Le monogrammiste de Brunswick

Voici une peinture flamande datant du milieu des années 1530, avec en-dessous Le Portement de Croix de Bruegel. Le parallèle est évident dans la composition.

Ce tableau dont a pu s’inspirer Bruegel est attribué parfois à Jan van Amstel, plus souvent à un anonyme qu’on a appelé le monogrammiste de Brunswick, car on ne connaît à la base qu’un monogramme comme signature (« J.v.A.M.S.L »). Une telle signature peut également être de Jan van Amstel, de manière assez flagrante.

Et les peintures de ce monogrammiste rappellent clairement des dispositifs de Bruegel. Voici par exemple Ecce homo, voici l’homme, lorsque Ponce Pilate présente à la foule un Jésus qui a été flagellé.

On a le peuple qui est représenté, on a un jeu sur toute une multitude de personnages œuvrant à la composition. Surtout, la scène censée être centrale et la plus visible se voit placée de manière déterminée dans un secteur seulement du tableau, non pas à l’écart, mais sans être flagrante pour autant.

Autrement dit, il est fait appel à un effort de l’esprit pour saisir les combinaisons présentées dans l’œuvre.

On trouve également un esprit de facétie, comme ici dans cette scène avec un acrobate et un joueur de cornemuse, sans doute dans un lieu de prostitution.

Au-delà du rapport entre les deux peintres, il faut bien voir que les Pays-Bas permettant d’un côté d’avoir le peuple, de l’autre d’avoir la ville.

C’est là la clef pour saisir la nature historique de Bruegel.

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Bruegel et Jésus

Regardons maintenant la figure du Christ en tant que tel chez Bruegel. On a déjà une peinture en mode grisaille – autrement dit en noir, blanc et gris. Elle fait 24 cm sur 34 cm.

C’est Le Christ et la Femme adultère, où comme on le sait, Jésus la sauve de la lapidation en disant « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle ».

Jésus écrit d’ailleurs par terre « DIE SONDER SONDE IS DIE », soit « Que celui d’entre vous qui est sans péché ».

L’œuvre ne fut pas vendue et fut la seule dont hérita le second fils de Bruegel, Jan Brueghel l’Ancien. On remarquera que la femme est ici très valorisée, ce qui est notable, surtout quand on voit comment il a pu peindre Marie.

Voici une autre grisaille, justement avec Marie : La dormition de la Vierge. On chercherait en vain une célébration à la mode italienne ou espagnole, un quelconque lien avec l’exigence catholique de transcendance.

Un premier tableau avec le Christ, peu connu, est Le Christ et les Apôtres au lac de Tibériade. Il est pareillement très distant dans son rapport avec jésus.

Jésus s’apprête en fait à embarquer sur une barque, après avoir réalisé de nombreuses guérisons. C’est un épisode raconté par Matthieu :

23 Il monta dans la barque, et ses disciples le suivirent.

24 Et voici, il s’éleva sur la mer une si grande tempête que la barque était couverte par les flots. Et lui, il dormait. 

25 Les disciples s’étant approchés le réveillèrent, et dirent: Seigneur, sauve-nous, nous périssons! 

26 Il leur dit: Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? Alors il se leva, menaça les vents et la mer, et il y eut un grand calme. 

27 Ces hommes furent saisis d’étonnement: Quel est celui-ci, disaient-ils, à qui obéissent même les vents et la mer ?

On voit mal cependant quel rapport la peinture peut avoir avec une quelconque tempête. Déjà, Jésus apparaît seul, avec de nombreux animaux.

Cela donne une impression de grand calme, de tranquillité générale.

Les animaux sont à l’aise, ils ne semblent pas qu’ils soient dérangés depuis au moins quelques temps. Il y a même un tronc qui est sur la route et la bloque en partie.

Ces animaux représentent bien entendu le troupeau guidé par Jésus. Mais il n’y a donc pas la tension qu’on trouve dans le texte de la Bible.

Et l’horizon premier du lac exprime plus la tranquillité flamande, avec ses maisons, que le tumulte d’un lac en Orient.

L’œuvre n’est en soi pas directement marquante. Tout autre est Le Portement de Croix (en fait La procession au Calvaire), de 124 cm sur 170 cm. C’est une œuvre qui a extrêmement attirée l’attention.

Il faut dire qu’il y a plus de 500 personnages représentés, et que de manière notable, le Christ portant la croix apparaît seulement comme un élément parmi bien d’autres.

Le Christ est cependant bien au milieu de la scène. Il est à terre, affaibli… humain. Ce qui se passe, c’est qu’il n’est pas au centre de l’attention. C’est un appel, typiquement protestant, à s’arracher personnellement à sa propre démarche pour se tourner vers le message du Christ.

L’un des pivots de l’étrangeté de la scène est le moulin à vent, placé de manière hallucinée sur un rocher avec une forme très particulière. Pour le vent, l’intérêt est pertinent, mais pour le transport du blé et de la farine, ce n’est pas du tout le cas.

La ville qu’on voit à gauche du moulin est censée être Jérusalem. La transformation flamande du paysage est flagrante.

Un autre aspect totalement flamand, c’est la représentation de Marie, entourée de Madeleine et de Marie (femme de Cléophas), avec Jean à côté. Tous les observateurs ont été frappés de comment cela fait écho à la peinture flamande précédant Bruegel.

On trouve également les fameux deux larrons. Ils sont soutenus par… deux religieux catholiques, un franciscain et un dominicain, en habits du 16e siècle.

Cet anachronisme est surprenant, et peut-être s’explique-t-il par Luc. En effet, chez cet évangéliste, il n’y a pas seulement deux larrons comme chez Marc et Matthieu, mais un bon larron et un mauvais larron.

L’un des deux se repent, alors que l’autre insulte le Christ. Il y a ici place pour une interprétation, somme toute secondaire : ce qui compte, c’est le contraste.

Voici ce qu’on lit chez Luc, ce qui a son importance surtout pour la première phrase :

35 Le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! »

36 Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée,

37 en disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! »

38 Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Juifs. »

39 L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! »

40 Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi !

41 Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. »

42 Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »

43 Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »

En effet, le peuple est observateur dans la peinture, et même il est à côté de l’événement, il est agité en tous les sens, sans que cela fasse cohérence. Regardons d’ailleurs la ligne derrière le Christ et son parcours fait jusque-là : elle est composée d’enfants.

Cette ligne d’enfants est strictement parallèle à la ligne des soldats, qui sont en tenue rouge, espagnole. C’est un parallèle très net qui est tracé entre les soldats et les enfants, pour montrer qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, comme il est indiqué dans la Bible.

La composition joue sur ce plan de manière marquée, mais pas seulement.

Que trouve-t-on en effet en-dessous de ces deux lignes ? On a des éléments populaires, avec le travail représenté (notamment le fait de porter). L’un deux, comme dit dans la Bible, est pris de force pour aller aider Jésus à porter la croix. Il y a parmi les éléments populaires par conséquent des soutiens aux soldats.

Le peuple n’est pas protagoniste de la mise à mort.

Mais le peuple est le peuple et, entraîné dans ses mauvais penchants, il se précipite pour aller assister à la crucifixion. C’est cela, le message du tableau, la charge démocratique qu’on y trouve.

Cette peinture préfigure le point de vue politique de Spinoza, il affirme l’existence du peuple, mais également la nécessité qu’il s’oriente selon des valeurs bien déterminées, pour ne pas se perdre.

On notera enfin ce trait particulier. On voit le mouvement de foule vers le lieu de l’exécution. Mais on a aussi tout à droite un arbre utilisé pour les supplices.

Et si on regarde bien, on a justement à droite de cet arbre un autre arbre qui commence à le dépasser. C’est un jeune chêne.

C’est bien entendu une affirmation de la vie qui triomphe de la mort. Il y a là l’affirmation non pas de l’espoir (catholique), mais de la foi (protestante), de la confiance en la victoire sur les forces de l’obscurité, de la souffrance.

Il n’y a pas, chez Bruegel, de nihilisme.

On est dans la culture, pas dans la décadence, et la peinture de Bruegel représente la charge historique des villes, du protestantisme, du jeune capitalisme qui s’élance et démolit l’ancien monde.

On notera à ce titre Le Massacre des innocents, de 1565, de format 109 cm sur 158 cm.

On y retrouve en effet des soldats pareillement habillés en rouge. C’est de nouveau une allusion aux soldats espagnols.

Ils massacrent les nouveaux-nés, conformément à l’épisode biblique de l’assassinat de tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem.

Le fait de placer la scène dans les Pays-Bas d’alors est immanquablement en rapport avec la répression espagnole ayant lieu au même moment. On remarquera que beaucoup d’animaux sont massacrés aussi.

Ce qu’il y a eu une modification par les Habsbourg. Les enfants ont été remplacés par des animaux justement, mais également paquets de linge, des ustensiles de maison, etc. Une copie nous informe de ce qu’on voyait à l’origine.

La peinture de Bruegel n’est pas moraliste, elle est morale. Elle porte le nouveau, contre l’ancien.

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La Pie sur le gibet

Cette peinture à l’huile sur un panneau de 46 cm sur 51 est doublement intéressante déjà de par son rapport au peintre. En effet, à sa mort, Bruegel a voulu que ce soit sa femme qui le conserve. C’est donc une œuvre importante pour lui.

Il y a ensuite le contexte. L’œuvre est produite en 1568, alors que commence en 1567 la furieuse répression menée par le nouveau gouverneur du pays, Ferdinand Alvare de Tolède, à la tête d’un « Tribunal de los Tumultos » nouvellement institué, condamnant à mort sans relâche.

L’œuvre se moque ouvertement de la répression, de la peur de la mort, avec des personnages représentant cette absence de peur en faisant allusion aux expressions « chier sous le gibet », « danser sous le gibet ».

La composition présente-t-elle des allusions ? On a deux forteresses, chacune placé en hauteur. On a un petit village sur la droite, et au loin un village bien plus grand, donnant sur l’eau. On a également une ferme et deux maisons isolées.

Et loin du pouvoir, mais clairement lié aux villages, on a le peuple qui danse, de manière communautaire.

Cette œuvre a une dimension éminemment révolutionnaire, c’est un tableau qui présente un contenu démocratique et populaire, en opposition avec les classes dominantes et même plus directement le régime.

Cette œuvre est la preuve en soi, s’il en fallait une, de l’orientation de Bruegel dans le contexte de son époque. Représenter un tel mépris populaire des autorités, c’est prendre parti.

Ce tableau aligne Bruegel sur le protestantisme et son impact politique aux Pays-Bas.

Ce n’est pas tout cependant. Si on regarde le gibet… Il y a un problème au niveau des trois dimensions. C’est une figure dite impossible.

Soit Bruegel a raté le gibet, soit il l’a fait exprès. S’il l’avait raté, il aurait pu le refaire, et il a nécessairement vu qu’il y avait un souci dans la représentation, ou de toutes façons, cela lui aurait été fait remarquer.

C’est donc un choix. Et l’origine de choix tient à ce qu’il a voulu désacraliser le gibet, le montrer non pas comme une menace terrible, mais comme finalement une absurdité qui ne tiendrait pas longtemps.

On notera au passage que la pie sur le gibet fait allusion au fait de trop bavarder ou de trop rapporter les choses, ce qui amène des risques pour certains en raison de la répression à l’époque.

Bruegel avait dit à sa femme que c’était ces rapporteurs qui devaient terminer au gibet.

Le fait de montrer un personnage en train de déféquer dans un coin est de toutes façons déjà très agressif, alors que le contexte est terrible avec le gibet.

Cela étant, cela aboutit ici à un paradoxe, car cela confère une certaine dimension baroque à cette peinture. Il y a un côté décalé, délirant, surchargé qui par exemple ne se heurte pas du tout au Don Quichotte de Cervantès, une œuvre espagnole par excellence.

Comme on le sait, les Pays-Bas méridionaux – autrement dit ce qui sera la Belgique (et le Luxembourg, et le Nord-Pas-de-Calais) – restant soumise à l’Espagne, vont justement développer un baroque flamand, dont la grande figure est Rubens.

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L’Adoration des mages

De manière surprenante, on a de la neige dans cette représentation des rois mages. L’Adoration des mages dans un paysage d’hiver est un petit tableau de 35 cm sur 55 cm.

On remarquera encore une fois qu’il y a beaucoup de monde, alors que la figure de Marie n’est pas valorisée. Le fait de présenter la neige est une manière de s’approprier l’événement au niveau national également.

L’œuvre a été précédée, quelques années auparavant, par deux œuvres au même thème.

On a déjà L’Adoration des mages, une peinture au format portrait ce qui est rare chez Bruegel. Là encore, il y a une appropriation nationale de l’événement ; on n’est pas du tout à Bethléem.

On a d’ailleurs étonnamment des soldats, mais leur présence, le linge placé curieusement derrière Jésus, ainsi que le marteau de Lucerne (une sorte de hallebarde) pouvant représenter une croix (tout comme l’arbalète) font certainement référence à la crucifixion.

On n’est pas ici du tout dans l’esprit catholique, par ailleurs, d’autant plus exigeant à l’époque dans son combat contre le protestantisme. On a des figures humaines au sens strict, avec des visages marqués.

Joseph se penche, alors qu’on lui parle à l’oreille ; Marie a le visage en partie masqué ; rien ne les distingue des autres personnes présentes. S’ils sont habillés de manière luxueuse, ni Gaspard ni Melchior ne semblent emplis de grâce, seul Balthazar qui offre un encensoir en forme de bateau apparaît comme à la hauteur de la figure qu’il représente.

Il faut vraiment un contexte historique particulier pour qu’une œuvre aussi décalée par rapport aux normes catholiques soit acceptée. En fait, on peut même dire que les personnages sont tous plus ou moins inquiétants et un réel mal à l’aise se dégage de la scène.

La seule explication possible, c’est l’esprit protestant qui considère que l’humanité n’est pas au niveau du message envoyé, que depuis Adam elle ne cesse de se fourvoyer.

Notons une dernière œuvre avec les rois mages, utilisant la technique du tüchlein, c’est-à-dire à la détrempe sur une fine toile de lin non préparée, qui historiquement a été remplacée par la la peinture à l’huile sur toile préparée.

Ici, le paysage est oriental, et c’est le peuple qui est le protagoniste, par le nombre.

Ces trois tableaux des rois mages ne sont, au sens strict, pas exceptionnel. Ils témoignent toutefois de la substance de Bruegel, dans la mesure où les masses, comme quantité, l’emportent à chaque fois sur les figures religieuses saintes, donc malgré leur qualité, voire contre leur qualité.

Il y a une dimension inégale trop marquée dans ces tableaux, et c’est là qu’on devine qu’on est encore dans un processus en cours. On pourrait dire, à la vue de ces tableaux, que Bruegel est d’accord avec une religion de masse, avec un peuple reconnu.

Il est ici dans la lignée d’un Érasme plus que d’un Calvin, mais dans la pratique avec ses œuvres, ce qu’on a en germe porte inévitablement le protestantisme au sens strict.

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Bruegel : le temps et pas seulement l’espace

Les proverbes flamands et les jeux d’enfants ont inspiré Bruegel, cela a été le prétexte à deux peintures particulièrement « remplies ». C’est la même chose pour l’affrontement de Carnaval et de Carême. Et dans cette dernière peinture, les incohérences étaient frappantes quant au moment où les scènes se déroulent.

Les commentateurs bourgeois ont cherché un sens allégorique, avec le temps qui passe, etc.

En réalité, on peut se demander s’ils n’ont pas été obnubilés par la quantité. Pour eux, la qualité résidait dans la quantité. Ils en sont donc restés à l’espace. Ils n’ont pas remarqué la qualité – le temps.

Pour comprendre de quoi il s’agit, prenons un autre tableau, La moisson. Le principe est moins opérationnel, mais il semble fonctionner.

Il suffit ici d’imaginer que les trois personnages sur le côté gauche ne forment qu’un, à différents moments.

On le voit à trois moments différents, mais les trois moments sont présents dans la peinture.

Ce n’est pas là forcément flagrant du tout. Cependant, prenons les jeux d’enfants. Imaginons l’endroit vide.

Là, cela marche très bien. On s’imagine parfaitement un peintre camper à un endroit bien précis, et noter les différentes scènes, une par une.

Puis, dans une peinture, il a retranscrit ce qu’il a vu à tel et tel endroit. Ce qu’on voit ne s’est pas déroulé au même moment, mais par exemple sur une semaine ou un mois.

Ce n’est pas qu’un assemblage théorique des jeux, c’est une photographie sur le long terme !

C’est d’autant plus vrai pour Le combat de Carnaval et Carême. Pas seulement car il y a des incohérences temporelles, puisque ce qui est célébré ne peut pas l’être à la même date… Ce qui est en effet flagrant également, c’est que les scènes se déroulent indépendamment les unes des autres !

Si on regarde bien, chaque groupe ne semble pas remarquer l’existence des autres…

Le principe est-il reproductible pour les autres œuvres de Bruegel ? Cela peut avoir joué, reste à savoir dans quelle mesure. Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux peut par exemple avoir profité du principe, cela ne semble pas déterminant pour autant.

La question dépasse toutefois Bruegel. Ce qui importe ici, c’est la dialectique de l’espace et du temps dans une peinture.

Une peinture authentique est un portrait ; il se fonde sur la réalité, la représentant dans sa substance typique.

Dans quelle mesure cependant le temps exige-t-il d’être figé, comme dans une photographie ? La peinture n’a-t-elle pas été supérieure à celle-ci justement en réussissant à assembler de manière typique ce qui n’est pas forcément, dans l’absolu, toujours présent ?

Il y a ici une vraie question historique.

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Les jeux d’enfants

Le tableau Les jeux d’enfants, de 116 cm sur 161 cm, est connu pour sa virtuosité. Bruegel a su y placer 230 enfants, 137 garçons et 93 filles précisément, qui jouent à au moins 83 jeux différents. C’est une petite encyclopédie, à l’instar des Proverbes flamands.

Des enfants jouent à la poupée, un autre joue à la toupie. Certains jouent à la queue du diable : le dernier d’une file chercher à attraper le premier. Un enfant est sur des échasses ; d’autres jouent à saute-mouton. On fait souffler de l’air dans une vessie de cochon pour en faire un ballon ou pour s’aider à nager ; on lance une noix sur un assemblage de noix pour les faire tomber.

Deux enfants tirent chacun sur une corde, eux-mêmes à cheval sur un autre enfant. Deux autres se bagarrent et une adulte va les arroser d’eau.

On joue aux boules ou au jeu de quilles ; on cherche à marcher sur un mur à partir d’une porte penchée d’une cave. On lance des petites pièces le plus près possible d’un mur.

On imite la sage-femme et la procession qui porte un enfant à baptiser ; on fait rouler un cerceau devant soi. On cherche à attraper une chaussure tenue au bout d’un bâton ; on doit deviner le pile ou le face d’une pièce. On grimpe aux arbres ; on monte un cheval bricolé avec un balai.

Avec une sorte de pistolet à eau, on tire sur un oiseau, on joue avec un autre – on retrouve la violence sur les animaux, comme régulièrement chez Bruegel. On porte des masques ; on escalade ; on fait des acrobaties. On court à travers d’autres enfants assis donnant des coups de pied. On imite un mariage.

On fait des bulles de savon ; on joue aux osselets. On joue de la flûte et on tape sur un tambour ; on joue à cheval-fondu ; on joue au jeu de puces. On se tire les cheveux ; on joue aux billes. On se pousse pour devenir « le roi de la colline » ; on manie le hochet.

Il y a une petite fille qui gratte une brique rouge : elle fait du pigment, qu’elle va vendre en tant que marchande. C’est utile au peintre, et c’est juste en dessous qu’on trouve la signature : BRUEGEL 1560.

L’œuvre est festive, terriblement plaisante, il y a quelque chose de génial. On est emporté par le mouvement général. C’est un chef-d’œuvre du réalisme.

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Les Proverbes flamands

Les Proverbes flamands sont dans l’esprit du Pays de Cocagne, mais cette fois on retrouve la dimension érudite propre au meilleur du moyen-âge, avec un esprit cocasse-intelligent propre aux villes s’extirpant du moyen-âge justement.

Il existe un débat approfondi pour savoir combien de proverbes on trouve sur ce panneau de 117 cm sur 163,5 cm. Il y en a au moins 85 très vraisemblablement, et peut-être autour de 118. 

L’œuvre est considérée comme surtout une représentation de l’éparpillement psychologique de l’humanité, son délire permanent. Elle est est rapprochée à ce titre d’une œuvre d’Érasme paru en latin en 1511, Éloge de la folie, et d’une œuvre de Sébastien Brant, La Nef des fous, paru en allemand en 1494.

Elle a également comme titre original Le manteau bleu (en référence au proverbe d’une femme mettant un manteau bleu à son mari, c’est-à-dire le trompant) et fut également appelé Le monde à l’envers.

Car en fait, si on prend les choses dialectiquement, le monde est à l’envers, car les expressions sont représentées au pied de la lettre, ce qui n’a pas de sens. La folie est à rechercher ici, et non pas simplement dans le caractère « populaire » de ce qui est représenté.

Si Bruegel appelle à corriger les mœurs du peuple, c’est parce qu’il reconnaît le peuple.

Voici un découpage des proverbes qu’on peut trouver sur wikipédia.

Voici la liste des proverbes correspondants.

1 Lier le diable au coussin (Les femmes sont plus malignes que le diable)

2 Un mordeur de pilier (Être un faux dévot)

3 Porter l’eau d’une main et le feu de l’autre (Cancaner ; ou bien : Faire le mal d’un côté et le réparer de l’autre)

4 Se cogner la tête contre le mur / Une chaussure à un pied, et l’autre nu (L’équilibre est primordial)

5 Il faut tondre les moutons selon la laine qu’ils ont (Pas à n’importe quel prix)

Tonds-la, ne l’écorche pas (Vas-y doucement)

5 / 6 L’un tond le mouton, l’autre la truie (L’un a tous les avantages, l’autre aucun)

7 Doux comme un agneau (Être très docile)

8 Elle vêt son mari d’une cape bleue (Elle trompe son mari )

9 Combler le puits quand le veau s’est déjà noyé (Ne réagir qu’après la catastrophe)

10 Jeter des roses (perles) aux cochons (Gaspiller son argent pour quelque chose d’inutile)

11 II faut se courber pour réussir dans le monde (Pour réussir, il faut faire des sacrifices)

12 Il tient le monde sur son pouce (Tout faire à sa volonté)

13 Tirer pour obtenir le plus gros morceau (Toujours vouloir la plus grosse part)

14 Qui a renversé sa bouillie, ne peut la ramasser en entier (Les dégâts ne peuvent être complètement réparés )

15 L’amour est du côté où pend la bourse (L’amour est à vendre)

16 Une houe sans manche (Une chose inutile)

17 Peiner à aller d’un pain à un autre (Ne pas arriver à joindre les deux bouts)

18 Chercher la hachette (Inventer une excuse)

Il éclaire avec sa lanterne (Mettre les choses au clair)

Une grande lanterne et une petite lumière (Beaucoup de paroles, mais qui ont peu de sens)

Avec une lanterne pour chercher (Difficile à trouver)

18 Une hache avec un manche (Le manche et la cognée (la chose complète)

19 Le hareng ne se frit pas ici (Ce n’est pas comme il devrait)

Frire tout le hareng pour consommer les œufs (Faire beaucoup pour obtenir peu)

19 Se mettre un couvercle sur la tête (Finir par prendre une responsabilité )

19 La hareng est pendu par ses ouïes (Vous devez assumer la responsabilité de vos actes)

Il y a plus qu’un hareng vide dans tout cela (Il y a des choses cachées)

19 Que peut la fumée contre le fer ? (Il ne faut pas essayer de changer ce qui ne peut l’être)

20 La truie tire la bonde (La négligence mène au désastre)

21 Attacher un grelot au chat (Entreprendre quelque chose publiquement)

22 Être armé jusqu’aux dents (Être lourdement armé)

Mordre le fer (Être furieux)

23 L’une enroule sur la quenouille ce que l’autre a filé (Commérage)

24 Le cochon est saigné par la panse (Par une puissante action, le terrain a été dégagé, 2: Tout est préparé, la partie est engagée, le cas est prévu)

25 Deux chiens sur un os ne peuvent s’accorder (Argumenter sur une seule chose)

26 Faire une barbe de lin à Dieu (Hypocrites)

entre 26 et 27 Se tenir dans sa propre lumière (Être fier de soi)

Personne ne cherche des gens dans le four, s’il n’y a été lui-même (Imaginer la faiblesse chez les autres, est un signe de sa propre faiblesse)

27 Ramasser l’œuf de la poule et pas celui de l’oie (Faire le mauvais choix)

28 Vouloir bailler comme un four (Tenter ce qui ne peut être accompli)

29 Tomber en défonçant le panier (Montrer sa déception)

Être suspendu entre ciel et terre (Se trouver dans une situation embarrassante)

30 Trouver un chien dans la marmite (Arriver trop tard quand tout a été mangé)

30 S’asseoir entre deux chaises dans les cendres (Rester dans l’indécision)

31 Les ciseaux pendent là (Il ne doit pas avoir confiance)

31 Ronger un seul os (S’obstiner longtemps en vain)

32 Le tâteur de poules (Quelqu’un qui se soucie des œufs non comptabilisés)

33 Porter la lumière du jour dans un panier (Perdre son temps)

34 Allumer une bougie pour le diable (Flatter tout le monde sans discernement)

35 Se confesser au diable (Révéler ses secrets à son ennemi)

35 Un souffleur dans l’oreille (Un mauvais orateur)

36 À qui sert un beau plat s’il n’y a rien dedans ?

36 La cigogne reçoit le renard (allusion à la fable d’Ésope)

36 C’est marqué à la craie (Cela ne pourra pas être oublié)

36 Une cuillerée d’écume (Vendre du vent)

36 Pisser sur la broche (Insulter à mort)

38 On ne peut pas tourner la broche avec lui (On ne peut pas raisonner avec lui)

38 Être sur des charbons ardents

39 Attacher chaque hareng par ses propres ouïes (II faut payer de sa propre bourse)

39 Le monde à l’envers

40 Chier sur le monde (Se moquer de tout)

41 Regarder les cartes

41 Se tenir par le nez (Avoir quelqu’un dans le nez)

42 Les dés sont jetés

42 Cela dépend de la manière dont tombent les cartes (Le hasard)

42 Laisse au moins un œuf dans le nid (Sois discret)

43 Œil pour œil dent pour dent

43 Avoir la peau épaisse derrière les oreilles (Être un fourbe fieffé),

43 Parler par deux bouches (Être mauvaise langue)

43 Le pot de chambre est dehors (On ne peut pas cacher une activité honteuse)

43 Pisser à la lune (Vouloir l’impossible)

44 Faire la barbe au fou sans savon (Profiter de la sottise d’autrui)

45 Pêcher derrière le filet des autres (Se contenter des restes)

46 Les gros poissons mangent les petits

47 Enrager parce que le soleil se reflète dans l’eau (Entre envieux)

48 Nager contre-courant

48 Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse

48 Dans le cuir d’autrui on taille de belles courroies (Être généreux avec le bien des autres)

49 Attraper l’anguille par la queue

50 Regarder à travers ses doigts (Laisser dire)

51 Le couteau est accroché (il s’agit d’un symbole de défi)

52 Rester les sabots aux pieds (Attendre inutilement)

53 Il y a un trou dans son toit (Avoir la tête fêlée)

53 Un vieux toit a toujours besoin de réparations

53 II y a des lattes sur le toit (les murs ont des oreilles)

54 Tirer une flèche après l’autre (Ne pas être récompensé de ses efforts)

55 Deux fous sous le même manteau (Combiner deux sottises en même temps)

55 Pousse hors de la fenêtre (Ne pas pouvoir se cacher)

56 Jouer de la musique sous le carcan (Ne pas se rendre compte de ses propres ridicules)

57 Tomber du bœuf sur l’âne (Passer du coq à l’âne)

58 Se frotter le derrière contre la porte (Manquer de reconnaissance)

58 Le mendiant n’aime pas qu’un autre mendiant s’arrête à la même porte

58 Réussir à voir à travers une planche de chêne pourvu qu’il y ait un trou dedans

59 Être suspendu comme chiottes sur un fossé

59 Deux qui chient par le même trou (Faire de nécessité vertu)

60 Jeter l’argent dans l’eau (Jeter l’argent par la fenêtre)

60 Un mur fendu est vite abattu

61 II pend sa tunique à la barrière (Jeter son froc aux orties)

62 II regarde danser les ours (II est affamé)

63 Le balai est dehors (Les maris ne sont pas à la maison)

63 Être mariés sous le balai (vivre en concubinage)

64 Les galettes poussent sur le toit (Vivre dans l’abondance)

65 Les porcs errent dans le blé (Tout va de travers)

66 II a le feu au derrière (Être pressé)

67 Tourner son manteau selon le vent (Faire la girouette)

68 Baiser l’anneau (courber l’échine)

69 Rester planté à regarder la cigogne (Laisser échapper la fortune)

69 À son plumage on reconnaît l’oiseau

70 Jeter les plumes au vent (Perdre le fruit de son propre travail)

71 Tuer deux mouches d’un coup (Faire d’une pierre deux coups)

72 Peu importe à qui est la maison qui brûle pourvu qu’on puisse se chauffer aux tisons

73 Traîner une souche (Traîner un boulet)

74 Crottin de cheval n’est pas figue

75 Un aveugle guide les autres

75 La peur fait trotter la vieille (La peur donne des ailes)

76 Le voyage n’est pas fini parce qu’on aperçoit l’église et le clocher (Ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué)

77 Surveiller la voile (Faire attention)

77 Avoir le vent en poupe

78 Pourquoi les oies marchent-elles pieds nus? (Être indifférent à ce qui ne nous regarde pas)

79 Chier sous le gibet (Danser sur un volcan)

79 Les corbeaux volent où est la charogne (Il n’y a pas de fumée sans feu)

L’œuvre, un tour de force, est considérée comme une expérience somme toute anecdotique par les critiques bourgeois de l’art. Si on regarde bien, ils cherchent absolument à ramener cette peinture à une sorte d’amusement d’esprit médiéval.

Or, on a ici une perspective qui vise clairement l’exhaustivité, et cela dans une logique de représentation de la réalité populaire. Il y a donc la qualité comme aspect principal, pas la quantité.

On est au sens strict dans le nexus de la contradiction au sein du moyen-âge, alors que le capitalisme commence à s’élancer à travers les villes et le protestantisme.

On notera également, car lié aux proverbes flamands, Le Paysan et le Voleur de nid, un tableau de 1568, de format 59,3 cm sur 68,3 cm. L’œuvre est beaucoup moins marquante, évidemment. Elle fait référence au proverbe Dije den nest Weet dijen weeten, dijen Roft dij heeten, soit qui connaît l’emplacement du nid en a la connaissance, celui qui le vole en a la propriété.

C’est davantage dans la question du rapport aux animaux que le tableau présente un réel intérêt.

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Le golfe de Naples et le pays de Cocagne

De manière surprenante si on le met en relation avec les autres œuvres,Bruegel peint une bataille navale fictive dans un golfe de Naples très librement interprété. Le thème n’est pas religieux, on est dans le pittoresque et il y a même le volcan en éruption.

Pourquoi alors cette peinture ? L’arrière-plan de la Bataille navale dans le golfe de Naples est la visite de l’Italien avec le cartographe Abraham Ortelius.

Ce dernier, né et mort à Anvers, est l’auteur du premier atlas, publié en 1570 : le Theatrum Orbis Terrarum (Théâtre du Globe Terrestre), un ouvrage dont le succès fut retentissant.

Abraham Ortelius était bien entendu un proche du Flamand Gérard Mercator.

On remarquera comment Bruegel réussit de manière brillante à exprimer le mouvement, en particulier avec les vagues. Et on comprend bien qu’on n’a nullement ici affaire à un Bruegel « paysan ».

La différence avec Le Pays de Cocagne est d’autant plus soutenue. Cette peinture est également petite (environ 50 sur 70, comme pour la représentation de la bataille navale).

L’expression « Pays de Cocagne » désigne un pays imaginaire, où on peut satisfaire tous ses désirs en toute paresse. Elle apparaît au 13e siècle, dans l’itinérance d’ecclésiastiques défroqués ou des étudiants vagabonds, avec des chants et des poèmes notamment rassemblés en Allemagne dans l’œuvre appelée Carmina Burana.

On n’est pas non plus ici dans une référence religieuse, mais la référence critique est très claire, puisque les personnages représentés ne sont pas du tout des modèles à suivre. Ils sont passifs, leur démarche est grossière.

On notera les références flamandes : des galettes « poussent sur le toit » à gauche (ce qui veut dire « vive dans l’abondance »), et le cochon a un couteau sur la panse (« le cochon est saigné par la panse » voulant dire que par un coup marquant, la voie est libre).

Le rapport aux animaux morts est très étrange, correspondant à l’expression de la contradiction avec les animaux. Il y a un couteau dans l’œuf, mais des pattes en sortent également, ce qui souligne l’affrontement entre la destruction d’un œuf portant la vie à la base.

Il y a également de nombreux animaux morts, censés montrer la richesse alimentaire à une époque difficile, mais donnant une dimension sordide.

On notera l’homme attendant qu’une goutte lui tombe dans la bouche depuis la cruche, expression de paresse, en contradiction avec l’ouvrage et le papier à côté de lui : c’est un étudiant.

Auprès de lui, on a un chevalier (avec son page) et un paysan, tous deux avec leur arme ou leur outil à côté. Il y a également un quatrième homme, tout à droite, qui va les rejoindre : il a traversé tout une bouillie pour arriver, comme le dit le mythe, enfin au pays de cocagne.

On notera que la barrière au fond est faite de… saucisses, et que le cactus est fait… de pain.

Le fait d’avoir un cactus est d’ailleurs d’importance : la peinture date de 1567 et la chute de l’empire aztèque date de 1521. En quelque décennies, le cactus est déjà présent sur « le vieux continent ».

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La Prédication de saint Jean-Baptiste

Avec La Prédication de saint Jean-Baptiste, on est dans une démarche résolument protestante chez Bruegel. Il y a déjà une allusion : on est dans la forêt, la ville est au loin. Autrement dit, on est en-dehors de la juridiction du pouvoir, et justement aux Pays-Bas, les protestants se réunissaient dans la forêt.

On a ensuite surtout Jean-Baptiste, qui annonce le Christ (ce qui est conté par Matthieu et Luc), et cette insistance sur le Christ de la part d’un peintre ne représentant jamais Marie est claire quant à son contenu.

Jean-Baptiste n’est d’ailleurs lui-même qu’un parmi d’autres, dans l’esprit protestant de la communauté religieuse organisée où chacun en vaut un autre.

Jésus est d’ailleurs présent, et autour de lui on a de nombreuses personnes regroupées.

C’est bien sûr une allusion aux protestants, qui s’unissent autour de Jésus, ayant compris son message.

Le reste de la foule est plus dispersée, plus désorganisée, elle observe mais elle n’exprime pas la même crainte, le même esprit de rassemblement.

Cela montre ce qui reste à effectuer niveau prêche, niveau éducation.

Et on a dans la foule des surprises justement. On trouve un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, des asiatiques dont un diseur de bonne aventure lisant dans une main…

On a également un Turc, des Juifs… Des valides, des infirmes, des nobles et des paysans, des villageois et des soldats… On devine facilement que pour ceux en hauteur, leurs privilèges les éloignent du message du Christ.

Le propos suivant est raconté par Matthieu :

21 Jésus lui dit: Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.

22 Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s’en alla tout triste; car il avait de grands biens.

23 Jésus dit à ses disciples: Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux.

24 Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

On notera que le tableau date de 1556, année où Philippe II d’Espagne tenta particulièrement de réprimer le protestantisme aux Pays-Bas. Il s’ensuivit une transformation des sermons dans les forêts en opérations visant des centaines d’églises, avec la destruction de leur iconographie considérée comme un culte idolâtre et irrationnel.

C’est le début du processus qui va amener une vaste révolte nationale néerlandaise, qui échouera cependant dans une partie du pays. À la suite de la guerre de quatre-vingts ans, les sept provinces du Nord donneront les Pays-Bas, le reste formera la Belgique, mais également le Luxembourg, et ce qui est le Nord-Pas-de-Calais en France.

Enfin comme on le sait, Jésus s’est également fait baptiser dans l’eau par Jean. On lit dans Luc :

16 Il répondit à tous : Moi je vous baptise dans l’eau. Mais quelqu’un va venir, qui est plus puissant que moi. Je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et le feu. 

17 Il tient en main sa pelle à vanner, pour nettoyer son aire de battage, et il amassera le blé dans son grenier. Quant à la bale, il la brûlera dans un feu qui ne s’éteindra pas.

18 Jean adressait encore beaucoup d’autres recommandations au peuple et lui annonçait la Bonne Nouvelle de évangile.

19 Mais il reprocha au gouverneur Hérode d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, et d’avoir commis beaucoup d’autres méfaits. 20 Hérode ajouta encore à tous ses crimes celui de faire emprisonner Jean.

21 Tout le peuple venait se faire baptiser, et Jésus fut aussi baptisé. Or, pendant qu’il priait, le ciel s’ouvrit 

22 et le Saint-Esprit descendit sur lui, sous une forme corporelle, comme une colombe.

Une voix retentit alors du ciel : Tu es mon Fils bien-aimé, tu fais toute ma joie.

Or, si on regarde bien, dans le tableau, on a un baptême. La boucle est bouclée.

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Paysage fluvial avec la parabole du semeur

On trouve dans les propos des évangélistes Matthieu, Marc et Luc la parabole du semeur. Chez Matthieu, cela donne la chose suivante :

« Voici, disait-il, que le semeur est sorti pour semer. Et comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux, étant venus, ont tout mangé.

D’autres sont tombés sur des endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et aussitôt ils ont levé, parce qu’ils n’avaient pas de profondeur de terre: mais, le soleil s’étant levé, ils ont été brûlés, et faute de racines, ils se sont desséchés.

D’autres sont tombés sur les épines, et les épines ont monté et les ont étouffés. Mais d’autres sont tombés sur de la bonne terre, et ils ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende, qui a des oreilles ! »

Puis s’ensuit l’explication qu’écouter le message du Christ est une chose, être capable de l’assumer en est une autre. Il faut pour cela que le terrain soit fertile. Lorsque c’est le cas, alors cela donne de très nombreuses bonnes choses, toujours plus. Sinon, on chute.

La peinture de Bruegel s’appuie sur cet arrière-plan. De manière peu surprenante, les critiques bourgeois considèrent que c’est une simple illustration.

En réalité, la dimension protestante est flagrante si on suit la contradiction présente. Vous avez à gauche un semeur dont la terre est stérile. Il vit de manière isolée, dans l’obscurité quasiment.

Plus bas, la terre semble riche, là où est l’église. Et sur l’autre rive, il y a un attroupement, on devine Jésus lorsqu’il raconte sa parabole. Il y a un effet une barque et Jésus prend une barque pour parler à tout le monde. On trouve à côté une petite ville.

Cette peinture montre la contradiction entre la ville et la campagne, elle témoigne du dépassement du moyen-âge, elle exprime le triomphe de la communauté organisée, protestante, sur l’éparpillement.

Le contraste est également saisissant entre la dimension naturelle, calme, agréable de la forêt à gauche, d’un esprit très germanique, dans l’esprit de ce qui sera le romantisme allemand ensuite… et le caractère inquiétant, surréel des montagnes nimbé de lumières occupant de manière sèche, aride, tout l’espace en haut à droite de l’image.

C’est un paradoxe qui est utilisé pour renforcer le caractère unifié de la peinture. La clef est d’ailleurs le soleil qui ressort d’un flou général, vers la gauche du tableau, en haut. On est au début ou à la fin de la journée, tout reste à faire ou tout a été fait.

Il y a, de fait, dans cette atmosphère suspendue, un calme tellement agréable, qu’il est typique de l’esprit national néerlandais.

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La moisson

Peinture de 1665, de 162 cm sur 119, La moisson est une œuvre d’un profond réalisme.

Bruegel est ici le témoin du travail et des travailleurs, du rapport à la Nature. On a un portrait de l’humanité à un moment de son existence.

Ce qui est marquant, c’est bien entendu déjà la vue d’ensemble. On a un panorama, qui n’est pas un prétexte, mais présenté en lui-même. C’est révolutionnaire alors. Et la composition est mise en place en s’alignant sur la dimension typique.

Regardons l’arrière-plan, qui s’ouvre à nous. C’est une affirmation nationale des Pays-Bas que nous avons ici. Des maisons avec des gens s’amusant non loin, l’ouverture à la mer, l’église à l’arrière-plan… Un espace plat et organisé, rien d’abrupt et aucune cassure dans le paysage… Il y a ici toute une psychologie nationale.

L’importance du jeu se retrouve régulièrement chez Bruegel, ce qui est normal pour deux raisons : d’une part, c’est un trait populaire, ensuite les Pays-Bas ont développé de manière massive les jeux, ce qui reflète là aussi la nouvelle humanité qui a bien davantage les moyens d’agir.

On n’est plus dans la survie, mais dans un développement réel de la société.

Il y a les moyens d’occuper son temps, non seulement matériellement mais également intellectuellement, car on a acquis des connaissances, on se libère de la logique médiévale et catholique, on est dans une société en plein développement.

Bruegel est, ce sens, le peintre du peuple naissance, des nations qui se mettent en place.

Portons un œil avisé sur ce qui se déroule dans cette partie où des gens se sont rassemblés. Il y a déjà un plan d’eau. Des moines s’y baignent. Qu’on ne vienne pas parler d’un Bruegel catholique alors qu’il montre des moines dans une telle situation. On est ici dans la nature, dans le corps, dans l’amusement, le fait de se prélasser… le contraire précisément de la doctrine catholique et des mœurs des moines.

A côté, on a une ferme et des enfants lançant des bâtons sur un coq. Toute la cruauté du rapport aux animaux est ici exposé de manière brute.

Un trait subtile est la partie à droite, avec une église, qu’on devine dans un endroit à la fois plutôt sauvage et en même temps plutôt idyllique, on ne sait trop. Si la partie gauche était des Pays-Bas, au sens strict, et pourrait aller avec la Belgique ensuite, celle à droite est pour le coup véritablement néerlandaise, bien ancrée dans les traditions germaniques. Cela préfigure le romantisme allemand.

Mais regardons la dimension littéralement géniale de la composition sur le plan dialectique. Il y a en effet deux parties, justement en liaison avec les arrières-plans.

Sur la droite, justement en adéquation avec l’église qu’on ne voit pas, on a le repos. Les travailleurs se reposent, les champs ont déjà été travaillés.

Dans la partie droite, tout est à la fois vide et rempli, les choses se regroupent par blocs, les espaces vides renforcent ces blocs.

Dans la partie gauche, on est dans des espaces remplis… mais vides. Et le travail prédomine.

Pour la petite liaison, alors qu’un arbre sépare les deux parties, on un a paysan qui travaille à droite, et un paysan qui dort, à gauche.

C’est là qu’on s’aperçoit que l’ouverture sur la gauche, en profondeur, agit dialectiquement de manière formidable avec le reste. La partie « repos » est appuyée par la partie travail au sens strict, elle-même adossée à l’arrière-plan.

C’est à la fois simple et très impressionnant.

L’attention portée par Bruegel au typique montre qu’il aimait les gens, qu’il respectait leur travail, qu’il en voyait le sens réel.

C’est la raison pour laquelle on a imaginé un Bruegel « paysan », afin de neutraliser la figure éminente du réalisme qu’il représente.

On a des choses typiques dans des situations typiques. Les attitudes, les postures, les gestes, les habits… c’est un portrait.

Ce qui est également à noter, c’est la dimension simple des visages. C’est un choix, par ailleurs typique de la dimension populaire des Pays-Bas. Chacun s’insère dans l’ensemble, on est dans la vie collective.

C’est un parti-pris, où l’ensemble prime sur le particulier. Le peintre a voulu exprimer le contenu des psychologies, plutôt que de montrer formellement le visage de l’un ou de l’autre.

Il faudra attendre la bourgeoisie, bien ancrée, installée, avec des figures marquantes, pour que les Pays-Bas développent une peinture où les visages sont personnels, directement authentiques.

Bruegel est d’autant plus un peintre exprimant le peuple.

Un dernier à souligner est bien entendu la présence des vaches. Elles servent comme animaux de traits, ou bien paissent. Elles ne sont que des éléments secondaires du tableau.

Et pourtant, vu du 21e siècle, on sait comment, en réalité, l’utilisation massive des animaux, dans des conditions qui ont été celles qu’on connaît (et encore jusqu’à aujourd’hui), a un rôle historique de la plus haute importance.

C’est en ce sens que cette peinture comme portrait de son époque, d’une humanité dans la contradiction villes-campagnes, atteint une limite, qui en elle-même pose son propre renversement.

La question animale est révolutionnaire en soi à travers cette peinture, avec la ferme, les coqs et les vaches.

La moisson est une œuvre admirable du réalisme, un chef-d’œuvre immense.

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Le Combat de Carnaval et Carême

Nous sommes en 1559 et Bruegel peint Le Combat de Carnaval et Carême, une toile de 118 cm sur 164,5 cm, un chef-d’œuvre de dialectique, de liaison entre l’universel et le particulier, de reconnaissance de la dignité du réel.

On retrouve pas moins de 200 personnages dans le tableau, qui peuplent un affrontement symbolique, celui du Mardi gras, avec la fête qui annonce la rentrée dans le Carême de quarante jours. C’est le carnaval, autrefois appelé Carême-prenant.

À gauche, on a l’auberge, et devant elle le prince carnaval se tient sur un tonneau. Cette caricature de chevalier tient à la main, en guise d’épée, une broche à rôtisserie, traversant des viandes. Il est gros. À droite, on a l’église, et madame Carême se tient justement sur une chaise d’église. Elle tient une longue pelle à pain, sur laquelle se trouvent deux poissons. Elle est maigre.

La confrontation dialectique est évidente. Et ce n’est pas un dualisme, car le tableau est pétri dans la démarche idéologique de l’époque, qui façonne et se façonne dans le protestantisme. Il y a ainsi une liaison interne entre les « deux combattants ».

Le gros « chevalier » est accompagné d’adultes, dont le manque de sérieux dans la démarche est frappant. On est dans la fête sans considération pour le lendemain. Ce sont par contre des enfants, symbole d’innocence et d’avenir, qui sont auprès de madame carême.

Et tout un environnement est construit autour des deux personnages. Dans la partie du carnaval, c’est la joie et la nourriture est omniprésente ; il y a des déguisements et de l’agitation. Dans la partie du carême, le sérieux et la gravité prédominent.

Pour renforcer l’affrontement dialectique, ce contraste se déroule de manière double. Il a lieu au premier plan, d’une part, mais également à l’arrière-plan, d’autre part.

Ce n’est pas tout et c’est là où les choses se compliquent avec Bruegel. Chaque espace est occupé par différents intervenants, au sens où chacun a un rôle bien déterminé et s’insère dans une action concrète. Cette action est typique de l’époque, de la société de l’époque.

Seulement voilà : elle se pose en interaction avec celui qui regarde le tableau. Cela implique qu’un tel foisonnement vise à avoir un impact sur l’intellect de l’observateur, cela exige de lui un effort d’observation et de compréhension.

De notre point de vue, où l’on attend une certaine clarté, cela apparaît comme beaucoup trop chargé. Cela fait exactement le même effet qu’un ouvrage du 16e siècle à un Français du siècle d’après.

C’est qu’il y a chez Bruegel deux niveaux : le général et le particulier, et les deux s’équilibrent. D’un côté, il y a le foisonnement particulier, bruyant et brouillon, du moyen-âge. De l’autre, une vue d’ensemble, le dépassement rationnel du moyen-âge.

On trouve exactement la même chose chez Cervantès avec Don Quichotte (1605), avec le théâtre de Shakespeare (1564-1616), avec les Essais de Montaigne (1580), ainsi que dans la Divine Comédie de Dante, qui date quant à elle du début du 14e siècle.

Bruegel est ainsi un peintre majeur, car il témoigne de la capacité à formuler une peinture complète par le dépassement des éléments séparés. Naturellement, le souci est qu’il s’arrache au foisonnement médiéval, ce qui ne facilite pas la compréhension.

Un excellent exemple de cela est ce qui se déroule à l’arrière-plan.

Il y a tout au fond un bûcher, autour duquel sont amassés des villageois. C’est une référence aux bûchers de la Saint-Jean, un prolongement culturel de la fête païenne du solstice d’été. À gauche du bûcher, on a trois personnages en pleine lumière, ce qui est une référence aux rois mages. La porte est d’ailleurs ouverte : ils viennent rendre visite.

Le petit cortège qui vient vers le centre du tableau est constitué de lépreux, dont la procession avait traditionnellement lieu le second lundi de janvier. Une femme verse d’ailleurs de l’eau à l’un d’eux, alors que juste à côté un enfant boit sur un tonneau… Il fête son élection comme roi des enfants du carnaval, qui a eu lieu le jeudi avant le mardi du carnaval.

Tout cela est savamment construit, c’est très intéressant. Cependant, il faut une certaine attention et une certaine érudition pour bien appréhender cela, en plus même d’être simplement du pays à l’époque de Bruegel. Ce qui sauve pourtant la démarche de Bruegel, c’est la charge populaire.

C’est le peuple qui est montré dans sa réalité, dans son travail, ses joies et ses peines. Bruegel exprime, en ce sens, la charge démocratique des villes naissantes du capitalisme, la charge démocratique du protestantisme qui reconnaît une valeur en soi à chacun.

Les charges populaires et religieuses se mélangent d’ailleurs de manière très nette. Une procession sort de l’église, à la fin de la messe de Pâques, avec des gens drapés de noir, mais celui sur le rebord de la fenêtre regarde ailleurs et la femme qui repeint la maison ne se retourne pas. Une femme femme est pareillement très prise devant la porte de la même maison. C’est en fait le grand ménage de printemps.

Cela ne dérange pas non plus les deux groupes de trois personnes s’activant à des jeux devant l’église. Il y a le peuple, qui est une chose, l’église qui en est une autre. Les deux se confondent – c’est là l’arrière-plan historique du protestantisme.

Mais le protestantisme n’a pas encore gagné, et dans cet entre-deux Bruegel prend une posture associant le peuple et la religion, avec ingéniosité. Plus il ajoute, plus il renforce l’ensemble, et l’ensemble forme une ossature à toutes les petites scènes. C’est cela, la peinture de Bruegel.

Il y a d’innombrables débats du côté des historiens et des critiques d’art pour savoir s’il y avait une critique du peuple ou de la religion dans l’approche de Bruegel. C’est là une conception bourgeoise qui ne comprend pas le contexte historique.

Il est évident que Bruegel ne peut arriver à présenter tant le peuple que la religion que parce qu’il s’identifie à l’un et à l’autre. Et cela correspond à l’exigence protestante pour qui le peuple et la religion ne sont qu’une seule et même chose, tout comme la morale religieuse et l’État ne doivent être qu’une seule chose, la société elle-même.

Si l’on porte son attention sur le côté droit du tableau, de manière subtile, on a une ligne formée par les gens sortant de l’église, établissant un prolongement de celle-ci et permettant une cohérence dans l’organisation spatiale.

On a uniquement des femmes et elles tiennent toutes des rameaux. C’est une référence au dimanche qui précède Pâques, où l’on fête l’entrée de Jésus à Jérusalem, qui sera suivi de la Passion du Christ et de sa résurrection justement célébrée à Pâques.

Dans l’église justement, en référence à la période de la semaine sainte où on fait pénitence en raison de la Passion, les statuettes sont recouvertes d’un voile, alors qu’on peut voir au sol ce qui semble être des reliques sorties pour l’occasion.

On peut également voir un prêtre qui s’adresse à plusieurs personnes, d’un air contrit et inspiré en même temps.

À l’entrée, on a deux personnes laïques liées à l’église, en charge de la bonne tenue de ce qui se passe, sans doute avec une relique sur la table à gauche, ou de la vente de chapelets.

C’est une scène très vivante, où l’esprit est représenté de manière concrète, parlante. La dimension typique est réussie.

De manière notable, les femmes qui portent des rameaux, les enfants devant eux et madame Carême ont une croix sur le front, faite de cendres. On trace cette croix le mercredi du Carême, dit le mercredi des cendres, au lendemain du carnaval. C’est le premier des quarante jours de pénitence.

Il y a une contradiction entre les cendres et les rameaux, marquant le début et la fin d’une période, mais il faut savoir que les cendres sont faites avec les rameaux de l’année précédente.

Et que peut-on voir justement tout en haut du tableau ? Que, à gauche, les arbres pour beaucoup masqués, sont secs, alors qu’à droite ils sont verts.

On a ici une dialectique de la vie et de la mort, à travers le Christ permettant la résurrection. C’est pour cela que le défilé des rameaux débouche sur des scènes de charité. Les misérables interpellent ceux qui se portent bien et il leur est donné (suivant le principe « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe. »).

Pour contrebalancer cette dimension dramatique, dans l’auberge exactement de l’autre côté, on a trois scènes cocasses. On parle de gens qui devraient justement voir les scènes de charité, mais ils ne le peuvent pas.

Un couple s’embrasse, les yeux dans les yeux, un enfant est trop petit pour voir par la fenêtre. Au milieu d’eux, un homme vomit, se vidant autant que sa cornemuse posé sur le rebord, vidé de son air.

L’humour, les facéties… sont bien quelque chose de populaire et Bruegel les assume entièrement.

D’ailleurs, les enfants célébrant le roi des enfants du carnaval ont quelqu’un juste au-dessus d’eux qui leur vide un seau d’eau… Tout dans les détails de Bruegel a un écho, en fait.

Il y a une virtuosité dialectique qui profite de l’interaction entre le peuple et la religion, par le protestantisme.

Cela est bien entendu incompréhensible pour des gens qui ont une incompréhension fondamentale de ce qu’est le protestantisme, le voyant comme sec, étouffant, obscur, etc.

Le catholicisme a mené ici une propagande absolument titanesque, étant donné qu’il en allait de sa survie.

La peinture de Bruegel est, dans les faits, la meilleure introduction au protestantisme comme émergence de la conscience raisonnée dans les villes, à travers une dimension populaire et en accompagnement du capitalisme qui s’élance.

Mais voyons justement un exemple de la complexité de l’humanité nouvelle qui se développe. Si on observe le tableau, on se doit d’être frappé par la présence massive des formes rondes et rectangulaires.

Il ne s’agit pas ici d’en faite une loi formelle, néanmoins on peut voir qu’il y a un dispositif de ces formes afin d’encadrer et d’harmoniser en même temps la présence de tellement de personnages. Il y a ici un véritable choix synthétique.

Il faut, sur le plan du développement de la société, avoir passé un vrai cap pour être capable de construire une telle chose.

Surtout tout en étant capable de s’attarder aux détails, comme avec ce faux cul-de-jatte. Son corps est bien trop épais par rapport à sa main et ses jambes. Il a en fait savamment replié ses membres, et le singe tapi au fond de la hotte de la femme derrière lui est là pour valider l’hypothèse.

Cette combinaison d’une construction à haut niveau et d’élaborations à bas niveau fait de Bruegel un grand maître, un titan de son époque.

Il porte le nouveau avec subtilité, il présente un mouvement général en respectant le particulier. Et cela n’était possible qu’à travers le protestantisme.

La valorisation du travail des poissonnières, posé en parallèle au carême où il y avait justement cette prescription alimentaire, est de caractère absolument démocratique.

Elle souligne la nature de la charge révolutionnaire que représente le protestantisme, parti de Bohème pour aboutir en Allemagne et ensuite en France, se développant aux Pays-Bas, en Angleterre.

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Bruegel, peintre du peuple des villes

Pieter Bruegel l’Ancien (1525 ? – 1569) est un peintre néerlandais dont certaines œuvres sont extrêmement connues. Il a vécu aux Pays-Bas au moment où le capitalisme s’y développait de manière majeure, les villes faisant craqueler et céder le moyen-âge totalement dépassé.

Pour preuve, le protestantisme se lançait à l’assaut du catholicisme, porté par les meilleures forces vives. Et c’est ce même protestantisme qu’on retrouve comme substance des peintures de Bruegel, avec un jeu de la raison, un appel à la morale, un regard matérialiste, une démarche populaire-urbaine.


La Danse des paysans

Bien entendu, le contexte de la domination espagnole jouait particulièrement, alors qu’on est à la période où le protestantisme s’élance seulement. En apparence, Bruegel est ainsi un bon catholique.

La ville où il habite, Anvers, est la capitale du capitalisme, il y a déjà le protestantisme de présent, avec de nombreuses variantes, mais lui n’en relève officiellement pas : il est catholique.

Il est d’ailleurs enterré dans la même cathédrale où il s’était marié, à Bruxelles. Et il a travaillé pour des notables catholiques, tels Niclaes Jongelick, un collecteur d’impôts, et Antoine Perrenot de Granvelle, un cardinal.

Il est justement, dans cette perspective catholique, présenté, comme un simple paysan, qui a eu l’audace et le génie de peindre la société de son époque, avec un regard naïf et religieusement sincère.

Les Proverbes flamands

La réalité est bien différente. Bruegel a participé en tant qu’apprenti à la constitution d’un retable à Mechelen en 1550/1551, mais il n’a jamais réitéré l’entreprise, se cantonnant dans la peinture d’œuvres destinées à la sphère privée. Et cela malgré le fait que de 1552 à 1554, Bruegel ait voyagé en Italie, et qu’il a donc tout à fait connu les églises catholiques et leur ornementation.

Il n’y a pas seulement un refus de participer à une décoration religieuse qui est typique du protestantisme. Dans ses œuvres, on ne trouve, de la même manière, nulle part de référence à l’Eucharistie, qui est pourtant la clef du dogme catholique.

Il n’y a pas non plus de mise en valeur de la Vierge Marie, autre figure incontournable de toute approche catholique. Quand elle est représentée, elle est tout sauf en gloire. C’est là quelque chose de très important, c’est un marqueur indéniable.

Bruegel s’est, dans les faits, désengagé du catholicisme. Il est ici fort dommage qu’on ne sache pratiquement rien de sa vie privée, car il a nécessairement dû être très difficile pour lui d’agir sans éveiller trop de soupçons ou de confrontations, avec des œuvres clairement engagées en faveur des Pays-Bas contre l’Espagne catholique.

On sait seulement sur lui, grosso modo, que :

« c’était un homme tranquille, sage, et discret ; mais en compagnie, il était amusant et il aimait faire peur aux gens ou à ses apprentis avec des histoires de fantômes et mille autres diableries (…) .

En compagnie de son ami [joaillier à Anvers] Franckert , il aimait aller visiter les paysans, à l’occasion de mariages ou de foires (…).

Il dessinait avec une extraordinaire conviction et maîtrisait particulièrement bien le dessin à la plume ».

(Van Mander 1604, Het Schilder Boeck)

Qui plus est, on ne possède désormais qu’une quarantaine d’œuvres de Bruegel, soit sans doute autour de 1 % de sa production (en comptant les peintures, les dessins, les gravures…), lui qui fut actif à Anvers (avec la maison marchande de l’artiste Hieronymus Cock), puis à Bruxelles à partir de 1563. Il s’éteint dans cette ville en 1569.

Bruegel atteignit une grande renommée de son vivant ; après sa mort, on a notamment l’empereur du Saint-Empire Rodolphe II qui s’intéressa particulièrement à ses œuvres.

Rodolphe II a d’ailleurs récupéré les œuvres de Bruegel possédé par le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, en faisant pression sur son neveu qui avait hérité de lui.

Antoine Perrenot de Granvelle avair été une éminente figure politique européenne, et l’un des plus grand collectionneurs d’art de son temps.

L’intérêt des Habsbourg pour Bruegel ne doit pas surprendre : cette famille impériale appuyait un catholicisme violent, mais leur ligne était vraiment louvoyante selon les empereurs et les nécessités du moment ; qui plus est, chaque empereur avait plus ou moins ses passions et ses lubies, ainsi qu’un goût prononcé pour les arts et les sciences.

Il est d’autant plus dommage de ne pas avoir un aperçu concret des activités de Bruegel (dont voici une représentation du peintre et de l’acheteur).

Ses œuvres, cependant, portent une substance tout à fait claire : celle des Pays-Bas qui se tournent vers le protestantisme à travers les villes du capitalisme, et qui affrontent l’Espagne catholique.

Comme on est ici avant la scission entre les Pays-Bas (s’arrachant à l’Espagne) et la Belgique (qui reste dans le giron catholique), Bruegel porte des valeurs nationales valables pour ces deux nations, avant leur processus de séparation générale.

Si tendanciellement, Bruegel porte bien sûr davantage une charge néerlandaise en raison du protestantisme, de sa dimension positive sur le plan de la lutte des classes, il y a des traits qu’on devine comme belge. C’est qu’on est là dans un vrai nexus historique, un affrontement d’une immense portée, un choc complet entre l’ancien et le nouveau.

=>retour au dossier sur Bruegel et la peinture du peuple des villes

Premier tour des élections législatives de juin-juillet 2024 : une France qui ne veut plus ou une France qui ne peut pas ?

La France est divisée en trois blocs électoraux au soir du premier tour des élections législatives, le 30 juin 2024. Il y a un bloc conformiste, avec le centre et la droite, et deux blocs à vocation contestataire, maniant un populisme de droite ou bien ou un populisme de gauche.

Tout cela s’affinera avec le second tour, car c’est une configuration politique nouvelle. L’une des thèses à étudier, en fait la thèse à étudier même, est de savoir si il y a une américanisation de la politique française, avec une droite républicaine conservatrice et une gauche démocrate moderniste.

Néanmoins, au-delà de ces considérations, au soir du premier tour, il y a la question plus directe de ce que la situation représente sur le plan de la lutte des classes. On ne saurait le dire à un moment passager, alors qu’une mobilisation électorale va de nouveau se produire.

Cependant, on peut en poser les contours. Ces élections qui font sauter le paysage politique traditionnelle, que représentent-elles ? Une France qui ne veut plus, qui en a assez d’une situation politique sans cohérence, d’institutions en décalage avec elle ?

Ou bien une France qui ne peut pas, qui ne supporte plus un monde moderne au rythme trop rapide, et qui fait une crise de nerfs ?

Dans le premier cas, le passage par le vote pour le Rassemblement National est pour des millions de Français un (horrible) détour dans la recomposition du prolétariat. Il y a eu la corruption par le capitalisme et la société de consommation, mais il y a un début de rupture. Le poids du passé, de la corruption, fait qu’on en passe par là. C’est moche, mais sans réelle gravité, car seulement passager.

Dans le second cas, la situation est hautement régressive. Les gens se rétractent de tout et ne veulent entendre parler de rien. Ils délèguent et exigent qu’on les laisse tranquille.

Bien sûr, dialectiquement les deux interprétations se répondent. Et il y a du positif également dans le fait de vouloir se mettre à l’écart, tout comme il y a du négatif à protester sans perspective aucune à part celle de suivre des démagogues.

Néanmoins, il y a la question de la perspective révolutionnaire qui se joue ici. Stratégiquement, que l’aspect principal soit le premier cas, ou le second, voilà qui est très différent.

Dans le premier, il faut s’attendre à une rupture partielle, dans le second à une rupture générale.

Dans le premier cas, tout va continuer comme avant, mais il va y avoir des secteurs entiers qui vont sortir du cadre, prenant au sérieux la protestation. Cela va faire, disons 10 % de la population qui va s’agiter sans commune mesure avec une majorité suiviste.

Dans le second cas, il va y avoir à un moment une telle passivité que cela va se transformer en cassure.

Dans le premier cas, on a un « mai rampant » à l’italienne, avec une situation de tension prolongée et très dure, ne concernant toutefois qu’une petite minorité des masses. Dans le second cas, on a une explosion à la mai 1968.

Ou encore : dans le premier cas, on a une situation à la chinoise, avec une base faible de contestation cherchant à s’agrandir, le processus s’étalant sur une période assez longue.

Dans le second cas, on a une situation à la russe, avec des mouvements explosifs de rupture (1905, février 1917, octobre 1917).

Il y a là matière à réflexion. Et ce dont on peut être sûr, c’est que comme le dit le mot chinois, « L’arbre préfère le calme, mais le vent continue de souffler ». Il se passe bien quelque chose de profond en France, de très profond.

De trop profond pour être visible, mais qui connaît l’Histoire peut lire un mouvement d’immense amplitude.

Et il est opportun de citer ainsi Lénine sur la « loi fondamentale de la révolution », exposée dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »).

« La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du XX° siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements.

Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois.

C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher.

Cette vérité s’exprime autrement en ces termes: la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs).

Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut: premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle ; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement. »

On est encore très loin. Mais une chose est certaine : la situation confirme que l’initiative de lancer Crise était juste. Le monde n’est clairement plus le même et Crise est apparue exactement au bon moment pour suivre l’évolution de ce qu’on doit appeler la seconde crise générale du capitalisme.

Il a été vu de manière juste qu’il y aurait crise économique et tendance à la guerre ; l’instabilité politique a été soulignée comme un critère de la crise générale. Voici ce qu’on lit en juillet 2020 dans l’article : 10 critères + 3 pour caractériser la crise générale du mode de production capitaliste.

Le point qui nous intéresse plus directement le 9.

1.L’étalement géographique du mode de production capitaliste se réduit en raison de l’apparition de pays socialistes.

2. Dans les pays capitalistes il y a des tendances à un retour aux formes économiques ré-capitalistes.

3. La division internationale du travail se réduit, le caractère relativement unifié de la production au niveau international est ébranlé.

4. La valeur de la monnaie vacille, la parité-or est remplacée par la planche à billets.

5. L’accumulation du capital cède la place à une désaccumulation.

6. La production se réduit.

7. Le système de crédit s’effondre.

8. Le niveau de vie des masses chute, en raison de l’inflation, du chômage, etc.

9. Une lutte aiguë se produit dans les couches dominantes de la bourgeoisie, ce qui se caractérise par une instabilité politique, l’émergence de nouveaux partis, l’incapacité à disposer d’une majorité parlementaire pour le gouvernement, etc.

10. Le consensus en faveur d’un capitalisme inébranlable commence à disparaître.

1. L’abandon de toute prétention universaliste caractérise un échec du projet civilisationnel.

2. La contradiction villes-campagnes a atteint un stade destructeur.

3. La tendance à la guerre se généralise.

Le point 9 caractérise très bien la situation politique française. En 2020, personne en France à part le PCF(mlm), désormais PMD, n’osait voir les choses ainsi. C’était pourtant le regard juste, car le capitalisme obéit à des lois historiques.

Quand on est armé du matérialisme dialectique, on comprend le cours des choses, et on devient inébranlable, car on s’aligne sur l’affrontement entre le nouveau et l’ancien, entre l’avenir et le passé.

La France ne veut plus, la France ne peut pas, en fait la France ne parvient à rien, mais elle est tourmentée, elle est travaillée au corps par des tendances historiques inéluctables.

C’est l’enfantement douloureux d’une société nouvelle qui se met à l’œuvre.

Ce qu’est le fascisme et ce qu’il n’est pas: un texte-miroir

La crise politique française de juin 2024 amène, forcément, une profusion d’agitation et de confusion. C’est l’expression d’une panique : on s’imagine que le monde est stable, on découvre subitement qu’il ne l’est pas, toutes les illusions s’effacent et on ne sait pas par quoi elles vont être remplacées.

Il faut ici s’intéresser à cette période d’entre-deux : après les élections européennes, avant les élections parlementaires, avec le Rassemblement national de Marine Le Pen et Jordan Bardella en position de force.

L’une des questions les plus ardentes dans un tel contexte est bien sûr de savoir ce que représente « l’extrême-droite aux portes du pouvoir ». Avant les élections parlementaires, c’est la question clef : dans quelle mesure existe-t-il une menace fasciste en cas de triomphe électoral du Rassemblement national?

Ce qui amène à la question : qu’est-ce que le fascisme? Et pour le comprendre de manière dialectique, voici un commentaire d’un texte-miroir, c’est-à-dire d’un texte qui prétend avoir une analyse correcte, avec les méthodes justes d’étude de la réalité, et qui en réalité correspond à l’agitation et la confusion.

En regardant l’absurdité du propos, les méprises, les tromperies, on en saura davantage. C’est le principe de la dialectique : le vrai se positionne par rapport au faux, et inversement. D’ailleurs, les auteurs de ce texte, le groupe « Unité Communiste » de Lyon, est coutumier du fait, puisqu’il ne cesse de puiser en nous, tout en ne produisant que des caricatures soit ridicules, soit sordides.

Le texte est tiré de l’article « Que faire (le 30 juin) ? », publié très tardivement (le 14 juin 2024) par rapport au début de la crise politique, et l’extrait s’intéresse à la définition du fascisme.

« Pour définir très brièvement ce que sont essentiellement le fascisme et ses conditions d’émergence, l’on peut mobiliser la synthèse que donne Dimitrov au VIIe congrès de l’Internationale communiste (1935), elle-même fondée sur les travaux antérieurs de Zetkin. »

Est-il vrai de dire que les travaux de Georgi Dimitrov sur le fascisme sont fondés sur les travaux antérieurs de Clara Zetkin ?

Absolument pas. Une telle chose n’a d’ailleurs jamais été dite nulle part, et pour cause : les deux thèses s’opposent.

Clara Zetkin parle de la situation dans les années 1920, et elle constate la chose suivante. Dans les pays européens où une révolution a commencé à la suite de la révolution russe, en cas d’insuccès, la contre-révolution passe au terrorisme et massacre les révolutionnaires.

Ce fut le cas, comme on le sait, de manière très importante en Hongrie et en Finlande. L’Italie pré-fasciste avait également connu une période intense de contestation révolutionnaire.

Le fascisme est donc, pour Clara Zetkin, une punition.

Est-ce le cas pour Georgi Dimitrov ?

Pas du tout : Georgi Dimitrov explique que le fascisme est le produit du poids massif que prend une fraction de la bourgeoisie dans un contexte de crise générale du capitalisme, afin d’aller à la guerre.

Georgi Dimitrov ne parle donc pas que d’un contexte de lutte de classes, il analyse les mécanismes internes au mode de production capitaliste.

C’est donc bien différent, et on comprend pourquoi eUnité Communistee ne parle absolument jamais du conflit armé en Ukraine. Il ne croit pas en l’inéluctable marche à la guerre, il rejette au fond justement les enseignements de Georgi Dimitrov et de l’Internationale Communiste.

« Le fascisme est le produit de la crise générale du capitalisme. Cette crise est autant économique que politique. D’une part, elle entraîne les masses populaires dans la misère et l’ensemble des classes dans l’incertitude. D’autre part, elle sape les « moyens de violence » de l’État bourgeois, ce qui le rend incapable de remplir son rôle de classe (la répression du mouvement ouvrier et révolutionnaire). »

Il va de soi que le groupe « Unité Communiste » n’a jamais défini ce qu’est la crise générale du capitalisme. Nous seuls l’avons fait. On est ici dans une escroquerie.

Quant au reste, ce qui est dit est faux. Pour la paupérisation, il y a un phénomène inégal. Lorsque la crise générale s’ouvre, il y a la misère dans l’Est de l’Europe, mais dans l’Ouest de l’Europe cela mettra plusieurs années avant qu’on n’arrive à une telle situation.

Ensuite, il y a eu une crise générale en Allemagne en 1918 et les années qui ont suivi, et à chaque fois l’État bourgeois a très bien rempli son rôle d’écraser le mouvement ouvrier et révolutionnaire.

Il y a ici une assimilation erronée entre « crise » et « effondrement ».

« D’une telle crise, peut naître une situation révolutionnaire, c’est-à-dire où la prise du pouvoir par un mouvement révolutionnaire est possible. Cependant, si le mouvement révolutionnaire en est incapable, alors la situation observe un équilibre des forces entre la classe bourgeoise et la classe prolétaire, et leurs institutions de classes respectives (l’État bourgeois et le Parti communiste).

Le fascisme intervient lorsque le mouvement révolutionnaire n’est pas assez fort pour prendre le pouvoir, mais que l’État bourgeois n’est pas assez fort pour réprimer le mouvement révolutionnaire et relancer l’économie, et ainsi restaurer l’ordre. »

Corrigeons immédiatement : ce n’est pas un « mouvement révolutionnaire » qui prend le pouvoir. C’est là une conception putschiste. C’est la classe ouvrière qui prend le pouvoir, à travers son Parti et l’organisation à la base (les « soviets »), ce qui n’a rien à voir.

D’autre part, ce qu’on lit est anti-dialectique, et correspond à la thèse typique de Léon Trotsky. Il y aurait une troisième force, en plus du prolétariat et de la bourgeoisie. Le fascisme interviendrait « de l’extérieur » pour faire pencher la balance.

C’est la thèse du fascisme comme mouvement de gangsters manipulant des petits-bourgeois appauvris pour forcer le cours des choses.

De toutes manières, parler de la possibilité d’« un équilibre des forces entre la classe bourgeoise et la classe prolétaire », c’est déjà ne rien avoir compris à la dialectique. C’est littéralement penser, au lieu que 1 devient 2, que 2 devient 1.

« Dans cette situation, et dans cette situation seulement, le coût politique et économique important que représente le fascisme pour la classe bourgeoise devient acceptable : acculée, la bourgeoisie préfère l’aliénation partielle à l’aliénation totale. »

Cette thèse dit le contraire de ce que dit justement Georgi Dimitrov, et encore une fois on retrouve les thèses de Léon Trotsky. Pour Léon Trotsky, l’ensemble de la bourgeoisie remet les clefs de l’État à des gangsters, aventuriers et opportunistes. Pour Georgi Dimitrov, une fraction seulement de la bourgeoisie agit pour s’accaparer le pouvoir, aux dépens des autres.

D’où, justement, dans la conception du Front populaire de Georgi Dimitrov, l’alliance antifasciste nécessaire avec une partie de la bourgeoisie, ce que Léon Trotsky a toujours dénoncé.

« Pourquoi est-ce que le fascisme représente un coût politique et économique considérable pour la bourgeoisie ?

Parce que le fascisme n’est pas une nouvelle forme d’alliance politique dans le cadre de l’État bourgeois démocratique, mais une nouvelle forme de l’État bourgeois — l’État fasciste.

Dans celui-ci, la bourgeoisie dans son ensemble abdique son pouvoir au profit exclusif d’une frange de celle-ci : la frange la plus réactionnaire. »

Ici, les propos semblent revenir à la ligne de Georgi Dimitrov. En apparence seulement, car il est dit que « la bourgeoisie abdique son pouvoir ». Ce qui signifie que la bourgeoisie « pense », qu’elle « choisit », ce qui est absolument impossible.

C’est là où on reconnaît un esprit de confusion, de lectures mal digérées, de vision universitaire et abstraite des choses.

Mais le pire n’est pas là. Car, ce qui est terrible, c’est de parler de « l’État fasciste » comme d’une « nouvelle forme de l’État bourgeois ». Cela peut sonner juste. Mais dire les choses ainsi revient à considérer que la bourgeoisie peut donner naissance à quelque chose de nouveau, qu’elle peut s’élever qualitativement.

Sur ce plan, ce qu’on lit est une pure catastrophe et une révision totale de la base même du marxisme.

Présenter le passage à une dictature terroriste comme un saut qualitatif est en incohérence complète avec la conception communiste d’une bourgeoisie en pleine décadence.

« Ce qui motive cette décision, c’est la contrainte imposée par le statu quo, la crise que l’État bourgeois démocratique est incapable de résoudre, c’est à dire d’une part la dégradation générale de l’économie (déclassement, chute du taux de profit, faillite, etc.), et d’autre part, le risque révolutionnaire (produit par la crise économique). »

Ce qu’on lit ici, c’est que la bourgeoisie « pense », elle « décide », et pire encore en toute conscience. On a ici le fantasme d’une bourgeoisie omnisciente, armée du Capital de Marx et cherchant à se guérir elle-même. C’est tout à fait représentatif d’une pensée prisonnière de la bourgeoisie elle-même, incapable de trouver un autre horizon sur le plan de l’idéologie, de la conception du monde.

Les pseudos-révolutionnaires pétris dans la pensée bourgeoise considèrent toujours, au fond d’eux, que la bourgeoisie restera intelligente, rationnelle, débrouillarde, etc.

« Dans ce contexte, la bourgeoisie consent à déléguer son pouvoir à la frange de celle-ci qui est capable d’apporter une issue à la crise : la dictature ouverte et terroriste de cette frange de la bourgeoisie.

Pour ne pas perdre complètement son pouvoir (à cause de la crise économique et politique), la bourgeoisie dans son ensemble se résout à perdre partiellement son pouvoir pour rendre possible une nouvelle forme de sa dictature de classe — qualitativement différente de la dictature bourgeoise démocratique —, la dictature bourgeoise fasciste. »

C’est incohérent, tout est faux. La bourgeoisie « consent à déléguer » : elle pense et elle a conscience qu’elle pense ! Elle perd « partiellement son pouvoir » au profit d’une frange de celle-ci, est-il dit, alors que quelques lignes au-dessus, il est dit le contraire : « la bourgeoisie dans son ensemble abdique son pouvoir au profit exclusif d’une frange de celle-ci ».

Ce texte-miroir a cela de très utile, qu’il est faux dans tout, et que même dans ses erreurs, il est truffé d’erreurs. Telle est la souffrance des trompeurs, des éclectiques, qui doivent toujours en rajouter une couche pour essayer de rendre l’ensemble cohérent.

« Cette dictature est « ouverte et terroriste », car elle ne tolère aucune opposition organisée à l’extérieure de son régime, c’est-à-dire aucune menace ouverte (contrairement à la dictature bourgeoise démocratique), et qu’elle ne recule devant aucune extrémité pour supprimer celle-ci.

L’État fasciste impose un nouveau rapport politique entre les classes, dans lequel la bourgeoisie non-fasciste se voit aussi soumise à la dictature, c’est-à-dire à l’arbitraire de l’État, au profit de la frange de la bourgeoisie au pouvoir. »

On voit ici apparaître le concept de « bourgeoisie non-fasciste », ce qui est un retour à Georgi Dimitrov. Et on sait que le concept de Front populaire s’associe à celui de révolution démocratique, anti-monopoles et anti-guerre, pas à celui de révolution socialiste.

Hélas, hélas encore, il est dit que la « dictature bourgeoise démocratique » tolère une opposition organisée à l’extérieur de son régime. C’est là du révisionnisme le plus complet, c’est la thèse de Maurice Thorez et de Palmiro Togliatti dans les Partis Communistes de France et d’Italie durant les années 1940.

Cette thèse prône, de manière syndicaliste révolutionnaire, ou ultra-démocratique, une contre-société au sein de la « dictature bourgeoise démocratique », pour finalement aboutir, de manière hypothétique, à des institutions nouvelles absorbant les anciennes.

C’est une interprétation opportuniste des thèses d’Antonio Gramsci sur « l’hégémonie », et c’est là d’ailleurs très exactement le noyau dur de l’idéologie du groupe « Unité Communiste ».

« De plus, cette dictature est aussi économique, c’est-à-dire que dans celle-ci les intérêts économiques de la frange de la bourgeoisie au pouvoir (dans l’État) priment sur les intérêts économiques de la bourgeoisie qui n’est plus au pouvoir (en dehors de l’État).

Le fascisme tend à transformer le capitalisme monopoliste d’État en capitalisme d’État, où les monopoles ne sont plus seulement intégrés dans celui-ci, mais fusionnés avec celui-ci (au profit de la frange de la bourgeoisie fasciste, et au détriment du reste des franges de la bourgeoisie).

À cela se rajoute que la simple transition de l’État bourgeois démocratique vers l’État bourgeois fasciste amène une importante déstabilisation des marchés nationaux et internationaux. »

Le révisionnisme du propos est ici on ne peut plus clair, puisqu’il est dit de manière totalement aberrante que :

« Le fascisme tend à transformer le capitalisme monopoliste d’État en capitalisme d’État, où les monopoles ne sont plus seulement intégrés dans celui-ci, mais fusionnés avec celui-ci. »

On est ici dans une construction intellectuelle purement universitaire, purement de laboratoire. La catastrophe est totale.

1. Prenons d’abord le capitalisme monopoliste d’État et son rapport avec le fascisme.

Qu’est-ce qu’un régime fasciste ? Justement, un régime caractérisé par la domination des monopoles, qui possèdent les rouages de l’État, de manière quasi entière. C’est ce qu’on appelle le capitalisme monopoliste d’État. Les grands monopoles utilisent l’État, les petits capitalistes sont hors-jeu.

Or, on lit ici qu’il y aurait un « capitalisme monopoliste d’Etat » avant le fascisme. Ce qui n’a strictement aucun sens : si les monopoles avaient déjà le pouvoir quasi total sur l’État, pourquoi alors auraient-ils besoin du fascisme ?

2. Cette thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat » a été inventée par les révisionnistes du PCF (Paul Boccara) et d’URSS (Eugen Varga). Le groupe « Unité Communiste » montre ici sa filiation historique sur le plan idéologiue.

3. Que signifie la « fusion » des monopoles avec l’État ? Où diable le groupe « Unité Communiste » a-t-il vu cela ? Ou alors c’est la même vision fantasmée, typiquement française, d’une Allemagne nazie où tout appartient à l’État, où les gens marchent tous au pas de l’oie, où il n’y a plus de fêtes, etc.

Et, d’ailleurs, les Français ont exactement la même vision du Socialisme. C’est un préjugé petit-bourgeois bien connu.

En réalité, dans le fascisme, le petit capitalisme existe tout à fait, les entreprises capitalistes se font concurrence, etc., c’est du capitalisme et il n’y a pas d’absorption par l’État. Ce qui change, c’est que les monopoles, au cœur de la superstructure impérialiste du capitalisme, ont pris le dessus et impulsent la direction désormais.

« Le fascisme ne peut exister que porté par un mouvement de masse interclassiste. Il lui est nécessaire, premièrement, pour que la frange fasciste de la bourgeoisie puisse s’imposer dans l’État bourgeois démocratique face à toutes les autres franges de la bourgeoisie, et deuxièmement, pour que le fascisme puisse légitimer et défendre son propre régime auprès des masses.

Or, ce mouvement de masse fasciste ne peut se perpétuer qu’avec un « programme pseudo-révolutionnaire » qui promet des rétributions matérielles aux masses en échange de leur adhésion et de leur soumission.

Une fois arrivée au pouvoir, la frange fasciste de la bourgeoisie doit donner une réalité à ces promesses, pour pérenniser son régime.

Or, le corporatisme n’est pas gratuit, et il peut se traduire par une baisse du taux de profit pour la bourgeoisie qui a délégué son pouvoir. »

Ce qu’on lit ici est totalement faux et propose même la dangereuse illusion d’un fascisme qui pourrait élever le niveau de vie des masses, grâce au corporatisme « stabilisant » le capitalisme.

On a d’ailleurs littéralement l’impression qu’une fois au pouvoir, les fascistes se comportent vis-à-vis des masses comme le père Noël.

L’Histoire ne montre pas du tout cela, bien au contraire, la victoire du fascisme s’accompagne d’une paupérisation générale et d’une marche forcée à la guerre impérialiste. Les « succès » économiques s’appuient fondamentalement sur cette militarisation acharnée.

« En résumé, le fascisme est l’ultime salut de la dictature bourgeoise, lorsque l’État bourgeois démocratique en crise est incapable d’assurer la sauvegarde de la classe dominante face au mouvement révolutionnaire, mais que le mouvement révolutionnaire ne peut pas saisir l’opportunité de la prise du pouvoir. »

C’est en apparence la thèse de Clara Zetkine, ce n’est pas du tout la thèse de Georgi Dimitrov et de l’Internationale Communiste. C’est surtout la porte ouverte de manière très claire à la thèse de Léon Trotsky, avec sa conception d’une remise du pouvoir aux gangsters, aventuriers et autres opportunistes démagogues.

« Le fascisme représente des sacrifices conséquents pour la bourgeoisie, qui ne peuvent être consentis que lorsqu’ils sont rendus nécessaires par les circonstances, c’est-à-dire lorsque la bourgeoisie est acculée.

Seul le risque existentiel représenté par le mouvement révolutionnaire, porté par la crise générale du capitalisme, peut être suffisant pour amener la bourgeoisie à entreprendre une reconfiguration fasciste des rapports de classe. »

C’est faux : le fascisme émerge justement car la bourgeoisie ne peut plus consentir de sacrifices. Si elle le pouvait, elle utiliserait le réformisme à prétention sociale.

Et c’est là où on retrouve la conception totalement fausse de la bourgeoisie qui « pense », de la bourgeoisie qui « choisit ». Une conception portée par des gens qui ne peuvent pas se placer intellectuellement en-dehors de la bourgeoisie.

Citons ici Georgi Dimitrov au 7e congrès de l’Internationale Communiste, en août 1935. Il montre bien que, loin des sacrifices, la bourgeoisie maintient son exploitation et l’aggrave même, qui montre bien que loin de « choisir », la bourgeoisie est obligée de se ratatiner et de s’effacer devant sa fraction la plus puissante, la plus agressive.

« La bourgeoisie dominante cherche de plus en plus le salut dans le fascisme, afin de prendre contre les travailleurs des mesures extraordinaires de spoliation, de préparer une guerre de brigandage impérialiste, une agression contre l’Union Soviétique, l’asservissement et le partage de la Chine et sur la base de tout cela de conjurer la révolution.

Les milieux impérialistes tentent de faire retomber tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs. C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de résoudre le problème des marchés par l’asservissement des peuples faibles, par l’aggravation du joug colonial et par un nouveau partage du monde au moyen de la guerre.

C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme. »

Ce texte-miroir est donc bien utile. Il montre que sans comprendre la marche à la guerre, toute conception antifasciste est obligée de se tromper et d’imaginer un fascisme venant de « l’extérieur », comme si un « équilibre » entre prolétariat et bourgeoisie devait être bousculé on ne sait comment.

Ce n’est ainsi pas pour rien que le groupe « Unité Communiste » oublie systématiquement à la fois la guerre en Ukraine, ainsi que la volonté ouverte de la France d’y participer pour détruire la Russie.

La guerre comme réponse inéluctable du capitalisme à sa crise générale forme un concept inacceptable pour qui veut rester « rationnel », au sein de la rationalité bourgeoise française, dans l’esprit intellectuel universitaire.

Seul un réel positionnement révolutionnaire permet inversement d’oser assumer la thèse de la guerre comme inéluctable, parce que c’est le choix de rupture idéologique ouverte, de la guerre de classe entre prolétariat et bourgeoisie.

Aussi, pour conclure, il faut considérer que c’est l’aspect principal. Ce texte-miroir est exemplaire de la tiédeur qui peut exister avec des gens mélangeant tout, s’adaptant de manière opportuniste, incapable d’assumer la rupture.

Cette tiédeur ne peut être que très grande en France, pays où une petite-bourgeoisie intellectuelle est massivement présente. Des gens pour parler sans avoir étudié – et étudier sérieusement -, à partir d’une position bien au chaud de la « rationalité » bourgeoise française, cela ne manque pas !

Dans un contexte de crise générale du capitalisme, il faut savoir échapper à de tels gens, et les réfuter, afin qu’ils ne contaminent pas avec leurs fictions, leurs constructions incohérentes, leurs conceptions artificielles, leur fourre-tout opportuniste.