette condition, la paysannerie deviendra inévitablement le rempart de la révolution et de la République, car seule une révolution entièrement victorieuse pourra tout lui donner dans le domaine des réformes agraires, tout ce que la paysannerie désire, ce à quoi elle rêve, ce qui lui est vraiment nécessaire. »

Aux yeux de Lénine, les mots d’ordre sont ainsi de pratiquer  « des grèves  politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et au cours même de l’insurrection », de procéder à «l’application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière », procéder à  « l’organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l’application » par la voie révolutionnaire « de toutes les transformations démocratiques », jusque et y compris la confiscation des terres seigneuriales et d’armer les ouvriers.

Miniature représentant le tsar Nicolas II, Maison russe Fabergé

Dans les mois qui suivirent, on put voir le caractère correct de cette analyse. Une grève dans l’imprimerie début octobre culmina en grève politique, désamorcée par un « manifeste du Tsar » promettant des droits bourgeois, puis un parlement législatif (mais non représentatif, puisque les femmes n’avaient pas le droit de vote, ni deux millions d’ouvriers).

Cela n’empêcha par conséquent pas la formation de Soviets ouvriers, avec une direction insurrectionnelle mise en avant systématiquement par les bolcheviks. Dans tout le pays, l’agitation était extrême, pourtant la révolution de décembre 1905 échoua en raison de l’organisation insuffisante et du rôle contre-révolutionnaire des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, notamment sur le plan militaire.

Le Tsar avait par la suite les coudées franches, le parlement législatif étant lui-même abandonné quelques mois plus tard. Mais 1905 formait une première grande répétition.

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La Russie tsariste et le développement capitaliste

La Russie n’a pas toujours été un vaste territoire. Elle naît comme dans un processus de conquête, à partir de Moscou, contre les Tataro-mongols et leur royaume appelé la « Horde d’or ». Entre 1300 et 1796 se forme la Russie par la conquête féodale, avec l’appui de l’Église orthodoxe.

L'expansion russe depuis Moscou, 1300 - 1796
L’expansion russe depuis Moscou, 1300 – 1796

On assiste, ainsi, à la formation très tardive d’un royaume, formation permettant un élan féodal. Cela explique que, alors qu’en Europe occidentale il est procédé à des débuts de réforme agraire, en Russie le phénomène inverse se déroule : en 1649, le servage est instauré, liant le paysan et ses descendants à une terre et son propriétaire féodal.

L’aristocratie va alors être particulièrement moderne, tournée vers l’Europe occidentale et les Lumières, en contraste absolu avec la situation en Russie même. Cela sera d’autant plus flagrant alors qu’avec l’échec napoléonien, la Russie commence à jouer un grand rôle en Europe, de par sa puissance.

Cette puissance était néanmoins très fragile, de par la base féodale.

Cavalier cosaque, par le Français Carle Vernet (1758-1836), vers 1820

L’aristocratie régnante a le plus souvent cherché à moderniser par le haut le pays, à l’instar de l’Autriche-Hongrie, mais en rencontrant le même phénomène de blocage : les propriétaires terriens et l’armée n’avaient aucun intérêt à la moindre évolution.

L’un des grands événements de cette contradiction sera l’insurrection échouée des « décabristes », consistant en une tentative de coup d’État militaire de jeunes officiers issus de l’aristocratie, cherchant à établir une monarchie constitutionnelle.

La monarchie continue, en effet, son élan par des conquêtes, tant la Pologne qu’en Asie, où elle se confronte à la Grande-Bretagne dans ce qui sera appelé « le grand jeu ».

Ce n’est que pour cette raison qu’elle décide de procéder à sa modernisation : la Russie a été défaite par la France, la Grande-Bretagne et l’Empire Ottoman lors de la guerre de Crimée, au milieu du XIXe siècle (de 1853 à 1856), et le Tsar décide d’accélérer la transformation de son empire de 12,5 millions de kilomètres carrés qui comptait alors 60 millions de personnes.

Le processus de révolution industrielle s’enclenche : entre 1865 et 1890 le nombre d’ouvriers en Russie occidentale, dans les grandes entreprises, les mines et le réseau ferroviaire double (passant de 706.000 à 1.433.000), chiffre qui ne cessera d’augmenter (2.792.000 à la fin des années 1890). De 1890 à 1900, plus de 21.000 kilomètres de lignes de chemin de fer sont construits.

Maison paysanne, vers 1860

Si les paysans restent en ces années la population majoritaire (les 5/6e), le poids politique de la classe ouvrière prend ainsi de plus en plus d’importance, de par les exigences démocratiques qu’elle affirme.

Ce n’était cependant pas évident à l’époque. La tendance idéologique dominante dans le camp d’opposition au Tsar voyait comme négative l’industrialisation par en haut et avait comme point de référence le « mir », la commune agricole. Le mouvement était porté par des groupes intellectuels, qui prirent pour cette raison le nom de « Narodniki », narod signifiant le peuple.

Ce mouvement « populiste » échoua néanmoins dans sa tentative de s’établir dans les campagnes, et ses membres passèrent dans le camp du terrorisme individuel, avec le groupe militaire, la « Narodnaja Volia » (la volonté populaire).

Cette organisation fut à l’origine de l’exécution du tsar Alexandre II en 1881, remplacé par Alexandre III sous lequel une répression féroce sera menée ; le frère même de Lénine sera exécuté pour participation à un attentat contre le nouveau tsar.

Un paysan russe

Lénine fut, lui, à l’origine de la critique du populisme, ce qui permit l’établissement du mouvement bolchevik.

Avant Lénine, le marxisme ne venait que d’arriver en Russie, sous l’impulsion du groupe « Libération du travail », fondé en 1883 par Georgi Plekhanov.

Ce dernier était un populiste acquis au marxisme lors de son exil hors de Russie, c’est alors que furent traduits et diffusés clandestinement de nombreux ouvrages de Karl Marx et Friedrich Engels (« Le manifeste du parti communiste », « Travail salarié et capital », « Socialisme utopique et socialisme scientifique »).

Parmi les ouvrages de Georgi Plékhanov, le plus important est « A propos de la question du développement de la vision moniste de l’histoire », écrit en 1895, livre « qui a éduqué toute une génération de marxistes russes » (Lénine).

C’est cependant Lénine qui a fait du marxisme une théorie vivante, dans le cadre des conditions russes. Né en 1870, il est d’abord un étudiant révolutionnaire confronté à la répression, parvenant ensuite à rassembler les marxistes de Saint-Pétersbourg en 1895 dans une « union de lutte pour la libération de la classe ouvrière ».

Le jeune Lénine
Le jeune Lénine

Puis, il publie deux œuvres synthétisant l’analyse marxiste de la Russie, à contre-pied du populisme.

La première œuvre est « Pour caractériser le romantisme économique », écrit en 1897, la seconde est « Le développement du capitalisme en Russie », publié en 1899. Ces deux œuvres essentielles sont le direct prolongement d’un article de 1894, « Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates »

Dans cet article, Lénine expose sa défense du matérialisme dialectique contre les théories des populistes, qui tronquent le marxisme, le déforment.

« Pour éclairer ces questions, citons d’abord un autre passage de la préface au Capital, quelques lignes plus bas : « Ma conception, dit Marx, est que je vois dans le développement de la formation économique de la société un processus d’histoire naturelle. » (…)

Aujourd’hui – depuis la parution du Capital – la conception matérialiste de l’histoire n’est plus une hypothèse, mais une doctrine scientifiquement démontrée.

Et tant que nous n’enregistrerons pas une autre tentative d’expliquer scientifiquement le fonctionnement et l’évolution d’une formation sociale – d’une formation sociale précisément et non des coutumes et habitudes d’un pays ou d’un peuple, ou même d’une classe, etc. – tentative qui, tout comme le matérialisme, serait capable de mettre de l’ordre dans les « faits correspondants », de tracer un tableau vivant d’une formation, et d’en donner une explication strictement scientifique, – la conception matérialiste de l’histoire sera synonyme de science sociale. Le matérialisme n’est pas « une conception scientifique de l’histoire par excellence », comme le croit M. Mikhaïlovski, mais la seule conception scientifique de l’histoire. (…)

Si l’on pouvait parler de clans dans l’ancienne Russie, il ne fait pas de doute que déjà au moyen âge, à l’époque du tsarat de Moscovie, ces relations de clans n’existaient plus, c’est-à-dire que l’État se basait sur des associations locales, et non clanales : propriétaires terriens et monastères acceptaient les paysans venus des différentes localités, et les communautés ainsi formées étaient des associations purement territoriales.

Cependant, on pouvait à peine parler de liens nationaux au sens propre du mot à cette époque : l’État était divisé en « territoires » distincts, souvent même en principautés qui conservaient des traces vivantes d’ancienne autonomie, des particularités d’administration, parfois leurs propres troupes (les boyards locaux partaient en guerre à la tête de leurs propres régiments), des frontières douanières à elles, etc.

Seule la période moderne de l’histoire russe (depuis le XVIl° siècle à peu près) est marquée par la fusion effective de toutes ces régions, territoires et principautés, en un tout.

Cette fusion n’est pas due, très honorable M. Mikhaïlovski, à des relations de clans ni même à leur continuation et généralisation ; elle est due à l’échange accru entre régions, au développement graduel des échanges de marchandises et à la concentration des petits marchés locaux en un seul marché de toute la Russie.

Comme les dirigeants et les maîtres de ce processus étaient les gros marchands capitalistes, la création de ces liens nationaux n’était rien d’autre que la création de liens bourgeois. (…)

Nulle part aucun marxiste n’a jamais argumenté en ce sens qu’en Russie « il doit y avoir » le capitalisme, « parce que » il a existé en Occident, etc.

Aucun marxiste n’a jamais vu dans la théorie de Marx un schéma de la philosophie de l’histoire, obligatoire pour tous, quelque chose de plus que l’explication d’une certaine formation de l’économie sociale.

Seul un philosophe subjectif, M. Mikhaïlovski, a trouvé moyen de faire preuve d’une incompréhension de Marx au point de déceler chez lui une théorie philosophique générale, ce qui lui valut cette réponse explicite de Marx, qu’il s’était trompé d’adresse.

Jamais aucun marxiste n’a fondé ses conceptions social démocrates sur autre chose que leur conformité avec la réalité et l’histoire des rapports économiques et sociaux existants, c’est-à-dire russes ; au reste, il ne pouvait les fonder autrement, parce que cette exigence de la théorie a été formulée d’une façon absolument nette et précise, et placée comme clef de voûte de toute la doctrine par le fondateur même du « marxisme », Marx. »

Lénine, Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates
Des paysannes russes
Des paysannes russes

Sur cette base, Lénine va critiquer les populistes ; dans « Pour caractériser le romantisme économique », il montre comment la « nostalgie » d’une période pré-capitaliste (ou soi-disant telle quelle) représente une vision erronée, appuyant la petite production capitaliste :

« L’idéalisation de la petite production nous révèle un autre trait spécifique de la critique romantique et populiste : son caractère petit-bourgeois. Nous avons vu que le romantique français comme le romantique russe font de la petite-production une « organisation sociale », une « forme de production », qu’ils opposent au capitalisme.

Nous avons vu aussi que cette opposition n’implique qu’une compréhension très superficielle, qu’elle isole artificiellement et à tort une forme de l’économie marchande (le grand capital industriel) et la condamne, tout en idéalisant utopiquement une autre forme de cette même économie marchande (la petite production).

Le malheur des romantiques européens du début du XIXe siècle, comme des romantiques russes de la fin du siècle, c’est qu’ils imaginent dans l’abstrait une petite exploitation en dehors des rapports sociaux de la production, et oublient un petit détail : à savoir que la petite exploitation, celle du continent européen de la période 1820-1830 comme celle du paysan russe de la période 1890-1900, est placée en réalité dans les conditions de la production marchande.

Le petit producteur, porté aux nues par les romantiques et les populistes, n’est donc en réalité qu’un petit-bourgeois placé dans les mêmes rapports contradictoires que tout autre membre de la société capitaliste, et menant comme lui, pour assurer son existence, une lutte qui, d’une part, produit constamment une minorité de gros bourgeois, et, d’autre part, rejette la majorité dans les rangs du prolétariat.

En réalité, comme chacun le voit et le sait, il n’y a pas de petits producteurs qui ne soient placés entre ces deux classes opposées ; et cette position intermédiaire détermine nécessairement le caractère spécifique de la petite bourgeoisie, sa dualité, sa duplicité, sa sympathie pour la minorité qui sort victorieuse de la lutte, son hostilité à l’égard des « malchanceux », c’est-à-dire la majorité.

Plus l’économie marchande se développe, plus ils devient clair que l’idéalisation de la petite production ne traduit qu’un point de vue réactionnaire, petit-bourgeois. »

Lénine, Pour caractériser le romantisme économique
Boîte à cigares, Maison russe Fabergé, entre 1896 et 1908

Lénine expose alors la nature sociale de la Russie, dans « Le développement du capitalisme en Russie » ; il présente tous les différents domaines sociaux et regarde le rapport au capitalisme. Dans sa conclusion, il explique :

« Pour conclure, il ne nous reste plus qu’à faire le bilan de ce que dans notre littérature économique on appelle la « mission » du capitalisme, c’est-à-dire du rôle historique de ce régime dans le développement économique de la Russie.

Ainsi que nous avons essayé de le montrer en détail tout au long de notre exposé, il n’y a absolument rien d’incompatible entre le fait d’admettre le caractère progressiste de ce rôle et la dénonciation de tous les côtés sombres et négatifs du capitalisme, de toutes les contradictions profondes et généralisées qui lui sont inhérentes et qui en révèlent le caractère historique transitoire.

Ce sont précisément les populistes qui s’efforcent par tous les moyens de faire croire que reconnaître le caractère historique progressiste de ce régime équivaut à en faire l’apologie, ce sont précisément eux qui commettent l’erreur de sous-estimer (et parfois même de passer sous silence) les profondes contradictions du capitalisme russe en essayant de dissimuler la décomposition de la paysannerie, le caractère capitaliste de l’évolution de notre agriculture, la formation d’une classe d’ouvriers industriels et agricoles salariés pourvus d’un lot de terre, en dissimulant le fait que les formes les plus inférieures et les plus mauvaises du capitalisme dominent absolument dans la fameuse industrie « artisanale ».

Le rôle historique progressiste du capitalisme peut être résumé en deux mots : développement des forces productives du travail social et collectivisation de ce travail. Mais selon les domaines de l’économie nationale auxquels on a affaire, ces deux phénomènes prennent des formes extrêmement variées.

Ce n’est qu’à l’époque de la grande industrie mécanique que le développement des forces productives du travail social se manifeste dans toute son ampleur. Jusqu’à ce stade supérieur du capitalisme, en effet, la production est basée sur le travail à la main et sur une technique primitive dont les progrès sont extrêmement lents et purement spontanés.

A cet égard, l’époque postérieure à l’abolition du servage se différencie radicalement des autres périodes de l’histoire russe. La Russie de l’araire et du fléau, du moulin à eau et du métier à bras a commencé à se transformer à un rythme rapide en un pays de charrues et de batteuses, de moulins à vapeur et de métiers mécaniques.

Et cette transformation complète de la technique a pu être observée dans toutes les branches de l’économie nationale, sans exception, soumises à la production capitaliste.

De par la nature même du capitalisme, ce processus de transformation comporte inévitablement toute une série d’inégalités et de disproportions : les périodes de prospérité sont suivies par des périodes de crise, le développement d’une branche industrielle aboutit à la décadence d’une autre, les progrès de l’agriculture touchent des aspects de l’économie rurale qui varient selon les régions, le développement du commerce et l’industrie devance celui de l’agriculture, etc.

Bon nombre des erreurs commises par les écrivains populistes viennent de ce que ces auteurs tentent de prouver que ce développement disproportionné, aléatoire, par bonds, n’est pas un développement.

Une autre particularité du développement capitaliste des forces productives sociales, c’est que, comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, aussi bien pour l’agriculture que pour l’industrie, l’accroissement des moyens de production (de la consommation productive) est bien supérieur à celui de a consommation personnelle. Cette particularité est due aux lois générales qui régissent la réalisation du produit en société capitaliste et correspond en tous points à la nature antagonique de cette société.

Quant à la socialisation du travail provoquée par le capitalisme, elle se manifeste dans les processus suivants : Premièrement, le développement de la production marchande met fin au morcellement propre à l’économie naturelle des petites unités économiques et rassemble les petits marchés locaux en un grand marché national (puis mondial).

La production pour soi se transforme en production pour toute la société, et plus le capitalisme est développé, plus la contradiction entre le caractère collectif de la production et le caractère individuel de l’appropriation se renforce.

Deuxièmement, le capitalisme remplace l’ancien morcellement de la production par une concentration sans précédent et ce aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. C’est là la manifestation la plus spectaculaire et la plus évidente de cette particularité du capitalisme, mais ce n’est nullement la seule.

Troisièmement, le capitalisme élimine les formes de dépendance personnelle inhérentes aux anciens systèmes économiques. A cet égard, son caractère progressiste ressort tout particulièrement en Russie où la dépendance personnelle du producteur existait non seulement dans l’agriculture (où elle continue à subsister partiellement), mais également dans l’industrie de transformation (les « fabriques » basées sur le travail servile), dans l’industrie minière, dans les pêcheries, etc.

Par rapport au travail du paysan dépendant ou asservi, il va de soi que pour toutes les branches de l’économie nationale le travail du salarié libre constitue un phénomène progressiste.

Quatrièmement, le capitalisme entraîne inévitablement une mobilité de la population dont les régimes économiques antérieurs n’avaient pas besoin et qui, sous ces régimes, ne pouvait pas exister sur une échelle un tant soit peu importante.

Cinquièmement, le capitalisme provoque une diminution constante de la part de la population qui travaille dans l’agriculture (où ce sont toujours les formes les plus retardataires de rapports économiques et sociaux qui prédominent) et un accroissement du nombre des grands centres industriels.

Sixièmement, la société capitaliste accroît le besoin d’unions et d’associations de la population et donne à ces associations un caractère particulier qui les différencie de celles de l’ancien temps. Tout en détruisant les étroites unions corporatives locales de la société moyenâgeuse, et en créant une concurrence acharnée, le capitalisme scinde l’ensemble de la société en vastes groupes de personnes qui se différencient par la position qu’elles occupent dans la production, et donne une vigoureuse impulsion à la constitution d’associations au sein de chacun de ces groupes.

Septièmement, toutes les transformations de l’ancien régime économique provoquées par le capitalisme que nous venons de signaler entraînent inévitablement une transformation morale de la population.

Le caractère saccadé du développement économique, la transformation rapide des modes de production, l’énorme concentration de celle-ci, la disparition de toutes les formes de dépendance personnelle et des rapports patriarcaux, la mobilité de la population, l’influence des grands centres industriels, etc., tout cela ne peut que modifier de façon profonde le caractère même des producteurs et nous avons déjà eu l’occasion de signaler les observations des enquêteurs russes dans ce sens.

Pour en revenir aux économistes populistes avec lesquels nous n’avons cessé de polémiquer, nous pouvons résumer les causes de nos désaccords de la façon suivante.

Nous sommes tout d’abord dans l’obligation de constater que la conception même que les populistes ont du développement capitaliste en Russie et du régime économique qui a précédé le capitalisme dans ce pays est, à notre point de vue, radicalement erronée.

De plus, leur ignorance des contradictions capitalistes existant aussi bien dans le régime de l’économie paysanne (qu’elle soit agricole ou industrielle) nous paraît particulièrement grave.

Enfin, pour ce qui concerne le problème de la lenteur ou de la rapidité du développement du capitalisme en Russie, tout dépend de ce que l’on prend comme point de comparaison. Si l’on compare l’époque précapitaliste de la Russie à son époque capitaliste (et c’est précisément cette comparaison qu’il faut faire si on veut résoudre le problème qui nous occupe), force nous est de reconnaître qu’en régime capitaliste, notre économie nationale se développe d’une façon extrêmement rapide.

Mais si on compare ce rythme de développement à celui qui serait possible étant donné le niveau actuel, de la technique et de la culture, on doit reconnaître qu’effectivement le développement du capitalisme en Russie est lent.

Et il ne peut en être autrement car aucun pays capitaliste n’a conservé une telle abondance d’institutions surannées, incompatibles avec le capitalisme dont elles freinent les progrès et qui aggravent considérablement la situation des producteurs « souffrant à la fois du capitalisme et de son développement insuffisant » (Karl Marx, Le Capital).

Enfin, la cause essentielle des divergences qui nous opposent aux populistes est peut-être la différence qui sépare nos conceptions fondamentales des processus économiques et sociaux.

Quand il étudie ces processus, le populiste en arrive généralement à des conclusions moralisatrices ; il ne considère pas les divers groupes participant à la production comme les créateurs de telle ou telle forme de vie ; il ne se propose pas de présenter l’ensemble des rapports économiques et sociaux comme le résultat des rapports existant entre ces groupes qui ont des intérêts et un rôle historique différents… »

Lénine, Le développement du capitalisme en Russie)

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Honoré de Balzac – extraits de Sur Catherine de Médicis (1830)

L’immense Honoré de Balzac était un auteur réaliste, mais son point de vue personnel le rattachait aux romantiques. Voici comment dans Sur Catherine de Médicis, il présente de manière très agressive Jean Calvin, alors que dans son roman il est, comme d’habitude avec son réalisme, obligé de faire une distinction entre le calvinisme opportuniste des nobles et celui, plein d’élan, de vigueur, de vérité, du calvinisme bourgeois.

Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d’un tonnelier de Noyon en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu’à un certain point l’entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle.

Il n’y a rien de moins connu que cet homme qui a engendré Genève et l’esprit de cette cité. Jean-Jacques Rousseau, qui possédait peu de connaissances historiques, a complétement ignoré l’influence de cet homme sur sa république.

Et d’abord, Calvin, qui demeurait dans une des plus humbles maisons du haut Genève, près du temple Saint-Pierre, au-dessus d’un menuisier, première ressemblance entre lui et Roberspierre, n’avait pas à Genève d’autorité bien grande.

Pendant longtemps, sa puissance fut haineusement limitée par les Genevois. Au seizième siècle, Genève eut dans Farel un de ces fameux citoyens qui restent inconnus au monde entier, et souvent à Genève elle-même.

Ce Farel arrêta, vers 1537, Calvin dans cette ville en la lui montrant comme la plus sûre place forte d’une réformation plus active que celle de Luther. Farel et Cauvin jugeaient le luthéranisme comme une œuvre incomplète, insuffisante et sans prise sur la France.

Genève, assise entre l’Italie et la France, soumise à la langue française, était admirablement située pour correspondre avec l’Allemagne, avec l’Italie et avec la France. Calvin adopta Genève pour le siége de sa fortune morale, il en fit la citadelle de ses idées.

Le Conseil de Genève, sollicité par Farel, autorisa Calvin à donner des leçons de théologie au mois de septembre 1538. Calvin laissa la prédication à Farel, son premier disciple, et se livra patiemment à l’enseignement de sa doctrine. Cette autorité, qui devint souveraine dans les dernières années de sa vie, devait s’établir difficilement. Ce grand agitateur rencontra de si sérieux obstacles, qu’il fut pendant un certain temps banni de Genève à cause de la sévérité de sa réforme.

Il y eut un parti d’honnêtes gens qui tenaient pour le vieux luxe et pour les anciennes mœurs. Mais, comme toujours, ces honnêtes gens craignirent le ridicule, ne voulurent pas avouer le but de leurs efforts, et l’on se battit sur des points étrangers à la vraie question.

Calvin voulait qu’on se servît de pain levé pour la communion et qu’il n’y eût plus de fêtes, hormis le dimanche. Ces innovations furent désapprouvées à Berne et à Lausanne. On signifia donc aux Genevois de se conformer au rit de la Suisse. Calvin et Farel résistèrent, leurs ennemis politiques s’appuyèrent sur ce désaccord pour les chasser de Genève, d’où ils furent en effet bannis pour quelques années.

Plus tard, Calvin rentra triomphalement, redemandé par son troupeau. Ces persécutions deviennent toujours la consécration du pouvoir moral, quand l’écrivain sait attendre. Aussi ce retour fut-il comme l’ère de ce prophète. Les exécutions commencèrent, et Calvin organisa sa terreur religieuse. Au moment où ce dominateur reparut, il fut admis dans la bourgeoisie genevoise ; mais après quatorze ans de séjour, il n’était pas encore du Conseil.

Au moment où Catherine députait un ministre vers lui, ce roi des idées n’avait pas d’autre titre que celui de pasteur de l’Église de Genève.

Calvin n’eut d’ailleurs jamais plus de cent cinquante francs en argent par année, quinze quintaux de blé, deux tonneaux de vin, pour tout appointement. Son frère, simple tailleur, avait sa boutique à quelques pas de la place Saint-Pierre, dans la rue où se trouve aujourd’hui l’une des imprimeries de Genève.

Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Campanella, de Luther, de Vico, de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Loyola, de Kant, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures ?

L’existence si semblable de Robespierre peut faire seule comprendre aux contemporains celle de Calvin, qui, fondant son pouvoir sur les mêmes bases, fut aussi cruel, aussi absolu que l’avocat d’Arras. Chose étrange ! La Picardie, Arras et Noyon, a fourni ces deux instruments de réformation !

Tous ceux qui voudront étudier les raisons des supplices ordonnés par Calvin trouveront, proportion gardée, tout 1793 à Genève. Calvin fit trancher la tête à Jacques Gruet « pour avoir écrit des lettres impies, des vers libertins, et avoir travaillé à renverser les ordonnances ecclésiastiques. »

Réfléchissez à cette sentence, demandez-vous si les plus horribles tyrannies offrent dans leurs saturnales des considérants plus cruellement bouffons. Valentin Gentilis, condamné à mort « pour hérésie involontaire, » n’échappa au supplice que par une amende honorable plus ignominieuse que celles infligées par l’Église catholique.

Sept ans avant la conférence qui allait avoir lieu chez Calvin sur les propositions de la reine-mère, Michel Servet, Français, passant par Genève, y avait été arrêté, jugé, condamné sur l’accusation de Calvin, et brûlé vif, « pour avoir attaqué le mystère de la Trinité » dans un livre qui n’avait été ni composé ni publié à Genève.

Rappelez-vous les éloquentes défenses de Jean-Jacques Rousseau, dont le livre, qui renversait la religion catholique, écrit en France et publié en Hollande, mais débité dans Paris, fut seulement brûlé par la main du bourreau, et l’auteur, un étranger, seulement banni du royaume où il essayait de ruiner les vérités fondamentales de la religion et du pouvoir, et comparez la conduite du parlement à celle du tyran genevois. Enfin, Bolsée fut mis également en jugement « pour avoir eu d’autres idées que celles de Calvin sur la prédestination. »

Pesez ces considérations, et demandez-vous si Fouquier-Tinville a fait pis. La farouche intolérance religieuse de Calvin a été, moralement, plus compacte, plus implacable que ne le fut la farouche intolérance politique de Roberspierre. Sur un théâtre plus vaste que Genève, Calvin eût fait couler plus de sang que n’en a fait couler le terrible apôtre de l’égalité politique assimilée à l’égalité catholique. Trois siècles auparavant, un moine, un Picard, avait entraîné l’Occident tout entier sur l’Orient.

Pierre l’Hermite, Calvin et Roberspierre, chacun à trois cents ans de distance, ces trois Picards ont été, politiquement parlant, des leviers d’Archimède. C’était à chaque époque une pensée qui rencontrait un point d’appui dans les intérêts et chez les hommes.

Calvin est donc bien certainement l’éditeur presque inconnu de cette triste ville, appelée Genève, où, il y a dix ans, un homme disait, en montrant une porte cochère de la haute ville, la première qui ait été faite à Genève (il n’y avait que des portes bâtardes auparavant) : « C’est par cette porte que le luxe est entré dans Genève ! »

Calvin y introduisit, par la rigueur de ses exécutions et par celle de sa doctrine, ce sentiment hypocrite si bien nommé la mômerie. Avoir des mœurs, selon les mômiers, c’est renoncer aux arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe, et amasser silencieusement de l’argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée.

Calvin donna à tous les citoyens la même livrée sombre qu’il étendit sur sa vie. Il avait créé dans le consistoire un vrai tribunal d’inquisition calviniste, absolument semblable au tribunal révolutionnaire de Roberspierre. Le consistoire déférait au Conseil les gens à condamner, et Calvin y régnait par le consistoire comme Roberspierre régnait sur la Convention par le club des Jacobins. Ainsi, un magistrat éminent à Genève fut condamné à deux mois de prison, à perdre ses emplois et la capacité d’en jamais exercer d’autres, « parce qu’il menait une vie déréglée et qu’il s’était lié avec les ennemis de Calvin. »

Sous ce rapport, Calvin fut un législateur : il a créé les mœurs austères, sobres, bourgeoises, effroyablement tristes, mais irréprochables qui se sont conservées jusqu’aujourd’hui dans Genève, qui ont précédé les mœurs anglaises, universellement désignées sous le mot de puritanisme, dues à ces Caméroniens, disciples de Caméron, un des docteurs français issus de Calvin, et que Walter Scott a si bien peints !

La pauvreté d’un homme, exactement souverain, qui traitait de puissance à puissance avec les rois, qui leur demandait des trésors, des armées, et qui puisait à pleines mains dans leurs épargnes pour les malheureux, prouve que la pensée, prise comme moyen unique de domination, engendre des avares politiques, des hommes qui jouissent par le cerveau, qui, semblables aux Jésuites, veulent le pouvoir pour le pouvoir. Pitt, Luther, Calvin, Roberspierre, tous ces Harpagons de domination meurent sans un sou.

L’inventaire fait au logis de Calvin, après sa mort, et qui, compris ses livres, s’élève à cinquante écus, a été conservé par l’Histoire. Celui de Luther a offert la même somme ; enfin, sa veuve, la fameuse Catherine de Bora, fut obligée de solliciter une pension de cent écus qui lui fut accordée par un électeur d’Allemagne. Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d’action qui tous trois ont fait ou préparé des empires, ont laissé chacun trois cents millions.

Ceux-là avaient un cœur, ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient ; tandis qu’excepté la femme de Luther, Hélène de cette Iliade, tous les autres n’ont pas un battement de cœur donné à une femme à se reprocher.

Cette explication très-succincte était nécessaire pour expliquer la position de Calvin à Genève.

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Jean Calvin : Institution Chrétienne, Épître au roi François Ier (1535)

Au Roi de France très chrétien,
François premier de ce nom,
son Prince et Souverain Seigneur,
Jean Calvin,

paix et salut en notre Seigneur Jésus-Christ

En commençant à écrire le présent livre, je n’avais pas l’intention, Sire, d’écrire quoi que ce soit à Votre Majesté : mon but était seulement d’enseigner quelques éléments simples, destinés à alimenter la piété de ceux qui éprouveraient le désir de servir Dieu.

Je voulais, principalement, que mon travail soit utile aux Français, dont je voyais plusieurs avoir faim et soif de Jésus-Christ et bien peu le connaître comme il fallait. Ce projet ressort clairement du livre dans lequel j’ai utilisé la forme la plus simple possible d’enseignement.

Mais, voyant que l’opposition de quelques personnes malintentionnées avait été telle en votre royaume qu’elle n’avait laissé aucune place à la saine doctrine, il m’a semblé expédient d’utiliser ce présent livre à la fois pour l’instruction de ceux que, tout d’abord, j’avais délibéré d’enseigner, mais aussi comme confession de foi, afin que vous connaissiez quelle est la foi contre laquelle s’élèvent ceux qui, par le feu et par le glaive, troublent aujourd’hui votre royaume.

Je n’aurai aucune honte à reconnaître que je présente, ici, une sorte de résumé de cette doctrine que certains estiment devoir être réprimée par la prison, le bannissement, la proscription et le feu, et qu’ils déclarent avec insistance devoir être totalement éradiquée.

Accusations injustes contre les évangéliques persécutés

Je sais bien que d’horribles rapports ont frappé vos oreilles et votre cœur, afin de vous persuader du caractère odieux de notre cause1. Mais vous avez à manifester, selon votre clémence et votre mansuétude, que s’il suffisait d’accuser, aucune innocence, en paroles ou en actes, ne serait reconnue.

Si quelqu’un, pour susciter de la haine contre cette doctrine – à laquelle je souhaite rendre justice –, se met à déclarer qu’elle est déjà condamnée d’un commun accord par tous les États, qu’elle a fait l’objet de plusieurs jugements, il dira seulement qu’elle a été en partie violemment abattue par la puissance et la conjuration de ses adversaires, en partie méchamment opprimée par leurs mensonges, leurs tromperies, leurs calomnies et leurs trahisons.

C’est par la force et la violence que d’injustes jugements ont été prononcés à son encontre avant même qu’elle se soit défendue. C’est par la ruse et la trahison que, sans raison, cette doctrine est qualifiée de séditieuse et de nuisible.

Afin que personne ne pense que nous nous plaignons à tort, vous pouvez vous-même, Sire, être témoin des nombreuses calomnies dont elle est, tous les jours, l’objet devant vous : elle n’aurait d’autre but que d’anéantir toute autorité et tout ordre, de troubler la paix, d’abolir les lois, de supprimer les seigneuries et les possessions ; bref, de favoriser une totale confusion.

Et cependant, vous n’en entendez que la plus petite partie. On répand contre cette doctrine, dans le peuple, d’horribles rapports qui, s’ils étaient exacts, permettraient, à bon droit, à tout le monde de la juger, avec ses auteurs, digne de mille feux et de mille gibets. Comment s’étonner, maintenant, qu’elle soit tellement haïe du monde entier, dès lors qu’on ajoute foi à de telles et si injustes accusations ?

Voilà pourquoi toutes les classes de la société s’accordent pour condamner aussi bien nous-même que notre enseignement. Les personnes qui se sont constituées juges, entièrement soumises à leur sentiment, prononcent pour sentence l’opinion qu’elles ont apportée de leur maison et estiment s’être bien acquittés de leur office en ne condamnant personne à mort, sinon ceux qui sont reconnus coupables par leur confession ou par un témoignage digne de foi.

Mais de quel crime ? Celui d’adhérer à cette doctrine damnée, disent-ils. À quel titre l’est-elle ? Telle a été la substance de notre défense : ne pas désavouer cette doctrine, mais la défendre comme vraie. Mais le droit à la parole nous a été enlevé.

Plaidoyer pour la liberté des persécutés

C’est pourquoi je ne demande pas sans raison, Sire, que vous vouliez bien prendre entièrement connaissance de cette cause. Elle a été jusqu’ici malmenée de façon illogique, en dehors de tout droit; elle a été l’objet de débordements démesurés et n’a pas bénéficié de la modération et de l’objectivité de la justice.

Ne pensez pas que je me préoccupe de présenter ma défense personnelle, afin d’obtenir l’autorisation de revenir dans mon pays natal. J’éprouve, certes, à son égard une réelle affection tout humaine mais, étant donné la situation actuelle, je ne souffre pas trop d’être privé de cette liberté.

J’entreprends seulement de défendre la cause commune des croyants, celle de Christ, qui est aujourd’hui tellement déchirée et foulée aux pieds, dans votre royaume, qu’elle semble désespérée. S’il en est ainsi, cela est dû à la tyrannie de quelques pharisiens et non à votre volonté. Il n’est pas utile de dire ici comment cela se fait. Quoi qu’il en soit, cette cause est grandement compromise.

La puissance des adversaires de Dieu a obtenu jusqu’à maintenant que la vérité de Christ, bien qu’elle ne soit ni perdue ni anéantie, soit cependant cachée et ensevelie comme si elle était honteuse.

De plus, la pauvrette Église est ou désolée par des morts cruelles, ou mutilée par des bannissements, ou tellement affectée par des menaces et des frayeurs qu’elle n’ose pas faire entendre sa voix. Ses ennemis insistent tellement qu’ils ont pris l’habitude, après avoir tout ébranlé, de mener jusqu’au bout la ruine entreprise.

Personne ne se dresse pour s’opposer à de telles violences. Certains, qui s’occupent d’être avocats de la vérité, disent qu’on doit, en quelque mesure, pardonner l’imprudence et l’ignorance des gens simples.

En parlant ainsi, ils ont tellement honte de l’Évangile qu’ils qualifient la vérité incontournable de Dieu d’imprudence et d’ignorance, et ceux que notre Seigneur a estimés au point de leur communiquer les secrets de sa sagesse céleste de « gens simples ».

Or, c’est votre fonction, Sire, de ne détourner ni vos oreilles ni votre courage d’une si juste cause, étant donné, surtout, qu’il est question d’une chose capitale : comment maintenir la gloire de Dieu sur terre; comment conserver son honneur et sa dignité à sa vérité; comment sauvegarder totalement le règne de Christ.

Ce sujet est digne de retenir votre attention, digne de relever de votre juridiction, digne de votre trône royal ! Car un vrai roi sait se reconnaître vrai ministre de Dieu en gouvernant son royaume2.

À l’inverse, celui qui ne règne point avec la préoccupation de servir la gloire de Dieu n’exerce pas une autorité légitime, mais se comporte comme un brigand. Et on se trompe si on espère une longue prospérité pour un règne qui n’est pas soumis au sceptre de Dieu, c’est-à-dire à sa sainte Parole. Car l’édit céleste ne peut pas mentir, lorsqu’il indique : « Quand il n’y a pas de vision, le peuple est sans frein » (Proverbes 29.18).

Vous ne devez pas éprouver de mépris à cause de notre petitesse. Certes, nous sommes tout à fait convaincus d’être de pauvres gens méprisables : devant Dieu, de misérables pécheurs, parmi les hommes, des êtres vilipendés et rejetés, et même, si vous le voulez, nous sommes l’ordure et les balayures du monde, ou même, si on peut encore la nommer, quelque chose d’encore plus vil.

Aussi ne nous reste-t-il rien pour nous glorifier devant Dieu, sinon sa seule grâce, par laquelle, sans aucun mérite de notre part, nous sommes sauvés; et parmi les hommes, sinon notre faiblesse, c’est-à-dire ce que tous estiment être une grande ignominie.

Pourtant, il faut que notre doctrine subsiste élevée et insurpassable, supérieure à toute la gloire et toute la puissance du monde.

Car elle n’est pas nôtre, mais du Dieu vivant et de son Christ, que le Père a constitué Roi, pour dominer « d’une mer à l’autre, et du fleuve aux extrémités de la terre » (Psaumes 72.8) et, en frappant « la terre du sceptre de sa parole » (Ésaïe 11.4), pour briser les nations avec sa force et sa gloire « comme on met en pièces le vase d’un potier » (Psaumes 2.9). Les prophètes ont prédit la magnificence de son règne : il abattra les royaumes durs comme le fer et l’airain, et brillants comme l’or et l’argent (Daniel 2.32).

Il est bien vrai que nos adversaires nous reprochent d’invoquer faussement la Parole de Dieu que, selon eux, nous détournons de son vrai sens3. Vous pourrez juger, vous-même, avec votre sagesse, en lisant notre exposé, combien ce reproche est plein non seulement de méchante calomnie, mais d’une incroyable audace.

Il sera bon, néanmoins, de donner ici quelques indications pour introduire votre lecture. Quand Paul a voulu que toute prophétie soit interprétée selon l’analogie et à la similitude de la foi (Romains 12.6)4, il a énoncé une règle sûre pour apprécier toute interprétation de l’Écriture.

Si donc notre doctrine est examinée selon cette règle de foi, nous avons la victoire en main. Car, qu’est-ce qui peut mieux convenir à la foi que de nous reconnaître dépourvus de toute qualité pour être vêtus par Dieu, dépourvus de tout bien pour être comblés par lui, esclaves du péché pour être délivrés par lui, aveugles pour être illuminés par lui, boiteux pour être guéris par lui, fragiles pour être fortifiés par lui, privés de tout sujet de gloire afin que lui seul soit glorifié, et nous en lui ?

Quand cela et d’autres choses semblables sont dites par nous, nos adversaires crient que, par ce moyen, serait atteinte je ne sais quelle aveuglante lumière de la nature5, préparation qu’ils ont inventée pour nous inciter à nous tourner vers Dieu6 : le libre arbitre7, les œuvres méritoires en vue du salut éternel, avec leurs « surérogations »8.

C’est pourquoi ils ne peuvent pas supporter que la louange et la gloire entière de tout bien, de toute puissance, justice et sagesse réside en Dieu. Mais nous ne lisons point que certains aient été repris pour avoir trop puisé à « la source d’eau vive »; au contraire, le prophète corrige vivement ceux qui se sont creusé « des citernes crevassées qui ne retiennent pas l’eau » (Jérémie 2.13).

De plus, qu’y a-t-il de plus propre à la foi que d’avoir Dieu pour père doux et bienveillant quand Christ est reconnu comme notre frère et notre rédempteur, que d’attendre tout bien et toute prospérité de Dieu, dont l’amour a été si grand pour nous qu’il « n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous » (Romains 8.32), que d’attendre en toute confiance le salut et la vie éternelle lorsqu’on pense que Christ nous a été donné par le Père, en qui de tels trésors sont cachés ?

Nos détracteurs s’opposent à ces choses disant qu’une telle certitude de foi n’est pas sans audace et orgueil. Il ne faut rien présumer de nous, mais présumer toutes choses de Dieu et si nous sommes, pour une autre raison, dépouillés de toute vaine gloire, c’est pour nous glorifier en Dieu.

Que dirais-je de plus ? Considérez, Sire, tous les aspects de notre cause, et jugez-nous les plus méchants des méchants si vous ne trouvez pas que nous sommes manifestement attaqués et couverts d’injures et d’opprobres parce que nous mettons notre espérance dans le Dieu vivant (1 Timothée 4.10), parce que nous croyons que « la vie éternelle, c’est de connaître le seul vrai Dieu, et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17.3).

À cause de cette espérance, certains d’entre nous sont détenus en prison, les autres fouettés, les autres obligés de renier leur foi, les autres bannis, les autres traités avec cruauté, les autres obligés de s’exiler : nous sommes persécutés, considérés comme maudits et exécrables, injuriés et traités inhumainement. Contemplez, d’autre part, nos adversaires (je parle de la situation des prêtres, qui inspirent et encouragent ceux qui s’opposent à nous), et considérez un peu avec moi ce qui les poussent et les dirigent.

Attitudes contradictoires des critiques de la Réforme

Les prêtres s’autorisent simplement, eux et les autres, à ignorer, négliger et mépriser la vraie religion que l’Écriture nous enseigne et qui ne souffre aucune suspicion ni aucun doute.

Ils pensent qu’il n’y a pas grand intérêt à connaître quelle foi chacun reçoit ou ne reçoit pas de Dieu et de Christ. Le sens de la foi implicite (comme ils disent) doit être soumis au jugement de l’Église9. Les prêtres ne se soucient guère que la gloire de Dieu soit polluée par des blasphèmes notoires dès lors que personne ne s’élève contre l’autorité de notre sainte mère l’Église, c’est-à-dire, dans leur esprit, le siège romain.

Pourquoi se battent-ils avec tant de conviction et d’énergie en faveur de la messe, du purgatoire, des pèlerinages et autres fatras, au point de nier que la vraie piété puisse subsister si ces choses ne sont pas crues et tenues pour justes, bien qu’ils ne les prouvent nullement par la Parole de Dieu?

Pourquoi sinon parce que leur ventre est leur dieu, la cuisine leur religion, et que, sans eux, non seulement ils n’imaginent pas pouvoir être chrétiens, mais ne pensent même plus être hommes ?

Car, bien que les uns vivent dans l’abondance et le luxe, et que les autres vivotent en rongeant des croûtes, tous vivent toutefois d’un même pot qui, sans de telles aides, non seulement se refroidirait, mais se gèlerait tout à fait. C’est ainsi que celui d’entre eux qui se soucie le plus de son ventre est celui qui a la foi la plus active.

Bref, ils tiennent tous le même discours : conserver leur règne et leur ventre plein.

Pas un d’entre eux ne fait preuve du moindre bon zèle; et, pourtant, ils ne cessent pas de calomnier notre doctrine, de la décrier et de la diffamer de toutes les manières possibles, afin de la rendre ou odieuse ou suspecte. Ils la qualifient de nouvelle et affirment qu’elle a été forgée depuis peu. Ils lui adressent le reproche d’être obscure et incertaine10.

Ils demandent quels sont les miracles qui l’ont confirmée11 et s’il est raisonnable qu’elle se passe du consentement de tant de Pères anciens, et qu’elle néglige une si longue tradition12. Ils insistent pour que nous reconnaissions que cette doctrine est schismatique puisqu’elle fait la guerre à l’Église13, ou que nous déclarions que l’Église a été comme morte pendant de longues années, durant lesquelles il n’en a été fait nulle mention14.

Enfin, ils disent qu’il n’est pas nécessaire d’avancer beaucoup d’arguments puisqu’on peut la juger à ses fruits, parce qu’elle engendre une grande multitude de sectes15, suscite des troubles et des séditions16, et constitue une incitation à mal faire17.

Il leur est, en vérité, bien facile de se prévaloir de leur avantage face à une cause indéfendable et perdue, surtout lorsqu’il faut convaincre une population ignorante et crédule. Si nous avions, nous aussi, la même occasion de parler, j’estime que l’ardeur qu’ils déploient si âprement contre nous serait un peu refroidie.

Cette doctrine est-elle nouvelle?

Premièrement, en qualifiant de nouvelle cette doctrine, ils font grande injure à Dieu, dont la Parole sacrée ne méritait point d’être considérée comme une nouveauté. Certes, je ne doute pas qu’en ce qui les concerne, elle ne soit nouvelle, puisque Christ lui-même et son Évangile le sont pour eux.

Mais celui qui sait que cette prédication de Paul est ancienne – Jésus-Christ est mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification (Romains 4.25) – ne trouvera rien de nouveau parmi nous. Si cette prédication a été longtemps cachée et inconnue, c’est un crime à imputer à l’impiété des hommes. Si elle nous est rendue maintenant par la bonté de Dieu, le minimum serait qu’elle soit reçue avec son autorité ancienne.

La même ignorance conduit à considérer cette doctrine comme obscure et incertaine. C’est exactement ce dont se plaint notre Seigneur par son prophète : « Le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de ses maîtres; Israël ne connaît rien » (Ésaïe 1.3).

Ils se moquent du caractère douteux de notre doctrine, mais s’ils avaient à signer la leur de leur propre sang et aux dépens de leur vie, on verrait alors combien ils la prisent. Notre assurance est tout autre, car elle ne craint ni les terreurs de la mort, ni le jugement de Dieu.

Le rôle des miracles

Nos détracteurs sont déraisonnables en nous réclamant des miracles. Car nous ne fabriquons pas un nouvel Évangile, mais nous nous réclamons de celui dont la vérité est confirmée par tous les miracles que Jésus-Christ et ses apôtres ont faits. On pourrait dire que, contrairement à nous, ils peuvent prétendre confirmer leur doctrine par les miracles continuels qui se font jusqu’à aujourd’hui.

Mais ils évoquent plutôt des miracles tellement frivoles ou mensongers qu’ils pourraient ébranler et faire douter un esprit qui serait, autrement, bien en repos. Cependant, même si ces miracles étaient les plus admirables qu’on puisse imaginer, ils ne devraient pas du tout s’opposer à la vérité de Dieu, car le nom de Dieu doit toujours et partout être sanctifié, soit par des miracles, soit par l’ordre naturel des choses.

Leur prétention pourrait avoir plus de valeur si l’Écriture ne nous avait pas indiqué quel est l’usage légitime des miracles. Marc indique, en effet, que ceux qu’ont faits les apôtres ont servi à confirmer leur prédication (Marc 16.20). De même, Luc dit que notre Seigneur a voulu ainsi rendre témoignage à la Parole de sa grâce (Actes 14.3).

À quoi fait écho ce que dit l’apôtre : le salut annoncé par l’Évangile a été confirmé par les miracles et la puissance par lesquels Dieu l’a attesté (Hébreux 2.4).

Lorsque nous comprenons que les miracles doivent être des sceaux qui scellent l’Évangile, les changerons-nous pour en détruire l’autorité ?

Quand nous comprenons qu’ils sont destinés à établir la vérité, les utiliserons-nous pour fortifier le mensonge ? Comme le recommande l’évangéliste, il faut que la doctrine qui précède les miracles soit examinée en premier lieu : si elle est fidèle, elle pourra être confirmée par des miracles. Or une doctrine peut être considérée vraie si, comme le dit Christ, elle ne tend point à la gloire des hommes mais à celle de Dieu (Jean 7.18; 8.50).

Puisque Christ affirme que telle doit être l’attestation, c’est mal utiliser les miracles que de leur donner un autre objectif que celui de glorifier le nom de Dieu. Nous devons aussi nous souvenir que Satan fait des miracles qui, bien qu’ils offrent une illusion plutôt qu’une véritable puissance, sont, cependant, capables de tromper les âmes simples et ignorantes.

Les magiciens et les enchanteurs ont toujours fait leur renommée par des miracles; l’idolâtrie des Gentils a été nourrie par des miracles étonnants, qui ne sont pas, toutefois, suffisants pour nous convaincre de la valeur de la superstition des magiciens ou des idolâtres.

Les donatistes18 ont abusé, autrefois, de la même manière, de la candeur du peuple en accomplissant plusieurs miracles.

Nous faisons donc, maintenant, la même réponse à nos adversaires que celle que Saint Augustin a adressée aux donatistes : notre Seigneur nous a assez prévenus contre les faiseurs de miracles, nous annonçant qu’il surviendrait de faux prophètes qui « opèreront de grands signes et des prodiges au point de séduire si possible même les élus » (Matthieu 24.24)19.

Et Paul a averti que le règne de l’antichrist « se produira par la puissance de Satan avec toutes sortes de miracles et de prodiges mensongers » (2 Thessaloniciens 2.9).

Mais nos miracles, disent nos détracteurs, ne sont accomplis ni par des idoles, ni par des enchanteurs, ni par de faux prophètes, mais par les saints : comme si nous ne savions pas que c’est l’astuce de Satan de « se déguiser en ange de lumière » (2 Corinthiens 11.14) !

Les Égyptiens ont fait autrefois de Jérémie un dieu qui a trouvé place dans leur religion, lui offrant des sacrifices et lui rendant les honneurs en usage comme à leurs autres dieux20.

N’abusaient-ils pas du saint prophète de Dieu au profit de leur idolâtrie ? Et pourtant, étant guéris de la morsure des serpents, ils pensaient recevoir ainsi le salaire de la vénération dont son sépulcre était l’objet.

Que dirons-nous, sinon que Dieu a été et sera toujours juste dans son jugement en envoyant « une puissance d’égarement pour qu’ils croient au mensonge… ceux qui n’ont pas cru à la vérité » (2 Thessaloniciens 2.11)?

Les miracles ne nous manquent donc pas; ils sont même certains et non sujets à la moquerie; à l’inverse, ceux dont nos adversaires se prévalent sont de pures illusions de Satan, lorsque, en le trompant, ils découragent le peuple d’honorer son Dieu.

Le témoignage des Pères de l’Eglise

De plus, c’est à tort qu’ils invoquent les Pères anciens, c’est-à-dire les écrivains de l’Église primitive, comme s’ils soutenaient leur impiété. S’il fallait invoquer leur autorité pour trancher entre nous, la meilleure partie du combat serait en notre faveur.

Ces Pères anciens ont écrit avec sagesse des choses excellentes, mais il leur est aussi arrivé, en plusieurs endroits, de se tromper et d’errer, ce qui est humain.

Nos détracteurs, selon la droiture d’esprit, de jugement et de volonté qui est la leur, adorent seulement les erreurs et les fautes des Pères, tandis que les choses qui ont été bien dites par eux, ou ils ne les voient pas, ou ils les dissimulent, ou ils les pervertissent, comme si leur seul souci était de recueillir de la fiente dans de l’or.

Et, ensuite, ils nous poursuivent bruyamment comme si nous méprisions les Pères et étions leurs ennemis. Il s’en faut de beaucoup que nous les méprisions car, si c’était l’objet de notre présent propos, il me serait facile d’appuyer sur leurs témoignages la plus grande part de ce que nous affirmons aujourd’hui.

Nous lisons leurs écrits et les jugeons en nous souvenant de ce que dit Paul : toutes choses sont à nous pour nous servir, non pour dominer sur nous ; « et vous êtes à Christ » auquel il faut obéir toujours et entièrement (1 Corinthiens 3.21-22). Ceux qui n’observent point cela ne peuvent rien avoir de certain en matière de foi, puisque les saints Pères en question ont ignoré beaucoup de choses, sont très différents les uns des autres, et même, parfois, se contredisent.

Salomon, nous disent-ils, ne nous commande point sans raison de « ne pas déplacer la borne ancienne que tes pères ont posée » (Proverbes 22.28)21.

Mais il n’est pas question d’observer une même règle pour le bornage des champs et pour l’obéissance de la foi, qui doit être précise au point de nous faire oublier notre peuple et la maison de notre père (Psaumes 45.11).

Davantage, puisque nos détracteurs aiment beaucoup les allégories, pourquoi ne prennent-ils pas pour Pères les apôtres eux-mêmes, dont il n’est pas permis d’arracher les bornes, plutôt que tout autre ?

C’est ainsi que l’a interprété Saint Jérôme, dont ils ont rappelé les paroles dans leurs canons22. Et s’ils veulent que les limites des Pères soient observées, pourquoi eux-mêmes, quand cela leur fait plaisir, les franchissent-ils si audacieusement ?

Un de ceux qui étaient au nombre des Pères a dit que comme Dieu ne buvait ni ne mangeait, il n’avait, par conséquent, que faire de plats ou de calices23.

Un autre, que les sacrements des chrétiens ne requièrent ni or ni argent et ne plaisent pas à Dieu s’ils sont en or24. Ils dépassent donc les limites quand, dans leurs cérémonies, ils apprécient tant l’or, l’argent, le marbre, l’ivoire, les pierres précieuses et les soies, et pensent que Dieu ne peut être dignement honoré que si ces choses sont présentes en abondance.

Un autre Père a affirmé pouvoir manger librement de la viande pendant le carême, tandis que les autres s’en abstenaient : puisqu’il était chrétien25. Nos détracteurs franchissent donc les limites quand ils excommunient une personne qui aura consommé de la viande durant le carême.

Un de ceux qui étaient au nombre des Pères a dit26 qu’un moine qui ne laboure point de ses mains doit être considéré comme un brigand. Un autre a affirmé qu’il n’est pas permis aux moines de vivre du bien d’autrui, même s’ils se consacrent avec assiduité à la contemplation, la prière et l’étude27. Ils ont aussi passé la limite, quand ils ont mis les ventres oisifs des moines en des bordels – c’est-à-dire leurs cloîtres – pour être gavés de la substance d’autrui.

Il était également Père celui qui a dit que voir, dans les temples des chrétiens, une image ou de Christ ou de quelque saint était une horrible abomination28.

Cela n’a pas été dit seulement par un homme particulier, mais a aussi été décidé par un concile ancien29 : que ce qu’on adore ne soit ni une peinture ni un portrait. Il s’en faut de beaucoup qu’ils respectent ces limites, lorsqu’ils ne laissent pas le moindre petit coin vide de simulacres dans leurs églises.

Un autre Père a conseillé de laisser reposer les morts après avoir effectué leur sépulture30. Nos détracteurs débordent les limites lorsqu’ils requièrent qu’on se préoccupe constamment des défunts.

C’est aussi un Père, qui a dit que la substance et la nature du pain et du vin demeurent dans le sacrement de la cène, comme la nature humaine demeure conjointe à son essence divine en notre Seigneur Jésus-Christ31.

Ils ne tiennent pas compte de cette limite lorsqu’ils font croire qu’immédiatement après que les paroles sacramentelles ont été récitées, la substance du pain et du vin est anéantie. Il était également au nombre des Pères celui qui a nié que, dans le sacrement de la cène, le corps de Christ était enfermé dans le pain, mais que c’était seulement le signe de son corps; il parle ainsi de façon littérale32.

Nos détracteurs passent donc la limite en disant que le corps de Christ est contenu là et qu’ils le font adorer de façon charnelle, comme s’il y était localement33. Ils étaient également des Pères ceux dont l’un a ordonné que soient entièrement rejetées de la participation à la cène les personnes qui, prenant l’une des espèces, s’abstenaient de la seconde34.

Un autre maintient qu’il ne faut pas priver le peuple chrétien du sang de son Seigneur, pour lequel il doit être prêt à répandre son sang35. Ils ont ôté ces limites quand, commandant rigoureusement la même chose, l’un punissait ceux qui y contrevenaient par l’excommunication, l’autre par une forte réprobation36.

Il était aussi au nombre des Pères, celui qui affirme qu’il est illégitime de déclarer quelque chose d’obscur sur un point ou sur un autre, sans témoignages clairs et évidents de l’Écriture37. Nos détracteurs ont bien oublié cela en élaborant des constitutions, des canons et des décisions doctrinales, sans une seule parole de Dieu.

C’est un des Pères qui a reproché à Montan38 d’avoir été le premier, entre autres hérésies, à avoir imposé le jeûne39. Ils ont aussi franchi les limites en ordonnant, de façon stricte, de jeûner40.

C’est un Père qui a soutenu que le mariage ne devait pas être interdit aux ministres de l’Église, et qui a déclaré que la compagnie d’une femme légitime était l’équivalent de l’état de chasteté41 ; et ceux qui étaient d’accord avec lui étaient des Pères42. Ils ont franchi la limite, quand le célibat a été ordonné à leurs prêtres.

Celui qui a écrit qu’on doit écouter Christ seul, dont le Père céleste a dit : Écoutez-le ; et n’ayez pas égard à ce qu’auront fait ou dit les autres avant nous, mais suivez seulement ce qu’aura commandé Christ, qui est le premier de tous43, celui-là, dis-je, était un des plus anciens Pères.

Nos détracteurs ne se sont pas maintenus dans ces limites et n’ont pas permis que les autres s’y maintiennent, lorsqu’ils ont institué au-dessus d’eux, comme des autres, des maîtres nouveaux en dehors de Christ.

C’est un Père qui a maintenu que l’Église ne doit pas se préférer à Christ, puisque lui juge toujours droitement, mais que les juges ecclésiastiques, étant des hommes, peuvent souvent se tromper44. Ils rompent bien une telle limite en estimant que l’autorité de l’Écriture dépend du bon plaisir de l’Église45.

Tous les Pères, avec la même force, ont eu en abomination et se sont accordés pour détester que la sainte Parole de Dieu soit contaminée par des subtilités sophistiques et soit l’objet de combats et de discussions philosophiques46.

Mais s’en préoccupent-ils lorsqu’ils ne font pas autre chose, durant toute leur vie, que d’ensevelir et d’obscurcir la simplicité de l’Écriture au cours de débats infinis et en posant des questions plus que sophistiques? La situation est telle que si les Pères revenaient maintenant et entendaient de tels combats, que nos détracteurs appellent « théologie spéculative », ils ne pourraient pas admettre que cela puisse être de Dieu.

Mais j’aurais trop à dire si je voulais exposer avec quelle insouciance ils rejettent le joug des Pères, dont ils disent vouloir être les obéissants disciples. Il me faudrait y passer des mois et des années. Et pourtant, leur impudence est telle qu’ils osent nous reprocher de ne pas respecter les limites anciennes.

Valeur de la « coutume » contre la vérité

Nous renvoyer à la coutume est sans valeur; ce serait commettre une grande faute de nous contraindre à suivre la coutume. Si les jugements des êtres humains étaient droits, la coutume se devrait de retenir les bons. Mais il en a souvent été autrement et on a considéré comme coutume ce qui est pratiqué par un certain nombre de personnes, même si la vie des hommes n’est jamais si bien réglée que si les meilleures choses plaisent au plus grand nombre.

Ainsi des vices particuliers à quelques-uns est provenue une faute sociale ou, plutôt, la reconnaissance commune d’un vice que ces « bonnes personnes » veulent transformer en loi. Ceux qui ne sont pas entièrement aveugles voient que des flots de maux déferlent ainsi sur la terre, et que des pestes mortelles ont atteint et dégradé l’humanité.

Bref, tout tombe en ruine au point qu’il faut ou entièrement désespérer de la condition humaine ou pouvoir supprimer de tels maux, même par des remèdes énergiques. On rejette pourtant le remède, et cela pour la simple raison que nous sommes, depuis longtemps déjà, accoutumés aux calamités.

L’erreur publique a sa place dans la société des hommes47, mais dans le règne de Dieu, sa seule vérité éternelle doit être écoutée et observée, face à laquelle ne résiste aucune prescription en vigueur depuis longtemps, aucune coutume ancienne ou due à quelque machination humaine48.

C’est ainsi que jadis, Ésaïe a instruit les élus de Dieu : « Vous n’appellerez pas conspiration tout ce que ce peuple appelle conspiration » (Ésaïe 8.12) : autrement dit, on ne s’associe pas à la conspiration du peuple, on ne ressent pas ses peurs et on n’est pas impressionné comme lui; mais on sanctifie plutôt le Seigneur des armées qui est l’objet de notre seule crainte.

Que nos adversaires nous opposent maintenant autant d’exemples qu’ils voudront, soit du temps passé soit du temps présent : si nous sanctifions le Seigneur des armées, ils ne nous effraieront guère ! Même si, dans le siècle, l’impiété est enracinée depuis longtemps, le Seigneur est puissant pour juger jusqu’à la troisième et la quatrième génération.

Si le monde entier s’accorde pour perpétrer une même méchanceté, Dieu nous a enseigné, concrètement, quelle est la fin de ceux qui pèchent avec la multitude, lorsqu’il a tout détruit par le déluge, préservant Noé et sa petite famille, afin que par la foi d’un seul, « il condamna le monde » (Genèse 7.1; Hébreux 11.7).

En résumé, une mauvaise coutume n’est rien d’autre qu’une peste publique, qui atteint chacun dans la multitude, individuellement comme collectivement. Bien plus, il faut considérer ce que dit Cyprien quelque part : ceux qui tombent par ignorance, même s’ils ne sont pas entièrement sans faute peuvent sembler, dans une certaine mesure, excusables, mais ceux qui rejettent la vérité avec obstination, quand elle leur est offerte par la grâce de Dieu, ne peuvent prétendre à aucune excuse49.

Où était la véritable Église ?

Par un autre argument, nos détracteurs ne nous pressent pas si fort, lorsqu’ils veulent nous faire admettre soit que l’Église était moribonde depuis quelque temps, soit que maintenant nous luttons contre l’Église.

Certes, l’Église de Christ a vécu et vivra tant que Christ règne à la droite de son Père : sa main la soutient, sa vigilance la protège et sa puissance la fortifie. Le Seigneur accomplira, c’est certain, ce qu’il a promis une fois : il assistera les siens jusqu’à la consommation des siècles (Matthieu 28.20)50. Contre cette Église, nous n’entreprenons aucune guerre. Car, d’un commun accord avec toute la compagnie des croyants, nous adorons et nous honorons un Dieu et un Christ le Seigneur, comme ils ont toujours été adorés par leurs serviteurs.

Mais nos détracteurs sont bien loin de la vérité, lorsqu’ils ne reconnaissent point l’Église dès lors qu’elle ne se voit pas maintenant à l’œil, et qu’ils veulent la délimiter alors qu’elle ne peut nullement être enfermée.

C’est sur ces points que porte notre controverse. Premièrement, nos détracteurs requièrent toujours une forme d’Église visible et apparente51.

Secondement, ils la situent au siège de l’Église romaine avec sa hiérarchie52.

Nous, au contraire, nous affirmons que l’Église peut exister sans apparence visible et même que son apparence ne dépend pas de la pompe extérieure qu’ils ont en folle admiration. L’Église a bien d’autres marques : la pure prédication de la Parole de Dieu et l’administration des sacrements convenablement instituée53.

Ils ne sont pas contents si l’Église ne peut pas toujours être désignée du doigt. Mais combien de fois est-il arrivé qu’elle ait été tellement déformée dans le peuple judaïque qu’elle en avait perdu toute apparence ? Quelle forme, pensons-nous qu’avait l’Église, quand Élie se plaignait d’être resté seul (1 Rois 19.10) ? Combien de fois depuis l’avènement de Christ a-t-elle été cachée sans forme ?

N’a-t-elle pas souvent été opprimée par des guerres, des séditions, par des hérésies, au point qu’on ne la voyait nulle part ? Si nos détracteurs avaient vécu en ce temps-là, auraient-ils cru qu’il y avait quelque Église ? Mais il a été dit à Élie qu’il y avait encore sept mille hommes qui n’avaient pas fléchi le genou devant Baal (19.18).

Et nous ne devons nullement douter que Jésus-Christ a toujours régné sur terre depuis qu’il est monté au ciel : mais si, dans de telles désolations, les croyants avaient voulu avoir une manifestation visible, n’auraient-ils pas perdu courage ?

De fait, Hilaire considérait déjà de son temps comme un grand vice, qu’étant aveuglés par la considération excessive qu’ils portaient à la dignité des évêques, ils ne discernaient pas quelles pestes étaient parfois cachées sous de tels masques. Il s’exprime ainsi : Je vous en prie, gardez-vous de l’antichrist.

Vous vous arrêtez trop aux murs, cherchant l’Église de Dieu dans la beauté des édifices, pensant que l’unité des croyants se trouve là. Doutons-nous que l’antichrist doive avoir là son siège ? Les montagnes, les bois, les lacs, les prisons, les déserts et les cavernes me paraissent plus sûrs et m’inspirent plus de confiance. Car les prophètes, en y étant cachés, ont prophétisé54.

Or, qu’est-ce que le monde honore aujourd’hui chez ces évêques au bonnet cornu55, sinon qu’il estime meilleurs ceux qui sont dans les plus grandes villes ? Loin de nous une telle idée ! Permettons au Seigneur, puisqu’il est seul à connaître qui sont les siens (2 Timothée 2.19), de cacher parfois aux hommes la réalité extérieure de son Église.

Je reconnais que c’est là un terrible jugement de Dieu sur le monde; mais si l’impiété des hommes le mérite, pourquoi nous efforçons-nous de nous opposer à la justice divine ? C’est ainsi qu’autrefois le Seigneur a puni l’ingratitude des humains.

Car, n’ayant pas voulu obéir à sa vérité et ayant éteint sa lumière, ils ont été aveuglés, abusés par de lourds mensonges et ensevelis dans de profondes ténèbres, au point qu’aucune forme d’Église véritable n’était visible. Cependant, Dieu a conservé les siens au milieu de ces erreurs et de ces ténèbres, bien que les croyants soient disséminés et invisibles.

Cela n’est pas étonnant : car le Seigneur a appris à les garder dans la confusion de Babylone et dans la flamme de la fournaise ardente (Daniel 3).

Quant au désir de nos détracteurs que la forme de l’Église revête je ne sais quelle vaine pompe, je veux seulement dire, sans m’étendre, combien cela est dangereux. Le pape de Rome, disent-ils, qui tient le siège apostolique, et les autres évêques représentent l’Église et doivent être considérés comme étant l’Église : c’est pourquoi ils ne peuvent pas se tromper. Pour quelle raison ?

Parce qu’ils sont pasteurs de l’Église et consacrés à Dieu, répondent-ils. Aaron et les autres conducteurs du peuple d’Israël étaient aussi des pasteurs. Aaron et ses fils ont été élus prêtres de Dieu : pourtant ils ont commis une faute en forgeant un veau (Exode 32.4). Selon ce point de vue, les quatre cents prophètes qui trompaient Achab n’auraient-ils pas été des représentants de l’Église ?

L’Église était du côté de Michée, seul et méprisable, de la bouche duquel sortait, toutefois, la vérité (1 Rois 22.8). Les prophètes qui s’élevaient contre Jérémie, se vantant que « la loi ne périra pas faute de prêtres, ni le conseil faute de sages, ni la parole faute de prophètes » (Jérémie 18.18), ne portaient-ils pas le nom de l’Église ?

Contre cette multitude, Jérémie est envoyé pour annoncer, de la part de Dieu, que « le roi et les ministres perdront courage, les sacrificateurs seront désolés et les prophètes stupéfaits » (4.9). N’en a-t-il pas été ainsi au concile réuni par les prêtres, les docteurs et les religieux lorsqu’ils se sont concertés pour décider la mort de Jésus-Christ (Matthieu 26.4 ; Jean 12.10) ?

Que nos adversaires se vantent maintenant, fiers de leurs simulacres qui font de Christ et des prophètes du Dieu vivant des schismatiques et, à l’inverse, des ministres de Satan, des instruments du Saint-Esprit !

De plus, s’ils sont honnêtes, qu’ils me disent, en toute bonne foi, dans quelle région ou dans quel peuple, ils pensent que l’Église réside puisque, par la décision définitive du concile de Bâle, le 25 juin 1439, Eugène, pape de Rome, a été déposé et Amédée, duc de Savoie, mis à sa place le 5 novembre 143956 ? Même s’ils devaient en périr, ils ne pourront nier que le concile, quant aux solennités extérieures, n’a pas été bon et légitime, et a été convoqué non par un pape mais par deux.

Eugène a été condamné là comme schismatique, rebelle et défaillant avec toute l’assemblée des cardinaux et des évêques qui avaient combiné, avec lui, la dissolution du concile.

Néanmoins, bénéficiant depuis de la faveur des princes, il est demeuré en possession de la papauté, et l’élection d’Amédée, solennellement décidée par l’autorité du concile sacré et général, est partie en fumée, ledit Amédée étant apaisé par un chapeau de cardinal, comme un chien qui aboie pour un morceau de pain. De ces hérétiques rebelles et insoumis sont issus les papes, les cardinaux, les évêques, les abbés et les prêtres qui ont existé depuis.

Il est nécessaire que nos détracteurs soient ici mis au pied du mur. De quel côté mettront-ils le nom d’Église ?

Nieront-ils que le concile a été général, et qu’il ne lui manquait rien en ce qui concerne sa majesté extérieure, puisqu’il avait été solennellement convoqué par une double bulle, dédié par le légat du saint siège apostolique, qui le présidait, avec des cérémonies bien organisées, et qu’il s’est poursuivi avec la même dignité jusqu’à la fin ? Reconnaîtront-ils Eugène comme schismatique, avec toute sa bande, par laquelle ils ont été consacrés ?

Il faut donc qu’ils définissent autrement la forme de l’Église ou bien, selon leur propre doctrine, nous les considérerons comme schismatiques puisque, sciemment et selon leur volonté, ils ont été ordonnés par des hérétiques.

Et, si on n’avait jamais compris jusqu’ici que l’Église n’est point liée à des pompes extérieures, ils nous en fournissent une illustration certaine quand, sous le beau titre d’« Église », ils se sont orgueilleusement imposés au monde, bien qu’ils aient été des pestes mortelles pour l’Église. Je ne parle pas de leurs mœurs et des actes honteux dont toute leur vie est remplie; puisqu’ils se montrent pharisiens : il faut les écouter, et ne pas les imiter (Matthieu 23.3).

Si vous vouliez employer un peu de votre loisir, Sire, à lire nos enseignements, vous reconnaîtriez clairement que leur doctrine même, pour laquelle ils veulent être reconnus comme Église, est une cruelle géhenne et une boucherie des âmes, un brandon, une ruine et une déconstruction de l’Église.

Des luttes suscitées par Satan

Enfin, il est injuste de leur part, de reprocher à la prédication de notre doctrine les émeutes, les troubles et les disputes qu’elle aurait suscités, et les effets qu’elle produit maintenant de façon générale : car la responsabilité de ces maux est rejetée sur elle de façon injuste, alors que tout provient de la méchanceté de Satan.

C’est bien le propre de la Parole de Dieu de ne jamais se faire entendre sans que Satan ne s’éveille et ne bataille. C’est un signe certain qui permet de la distinguer des doctrines erronées, qui sont faciles à discerner par l’accueil positif qu’elles reçoivent et par le fait qu’elles plaisent à tout le monde.

C’est ainsi que jusqu’à une période récente, alors que tout était enseveli dans les ténèbres, ce seigneur du monde s’est joué des hommes à plaisir et, comme Sardanapale57, se reposait et prenait du bon temps en toute tranquillité. En effet, qu’avait-il à faire d’autre que de jouer et plaisanter, alors que tout était paisible et tranquille sous son règne ?

Mais, depuis que la lumière brillante d’en haut a quelque peu chassé ses ténèbres, depuis que « le Fort » a attaqué et troublé son règne, il a immédiatement commencé à sortir de sa paresse et à prendre les armes (Luc 11.22).

Satan a d’abord incité les hommes à utiliser la force pour opprimer violemment la vérité qui surgissait. Lorsque la force n’a pas eu les effets escomptés, il s’est mis à dresser des embûches. Et, par les anabaptistes et d’autres personnes du même genre, il a suscité plusieurs sectes et des diversités d’opinions afin d’obscurcir cette vérité et, finalement, l’éteindre.

Actuellement encore, il poursuit son action par les deux méthodes. Il s’efforce, en effet, par la violence et par des mains humaines, d’arracher la vraie semence; et autant qu’il le peut, il tâche de la remplacer par son ivraie, afin de l’empêcher de croître et de produire son fruit.

Mais les efforts de Satan seront vains si nous comprenons les avertissements du Seigneur qui, depuis longtemps, nous a montré ses astuces, afin que nous ne soyons pas surpris, et qui nous a donné de bonnes armes contre ses machinations.

Quelle grande perversité d’imputer à la Parole de Dieu la haine ou les luttes que suscitent à son encontre les fous et les écervelés ou les sectes que créent ceux qui trompent les autres ! Ce n’est pas la première fois ! On a demandé à Élie, si ce n’était pas lui qui troublait Israël (1 Rois 18.17). Christ a été accusé de soulever le peuple juif (Luc 23.5). On a accusé les apôtres, comme s’ils avaient suscité des querelles dans le peuple (Actes 24.5).

Que font d’autre, aujourd’hui, ceux qui nous imputent les troubles, les tumultes et les querelles qui s’élèvent contre nous ? Élie nous a enseigné la réponse à faire : ce n’est pas nous qui semons les erreurs ou provoquons les troubles, mais eux, qui veulent résister à la puissance de Dieu (1 Rois 18.18). Cette seule raison est suffisante pour réduire leur confiance, mais il est nécessaire de prendre soin de la faiblesse de quelques-uns qui, trop souvent, sont troublés par de tels scandales et en viennent à douter58.

Ces personnes, afin de ne pas être atteintes et de ne pas perdre courage, doivent se rappeler que les mêmes choses que nous voyons maintenant sont arrivées aux apôtres en leur temps. Il y avait alors des ignorants et des inconstants qui, comme l’écrit Pierre, tordaient, pour leur propre perdition, ce qui était divinement écrit par Paul (2 Pierre 3.16).

Il y avait des personnes qui méprisaient Dieu et qui, en entendant que le péché a abondé afin que la grâce abonde davantage, concluaient immédiatement : Nous continuerons donc de pécher, afin que la grâce abonde. En entendant que les croyants n’étaient pas sous la Loi, ils disaient : Nous pécherons, puisque nous ne sommes point sous la Loi, mais sous la grâce (Romains 6.1-15).

Certains appelaient Paul un incitateur à mal faire. De faux prophètes s’introduisaient dans les Églises pour détruire ce qu’il avait édifié (2 Corinthiens 11.13) ; certains prêchaient l’Évangile « par envie ou par rivalité », non avec sincérité (Philippiens 1.15), et même par méchanceté, pensant que cela le peinerait davantage dans sa prison.

Dans certains lieux, l’Évangile ne progressait guère : chacun cherchant son profit et ne se préoccupant pas de servir Jésus-Christ ; les autres se révoltaient, retournant comme le chien à son vomissement ou les pourceaux à leur bourbier (2 Pierre 2.18-22). Plusieurs ont transformé la liberté de l’esprit en permissivité sexuelle. Plusieurs faux frères se sont insinués dans l’Église, mettant en grand danger les croyants. Même parmi les frères, on assistait à des débats.

Que devaient faire les apôtres ? Leur était-il bon de se cacher pour un temps, ou d’abandonner complètement et de désavouer cet Évangile qu’ils voyaient être la semence de tant de querelles, la cause de tant de dangers, l’occasion de tant de scandales ?

Au sein de leurs angoisses, ils se sont souvenus que Christ est la pierre d’achoppement et de scandale, la cause de « la chute et du relèvement de plusieurs, et un signe qui provoquera la contradiction » (Luc 2.34). Armés de cette foi, ils ont avancé avec courage et ont fait face aux causes de tumultes et de scandales.

Nous avons à nous encourager par une même pensée, puisque Paul témoigne que l’Évangile sera toujours « une odeur de mort, qui mène à la mort » pour ceux qui périssent (2 Corinthiens 2.16), bien qu’il soit plutôt destiné à « être une odeur de vie qui mène à la vie » pour ceux qui sont sauvés, et « une puissance de Dieu pour le salut » des croyants (Romains 1.16).

Nous l’expérimenterions aussi nous-mêmes, si nous ne faisions pas obstacle à un si grand bienfait et si nous ne le détournions pas de nous par notre ingratitude, si nous n’utilisions pas pour notre ruine ce qui devait être pour nous un moyen souverain de salut.

Conclusion de la défense

Je me tourne vers vous, Sire. Ne vous laissez pas impressionner par ces fausses accusations par lesquelles nos adversaires s’efforcent de susciter chez vous crainte et terreur : à savoir que ce « nouvel Évangile », comme ils l’appellent, n’aurait pas d’autre objectif que de susciter des séditions et de mal agir en toute impunité.

Dieu n’est pas, en effet, un Dieu de division, mais de paix ; et le Fils de Dieu n’est pas ministre du péché, lui qui est venu pour détériorer et détruire les œuvres du diable.

Quant à nous, nous sommes injustement accusés de faire de telles choses, sans en avoir jamais suscité le moindre soupçon.

Est-il vraisemblable que nous, dont on n’a jamais entendu la moindre parole séditieuse et dont la vie a toujours eu la réputation d’être simple et paisible, lorsque nous vivions sous votre règne, Sire, nous ayons le projet de renverser les royaumes ? De plus, maintenant, chassés de nos maisons, nous n’arrêtons pas de prier Dieu pour votre prospérité et celle de votre règne.

Comment croire que nous recherchions l’autorisation de mal faire sans être repris, étant donné nos mœurs ; si celles-ci sont critiquables en bien des choses, elles ne sont toutefois pas dignes d’un si grand reproche. Bien plus, grâce à Dieu, nous n’avons point si mal bénéficié de l’Évangile que notre vie ne puisse pas servir, à nos détracteurs, d’exemple de chasteté, de libéralité, de miséricorde, de tempérance, de patience, de modestie et d’autres vertus.

Il est clair, et c’est la vérité, que nous craignons et honorons Dieu purement, puisque par notre vie et par notre mort, nous désirons que son Nom soit sanctifié. Même la bouche des envieux a été contrainte de rendre témoignage de notre innocence et de notre justice extérieure, selon le jugement des hommes, à propos de plusieurs d’entre nous, condamnés à mort pour cette seule raison qui méritait une louange singulière.

Or, si certains, sous le couvert de l’Évangile, suscitent des tumultes59, ce qu’on n’a pas vu jusqu’ici dans votre royaume, ou qui veulent dissimuler leur permissivité sexuelle sous la liberté qui nous est donnée par la grâce de Dieu – comme j’en connais plusieurs –, il y a des lois et des punitions fixées par les lois pour les corriger sévèrement selon leurs délits. Mais que l’Évangile de Dieu ne soit pas calomnié et l’occasion de blasphèmes à cause des mauvaises actions des méchants.

Vous connaissez ainsi, Sire, la venimeuse iniquité de nos calomniateurs, exposée par assez de paroles, afin que vous ne prêtiez pas trop l’oreille à leurs accusations, comme s’ils étaient dignes de foi.

Je crains même d’avoir été trop long : cette préface a presque la longueur d’une défense entière, bien que je n’ai pas eu l’intention d’en composer une, mais seulement de toucher votre cœur pour qu’il accueille notre cause.

Bien que vous soyez à présent opposé à nous, et même fâché et enflammé contre nous, j’espère, pourtant, que nous pourrons regagner votre grâce, si vous voulez bien – lorsque votre indignation et votre colère seront tombées – lire notre confession, qui présente notre défense devant Votre Majesté.

Mais si, au contraire, les accusations de ceux qui nous veulent du mal ferment tellement vos oreilles que les accusés n’ont aucun moyen de se défendre, si, d’autre part, sans que vous y mettiez bon ordre, ces oppresseurs exercent toujours leur cruauté par des emprisonnements, le fouet, les tortures, la roue et le feu : nous, certes, comme des brebis destinées à la boucherie, nous serons le dos au mur.

Néanmoins, nous ferons preuve de patience et nous attendrons la main forte du Seigneur, qui se manifestera en sa saison et qui apparaîtra armée, tant pour délivrer les pauvres de leur affliction que pour punir ceux qui le méprisent et qui, pour le moment, s’en donnent à cœur joie.

Que le Seigneur, le Roi des rois, veuille affermir votre trône en justice et votre règne en équité.

De Bâle, le premier jour d’août, mil cinq cent trente-cinq60.
Jean Calvin
 


Notes

1. Calvin fait référence aux persécutions qui ont eu lieu, en France, suite à l’affaire des Placards du 18 octobre 1534.
2. Jean Calvin, Institution Chrétienne, IV, XX, 29, 31. Comm., Romains 13.1-7. Cf. Saint Augustin, La cité de Dieu, V, XXIV.
3. Alphonse de Castro, Adversus omnes haereses, Paris, 1534, I, 4, fo 7-8. Alphonse de Castro, mort en 1558, polémiste et défenseur de l’Église romaine, était un franciscain espagnol.
4. Latin : fidei analogia. Cf. Jean Calvin, Institution Chrétienne, IV, XVII, 32 et Comm., Romains 12.6.
5. Jean Cochlée, De libero arbitrio hominis adversus locos communes Philippi Melanchtonis (1525), I, E 4b. Cochlée (Johannes Dobneck, dit Cochlaeus, 1479-1552), humaniste et catholique, a écrit des traités polémiques contre la doctrine luthérienne et la Confession d’Augsbourg, rédigée par Philippe Melanchthon en 1530.
6. Ibid., I, B 3a; C 5a; II, L 2a; Jean Eck, Enchiridion locorum communium adversus Martinum Lutherum et asseclas ejus (1532), 31, L 4 b. Jean Eck (1486-1543) était un défenseur de la doctrine traditionnelle de l’Église romaine, qui a argumenté contre Martin Luther en essayant de démontrer que celui-ci avait repris les idées du réformateur-martyr tchèque Jan Hus (1369-1415).
7. Jean Cochlée, De libero arbitrio hominis, I, F 8a; Jean Eck, Enchiridion, 5, C 6 b; D 1 a.
8. Jean Eck, Enchiridion, 24, I 5 a; I 6 b. Cf. Jean Calvin, Institution Chrétienne, III, V, 2-5.
9. Cf. Jean Calvin, Institution Chrétienne, III, II, 2-5.
10. Alphonse de Castro, Adversus omnes haereses, I, 14, fo 29 F.
11. Ibid., 7, fo 15 E.
12. Josse Clichtove, Antilutherus, Paris, 1525, I, 12, fo 24 sqq. Josse Clichtove, un Néerlandais (mort en 1543) a été professeur au Collège de Navarre à Paris. Après avoir été proche de Lefèvre d’Etaples, il a pris position contre la Réforme.
13. Jean Eck, Enchiridion, 1, A 5 b.
14. Ibid., 1, A 5 a; Alphonse de Castro, Adversus omnes haereses, I, 14, fo 29 F.
15. Jean Eck, Enchiridion, 1, A 5 b.
16. Lettre de François Ier aux princes germaniques.
17. Josse Clichtove, Antilutherus, I, fo 4.
18. Le donatisme est un mouvement qui a pris son essor en Afrique romaine aux IVe et Ve siècles. Il tire son nom de Donat, évêque de Cases-Noires en Numidie. Le principal point d’achoppement avec l’Église officielle concerne la validité des sacrements délivrés par les évêques qui avaient failli, lors des persécutions de Dioclétien (303-305). Cette position est condamnée, en 313, au concile de Rome.
19. Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, 13, 17.
20. Les anciennes éditions renvoient, par erreur, à Saint Jérôme, Préface à Jérémie. Il s’agit d’Isidore de Séville (mort en 636), De ortu et obitu patrum, XXXVIII, 74.
21. Jean Cochlée, De libero arbitrio hominis, I, B 4b; Jean Eck, Enchiridion, 1, B 2 a.
22.Gratien, Décret, II, C.24 q.3 c.33; Saint Jérôme, Commentaire sur Osée, II, sur Osée 5.10.
23. Acace, évêque d’Amide, cité par Cassiodore, Histoire tripartite, XI, 16.
24. Saint Ambroise, Sur les devoirs des ministres sacrés, II, XXVIII.
25. Spyridon, évêque de Trimythonte (Chypre), cité par Cassiodore, Histoire tripartite, I, 10.
26. Ibid., VIII, 1; allusion probable à Sérapion, supérieur d’un monastère près d’Arsinoé en Égypte.
27. Saint Augustin, Du travail des moines, XVII.
28. Lettre d’Épiphane de Salamine à Jean de Jérusalem, traduite par Saint Jérôme, Lettres, LI, 9.
29. Concile d’Elvire (306), canon 3.
30. Saint Ambroise, Sur Abraham, I, IX, 80.
31. Gélase Ier, Contre Eutychès et Nestorius sur les deux natures du Christ, III, 14.
32. Pseudo-Chrysostome, Opus imperfectum in Matthaeum, homélie XI.
33. Il s’agit de la transsubstantiation; IVe Concile du Latran (1215), canon 1.
34. Gratien, Décret, III (De consecratione), D.2 c.12 (de Gélase).
35. Cyprien, Sur les apostats, XXII, XXV; Correspondance, lettre LVII, 2.
36. Concile de Constance (1415), session 13, Définition de la communion sous chaque espèce; Martin V, bulle In eminentis.
37. Saint Augustin, Du mérite et de la rémission des péchés et du baptême des petits enfants, II, XXXVI, 58.
38. Le montanisme, mouvement chrétien hétérodoxe du IIe siècle, fondé par le prophète Montan en Phrygie, région de la Turquie actuelle, apparaît au moment où l’Église s’organise. Ces chrétiens rejetaient le clergé et fondaient leur croyance sur la promesse du Paraclet et son action continue.
39. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, XVIII, 2.
40.Gratien, Décret, III (De consecratione), D.3 c.3 sqq.
41. Paphnuce cité par Cassiodore, Histoire tripartite, II, 14.
42. Gratien, Décret, I, D.28 c.15.
43. Cyprien, Correspondance, lettre LXIII, 14.
44. Saint Augustin, Réponse à Cresconius, grammairien et donatiste, II, XXI.
45. Jean Eck, Enchiridion, 1, A 6 b; Alphonse de Castro, Adversus omnes haereses, I, 2, fo 5 D.
46. Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, VII; Saint Augustin, La doctrine chrétienne, II, XXXI, 48.
47. Latin : in hominum societate.
48. Gratien, Décret, I, D.8 c.5.
49. Cyprien, Correspondance, lettre LXIII, 17; LXXIII, 13.
50. Cf. Jean Calvin, Institution Chrétienne, IV, I, 17; Seconde Confession helvétique, XVIII, 1.
51. Jean Eck, Enchiridion, 1, B 1 a; Alphonse de Castro, Adversus omnes haereses, I, 6, fo 12 A.
52. Jean Eck, Enchiridion, 3, B 5 a.
53. Cf. Confession d’Augsbourg, VII ; Confession de La Rochelle, 35.
54. Hilaire, Contre Auxence, XII.
55. Les pointes de la mitre de l’évêque étaient appelées cornua, « cornes ».
56. Il s’agit d’Eugène IV qui était pape depuis 1431 et du duc Amédée VIII de Savoie qui devint antipape sous le nom de Félix V.
57. Assourbanipal, roi d’Assyrie (668-626 av. J.-C.). Les Grecs le connaissaient sous le nom de Sardanapale et le considéraient comme un symbole de luxure, ce qui explique le sens du mot français « sardanapalesque », sensuel. Dans la Bible, il s’appelle Osnappar (Esdras 4.10).
58. Cf. Philippe Melanchthon, Loci communes rerum theologicarum seu hypotyposes theologicae (1521), dernier chapitre. Une traduction française de l’édition de 1545 parut à Genève en 1546, avec une préface de Calvin (CO, IX, col. 847-850), sous le titre : La Somme de théologie, ou lieux communs, reveuz et augmentez pour la dernière foys. Une seconde édition revue fut publiée en 1551, toujours à Genève, avec pour titre : La somme de théologie ou lieux communs reveuz et augmentés de nouveau.
59. Allusion aux anabaptistes et aux incidents de Münster de 1534-1535.
60. Sur cette erreur de date, qui devrait être le 23 août 1535, voir Benoît, I, p. 49, n. 2; McNeill/ Battles, I, p. 31, n. 51.

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Articles véritables sur les horribles, grands & importables abus de la Messe Papale inventés directement contre la Sainte Cène de Jésus-Christ.

[Texte constituant la base de l’affaire dits des placards. Il fut placardé dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534 dans plusieurs villes de France, dont Paris, Blois, Tours, Orléans, et jusque sur la porte de la chambre royale de François Ier au château d’Amboise.]

J‘invoque le ciel & la terre en témoignage de vérité contre cette pompeuse et orgueilleuse Messe Papale, par laquelle le monde (si Dieu bientôt n’y remédie) est et sera totalement désolé, ruiné, perdu, et abîmé : quand en celle-ci notre Seigneur est si outrageusement blasphémé et le peuple séduit et aveuglé ; ce que plus on ne doit souffrir ni endurer.

Mais afin que plus aisément le cas soit d’un chacun entendu, il convient procéder par articles.

Premièrement /à tout fidèle chrétien est et doit être très certain, que notre Seigneur et seul Sauveur Jésus Christ, comme grand Evêque et pasteur éternellement ordonné de Dieu, a donné son corps, son âme, sa vie et son sang pour notre sanctification, en sacrifice très parfait: lequel sacrifice ne peut et ne doit jamais être réitéré par aucun sacrifice visible, qui ne veut entièrement renoncer à celui-ci, comme s’il était inefficace, insuffisant et imparfait, et que Jésus-Christ n’eut point satisfait à la justice de Dieu son Père pour nous, et qu’il ne fut le vrai Christ, Sauveur, Prêtre, et Médiateur, laquelle chose non seulement dire, mais aussi penser, est un horrible et exécrable blasphème.

Et toutefois la terre a été et est encore de présent, en plusieurs lieux, chargée et remplie de misérables sacrificateurs : lesquels, comme s’ils étaient nos rédempteurs se mettent au lieu de Jésus Christ, ou se font compagnons de celui-ci, disants qu’ils offrent à Dieu sacrifice plaisant et agréable comme celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, pour le salut tant des vivants que des morts : ce qu’ils font clairement contre toute la vérité de la S. Ecriture, faisant menteurs tous les Apôtres et Evangélistes : et se contredisent eux-mêmes, vue qu’avec David ils chantent et confessent tous les Dimanches en leurs Vêpres, que Jésus Christ est éternel Sacrificateur selon l’ordre de Melchisédech.

Or ne peuvent-ils faire entendre à nul de sains entendements, que Jésus Christ et ses Prophètes et Apôtres (qui rendent témoignages de lui) soient menteurs ; mais fort déplaît que le Pape et toute sa vermine de Cardinaux, d’Evêques et de prêtres, de moines et autres cafards diseurs de messes, et tous ceux qui y consentent, soient tels : à savoir, faux prophètes, damnables trompeurs, apostats, loups, faux pasteurs, idolâtres, séducteurs, menteurs et blasphémateurs exécrables, meurtriers des âmes, renonciateurs de Jésus Christ, de sa mort et passion, faux témoins, traîtres, larrons et ravisseurs de l’honneur de Dieu, et plus détestables que les diables.

Car par le grand et admirable sacrifice de Jésus Christ, tout sacrifice extérieur et visible est abolie et évacué : et jamais autre n’est demeuré.

Ce que je dis est très amplement montré en l’Epître aux Hébreux, les chap. 7. 9. et 10. lesquels je supplie à tout le monde de diligemment considérer.

Toutefois pour un peu le toucher, et aider l’esprit des plus petits, au chap. 7, il est ainsi écrit : « Il était convenable que nous eussions un Evêque saint, innocent et sans souillure : lequel n’a point nécessité d’offrir tous les jours sacrifices, premièrement pour ses péchés, puis après pour ceux du peuple : car il a fait cela en s’offrant une fois. »

Notamment il dit : « En s’offrant une fois : car jamais cette oblation ne fut, ne sera réitérée, n’aucune pareille. » Item, au 9 chap. « Christ Evêque des biens à venir, par son propre sang est entré une fois dans les sanctuaires. » Voici où il dit que par s’être présenté une fois, la rédemption éternelle est faite.

Par quoi il est évident que en notre rédemption nous n’avons besoin de tels sacrificateurs si nous ne voulons renoncer à la mort de Jésus Christ ; Item, au 10 chap. « Voici je viens, afin, ô Dieu, que je fasse ta volonté, par laquelle volonté nous sommes sanctifiés, par l’oblation une fois faite du corps de Christ.

Et aussi le Saint Esprit le témoigne, disant ; Je n’aurai plus souvenance de leurs iniquités : et là où est rémission de celles-ci, il n’y a plus d’oblation pour le péché. »

Ce que par argument inévitable de l’Apôtre je montre ainsi : au chap. 5.7.8. et 10. des Hébreux, le saint Apôtre dit que pour l’imperfection des sacrifices de l’ancienne loi, il fallait tous les jours recommencer, jusqu’à ce qu’il en eut testé offert un du tout parfait, ce qui a été fait une fois par Jésus Christ. Dont je demande à tous sacrificateurs, si leur sacrifice est parfait ou imparfait.

S’il est imparfait, pourquoi abusent-ils ainsi le pauvre monde ? S’il est parfait, pourquoi le faut-il réitérer ? Mettez-vous en avant, sacrificateurs : et si vous pouvez répondre, répondez.

Secondement /en cette malheureuse messe, on a non seulement provoqué, mais aussi plongé et abîmé quasi tout l’universel monde en idolâtrie publique, quand faussement on a donné à entendre que sous les espèces de pain et de vin, Jésus Christ est contenu et caché corporellement, réellement et personnellement, en chair et en os, aussi gros, grand et parfait, comme de présent il est vivant.

Ce que la Sainte Ecriture et notre foi ne nous enseigne pas : bien au contraire, car Jésus Christ après sa résurrection est monté au ciel, et est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, et de là il viendra juger les vivants et les morts. Aussi S. Paul aux Colossiens 3 écrit ainsi : « Si vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses qui sont en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu. »

Il ne dit point : Cherchez Christ qui est en la Messe, ou en la sacristie, ou en la boite, ou en l’armoire, mais au ciel.

Puis il continue pour dire que si le corps est au ciel, en ce même temps il n’est point sur la terre : et s’il est sur la terre, il n’est point au ciel. Car il est sûr qu’un véritable corps n’est qu’en un seul lieu pour une fois, occupant un certain lieu ou place en qualité et grandeur certaine.

Puis, comment se peut-il qu’un homme de 20 ou 30 ans soit caché en un morceau de pâte, tel que leur oublie. Ils répliquent, que comme il est tout-puissant, il est aussi invisible, infini et par tout : cela ne peut avoir lieu, considérant que comme il est tout-puissant, il est aussi véritable et la vérité même, nous ayant certifié de la vérité de son corps, parce qu’il a répondu à ses disciples que c’était lui (parlant de sa présence corporelle) leur faisant entendre qu’il n’était point un fantôme ni invisible : et que l’esprit n’a ne chair ni os comme lui. Et en ce qui est récité en l’Evangile de Jean 8.20 qu’il vint et fut au milieu de ses disciples, les portes fermées, n’est pas à dire (comme ces abuseurs faussement font entendre) qu’elles n’ayant été ouvertes par la vertu divine de Jésus Christ, pour le passage de son vrai corps.

Car s’il a bien eu la puissance de les faire ouvrir par son Ange, pour délivrer S. Pierre de la prison, il lui a bien été autant facile de se faire ouverture pour entrer à ses disciples : par les moyens miraculeux qu’il lui a plu sans changer la nature de son corps en esprit, ou en un autre qui ne fut point vrai corps.

Aussi l’Evangéliste ne dit pas que Jésus entra par des portes fermées : mais qu’il « vint à ses disciples, et qu’il fut là au milieu d’eux, les portes étant fermées. »

En quoi il a voulu parler de l’état de crainte des disciples lors de cette assemblée, et qu’il a en cela voulu montrer une preuve manifeste de la puissance divine du Seigneur Jésus, par laquelle les portes s’ouvrirent devant lui : sans qu’ils se soient aperçus, ni comment elles ont été ouvertes, ni comment elles ont été closes à la venue de celui-ci entrant miraculeusement pour rendre ses disciples plus attentifs à sa nature divine. Conclusion, le corps de Jésus Christ n’est point semblable à un esprit.

Aussi qu’il soit infini et par tout, cela ne peut être : ou autrement il ne serait ni vrai corps ni vrai homme, s’il était aussi bien infini pour raison de sa nature humaine, comme il l’est pour raison de sa nature divine. Il est donc contenu en certain lieu : y étant, il n’est pas en un autre lieu.

Ce que saint Augustin a bien compris, quand en parlant du Seigneur Jésus Christ, il est ainsi écrit : « Donec finiatur seculum, sursum Dominus est, sed tamen his nobiscum est veritas Domini. Corpus enim in quo resurrexit in uno loco osse oportet : veritas autem ejus ubique diffusa est. » Jusques à ce que le monde prenne fin, le Seigneur est en haut : néanmoins la vérité du Seigneur est ici avec nous. Car il faut que le corps par lequel il est ressuscité soit en un lieu : mais sa vérité (c’est-à-dire sa nature divine) est répandue par tout.

Item, Fulgence écrit ainsi, « Absens erat coelo secundum humanam substantiam quum esset in terra : et derelinquens terram, quum ascendisset in coelum, secundum vero divinam et immensam substantiam, nec coelum dimittens quum de coelo descendit, nec terram deserens quum ad coelum ascendit. »

Il était absent du ciel selon sa nature humaine lors qu’il était sur terre, et il délaissa la terre lors qu’il monta au ciel. Mais quant à sa nature immense et divine, il ne délaissa point le ciel quand il descendit du ciel, ni ne délaissa la terre quand il monta au ciel. Outre, nous avons l’infaillible certitude par la Sainte Ecriture, que l’avènement du Fils de l’homme, quand il lui plaira quitter du ciel, sera visible et manifeste.

Et si aucun vous dit, « Ici est Christ, ou là, ne le croyez point. » Jésus Christ dit : Ne le croyez point ; et les sacrificateurs disent : il faut le croire. Ils chantent bien : « sursum corda », exhortant le peuple à chercher Jésus Christ au ciel : mais ils font le contraire, en ce qu’ils s’arrêtent pour le chercher entre leurs mains, et en leurs boites et armoires.

Tiercement /les sacrificateurs aveugles, pour ajouter erreur sur erreur, ont en leur frénésie encore dit et enseigné, qu’après avoir soufflé ou parlé sur ce pain, qu’ils prennent entre leurs doigts, et sur le vin, qu’ils mettent au calice, ils ne restent pas pain ni vin : mais (comme ils parlent de grands et prodigieux mots) par transsubstantiation Jésus Christ est sous les substances du pain et du vin, caché et enveloppé.

Voici une doctrine des diables, contre toute vérité, et clairement contre toute l’Ecriture. Et pourtant je demande à ces gros enchaperonnés, Où ont-il inventé ce gros mot Transsubstantiation ?

Ni saint Matthieu, saint Marc, saint Luc, saint Jean, saint Paul, et les anciens Pères n’en ont parlé. Mais quand ils ont fait mention de la saint Cène de Jésus Christ, ils ont ouvertement et simplement appelé le pain et le vin, « Pain et Vin ».

Voyez saint Paul comment il écrit : « L’homme s’éprouve soi-même… Et ainsi mange de ce pain. » Il ne dit point : Mange le corps de Jésus Christ qui est enclos, ou qui est sous la semblance, ou sous l’espèce ou apparence du pain : mais il dit clairement et purement, Mange de ce pain.

Or est-il certain que l’Ecriture n’use point de déception, et qu’en celle-ci il n’y a point de dissimulation : dont il n’ensuit bien que c’est pain. De la même façon ailleurs il est ainsi écrit : « Et un jour de Sabbat les disciples étant assemblés pour rompre le pain, » etc.

Dans tant de passages, il est tellement évidents que la sainte Ecriture dit et prononce expressément qu’il s’agit de pain, et non pas un semblant de pain. Qui pourra donc plus supporter et endurer de tels moqueurs, tels pestes et pervers Antéchrists ?

Ils sont présomptueux et arrogants, et, selon leur ordinaire coutume, ont été si téméraires et hardis, de conclure et déterminer au contraire. Par quoi comme ennemis de Dieu et de sa sainte parole, à bon droit on les doit rejeter et merveilleusement détester.

Car n’ayant eu nulle honte de vouloir enclore le corps de Jésus en leur oublie : aussi (comme effrontés hérétiques qu’ils sont) ils n’ont eu aucune honte et vergogne de dire qu’il se laisse manger aux rats, araignées et vermines, comme il est écrit de lettre rouge en leurs Missels en la XXII.

Cautèle, qui se commence ainsi, Si le corps du Seigneur étant consumé par les souris et les araignées, est devenu à rien, ou soit fort rongé : si le ver est trouvé tout entier dedans, qu’il soit brûlé et mis au Reliquaire. O terre, comme ne t’ouvres-tu pour engloutir ces horribles blasphémateurs ? O vilains et détestables, ce corps est-il du Seigneur Jésus vrai Fils de Dieu ? Se laisse-t-il manger aux souris et aux araignées ? lui qui est le pain des Anges et de tous les enfants de Dieu, nous est-il donné pour en faire viande aux bêtes ?

Lui qui est incorruptible à la dextre de Dieu, le ferez-vous sujet aux vers et à pourriture, contre ce que David en a écrit, prophétisant de la résurrection de celui-ci ?

O misérables quand il n’y aurait autre mal en toute vôtre théologie infernale, sinon en ce que vous parlez si irrévérencieusement du précieux corps de Jésus, combien méritez-vous de fagots et de feu, blasphémateurs et hérétiques, voire les plus grands et énormes qui jamais ayant été au monde ?

Allumez donc vos fagots pour vous brûler et rôtir vous-mêmes, non pas nous, parce que nous ne voulons croire à vos idoles, à vos dieux nouveaux et nouveaux christs, qui se laissent manger aux bêtes et à vous pareillement, qui êtes pires que des bêtes, avec les sottises que vous faites à l’encontre de vôtre dieu de pâte, duquel vous vous jouez comme un chat d’une souris : faisant des misères, et grimpant contre vôtre poitrine, après l’avoir mis en trois quartiers, comme étant bien marrés, l’appelant Agneau de Dieu, et lui demandant la paix.

St. Jean montrait Jésus Christ présent, vivant et tout entier (qui était la vérité des agneaux qui ont été figure de lui dans l’Ancien Testament) et vous montrez vôtre oublie partie en pièces : puis la mangez, vous faisant donner à boire. St. Jean a-il mangé Jésus Christ en ce point ?

Que pourrait dire un personnage qui n’aurait jamais vue telle singerie ? ne pourrait-il pas bien dire, Ce pauvre agneau n’a garde de devenir mouton : car le loup l’a mangé ; par l’agneau le Seigneur a ordonné le sacrement de l’agneau pascal : et S. Jean et S. Paul qui ont exposé la vraie signification de celui-ci, pourront-il reconnaître tels bateleurs pour serviteurs de Dieu ?

Quatrièmement /le fruit et l’usage de la Messe est bien contraire au fruit et à l’usage de la sainte Cène de Jésus Christ, et ce n’est pas étonnant, car entre Christ et Bélial il n’y a rien commun.

Le fruit et le vrai usage de la saint Cène de Jésus Christ est pour le premier, de considérer comment le Seigneur nous présente de sa part le corps et le sang de son Fils Jésus Christ, à ce que nous commuions vraiment au sacrifice de la mort et passion de celui-ci, et que Jésus nous soit pour nourriture spirituelle et éternelle, et que nous nous en tenions pour sure : comme il le nous déclare et nous en assure par ce saint Sacrement.

L’autre point est, de publiquement faire profession de foi : et sûrs de son salut, avoir actuellement mémoire de la mort et passion de Jésus Christ, par laquelle nous sommes rachetés de damnation et perdition, avoir aussi souvenir de la grande charité et dilection de quoi il nous a tant aimés, qu’il a donné sa vie pour nous, et nous a lavés par son sang. Aussi en prenant tous d’un pain et d’un breuvage, nous sommes exhortés de la charité et grande union en laquelle tous d’un même esprit nous devons vivre et mourir en Jésus Christ.

Et ceci bien entendu, réjouit l’âme fidèle, la remplissant de divine consolation en toute humilité, croissant en foi de jour en jour, s’exerçant en toute bonté très douce et amiable charité. Mais le fruit de la Messe est bien autre, comme l’expérience le nous démontre.

Car par celle-ci toute connaissance de Jésus Christ est effacée, la prédication de l’Evangile est rejette et empêchée, le temps est occupé en sonneries, hurlements, chantreries, vaines cérémonies, luminaires, enchantements, déguisements, et telles manières de sorcelleries, par lesquelles le pauvre monde est (comme brebis ou moutons) misérablement trompé, entretenu et mené, et par ces loups ravissants mangé, rongé et dévoré.

Et qui pourrait dire ne penser les voleurs de ces débauchés ? Par cette Messe ils ont tout pris, tout détruit, tout englouti. Ils ont déshérité princes et rois, seigneurs, marchands et tout ce qu’on peut dire, soit mort ou vif.

En somme, vérité leur défaut, vérité les menace, vérité les pourchasse, vérité les épouvante : par laquelle, en bref, leur règne sera détruit à jamais. Amen.

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Jean Calvin : les laïcs organisent l’Eglise au nom de Jésus

Le protestantisme est le prolongement direct du hussitisme. On doit même parler d’identité, ce que bien entendu seul le matérialisme dialectique est en mesure de constater. La forme et le contenu du hussitisme et du protestantisme sont en tout point similaire.

De fait, de la même manière qu’on y retrouve le rejet des images, on a une remise en cause des cérémonies religieuses traditionnelles et du rôle de l’Église et de son clergé.

Le vrai maître, c’est Jésus, qui parle à l’entendement, par conséquent tout doit tourner autour de lui. Son arrivée bouleverse la tradition qu’on trouvait dans l’Ancien Testament : désormais, chacun est égal face à Dieu.

Jean Calvin exprime cela de la manière suivante :

« Dieu ne s’est jamais manifesté aux hommes, sinon par son Fils. C’est à dire, par sa seule Sagesse : Lumière, et Vérité.

Or combien que cette Sagesse se fut auparavant montrée et découverte en plusieurs manières : toutefois elle ne reluisait point encore pleinement.

Mais quand finalement elle a été manifestée en chair, elle nous a déclaré à bouche ouverte, tout ce qui peut entrer de Dieu en l’humain esprit, et tout ce qui s’en doit penser: car certes l’apôtre n’a pas voulu signifier une chose vulgaire, quand il a dit que Dieu avait parlé aux anciens Pères par ses Prophètes, en plusieurs sortes et plusieurs manières, mais qu’en ces derniers jours il a parlé à nous par son cher Fils. »

Jésus est le prétexte à la remise en cause de l’ordre féodal.

L’un des grands symboles de la révolte hussite était justement le calice, car le clergé devait céder la place aux laïcs qui eux aussi devaient pouvoir boire le vin, c’est-à-dire le sang du Christ. De fait, dans le protestantisme, et encore plus avec Jean Calvin, les masses ont accès au divin, qui de fait s’humanise.

Les masses ont ainsi accès au pain et au vin lors de la cérémonie rappelant la Cène, le dernier repas de Jésus avec les apôtres. Critiquant Martin Luther qui tente de conjuguer un aspect à la fois matérialiste et mystique dans le pain et le vin, Jean Calvin considère qu’il ne s’agit bien que de pain et de vin, rien de plus, certainement pas du « corps du Christ ».

Ce sont simplement des signes, fournis par le Saint Esprit et par là plus que des signes : ce sont en quelque sorte des paroles divines visibles. D’ailleurs, lorsqu’on baptise les enfants, cela ne consiste plus qu’en la récitation d’une confession de foi devant l’église.

Comme on le voit, Jean Calvin ne fait pas de « fétiche » ; tout est dans la « parole », liée à l’entendement, cette parole ayant une dimension divine de par le rôle du Saint Esprit, intermédiaire en quelque sorte entre Dieu et les humains. Calvin résume ce point de vue de la manière suivante :

« Celui-là obtempère à Dieu, qui étant enseigné de sa volonté, va où elle l’appelle. Or où est-ce que Dieu nous enseigne de sa volonté, sinon en sa Parole ? »

Jean Calvin mentionne également ce passage de l’Apocalypse (19:10) :

« Et je tombai à ses pieds pour l’adorer; mais il me dit: Garde-toi de le faire! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Adore Dieu. -Car le témoignage de Jésus est l’esprit de la prophétie. »

Jean Calvin fait un grand nettoyage : il supprime tous les moyens superstitieux d’influencer le divin. Il n’y a pas dans les temples calvinistes de crucifix, aucune décoration : l’entendement prime sur tout.

Constatant les prétendues gouttes de lait de la Vierge Marie qu’on trouve à profusion, Jean Calvin constate ironiquement :

« Tant il y a que si la Sainte Vierge eût été une vache et qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grand peine en eût-elle pu rendre telle quantité. »

Il n’y a donc dans le calvinisme plus de « saints », il n’y a plus de prières pour les morts, il n’y a plus de gestes comme les signes de croix, il n’y a plus d’objets tels les cierges, il n’y a plus de vêtements spécifiques, il n’y a plus de musique, il n’y a plus aucune image.

Cela va de pair avec la dénonciation de la superstition et de la futilité par rapport à la recherche de la dignité individuelle permise par la figure de Jésus :

« Au lieu de chercher Jésus-Christ en sa parole, en ses sacrements et en ses grâces spirituelles, le monde, selon sa coutume, s’est amusé à ses robes, chemises et drapeaux. »

Dans ce cadre, le « purgatoire », inventé quelques siècles auparavant par l’Église, est une notion supprimée.

On n’a plus non plus de clergé faisant face aux fidèles, mais une même voix alternant, avec le prêche d’un « ministre » et les chants des fidèles, car il n’y a plus de structure à part, seulement une « administration de la parole de Dieu ».

Le rôle des « ministres » est parfaitement défini, et ne relève jamais du sacerdoce. On trouve ainsi un « pasteur », le seul ministre pouvant ici remplacer les autres ; il est coopté par les autres pasteurs ou choisi par un « consistoire » communautaire. A côté de cela on trouve un « docteur » qui enseigne aux fidèles la doctrine religieuse, ainsi qu’un « diacre », dont le rôle est de s’occuper des pauvres et des malades.

Le dernier poste est celui de « l’ancien ». C’est un statut très particulier : les anciens sont choisis dans la communauté, avec l’accord des pasteurs. Ils participent alors au « consistoire ».

Mais dans ce « consistoire », les anciens forment les 2/3 des présents, les pasteurs 1/3. Cela signifie que les laïcs ont l’hégémonie dans « l’église » locale ; ce sont eux qui ont les prérogatives morales et juridiques.

Les pasteurs doivent d’ailleurs prêter un serment de respecter la légalité et de reconnaître par là que leur rôle n’est qu’utilitaire dans le cadre de la communauté.

C’est là la clef : Jean Calvin inaugure une nouvelle époque, celle où la communauté civile devient le coeur de la société, et non plus le clergé, avec la noblesse en arrière-plan. Cette dimension progressiste, anti-féodale, est portée par la bourgeoisie naissante.

Jean Calvin représente à ce titre le meilleur de ce qui est né en France au XVIe siècle.

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Jean Calvin : briser le culte des images au nom de l’entendement

En tant que vision du monde, le calvinisme avait à réaliser une tâche très importante. Le mouvement hussite – à la base du protestantisme – avait attaqué vigoureusement l’Église catholique pour son utilisation des images, dégradant la dignité de Dieu afin de servir des intérêts humains.

On a ici quelque chose de bien plus profond que l’argument catholique selon quoi le protestantisme serait une simple révolte contre les abus des « indulgences », où le pape monnayait le pardon divin.

Les choses ont une dimension bien plus immense : il en va de la dignité de l’être humain lui-même. L’être humain dispose de l’entendement, et par conséquent il doit raisonner en toute indépendance, au moyen de Dieu en tant que concept.

Il n’y a donc nulle place pour la superstition, et par conséquent pour le culte des « saints », qui seraient un intermédiaire avec Dieu.

L’entendement ne s’appuie pas sur autre chose que lui-même, l’être humain sur autre chose que lui-même. L’être humain est face à Dieu, par la raison ; il n’y a pas de place pour l’utilisation d’images comme intermédiaires.

L’être humain est face à lui-même, il doit s’auto-exiger la morale, il ne doit pas atteindre qu’on lui ordonne de l’extérieur.

Jean Calvin est par conséquent extrêmement strict dans la mise en avant de la raison, contre la passivité qu’impliquent les images, et surtout leur contenu proprement humain :

« Car d’où vient le principe de majesté à toutes les idoles, sinon du plaisir et appétit des hommes ? »

L’image, appliquée à Dieu, réduit sa portée et ne fait que répondre à des exigences humaines, par définition particulières et non universelles. Préserver l’universel dans toute sa dignité impose qu’on ne le réduise pas en l’exprimant graphiquement de manière partielle.

Le message universel a une signification en soi relevant de la raison ; il n’est nul besoin d’en « ajouter » dans l’éducation. Tous les moyens employés par l’Église catholique sont donc, pour Jean Calvin, intolérables, une construction artificielle à rejeter catégoriquement.

Comme il le souligne :

« Ce n’est point la manière d’enseigner les Chrétiens au temple, lesquels Dieu veut là être autrement endoctrinez que de ces fatras. Il propose une doctrine commune à tous, en la prédication de sa Parole et aux Sacrements.

Ceux qui prennent loisir de jeter les yeux ça et là pour contempler les images, montrent qu’ils ne sont guère affectionnez à l’adresse que Dieu leur donne. »

Jean Calvin

Ce qui est très important ici, c’est la manière avec laquelle Jean Calvin oppose la multiplicité des images à la dimension unique du sacrifice de Jésus sur la croix, qui permet la dignité humaine en tant que telle.

La représentation n’est pour ainsi dire qu’une caricature en particulier d’un acte dont la portée générale fait justement triompher la raison. Il ne faut pas faire un fétiche de la raison, mais raisonner, sur la base de l’entendement : c’est lui qu’appelle Jésus, sinon il ne serait pas mort sur la croix, mais aurait fait de la « propagande » comme l’a justement fait l’Église catholique aux yeux de Jean Calvin :

« Paul témoigne que Jésus Christ nous est peint au vif par la prédication de l’Évangile, voire crucifié devant nos yeux : de quoi donc servait-il d’élever aux temples tant de croix de pierre et de bois, d’or et d’argent, si cela eut été bien imprimé au peuple, que Christ a été crucifié pour porter notre malédiction en la croix? pour effacer nos péchez par son sacrifice? nous laver par son sang, et nous réconcilier à Dieu son Père?

Car de ceste simple parole on eut peu plus profiter vers les simples, que de mille croix de bois ou de pierre. Quant à celle d’or et d’argent, je confesse que les avaricieux y seront plus attentifs qu’à nulles paroles de Dieu. »

Toute représentation liée au divin est donc trompeuse : elle renforce un aspect humain, particulier, là où l’universel doit être vu. On n’apprend par les images lorsqu’on traite de l’universel. Il faut donc briser le culte des images.

Jean Calvin expose donc ce qui est selon lui le point de vue uniformément correct :

« Cependant pour ce que cette sottise brutale a eu la vogue par tout le monde, d’appéter des images visibles pour figurer Dieu : et de fait ils s’en sont bâtis de bois, de pierre, or, argent et toute matière corruptible : il nous faut tenir ceste maxime, toutes fois et quantes qu’on représente Dieu en image, que sa gloire est faussement et méchamment corrompue (…).

 Je sais bien que cela est tenu comme un commun proverbe, Que les images sont les livres des idiots (…). Et quand Jérémie dit que c’est doctrine de vanité : et Habacuc, que l’image de fonte est un docteur de mensonge, nous avons à recueillir de là une doctrine générale, Que tout ce que les hommes apprennent de Dieu par les images, est frivole, et même abusif.

Si quelqu’un réplique que les Prophètes reprennent ceux qui abusent des simulacres à superstition mauvaise, je le confesse : mais je dis d’autre part (ce qui est patent et notoire à chacun) qu’ils condamnent cependant ce que les Papistes tiennent pour maxime infaillible : à savoir que les images servent de livres. Car ils mettent tous simulacres à l’opposite de Dieu, comme choses contraires, et qui ne se peuvent nullement accorder. »

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Jean Calvin et l’interprétation grotesque de Max Weber

On comprend tout à fait pourquoi Jean Calvin a souligné l’importance de ce qui est pour les chrétiens l’Ancien Testament. En effet, s’il entendait mettre en avant une morale économique, il avait besoin d’un modèle de société, et inversement.

On ne trouve pas cela dans le Nouveau Testament, mais l’Ancien est parfaitement utile puisqu’on y trouve de représenté une communauté organisée sur de nouvelles règles. Il suffisait seulement de les interpréter de manière conforme aux exigences de sa propre époque.

Jean Calvin est ici quelqu’un qui produit une vision du monde, maniant de manière dialectique la forme idéologique et les exigences matérielles propres à la petite production s’élançant dans le capitalisme génétalisé.

Il faut ici par conséquent raisonner en mode de production. Ce n’est pas ce que fait Max Weber, dans son œuvre très connue L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Elle est aujourd’hui très décriée, et pour cause : Max Weber raisonne uniquement sur le plan individuel, conformément à la sociologie bourgeoise, ce qui aboutit à des contradictions complètes pour quiconque connaît réellement le calvinisme. 

Son raisonnement est simple : le protestantisme promeut l’ascétisme, et cela a permis l’accumulation de capital, donc de lancer le capitalisme, chaque capitaliste s’imaginant élu de Dieu s’il parvient à triompher économiquement.

Voici ce que dit Max Weber, de manière correcte en apparence et grotesque dans ses conclusions : 

« Le calvinisme est la foi au nom de laquelle aux XVIe et XVIIe siècles ont été menées de grandes luttes politiques et culturelles dans les pays Capitalistes les plus développés : Pays-Bas, Angleterre, France. C’est pourquoi nous commence­rons par lui. A cette époque – voire de nos jours encore – le dogme calviniste considéré comme le plus caractéristique est la doctrine de la prédestination (…).

Dieu n’existe pas pour l’homme, c’est l’homme qui existe pour Dieu ; et toute la création – même si pour Jean Calvin il est hors de doute que seule une petite fraction de l’humanité est appelée au salut éternel – ne prend son sens qu’en tant que moyen de cette fin qu’est la glorification de la majesté de Dieu.

Appliquer les normes de la « justice » terrestre à ses décrets souverains est dépourvu de sens et insulte à sa majesté, car lui, et lui seul, est libre, c’est-à-dire n’est subordonné à aucune loi. Nous ne pouvons comprendre ses décrets, ou même en prendre simplement connaissance, que dans la mesure où il lui plaît de nous les communiquer.

Force nous est de nous en tenir à ces seuls fragments de la vérité éternelle; tout le reste – le sens de notre destin individuel – est entouré de mystères qu’il est impossible de percer et présomptueux de vouloir approfondir.

Si, d’aventure, les réprouvés s’avisaient de se plaindre d’un sort immérité, ils se comporteraient comme des animaux qui déploreraient de ne pas être nés hommes. Car toute créature est séparée de Dieu par un abîme infranchissable et ne mérite que la mort éternelle, dans la mesure où Dieu, pour la glorification de sa majesté, n’en a pas décidé autrement.

Nous savons seulement qu’une partie de l’humanité sera sauvée, l’autre damnée. Admettre que le mérite ou la culpabilité des humains ait une part quelconque dans la détermination de leur destin reviendrait à considérer que les décrets absolument libres de Dieu, et pris de toute éternité, puissent être modifiés sous l’influence humaine – pensée qu’il n’est pas possible de concevoir.

Le « Père qui est aux cieux », le Père du Nouveau Testament, le Père humain et compréhensif qui se réjouit du retour du pécheur, comme le ferait une femme de la pièce d’argent retrouvée, se transforme ici en un être transcendant, par-delà tout entendement humain, qui, de toute éternité, a attribué à chacun son destin et a pourvu aux moindres détails de l’univers.

Il en est ainsi en vertu d’arrêts insondables, irrévocables, au point que la grâce de Dieu est aussi impossible à perdre pour ceux à qui elle a été accordée, qu’impossible à gagner pour ceux à qui elle a été refusée (…).

Le monde existe pour servir la gloire de Dieu, et cela seulement. L’élu chrétien est ici-bas pour augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant les commandements divins, et pour cela seul.

Mais Dieu veut l’efficacité sociale du chrétien, car il entend que la vie sociale soit conforme à ses commandements et qu’elle soit organisée à cette fin. L’activité sociale du calviniste se déroule purement in majorem Dei gloriam. D’où il suit que l’activité professionnelle, laquelle est au service de la vie terrestre de la communauté, participe aussi de ce caractère (…).

Que l’activité temporelle soit capable de donner cette certitude, qu’elle puisse être, pour ainsi dire, considérée comme le moyen approprié pour réagir contre les sentiments d’angoisse religieuse, on en trouve la raison dans les particularités profondes des sentiments religieux professés dans l’Église réformée (…).

Si nous en venons à poser la question : quels sont les fruits auxquels le réformé peut reconnaître indubitablement la vraie foi? une réponse s’imposera : la vraie foi se reconnaît à un type de conduite qui permet au chrétien d’augmenter la gloire de Dieu.

Quant à l’utilité de cette conduite, elle se déduit de la volonté divine révélée directement par la Bible ou indirectement par l’ordre prémédité du monde qu’elle a créé (lex naturae). On était à même de contrôler son propre état de grâce, spécialement en comparant l’état de son âme avec celui des élus de la Bible, par exemple celui des patriarches.

Seul un élu possède réellement la fides efficax, seul il est capable – en vertu de sa nouvelle naissance (regeneratio) et de la sanctification (sanctificatio) de sa vie tout entière qui en découle – d’augmenter la gloire de Dieu par des œuvres réellement, et non pas seulement apparemment. bonnes.

Conscient que sa conduite – du moins en son caractère fondamental et son idéal constant (propositum oboedientiae) – repose sur une force qui œuvre en lui à l’augmentation de la gloire de Dieu, donc qu’une telle conduite est non seulement voulue, mais surtout agie par Dieu, il atteint au bien suprême auquel aspirait cette religion: la certitude de la grâce (…).

Autant les bonnes œuvres sont absolument impropres comme moyen pour obtenir le salut – l’élu lui-même restant une créature, tout ce qu’il fait est infiniment éloigné de ce que Dieu exige -, autant elles demeurent indispensables comme signes d’élection. Moyen technique, non pas sans doute d’acheter le salut, mais de se délivrer de l’angoisse du salut. »

Selon Max Weber, le protestant disciple de Jean Calvin chercherait une satisfaction à son angoisse : comment combler le doute quant à son élection divine ? Sera-t-il sauvé ? Il mettrait alors tout de côté, vivant une vie ascétique, pour se sacrifier dans une seule cause : la réussite matérielle.

Cette dernière serait le témoignage qu’il sera sauvé. De cette attitude découlerait une bataille incessante pour l’accumulation de capital, permettant des investissements plus grands, donc un capitalisme plus grand, plus fort, etc.

C’est là bien sûr ne rien comprendre à la question de l’accumulation primitive. Les attitudes dont parle Max Weber découlent du capitalisme, elles ne peuvent pas en être l’origine. En effet, Max Weber pense expliquer comment sont les protestants calvinistes… Mais il n’explique pas, et pour cause, pourquoi des gens ont choisi d’être protestants calvinistes.

Pourquoi des gens iraient-ils abandonner le catholicisme pour un protestantisme marqué par la prédestination ? Pourquoi n’auraient-ils pas, s’il le fallait, privilégié le protestantisme de Martin Luther ?

C’est qu’en réalité la prédestination ne concerne pas l’accumulation du capital ou le capitaliste individuel en particulier, mais les conditions propres au mode de production capitaliste en général.

Jean Calvin a été le théoricien de toute une vision du monde, conforme dialectiquement au capitaliste individuel et au travailleur libre, dans le rapport dialectique entre la base économique et la superstructure idéologique.

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Jean Calvin : une communauté économique organisée

Le calvinisme ne s’adresse pas qu’aux capitalistes en formation, il vise également à façonner les travailleurs libres. Chacun doit participer au grand projet entrepreneurial, à l’activité raisonnable, s’appuyant sur l’entendement.

Cette participation, on la retrouve donc dans le militantisme des pasteurs pour organiser une société marquée par de larges secteurs populaires marginalisées, issues des campagnes et formant une plèbe urbaine qui va être le futur prolétariat.

Pacifier cette plèbe fut une étape incontournable pour le développement franc du capitalisme. On a vu dans le hussitisme comment la plèbe avait joué un rôle historique de très grande importance, avec des tendances communistes.

Cela ne saurait plus avoir lieu pour Jean Calvin, qui attaque franchement l’anabaptisme et les mouvements « ultras » qui prônent le refus des richesses. Aux yeux de Jean Calvin, il s’agit de « bien user » des richesses, pas de les nier.

Il n’y a pas de place pour ce qui caractérisait la dimension social-révolutionnaire du hussitisme, avec le partage général et l’instauration immédiat d’un communisme primitif.

Il s’agit de discipliner les masses appelées à devenir prolétaires. Avant même que Jean Calvin ne s’installe à Genève en 1536, la mendicité était interdite et un Hôpital général fondé en 1535, asile forcé pour les malades, les orphelins, les vieillards, les mendiants, ceux de passage n’étant le droit de rester dans la ville que vingt-quatre heures.

Les enfants qui y sont présents reçoivent une éducation et une rééducation professionnelle obligatoire est mise en place pour tous les pauvres et les invalides. L’industrie du tissage profita ici grandement de cette organisation qui fait disparaître des rues la plèbe et qui est mise en place et financée par l’État, mais supervisée dans le détail par les religieux au moyen d’élections.

C’en était terminé de la tolérance catholique face à la pauvreté ; la société devenait quadrillée, organisée de manière précise.

Jean Calvin
Jean Calvin

La dynamique des aides sociales à la plèbe va, de fait, de pair avec la mise en place d’un espace communautaire, où les individus se font face en tant qu’individus, le capitaliste face aux travailleurs libres, tous unis dans une seule communauté à la même identité.

Lorsque des conflits sociaux se développent dans l’imprimerie, ce sont les pasteurs qui mettent en place une corporation dans ce secteur, servant de tampon entre les travailleurs et l’État, contrairement à ce qui se passe en France au même moment.

Jean Calvin lui-même enseigne qu’il faut traiter correctement les employés ; il dit par exemple :

« Il y en a qui seraient contents au bout de trois jours d’avoir tué une pauvre personne, quand elle sera à leur service, ce leur est tout moyennant qu’ils en aient du profit.

Or au contraire Dieu nous déclare qu’il nous faut traiter en telle humanité ceux qui labourent pour nous, qu’ils ne soient point grevés outre mesure, mais qu’ils puissent continuer et qu’ils aient occasion de rendre grâces à Dieu en leur travail.

Car il n’y a nul doute que Dieu n’ait ici voulu corriger la cruauté qui est aux riches, lesquels emploient à leur service les pauvres gens, et cependant ne les récompensent pas de leur labeur. »

De ce fait, Jean Calvin appelle également à ne jamais enlever ses outils à un travailleur, même s’il est endetté, car le travail permet de subvenir aux besoins vitaux. Le travail est sacralisé comme moyen de se comporter dignement, correctement, et on ne doit par conséquent jamais en priver quelqu’un.

Jean Calvin prend aussi exemple sur la société décrite dans l’Ancien Testament, où les terres étaient redistribuées au bout d’un certain temps ; son idéal est en fait celui de la petite production, dans le cadre d’une communauté où il y a de la place pour tout le monde.

Voici une illustration de sa manière d’idéaliser la société du passé fondée sur la loi divine :

« La terre de Canaan leur était un héritage commun, ils devaient nourrir fraternité mutuelle, tout ainsi qu’ils eussent été d’une même famille. Et pour ce que Dieu les avait affranchis afin qu’ils fussent libres à jamais, cette façon a été très bonne pour nourrir entre eux un état moyen, d’empêcher que peu de gens n’attirassent tout à eux pour opprimer la multitude. »

Le travail est ici un moyen pour obtenir la dignité à travers la loi divine, car le travail discipline l’esprit, il l’occupe dans un sens qui est celui de l’entendement, et non celui de la satisfaction primitive des besoins.

Les réalisations sociales faites dans ce cadre témoignent alors de la vie communautaire reconnaissant la toute puissance de Dieu et de sa création. Il n’y a pas de place pour l’oisiveté puisque toutes les personnes sont égales devant Dieu, et la loi répare les défauts qui se présentent ; selon Jean Calvin :

« Vrai est que le magistrat pourra ordonner des lois contre les dépenses superflues, pour lesquelles il réprimera sans différence les excès et superfluités. »

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Jean Calvin : la reconnaissance du prêt à la production

Jean Calvin a fourni une œuvre dont la dimension économique est historiquement d’une importance immense. En fait, sa perspective est même celle d’un capitalisme organisé qui n’en est pas un ; il témoigne encore une fois ici d’une approche dialectique très poussée.

Son point de vue sur la banque est ici un exemple tout à fait pertinent dans ce cadre. Jean Calvin s’oppose ainsi formellement aux banques ; il a lutté pour qu’il n’y en ait pas à Genève.

Il a ici une position qui est celle des religions monothéistes traditionnellement : prêter de l’argent avec intérêt, ce qu’on appelle l’usure est inacceptable dans le cadre de la même communauté religieuse, voire en général. Au Moyen-Âge, l’Église catholique utilisait ainsi administrativement des personnes juives pour s’en servir comme banquiers.

Jean Calvin n’a donc pas une position ici très originale en apparence ; il dit fort logiquement :

« C’est une chose fort étrange, et inique, cependant que chacun gagne sa vie avec grand’peine, cependant que les laboureurs se lassent à faire les journées, les artisans à grande sueur servent aux autres, les marchands non seulement travaillent mais s’exposent à beaucoup d’incommodités et dangers, que messieurs les usuriers assis sur leur banc sans rien faire reçoivent tribut du labeur de tous les autres. »

Pourtant, à lire ces lignes on voit qu’il se met du point de vue de l’artisan et du marchand. L’usure n’est pas dénoncée simplement comme parasitisme, mais également comme en contradiction avec le travail comme activité.

Ce n’est pas tout : artisans et marchands ont besoin qu’on leur prête de l’argent, pour développer leur production. Voilà pourquoi, c’est un fait nouveau, Jean Calvin autorise le prêt dans le cas où cela sert une production, et non pas une consommation.

Il considère que le prêt à la consommation s’oppose au principe de charité universelle ; inversement, il affirme que le prêt pour une production pouvait être interdit dans l’Antiquité, mais que c’était une interdiction ciblée dans le temps, n’ayant pas une valeur universelle.

Par contre, ce prêt à la production est une sorte d’investissement : le prêteur ne peut pas réclamer d’intérêt si l’emprunteur n’a pas gagné plus que cet intérêt.

A cela s’ajoute que c’est la communauté qui fixe le taux de manière administrative ; à Genève avec Jean Calvin, elle fut de un pour quinze (soit 6,66%). Le métier d’usurier était également interdit en tant que tel : on ne pouvait faire du prêt sa profession.

On a donc un prêt à la production qui satisfait les entrepreneurs, neutralisant l’usure médiévale et bloquant la formation d’un système bancaire massif comme il en existait également au Moyen-Âge, par exemple avec la famille des Fugger.

C’était là une logique progressiste, aidant au développement des forces productives, s’opposant à la formation de grands ensembles économiques s’affirmant en oligarchie et naturellement se posant en soutien du régime. La dimension démocratique de la perspective de Jean Calvin est ici évidente.

Karl Marx souligne l’importance de cette mise en place de la reconnaissance du crédit, qui demande bien entendu d’avoir la foi : la foi en l’investissement, la foi en le capitalisme s’élançant et se généralisant.

Dans Le Capital, Karl Marx constate ainsi comment le protestantisme dépasse le simple rapport monétaire, pour construire dessus la confiance dans le crédit :

« Le système monétaire est essentiellement catholique. Le système de crédit essentiellement protestant. The Scotch hate gold (les Ecossais haïssent l’or).

En tant que papier-monnaie, le mode d’existence monétaire des marchandises n’a qu’une existence sociale. C’est la foi qui sauve.

La foi en la valeur monétaire en tant qu’esprit immanent des marchandises, la foi dans le mode de production et son ordre tenu pour prédestiné, la foi dans les agents industriels de la production en tant que simples personnifications du capital qui se met lui-même en valeur.

Mais le système de crédit ne s’est pas plus émancipé de la base du système monétaire que le protestantisme des fondements du catholicisme. »

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Jean Calvin : une position bourgeoise anti-féodale

Ce que dit Jean Calvin permet l’avènement de l’individu, en tant que forme sociale nécessaire pour le capitalisme. Il faut bien faire ici à ne pas réduire les positions de Jean Calvin à la base culturelle pour le développement des capitalistes, ce qui en ferait une religion des capitalistes pour les capitalistes.

En réalité, la théologie de Jean Calvin est le reflet des besoins du capitalisme en tant que mode de production. Or, quels étaient ces besoins ? Ils ne consistaient pas seulement en l’apparition d’une nouvelle couche sociale ayant des pratiques adéquates : il faut également la couche sociale qui est son pendant dialectique.

Au capitaliste s’oppose, en effet, le travailleur libre. Sans travailleur libre, le capitaliste ne peut pas exister. Aussi le calvinisme s’adresse-t-il tant à l’un qu’à l’autre, en tant que reflet des exigences du mode de production capitaliste apparaissant.

Pareillement, la bourgeoisie ne pouvait pas se développer isolément du reste de la société : elle était imbriquée dans un ensemble. Il fallait une révolution des mentalités, de toutes les mentalités. Le calvinisme ne peut s’explique que dans ce cadre.

Institution chrétienne, de Jean Calvin
Institution chrétienne, de Jean Calvin

Il est tout à fait erroné de faire la même chose que le sociologue allemand Max Weber et de voir en le calvinisme (ou le protestantisme) le point de départ de la bourgeoisie, au lieu de voir en celui-ci l’aboutissement d’un mode de vie adapté aux exigences du mode de production capitaliste.

Le calvinisme a ainsi permis une révolution culturelle dont il est lui-même issu ; il représente un saut qualitatif dans un processus qui est l’acte de naissance de la bourgeoisie, plus précisément son installation sociale, assumée et revendiquée.

Le calvinisme vise à permettre des comportements adéquats, dont la base n’est pas l’austérité comme le pense Max Weber qui confond le calvinisme avec des mœurs puritaines qui se sont développées deux cent ans plus tard.

Le calvinisme porte la tension dans son activité, l’attention aux actes effectués, bref de la méthode. Rien que de très français ici, et cela correspond à une bourgeoisie organisée ayant un besoin de rationalisme, tant de sa propre part que de celle de l’organisation économique et des gens employés.

C’est le sens du calvinisme comme appel à l’entendement pour faire triompher une morale supérieure au nom de la spiritualité. C’est là son rôle historiquement progressiste.

Jean Calvin appelle à l’activité individuelle par rapport à la morale, non plus son acceptation passive. C’est une position bourgeoise anti-féodale. Il explique de ce fait :

« Le jugement commun recevra volontiers que quand on défend le mal on commande le bien qui est contraire. Car c’est une chose vulgaire, que quand on condamne les vices, on recommande les vertus.

Mais nous demandons quelque chose davantage, que les hommes n’entendent communément en confessant cela.

Car par la vertu contraire au vice, ils entendent seulement s’abstenir de vice: mais nous passons outre, à savoir en exposant que c’est faire le contraire du mal.

Ce qui s’entendra mieux par exemple.

Car en ce précepte, Tu ne tueras point : le sens commun des hommes ne considère autre chose, sinon qu’il se faut abstenir de tout outrage et de toute cupidité de nuire: mais je dis qu’il y faut entendre plus, à savoir que nous aidions à conserver la vie de notre prochain, par tous moyens qu’il nous sera possible.

Et afin qu’il ne semble que je parle sans raison, je veux approuver mon dire. Le Seigneur nous défend de blesser et outrager notre prochain, pource qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse : il requiert donc semblablement les offices de charité, par lesquels elle peut être conservée. Ainsi, on peut apercevoir comment la fin du précepte nous enseigne ce qui nous y est commandé ou défendu de faire. »

C’est pour cela que Jean Calvin oppose l’Ancien Testament au Nouveau Testament, en disant que l’Ancienpassait par la loi, le Nouveau par la chair du Christ. Il ne faut pas que l’obéissance, il faut la volonté, l’engouement, la participation.

C’est cet aspect qui permet de visualiser les perspectives économiques qu’il ouvre.

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Jean Calvin et la «régénération»

Jean Calvin propose ici un paradoxe, l’être humain pourrait et devrait être bon, mais la chute d’Adam a bouleversé la donne :

« Nous disons donc que l’homme est naturellement corrompu en perversité : mais que cette perversité n’est point en lui de nature.

Nous nions qu’elle doit de nature, afin de montrer que c’est plutôt une qualité survenue à l’homme, qu’une propriété de substance, laquelle a été dès le commencement enraciné en lui : toutes les fois que nous l’appelons naturelle, afin qu’aucun pense qu’elle s’acquiert d’un chacun par mauvaise coutume et exemple, comme ainsi soit qu’elle nous enveloppe tous dès notre première naissance. »

Par conséquent, d’un côté Jean Calvin peut dire que :

« Dieu donc a garni l’âme d’intelligence, par laquelle elle peut discerner le bien du mal, ce qui est juste d’avec ce qui est injuste, et voit ce qu’elle doit suivre ou fuir, étant conduite par la clarté de la raison. »

De l’autre, il est obligé de dire que l’être humain doit renaître à cause de la chute :

« C’est une chose résolue que l’homme n’a point libéral-arbitre à bien faire, sinon qu’il soit aidé de la grâce de Dieu, et de grâce spéciale qui est donnée aux élus tant seulement, par régénération. »

Le moyen, c’est la piété, et cette piété correspond aux exigences du capitalisme, qui a besoin de capitalistes.

La piété appelle à se révolutionner ; ce processus engendre des êtres humains aux attitudes nouvelles, correspondant aux exigences de l’accumulation capitaliste.

Jean Calvin a ici procédé de manière dialectique dans sa construction ; d’ailleurs, les commentateurs bourgeois n’y ont eux-mêmes rien compris, calvinistes parfois y compris.

Jean Calvin dit que Dieu est tout puissant et que l’être humain a déchu, par conséquent c’est Dieu qui décide de qui est sauvé ou pas. Cela ne peut pas relever de l’être humain, et encore moins de ses actes, parce que sinon cela voudrait dire que l’être humain amène Dieu à faire ceci ou cela, à le sauver ou non.

On parle alors de prédestination : qui est sauvé et qui ne l’est pas a déjà été décidé. Les commentateurs qui se trompent considèrent alors que le choix est arbitraire. C’est là ne rien comprendre à la dialectique de Jean Calvin.

Car celui-ci dit qu’il y a un moyen de savoir si on est sauvé ou non. Ce moyen c’est de regarder dans quelle mesure sa propre attitude est conforme à la parole biblique. Plus elle l’est, plus c’est la preuve qu’on va être sauvé car les choix corrects reflètent notre nature correcte, conforme aux choix de Dieu relevant de la prédestination.

Cela sera par la suite formalisé comme un des cinq points fondamentaux de la théologie réformée appelé « la doctrine de la persévérance des saints ». Les « saints » (ce qui ont été choisi par Dieu) ne peuvent pas déchoir de la grâce et donc persévérerons dans le chemin tracé par la Bible, s’ils finissent par s’écarter de la foi, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment des saints.

Il n’est donc ici pas question de choix individuel, mais de dépassement, de saut qualitatif: si celui-ci est fait, un retour en arrière n’est pas réellement possible. Dieu sert ici de moyen pour exiger l’auto-dépassement de l’individu.

Pour maintenir la stabilité de ce système, Jean Calvin est obligé de dire que Dieu est toujours présent ; il n’est pas parti comme le penseront les déistes du XVIIIe siècle. En effet, pour que la preuve s’exprime aux yeux des croyants, il faut que ce qui se passe soit conforme à la nature de l’âme en question et donc que Dieu organise le monde en conséquence.

Dieu n’est pas un gouverneur abstrait ; au contraire il gère tout, plaçant les actes bons et mauvais des êtres humains dans le monde, faisant en sorte qu’il en ressorte ce que lui-même veut.

Jean Calvin dit ainsi :

« Mon intention est seulement de réprouver l’opinion qui est par trop commune, laquelle attribue à Dieu un mouvement incertain, confus et comme aveugle : et ce pendant [ainsi] lui ravit le principal, c’est que par sa sagesse incompréhensible il adresse et dispose toutes choses à telle fin que bon lui semble.

Car cette opinion ne mérite nullement d’être reçue, vue qu’elle fait Dieu gouverneur du monde en titre seulement, et non pas d’effet, en lui ôtant le soin et l’office d’ordonner ce qui se doit faire. »

Dieu agence les individus comme il le veut ; c’est cela qui explique qu’on peut être amené à acquérir des connaissances scientifiques de la part de gens non croyants. Il y a un mélange divin des individus, dont le fil nous échappe, car il est impossible de comprendre où Dieu veut en venir :

« Quand ils enquièrent de la prédestination [les êtres humains] entrent au sanctuaire de la sagesse divine, auquel si quelqu’un se fourre ou ingère en trop grande confiance et hardiesse, il n’atteindra jamais là de pouvoir rassasier sa curiosité, et entrera en un labyrinthe où il ne trouvera nulle issue. »

Cela reflète bien entendu le mode de production capitaliste, dont le mouvement semble incompréhensible, amenant un tel ou un tel à triompher sur le marché, c’est-à-dire à se voir reconnu par le capitalisme comme le capitaliste authentique.

La position de Jean Calvin sur la prédestination est un décalque strict de cela, un reflet théorico-religieux de la réalité pratique. Reste à savoir comment la morale qu’il mettait en avant correspondait aux exigences du capitalisme.

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Jean Calvin et la chute d’Adam

Jean Calvin considère que les « philosophes » ont eu raison de chercher ce qu’était l’entendement humain, mais que leur méconnaissance de la chute d’Adam les a empêchés de comprendre l’origine du problème.

Jean Calvin fait donc la même chose que Maïmonide ou Thomas d’Aquin : il considère que les philosophes, normalement rejetés catégoriquement par les religions, ont posé des problèmes intéressants, mais qu’ils ne pouvaient comprendre authentiquement.

On voit ici que les religions ne pouvaient plus exister sous leur ancienne forme féodale ; elles devaient élever leur niveau technique, intellectuel, théologique, s’adapter aux nouvelles conditions.

Jean Calvin doit donc obligatoirement critiquer l’averroïsme, c’est-à-dire le matérialisme issu d’Aristote et porté par la falsafa arabo-persane puis dans le monde latin ; voici comment Jean Calvin résume assez justement l’averroïsme :

« L’erreur de ceux qui attribuent à Dieu un gouvernement général et confus, est moins lourd, d’autant qu’ils confessent que Dieu maintient le monde et toutes ses parties en leur être, mais seulement par un mouvement naturel, sans adresser en particulier ce qui se fait : si est-ce néanmoins que tel erreur n’est point supportable.

Car ils disent que par cette providence, qu’ils appellent universelle, nulle créature n’est empechée de tourner çà et là comme à l’aventure, ne l’homme de se guider et adresser par son franc arbitre où bon lui semblera.

Voici comment ils partissent entre Dieu et l’homme : c’est que Dieu inspire par sa vertu à l’homme mouvement naturel, à ce qu’il ait vigueur pour s’appliquer à ce que nature porte : et l’homme ayant telle faculté gouverne par son propre conseil et volonté tout ce qu’il fait.

Bref ils imaginent que le monde et les hommes avec leurs affaires se maintiennent par la vertu de Dieu : mais qu’ils ne sont pas gouvernés selon qu’il ordonne et dispose. »

Jean Calvin
Jean Calvin

La chute d’Adam a ici une fonction historique : celle de justifier le travail. Dans le jardin d’Eden, le travail n’existait pas : pour justifier le travail transformateur de la bourgeoisie, qui est l’aspect positif, Jean Calvin lui oppose la punition divine avec la chute d’Adam, qui est l’aspect négatif.

L’être humain doit travailler depuis la sortie du jardin d’Eden, c’est là la clef du protestantisme, qui reflète le capitalisme naissant (et n’est ainsi pas le « déclencheur » comme le pense l’historien des idées Max Weber).

Jean Calvin dit en fait pratiquement la même chose que les averroïstes – les êtres humains disposent de l’entendement – sauf qu’il modifie la perspective en disant : la chute d’Adam empêche que l’entendement s’affirme correctement.

Les êtres humains pourraient en général, mais la chute d’Adam a fait que chaque être en particulier devient brutal, nonchalant, présomptueux,

L’être humain est déchu, corrompu par cette chute – et inversement sa dignité passe par cette chute dans la mesure où Jésus sur la croix est un rappel à l’ordre et une contribution dans la mesure où celui-ci porte les péchés du monde. Ce qui a été « perdu » en Adam est « recouvert » par la figure du Christ.

Jean Calvin, bien entendu, s’appuie régulièrement sur les écrits bibliques ; il cite ici Jean (3:6) afin de justifier la « renaissance » :

« Mais il y eut un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, un chef des Juifs, qui vint, lui, auprès de Jésus, de nuit, et lui dit: Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui. Jésus lui répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.

Nicodème lui dit: Comment un homme peut-il naître quand il est vieux? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître? Jésus répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t’étonne pas que je t’aie dit: Il faut que vous naissiez de nouveau. Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. »

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Jean Calvin et un Dieu exigeant, donnant des ordres

Jean Calvin, malgré sa défense de l’entendement, n’est donc pas un matérialiste : il ne peut pas assumer le matérialisme. Il n’appartient pas à une société dont le mode de production s’est émancipé de la soumission à l’environnement. Son appel à l’entendement tout puissant correspond aux exigences de la bourgeoisie qui veut transformer, qui a commencé à le faire, mais qui n’a pas encore transformé l’ensemble de la réalité.

On se doute que, forcément, par la suite les enseignements de Jean Calvin changeront de sens pour la bourgeoisie une fois arrivée au pouvoir. En tout cas, à l’époque où il écrit, Jean Calvin a besoin du concept de Dieu. Il parle donc ouvertement des épicuriens, c’est-à-dire pour lui les matérialistes ; il aborde ouvertement les thèmes d’Aristote, qu’il reconnaît partiellement pour les contrebalancer par les thèses idéalistes de Platon.

Jean Calvin est ici fidèle au néo-platonisme du christianisme et il ne remet pas en cause la « trinité », où Dieu consiste en le « Père », le « Fils » et le « saint esprit ». Ce dernier balaie le monde et permet à l’humanité de comprendre le monde ; c’est une sorte de thèse idéaliste pour expliquer que l’esprit reflète la réalité, mais de manière parfois non claire, non directement lisible.

Jean Calvin ne considère pas en effet que « Dieu » soit l’Univers, comme Baruch Spinoza. Il est encore prisonnier des préjugés religieux, car la société est encore prisonnière d’un mode de production peu développé, prisonnier des aléas de la nature.

L’humanité ne fait pas encore face à la nature – comme dans le matérialisme dialectique, où l’humanité retrouve la nature après s’en être apparemment émancipée, pour élever son propre mode de production.

Avec Jean Calvin, on a l’humanité qui s’arrache à la nature. Par conséquent, le Dieu de Jean Calvin consiste précisément en l’humanité se parlant à elle-même et s’ordonnant des tâches. Il faut donc un Dieu exigeant, donnant des ordres.

Les positions de Jean Calvin sont ainsi celles d’un néo-platonisme devenu autoritaire sur le plan du travail. Il dit lui-même :

« Or nous sommes contraints de nous reculer un petit peu de cette façon d’enseigner : pour ce que les Philosophes, qui n’ont jamais connu le vice originel, qui est la punition de la ruine d’Adam, confondent inconsidérément deux états de l’homme, qui sont fort divers l’un de l’autre.

Il nous faut donc prendre une autre division : c’est qu’il y a deux parties en notre âme, intelligence et volonté : l’intelligence est pour discerner entre toutes choses qui nous sont proposées, et juger ce qui nous doit être approuvé ou condamné.

L’office de la volonté est d’élire et suivre ce que l’entendement aura jugé être bon, au contraire rejeter et fuir ce qu’il aura réprouvé. »

C’est là où la mise en valeur de l’entendement par Jean Calvin se révèle en partie contradictoire ; Jean Calvin ne va pas cesser de répondre à cela en bricolant des points précis, dont les déséquilibres donneront naissance à de multiples courants calvinistes, néo-calvinistes, para-calvinistes, semi-calvinistes, etc.

Tout comme chez les philosophes, on a l’entendement – mais tout comme les religieux, on a la volonté.

Mais si l’entendement vient de l’ordre de l’Univers, comme chez les philosophes, quelle place y a-t-il pour un « libre-arbitre » ?

Chez Platon, l’âme ne « choisit » pas de vouloir revenir à sa source divine : c’est dans sa nature même. De la même manière, chez Aristote chaque être a une place bien précise et ne peut être en phase avec elle-même qu’à cette place, avec la compréhension de cette place.

Jean Calvin lui reconnaît l’entendement, mais il a besoin d’une autorité permettant d’agir sur terre, amenant la volonté des êtres humains à se mettre en branle. Il y a là une tension énorme entre le déterminisme et la liberté, que Jean Calvin va tenter de combler avec les principes de la chute d’Adam et de la prédestination.

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