Alexandre d’Aphrodise et la question du déterminisme et de l’essence

Alexandre d’Aphrodise se heurte forcément à l’un des problèmes fondamentaux de la philosophie d’Aristote : la question du déterminisme. Le stoïcisme était un prolongement cohérent d’Aristote, au sens où si tout est cause et conséquence, alors tout est déterminé et la psychologie doit se conformer à ce qui apparaît comme étant le destin.

Seulement, Alexandre d’Aphrodise sait que s’il accepte cela, alors la philosophie d’Aristote devient une reconnaissance passive de la réalité. Or, Aristote exprimait non pas la mentalité du citoyen romain se conformant à ce que sa situation implique, mais celle de l’esclavagiste grec choisissant telle ou telle réalisation.

Par conséquent, Alexandre d’Aphrodise réactive la notion de production qui avait été perdue avec les Romains. Il dit : soit la production de quelqu’un se tourne vers une satisfaction naturelle, soit elle se tourne vers ce qui relève d’un choix de la raison.

On a ici soit la nature directement animale de l’être humain, soit sa capacité à se tourner vers l’intellect agent, reflet de l’univers, qui guide alors la réflexion.

Or, si on peut mal raisonner, une orientation simplement animale est implacable. Ce sont donc deux choses différentes.

Ce qu’on appelle destin relève par conséquent de la dimension directement naturelle, alors que l’autre aspect, non déterminé, relève de la délibération faite par les êtres humains, de manière juste ou pas.

Il va de soi qu’il faut ici relativiser cela : si Alexandre d’Aphrodise ne connaît bien entendu pas le principe de mode de production façonnant les esprits, il considère en fait que soit on pense bien et qu’on est conforme à l’ordre du monde, soit que l’on pense mal mais alors qu’on ne pense pas vraiment, on s’égare en fait, et cela ne tient pas.

Il y a ainsi d’un côté ce qui arrive inéluctablement, car de manière naturelle, et de l’autre ce qui relève d’un certain relativisme, d’alternatives.

Dans son traité sur la providence, Alexandre d’Aphrodise dit ainsi que :

« La puissance divine que nous avons appelée également nature constitue les choses qui existent en elle et les façonne avec proportion et ordre, et non par délibération.

Car la nature n’appartient pas à chacun des êtres qu’elle produit en tant qu’elle le penserait et le méditerait rationnellement – du fait que la nature est une puissance irrationnelle [en fait non rationnel, au-delà du rationnel] – mais du fait de l’être de chacun ; c’est de cette manière que chacun se produit en conformité avec son être à partir de l’animal et du corps divin, ce dernier étant l’engendreur de son principe.

Puisqu’en effet son existence provient de ce corps et qu’il vient à être une chose procédant et émanant de lui, il se trouve qu’en raison de son analogie avec lui, il est de sa nature de produire tout mouvement ordonné de telle sorte qu’il agit selon des nombres et des rapports déterminés.

Il n’est en effet pas possible qu’apparaissent dans les actes et les mouvements des rejetons des animaux mortels des indices et des signes de leur race, tandis que ce qui est engendré des dieux ne conserverait pas, entre autres choses qui lui appartiennent, la bonne ordonnance provenant des choses divines.

Et il faut savoir que le mouvement qui provient de la nature ressemble d’une certaine manière à ce qui apparaît dans ce que suscitent les faiseurs d’automates.

Nous voyons souvent de tels mouvements inanimés se produire, de manière artificielle, lorsque le faiseur d’automates leur procure un principe de mouvement. Ainsi, certains paraissent danser, d’autres lutter, d’autres se mouvoir d’autres mouvements suivant un ordre et un rythme, du fait que leur artisan leur a prodigué une telle constitution. »

L’être humain a une essence, comme les automates sont déterminés à telle ou telle action. La marge de manœuvre de la délibération est ainsi calibrée par définition même. Le déterminisme ne s’exprime qu’en rapport avec l’essence de l’être humain, avec une opposition entre le particulier et l’universel.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise et le dépassement du scepticisme, de l’épicurisme et du stoïcisme

Alexandre d’Aphrodise représente un immense moment de tension. Au moment où il intervient philosophiquement, l’idéalisme s’est puissamment structuré intellectuellement ; on le désigne parfois comme « moyen-platonisme », parce qu’il préfigure le néo-platonisme émergeant peu après la mort d’Alexandre d’Aphrodise.

Or, ce dernier va totalement à rebours du néo-platonisme. Les tenants de Platon se tournaient toujours davantage vers la magie, le mysticisme, dépassant le platonisme déjà puissamment idéaliste, pour ne pas dire totalement religieux. Mais Alexandre d’Aphrodise, lui, se revendique de l’aristotélisme comme matérialisme et rejette tout apport ; il veut l’orthodoxie. Et lorsqu’il exige un rappel strict et sans ajouts de la philosophie d’Aristote, il présente celle-ci comme une doctrine complète.

Il défend la conception d’Aristote. L’être humain ne pense pas : sa pensée n’est que le reflet de l’ordre du monde. Soit l’être humain est tourné vers sa réalité animale, soit il est éveillé et cherche à comprendre l’ordre de l’univers, y voyant quelque chose de réel et de bon.

Il est ici un point culminant de tout un renouveau de l’intérêt pour Aristote existant alors depuis quelques décennies ; à ce titre, il sera par la suite nommé le « commentateur » (ho exêgetês).

Manuscrit médiéval, en latin, de la Physique d’Aristote

Et c’est en tant que commentateur, en résumant la démarche d’Aristote, en formulant les différentes possibilités de réponse aux questions en suspens, qu’il va affirmer la dimension systématique de la « métaphysique », posant une doctrine matérialiste unifiée.

Alexandre d’Aphrodise est donc le héraut du matérialisme à ce moment-là. On ne peut pas comprendre son impact, la charge matérialiste qu’il représente historiquement, si on ne voit pas cela.

Le contexte historique est celui d’un affrontement intense entre idéalisme et matérialisme, entre le matérialisme authentique et les tendances secondaires du matérialisme.

Pour cette raison, Alexandre d’Aphrodise fait face à deux contre-courants : tout d’abord, le platonisme et le néo-platonisme qui rejettent la matière, au profit du seul esprit. Le conflit est ici facile à comprendre, puisque le matérialisme rejette le dualisme opposant corps et esprit.

Ensuite, il y a l’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme qui se tournent vers un matérialisme sensualiste et immédiatiste-psychologique.

Cette dernière direction était, dialectiquement, présente chez Aristote. Tant l’épicurisme que le stoïcisme et le scepticisme sont une lecture dialectiquement possible d’Aristote. Le contexte romain a asséché la dynamique scientifique, affaiblissant la démarche d’Aristote et permettant l’affirmation d’une série de questionnements et de positionnements, matérialistes mais éclectiques ou étroits.

Copie romaine d’une représentation hellénistique d’Epicure, fin du 3e siècle – début du 2e siècle avant notre ère

Le scepticisme appelle à prendre le monde comme si complexe qu’on ne peut être certain de rien ; l’épicurisme appelle à être heureux matériellement par sobriété, la vie à l’écart de tout souci possible ; le stoïcisme appelle à être heureux en se reconnaissant dans le mouvement inéluctable des choses qui se déroulent.

Alexandre d’Aphrodise intervient alors, dans la réaffirmation du matérialisme, et il va mettre l’accent sur un aspect permettant la reconstitution de la philosophie d’Aristote, et ainsi son affirmation.

Chez Aristote, l’être humain se situe dans l’univers et peut avoir conscience de sa place de manière active. Cependant, en développant de manière approfondie le principe du mouvement comme dynamique, en posant le monde comme succession de causes et de conséquences, en définissant les règles du syllogisme… Aristote avait posé un espace logico-rationaliste à côté de son affirmation du monde comme naturel.

Le scepticisme, l’épicurisme et le stoïcisme se sont engouffrés dans cette brèche. Le scepticisme met de côté l’univers en se résumant à une logique immédiatiste. L’épicurisme rejette qu’on puisse avoir conscience de sa place dans l’univers qui serait pur hasard et en reste à une logique immédiatiste-sensualiste.

Enfin, le stoïcisme fait des causes et des conséquences un système unifié supprimant toute dimension active de la part des êtres humains, qui doivent se conformer à leur sort.

Alexandre d’Aphrodise rejette alors le scepticisme par définition pour son rejet de la science, il met de côté l’épicurisme comme étant un fétichisme du bien-être naturel et il combat le stoïcisme comme relevant d’une fascination intellectuelle passive pour l’ordre cosmique (et ces deux philosophies apparaissent clairement comme de l’aristotélisme déformé dans un sens ou dans l’autre).

Il expose alors la place de l’être humain dans l’univers selon Aristote. C’est un moment clef dans la bataille pour le matérialisme et cela se lit avec la question du déterminisme et de l’essentialisme.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise et la position de l’être humain dans l’univers

Alexandre d’Aphrodise est un matérialiste ; il affirme que la Nature, d’une richesse incroyable, façonne le monde. Se tourner vers la Nature pour la comprendre est la meilleure chose à faire : en reflétant dans son esprit les concepts des réalités matérielles, on obtient le vrai bonheur contemplatif.

Il va de soi que les commentateurs bourgeois ont été dans l’impossibilité de comprendre toute cette démarche d’Alexandre d’Aphrodise, et même d’Aristote. Ils ont été incapables d’en saisir la charge matérialiste, car seul le matérialisme dialectique permet de comprendre qui est un de ses lointains ancêtres.

Les commentateurs bourgeois ont cherché à comprendre l’intellect agent comme une sorte de forme immatérielle flottante, ne comprenant pas que c’est simplement l’ordre du monde qu’on peut rationaliser intellectuellement en tournant son esprit vers lui et non plus vers une simple immédiateté comme le font les animaux.

On ne peut pas, chez Aristote, faire des abstractions virtuelles – les abstractions sont issues de la réalité elle-même et le matérialisme dialectique montre bien comment le monde est lui-même dialectique, donc les raisonnements également, retombant sur la réalité dialectique, et inversement.

Tout se reflète et l’esprit humain n’est qu’un lieu de passage, un reflet de la matière, celle de la personne ayant cet esprit, celle de la réalité elle-même.

Version latine du Traité de l’âme d’Aristote, début du 14e siècle

La démarche d’Alexandre d’Aphrodise aboutit ainsi de manière cohérente à un panthéisme, comme chez Aristote et comme chez Spinoza ; ayant par contre réfuté la Nature, les commentateurs bourgeois ne peuvent pas saisir la substance de leur approche concernant la « pensée ».

« Penser », pour un être humain, c’est penser le monde par le monde, avec le monde ; dans les commentaires sur les Premiers analytiques attribués à Alexandre d’Aphrodise, on lit ainsi :

« Théoriser est le plus grand des biens humains. »

L’être humain est, chez Aristote et Alexandre d’Aphrodise (et Spinoza), un être tourné vers la contemplation théorique. Il est capable de recevoir, par un esprit récepteur, l’ordre du monde.

Si l’être humain avait un esprit plein, il ne pourrait rien intégrer ; s’il avait un esprit partiellement plein, il ne pourrait pas assumer les vérités telles quelles mais seulement ces vérités associées à ce qu’il y a déjà dans son esprit.

Si l’esprit humain avait sa propre « composition » pour ainsi dire, il ne pourrait pas intégrer la composition qu’est la réalité.

Alexandre d’Aphrodise en déduit fort logiquement qu’il n’y a rien à la base, à part le mélange matériel permettant à l’esprit d’exister, et l’intellect agent vient imprimer ses concepts sur cet intellect matériel.

L’être humain a alors un esprit mis en branle et est en mesure de disposer de la satisfaction d’un regard théorique contemplatif.

Il faut bien souligner cet aspect essentiel d’un esprit qui est à l’origine comme une tablette d’argile, ou plus exactement portant la potentialité de se transformer en tablette d’argile avec quelque chose s’écrivant dessus. L’intellect matériel est un simple récepteur, il n’a pas de nature propre.

Dans son Grand Commentaire du Traité sur l’âme d’Aristote, Averroès constate ainsi au sujet d’Alexandre d’Aphrodise que :

« Alexandre explique la démonstration d’Aristote concluant que l’intellect matériel n’est pas passif, qu’il n’est pas quelque chose dont on dit « ceci », à savoir un corps ou une faculté [existant] dans le corps, comme visant la préparation elle-même et non le sujet de la préparation.

C’est pourquoi il dit dans son livre De l’âme que l’intellect matériel ressemble plus à la préparation qui est dans la tablette non écrite qu’à la tablette préparée elle-même ; que cette préparation peut être vraiment caractérisée [comme] « ce qui n’est pas quelque chose dont on dit ‘‘ceci’’, ni un corps ni une faculté [existant] dans le corps » et qu’elle n’est pas passive. »

C’est grâce à l’ordre cosmique, universel, que quelque chose peut être écrit dans le mélange physico-chimique. Il n’y a pas de tablette attendant passivement d’être écrite, seulement les éléments du mélange qui, telle une matière première, sont disponibles pour mettre en place cet intellect matériel, qui est une conséquence de l’action de l’intellect agent.

L’intellect matériel ne peut avoir comme « forme » que celle de l’intellect agent l’ayant façonné. L’intellect matériel se tourne ainsi toujours plus vers l’intellect agent.

Mettre l’intellect matériel en branle, c’est contempler le monde par le monde, c’est retrouver l’ordre cosmique en lui-même, c’est le bien absolu. Et plus on renforce cette contemplation de type scientifique, plus on retrouver les concepts des choses matérielles, plus le bien absolu s’exprime en nous.

Au sens strict, on peut dire que Denis Diderot est, suivant cette vision des choses, l’être humain le plus accompli en raison de l’Encyclopédie.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Le panthéisme d’Alexandre d’Aphrodise

Ce qui pousse Alexandre d’Aphrodise à se tourner vers la métaphysique plus que la physique, c’est qu’il suit jusqu’au bout la démarche d’Aristote. Chez ce dernier, le producteur a plus de dignité que le produit. C’était là le reflet du mode de production esclavagiste.

Il est donc cohérent de s’attarder davantage sur ce qui permet le monde que le monde lui-même. Seulement, nous sommes dans le monde nous-mêmes. Aussi Alexandre d’Aphrodise souligne-t-il bien que c’est depuis le monde qu’il faut partir et que c’est le monde qu’il faut aller, car il n’y a rien d’autre que le monde.

La métaphysique se trouve dans la physique, et inversement. Comme chez Spinoza, Dieu est le monde et on a pratiquement le même découpage entre une nature naturante et une nature naturée.

Copie manuscrite de la Métaphysique d’Aristote, entre 1311 et 1321

On a d’ailleurs le même modèle quant à l’esprit, puisque raisonner correctement c’est saisir sa propre détermination naturelle, d’une part, et par conséquent se tourner vers la Nature, qui est le bien absolu, puisqu’elle est tout, le monde en lui-même.

Alexandre d’Aphrodise ne peut ainsi nullement concevoir, à la romaine comme le stoïcisme l’a fait, que l’ordre cosmique n’existe que dans la société. L’ordre cosmique est bien plus vaste et c’est en scientifique, non en citoyen parfait, qu’il faut affirmer son existence.

Et toute personne doit être scientifique, car le monde est la Nature elle-même. De manière fort cohérente d’ailleurs, et dans la perspective d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise assimile en effet l’ordre cosmique à Dieu lui-même, et re-penser l’intellect agent c’est déjà se tourner vers Dieu, qui n’est plus alors que le système cosmique en tant que tel.

On a ainsi des êtres humains relevant d’un aspect d’un ordre cosmique, totalement naturel, qui s’extrait de leur position pour en fait la reconnaître intellectuellement et, en la contemplant, être heureux de la bonté, de la beauté de cet ordre cosmique.

Page de titre de l’édition de 1708 de L’éthique de Spinoza

Ce qu’on appelle l’intellect agent se confond avec Dieu, réduit à un « moteur premier » automatisé, comme chez Spinoza. Le moteur premier, c’est le moteur non mu, le grand démarreur du monde, Dieu, mais un Dieu tourné vers lui-même, nullement tourné vers le monde matériel qu’il a fait se mouvoir.

Il l’a toujours fait et le fera toujours. Il est impersonnel, littéralement virtuel. Et comme il porte le monde, il est en fait le monde lui-même car l’intellect agent et Dieu sont une seule et même chose. Dieu n’est pas loin, il est au contraire présent et même très présent puisque chaque aspect de la réalité est un aspect du tout.

Chez Alexandre d’Aphrodise, Dieu est le « bien suprême », la « substance absolument sans matière », c’est-à-dire qu’il se ramène à l’ordre cosmique lui-même. Voilà pourquoi l’intellect agent est ce « Dieu » : la pensée de ce Dieu est le reflet du monde, car Dieu est le monde.

Les caractères de l’ordre cosmique se « lisent » de manière naturelle pour des êtres naturels.

Et comme un producteur a plus de dignité que le produit, Dieu est au-dessus du monde, mais en même temps l’aboutissement du monde est Dieu lui-même. On atteint ici le matérialisme le plus développé possible pour l’époque.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise et l’esprit matériel dans un monde matériel

Alexandre d’Aphrodise souligne bien que l’esprit humain est vide en soi, qu’il ne fait que refléter les vérités du monde formant l’intellect agent. Le « moteur premier », qui a permis l’existence du monde en le mettant en branle, assurant sa dynamique, est lui-même l’intellect agent.

On obtient par conséquent, de manière absolument cohérente, une reconnaissance de la nature comme réalité. Car c’est la nature qui permet à ce « mélange », qu’on dirait aujourd’hui physico-chimique, de se mettre en place pour former l’esprit.

Et cet esprit ne peut se tourner que vers deux choses : ce qui est ressenti, d’une part, ce qui est conceptualisé, d’autre part. Et ce qui est conceptualisé reflète le monde matériel lui-même.

Tout est ainsi matériel : la formation de l’esprit, son activité elle-même, ce vers quoi il se tourne. La réalité matérielle est à la fois naturelle et d’une richesse incroyable.

Dans un texte sur l’âme attribué à Alexandre d’Aphrodise, De anima liber cum mantissa [Livre sur l’âme avec supplément], on lit ce qui correspond tout à fait à son approche selon laquelle tout relève d’une combinaison de la nature, qui est d’une richesse incroyable.

On a une série d’oppositions dialectiques, même si évidemment on a des catégories encore idéalistes en raison de l’arriération de l’époque (le chaud / le froid, le sec / l’humide, etc.).

« Il faut que celui qui s’apprête à suivre des discours sur l’âme et à consentir aux définitions portant sur sa substance s’aperçoive d’abord du caractère extraordinaire et magnifique de la nature, qui surpasse celle de bien d’autres choses.

Car lorsque nous aurons appris quel genre de chose est la nature et que nous serons convaincus que ses œuvres sont plus merveilleuses que toutes les réalisations admirables de l’art, nous croirons plus facilement les choses qui seront dites sur l’âme (…).

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la différence de formes dans les corps naturels, puisqu’ils tiennent clairement de leurs substrats les causes de leur variété.

Car la multiplicité des formes, dans les corps qui les reçoivent, et leur différente combinaison constitueraient des causes raisonnables d’une aussi grande variété.

Car si, quand le substrat est unique et qu’il ne contribue à aucune différence pour les êtres qui naissent de lui (la matière est en effet de ce genre), le sec, l’humide, le chaud et le froid, qui naissent deux par deux dans la matière, deviennent cause d’une aussi grande différence pour les choses qui naissent d’elle – à savoir que l’un d’eux devient feu, l’autre air, l’autre terre et l’autre eau; que l’un est lourd, l’autre léger et que les autres éléments ont chacune de ces qualités de façon secondaire –, comment ne serait-il pas raisonnable que les corps qui naissent de la combinaison et du mélange qualifiés de chacun de ces éléments diffèrent complètement les uns des autres par les formes et par les puissances qui peuvent les mouvoir? »

L’expression philosophique d’Alexandre d’Aphrodise est aussi imbuvable que celle d’Aristote. Néanmoins on voit bien comment il y a ici une insistance sur les mélanges chimiques qu’on trouve dans la nature, dans leur richesse, leur multiplicité combinatoire.

C’est là un souci matérialiste, une insistance à se tourner vers le réel et à ne pas chercher de solutions dans l’au-delà, l’immatériel, la spiritualité, etc. Alexandre d’Aphrodise insiste par ailleurs de manière significative sur la notion d’étonnement devant la Nature, base d’une quête de connaissance. C’est un principe aristotélicien par excellence et cela aboutit à la contemplation du monde comme plus haut degré de la science.

Alexandre d’Aphrodise met ainsi l’accent sur le panthéisme, alors qu’Aristote s’orientait principalement par rapport à la question de la physique considérée comme une dynamique, chaque chose étant ce qu’elle est à la suite d’une production en vue d’un but.

La métaphysique était le support des principes d’Aristote sur la physique (avec toutes ses branches) – Alexandre d’Aphrodise renverse la perspective et se focalise sur la métaphysique, sur l’univers comme nature organisée.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise et la nature de l’intellect agent

Alexandre d’Aphrodise va répondre de manière la plus claire possible à la nature de l’intellect agent. Son raisonnement est implacable.

Il faut partir du principe suivant. Les concepts pensés par des êtres humains n’existent que de manière pensée par des êtres humains. Quand ceux-ci meurent, leur pensée meurt avec. Il n’y a pas d’âme au sens religieux, quand on est mort, on est mort.

Dans son analyse du traité de l’âme d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise dit ainsi que :

« Pour les formes données dans une matière, comme on l’a dit, dès lors que de telles formes ne sont pas pensées, aucune d’elles n’est intellect, puisque c’est dans le fait d’être pensées que consiste pour elles l’hypostase du fait qu’elles sont intelligibles.

En effet, les universels et les communs existent dans les choses particulières et matérielles. C’est une fois pensés à part de la matière qu’ils deviennent universels et communs, et ils sont intellects au moment où ils sont pensés.

S’ils ne sont pas pensés, ils ne sont plus. De sorte que, séparés de l’intellect qui les pense, ils se corrompent, puisque leur être réside dans le fait d’être pensés. »

On a alors le problème suivant : qui porte l’intellect agent, puisque les concepts doivent être portés par quelque chose ? La question n’est pas de savoir ce que sont ces concepts, car ils sont bien la conceptualisation de choses matérielles, réelles.

Cependant, il faut bien savoir où sont « stockés » ces concepts. Alexandre d’Aphrodise dit ici que c’est l’univers lui-même qui porte cet intellect agent.

C’est tout à fait cohérent : il y a un « moteur premier » ayant mis l’univers en branle et la réalité est en mouvement grâce à ce moteur premier. Ce moteur premier a toujours existé et le monde a toujours existé ; c’est l’équivalent de la conception « déiste » de nombreux auteurs des Lumières. Dieu est un démarreur, un horloger.

Or, ce moteur premier est la cause de la réalité matérielle, par conséquent les formes de la matière première qui a été façonnée par le moteur premier relèvent du moteur premier lui-même. Ce n’est pas ici l’être humain qui a été créé à l’image de Dieu, mais l’univers entier qui correspond à l’image du « moteur premier ».

Alexandre d’Aphrodise dit la chose suivante dans son analyse du traité de l’âme d’Aristote :

« Pour toute chose, en effet, c’est ce qui est par excellence et au plus haut point quelque chose, qui est cause, pour toutes les autres, du fait qu’elles ont aussi cette nature (…).

Ainsi, ce qui est suprêmement visible – telle est la lumière – est cause de la visibilité de toutes les autres choses visibles.

Et de même, le bien suprême et premier est cause, pour tous les autres biens, du fait qu’ils sont tels.

En effet, les autres biens sont distingués en fonction de leur contribution à celui-là.

Et donc ce qui est, par sa nature propre, suprêmement intelligible est vraisemblablement aussi cause de l’intellection des autres choses.

Étant tel, ce sera donc l’intellect agent.

En effet, s’il n’existait pas un intelligible par nature, alors rien d’autre ne deviendrait intelligible, comme on l’a dit auparavant. Car dans tous les cas où il existe à la fois un étant qui est souverainement tel et un autre qui l’est en second lieu, celui qui l’est en second lieu tient son être de ce qui l’est souverainement.

En outre, si un tel intellect est la première cause, qui est cause et principe de l’être pour toutes les autres choses, il sera alors également agent, dans la mesure où il sera cause de l’être de toutes les choses pensées. »

C’est parce que l’univers est cohérent que chaque chose est cohérente, c’est parce qu’on peut saisir la cohérence de l’univers qu’on peut saisir la cohérence de chaque chose.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise et l’intellect matériel

Alexandre d’Aphrodise va préciser le rôle de l’intellect agent, au moyen du concept d’intellect matériel. Ce faisant, il ne fait que re-dire Aristote, au sens strict. Mais il rend plus clair la question et insiste sur cet aspect de sa philosophie, jusqu’à en faire l’aspect principal d’ailleurs.

La question qui se pose est en effet la suivante. L’être humain ne pense pas, sa pensée est reflet. Mais qu’est-ce qui permet cette pensée comme reflet ? C’est la matière elle-même.

Alexandre d’Aphrodise est matérialiste, il ne croit pas en une « âme » au sens religieux du terme, mais en un esprit permis par un certain agencement physico-chimique.

Il souligne donc bien le caractère temporaire de la pensée c’est-à-dire la capacité individuelle à raisonner, à réfléchir c’est-à-dire à réfléchir tel un miroir l’ordre cosmique. Lorsqu’on meurt, l’esprit meurt aussi. Il re-dit ainsi Aristote et rejette tout caractère « éternel » de l’esprit.

Cet intellect des êtres humains est donc matériel. L’esprit se forme par un agencement chimique ; il dit dans De l’Intellect selon l’opinion d’Aristote :

« Lorsqu’à partir de ce corps, quand il présente un certain degré de mélange, est engendré quelque chose, naissant de la totalité du mixte et apte à servir d’instrument à l’intellect qui est dans ce mixte, et puisqu’il existe en tout corps et que cet instrument est aussi un corps, on l’appelle intellect en puissance ; et c’est une faculté produite par le mélange qui intervient dans les corps, et qui est préparée à recevoir l’intellect qui est en acte. »

En clair, la capacité à réfléchir est le produit d’une certaine mixture matérielle et quand on se met à réfléchir, actualisant cette capacité, c’est que la mixture s’est prolongée en réceptacle des raisonnements.

Mais qu’est-ce qui amène cette mixture à s’activer ? C’est l’intellect agent, c’est-à-dire actif. Cet intellect, gigantesque pack de tous les concepts des réalités matérielles, met en branle les intellects matériels.

Ceux-ci se confrontent à la réalité matérielle et en « lisent » alors automatiquement les concepts. Aristote, défendant le matérialisme, les sens, explique en effet que ce qui est pensé est identique à ce qui pense.

C’est le contraire du « je pense donc je suis » de Descartes. En effet, pour dire qu’on pense donc qu’on est, il faut penser qu’on pense qu’on est. Cela implique alors de penser qu’on pense qu’on pense qu’on est. Et ainsi de suite à l’infini, ce qui n’a aucun sens.

L’être humain est donc immédiat, sa pensée est lui-même ; il n’y a pas de dualisme, pas de séparation entre le corps et l’esprit.

Alexandre d’Aphrodise, dans son écrit sur l’intellect, définit ainsi l’action de l’intellect agent sur l’intellect matériel :

« Cet être est à la fois intelligible par sa propre nature et intellect en acte; il est la cause qui porte l’intellect matériel à séparer, en la rapportant à une forme de ce genre, chacune des formes engagées dans la matière, à l’imiter, à la penser et à la rendre intelligible (…).

Il arrive en nous de l’extérieur, lorsque nous le pensons, puisque c’est par la préhension de la forme que l’intellection se produit en nous, et qu’il est la forme immatérielle, indépendante de la matière sans en avoir été séparée par la pensée abstractive.

Dans ces conditions, il est évidemment séparé de nous, puisque ce n’est pas notre pensée qui lui confère sa quiddité d’intellect, mais qu’il la possède par nature, étant à la fois intellect en acte et intelligible en acte (…).

Tout comme la lumière, qui est cause de la vision en acte, est perçue elle-même ainsi que ce qui l’accompagne, et grâce à elle, la couleur, ainsi l’intellect extérieur est cause de notre intellection tout en étant pensé lui-même ; il ne crée pas l’intellect, mais perfectionne par sa propre nature l’intellect existant et le conduit vers ses fonctions propres.

Donc l’intelligible par nature, c’est l’intellect suprême ; les autres intelligibles existent par l’art et par l’opération de l’intellect humain : l’intellect potentiel les crée, sans pâtir et sans être amené à l’existence par une cause étrangère (même avant son acte il était intellect), mais après avoir été augmenté et perfectionné.

Une fois perfectionné, il pense, et les intelligibles par nature, et ceux qui dépendent de son activité et de son art propres. L’action est en effet le trait propre de l’intellect, et penser c’est, pour lui, agir et non pâtir. »

La question se pose alors : qui est cet intellect agent ?

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise et l’intellect agent

Alexandre d’Aphrodise est porté par l’effondrement du système romain ; il exprime la réaffirmation d’une lecture scientifique du monde. Comme il doit le faire contre d’autres courants (le platonisme, le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme), il cherche un axe central. C’est « l’intellect agent » qui est alors érigé comme clef de voûte de l’aristotélisme.

Ce moment va être grandement salué par les philosophes de la civilisation islamique ; de fait, il portera toute leur approche. Toute la philosophie arabo-persane, tout en discutant des modalités de l’intellect agent, ne cessera de le placer au centre de sa propre activité et considérera toujours Alexandre d’Aphrodise comme un titan.

Miniature persane représentant Avicenne

Le principe est simple : l’être humain ne pense pas. Lorsqu’on « pense », on s’appuie sur le réel et par conséquent on pense le réel, c’est-à-dire que le réel pense en nous. Le réel se reflète dans notre pensée, pour employer ce concept matérialiste dialectique.

Du point de vue d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise, cela donne la chose dite de la manière suivante : chaque phénomène consiste en de la matière première et une « forme ». Par exemple une table a le bois comme matière mais une forme de table.

Le phénomène connaît un processus passant par la matière première, mais dont les modalités passent par la forme. C’est pourquoi la table est employée comme table, même si elle était par ailleurs dans une autre matière première.

Quand on pense, on ne fait que refléter des concepts de forme existant. On ne pense pas le concept de table, on retrouve un concept de table préexistant. Ce concept n’existe pas tout seul, dans un « monde des idées » comme le croit Platon. S’il est immatériel, il n’existe dans la réalité que comme abstraction de choses concrètes. Le concept de table est immatériel, mais est l’abstraction des tables qui existent réellement.

Voici comment Alexandre d’Aphrodise présente la chose dans ses remarques sur le traité de l’âme d’Aristote :

« Mais si, d’autre part, il y a des formes, telles celles par soi, séparées de la matière et de tout sujet, alors celles-là sont intelligibles au plus haut point, puisqu’elles ont dans leur nature propre le fait d’être telles et non pas en recevant le secours de ce qui les pense.

Et les intelligibles qui sont intelligibles par leur nature propre le sont en acte, car ceux donnés dans une matière sont intelligibles en puissance. Or l’intelligible en acte est identique à l’intellect en acte, s’il est vrai que ce qui est pensé est identique à ce qui pense. Par conséquent, la forme immatérielle est souverainement intellect en acte (…).

Ces formes adviennent, dans celui qui les pense, telles qu’elles sont par leur propre nature, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être pensées. »

On a ainsi un concept abstrait, qui généralise quelque chose, qui est donc immatériel, mais qui n’existe que parce que ce quelque chose existe. On ne peut pas « inventer », « imaginer » des concepts ne reflétant pas le réel. On ne peut pas « créer » un concept. Dans la démarche d’Aristote, la pensée est reflet et imaginer par exemple une voiture avec des ailes et une queue de dragon, c’est simplement mélanger les concepts de voiture, d’oiseau et de dragon.

Une fois qu’on est lancé dans sa pensée (comme reflet), on acquière d’autant plus de concepts. Bien penser, c’est alors retrouver par la pensée l’ordre du monde. On a un monde conceptualisé qui se reflète dans notre pensée consistant en une accumulation de concepts.

Cependant, nous mourrons et notre esprit meurt donc aussi. Aristote est matérialiste : il n’y a pas de vie après la mort, d’âme éternelle, etc. Faut-il alors considérer que les concepts pensés, reflétés, disparaissent avec notre mort ?

C’est là qu’intervient le concept d’intellect agent. L’intellect agent est comme un gigantesque pack de tous les concepts de la réalité et ce pack flotte dans le monde, comme un stock attendant d’être re-pensé.

C’est bien entendu ici un contournement du principe de reflet, qu’Aristote ne connaissait pas, même s’il se fondait sur les sens, qu’il était matérialiste. Il ne pouvait pas atteindre ce concept, car il vivait dans une société esclavagiste, avec des décideurs et des décidés.

Au-delà de l’impact des sens, il avait besoin d’une mise en action de la « pensée » humaine. Alexandre d’Aphrodise va ici éclaircir davantage le concept d’intellect agent.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Alexandre d’Aphrodise comme commentateur et son cadre historique

Alexandre d’Aphrodise a lui-même enseigné la philosophie d’Aristote à Athènes, de 189 à 209. Il était alors considéré comme le commentateur d’Aristote, au sens de la fidélité aux enseignements de celui-ci. Comprendre Aristote, c’était s’appuyer sur Alexandre d’Aphrodise.

Les philosophes arabes, persans et juifs qui se tourneront vers Aristote passeront ainsi par Alexandre d’Aphrodise et ne cesseront de souligner son rôle éminent comme défenseur de celui-ci.

Le processus est le suivant. Historiquement, Platon et Aristote émergent au moment de l’effondrement de la Grèce antique et par la suite, ni la Macédoine d’Alexandre le grand ni Rome ne reprendront leurs philosophies au sens strict. Alexandre le grand était le disciple d’Aristote mais son empire s’effondra immédiatement après sa mort ; Rome avait sa propre dynamique extensive, à rebours de la Grèce des clans et des cités.

Le platonisme se conjugua alors avec tous les courants mystiques, le culte des oracles, bref toutes les fantasmagories magiques croyant en l’au-delà et en son intervention dans le monde. C’était là cohérent avec le fond idéaliste de Platon, qui croyait en un monde parallèle idéal, intermédiaire entre Dieu et le monde matériel.

Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510).
A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées.
A droite, Aristote désigne le sol, la matière.

L’aristotélisme forma quant à lui le noyau d’un matérialisme qui s’exprima de plusieurs manières, dans un processus intellectuel particulièrement tourmenté, déséquilibré, sur lequel on sait peu de choses.

Il y eut ainsi l’épicurisme, qui est un sensualisme. Il y eut également le stoïcisme, consistant en la philosophie d’Aristote déformée en un matérialisme tournant autour du destin, tiré dans différents sens, notamment comme vecteur idéologique de la citoyenneté romaine. On eut également le scepticisme, qui est un matérialisme relativiste.

Dans ces trois cas, on un matérialisme de repli (avec l’épicurisme), de mise à l’écart (avec le scepticisme), de participation (avec le stoïcisme), toujours entièrement axé sur la psychologie et la question de l’interprétation logique des choses à faire, ne pas faire, etc.

Cela est propre à la nature du système romain, utilitariste par excellence. Il n’existait pas d’espace philosophico-scientifique comme dans le système grec et surtout athénien, malgré que tous deux étaient de type esclavagiste. Rome signifiait l’expansion et il n’existait tout simplement pas de temps mort, alors que le système esclavagiste grec restait clanique ou monarchique, voire démocratique à l’échelle locale.

Il y eut bien entendu des aspects scientifiques dans le parcours romain, cependant cela consista en un accompagnement des progrès de la civilisation, pas en des recherches approfondies par des intellectuels comme chez les Grecs.

Le christianisme marqua alors l’ébranlement de Rome et l’effondrement de sa dynamique marqua la résurgence des philosophies d’Aristote et de Platon. La raison en est l’effondrement de la citoyenneté romaine comme principe et par conséquent la mise à nu du squelette intellectuel fondamental de l’idéalisme et du matérialisme alors.

Tout idéaliste devait, même s’il était tourné entièrement vers le mysticisme, s’appuyer sur la philosophie de Platon, tout comme les matérialistes, même stoïciens, devaient se confronter à Aristote.

C’est précisément ici qu’intervient Alexandre d’Aphrodise. C’est ce qui explique un phénomène historique absolument capital. Pourquoi les intellectuels les plus avancés, les plus matérialistes, les plus démocratiques de la civilisation islamique ont-ils vu en Aristote, grâce à Alexandre d’Aphrodise, un point d’appui absolument central à leur propre vision du monde ?

Qu’est-ce qui a provoqué la tradition en latin, en arabe, en syriaque, des œuvres d’Alexandre d’Aphrodise, consistant principalement en des commentaires sur les travaux d’Aristote ?

Version latine du Commentaire sur les premiers analytiques d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise, 1549

La clef réside dans le fait qu’Alexandre d’Aphrodise a souligné que la mise en perspective d’Aristote était une vision du monde complète et valide. Cela a semblé tout à fait juste aux matérialistes de la civilisation islamique.

L’épicurisme et le stoïcisme apparaissaient comme trop limités, comme trop peu développés. La philosophie d’Aristote, par contre, semblait le matérialisme le plus accompli.

Il fallait pour cela toutefois un aspect principal, portant le processus. C’est ce qui fit d’Alexandre d’Aphrodise le héraut du matérialisme. Il a en effet souligné un aspect très précis de la philosophie d’Aristote, qui va servir de grand détonateur matérialiste. C’est ce détonateur qui permit à la Falsafa arabo-persane de se former, à l’averroïsme latin d’ébranler le catholicisme à la toute fin du moyen-âge, à Spinoza d’affirmer sa philosophie.

Ce détonateur, c’est « l’intellect agent ».

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

La place historique essentielle d’Alexandre d’Aphrodise

Alexandre d’Aphrodise, né en 150 de notre ère, est un philosophe très largement méconnu, pour ne pas dire inconnu. Sa fonction historique a pourtant été immense, puisqu’il a repris la drapeau de la philosophie d’Aristote. C’est ainsi grâce à lui que les auteurs arabes, persans, juifs, ont accès à celle-ci.

Par avoir accès, il ne faut pas simplement entendre avoir accès aux thèses d’Aristote. Alexandre d’Aphrodise pose en effet la philosophie d’Aristote comme un système complet, répondant à toutes les questions concernant l’univers.

Buste d’Aristote. Marbre, copie romaine d’un original grec en bronze de Lysippse (vers 330 av. J.-C.). 

Cela signifie qu’historiquement Alexandre d’Aphrodise est le premier à affirmer une vision du monde qui ne soit pas mystico-religieuse, mais matérialiste. Cette vision du monde a bien entendu été mise en place par Aristote, c’est cependant Alexandre d’Aphrodise qui en fait un drapeau en tant que tel.

C’est ce drapeau que reprendront les philosophes arabes, persans et juifs, avant que la religion islamique et la religion juive ne parviennent à le faire tomber sous leurs coups féodaux. C’est cependant ce même drapeau qui va être repris à la fin du moyen-âge en Europe, notamment aux université de Paris et de Padoue, obligeant l’Église à combattre de manière la plus farouche « l’averroïsme latin » et « l’alexandrinisme ».

L’averroïsme latin (à Paris) et l’alexandrinisme (à Padoue), prolongements de la philosophie d’Aristote, sont en fait les bases réelles de l’humanisme et de la Renaissance respectivement.

 Averroès, version en latin du Grand Commentaire du De anima d’Aristote, milieu-fin du XIIIe siècle

En effet, le catholicisme romain n’eut pas le même succès que le judaïsme et l’Islam, religions qui réussirent à écraser les formes du progrès. Il ne parvint pas à éteindre le feu matérialiste, car le développement de la bourgeoisie établissait un support à celui-ci.

Le catholicisme romain essaya pourtant même d’intégrer la philosophie matérialiste d’Aristote, en en faisant une interprétation totalement tronquée. Thomas d’Aquin se présenta comme le vrai représentant d’Aristote, accusant Alexandre d’Aphrodise d’avoir modifié celle-ci, de l’avoir mal compris, etc.

C’était pourtant vain et le développement irrépressible du matérialisme aboutit, malgré la réaction catholique et féodale, au titan que fut Spinoza (1632-1677).

Spinoza

Lorsque Spinoza dit que « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose », il paraphrase Aristote. Lorsque Spinoza dit que Dieu est en réalité l’univers, qu’être philosophe c’est comprendre qu’il faille se conformer à lui, il paraphrase Alexandre d’Aphrodise.

Spinoza alla cependant plus loin.

En effet, Aristote avait la hantise de se perdre dans l’infini ; il affirmait une science capable de définir des définitions, des catégories, des déductions logiques. Il s’agissait de comprendre le monde en rangeant tout dans des cases, chaque case correspondant à chaque type de chose réelle. Alexandre d’Aphrodise mit lui l’accent sur le côté unifié de l’univers.

Spinoza était d’ailleurs avec eux, sur tous les plans : la science dresse des catégories, reconnaît les essences des choses, l’univers est « un ». L’éthique de Spinoza est en ce sens le point culminant, car le plus lisible, le plus clair, le plus approfondi, de la philosophie d’Aristote et de son défenseur Alexandre d’Aphrodise.

Cependant, Spinoza ajouta une chose : l’infini. Spinoza n’avait pas peur de se perdre dans l’infini, bien au contraire, c’était même le cœur de sa démarche. La douzième Lettre à Louis Meyer, qu’on appellera la « lettre sur l’infini », ouvre une nouvelle époque : celle de la dialectique, de la contradiction entre le fini et l’infini.

Illustration de Spinoza dans sa lettre dite de l’infini

Hegel s’appuie directement sur la perspective de Spinoza ; il considère que Spinoza est la base même de la perspective à développer. Développant ses recherches sur la dialectique, Hegel ne perd jamais de vue le principe de Spinoza selon lequel « toute détermination est négation » et Karl Marx s’appuie directement là-dessus.

Le capital de Karl Marx est une analyse entièrement dialectique et Karl Marx ne cesse de souligner que toute définition du réel doit se fonder sur le principe comme quoi « toute détermination est négation » ; il laissera à Friedrich Engels le soin de formuler les principes de la dialectique de la nature. Le matérialisme dialectique était né.

Il y avait cependant un prix à payer pour cela. La philosophie de Spinoza dispose en effet de deux aspects :

– le premier aspect est, au sens strict, la philosophie d’Aristote, avec la reconnaissance de la Nature, l’être humain comme un animal dont la pensée n’est que le reflet de la Nature ;

– le second est la réflexion sur contradiction entre le fini et l’infini.

En raison du développement inégal, on a Hegel qui se fonde sur le second aspect, mettant de côté le premier aspect. Karl Marx rétablit la perspective en « remettant Hegel sur ses pieds » en plaçant la dialectique dans la réalité elle-même, au moyen du matérialisme.

Or, pour ce matérialisme, Karl Marx et Friedrich Engels s’appuyaient sur les courants portés par la bourgeoisie : les humanistes, les utopistes, le matérialisme anglais, les Lumières françaises.

Karl Marx a fait son mémoire d’université sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ; pour lui, avant ces matérialistes, il existait des courants étant leurs « ancêtres » qui furent dans l’antiquité l’atomisme et l’épicurisme. Dans La Sainte Famille, Karl Marx et Friedrich Engels disent ainsi :

« Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi, restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est toujours demeuré en rapports étroits avec Démocrite et Epicure. »

Cela impliquait cependant que Karl Marx et Friedrich Engels sont entièrement passés à côté de la tradition matérialiste partant d’Aristote, passant par Alexandre d’Aphrodise pour aboutir à Avicenne, Averroès, Spinoza.

Karl Marx et Friedrich Engels considèrent Aristote comme un grand penseur de la logique et des catégories, mais ils ne connaissent pas ses thèses comme quoi l’être humain ne pense pas et ils le voient comme un « métaphysicien », pas comme un matérialiste au sens strict. Il en va de même pour Spinoza.

Ils voient de la dialectique en mouvement dans leurs philosophies et s’en inspirent, mais ils ne considèrent pas que c’est là du matérialisme : cela reste pour eux de la métaphysique. Ils ne voient pas qu’il y a la « métaphysique » authentique, matérialiste, et son interprétation catholique réactionnaire.

Ils pensent qu’il y a la métaphysique comme idéologie féodale et le matérialisme sensualiste comme idéologie de la bourgeoisie. Évidemment, cela va poser un casse-tête insurmontable en URSS socialiste de l’époque de Staline, où il était évident qu’Avicenne, Averroès, Spinoza étaient des matérialistes.

Ce problème fut si insurmontable que lorsque Vladimir Vernadsky affirme au début des années 1920 que la vie sur Terre représente une Biosphère et par la suite que l’humanité consciente forme une « noosphère » (noos voulant dire intellect en grec ancien) modifiant la planète, il n’est personne pour lui expliquer que c’est précisément la thèse d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise.

La thèse de Vladimir Vernadsky fut ainsi considéré comme juste, mais l’URSS socialiste ne fut pas pour autant en mesure de l’intégrer au sens strict dans son dispositif idéologique.

Il faudra attendre la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire pour que soit comblé le premier aspect, celui allant d’Aristote à Spinoza, par une profonde réflexion sur la pensée comme reflet des conditions objectives, avec la considération que toute « pensée » accompagne le mouvement de l’univers.

=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme

Le programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne

1888

Déclaration de principes du Parti Ouvrier Social-démocrate d’Autriche

Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche lutte afin de parvenir, pour le peuple tout entier sans distinction de nation, de race ou de sexe, à la libération des chaînes de la dépendance économique, à l’élimination de l’absence de droit politique et à l’élévation hors de la dégradation mentale.

La cause de cet état indigne n’est pas à rechercher dans certains aménagements politiques en particulier, mais dans l’essence de la réalité conditionnant et dominant tout l’état de la société selon laquelle les moyens du travail sont monopolisés entre les mains de quelques propriétaires.

Le propriétaire de la force de travail, la classe ouvrière, est par là placé comme esclave du propriétaire des moyens du travail, de la classe des capitalistes, dont la domination politique et économique trouve son expression dans l’État actuel.

La propriété individuelle des moyens de production, tout comme il signifie ainsi politiquement l’État de classe, signifie économiquement la grandissante pauvreté de masse et l’appauvrissement croissant de toujours davantage de couches populaires.

De par le développement technique, de par la colossale croissance des forces productives, cette forme de propriété se montre non pas seulement superflue, mais dans les faits cette forme sera également éliminée pour la grande majorité du peuple, alors qu’en même temps seront établies les préconditions mentales matérielles nécessaires pour la forme de la propriété commune.

La transition du moyen du travail à la propriété commune de l’ensemble du peuple travailleur signifie donc non pas seulement la libération de la classe ouvrière, mais aussi la réalisation d’un développement nécessaire historiquement.

Le porteur de ce développement ne peut être que le prolétariat conscient sur le plan de la classe et organisé comme parti politique.

Organiser le prolétariat politiquement, l’emplir de la conscience de sa situation et de ses tâches, le rendre mentalement et politiquement capable de la lutte et le préserver ainsi, est partant de là le programme de fait du Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche, et pour sa mise en œuvre il se servira de tous les moyens pertinents et correspondant à la conscience naturelle de la justice du peuple.

Par ailleurs, le parti aura à se placer et devra se placer dans sa tactique également selon les circonstances, en particulier suivant le comportement de l’adversaire. Cependant, les principes généraux suivants ont été établis :

1. Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche est un parti international, il condamne les privilèges nationaux, comme ceux de la naissance, de la propriété et de l’origine, et affirme que la lutte contre l’exploitation doit être internationale comme l’exploitation elle-même.

2. Pour la diffusion de l’idée socialiste, il utilisera pleinement tous les moyens de la presse publique, les associations, les rassemblements, et se prononcera pour l’élimination de toutes les chaînes opprimant la libre expression des opinions (lois d’exception, lois sur la presse, les associations et les rassemblements).

3. Sans se faire en aucune manière des illusions sur la valeur du parlementarisme, une forme de la domination moderne de classe, le parti recherchera le droit de vote général, égal et direct pour tous les organes représentatifs avec salaires pour les élus, en tant qu’un des importants moyens de l’agitation et de l’organisation.

4. Si, au sein du cadre de l’ordre économique existant, il faut dans une certaine mesure bloquer l’effondrement des conditions de vie de la classe ouvrière, son appauvrissement grandissant, alors il faut rechercher une législation de protection des ouvriers qui soit sans faille et sincère (limitation allant le plus loin possible du temps de travail, abolition du travail des enfants, etc.), avec une mise en œuvre sous le contrôle conjoint des travailleurs, tout comme l’organisation sans aucune entraves des ouvriers en associations professionnelles, ainsi que la liberté complète de coalition.

5. Dans l’intérêt du futur de la classe ouvrière, est absolument nécessaire l’enseignement obligatoire, gratuit et non-confessionnel dans les écoles élémentaires et de formation continue, tout comme l’accès gratuit à l’ensemble des établissements d’enseignements ; la condition préalable nécessaire à cela est la séparation de l’Église et de l’État et la reconnaissance de la religion comme affaire privée.

6. L’origine de la menace existante de guerre est l’armée de métier, dont la charge croissante aliène le peuple de ses tâches culturelles. Il est par conséquent nécessaire de se prononcer pour le remplacement de l’armée de métier par l’armement général du peuple.

7. Le Parti Ouvrier Social-démocrate prendra à tous moments position, dans toutes les questions politiques et économiques d’importance, pour l’intérêt de classe du prolétariat, s’opposant énergiquement à tous les obscurcissements et toutes les dissimulations des contradictions de classe, tout comme la manipulation des ouvriers en faveur des partis dominants.

8. [Point ajouté en 1892] Étant donné que les impôts indirects, visant les besoins nécessaires à la vie, présentent un fardeau frappant d’autant plus la population qu’elle est pauvre, étant donné qu’elles sont un moyen d’exploitation et de tromperie vis-à-vis du peuple travailleur, nous exigeons la suppressions de tous les impôts indirects et l’établissement d’un impôt sur le revenu qui soit unique, direct, progressif.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Les questions nationales austro-hongroises dans la social-démocratie

Les questions nationales en Autriche et Hongrie, empire à deux têtes sous hégémonie autrichienne, formèrent un problème titanesque à la social-démocratie. Non seulement il y avait plusieurs peuples, mais en plus les répartitions n’étaient bien souvent pas uniformes territorialement parlant.

Or, cette division rentrait en opposition frontale avec une sociale-démocratie obtenant de très bons résultats. Il y avait ainsi la grève de 85 000 mineurs en Bohême-Moravie en 1900, une grève générale à Trieste en 1902 suivi d’une grève de 80 000 ouvriers métallurgistes dans les territoires autrichiens au sens strict et tchèque, alors que 250 000 travailleurs participèrent à l’agitation et aux grèves du prolétariat rural en Galicie.

La zone dépendant de la Hongrie connut de nombreuses luttes en 1903-1904, dont une grève de 40 000 cheminots en avril 1904, paralysant le pays et stoppée finalement par l’intervention de l’armée.

La situation du pays était marquée par le compromis de 1867. L’Autriche avait l’hégémonie, mais le territoire impérial était divisé en deux zones, gérées par l’Autriche d’un côté, la Hongrie de l’autre. Cette alliance se scellait principalement sur les dos des peuples slaves présents sur le territoire, et ce depuis suffisamment de temps pour que leurs dimensions nationales soient devenues pratiquement inexistante.

Du côté hongrois, le développement fut lent et laborieux, malgré un bon départ. Léo Frankel, une figure de la première Internationale ayant participé à la Commune de Paris en 1871 avant de rejoindre Karl Marx à Londres, diffusa le marxisme en Hongrie et réussit à fonder le Parti. Le terme « social-démocrate » étant interdit, il prit la dénomination de Parti Ouvrier Général de Hongrie, avec 113 délégués de 29 villes.

Léo Frankel, avant 1896

Léo Frankel fut cependant contraint à l’exil et les opportunistes prirent alors le dessus, jusqu’à finalement la fondation d’un Parti social-démocrate en tant que tel, en 1890. La répression de 1895 donna naissance à une vague d’opportunisme complet cherchant à submerger le Parti, mais la tentative fut brisée. Le réformisme l’emporta cependant insidieusement, dans un contexte pourtant d’explosions sociales notamment de mineurs (hongrois et roumains), ainsi que de paysans.

Un Parti socialiste indépendant se forma ainsi comme expression démocratique paysanne, témoignant de la mise en échec programmatique de la social-démocratie hongroise malgré ses développements et ses luttes. Preuve également de l’incapacité à saisir la question nationale en Hongrie même – plus de la moitié de la population n’étant pas hongroise (mais roumaine, slovaque, croate, serbe, italienne, allemande, ruthène…), la social-démocratie slovaque forma ses propres organisations en 1904.

Les principales langues en Autriche-Hongrie : l’allemand, le hongrois, du côté slave le tchèque, le slovaque, le polonais, l’ukrainien, le slovène, le serbo-croate, enfin dans la famille latine le roumain et l’italien.

Du côté autrichien, la situation était totalement différente, à part pour la question nationale. En effet, dans l’empire austro-hongrois, n’avaient connu réellement l’industrialisation justement que la partie autrichienne, avec la Bohême, la Moravie et la Basse-Autriche, relativement le Vorarlberg et la Silésie, en partie en Styrie. L’arriération était par contre très grande, voire catastrophique, en Bucovine, en Galicie, au Tyrol, à Salzbourg, en Haute-Autriche.

Les progrès du mouvement ouvrier autrichien doivent beaucoup à Andreas Scheu (1844-1927), qui fut membre de la première Internationale et diffusa le marxisme en se confrontant aux « modérés ». Prenant la tête des radicaux, il réussit à les faire s’unifier à la social-démocratie tchèque, pour le congrès de Neudörfl en avril 1874. 74 délégués y représentaient 25 000 ouvriers.

Andreas Scheu

Il faut également souligner le rôle essentiel de Victor Adler (1852-1918), qui s’appuyait sur son ami Friedrich Engels. Lénine, dans son article suite au décès de Friedrich Engels, le mentionne de la manière suivante :

« Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’œuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié.

Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.»

Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante. »

Le congrès d’Atzgersdorf en 1877 mit ensuite en place une organisation spécifique pour les Tchèques, dans le cadre de la social-démocratie autrichienne. Cela donna la naissance en 1878 du Parti social-démocrate tchécoslovaque, la ligne prédominante chez les Tchèques étant l’union nécessaire avec les Slovaques, qui eux étaient opprimés par la Hongrie.

La confrontation avec les modérés continua toutefois de manière virulente, des scissions se produisirent, alors qu’apparurent des courants anarchistes dans un contexte de sévère répression. La social-démocratie allemande intervient alors au début de l’année 1884 afin d’épauler la social-démocratie autrichienne et l’aider à se structurer.

Les sociaux-démocrates tchèques finirent par se réunifier à Brno les 25 et 26 décembre 1887, la social-démocratie autrichienne en général à Hainfeld le 30 décembre 1888, en le Parti Ouvrier Social-Démocrate, avec 15 500 membres. Le programme dit de Hainfeld fut d’un haut niveau, ancré dans le marxisme, reflétant une approche social-démocrate solide, même si connaissant des faiblesses.

Il se mit à distance du parlementarisme et souligne le rôle central de la conscience socialiste, attribuant au Parti politique la fonction principale.

Victor Adler vers 1900

Dans Que faire ?, Lénine aborde la question du rôle de la conscience pour la social-démocratie et s’appuie sur un long passage de Kautsky au sujet du programme de Hainfeld, auquel il a contribué. Staline fait également référence à ce programme, dans l’article de 1905 Coup d’œil rapide sur les divergences dans le parti, œuvre en défense de l’approche social-démocrate.

La question nationale vint alors perturber la progression. Au second congrès, en 1891 à Vienne, la social-démocratie disposait de 219 associations avec 47 100 membres. Chaque province avait son organe central et les Autrichiens désiraient que les organisations de chaque province en dépendent.

Les Tchèques refusèrent et en Moravie il y eut un organe pour la population « allemande », un pour les Tchèques. Ce processus amena également le départ des dirigeants d’un courant socialiste national tchèque, et l’exclusion de leurs membres.

La crise fut accentuée lorsqu’à la fin de l’année il y eut un congrès de la social-démocratie tchèque, y compris pour les Tchèques des zones directement autrichiennes, comme Vienne ou la Basse-Autriche. La scission syndicale des Tchèques en janvier 1897 renforça encore davantage la différenciation avec les « Allemands », alors qu’à l’arrière-plan, la partie tchèque était plus industrielle, les Tchèques d’une plus grande tradition démocratique, le réveil national portée notamment par la bourgeoisie était réel.

Aux élections de mars 1897 – élections non universelles, où 5500 grands propriétaires terriens avaient 85 députés, 5,5 millions de votants ayant quant à eux seulement 72 députés – ce sont les zones tchèques seulement qui témoignèrent d’un engouement pour la social-démocratie. Et au congrès de juin 1897, la social-démocratie autrichienne posa le principe d’être une fédération de six partis sociaux-démocrates nationaux.

Le congrès de 1899 à Brno posa l’alternative d’une autonomie territoriale pour les nations vivant en Autriche, ou bien d’une autonomie nationale-culturelle, sans lien avec le territoire. La première option fut portée par la direction autrichienne, la seconde par les Yougoslaves, alors que les Polonais et les Ukrainiens se posaient l’auto-détermination comme perspective.

Le congrès de 1899 à Brno

Le principe de l’autonomie territoriale prévalut, mais l’idée d’autonomie nationale-culturelle devint particulièrement prégnante. L’austro-marxiste Otto Bauer, qui devint le grand chef de file de l’austro-marxisme et ce jusqu’en 1934, écrivit par la suite La question des nationalités et la social-démocratie, en 1907, où il était expliqué justement que :

« Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes.

Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.

Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.

À partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité. »

Autonomie territoriale ou autonomie nationale-culturelle, de la manière dont c’était posé par la social-démocratie autrichienne, c’était à la fois une capitulation devant les divisions nationales ancrées dans le féodalisme et un abandon du principe d’autodétermination, sans parler d’une certaine soumission tant à la lecture impériale du régime qu’au pangermanisme séparateur et dominateur.

Le triomphe des forces centrifuges aboutira à l’implosion de la social-démocratie d’Autriche-Hongrie, confirmant la critique faite par Lénine de la théorie de « l’autonomie culturelle » et du manque de mise en perspective de l’internationalisme prolétarien amenant l’assimilation naturelle des nations les unes par les autres.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Rosa Luxembourg sur la grève politique de masse en Belgique en 1913

En mai 1913, Rosa Luxembourg écrivit trois articles dans le Leipziger Volkszeitung, au sujet de la « Nouvelle expérience belge », où elle dit notamment :

« La grève générale belge ne mérite pas seulement, en tant que manifestation remarquable des efforts et des résultats de la masse prolétarienne en lutte, la sympathie et l’admiration de la social-démocratie internationale, elle est aussi éminemment propre à devenir pour cette dernière un objet de sérieux examen critique et, par suite, une source d’enseignements.

La grève d’avril, qui a duré dix jours, n’est pas seulement un épisode, un nouveau chapitre dans la longue série des luttes du prolétariat belge pour la conquête de l’égalité et de l’universalité du droit de vote, luttes qui durent depuis le commencement de la dernière décennie du XIX° siècle et qui, selon toute apparence, sont encore très éloignées de leur fin.

Si donc nous ne voulons pas, à la manière officielle, applaudir toujours et à toute occasion tout ce que fait et ne fait pas le Parti social-démocrate, il nous faut, en face de ce nouvel assaut remarquable du Parti Ouvrier Belge, dans ses luttes pour le droit électoral, nous poser la question suivante : Cette grève générale signifie-t-elle un pas en avant sur la ligne générale de combat ?

Signifie-t-elle en particulier une nouvelle forme de lutte, un nouveau changement tactique qui serait appelé à enrichir, à partir de maintenant, les méthodes de combat du prolétariat belge, et peut-être aussi du prolétariat international ? »

Rosa Luxembourg constate alors que les dirigeants du POB soulignent la dimension organisée de la grève, ce qui lui confère une nature entièrement nouvelle.

Le dirigeant du POB, Emile Vandervelde, parle d’une « grève longue, préparée patiemment et méthodiquement ». Rosa Luxembourg se demande alors si on peut parler de réussite en tant que telle :

« En 1891, la première courte grève de masse, avec ses 125.000 ouvriers, a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250.000 ouvriers pour que la Chambre se prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission.

Cette fois, la grève de 400.000 ouvriers, après neuf moins de préparation, après des sacrifices et des efforts matériels exceptionnels de la part de la classe ouvrière, a été brisée au bout de huit jours, sans avoir obtenu autre chose que la promesse, sans engagement, qu’une commission sans mandat et sans droit à légiférer recherchera une « formule d’unité » concernant le droit électoral.

Nos camarades belges ne se font aucune illusion sur le caractère vague et confus du résultat ; ils comprennent que ce n’est pas là une brillante victoire et qu’en tout cas, elle ne répond pas du tout aux efforts, aux sacrifices et aux préparatifs formidables qui ont été faits. Aucun des chefs du Parti n’a essayé, au Congrès du 24 avril, de présenter la résolution du Parlement sur ladite commission comme une victoire politique notable.

Au contraire, ils se sont tous efforcés de porter le centre de gravité du bilan de la lutte de ces dix jours non sur le résultat parlementaire, mais sur le cours de la grève générale elle-même et sur son importance morale. « Trois points de vue, a dit Vandervelde (d’après le compte rendu du Vorwärts), se sont fait jour dans l’appréciation de la grève générale. Le premier, le point de vue parlementaire, est le moins important. »

Mais les deux autres sont : le résultat politique, qui consiste dans la conquête de l’opinion publique, et le point de vue social, qui réside dans le déploiement de forces du prolétariat et dans le caractère pacifique de la grève générale : « Maintenant – s’est écrié Vandervelde – nous connaissons le moyen que le prolétariat peut employer lorsque le pouvoir veut le priver de son droit. » Jules Destrée est allé jusqu’à traiter toute la question du résultat direct de la grève de « futilités parlementaires » :

« Pourquoi ne pas se hausser, au dessus des futilités parlementaires et des nuances des déclarations ministérielles, jusqu’au principal ? Considérons donc le principal, que tout le monde peut voir : l’enthousiasme magnifique, le courage, la discipline de notre mouvement. »

Or, l’attitude excellente de la masse ouvrière belge dans la dernière grève générale, fut loin d’être une surprise.

L’enthousiasme, la cohésion, la ténacité de ce prolétariat, se sont affirmés si fréquemment dans les vingt dernières années, en particulier dans l’emploi de l’arme de la grève générale, que le déclenchement et le cours de la grève d’avril, loin d’être une nouvelle conquête, ne sont qu’une preuve de plus de cette ancienne combativité.

Évidemment, l’importance de chaque grève de masse réside, en grande partie, dans son déclenchement même, dans l’action politique qui s’y exprime, dans la mesure où il s’agit de manifestations spontanées ou qui éclatent sur l’ordre du Parti, qui durent peu de temps et manifestent un esprit combatif.

Lorsqu’au contraire, la grève a été préparée de longue main, de façon tout à fait méthodique et systématique, dans le but politique déterminé de mettre en mouvement la question du droit de vote immobilisé depuis vingt ans, il apparaît assez étrange de célébrer la grève, en quelque sorte, comme un but en soi et de traiter son objectif propre, le résultat parlementaire, comme une bagatelle. »

Rosa Luxembourg explique ainsi que les dirigeants du POB sont gênés et déplace le thème du bilan. Et ils font une erreur : ils ratent la question du mouvement des masses. Elle constate ainsi :

« Les grévistes qui combattaient pour le droit électoral en 1891 et 1893 se comportèrent de façon aussi raisonnable et aussi « légale » qu’en avril dernier.

Si, dans les deux premiers cas cependant, on en vint, dans quelques localités, à des bagarres de rue et s’il y eut des effusions de sang, la faute en incombe uniquement à l’attitude brutale et aux provocations des troupes et autres forces gouvernementales qui marchèrent contre les grévistes et les manifestants, en tremblant de tout leur corps et le cœur rempli d’une haine féroce.

Le caractère « mouvementé » de ces deux grèves courtes et victorieuses ne résidait pas non plus dans des « illégalités » stupides qu’auraient commises des ouvriers, mais dans le fait que ces grèves de masse étaient l’expression de l’état d’esprit du Parti, plein de fraîcheur, de résolution et de joyeuse combativité.

On ne connaissait ni hésitation, ni crainte, ni précaution, ni prudence, on marchait au combat sans compter sur autre chose que sur la propre force du prolétariat et sur sa pression, et on était prêt, ma foi, à augmenter cette pression jusqu’aux dernières conséquences et à donner libre cours à l’énergie révolutionnaire des masses, le cas échéant, pour en tirer le maximum de poids et d’effet.

C’était des grèves de masses dans lesquelles le parti marchait en rangs serrés, depuis le chef suprême jusqu’au simple soldat, pénétré du même enthousiasme libre et hardi pour la lutte, absolument unanime dans sa ferme croyance en la nécessité et l’efficacité de sa propre entreprise.

Mais toute la tactique du parti belge prit une nouvelle orientation dans la décennie suivante. »

Rosa Luxembourg formule alors immédiatement sa critique politique du POB :

« Après que le droit électoral plural de la classe ouvrière est ouvert les portes du Parlement et y eut introduit un nombre croissant de députés, le centre de gravité de l’action politique et de la lutte pour l’égalité du droit électoral fut transporté au Parlement.

En même temps – et ce n’est d’ailleurs que l’autre côté de ce phénomène – un facteur tout nouveau entre en jeu : l’alliance avec la bourgeoisie libérale, alliance qui devint un facteur important de la tactique socialiste.

Ainsi furent accouplés, dans la politique du parti, deux éléments contradictoires : l’action extra-parlementaire de la masse et l’alliance parlementaire avec le libéralisme.

La grève de masse restait bien un moyen de lutte éprouvé, populaire, très apprécié du prolétariat, qui y était attaché avec une énergie tenace, mais, à partir de ce moment, il fallut tenir compte des alliés parlementaires, des libéraux, d’abord à cause de l’hostilité de classe profonde des possédants contre les actions prolétariennes de masse, et ensuite parce que, forcément, la grève de masse touchait en premier lieu et de façon sensible les intérêts économiques de la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux des alliés libéraux.

La politique du Parti socialiste revêtit par suite une certaine incertitude, un caractère double et équivoque. C’est ce qui se manifesta nettement dans la campagne malheureuse de 1902, où l’accouplement de l’action gréviste de la masse avec l’alliance libérale au Parlement avait tout d’abord déterminé les chefs de parti à ne permettre l’action de la masse que comme un avertissement sans frais, et à renvoyer ensuite cette dernière à la maison aussi vite que possible, ce qui évidemment, ne pouvait que faire échouer également l’action parlementaire (…).

[En 1913] Il ne s’agissait donc pas ici d’une nouvelle tactique élaborée en toute liberté et comportant une nouvelle méthode de grève plus efficace que les autres. La préparation de longue main de la grève de masse apparaissait cette fois comme un moyen de calmer les masses ouvrières, d’éteindre leur enthousiasme combatif et de leur faire abandonner provisoirement l’arène.

Puis, lorsque toute l’énergie de la classe ouvrière, pendant sept mois, fut tourner exclusivement vers la préparation de la grève générale, ce fut la direction du parti qui, jusqu’à la fin, s’employa de toutes ses forces à entraver le déclenchement de la grève et à reculer cette dernière le plus possible.

Après que le refus catégorique de la réforme électoral au Parlement, en février, eut arraché la fixation de la grève générale au 14 avril, les chefs de parti, s’appuyant sur l’intervention médiatrice de bourgmestres libéraux, cherchèrent encore, au dernier moment, alors que l’espoir dans une intervention libérale se fut évanoui comme une bulle de savon, la grève ne fut décidée que sous la pression irrésistible de la masse impatiente et contre les manœuvres d’une partie des chefs.

C’est ainsi que se réalisa finalement la grève d’avril, après neuf mois de préparation et des tentatives répétées pour l’empêcher et l’ajourner. Du point de vue matériel, elle fut certes préparée comme ne l’avait encore jamais été aucune grève de masse au monde.

Si des caisses de secours bien garnies et la répartition bien organisée des vivres décidaient de l’issue d’un mouvement de masses, la grève générale belge d’avril aurait dû faire des miracles. Mais le mouvement révolutionnaire de masse n’est malheureusement pas un simple calcul que l’on peut résoudre avec les livres de caisse ou les dépôts de vivres des coopératives.

Le facteur décisif dans tout mouvement de masse, c’est l’énergie révolutionnaire des masses, l’esprit de résolution des chefs et leur vue nette du but à atteindre.

Ces deux facteurs réunis peuvent, le cas échéant, rendre la classe ouvrière insensible aux privations matérielles les plus dures et lui faire accomplir, en dépit de ces privations, les plus grands exploits.

Ils ne sauraient par contre être remplacés par des caisses de secours bien garnies.

La pensée principale des camarades belges dans la préparation de la grève d’avril fut de lui enlever tout caractère impétueux, de la séparer complètement de la situation révolutionnaire, de lui donner le caractère méthodique, strictement limité, d’une grève syndicale ordinaire (…).

À la base de la grève d’avril en Belgique, au contraire, il y a l’idée d’éviter toute situation révolutionnaire, tout défaut de calcul, tout tournant imprévu de la lutte, en un mot, d’écarter préalablement tout risque et tout danger et de fixer, presque une année à l’avance, toute la campagne.

Mais de ce fait, les camarades belges ont enlevé à leur grève générale toute sa valeur de choc. L’énergie révolutionnaire des masses ne se laisse pas mettre en bouteille et une grande lutte populaire ne se laisse pas conduire comme une parade militaire.

De deux choses l’une : ou bien on provoque un assaut politique des masses, ou plus exactement, comme un tel assaut ne se provoque pas artificiellement, on laisse les masses excitées partir à l’assaut, et il leur faut alors tout faire pour rendre cet assaut encore plus impétueux, plus formidable, plus concentré, mais alors on n’a pas le droit, juste au moment où l’assaut se déclenche, de le retarder pendant neuf mois afin de lui préparer, dans l’intervalle, son ordre de marche.

Ou bien, on ne veut pas d’assaut général, mais alors une grève de masse est une partie perdue d’avance (…).

Mais, quelles que soient les critiques et les jugements qu’on porte sur l’action des camarades belges, cette action reste pour nous, en Allemagne, un exemple et une leçon qui nous font rougir de honte. Le parti belge expérimente la grève de masse, mais il essaie aussi, en ramassant toutes ses forces, tous les moyens d’action des masses. »

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

L’opportunisme du Parti Ouvrier Belge et la grève politique de masse

L’une des principales formations à soutenir le centrisme de Karl Kautsky fut le Parti Ouvrier Belge (POB). En même temps, le POB qui, comme son nom l’indique, ne relève pas de la tradition social-démocrate au sens strict, a développé des initiatives marquant le mouvement ouvrier et posant le problème de la grève de masse avec une revendication politique.

Il se posa la question de savoir dans quelle mesure la grève politique de masse était le pendant social-démocrate de la « grève générale » proposée par les syndicalistes révolutionnaires, les anarchistes.

Le POB est né en 1885, à partir de multiples structures ouvrières (les ligues politiques, les syndicats, les importantes coopératives, les mutualités, ainsi que le Parti Ouvrier Socialiste de Belgique).

Il n’y a alors pas de suffrage universel, seulement 2 % de gens ont le droit de voter en raison de leurs hauts revenus, et le POB va être en première ligne pour sa conquête. Les grèves vont être massives en 1886, 1887 et 1888, 1893, 1902 et 1913.

Les grèves de 1886, conséquence directe d’une chute des salaires de 25 % en raison de la crise économique, partirent de la région de Liège pour s’étendre à la région du Hainaut, puis relativement ailleurs dans le pays également.

Elles acquirent une dimension de révolte particulièrement intense, aboutissant à l’intervention meurtrière de l’armée. Elle n’avait toutefois pas de dimension politique assumée, contrairement à la séquence de 1887 et 1888, par contre spécifique au Hainaut.

Leur interprétation est rendue difficile, en raison du rôle important du Parti Socialiste Républicain d’Alfred Defuisseaux, tout juste sorti du Parti Ouvrier Belge et se dissolvant dès 1889 en raison de l’affaire du « grand complot ». Il avait en effet été massivement infiltré par des agents provocateurs.

La grève de 1893 fut très différente, étant directement structuré par le POB en vue du suffrage universel. Elle répondait directement au refus de ce dernier par le parlement, par 115 voix contre 26, en avril 1893, après des débats commencés en février.

Eugène Laermans, Un Soir de Grève, 1893

Lancée depuis Bruxelles, elle s’étendit à toute la Wallonie, et même en partie en Flandre, partie du pays bien moins développé sur le plan industriel. La répression armée fut sévère là encore, mais le régime céda un suffrage modifié, avec une voix par personne, les plus riches en disposant de plusieurs.

Une grève réprimée à Mons montrée dans Le petit journal parisien en 1893

Le suffrage universel fut finalement annoncé et c’est pour protester contre son report que se lança la grève de 1902, dans le Hainaut. La répression violente et sanglante amena le POB à mettre en place la grève générale, pour finalement capituler devant la vigueur de la répression, provoquant une réelle cassure dans le mouvement ouvrier.

Le POB organisa enfin, par en haut, de manière préparée pendant plusieurs mois, une grève pour le suffrage universel, de manière parfaitement encadrée et pacifique, en 1913. L’atmosphère était très différente des autres grèves qui avaient été marquées, par endroit, d’initiatives armées (destruction d’un château possédé par un patron, d’une brasserie appartenant à un maire, de maisons de directeurs, de la maison d’un député catholique, etc.). Durant huit jours,ses effets furent très relatifs.

Cela montrait cependant tout une perspective de lutte, pour une séquence qui fut très attentivement scrutée par la social-démocratie, soucieuse de comprendre la question de la possibilité d’une nature politique d’une grève de masse.

La contradiction est ici puissante entre la tentative social-démocrate, notamment avec Rosa Luxembourg, de conceptualiser la grève politique de masse, et le pragmatisme complet du Parti Ouvrier Belge. C’est que sa base était idéaliste-moraliste.

Le mouvement ouvrier belge puise loin ses racines, car dès la première Internationale, il était déjà constitué, avec notamment César De Paepe (1841-1890). Toutefois, sa dynamique est « ouvrière » et pas social-démocrate ; le Parti Ouvrier Belge est non pas tant un parti qu’une sorte de rassemblement fédérant les structures, et on lit dans les statuts :

« Peuvent adhérer au Parti ouvrier : les syndicats professionnels, sociétés de secours mutuels, sociétés coopératives, cercles d’études et de propagande et généralement tous les groupes ouvriers, ainsi que les personnes des deux sexes qui habitent une localité où il n’existe pas d’association ouvrière ou socialiste affiliée. »

C’est une sorte de Parti syndicaliste, entièrement fédéraliste, avec une auto-intoxication typique.

Louis Bertrand (1856-1943), qui dirigea Le peuple de 1900 à 1907 le quotidien du POB, expliquait en 1886 dans Le Parti Ouvrier Belge et son programme, que les Belges auraient eu la « prédominance théorique » dans la première Internationale… Il prétend que, un an après la fondation du POB, on pourrait constater que :

« Jamais, à aucune époque et dans aucun coin du monde, nous pouvons le dire avec fierté, le mouvement ouvrier socialiste n’a été aussi grand que celui qui existe actuellement en Belgique.

Et les conservateurs, bêtes et criminels, ne se doutent de rien ! »

C’est là une terrible surestimation, s’appuyant sur le fait qu’en réalité le Parti Ouvrier Belge se faisait satelliser par les forces libérales ayant toute une dynamique historique, dans un pays dominé par le parti catholique, où il n’y avait ni suffrage universel, ni reconnaissances des syndicats.

Il n’y a pas de matérialisme historique dans l’approche du POB ; dans ses programmes et statuts, adoptés aux congrès de Bruxelles de 1893 et de Quaregnon de 1894, on lit comme premier point de la « déclaration de principes » :

« Les richesses, en général, et spécialement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou le fruit du travail – manuel et cérébral – des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine commun de l’humanité. »

Le niveau revendicatif bascule ainsi parfois dans une sorte de démocratisme sans contenu démocratique, comme ici :

« Réforme de la loi sur la chasse.

a) suppression du port d’armes [c’est-à-dire du permis de port d’armes] ;

b) suppression des chasses gardées ;

c) droit pour les cultivateurs de détruire en toute saison les animaux nuisibles aux récoltes.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le « de léonisme » de la social-démocratie américaine

C’est aux États-Unis que, de manière très déformée, les tendances erronées du mouvement ouvrier européen s’exprimèrent le plus. Après une période de succès, cela devait provoquer l’effondrement particulièrement durable du mouvement ouvrier américain.

Deux événements majeurs viennent encadrer la période où le mouvement ouvrier américain s’est élancé, avant de s’effondrer.

Le premier fut, en juin 1892, la grève à l’aciérie Homestead Steel Works de Homestead en Pennsylvanie. Une première grève pour des conventions collectives avait été une victoire pour le syndicat, l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, en 1889.

Il y eut notamment une bataille rangée pour chasser les briseurs de grève. La bataille pour une nouvelle convention fut initialement gagnée, avec 5000 personnes protégeant l’usine d’une attaque armée d’une milice privée, les Pinkerton. Cependant, l’intervention de l’armée et de travailleurs jaunes brisa la grève.

L’intervention du 18e régiment à Homestead

Le second fut ce qui fut appelé la bataille de Blair Mountain, en 1921, dans le comté de Logan en Virginie-Occidentale. 10 000 mineurs affrontèrent de manière armée les briseurs de grève, un million de balles furent tirées. L’armée vint rétablir l’ordre.

Des mineurs montrent un exemplaire d’une bombe lâchée par l’aviation militaire contre les grévistes lors de la bataille de Blair Mountain

Entre ces deux dates, le mouvement ouvrier américain essaya de construire ses organisations. Il y eut des marches de la faim en 1893-1894. En 1894 la grève de 3000 travailleurs de la Pullman Company fabriquant des wagons dans la région de Chicago aboutit au boycott des wagons de l’entreprise par 260 000 cheminots, 100 000 cheminots rejoignant la lutte, celle-ci étant finalement écrasée militairement par des milices privées et la garde nationale.

La garde nationale tire sur les grévistes de la Pullman Company en 1894

À cette occasion, le dirigeant de l’American Railway Union, le syndicat du rail américain, Eugene Victor Debs, est condamné de la prison et y découvre le marxisme. Il rejoint alors le Social Democratic Party of America, qui devient en 1901 le Socialist Party of America et dont il sera le candidat à la présidentielle en 1904, 1908, 1912 et 1920 (étant en prison cette année-là).

La marginalité du Parti socialiste d’Amérique ne fut nullement une fatalité. D’un côté, il n’avait que 5-6000 membres durant les années 1890, présents dans seulement 26 Etats. De l’autre, il y avait une vraie lutte de la part des ouvriers, avec une grande combativité, un apport de travailleurs conscients d’Europe, notamment par exemple de Finlande, ou encore d’Allemagne.

Eugene Victor Debs en 1912

Le problème fut clairement idéologique. Le mouvement ouvrier américain développa en effet une approche qui lui est propre, au croisement de l’esprit social-démocrate, de l’esprit socialiste et de l’esprit syndicaliste. Concrètement, il y eut un mélange des principaux courants européens du mouvement ouvrier.

C’est Daniel de Leon (1852-1914) qui synthétisa cette perspective. Il fut le rédacteur du journal du Parti socialise d’Amérique, The People ; concrètement, c’est lui qui imprégna idéologiquement tout le mouvement ouvrier américain. Il est parlé de marxisme – de léonisme, de de léonisme.

Le de léonisme consiste en les ingrédients suivants :

– de l’esprit social-démocrate, il retient la notion de Parti ;

– de l’esprit socialiste, il retient le principe que le Parti amène la révolution mais se dissout dès la révolution menée, au profit des syndicats organisant la société ;

– de l’esprit syndicaliste, il retient le principe du renversement immédiat par la grève générale.

Daniel de Leon

Il y a une profonde absence de cohérence dans ce qu’on doit appeler la théorie d’un parti syndicaliste. D’un côté, Daniel de Leon exigea l’abandon de toute revendication immédiate au congrès de 1900 du Parti socialiste d’Amérique. De l’autre, il fut à l’origine en 1895 de la Socialist Trade and Labor Alliance, syndicat rassemblant 20 000 personnes, dont le sectarisme le fit passer à 1500 membres en 1905.

Daniel de Leon fit alors adhérer le syndicat à l’Industrial Workers of the World (IWW) à sa fondation en 1905. Les IWW étaient une structure syndicaliste révolutionnaire prônant la lutte revendicative par l’action directe, qui va d’ailleurs expulser Daniel de Leon rapidement au nom du refus de la politique, tout en ne se fondant que sur quelques milliers de membres, notamment des travailleurs itinérants réduits au vagabondage.

Affiche de l’Industrial Workers of the World (IWW)

Tout cela ne faisait pas le poids, ni qualitativement, ni quantitativement face à un syndicat largement appuyé par les institutions, l’AFL – Fédération américaine du travail, qui avait déjà 250 000 membres en 1892, 500 000 en 1900, année où les « Chevaliers du travail » pro-coopératives étaient eux-mêmes 100 000.

Daniel de Leon avait bien désigné les dirigeants syndicaux du type de l’AFL de « lieutenants des capitalistes dans les rangs du mouvement ouvrier », ce qui lui conféra une certaine aura dans la gauche de la social-démocratie européenne. Cependant, en se prétendant marxiste, il apporta un confusionnisme terrible au mouvement ouvrier américain, qui ne s’en remettra jamais.

Toute l’activité théorique communiste des années 1920-1940 se pose comme élaboration d’un dépassement de cet épisode du de léonisme, pour permettre un redémarrage du mouvement ouvrier américain.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale