Si on suit Henri Bergson, l’esprit est donc encadré par les sens d’un côté, le « disque dur » de l’autre. Il maintient une position, totalement fictive, entre la reconnaissance matérialiste des sens et l’idéalisme complet. A ses yeux :
« La mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau, et il n’y a pas une différence de degré, mais de nature, entre la perception et le souvenir. »
Voilà comment il formule ce qui en découle selon lui :
« Une conclusion générale découle des trois premiers chapitres de ce livre : c’est que le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Il est par rapport aux représentations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel.
S’agit-il de la perception ? Par la place qu’il occupe à tout instant dans l’univers, notre corps marque les parties et les aspects de la matière sur lesquels nous aurions prise : notre perception, qui mesure justement notre action virtuelle sur les choses, se limite ainsi aux objets qui influencent actuellement nos organes et préparent nos mouvements.
Considère-t-on la mémoire ? Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complétera et éclaircira la situation présente en vue de l’action finale.
Il est vrai que cette seconde sélection est beaucoup moins rigoureuse que la première, parce que notre expérience passée est une expérience individuelle et non plus commune, parce que nous avons toujours bien des souvenirs différents capables de cadrer également avec une même situation actuelle, et que la nature ne peut pas avoir ici, comme dans le cas de la perception, une règle inflexible pour délimiter nos représentations.
Une certaine marge est donc nécessairement laissée cette fois à la fantaisie ; et si les animaux n’en profitent guère, captifs qu’ils sont du besoin matériel, il semble qu’au contraire l’esprit humain presse sans cesse avec la totalité de sa mémoire contre la porte que le corps va lui entr’ouvrir : de là les jeux de la fantaisie et le travail de l’imagination, – autant de libertés que l’esprit prend avec la nature. Il n’en est pas moins vrai que l’orientation de notre conscience vers l’action paraît être la loi fondamentale de notre vie psychologique. »
On a là alors l’affirmation du « libre-arbitre » de l’être humain, cette illusion bourgeoise. Henri Bergson présente cela de la manière suivante :
« De là les deux points de vue opposés sur la question de la liberté : pour le déterminisme, l’acte est la résultante d’une composition mécanique des éléments entre eux; pour ses adversaires, s’ils étaient rigoureusement d’accord avec leur principe, la décision libre devrait être un fiat arbitraire, une véritable création ex nihilo.
– Nous avons pensé qu’il y aurait un troisième parti à prendre. Ce serait de nous replacer dans la durée pure, dont l’écoulement est continu, et où l’on passe, par gradations insensibles, d’un état à l’autre : continuité réellement vécue, mais artificiellement décomposée pour la plus grande commodité de la connaissance usuelle.
Alors nous avons cru voir l’action sortir de ses antécédents par une évolution sui generis, de telle sorte qu’on retrouve dans cette action les antécédents qui l’expliquent, et qu’elle y ajoute pourtant quelque chose d’absolument nouveau, étant en progrès sur eux comme le fruit sur la fleur.
La liberté n’est nullement ramenée par là, comme on l’a dit, à la spontanéité sensible. Tout au plus en serait-il ainsi chez l’animal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez l’homme, être pensant, l’acte libre peut s’appeler une synthèse de sentiments et d’idées, et l’évolution qui y conduit une évolution raisonnable. »
De là vient la thèse essentielle d’Henri Bergson : l’être humain vit par, pour et dans l’intuition :
« L’idée que nous avons dégagée des faits et confirmée par le raisonnement est que notre corps est un instrument d’action, et d’action seulement. À aucun degré, en aucun sens, sous aucun aspect il ne sert à préparer, encore moins à expliquer une représentation. S’agit-il de la perception extérieure ? Il n’y a qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les facultés dites perceptives du cerveau et les fonctions réflexes de la moelle épinière. »
L’être humain est « libre », par l’intuition ; il n’est ni façonné par des réactions provoquées par les sens, ni par ce qui est au travail dans sa « mémoire » (son « disque dur »). D’où l’œuvre suivant immédiatement Matière et mémoire : Le Rire. Essai sur la signification du comique.
Le rire est la preuve (par l’absurde) que l’esprit est coincé entre les sens d’un côté, sa mémoire de l’autre ; lorsque ces deux « extrêmes » le perturbe, alors il est ridicule, prétexte à la moquerie, au rire. Cette possibilité de dire témoignerait, soi-disant, de sa « liberté ». Voici comment Henri Bergson résume cela :
« En résumé, quelle que soit la doctrine à laquelle notre raison se rallie, notre imagination a sa philosophie bien arrêtée : dans toute forme humaine elle aperçoit l’effort d’une âme qui façonne la matière, âme infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce n’est pas la terre qui l’attire.
De sa légèreté ailée cette âme communique quelque chose au corps qu’elle anime : l’immatérialité qui passe ainsi dans la matière est ce qu’on appelle la grâce. Mais la matière résiste et s’obstine. Elle tire à elle, elle voudrait convertir à sa propre inertie et faire dégénérer en automatisme l’activité toujours en éveil de ce principe supérieur.
Elle voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique au lieu de se renouveler sans cesse au contact d’un idéal vivant.
Là où la matière réussit ainsi à épaissir extérieurement la vie de l’âme, à en figer le mouvement, à en contrarier enfin la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur. »
L’intuition, lorsqu’elle échoue, amène l’être humain à échouer à être « libre » et alors il est ridicule, comique. C’est de fait précisément le contenu du théâtre de l’absurde, du théâtre d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett.