Friedrich Engels avait noté que Balzac, un
romantique, un réactionnaire, décrivait la réalité tellement
méticuleusement, tellement fidèlement, qu’il bascule dans le
réalisme.
On a la même chose avec Rêveuse
bourgeoisie, publié en 1937, véritable expression de la
contradiction au cœur de la quête d’un « socialisme
fasciste » par Pierre Drieu La Rochelle.
Sorti alors à grands renforts de publicité, le
roman est composé de cinq parties, les trois premières forment un
véritable monument, donnant une description d’une minutie on ne peut
plus réaliste de l’atroce esprit borné de la bourgeoisie, de la
stupidité pragmatique du clergé, de l’arriération de la France
profonde, de la corruption caractérisant Paris.
Le niveau de densité psychologique et de nuance
dans l’expression sociale représentent une capacité hors-pair
d’analyse, résolument marxiste.
Seulement, tout comme chez Balzac, on n’a que la
bourgeoisie et pas les masses populaires. Livré à lui-même,
l’auteur ne peut que basculer dans le subjectivisme.
Les quatrième et cinquième parties du roman sont par contre d’une nullité effarante. On passe subitement à une autre histoire, celle des enfants du couple décrit dans le roman, sur un ton subjectiviste, raconté d’ailleurs à la première personne du singulier : la fille du couple décrit ses rêves et ses tentatives de se redresser socialement.
Voici un extrait de Rêveuse
bourgeoisie où le réalisme est puissant, car porté par
l’exigence de porter une grande attention sur toutes les facultés
humaines. Il est à noter que le roman a une grande dimension
autobiographique, Pierre Drieu La Rochelle y dénonçant les travers
de son père, et l’enfant décrit, c’est finalement lui-même.
« Yves et Geneviève, par contrecoup, avaient
vivement perçu qu’elle [la mère] s’éloignait d’eux comme de toute
la maison.
Était-ce en partie à cause de cela qu’Yves était si
inquiet avant chacune de ces sorties dont il se faisait une fête ?
Tout le reste du temps, il se considérait comme délaissé et
souffrait de son isolement au point d’en pleurer souvent.
Et pourtant chacune de ces sorties était une déception
et tournait à la catastrophe. L’enfant avait fini par remarquer la
constance de l’événement, il faisait d’immenses efforts pour
conjurer le sort fâcheux. Mais c’était en vain, et toujours la
journée se déroulait de la même façon.
Ce jour-là, sa mère lui annonça de bonne heure qu’elle
le promènerait après le déjeuner. Il eut un premier moment
irrésistible de joie.
Mais, d’abord, son père ne rentra pas déjeuner et sa
mère s’énerva considérablement à l’attendre. Elle eut des
mouvements de mauvaise humeur.
Or, aussitôt que sa mère était en colère, elle
devenait laide. Ce phénomène dérangeait cruellement le petit
garçon dans les jouissances infinies qu’il tirait de la
contemplation du joli visage de sa mère.
Il ne tarissait pas en joyeuses exclamations intérieures
quand ce visage se montrait enjoué : à ses yeux enchantés, quelque
chose alors rayonnait du front au menton et d’une oreille à l’autre
chez la jeune femme, qui faisait valoir chaque trait, les yeux vifs
et dévorants de vie, le nez mince aux narines frémissantes, les
joues qui recouvraient d’une peau si douce l’arête un peu saillante
des pommettes — ce qui faisait un contraste dont Yves n’avait
jamais fini d’épier les deux éléments jouant l’un par-dessus
l’autre.
Il y avait aussi la bouche. C’étaient des lèvres
minces, souples et très rouges, même sans fard.
D’ailleurs Yves n’aimait pas le fard et il aimait ces
lèvres au matin, même un peu séchées, craquelées et gercées.
Elles étaient encore sinueuses. Leur ligne ourlée, palpitante,
peignait si bien la gaieté, l’entrain, l’emportement. Et voilà que
ces lèvres se raidissaient, pour soudain se détendre, s’affaisser.
Yves en voulait à sa mère de laisser se perpétuer ce
désastre. Cela le déroutait, le bouleversait, le rendait maussade,
furieux, vindicatif. Il n’en voulait pas à l’auteur de tout ce
désastre, à son père ; il en voulait à la victime qui se laissait
ainsi ravager.
Donc Yves fut mécontent dès le déjeuner, et, aussitôt
après, il crut bien le montrer en se sauvant de table et en se
retirant sans un mot dans sa chambre. Mais sa mère ne le remarqua
pas et s’enferma chez elle, l’oeil fixe, murmurant de douloureuses
imprécations.
Yves vit dès lors que la journée était perdue, que
cette journée de sortie serait lourde de tristesse et de rancune
comme les autres.
Déjà il était maussade et il ne cesserait de l’être
de plus en plus jusqu’au moment où cette lourdeur deviendrait
intolérable aussi bien pour sa mère que pour lui et qu’ils se
querelleraient.
Il vit partir sa petite sœur pour les Tuileries et
songea à l’accompagner, à renoncer à son privilège. Il en eut
tellement peur, et la menace lui semblait telle-ment plus grave que
d’habitude, qu’il s’élança dans le cabinet de toilette pour
demander pardon à sa mère et lui crier son inquiétude.
Dans sa hâte pour empêcher l’inévitable, il ouvrit
impétueusement la porte sans frapper.
Or, sa mère était plongée dans un travail étrangement
minutieux. Certes, ce cabinet de toilette était en soi-même un lieu
étrange, rempli de secrets qu’Yves essayait vaine-ment de percer
quand la jeune femme était absente et qu’il s’y glissait seul et
demeurait de longs moments pantelant d’une curiosité angoissée et
sans espoir; mais ce travail lui parut d’une étrangeté
particulière.
Jamais il n’avait surpris sa mère penchée sur sa glace
avec autant de curiosité d’elle-même, approchant d’elle-même une
main aussi caressante. Agnès surprise, percée à jour, se retourna
tout d’un coup et lui cria dans un de ses accès de subite et
terrible violence : — Je te défends d’entrer ici, va-t’en.
Yves qui était entré pour tout sauver vit le mal
s’abattre sur lui avec une puissance de fatalité encore inconnue.
Il demeura blanc, hébété, puis il se prit de rage luis
aussi contre tant de malencontre. Il se retourna tout d’une pièce
pour que sa mère ne vît pas ses premières larmes et il se jeta
dans la porte ouverte.
Il se précipita vers sa petite chambre, prêt aux longs
sanglots dans l’abandon et la solitude les plus lamentables.
Mais Agnès avait ressenti la brutalité de son
ressentiment. Et elle le suivit. L’entendant venir, il frémit de
colère et de joie, et sur son lit il enfouit sa figure dans l’odeur
fade et poussiéreuse d’une étoffe où le souvenir d’anciens
sanglots augmentait toujours les derniers.
Elle se jeta sur lui. — Mon petit, mon petit, je te
demande pardon, je suis une vilaine maman.
Yves, déconcerté, mécontent de voir lui échapper son
atroce plaisir, cria sa déception. Mais déjà il était attentif à
l’accent de sa mère, accent qu’il ne connaissait pas, qui le
surprenait et éveillait en même temps que sa curiosité son espoir.
Il entrevit un abîme de félicité. Sa mère soudain ne
le comprenait-elle pas, ne le devinait-elle pas ? Elle venait enfin
près de lui comme jamais elle n’y était venue; elle était enfin au
fait de ses besoins et de ses chagrins; elle était toute à lui.
Il se retourna pour la recevoir dans ses bras, et ils
mêlèrent leurs deux visages enflammés par les larmes. Il y eut un
long moment de bonheur pour Yves, dont il crut d’abord qu’il allait
durer toujours.
Ce ne fut qu’après un long moment où il s’était étiré,
fondu dans la chaleur de sa mère, qu’il se rendit compte que ce qui
était pur bonheur pour lui était autre chose pour elle. Certes elle
était la proie comme lui d’un ravissement, mais c’était plutôt un
ravissement triste qu’un ravissement heureux comme le sien.
Il commença de nouveau à l’épier avec méfiance et
crainte entre ses paupières mal séchées. Mais elle était
maintenant en éveil et maintint si bien son effort pour empêcher
son enfant de sentir en elle autre chose que sa tendresse que
celui-ci crut à plusieurs reprises s’être trompé. Elle se remua
pour détourner son attention. »
La mère est en fait piégée : son mari ne s’est précipité dans le mariage que pour la dot, en conservant sa compagne précédente comme maîtresse. Tout est alors d’une logique implacable : la femme tente de regagner sa féminité en cherchant un amant. Car elle est trop faible pour divorcer, trop faible psychologiquement et socialement, elle est restée une femme-enfant. D’où une quête identitaire dans une féminité abstraite, d’où la scène précédente d’indifférence avec son enfant quand elle se maquille.
Si la relation était authentique, la femme aurait
pu aller de l’avant, le couple aurait pu être un moteur, mais
évidemment Pierre Drieu La Rochelle a dressé le portrait de la
bourgeoisie, où tout est rêvé, vain, opportunisme le plus vil,
décadence. D’où les affres de la femme face à sa situation, comme
ici :
« Agnès n’avait aucune idée des hommes, elle n’avait
jamais regardé les hommes, elle n’avait eu aucun besoin des hommes.
Jeune fille, elle attendait, et il y avait eu Canaille.
Comment en sortir jamais ? A peine avait-elle été seule
avec Canaille, dans le train, en route pour ce terrible voyage de
noces en Algérie, qu’elle avait deviné tout ce que jusque-là elle
n’avait pas le moins du monde pressenti.
Il la regardait si peu, il l’embrassait si peu; il regardait ailleurs, sa bouche flottait ailleurs.
Or, il y avait une fureur latente dans ce corps de jeune fille. Si peu que Camille se soit tourné vers elle, elle était devenue jeune femme tout d’un coup et cette fureur avait éclaté. Elle avait souffert de l’indifférence de Camille et sa souffrance s’était sur-le-champ transmuée en fureur.
Elle souffrait, mais elle souffrait avec colère, avec
des cris. A Alger, à la découverte de la photo de Rose, elle avait
pleuré, supplié, puis crié. Incapable du moindre calcul, de la
moindre réflexion, sans le-conseil de personne, elle était tout
abandonnée à la plus fatale sincérité.
Elle criait quand elle avait mal et c’était tout, elle
attendait: que son cri conjurât le malheur. Elle ne fit rien pour
lutter, pour enjôler Camille, pour surprendre ses besoins, pour
substituer une image à l’image qui le fixait.
Elle était trop sincère pour nourrir la moindre
imagination, le moindre artifice. Elle ne pouvait rien feindre ou
inventer pour les yeux de Camille que Paris avait rendus rêveurs et
maniaquement soumis à leur rêve.
Elle allait au-devant de toutes les humiliations,
incapable de sortir de son orgueil candide. Il y a des êtres
intelligents, rusés, façonnés, qui se plient à la vie, mais il y
en a d’autres comme Agnès qui restent eux-mêmes entièrement,
aveuglément — ce qui est atroce pour eux et pour les autres.
Agnès ne songea pas à imiter une Rose imaginaire pour
la supplanter. Aussitôt que Camille tâchait de lui sourire ou, la
nuit, la prenait dans ses bras pour un instant, aussitôt elle était
entièrement occupée par l’inertie du bonheur.
Dépourvue de tout détachement et de toute ruse, elle ne
songeait pas à retourner aussitôt ce bonheur sur lui pour le
fasciner, le capter. Et bientôt un mot, un geste de l’indifférent
la faisaient basculer de l’inertie du bonheur dans l’inertie du
malheur. Ce fut ainsi pendant quelques mois.
Puis il y eut le premier enfant — l’enfant qui était
Camille. En le dévorant, elle dévorait Camille; elle l’aimait
anxieusement, furieuse-ment. Mais elle n’en aimait que plus
furieusement encore Camille.
Elle fut ainsi pendant des années. La venue de Geneviève
n’y changea rien. Elle jetait des regards aveugles autour d’elle,
dans les moments où elle invoquait le ciel et la terre, où elle les
prenait à témoin de son infortune.
Mais le ciel et la terre, mal peuplés par sa faible
imagination et limités au cercle étroit de ses relations, ne
pouvaient répondre.
Cependant, un jour, une réponse finit par se former. Il
est rare qu’un être reste tout à fait sans qu’aucun autre lui
réponde, bien que cette situation horrible se rencontre.
Agnès, jolie, puissante dans ses sensations, n’était
pas une déshéritée, c’était seulement une paresseuse, elle avait
cette paresse puissante des êtres qui font la masse principale de la
vie, de ceux qui se jettent avec tout l’aveuglement de l’instinct sur
le premier leurre qui s’offre, et qui s’obstinent sur lui et épuisent
toute leur force sur lui. Il y eut donc Le Loreur. »
Rêveuse bourgeoisie est un portrait
d’une classe sociale en perdition. C’est la dénonciation de toute
une époque.