Blaise Pascal – Les Provinciales, Dixième lettre (1656)

DIXIÈME LETTRE

ÉCRITE À UN PROVINCIAL

PAR UN DE SES AMIS.

De Paris, ce 2 août 1656.

MONSIEUR,

Ce n’est pas encore ici la politique de la Société, mais c’en est un des plus grands principes. Vous y verrez les adoucissements de la Confession, qui sont assurément le meilleur moyen que ces Pères aient trouvé pour attirer tout le monde et ne rebuter personne. Il fallait savoir cela avant que de passer outre ; et c’est pourquoi le Père trouva à propos de m’en instruire en cette sorte.

Vous avez vu, me dit-il, par tout ce que je vous ai dit jusques ici, avec quel succès nos Pères ont travaillé à découvrir, par leur lumière qu’il y a un grand nombre de choses permises qui passaient autrefois pour défendues ; mais, parce qu’il reste encore des péchés qu’on n’a pu excuser, et que l’unique remède en est la Confession, il a été bien nécessaire d’en adoucir les difficultés par les voies que j’ai maintenant à vous dire. Et ainsi, après vous avoir montré, dans toutes nos conversations précédentes, comment on a soulagé les scrupules qui troublaient les consciences, en faisant voir que ce qu’on croyait mauvais ne l’est pas, il reste à vous montrer en celle-ci la manière d’expier facilement ce qui est véritablement péché, en rendant la Confession aussi aisée qu’elle était difficile autrefois. Et par quel moyen, mon Père ? C’est, dit-il, par ces subtilités admirables qui sont propres à notre Compagnie, et que nos Pères de Flandre appellent, dans l’Image de notre premier siècle, l. 3, or. I, p. 401, et l. I, c. 2, de pieuses et saintes finesses, et un saint artifice de dévotion : piam et religiosam calliditatem, et pietatis solertiam. Au l. 3, c. 8, c’est par le moyen de ces inventions que les crimes s’expient aujourd’hui alacrius, avec plus d’allégresse et d’ardeur qu’ils ne se commettaient autrefois ; en sorte que plusieurs personnes effacent leurs taches aussi promptement qu’ils les contractent : plurimi vix citius maculas contrahunt quam eluunt, comme il est dit au même lieu. Apprenez-moi donc, je vous prie, mon Père, ces finesses si salutaires. Il y en a plusieurs, me dit-il ; car, comme il se trouve beaucoup de choses pénibles dans la Confession, on a apporté des adoucissements à chacune ; et parce que les principales peines qui s’y rencontrent sont la honte de confesser de certains péchés, le soin d’en exprimer les circonstances, la pénitence qu’il en faut faire, la résolution de n’y plus tomber, la fuite des occasions prochaines qui y engagent, et le regret de les avoir commis ; j’espère vous montrer aujourd’hui qu’il ne reste presque rien de fâcheux en tout cela, tant on a eu soin d’ôter toute l’amertume et toute l’aigreur d’un remède si nécessaire.

Car, pour commencer par la peine qu’on a de confesser de certains péchés, comme vous n’ignorez pas qu’il est souvent assez important de se conserver dans l’estime de son confesseur, n’est-ce pas une chose bien commode de permettre, comme font nos Pères, et entre autres Escobar, qui cite encore Suarez, tr. 7, a. 4, n. 135, d’avoir deux confesseurs, l’un pour les péchés mortels, et l’autre pour les véniels, afin de se maintenir en bonne réputation auprès de son confesseur ordinaire, uti bonam famam apud ordinarium tueatur, pourvu qu’on ne prenne pas de là occasion de demeurer dans le péché mortel ? Et il donne ensuite un autre subtil moyen pour se confesser d’un péché, même à son confesseur ordinaire, sans qu’il s’aperçoive qu’on l’a commis depuis la dernière confession. C’est, dit-il, de faire une confession générale, et de confondre ce dernier péché avec les autres dont on s’accuse en gros. Il dit encore la même chose, Princ. ex. 2, n. 73. Et vous avouerez, je m’assure, que cette décision du P. Bauny, Théol. mor. tr. 4, q. 15, p. 137, soulage encore bien la honte qu’on a de confesser ses rechutes : Que, hors de certaines occasions qui n’arrivent que rarement, le confesseur n’a pas le droit de demander si le péché dont on s’accuse est un péché d’habitude, et qu’on n’est pas obligé de lui répondre sur cela, parce qu’il n’a pas droit de donner à son pénitent la honte de déclarer ses rechutes fréquentes.

Comment, mon Père ! j’aimerais autant dire qu’un médecin n’a pas droit de demander à son malade s’il y a longtemps qu’il a la fièvre. Les péchés ne sont-ils pas tous différents selon ces différentes circonstances ? Et le dessein d’un véritable pénitent ne doit-il pas être d’exposer tout l’état de sa conscience à son confesseur, avec la même sincérité et la même ouverture de cœur que s’il parlait à Jésus-Christ, dont le prêtre tient la place ? Or, n’est-on pas bien éloigné de cette disposition quand on cache ses rechutes fréquentes, pour cacher la grandeur de son péché ? Je vis le bon Père embarrassé là-dessus : de sorte qu’il pensa à éluder cette difficulté plutôt qu’à la résoudre, en m’apprenant une autre de leurs règles, qui établit seulement un nouveau désordre, sans justifier en aucune sorte cette décision du P. Bauny, qui est, à mon sens, une de leurs plus pernicieuses maximes, et des plus propres à entretenir les vicieux dans leurs mauvaises habitudes. Je demeure d’accord, me dit-il, que l’habitude augmente la malice du pêché ; mais elle n’en change pas la nature : et c’est pourquoi on n’est pas obligé à s’en confesser, selon la règle de nos Pères, qu’Escobar rapporte, Princ. ex. [2], n. 39 : Qu’on n’est obligé de confesser que les circonstances qui changent l’espèce du péché, et non pas celles qui l’aggravent.

C’est selon cette règle que notre Père Granados dit, in 5 part. cont. 7, t. 9, d. 9, n. 22, que si on a mangé de la viande en Carême, il suffit de s’accuser d’avoir rompu le jeûne, sans dire si c’est en mangeant de la viande, ou en faisant deux repas maigres. Et selon notre Père Reginaldus, tr. I, l. 6, c. 4, n. 114 : Un devin qui s’est servi de l’art diabolique n’est pas obligé à déclarer cette circonstance ; mais il suffit de dire qu’il s’est mêlé de deviner, sans exprimer si c’est par la chiromancie, ou par un pacte avec le démon. Et Fagundez, de notre Société, p. 2, l. 4, c. 3, n. 17, dit aussi : Le rapt n’est pas une circonstance qu’on soit tenu de découvrir quand la fille y a consenti. Notre père Escobar rapporte tout cela au même lieu, n. 41, 61, 62, avec plusieurs autres décisions assez curieuses des circonstances qu’on n’est pas obligé de confesser. Vous pouvez les y voir vous-même. Voilà, lui dis-je, des artifices de dévotion bien accommodants.

Tout cela néanmoins, dit-il ne serait rien, si on n’avait de plus adouci la pénitence, qui est une des choses qui éloignait davantage de la confession. Mais maintenant les plus délicats ne la sauraient plus appréhender, après ce que nous avons soutenu dans nos thèses du Collège de Clermont : Que si le Confesseur impose une pénitence convenable, convenientem, et qu’on ne veuille pas néanmoins l’accepter, on peut se retirer en renonçant à l’absolution et à la pénitence imposée. Et Escobar dit encore dans la Pratique de la Pénitence selon notre Société, tr. 7, ex. 4, n. 188 : Que si le pénitent déclare qu’il veut remettre à l’autre monde à faire pénitence, et souffrir en purgatoire toutes les peines qui lui sont dues, alors le confesseur doit lui imposer une pénitence bien légère pour l’intégrité du sacrement, et principalement s’il reconnaît qu’il n’en accepterait pas une plus grande. Je crois, lui dis-je, que si cela était, on ne devrait plus appeler la Confession le sacrement de pénitence. Vous avez tort, dit-il, car au moins on en donne toujours quelqu’une pour la forme. Mais, mon Père, jugez-vous qu’un homme soit digne de recevoir l’absolution quand il ne veut rien faire de pénible pour expier ses offenses ? Et quand des personnes sont en cet état, ne devriez-vous pas plutôt leur retenir leurs péchés que de leur remettre ? Avez-vous l’idée véritable de l’étendue de votre ministère ? et ne savez-vous pas que vous y exercez le pouvoir de lier et délier ? Croyez-vous qu’il soit permis de donner l’absolution indifféremment à tous ceux qui la demandent, sans reconnaître auparavant si Jésus-Christ délie dans le ciel ceux que vous déliez sur la terre ? Eh quoi ! dit le Père, pensez-vous que nous ignorions que le confesseur doit se rendre juge de la disposition de son pénitent, tant parce qu’il est obligé de ne pas dispenser les sacrements à ceux qui en sont indignes, Jésus-Christ lui ayant ordonné d’être dispensateur fidèle, et de ne pas donner les choses saintes aux chiens, que parce qu’il est juge, et que c’est le devoir d’un juge de juger justement, en déliant ceux qui en sont dignes, et liant ceux qui en sont indignes, et aussi parce qu’il ne doit pas absoudre ceux que Jésus-Christ condamne ? De qui sont ces paroles-là, mon Père ? De notre Père Filiutius, répliqua-t-il, to. I, tr. 7, n. 354. Vous me surprenez, lui dis-je ; je les prenais pour être d’un des Pères de l’Église. Mais, mon Père, ce passage doit bien étonner les confesseurs et les rendre bien circonspects dans la dispensation de ce sacrement, pour reconnaître si le regret de leurs pénitents est suffisant, et si les promesses qu’ils donnent de ne plus pécher à l’avenir sont recevables. Cela n’est point du tout embarrassant, dit le Père. Filiutius n’avait garde de laisser les confesseurs dans cette peine ; et c’est pourquoi, ensuite de ces paroles, il leur donne cette méthode facile pour en sortir : Le confesseur peut aisément se mettre en repos, touchant la disposition de son pénitent ; car s’il ne donne pas des signes suffisants de douleur, le confesseur n’a qu’à lui demander s’il ne déteste pas le péché dans son âme ; et s’il répond que oui, il est obligé de l’en croire. Et il faut dire la même chose de la résolution pour l’avenir, à moins qu’il y eût quelque obligation de restituer ou de quitter quelque occasion prochaine. Pour ce passage, mon Père, je vois bien qu’il est de Filiutius. Vous vous trompez, dit le Père : car il a pris tout cela mot à mot de Suarez, in 3 part., to. 4, disp. 32, Sect. 2, n. 2. Mais, mon Père, ce dernier passage de Filiutius détruit ce qu’il avait établi dans le premier ; car les confesseurs n’auront plus le pouvoir de se rendre juges de la disposition de leurs pénitents, puisqu’ils sont obligés de les en croire sur leur parole, lors même qu’ils ne donnent aucun signe suffisant de douleur. Est-ce qu’il y a tant de certitude dans ces paroles qu’on donne, que ce seul signe soit convaincant ? Je doute que l’expérience ait fait connaître à vos Pères que tous ceux qui leur font ces promesses les tiennent, et je suis trompé s’ils n’éprouvent souvent le contraire. Cela n’importe, dit le Père ; on ne laisse pas d’obliger toujours les confesseurs à les croire : car le P. Bauny, qui a traité cette question à fond dans sa Somme des péchés, c. 46, p. 1090, 1091, et 1092, conclut que toutes les fois que ceux qui récidivent souvent, sans qu’on y voie aucun amendement, se présentent au confesseur, et lui disent qu’ils ont regret du passé et bon dessein pour l’avenir, il les en doit croire sur ce qu’ils le disent, quoiqu’il soit à présumer telles résolutions ne passer pas le bout des lèvres. Et quoiqu’ils se portent ensuite avec plus de liberté et d’excès que jamais dans les mêmes fautes, on peut néanmoins leur donner l’absolution selon mon opinion. Voilà, je m’assure, tous vos doutes bien résolus.

Mais, mon Père, lui dis-je, je trouve que vous imposez une grande charge aux confesseurs, en les obligeant de croire le contraire de ce qu’ils voient. Vous n’entendez pas cela, dit-il ; on veut dire par là qu’ils sont obligés d’agir et d’absoudre, comme s’ils croyaient que cette résolution fût ferme et constante, encore qu’ils ne le croient pas en effet. Et c’est ce que nos PP. Suarez et Filiutius expliquent ensuite des passages de tantôt. Car après avoir dit que le prêtre est obligé de croire son pénitent sur sa parole, ils ajoutent qu’il n’est pas nécessaire que le confesseur se persuade que la résolution de son pénitent s’exécutera, ni qu’il le juge même probablement ; mais il suffit qu’il pense qu’il en a à l’heure même le dessein en général, quoiqu’il doive retomber en bien peu de temps. Et c’est ce qu’enseignent tous nos auteurs, ita docent omnes autores. Douterez-vous d’une chose que tous nos auteurs enseignent ? Mais, mon Père, que deviendra donc ce que le P. Pétau a été obligé de reconnaître lui-même dans la préface de la Pén. Publ., p. 4 : Que les saints Pères, les Docteurs et les Conciles sont d’accord, comme d’une vérité certaine, que la pénitence qui prépare à l’eucharistie doit être véritable, constante, courageuse, et non pas lâche et endormie, ni sujette aux rechutes et aux reprises ? Ne voyez-vous pas, dit-il, que le P. Pétau parle de l’ancienne Église ? Mais cela est maintenant si peu de saison, pour user des termes de nos Pères, que, selon le P. Bauny, le contraire est seul véritable ; c’est au tr. 4. q. 15, p. 95. Il y a des auteurs qui disent qu’on doit refuser l’absolution à ceux qui retombent souvent dans les mêmes péchés, et principalement lorsque, après les avoir plusieurs fois absous, il n’en paraît aucun amendement : et d’autres disent que non. Mais la seule véritable opinion est qu’il ne faut point leur refuser l’absolution : et encore qu’ils ne profitent point de tous les avis qu’on leur a souvent donnés, qu’ils n’aient pas gardé les promesses qu’ils ont faites de changer de vie, qu’ils n’aient pas travaillé à se purifier, il n’importe : et quoi qu’en disent les autres, la véritable opinion, et laquelle on doit suivre, est que, même en tous ces cas, on les doit absoudre. Et, tr. 4, q. 22, p. 100 : Qu’on ne doit ni refuser ni différer l’absolution à ceux qui sont dans des péchés d’habitude contre la loi de Dieu, de nature et de l’Église, quoiqu’on n’y voie aucune espérance d’amendement : Etsi emendationis futuroe nulla spes appareat. Mais, mon Père, lui dis-je, cette assurance d’avoir toujours l’absolution pourrait bien porter les pécheurs… Je vous entends, dit-il en m’interrompant ; mais écoutez le P. Bauny, q. 15 : On peut absoudre celui qui avoue que l’espérance d’être absous l’a porté à pécher avec plus de facilité qu’il n’eût fait sans cette espérance. Et le P. Caussin, défendant cette proposition, dit, page 211 de sa Rép. à la Théol. mor., Que si elle n’était véritable, l’usage de la confession serait interdit à la plupart du monde ; et qu’il n’y aurait plus d’autre remède aux pécheurs, qu’une branche d’arbre et une corde. Ô mon Père ! que ces maximes-là attireront de gens à vos confessionnaux ! Aussi, dit-il, vous ne sauriez croire combien il y en vient : nous sommes accablés et comme opprimés sous la foule de nos pénitents, poenitentium numero obruimur, comme il est dit en l’Image de notre premier siècle, l. 3, c. 8. Je sais, lui dis-je, un moyen facile de vous décharger de cette presse. Ce serait seulement, mon Père, d’obliger les pécheurs à quitter les occasions prochaines. Vous vous soulageriez assez par cette seule invention. Nous ne cherchons pas ce soulagement, dit-il ; au contraire : car comme il est dit dans le même livre, l. 3, c. 7, p. 374 : Notre Société a pour but de travailler à établir les vertus, de faire la guerre aux vices, et de servir un grand nombre d’âmes. Et comme il y a peu d’âmes qui veuillent quitter les occasions prochaines, on a été obligé de définir ce que c’est qu’occasion prochaine ; comme on voit dans Escobar, en la Pratique de notre Société, tr. 7, ex. 4, n. 226. On n’appelle pas occasion prochaine celle où l’on ne pèche que rarement, comme de pécher par un transport soudain avec celle avec qui on demeure, trois ou quatre fois par an ; ou selon le P. Bauny, dans son livre français, une ou deux fois par mois, p. 1082 ; et encore p. 1089 ; où il demande ce qu’on doit faire entre les maîtres et servantes, cousins et cousines qui demeurent ensemble, et qui se portent mutuellement à pécher par cette occasion. Il les faut séparer, lui dis-je. C’est ce qu’il dit aussi, si les rechutes sont fréquentes et presque journalières : mais s’ils n’offensent que rarement par ensemble, comme serait une ou deux fois le mois, et qu’ils ne puissent se séparer sans grande incommodité et dommage, on pourra les absoudre, selon ces auteurs, et entre autres Suarez, pourvu qu’ils promettent bien de ne plus pécher, et qu’ils aient un vrai regret du passé. Je l’entendis bien, car il m’avait déjà appris de quoi le confesseur se doit contenter pour juger de ce regret. Et le P. Bauny, continua-t-il, permet, p. 1083 et 1084, à ceux qui sont engagés dans les occasions prochaines, d’y demeurer, quand ils ne les pourraient quitter sans bailler sujet au monde de parler, ou sans en recevoir de l’incommodité. Et il dit de même en sa Théologie morale, tr. 4, De Poenit., et q. 14, p. 94, q. 13, p. 93 : Qu’on peut et qu’on doit absoudre une femme qui a chez elle un homme avec qui elle pèche souvent, si elle ne peut le faire sortir honnêtement, ou qu’elle ait quelque cause de le retenir : Si non potest honeste ejicere, aut habeat aliquam causam retinendi ; pourvu qu’elle propose bien de ne plus pécher avec lui. Ô mon Père ! lui dis-je, l’obligation de quitter les occasions est bien adoucie, si on en est dispensé aussitôt qu’on en recevrait de l’incommodité ; mais je crois au moins qu’on y est obligé, selon vos Pères, quand il n’y a point de peine ? Oui, dit le Père, quoique toutefois cela ne soit pas sans exception. Car le P. Bauny dit au même lieu : Il est permis à toutes sortes de personnes d’entrer dans des lieux de débauche pour y convertir des femmes perdues, quoiqu’il soit bien vraisemblable qu’on y péchera : comme si on a déjà éprouvé souvent qu’on s’est laissé aller au péché par la vue et les cajoleries de ces femmes. Et encore qu’il y ait des Docteurs qui n’approuvent pas cette opinion et qui croient qu’il n’est pas permis de mettre volontairement son salut en danger pour secourir son prochain, je ne laisse pas d’embrasser très volontiers cette opinion qu’ils combattent. Voilà, mon Père, une nouvelle sorte de prédicateurs. Mais sur quoi se fonde le Père Bauny pour leur donner cette mission ? C’est, me dit-il, sur un de ses principes qu’il donne au même lieu après Basile Ponce. Je vous en ai parlé autrefois, et je crois que vous vous en souvenez. C’est qu’on peut rechercher une occasion directement et par elle-même, primo et per se, pour le bien temporel ou spirituel de soi ou du prochain. Ces passages me firent tant d’horreur, que je pensai rompre là-dessus ; mais je me retins, afin de le laisser aller jusqu’au bout, et me contentai de lui dire : Quel rapport y a-t-il, mon Père, de cette doctrine à celle de l’Évangile, qui oblige à s’arracher les yeux, et à retrancher les choses les plus nécessaires quand elles nuisent au salut ? Et comment pouvez-vous concevoir qu’un homme qui demeure volontairement dans les occasions des péchés les déteste sincèrement ? N’est-il pas visible, au contraire, qu’il n’en est point touché comme il faut, et qu’il n’est pas encore arrivé à cette véritable conversion de cœur, qui fait autant aimer Dieu qu’on a aimé les créatures ? Comment ! dit-il, ce serait là une véritable contrition. Il semble que vous ne sachiez pas que, comme dit le P. Pinthereau en la 2 p. p. 50 de l’Abbé de Boisic : tous nos Pères enseignent d’un commun accord que c’est une erreur et presque une hérésie de dire que la contrition soit nécessaire, et que l’attrition toute seule, et même conçue par le seul motif des peines de l’enfer, qui exclut la volonté d’offenser, ne suffit pas avec le sacrement. Quoi, mon Père ! c’est presque un article de foi que l’attrition conçue par la seule crainte des peines suffit avec le sacrement ? Je crois que cela est particulier à vos Pères. Car les autres, qui croient que l’attrition suffit avec le sacrement, veulent au moins qu’elle soit mêlée de quelque amour de Dieu. Et de plus, il me semble que vos auteurs mêmes ne tenaient point autrefois que cette doctrine fût si certaine. Car votre Père Suarez en parle de cette sorte, de Poen. q. 90, art. 4, disp. 15, sect. 4, n. 17. Encore, dit-il, que ce soit une opinion probable que l’attrition suffit avec le Sacrement, toutefois elle n’est pas certaine, et elle peut être fausse. Non est certa, et potest esse falsa. Et si elle est fausse, l’attrition ne suffit pas pour sauver un homme. Donc celui qui meurt sciemment en cet état s’expose volontairement au péril moral de la damnation éternelle. Car cette opinion n’est ni fort ancienne, ni fort commune : Nec valde antiqua, nec multum communis. Sanchez ne trouvait pas non plus qu’elle fût si assurée, puisqu’il dit en sa Somme, l. I. c. 9,n. 34 : Que le malade et son confesseur qui se contenteraient à la mort de l’attrition avec le sacrement, pécheraient mortellement, à cause du grand péril de damnation où le pénitent s’exposerait, si l’opinion qui assure que l’attrition suffit avec le sacrement ne se trouvait pas véritable. Ni Comitolus aussi, quand il dit, Resp. Mor. l. I, q. 32, n. 7, 8 : Qu’il n’est pas trop sûr que l’attrition suffise avec le sacrement. Le bon Père m’arrêta là-dessus. Eh quoi, dit-il, vous lisez donc nos auteurs ? Vous faites bien ; mais vous feriez encore mieux de ne les lire qu’avec quelqu’un de nous. Ne voyez-vous pas que, pour les avoir lus tout seul, vous en avez conclu que ces passages font tort à ceux qui soutiennent maintenant notre doctrine de l’attrition ; au lieu qu’on vous aurait montré qu’il n’y a rien qui les relève davantage ? Car quelle gloire est-ce à nos Pères d’aujourd’hui, d’avoir en moins de rien répandu si généralement leur opinion partout, que, hors les théologiens, il n’y a presque personne qui ne s’imagine que ce que nous tenons maintenant de l’attrition n’ait été de tout temps l’unique créance des fidèles ? Et ainsi, quand vous montrez, par nos Pères mêmes, qu’il y a peu d’années que cette opinion n’était pas certaine, que faites-vous autre chose, sinon donner à nos derniers auteurs tout l’honneur de cet établissement ?

Aussi Diana, notre ami intime, a cru nous faire plaisir de marquer par quels degrés on y est arrivé. C’est ce qu’il fait p. 5, tr. 13, où il dit : Qu’autrefois les anciens scolastiques soutenaient que la contrition était nécessaire aussitôt qu’on avait fait un péché mortel ; mais que depuis on a cru qu’on n’y était obligé que les jours de fêtes, et ensuite que quand quelque grande calamité menaçait tout le peuple ; que, selon d’autres, on était obligé à ne la pas différer longtemps quand on approche de la mort. Mais que nos Pères Hurtado et Vasquez ont réfuté excellemment toutes ces opinions-là, et établi qu’on n’y était obligé que quand on ne pouvait être absous par une autre voie, ou à l’article de la mort. Mais, pour continuer le merveilleux progrès de cette doctrine, j’ajouterai que nos Pères Fagundez, praec. 2, t. 2, c. 4, n. 13 ; Granados, in 3 part. contr. 7, d. 3, sec. 4, n. 17 ; et Escobar, tr. 7, ex. 4, n. 88, dans la pratique selon notre Société, ont décidé : Que la contrition n’est pas nécessaire même à la mort, parce, disent-ils, que si l’attrition avec le sacrement ne suffisante pas à la mort, il s’ensuivrait que l’attrition ne serait pas suffisante avec le sacrement. Et notre savant Hurtado, de sacr. d. 6, cité par Diana, part. 4, tr. 4, Miscell. r. 193, et par Escobar, tr. 7, ex. 4, n. 91, va encore plus loin ; écoutez-le : Le regret d’avoir péché, qu’on ne conçoit qu’à cause du seul mal temporel qui en arrive, comme d’avoir perdu la santé ou son argent, est-il suffisant ? Il faut distinguer. Si on ne pense pas que ce mal soit envoyé de la main de Dieu, ce regret ne suffit pas ; mais si on croit que ce mal est envoyé de Dieu, comme en effet tout mal, dit Diana, excepté le péché, vient de lui, ce regret est suffisant. C’est ce que dit Escobar en la Pratique de notre Société. Notre P. François Lamy soutient aussi la même chose, T. 8, disp. 3, n. 13. Vous me surprenez, mon Père, car je ne vois rien en toute cette attrition-là que de naturel ; et ainsi un pécheur se pourrait rendre digne de l’absolution sans aucune grâce surnaturelle. Or il n’y a personne qui ne sache que c’est une hérésie condamnée par le Concile. Je l’aurais pensé comme vous, dit-il, et pourtant il faut bien que cela ne soit pas. Car nos Pères du Collège de Clermont ont soutenu dans leurs thèses du 23 mai et du 6 juin 1644, col. 4, n. I : Qu’une attrition peut être sainte et suffisante pour le sacrement, quoiqu’elle ne soit pas surnaturelle. Et dans celle du mois d’août 1643 : Qu’une attrition qui n’est que naturelle suffit pour le sacrement, pourvu qu’elle soit honnête : Ad sacramentum sufficit attritio naturalis, modo honesta. Voilà tout ce qui se peut dire, si ce n’est qu’on veuille ajouter une conséquence, qui se tire aisément de ces principes : qui est que la contrition est si peu nécessaire au sacrement, qu’elle y serait au contraire nuisible, en ce qu’effaçant les péchés par elle-même, elle ne laisserait rien à faire au sacrement. C’est ce que dit notre Père Valentia, ce célèbre Jésuite, Tom. 4, Disp. 7 qu. 8, p. 4 : La contrition n’est point du tout nécessaire pour obtenir l’effet principal du sacrement ; mais, au contraire, elle y est plutôt un obstacle : Imo obstat potius quominus effectus sequatur. On ne peut rien désirer de plus à l’avantage de l’attrition. Je le crois, mon Père ; mais souffrez que je vous en dise mon sentiment, et que je vous fasse voir à quel excès cette doctrine conduit. Lorsque vous dites que l’attrition conçue par la seule crainte des peines suffit avec le Sacrement pour justifier les pécheurs, ne s’ensuit-il pas de là qu’on pourra toute sa vie expier ses péchés de cette sorte, et ainsi être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu en sa vie ? Or vos Pères oseraient-ils soutenir cela ? Je vois bien, répondit le Père, par ce que vous me dites, que vous avez besoin de savoir la doctrine de nos Pères touchant l’amour de Dieu. C’est le dernier trait de leur morale, et le plus important de tous. Vous deviez l’avoir compris par les passages que je vous ai cités de la contrition. Mais en voici d’autres plus précis sur l’amour de Dieu ; ne m’interrompez donc pas, car la suite même en est considérable. Écoutez Escobar, qui rapporte les opinions différentes de nos auteurs sur ce sujet, dans la Pratique de l’Amour de Dieu selon notre Société, au tr. I, ex. 2, n. 21 et tr. 5, ex. 4, n. 8, sur cette question : Quand est-on obligé d’avoir affection actuellement pour Dieu ? Suarez dit que c’est assez, si on l’aime avant l’article de la mort, sans déterminer aucun temps ; Vasquez, qu’il suffit encore à l’article de la mort ; d’autres, quand on reçoit le Baptême ; d’autres, quand on est obligé d’être contrit ; d’autres, les jours de fêtes. Mais notre Père Castro Palao combat toutes ces opinions-là, et avec raison, merito. Hurtado de Mendoza prétend qu’on y est obligé tous les ans, et qu’on nous traite bien favorablement encore de ne nous y obliger pas plus souvent ; mais notre Père Coninch croit qu’on y est obligé en trois ou quatre ans ; Henriquez tous les cinq ans, et Filiutius dit qu’il est probable qu’on n’y est pas obligé à la rigueur tous les cinq ans. Et quand donc ? Il le remet au jugement des sages. Je laissai passer tout ce badinage, où l’esprit de l’homme se joue si insolemment de l’amour de Dieu. Mais, poursuivit-il, notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière dans son admirable livre de la Défense de la vertu, où il parle français en France, comme il dit au lecteur, discourt ainsi au 2e tr., sect. 1, pag. 12, 13, 14, etc. : Saint Thomas dit qu’on est obligé à aimer Dieu aussitôt après l’usage de raison : c’est un peu bientôt. Scotus, chaque dimanche : sur quoi fondé ? D’autres, quand on est grièvement tenté : oui, en cas qu’il n’y eût que cette voie de fuir la tentation. Sotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu : bon pour l’en remercier. D’autres, à la mort : c’est bien tard. Je ne crois pas non plus que ce soit à chaque réception de quelque sacrement : l’attrition y suffit avec la confession, si on en a la commodité. Suarez dit qu’on y est obligé en un temps : mais en quel temps ? Il vous en fait juge, et il n’en sait rien. Or ce que ce Docteur n’a pas su, je ne sais qui le sait. Et il conclut enfin qu’on n’est obligé à autre chose à la rigueur, qu’à observer les autres commandements, sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre cœur soit à lui, pourvu qu’on ne le haïsse pas. C’est ce qu’il prouve en tout son second traité. Vous le verrez à chaque page, et entre autres aux 16, 19, 24, 28, où il dit ces mots : Dieu, en nous commandant de l’aimer, se contente que nous lui obéissions en ses autres commandements. Si Dieu eût dit : Je vous perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de plus votre cœur n’est à moi : ce motif, à votre avis, eût-il été bien proportionné à la fin que Dieu a dû et a pu avoir ? Il est donc dit que nous aimerons Dieu en faisant sa volonté, comme si nous l’aimions d’affection, comme si le motif de la charité nous y portait. Si cela arrive réellement, encore mieux : sinon, nous ne laisserons pas pourtant d’obéir en rigueur au commandement d’amour, en ayant les œuvres, de façon que (voyez la bonté de Dieu) il ne nous est pas tant commandé de l’aimer que de ne le point haïr.

C’est ainsi que nos Pères ont déchargé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu actuellement ; et cette doctrine est si avantageuse, que nos Pères Annat, Pinthereau, Le Moyne et A. Sirmond même l’ont défendue vigoureusement, quand on a voulu la combattre. Vous n’avez qu’à le voir dans leurs réponses à la Théologie Morale : et celle du P. Pinthereau en la 2 p. de l’Abbé de Boisic, p. 53, vous fera juger de la valeur de cette dispense par le prix qu’il dit qu’elle a coûté, qui est le sang de Jésus-Christ. C’est le couronnement de cette doctrine. Vous y verrez donc que cette dispense de l’obligation fâcheuse d’aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique par-dessus la judaïque. Il a été raisonnable, dit-il, que dans la loi de grâce du Nouveau Testament, Dieu levât l’obligation fâcheuse et difficile, qui était en la loi de rigueur, d’exercer un acte de parfaite contrition pour être justifié, et qu’il instituât des sacrements pour suppléer à son défaut, à l’aide d’une disposition plus facile. Autrement, certes, les chrétiens, qui sont les enfants, n’auraient pas maintenant plus de facilité à se remettre aux bonnes grâces de leur père que les Juifs, qui étaient les esclaves, pour obtenir miséricorde de leur Seigneur.

Ô mon Père ! lui dis-je, il n’y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d’entendre. Ce n’est pas de moi-même, dit-il. Je le sais bien, mon Père, mais vous n’en avez point d’aversion ; et bien loin de détester les auteurs de ces maximes, vous avez de l’estime pour eux. Ne craignez-vous pas que votre consentement ne vous rende participant de leur crime ? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes de mort, non seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y consentent ?

Ne suffisait-il pas d’avoir permis aux hommes tant de choses défendues, par les palliations que vous y avez apportées ? Fallait-il encore leur donner l’occasion de commettre les crimes mêmes que vous n’avez pu excuser par la facilité et l’assurance de l’absolution que vous leur en offrez, en détruisant à ce dessein la puissance des Prêtres, et les obligeant d’absoudre, plutôt en esclaves qu’en juges, les pécheurs les plus envieillis, sans changement de vie, sans aucun signe de regret, que des promesses cent fois violées, sans pénitence, s’ils n’en veulent point accepter ; et sans quitter les occasions des vices, s’ils en reçoivent de l’incommodité ? Mais on passe encore au-delà, et la licence qu’on a prise d’ébranler les règles les plus saintes de la conduite chrétienne se porte jusqu’au renversement entier de la loi de Dieu. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les Prophètes ; on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui donne la vie ; on dit que l’amour de Dieu n’est pas nécessaire au salut ; et on va même jusqu’à prétendre que cette dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus-Christ a apporté au monde. C’est le comble de l’impiété. Le prix du sang de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l’aimer ! Avant l’Incarnation, on était obligé d’aimer Dieu ; mais depuis que Dieu a tant aimé le monde, qu’il lui a donné son Fils unique, le monde, racheté par lui, sera déchargé de l’aimer ! Étrange théologie de nos jours ! On ose lever l’anathème que saint Paul prononce contre ceux qui n’aiment pas le Seigneur Jésus ! On ruine ce que dit saint Jean, que qui n’aime point demeure en la mort ; et ce que dit Jésus-Christ même, que qui ne l’aime point, ne garde point ses préceptes ! Ainsi on rend dignes de jouir de Dieu dans l’éternité ceux qui n’ont jamais aimé Dieu en toute leur vie ! Voilà le mystère d’iniquité accompli. Ouvrez enfin les yeux, mon Père ; et si vous n’avez point été touché par les autres égarements de vos casuistes, que ces derniers vous en retirent par leurs excès. Je le souhaite de tout mon cœur pour vous et pour tous vos Pères, et je prie Dieu qu’il daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les a conduits jusqu’à de tels précipices, et qu’il remplisse de son amour ceux qui en osent dispenser les hommes.

Après quelques discours de cette sorte, je quittai le Père, et je ne vois guère d’apparence d’y retourner. Mais n’y ayez pas de regret ; car s’il était nécessaire de vous entretenir encore de leurs maximes, j’ai assez lu leurs livres pour pouvoir vous en dire à peu près autant de leur morale, et peut-être plus de leur politique, qu’il n’eût fait lui-même. Je suis, etc.

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