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  • Le style Courbet

    Emile Gros-Kost a été un ami de Gustave Courbet et dans Courbet : souvenirs intimes, il a raconté la vie de l’artiste. Gustave Courbet était un fervent noctambule, un caractère entier aisément centré sur sa propre personne. Cela était d’autant plus vrai qu’il ne savait pas écrire sans faute et compensait le manque de raffinement intellectuel par une dimension bourrue.

    Voici comment, avec humour et sens de la mégalomanie, il raconte son passage en Allemagne. C’est un témoignage important, allant de pair avec son éloge de l’artiste comme caractère individuel unique.

    « — J’arrive à Munich, disait-il…

    Une ville assez bien. Des femmes avec de vrais tétons. Toutes grasses, toutes friandes, toutes blondes. Des brasseries partout. Le tabac à bon marché. — Malheureusement, beaucoup d’artistes.

    La première question que l’on me pose est celle-ci :

    — Apportez-vous des tableaux ?

    Je réponds :

    — J’apporte une grande soif. Allons prendre une chope.

    Nous voilà dans une salle fumeuse où un tas d’indigènes faisaient leurs dévotions à sainte Canette. On me dit:

    — Vous voulez une chope ; buvez. Nos vases ne ressemblent pas aux vôtres. Ce ne sont pas de petits dés de femme où l’on hume à grande peine une goutte de liquide. Notre bock vaut un tonneau.

    Je bois une chope, deux chopes, trois chopes, — et comme les autres se levaient pour sortir, je les retiens.

    — Il n’est pas tard, leur dis-je, nous avons encore le temps de boire une chope.

    — Oh ! oh ! s’écrient-ils, nous voyons que vous prenez goût à notre bière. Qu’il en soit comme vous l’avez désiré. Avalons une chope.

    Je bois une chope, deux chopes, trois chopes. Mes bonshommes se mettent à parler peinture, et me proposent de venir, avec eux, chez un fameux peintre dont j’ai oublié le nom. Je verrais chez lui des paysages étonnants, admirables.

    — Je ne veux pas voir des paysages étonnants, admirables, leur répondis-je. J’en fais. J’aime mieux vider une chope.

    — Oh ! oh ! clapirent mes Bavarois, vous voulez nous narguer. Vous êtes sans doute bon buveur, mais vous vous griserez.

    — Parions que je ne me grise pas !

    — Parions que vous roulez sous la table !

    — Gretchen, des chopes !…

    Nous bûmes pendant une grande partie de la nuit. De quart d’heure en quart d’heure, un Bavarois s’affalait sur le parquet. On le transportait en face, sur le cours, où la municipalité, apprenant cette grande lutte, avait fait dresser à la hâte, une ambulance.

    Après les peintres qui m’avaient amené à la taverne, ce fut le tour des amateurs. Cent cinquante étudiants en droit, deux cents étudiants en médecine, soixante-neuf étudiants en théologie, deux mille brasseurs, cinq cents marchands de porc salé, trois cents fabricants de choucroute, quatre-vingt-deux vétérinaires, cinquante pasteurs, dix-huit mille rentiers demeurèrent sur le carreau.

    Je dois rendre hommage à la solide valeur des pasteurs et des étudiants en théologie. Ils firent preuve dans ce péril d’une habileté et d’une science qui leur assurent une haute fortune dans les ordres.

    A une heure je me levai. Je cherchai, en vain, dans la salle, sur la place, dans les rues, dans les maisons, dans les catacombes, partout, quelqu’un qui fût capable encore de trinquer avec moi, pour le coup de l’étrier. Personne.

    Les femmes s’étaient enfuies avec les enfants. Les hommes gisaient sur le champ de bataille. Je rentrai dans mon hôtel, — et comme j’avais soif, — je dégustai une des bouteilles de vin de Salins que j’avais eu la prudence de mettre dans ma malle, de peur qu’à Munich il n’y eût pas de cabarets.

    Le lendemain matin, je fus réveillé par de grande clameurs. C’était la foule rassemblée sous ma fenêtre qui criait : Vive Courbet ! vive le sublime buveur !

    Je passai mon pantalon. Je remerciai le peuple avec cette éloquence particulière que vous me connaissez. 

    On me jeta des couronnes. On me bombarda de bouquets.

    Les amis de la veille dégrisés, mais ayant la pituite, me proposèrent de descendre, pour me porter en triomphe. J’ai toujours été modeste. Je refusai.

    Lorsque je quittai Munich, il y avait quatre cent vingt-deux académies réalistes de fondées. »  

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  • Proudhon et l’art critique de Courbet

    Pierre-Joseph Proudhon connaissait bien Gustave Courbet qui venait de la même région ; il existe par ailleurs un tableau de Gustave Courbet le représentant avec ses enfants, intitulé Pierre-joseph Proudhon et ses Enfants.

    Dans Du principe de l’art et de sa destination sociale, publié en 1865, juste après sa mort, Pierre-Joseph Proudhon y formule sa conception de l’art, dont Gustave Courbet apparaît comme le plus grand représentant. Il y a ici une convergence dans le refus du réalisme comme système, comme base à développer, au profit d’un regard critique sur le monde, que Pierre-Joseph Proudhon résume en le qualifiant de juridique, de morale, etc. 

    Voici les passages les plus importants où il formule cela. Tout d’abord, voici comment Pierre-Joseph Proudhon valorise l’approche brute de Gustave Courbet, en l’opposant à l’esprit de synthèse de la peinture hollandaise.

    « Peindre les hommes dans la sincérité de leur nature et de leurs habitudes, dans leurs travaux, dans l’accomplissement de leurs fonctions civiques et domestiques, avec leur physionomie actuelle, surtout sans pose ; les surprendre, pour ainsi dire, dans le déshabillé de leurs consciences, non simplement pour le plaisir de railler, mais comme but d’éducation générale et à titre d’avertissement esthétique : tel me parait être, à moi, le vrai point de départ de l’art moderne.

    Ceci n’exclut pas, dans l’avenir, des exhibitions plus flatteuses pour notre amour-propre, plus idéalisées, puisque ainsi l’on entend l’idéal ; mais, je ne le cache point, je ne m’attends plus à voir rien de semblable ; je ne crois pas que par le temps qui court, ni Courbet ni aucun autre y réussisse. Humilions-nous sous le poids de notre indignité.

    Ce n’est pas déjà si peu de chose que de savoir nous montrer tels que nous sommes : sous tous ces rapports, j’ose dire qu’à part le fini de l’exécution, dont je ne dis rien, parce qu’une révolution dans la pensée de l’art implique une révolution dans la manière, et qu’à cet égard tout est à faire, la peinture de Courbet est autrement sérieuse et d’une visée plus haute que presque tout ce qu’a laissé l’école hollandaise […].

    Courbet s’est donc montré, dans le tableau de l’Enterrement, aussi profond moraliste que profond artiste ; il vous a donné la vérité sanglante, impitoyable ; en révoltant en vous l’idéal, il vous rappelle à votre dignité ; et s’il n’a pas fait une oeuvre sans défaut, il en a fait une incontestablement salutaire et originale, que nous eussions jugée prodigieuse s’il nous restait le moindre sentiment de l’art, si notre âme, notre raison, notre intelligence, notre conscience n’étaient, pour ainsi dire, frappées d’anesthésie.

    Que pèsent ici toutes les réserves de la plus malveillante critique ? La composition de l’Enterrement viole toutes les règles… les personnages y forment une sorte de bas-relief désordonné… les têtes, trop accusées au dernier plan, viennent au premier ?… Je vous accorde tout ce que vous voudrez.

    En est-il moins vrai que Courbet s’est ouvert dans l’art une nouvelle et immense perspective ; qu’une idée comme celle de l’Enterrement est à elle seule une révélation, et que l’excitation idéaliste qui en résulte est si puissante, qu’on finit par trouver que l’artiste n’a point encore assez fait, comme les Grecs trouvaient que les figures de leurs dieux n’étaient jamais assez belles, et qu’on voudrait faire remettre vingt fois au concours un sujet si nouveau, si accusateur et si émouvant ? »

    Voici comment Pierre-Joseph Proudhon valorise l’école critique que représente Gustave Courbet, évitant ainsi d’approfondir la question du réalisme. Proudhon valorise ici Gustave Courbet dans le sens d’une morale laïque : il n’y a pas de réalisme, mais une représentation critique et laïque, à visée moralisante, dans le sens républicain.

    «  Nous reprendrons l’examen des tableaux de Courbet ; essayons, avant d’aller plus loin, de déterminer le caractère de l’art dans la période où nous sommes entrés depuis dix ou quinze ans, et de définir la nouvelle école.

    Nous avons dit que l’art a son principe et sa raison d’être dans une faculté spéciale de l’homme, la faculté esthétique. Il consiste, avons-nous ajouté, dans une représentation plus ou moins idéalisée de nous-mêmes et des choses, en vue de notre perfectionnement moral et physique.

    Il suit de là que l’art ne peut subsister en dehors de la vérité et de la justice; que la science et la morale sont ses chefs de file ; qu’il n’en est même qu’un auxiliaire ; que par conséquent sa première loi est le respect des moeurs et la rationalité.

    L’ancienne école, au contraire, tant classique que romantique, soutenait, et des philosophes distingués se sont rangés à cette opinion, que l’art est indépendant de toute condition morale et philosophique, qu’il subsiste par lui-même, comme la faculté qui lui donne naissance c’est cette opinion qu’il s’agit actuellement d’examiner à fond, car c’est elle qui fait toute la difficulté entre les écoles.

    L’art, donc, pense-t-il ? raisonne-t-il ? Conclut-il ? A cette question catégorique, l’école romantique, plus hardie encore que sa rivale, a répondu non moins catégoriquement : NON, faisant de ce qu’elle nomme fantaisie, génie, inspiration, soudaineté, et qui n’est autre chose qu’une ignorance systématique, la condition essentielle de l’art.

    Ne rien savoir, s’abstenir de raisonner, se garder de réfléchir, ce qui refroidirait la verve et ferait perdre l’inspiration ; prendre la philosophie en horreur, telle a été la maxime des partisans de l’art pour l’art.

    Nous ne condamnons pas la science en elle-même, disent-ils ; nous rendons parfaite justice à son utilité, à son honorabilité, et nous ne sommes pas les derniers à en illustrer les représentants. Nous prétendons seulement qu’elle n’est d’aucun secours pour l’art ; qu’elle lui est même fatale.

    L’art est tout spontané ; il est inconscient de lui-même ; il s’ignore : c’est intuition pure ; il ne sait ce qui le mène, ni ce qu’il fait, ni où il va […].

    C’est contre cette théorie dégradante de l’art pour l’art que Courbet et, avec lui, toute l’école jusqu’à présent nommée réaliste s’élèvent hautement et protestent avec énergie.

    — Non, dit-il, – je traduis ici la pensée de Courbet d’après ses ouvrages, plutôt que je ne la cite d’après ses discours – Non, il n’est pas vrai que la seule fin de l’art soit le plaisir, car le plaisir n’est pas une fin ; il n’est pas vrai qu’il n’ait d’autre fin que lui-même, car tout se tient, tout s’enchaîne, tout est solidaire, tout a une fin dans l’humanité et dans la nature : l’idée d’une faculté sans but, d’un principe sans conséquence, d’une cause sans effet, est aussi absurde que celle d’un effet sans cause.

    L’art a pour objet de nous conduire à la connaissance de nous-mêmes, par la révélation de toutes nos pensées, même les plus secrètes, de toutes nos tendances, de nos vertus, de nos vices, de nos ridicules, et par là de contribuer au développement de notre dignité, au perfectionnement de notre être.

    Il ne nous a pas été donné pour nous repaître de chimères, nous enivrer d’illusions, nous tromper et nous induire à mal avec des mirages, comme l’entendent les classiques, les romantiques et tous les sectateurs d’un vain idéal ; mais pour nous délivrer de ces illusions pernicieuses, en les dénonçant.

    L’art nous dit, par l’organe de la nouvelle école, son interprète : Telle pensée, telle action, telle habitude, telle institution, est déclarée, par le droit et par la philosophie, vraie ou fausse, juste ou injuste, vertueuse ou coupable, utile ou nuisible ; je vais démontrer à mon tour, par les moyens dont je dispose, que cette même action est encore belle ou laide, généreuse ou ignoble, gracieuse ou brutale, spirituelle ou bête, suave ou triste, harmonique ou charivarique : en sorte que, lorsque vous aurez recueilli sur un même objet le témoignage de la science, le jugement de la justice et la sanction de l’art, vous aurez sur cet objet la plus haute certitude, et vous l’aimerez ou le détesterez à jamais.

    L’art, devenu rationnel et raisonneur, critique et justicier, marchant de pair avec la philosophie positive, la politique positive, la métaphysique positive, ne faisant plus profession d’indifférence, ni en matière de foi, ni en matière de gouvernement, ni en matière de morale, subordonnant l’idéalisme à la raison, ne peut plus être un fauteur de tyrannie, de prostitution et de paupérisme.

    Art d’observation, non plus seulement d’inspiration, il mentirait à lui-même, et de propos délibéré se détruirait, ce qui est impossible. L’artiste peut se vendre ; pendant longtemps encore la peinture et la statuaire, comme le roman et le drame, auront leurs infâmes : l’art est désormais incorruptible.

    Affranchi du culte absolutiste de la forme, dirigé par l’idée, transformé par la critique, épuré par la morale, l’art rentre aujourd’hui dans sa mission naturelle. C’est en France, dans le pays du droit, qu’il devait trouver son équilibre… Mais nous laisserons échapper encore cette gloire qui nous est offerte. »

    Voici comment Pierre-Joseph Proudhon tente finalement de théoriser l’ensemble :

    « L’école critique dit : L’art ne s’est occupé jusqu’à présent que des dieux, des héros et des saints : il est temps qu’il s’occupe des simples mortels.

    A force d’idéaliser, de symboliser, de se chercher des modèles au-dessus de la condition et de la destinée, il a fini par s’entourer de fictions ; il s’est perdu dans le vide…

    Qu’avait donc l’art à faire de nous autres, misérables humains, tourbe servile, ignoble, disgracieuse et laide ? me direz-vous. — Une chose fort intéressante, la plus glorieuse de toutes : il avait à nous améliorer, à nous aider, à nous sauver.

    Pour nous améliorer, il faut d’abord nous connaître ; pour nous connaître, il faut nous voir tels que nous sommes, non dans une image fantastique, indirecte, qui n’est plus nous.

    Grâce à l’art critique, l’homme deviendra miroir de lui-même, et c’est dans sa propre figure qu’il apprendra à contempler son âme. Or, cette exhibition de l’âme humaine exige plus de pénétration, d’étude, de génie, plus de science d’exécution qu’il n’en a fallu à Phidias et à Raphaël pour produire des chefs-d’oeuvre… »

    On a ici l’éloge d’un réalisme brut, moralisant, conforme aux intérêts de la république à tendance sociale dont la bourgeoisie a besoin pour profiter de l’appui des masses contre l’aristocratie agonisante.

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  • Le réalisme de Courbet

    La conception artistique de Gustave Courbet est indéniablement du réalisme ; toutefois, ce réalisme ne saurait être placé hors-contexte. Le réalisme de Gustave Courbet préfigure, au sens strict, le naturalisme d’Émile Zola : il se veut une représentation fidèle de la réalité, sans avoir à se soumettre à un idéalisme abstrait, ce qui ne veut pas dire qu’il soit un réalisme synthétique.

    Voici Les casseurs de pierre, un tableau emblématique de l’approche réaliste de Gustave Courbet dans ce qu’elle a de plus systématique, à défaut d’être synthétique, suivi d’une variante.

    Dans une lettre de 1850 au théoricien réaliste Jules Champfleury, Gustave Courbet dit au sujet des Casseurs de pierre :

    « C’est un tableau de Casseurs de pierres qui se compose de deux personnages très à plaindre ; l’un est un vieillard, vieille machine raidie par le service et l’âge ; la tête basanée et recouverte d’un chapeau de paille noire ; par la poussière et la pluie.

    Ses bras qui paraissent à ressort, sont vêtus d’une chemise de grosse toile ; puis, dans son gilet à raies rouges se voit une tabatière en corne cerclée de cuivre ; à son genou posé sur une torche de paille, son pantalon de droguet qui se tiendrait debout tout seul à une large pièce, ses bas bleus usés laissent voir ses talons dans des sabots fêlés.

    Celui qui est derrière lui un jeune homme d’une quinzaine d’années ayant la teigne ; des lambeaux de toile sale lui servent de chemise et laissent voir ses bras et ses flancs : son pantalon est retenu par une bretelle en cuir, et il a aux pieds les vieux souliers de son père qui depuis bien longtemps rient par bien des côtés. »

    Voilà qui est une perspective bien plus proche du naturalisme d’Émile Zola, que du réalisme comme reflet synthétique de la réalité. C’est que Gustave Courbet représente toute une étape où le réalisme s’affirme, combinant exigence bourgeoise propre au développement du capitalisme et sens démocratique populaire.

    À Anvers, lors d’une prise de parole pour défendre sa perspective, il avait ainsi affirmé que :

    « Le réalisme est, par essence, l’art démocratique. »

    Or, la démocratie est alors aussi portée par la bourgeoisie, tout au moins sa fraction la plus moderniste. S’il y a donc une dimension progressiste dans le réalisme, il n’en reste pas moins que c’est aussi l’expression d’une bourgeoisie moderniste face à la bourgeoisie conservatrice. Gustave Courbet, dans sa manière de voir les choses, a une approche reflétant tout à fait cet esprit moderniste.

    A l’occasion, en 1855, d’une exposition temporaire de ses œuvres réalisée de manière autonome, suite au refus du jury du Salon de Paris de certaines de celles-ci, Gustave Courbet expliquait notamment au début du catalogue :

    « Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n’ont donné une idée juste de choses : s’il en était autrement les oeuvres seraient superflues.

    Sans m’expliquer sur la justesse plus ou moins grande d’une qualification que nul, il faut l’espérer, n’est tenu de bien comprendre, je me bornerai à quelques mots de développement pour couper court aux malentendus.

    J’ai étudié, en dehors de tout esprit de système et sans parti pris, l’art des anciens et des modernes. Je n’ai pas plus voulu imiter les uns que copier les autres : ma pensée n’a pas été davantage d’arriver au but oiseux de « l’art pour l’art ». Non ! J’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité.

    Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais comme un homme, en un mot faire de l’art vivant, tel est mon but. »

    D’un côté, on a tendanciellement une direction vers le réalisme socialiste, au sens d’un reflet synthétisé de la réalité, mais de l’autre, on a déjà l’ego de l’artiste « à part », voyant ce qu’il « voit » de manière unique.

    Le grand souci est que le réalisme va, en France, s’arrêter à ce niveau. C’est la convergence entre la république et le socialisme qui apparaît déjà ici et d’ailleurs, à l’accusation qui lui est faite d’être un « peintre socialiste », Gustave Courbet répond :

    « J’accepte bien volontiers cette dénomination. Je suis non seulement socialiste mais encore plus républicain, et en un mot partisan de toute révolution – et par dessus tout réaliste… Réaliste signifie aussi sincère de la vérité vraie. »

    Pour cette raison, Gustave Courbet s’oppose fondamentalement à l’académisme et son éloge du monde grec, des grandes figures historiques idéalisées. Il mène ici une bataille à la fois réaliste et moderniste contre l’académisme. Il affirme ainsi :

    « Un artiste n’a ni le droit, ni le moyen de représenter un siècle qu’il n’a pas vu, étudié à vif. Les figures des temps anciens, qui reviennent à satiété dans les œuvres modernes, n’ont aucune valeur.

    Ce sont des fantaisies, des rêves d’archéologues. César, Jésus-Christ, Charlemagne et déjà Napoléon Ier se perdent dans les ténèbres de la légende.

    Tout au plus serait-il possible de peindre Jésus Christ par approximation en prenant pour modèle un chrétien de nos jours dont la physionomie serait pour ainsi dire le vivant reflet du divin Maître ; mais quelle folie de rechercher dans des iconologies les véritables traits du Christ venu au monde à la fin de l’Empire romain !

    La seule histoire à peindre, c’est l’histoire contemporaine. Le fanatisme de la tradition pousse l’artiste à répéter invariablement de vieilles idées, de vieilles formes et lui fait oublier à la fois sa propre personnalité, le présent et l’avenir.

    Les statues de Pradier ne sont-elles pas de maigres pastiches de l’art grec ? Les toiles de M. Ingres ne sont-elles pas la caricature de quelques maîtres italiens, imitateurs eux-mêmes de l’antiquité ? Phidias et Raphaël étaient-ils des dieux ?

    Et sommes-nous des ânes ? Notre siècle ne se relèvera pas de cette fièvre d’imitation qui l’a mis sur le flanc. « Phidias et Raphaël ont jeté leurs grappins sur nous ».

    Les cousins, les héritiers, ou plutôt « les esclaves de ces grands hommes » sont des pédagogues infimes. Que nous enseignent-ils ? Rien. Jamais bon tableau ne sortira de l’Ecole des Beaux-Arts. Voyez la collection des Prix de Rome. Ils sont tous pareils et comme sortis d’un cliché.

    Il n’y a donc de précieux que l’originalité, l’indépendance de l’artiste, et la leçon d’actualité que l’on peut tirer de ses ouvrages. A quoi lui servira de faire des tableaux à la manière de Raphaël, du Titien, de Véronèse ou de Rembrandt, si ce n’est à montrer sa prétentieuse impuissance ? »

    Cela signifie, très concrètement, que Gustave Courbet s’oppose à la logique académique d’un système de références fondé sur l’antiquité gréco-romaine et sur la peinture italienne, dans la tradition de la Renaissance.

    Pour autant, et c’est là le mal français, il ne parvient pas à se rattacher à la peinture flamande et au réalisme français d’Abraham Bosse, des frères Le Nain, dans leur perspective protestante qui était alors progressiste.

    Gustave Courbet rompt avec l’académisme et assume de montrer le peuple, mais son réalisme est immédiat, il ne profite pas de l’esprit de synthèse, faisant qu’il n’y parviendra que rarement. Son tableau Bonjour Monsieur Gustave Courbet où il se présente rencontrant son mécène, témoigne de l’ego du peintre, de son refus de se plonger dans la réalité comme ensemble, au profit de la réalité vue par lui-même seulement.

    L’incapacité de Gustave Courbet à se rattacher à la perspective historique du réalisme – avec les frères Le Nain, Abraham Bosse, dans la perspective protestante de la peinture flamande – va inévitablement l’amener, au mieux, à un réalisme allant en direction du naturalisme d’Émile Zola, qui sera développé par la suite.

    Gustave Courbet peint ainsi des scènes du peuple, mais également de chasse, des femmes nues, des paysages, etc., dans une sorte de grand fourre-tout où il s’égare résolument, basculant plus dans le modernisme que dans le réalisme, annonçant la tendance systématisée par l’impressionnisme.

    Voici des peintures de nues témoignant de cette orientation réaliste en partie seulement, se concentrant sur la libération de la représentation de la réalité de l’académisme, tout en basculant dans l’érotisme et l’exotisme de pacotille propre à la bourgeoisie moderniste.

    Baigneuses, ou Deux femmes nues, 1858
    La Bacchante, entre 1844 et 1847
    Les Demoiselles des bords de la Seine (été), 1856-1857
    Le Rêve or Le Rêve de jeune fille, 1844
    Sommeil, 1866
    La Femme au perroquet, 1866
    Les Bas blancs, 1861
    La Femme au podoscaphe, 1865
    L’Amazone, 1856
    Les Baigneuses, 1853

    Ce réalisme gâché – le tableau Les baigneuses, ci-dessus, est exemplaire à ce niveau – se retrouve dans les paysages et les scène de chasse, notion absurde propre à la passivité et à l’activité bourgeoises, classe s’appropriant la société alors.

    Si ces tableaux entrent en rupture complète avec l’académisme et son idéalisme, il ne s’agit pour autant que d’un réalisme dévoyé, d’un subjectivisme au service de la peinture de scènes sans profondeur, sans âme, sans reconnaissance de la dignité du réel, et a fortiori sans esprit de synthèse.

    La Falaise d’Étretat après l’orage, 1870
    Plage de Normandie, début des années 1870
    Le chasseur allemand, 1877
    Le renard pris au piège, 1860
    La Curée, 1866
    Braconniers dans la neige, 1864
    L’Hallali du cerf, 1867

    Gustave Courbet parvient, par moments, à représenter le peuple, mais on reconnaît immédiatement la vision « plate », non synthétisée, relevant du portrait froid, simplement représentatif, dans l’esprit d’un portrait vivant, sans réelle profondeur historique.

    La reconnaissance de la dignité du réel est présente, mais se cantonne, pour prendre une allégorie, dans le syndicalisme, sans aller à la révolution.

    Les Cribleuses de blé, 1854
     La pauvresse de village, vers 1866
     Les Demoiselles de village faisant l’aumône, 1851-1852
    , L’Aumône d’un mendiant à Ornans, 1868
    La fileuse endormie, 1853
    La Sieste pendant la saison des foins, 1868
    Les Paysans de Flagey, 1850
    Une après-dinée à Ornans, 1849
    Pompiers courant à un incendie ou Pompiers courant au feu, 1851
    Lutteurs, 1853


    Le point culminant de cette tendance va être L’origine du monde, où le sens de la provocation s’allie à un réalisme qui a perdu la réalité de vue, pour sombrer dans l’immédiat, le pragmatique. L’œuvre a une démarche profondément anti-religieuse, donnant à l’origine de l’existence humaine une signification matérielle, à l’opposé de la genèse biblique.

    Toutefois, la dimension moderniste est ici évidente et le post-modernisme lui-même pourrait, depuis le XXe siècle, revendiquer ouvertement cette œuvre.

    On comprend, avec ce basculement subjectiviste, que Gustave Courbet ait refusé de représenter une école, d’assumer de porter le réalisme, affirmant dans une lettre intitulée « Peut-on enseigner l’art » et publiée en 1861 :

    « Je ne puis enseigner mon art, ni l’art d’une école quelconque, puisque je nie l’enseignement de l’art, ou que je prétends, en d’autres termes, que l’art est tout individuel, et n’est pour chaque artiste, que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses propres études sur la tradition […].

    Aucune époque ne saurait être reproduite que par ses propres artistes, je veux dire les artistes qui ont vécu en elle. Je tiens les artistes d’un siècle pour radicalement incompétents à reproduire les choses d’un siècle précédent ou futur, autrement dit à peindre le passé ou l’avenir. C’est en ce sens que je nie l’art historique appliqué au passé….

    Je tiens à dire aussi que la peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue tout physique, qui se compose, pour moi, de tous les objets visibles, un objet abstrait, non visible, non existant, n’est pas du domaine de la peinture. 

    L’imagination en art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante, mais jamais à supposer ou à créer cette chose même.

    Le beau est dans la nature, et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses…. le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste. Le beau, comme la vérité, est une chose relative au temps où l’on vit et à l’individu apte à le concevoir. L’expression du beau est en raison directe de la puissance de perception acquise par l’artiste.

    Avec de pareilles idées, concevoir le projet d’ouvrir une école pour y enseigner les principes de convention, ce serait rentrer dans des données incomplètes et banales qui ont jusqu’ici dirigé partout l’art moderne […]. Jusqu’ici, l’art national n’a jamais existé. Il n’y eut que des tentatives individuelles et des exercices d’art imitant le passé […]. 

    Je ne puis qu’expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, par laquelle j’ai tâché moi-même de le devenir dès mon début, en laissant à chacun l’entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l’application de cette méthode.

    Quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté. »

    Gustave Courbet se considérait comme un artiste et donc comme un républicain social ; c’est là la signification de sa participation à la Commune de Paris, où il fut élu et nommé président de la Commission artistique préposée à la conservation des musées et des objets d’arts. 

    Cela lui valut une déchéance sociale complète à la défaite de la Commune, surtout pour avoir demandé à ce moment-là que soit déboulonné la colonne Vendôme, ce qui sera effectivement fait par la suite.

    Le nouveau régime condamnera Gustave Courbet à rembourser la reconstruction, mais celui-ci mourra en exil, après être passé à la prison Sainte-Pélagie, où il réalisa un autoportrait, que voici, suivi d’un autre autoportrait sous-titré Le désespéré et réalisé trente ans auparavant.

    Autoportrait à Sainte-Pélagie, 1872
    Le Désespéré, 1843-1845

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  • L’Enterrement d’Ornans de Courbet

    En 1850, au Salon de peinture de l’académie des Beaux-Arts, le peintre Gustave Courbet (1819-1877) exposa une grande toile de plus de trois mètres sur pratiquement sept mètres, montrant Un enterrement à Ornans (cliquer pour agrandir)son village natal.

    Le cimetière avait dû être placé hors des murs du village, en raison du manque de place, au grand dam de la population. C’est dans un lieu semblant isolé que se déroule l’enterrement, décrit de manière résolument typique, faisant de cette œuvre un classique du réalisme.

    Gustave Courbet dira par la suite, à la suite d’une exposition à Anvers, que :

    « L’Enterrement d’Ornans a été en réalité l’enterrement du romantisme »

    On trouve dans le tableau une division tripartite, avec les officiants, puis les hommes et enfin les femmes. Mais, dans le cadre du réalisme, il y a également un esprit de synthèse de haut niveau qui est réalisé, afin de représenter l’enjeu propre à l’époque.

    Deux groupes de deux hommes se font donc face, des deux côtés du trou, représentant les forces sociales en présence, plus précisément celles de la réaction et celles du progrès.

    On a le curé, bien habillé et lisant son bréviaire, avec à ses côtés, un genou à terre, le fossoyeur, sa veste et son bonnet étant posé par terre. Juste derrière se trouvent les sacristains, ainsi qu’un propriétaire terrien, possédant des vignes, qui porte la croix, et deux laïcs servant d’aides aux cérémonies, un étant un riche vigneron, l’autre un simple cordonnier.

    De l’autre, on a deux figures symbolisant les révolutionnaires : les deux sont habillés dans le costume des révolutionnaires de la première république, celle de 1792-1793, avec l’un ayant des guêtres blanches, le second des bas bleus. Nous sommes en 1849, alors que la République a enfin triomphé en 1848 sur la monarchie qui avait été restaurée en 1814-1815. 

    Le chien témoigne également de la fidélité et qu’il soit représenté un fait marquant. Non seulement un enterrement est montré, mais, qui plus est, dans une peinture de 3,15 sur 6,68 mètres, une vaste dimension normalement réservée aux représentations héroïques académiques.

    Les révolutionnaires semblent également, notamment celui au premier plan avec la main tendue, comme mener une contre-cérémonie pour le mort. L’opposition culturelle est ainsi figurée dans le tableau et on remarquera le crâne devant la fosse, dont la présence n’est absolument pas réaliste et exprime une dimension symbolique, celle de la bataille pour le sens de la vie.

    Entre les deux groupes se tiennent des notables : un juge de paix, un gendarme devenu prêteur sur gages, un meunier enrichi, un avocat, un rentier célibataire, un bourgeois aisé. C’est un aspect important : l’enterrement est, de fait, bourgeois et si la bourgeoisie est représentée comme liée à la réaction, elle ne semble pas être elle-même la réaction.

    On a ici le reflet de l’idéologie de la « république sociale » propre au XIXe siècle, idéologie qui aura également un vaste succès par la suite dans notre pays, avec une opposition idéaliste entre réaction-religion et république-mesures sociales.

    Gustave Courbet n’est, de fait, un réaliste que dans la mesure où il ne nie pas la réalité. Il entend également montrer ce qui est populaire et c’est cela qui en fait un réaliste, un partisan du peuple. Il n’entend pas faire du peuple un thème en soi, avec ses activités, son existence ; la représentation de la réalité du travail n’est pas son objectif, comme cela a pu l’être chez les frères Le Nain ou chez Abraham Bossse.

    Cette approche est tout à fait apparente dans la peinture de 1855, intitulée L’Atelier du peintre. Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale).

    Gustave Courbet s’y est représenté au centre ; selon ses propres termes, voici ce qu’il a représenté :

    « C’est l’histoire morale et physique de mon atelier. Première partie : ce sont les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée et participent à mon action.

    Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C’est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c’est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions.

    C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi. Vous voyez, ce tableau est sans titre, je vais tâcher de vous en donner une idée plus exacte en vous le décrivant séchement.

    La scène se passe dans mon atelier à Paris. Le tableau est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant.

    A droite sont les actionnaires, c’est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. A gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort. »

    Les exploités sont donc mis sur le même plan que les exploiteurs, alors qu’à droite on retrouve aux côtés d’intellectuels et de mondains le théoricien du « socialisme français » Pierre-Joseph Proudhon, proche de Gustave Courbet, et également peint par lui, dans une même veine pré-naturaliste à la Émile Zola.

    C’est là une lecture idéaliste du monde, l’expression de la conception de l’artiste exigeant le « meilleur » pour la société et dont le besoin « démocratique » de représenter la réalité converge résolument avec la bourgeoisie la plus moderniste.

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  • Exsurge Domine du 15 juin 1520

    [« Bulle contre les erreurs de Martin Luther et de ses disciples »]

    Donné à Rome, à Saint-Pierre, l’an de l’Incarnation du Seigneur 1520, de notre pontificat le huitième.

    Leo Episcopus Servus Servorum Dei Ad perpetuam rei memoriam.

    Levez-Vous, Seigneur, et jugez de votre propre cause.

    Rappelez-Vous vos reproches à ceux qui sont remplis de folie tout au long du jour.

    Écoutez nos prières car les renards ont surgi cherchant à détruire la vigne dont Vous seul avez foulé le pressoir.

    Lorsque Vous étiez sur le point de monter à Votre Père, Vous avez confié le soin, la règle et l’administration de la vigne, une image de l’Église Triomphante, à Pierre, en tant que la Tête et le Vicaire ainsi qu’à ses successeurs.

    Le sanglier de la forêt vise à la détruire et toutes les bêtes sauvages se nourrissent d’elle.

    Levez-vous, Pierre, et remplissez cette charge pastorale qui Vous a été divinement confiée tel que mentionné ci-dessus.

    Prêtez attention à la cause de la Sainte Église Romaine, Mère de toutes les églises et Maîtresse de la Foi, que vous avez consacrée par Votre Sang sur l’ordre de Dieu.

    Vous avez prévenu au sujet des enseignants fourbes contre l’Église Romaine qui seraient à la hausse introduisant des sectes ruineuses et attirant sur eux-mêmes un destin tragique rapide. Leurs langues sont de feu, d’un mal sans repos, pleines de venin mortel.

    Ils ont un zèle amer, de la discorde dans leur cœur, et se vantent et mentent contre la vérité.

    Nous vous prions aussi, Paul, de vous lever. C’était vous qui avez éclairé et illuminé l’Église par votre doctrine et par un martyre comme celui de Pierre.

    Maintenant un nouveau Porphyre (1) se lève qui, comme l’ancien qui avait déjà assailli les saints Apôtres, assaille maintenant les saints Pontifes, nos prédécesseurs.

    Les menaçant, en violation de votre enseignement au lieu de les implorer, il n’a pas honte de les attaquer, de les déchirer et, quand il désespère de sa cause, il s’abaisse dans les insultes.

    Il est comme les hérétiques « dont la dernière défense », comme le disait Jérôme, « est de commencer à cracher du venin de serpent de leurs langues quand ils voient que leurs causes sont en passe d’être condamnées, et sautent aux insultes quand ils voient qu’ils sont vaincus ».

    Car, bien que vous ayez dit qu’il doit y avoir des hérésies pour tester les fidèles, elles doivent être par contre détruites à leur naissance par votre intercession et votre aide de sorte qu’elles ne se développent pas ou ne croissent pas solides comme vos loups. Enfin, toute l’Église des saints et le reste de l’Église universelle se lève.

    Certains, en mettant de côté sa véritable interprétation de l’Écriture Sainte, sont aveuglés en esprit par le père du mensonge.

    Sages à leurs propres yeux, selon l’ancienne pratique des hérétiques, ils interprètent ces mêmes Écritures autrement que le Saint Esprit le demande, inspirés seulement par leur propre sens de l’ambition et pour des raisons d’acclamation populaire, comme l’apôtre le déclare. En fait, ils tordent et dénaturent les Écritures.

    En conséquence, selon Jérôme, « Il n’y a plus l’Évangile du Christ mais celui d’un homme ou, ce qui est pire, du diable ».

    Que toute cette sainte Église de Dieu, je le dis, se lève, et avec les bienheureux Apôtres intercède auprès de Dieu Tout-Puissant pour purger les erreurs de Ses brebis, pour bannir toutes les hérésies des terres des fidèles et pour qu’Il daigne maintenir la paix et l’unité de Sa sainte Église.

    Car nous ne pouvons guère exprimer, dans notre détresse et notre douleur de l’esprit, ce qui atteint nos oreilles depuis un certain temps selon le rapport d’hommes fiables et la rumeur générale ; hélas, nous avons nous-mêmes vu de nos yeux et lu les nombreuses et diverses erreurs.

    Certaines d’entre elles ont déjà été condamnées par des Conciles et des Constitutions de nos prédécesseurs, et contiennent même expressément l’hérésie des Grecs et des Bohémiens.

    D’autres erreurs sont soit hérétiques, fausses, scandaleuses soit offensantes à des oreilles pieuses, comme séduisantes aux simples d’esprit, émanant de faux représentants de la foi qui, dans leur fière curiosité, aspirent à la gloire du monde et, contrairement à l’enseignement de l’Apôtre, veulent être plus sages qu’ils ne devraient l’être.

    Leur bavardage, non appuyé par l’autorité des Écritures, comme le dit Jérôme, ne gagnerait pas de crédibilité à moins qu’ils ne semblent soutenir leur doctrine perverse avec des témoignages divins cependant si mal interprétés. À leurs yeux, la crainte de Dieu est maintenant passée.

    Ces erreurs ont, à la suggestion de la race humaine, été relancées et récemment propagées parmi la plus frivole et illustre nation allemande. Nous pleurons davantage que ce soit arrivé là parce que nous et nos prédécesseurs avons toujours tenu cette nation au sein de notre affection.

    Car, après que l’empire eût été transféré par l’Église Romaine des Grecs à ces mêmes Allemands, nos prédécesseurs et nous avons toujours pris les porte-parole de l’Église et ses défenseurs parmi eux.

    En effet, il est certain que ces Allemands, ayant vraiment rapport avec la foi Catholique, ont toujours été les adversaires les plus acharnés des hérésies, comme en témoignent ces constitutions louables des empereurs allemands en faveur de l’indépendance et la liberté de l’Église, et de l’expulsion et l’extermination de tous les hérétiques d’Allemagne.

    Ces constitutions précédemment édictées, puis confirmées par nos prédécesseurs, ont été émises avec les plus grandes pénalités allant même à la perte de terres et de possessions contre toute personne les abritant ou ne les expulsant pas. Si elles avaient été observées aujourd’hui, nous et eux serions évidemment libres de ces troubles.

    Témoin à cela est la condamnation et la punition par le Concile de Constance de l’infidélité des Hussites et des Wyclifites ainsi que de Jérôme de Prague. Témoin à cela est le sang des Allemands versé si souvent dans les guerres contre les Bohémiens.

    Un exemple ultime est la réfutation, le rejet et la condamnation — pas moins apprises que vraies et saintes — des erreurs ci-dessus, ou beaucoup d’entre elles, par les universités de Cologne et de Louvain, des cultivateurs des plus dévoués et religieux du champ du Seigneur.

    Nous pourrions invoquer beaucoup d’autres faits aussi mais nous avons décidés de les omettre de peur d’avoir l’air de composer une histoire.

    En vertu de notre fonction pastorale qui nous a été confiée par faveur divine, nous ne pouvons en aucune circonstance tolérer ou ignorer plus longtemps le poison pernicieux des erreurs ci-dessous sans disgrâce à la religion Chrétienne et sans blessure à la foi Orthodoxe.

    Nous avons décidé d’inclure certaines de ces erreurs dans le présent document ; leur substance est la suivante :

    1. C’est une opinion hérétique mais commune que les Sacrements de la Nouvelle Loi donnent une grâce de pardon à ceux qui ne créent pas d’obstacle.

    2. Nier que, chez un enfant après son baptême, le péché demeure, c’est de traiter avec mépris à la fois Paul et le Christ.

    3. Les sources inflammables du péché, même s’il n’y a pas eu de péché actuel, retardent le départ de l’âme du corps pour son entrée au ciel.

    4. Pour quelqu’un sur le point de mourir, une charité imparfaite entraîne nécessairement une grande crainte qui, à elle seule, est suffisante pour produire la peine du purgatoire et empêcher l’entrée dans le royaume.

    5. Qu’il y ait trois parties à la pénitence, à savoir : la contrition, la confession et la satisfaction; il n’y a pas de fondement à cela dans la Sainte Écriture ni chez les Anciens Docteurs Chrétiens sacrés.

    6. La contrition, qui est acquise par la discussion, la collecte et la détestation des péchés, par laquelle on réfléchit sur ses années dans l’amertume de son âme, en méditant sur la gravité des péchés, leur nombre, leur bassesse, la perte de la béatitude éternelle et l’acquisition de la damnation éternelle, cette contrition fait de lui un hypocrite et, en effet, un grand plus pécheur.

    7. C’est un proverbe des plus véridiques et la doctrine sur les contritions la plus remarquable jusqu’à présent : « Ne plus le faire à l’avenir est la pénitence la plus élevée ; c’est la meilleure pénitence, c’est une nouvelle vie ».

    8. En aucun cas, vous ne pouvez présumer confesser les péchés véniels, ni même tous les péchés mortels, parce qu’il est impossible que vous connaissiez tous les péchés mortels. Ainsi, dans l’Église primitive, seuls les péchés mortels manifestes étaient confessés.

    9. Tant que nous souhaitons confesser tous les péchés sans exception, nous ne faisons rien d’autre que souhaiter ne laisser rien à la Miséricorde de Dieu à pardonner.

    10. Les péchés ne sont pardonnés que si celui se confesse croit qu’ils sont pardonnés lorsque le prêtre les pardonne; au contraire, le péché demeure à moins que celui qui se confesse nn croit qu’il a été pardonné ; car, en effet, la rémission des péchés et l’octroi de la grâce ne suffisent pas mais il est nécessaire de croire aussi qu’il y a eu pardon.

    11. En aucun cas, pouvez-vous être rassuré d’être absous à cause de votre contrition mais à cause de la Parole du Christ : « Tout ce que vous délierez, etc ».

    Par conséquent, je dis, ayez confiance que vous avez obtenu l’absolution du prêtre et croyez fermement que vous avez été absous et vous serez vraiment absous quoiqu’il en soit de la contrition.

    12. Si, par une impossibilité, celui qui s’est confessé n’était pas contrit ou que le prêtre n’a pas donné l’absolution sérieusement mais d’une manière joviale, si pourtant il estime qu’il a été absous, il a été vraiment absous.

    13. Dans le sacrement de la pénitence et la rémission des péchés, le Pape ou l’Évêque n’en fait pas davantage que le prêtre le plus humble ; en effet, lorsqu’il n’y a pas de prêtre, tout Chrétien, même une femme ou un enfant, peut également en faire autant.

    14. Nul ne doit répondre à un prêtre s’il est contrit, ni le prêtre s’en renseigner.

    15. Grande est l’erreur de ceux qui approchent le Sacrement de l’Eucharistie en comptant sur le fait qu’ils se sont confessés, qu’ils ne sont conscients d’aucun péché mortel en eux, qu’ils ont prié à l’avance et qu’ils ont fait des préparations ; tous ceux-là mangent et boivent le jugement pour eux-mêmes. Mais s’ils croient et ont confiance qu’ils obtiendront la grâce, alors cette foi seule les rendra purs et dignes.

    16. Il semble avoir été décidé que l’Église en Concile commun ait établi que les laïcs devraient communier sous les deux espèces ; les Bohémiens qui communient sous les deux espèces ne sont pas hérétiques mais schismatiques.

    17. Les trésors de l’Église à partir desquels le Pape accorde des indulgences ne sont pas les mérites du Christ ni des saints.

    18. Les indulgences sont des pieuses fraudes des fidèles et des rémissions de bonnes œuvres ; et elles sont parmi le nombre de ces choses qui sont autorisées et non du nombre de celles qui sont avantageuses.

    19. Les indulgences ne sont d’aucune utilité pour ceux qui en gagnent vraiment pour la rémission de la peine due au péché actuel commis à la vue de la justice divine.

    20. Ils sont séduits ceux qui croient que les indulgences sont salutaires et utiles pour le fruit de l’esprit.

    21. Les indulgences ne sont nécessaires que pour les crimes publics et ne sont à juste titre concédées qu’aux rudes et aux impatients.

    22. Pour six types d’hommes, les indulgences ne sont ni utiles ni nécessaires ; à savoir, pour les morts et ceux qui vont mourir, les infirmes, ceux qui sont légitimement entravés, ceux qui n’ont pas commis de crimes, ceux qui ont commis des crimes mais pas publics, et ceux qui se consacrent à des choses meilleurs.

    23. Les excommunications ne sont que des sanctions externes et elles ne privent pas l’homme des prières spirituelles communes de l’Église.

    24. Les Chrétiens doivent apprendre à chérir les excommunications plutôt que de les craindre.

    25. Le Pontife Romain, successeur de Pierre, n’est pas le Vicaire du Christ sur toutes les églises de l’ensemble du monde, institué par le Christ Lui-même dans le Bienheureux Pierre.

    26. La Parole du Christ à Pierre : « Tout ce que vous délierez sur la terre… etc » couvraient uniquement les choses liées par Pierre lui-même.

    27. Il est certain que ce n’est pas du pouvoir de l’Église ou du Pape de décider des articles de foi et encore moins sur les lois de la morale ou des bonnes œuvres.

    28. Si le Pape avec une grande partie de l’Église pensaient ceci ou cela, il ne se tromperait pas ; et encore, ce n’est pas un péché ou une hérésie de penser le contraire, en particulier sur toute question non nécessaire pour le salut, jusqu’à ce qu’une alternative soit condamnée et qu’une autre soit approuvée par un Concile général.

    29. Une façon a été conçue pour que nous puissions affaiblir l’autorité des Conciles, pour contredire librement leurs actions, pour en juger les décrets et déclarer hardiment tout ce qui semble vrai, que ce fut approuvé ou désapprouvé par tout Concile que ce soit.

    30. Certains articles de Jean Hus, condamnés au Concile de Constance, sont des plus Chrétiens, entièrement vrais et évangéliques ; ceux-là, l’Église universelle ne pouvait pas les condamner.

    31. En toute bonne œuvre, l’homme pèche.

    32. Un bon travail très bien fait est un péché véniel.

    33. Que les hérétiques soient brûlés, c’est contre la volonté de l’Esprit.

    34. Aller à la guerre contre les Turcs, c’est résister à Dieu qui punit nos iniquités à travers eux.

    35. Personne n’est certain qu’il ne pèche pas toujours mortellement, en raison du vice le plus caché de l’orgueil.

    36. Après le péché, le libre arbitre est une question de titre seulement ; et aussi longtemps que quelqu’un fait ce qui est en lui, il pèche mortellement.

    37. Le purgatoire ne peut pas être prouvé par l’Écriture Sainte qui est dans le canon.

    38. Les âmes du purgatoire ne sont pas sûres de leur salut, du moins pas toutes ; et il n’a été prouvé ni par des arguments ni par les Écritures qu’elles ne sont plus capables de mériter davantage ou de croître en charité.

    39. Les âmes du purgatoire pèchent sans arrêt aussi longtemps qu’ils cherchent le repos et abhorrent la peine.

    40. Les âmes libérées du purgatoire par les suffrages des vivants sont moins heureuses que si elles avaient fait satisfaction par elles-mêmes.

    41. Les prélats ecclésiastiques et les princes séculiers n’agiraient pas mal s’ils détruisaient tous les sacs d’argent de la mendicité.

    Personne qui est sain d’esprit n’ignore comment ces diverses erreurs sont destructrices, pernicieuses, scandaleuses et séduisantes aux esprits pieux et simples, comment elles sont toutes opposées à la charité et au respect envers la sainte Église Romaine qui est la Mère de tous les fidèles et Enseignante de la foi ; comment ces diverses erreurs sont destructrices de la vigueur de la discipline ecclésiastique, c’est à dire l’obéissance.

    Cette vertu est la source et l’origine de toutes les vertus et, sans elle, tout le monde est facilement reconnu coupable d’être infidèle.

    C’est pourquoi, dans l’énumération ci-dessus, importante comme elle est, nous désirons procéder avec le plus grand soin comme il se doit, et couper l’avance de cette peste et de cette maladie cancéreuse de sorte qu’elle ne se propage pas plus loin dans le champ du Seigneur comme des buissons d’épines nuisibles.

    Nous avons donc mené une enquête minutieuse, un examen approfondi et rigoureux, une discussion et une mûre délibération avec chacun des frères, des Cardinaux éminents de la sainte Église Romaine ainsi qu’avec les Prieurs et les Ministres généraux des Ordres religieux, outre de nombreux autres professeurs et maîtres versés en théologie sacrée et en droit civil et canonique.

    Nous avons trouvé que ces erreurs ou thèses, telles que mentionnées ci-dessus, ne sont pas Catholiques et ne doivent pas être enseignées comme telles ; mais elles sont contraires à la Doctrine et à la Tradition de l’Église Catholique, et contraires la véritable interprétation des Écritures sacrées reçues de l’Église.

    Maintenant Augustin a maintenu que son autorité [ de l’Église ] devait être acceptée si complètement qu’il a dit qu’il n’aurait pas cru à l’Évangile à moins que l’autorité de l’Église Catholique ne se fût portée garante pour lui.

    Car, selon ces erreurs, ou l’une ou plusieurs d’entre elles, il ressort clairement que l’Église qui est guidée par le Saint-Esprit serait en erreur et aurait toujours été dans l’erreur.

    C’est contraire à ce que le Christ a promis à ses disciples lors de Son Ascension (comme on lit dans le saint Évangile de Matthieu) : « Je serai avec vous jusqu’à la fin du monde » ; c’est contraire aux décisions des Saints Pères ou aux ordonnances formelles et canons des Conciles et des Souverains Pontifes.

    Le non-respect de ces canons, d’après le témoignage de Cyprien, sera le carburant et la cause de toute hérésie et de tout schisme.

    Avec l’avis et le consentement de nos vénérables frères, avec une mûre délibération sur chacune des thèses ci-dessus, et par l’autorité du Dieu Tout-Puissant, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul et de notre propre autorité, nous condamnons, réprouvons et rejetons complètement chacune de ces thèses ou erreurs comme hérétiques, scandaleuses, fausses, offensantes aux oreilles pieuses ou séduisantes aux simples d’esprit, et contraires à la vérité Catholique.

    En les énumérant, nous décrétons et déclarons que tous les fidèles des deux sexes doivent les considérer comme condamnées, réprouvées et rejetées … Nous tenons tous les fidèles à la vertu de la sainte obéissance sous peine d’une excommunication majeure automatique ….

    En outre, parce que les erreurs précédentes et beaucoup d’autres sont contenues dans les livres ou les écrits de Martin Luther, nous condamnons, réprouvons et rejetons de même complètement les livres ainsi que tous les écrits et sermons du dit Martin, que ce soit en latin ou en toute autre langue, contenant les dites erreurs ou l’une quelconque d’entre elles ; et nous souhaitons qu’ils soient considérés comme tout à fait condamnés, réprouvés et rejetés.

    Nous interdisons tous et chacun des fidèles des deux sexes, en vertu de la sainte obéissance et sous les peines ci-dessus qui seraient encourues automatiquement, de les lire, de les faire valoir, de les prêcher, de les louanger, de les imprimer, de les publier ou de les défendre.

    Ils subiront ces pénalités s’ils présument les respecter en quelque manière que ce soit, personnellement ou par d’autres personnes, directement ou indirectement, explicitement ou tacitement, en public ou en privé, dans leurs propres maisons ou dans d’autres lieux publics ou privés.

    En effet, immédiatement après la publication de cette lettre, ces œuvres, où qu’elles soient, seront recherchées avec soin par les ordinaires et d’autres [ecclésiastiques et réguliers] et seront brûlées publiquement et solennellement en présence des clercs et du peuple, sous peine de chacune des peines ci-dessus.

    Pour autant que Martin lui-même est concerné, Ô Bon Dieu, qu’avons-nous oublié ou pas fait ? Qu’avons-nous omis comme charité paternelle pour que nous puissions le rappeler de telles erreurs ? Car, après l’avoir cité, voulant traiter plus gentiment avec lui, nous l’avons prié instamment à travers diverses conférences avec notre légat et à travers nos lettres personnelles d’abandonner ces erreurs.

    Nous lui avons même offert un sauf-conduit et de l’argent pour le voyage nécessaire, lui demandant de venir sans crainte ni réticence, qu’une parfaite charité chasserait, pour parler non pas en secret mais ouvertement et en face à face à l’exemple de notre Sauveur et de l’Apôtre Paul.

    S’il avait fait cela, nous sommes certains que son cœur aurait été changé et qu’il aurait reconnu ses erreurs.

    Il n’aurait pas trouvé toutes ces erreurs à la Curie Romaine qu’il attaque si sauvagement, lui attribuant plus qu’il ne devrait à cause des rumeurs vides d’hommes méchants.

    Nous lui aurions montré plus clairement que la lumière du jour que les Pontifes Romains, nos prédécesseurs, qu’il attaque de manière injurieuse au-delà de toute décence, n’ont jamais erré dans leurs canons ou Constitutions qu’il essaie d’assaillir.

    Car, selon le prophète, ni l’huile de guérison ni le médecin ne manquent en Galaad.

    Mais il a toujours refusé d’écouter et, méprisant la citation précédente et chacun des ouvertures ci-dessus, il a dédaigné de venir. Jusqu’à ce jour il est rebelle. Avec un esprit endurci, il a continué sous censure pendant plus d’un an.

    Ce qui est pire, en ajoutant le mal au mal et apprenant la citation, il éclata dans un appel irréfléchi à un futur Concile. C’était bien sûr contraire à la Constitution de Pie II et Jules II, nos prédécesseurs, à savoir que tout appel de cette manière doit être puni par des peines d’hérétiques.

    En vain, implore-t-il l’aide d’un Concile puisqu’il admet ouvertement qu’il ne croit pas à un Concile.

    Nous pouvons donc, sans autre citation ou retard, procéder contre lui à sa condamnation et à sa damnation comme celui dont la foi est notoirement suspecte et qui est en fait un véritable hérétique avec la pleine gravité de chaque pénalité et censure ci-dessus.

    Pourtant, avec les conseils de nos frères, en imitant la Miséricorde de Dieu tout-puissant qui ne souhaite pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse et qu’il vive, en oubliant toutes les blessures infligées à nous et au Siège Apostolique, nous avons décidé d’utiliser toute la compassion dont nous sommes capables.

    Il est de notre espoir, autant que nous en sommes, qu’il expérimentera un changement de cœur en prenant la route de la douceur que nous avons proposée, qu’il reviendra et qu’il se détournera de ses erreurs. Nous allons le recevoir gentiment comme le fils prodigue de retour dans le giron de l’Église.

    Que Martin lui-même et tous ceux qui adhèrent à lui, à ceux qui l’abritent et le soutiennent, par le Cœur Miséricordieux de notre Dieu et par l’Aspersion du Sang de notre Seigneur Jésus Christ, de qui et par qui la rédemption du genre humain et l’édification de l’Église, notre Sainte Mère, a été accomplie, sachent que nous l’exhortons et le supplions de tout notre cœur de cesser de troubler la paix, l’unité et la vérité de l’Église pour lesquelles le Sauveur a prié si ardemment le Père.

    Qu’il s’abstienne de ses erreurs pernicieuses afin qu’il puisse nous revenir.

    S’ils obéissent vraiment et qu’ils nous certifient par des documents juridiques qu’ils ont obéi, ils trouveront en nous l’affection de l’amour d’un père, l’ouverture de la source des effets de la charité paternelle, et l’ouverture de la source de la miséricorde et de la clémence.

    Nous enjoignons Martin, cependant, en attendant, de cesser toute prédication ou fonction de prédicateur. 

    Donné à Rome, à Saint-Pierre, l’an de l’Incarnation du Seigneur 1520, de notre pontificat le huitième.

    Léon X, Pape

    (1) Porphyre. Naissance 234 (Tyr, Phénicie) Décès v. 305 (Rome, Italie) Porphyre pense que le christianisme implique une conception absurde et irrationnelle de la divinité qui le condamnerait, aussi bien du point de vue des religions particulières que du point de vue transcendant de la philosophie.

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  • Martin Luther – Les «95 thèses» (1517)

    Par amour pour la vérité et dans le but de la préciser, les thèses suivantes seront soutenues à Wittemberg, sous la présidence du Révérend Père Martin LUTHER, ermite augustin, maître es Arts, docteur et lecteur de la Sainte Théologie.

    Celui-ci prie ceux qui, étant absents, ne pourraient discuter avec lui, de vouloir bien le faire par lettres. Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Amen.

    1. En disant : Faites pénitence, notre Maître et Seigneur Jésus-Christ a voulu que la vie entière des fidèles fût une pénitence. 
    2. Cette parole ne peut pas s’entendre du sacrement de la pénitence, tel qu’il est administré par le prêtre, c’est à dire de la confession et de la satisfaction. 
    3. Toutefois elle ne signifie pas non plus la seule pénitence intérieure ; celle-ci est nulle, si elle ne produit pas au dehors toutes sortes de mortifications de la chair. 
    4. C’est pourquoi la peine dure aussi longtemps que dure la haine de soi-même, la vraie pénitence intérieure, c’est à dire jusqu’à l’entrée dans le royaume des cieux. 
    5. Le pape ne veut et ne peut remettre d’autres peines que celles qu’il a imposées lui-même de sa propre autorité ou par l’autorité des canons. 
    6. Le pape ne peut remettre aucune peine autrement qu’en déclarant et en confirmant que Dieu l’a remise ; à moins qu’il ne s’agisse des cas à lui réservés. Celui qui méprise son pouvoir dans ces cas particuliers reste dans son péché. 
    7. Dieu ne remet la coulpe à personne sans l’humilier, l’abaisser devant un prêtre, son représentant. 
    8. Les canons pénitentiels ne s’appliquent qu’aux vivants ; et d’après eux, rien ne doit être imposé aux morts. 
    9. Voilà pourquoi le pape agit selon le Saint-Esprit en exceptant toujours dans ses décrets l’article de la mort et celui de la nécessité. 
    10. Les prêtres qui, à l’article de la mort, réservent pour le Purgatoire les canons pénitentiels, agissent mal et d’une façon inintelligente. 
    11. La transformation des peines canoniques en peines du Purgatoire est une ivraie semée certainement pendant que les évêques dormaient. 
    12. Jadis les peines canoniques étaient imposées non après, mais avant l’absolution, comme une épreuve de la véritable contrition. 
    13. La mort délie de tout ; les mourants sont déjà morts aux lois canoniques, et celles-ci ne les atteignent plus. 
    14. Une piété incomplète, un amour imparfait donnent nécessairement une grande crainte au mourant. Plus l’amour est petit, plus grande est la terreur. 
    15. Cette crainte, cette épouvante suffit déjà, sans parler des autres peines, à constituer la peine du Purgatoire, car elle approche le plus de l’horreur du désespoir. 
    16. Il semble qu’entre l’Enfer, le Purgatoire et le Ciel il y ait la même différence qu’entre le désespoir, le quasi-désespoir et la sécurité. 
    17. Il semble que chez les âmes du Purgatoire l’Amour doive grandir à mesure que l’horreur diminue. 
    18. Il ne paraît pas qu’on puisse prouver par des raisons, ou par les Ecritures que les âmes du Purgatoire soient hors d’état de rien mériter ou de croître dans la charité. 
    19. Il n’est pas prouvé non plus que toutes les âmes du Purgatoire soient parfaitement assurées de leur béatitude, bien que nous-mêmes nous en ayons une entière assurance. 
    20. Donc, par la rémission plénière de toutes les peines, le Pape n’entend parler que de celles qu’il a imposées lui-même, et non pas toutes les peines en général. 
    21. C’est pourquoi les prédicateurs des Indulgences se trompent quand ils disent que les indulgences du Pape délivrent l’homme de toutes les peines et le sauvent. 
    22. Car le Pape ne saurait remettre aux âmes du Purgatoire d’autres peines que celles qu’elles auraient dû souffrir dans cette vie en vertu des canons. 
    23. Si la remise entière de toutes les peines peut jamais être accordée, ce ne saurait être qu’en faveur des plus parfaits, c’est-à-dire du plus petit nombre. 
    24. Ainsi cette magnifique et universelle promesse de la rémission de toutes les peines accordées à tous sans distinction, trompe nécessairement la majeure partie du peuple. 
    25. Le même pouvoir que le Pape peut avoir, en général, sur le Purgatoire, chaque évêque le possède en particulier dans son diocèse, chaque pasteur dans sa paroisse. 
    26. Le Pape fait très bien de ne pas donner aux âmes le pardon en vertu du pouvoir des clefs qu’il n’a pas , mais de le donner par le mode de suffrage. 
    27. Ils prêchent des inventions humaines, ceux qui prétendent qu’aussitôt que l’argent résonne dans leur caisse, l’âme s’envole du Purgatoire. 
    28. Ce qui est certain, c’est qu’aussitôt que l’argent résonne, l’avarice et la rapacité grandissent. Quant au suffrage de l’Eglise, il dépend uniquement de la bonne volonté de Dieu. 
    29. Qui sait si toutes les âmes du Purgatoire désirent être délivrées, témoin de ce qu’on rapporte de Saint Séverin et de Saint Paul Pascal. 
    30. Nul n’est certain de la vérité de sa contrition ; encore moins peut-on l’être de l’entière rémission. 
    31. Il est aussi rare de trouver un homme qui achète une vraie indulgence qu’un homme vraiment pénitent. 
    32. Ils seront éternellement damnés avec ceux qui les enseignent, ceux qui pensent que des lettres d’indulgences leur assurent le salut. 
    33. On ne saurait trop se garder de ces hommes qui disent que les indulgences du Pape sont le don inestimable de Dieu par lequel l’homme est réconcilié avec lui. 
    34. Car ces grâces des indulgences ne s’appliquent qu’aux peines de la satisfaction sacramentelle établies par les hommes. 
    35. Ils prêchent une doctrine antichrétienne ceux qui enseignent que pour le rachat des âmes du Purgatoire ou pour obtenir un billet de confession, la contrition n’est pas nécessaire. 
    36. Tout chrétien vraiment contrit a droit à la rémission entière de la peine et du péché, même sans lettre d’indulgences. 
    37. Tout vrai chrétien, vivant ou mort, participe à tous les biens de Christ et de l’Eglise, par la grâce de Dieu, et sans lettres d’indulgences. 
    38. Néanmoins il ne faut pas mépriser la grâce que le Pape dispense ; car elle est, comme je l’ai dit, une déclaration du pardon de Dieu. 
    39. C’est une chose extraordinairement difficile, même pour les plus habiles théologiens, d’exalter en même temps devant le peuple la puissance des indulgences et la nécessité de la contrition. 
    40. La vraie contrition recherche et aime les peines ; l’indulgence, par sa largeur, en débarrasse, et à l’occasion, les fait haïr. 
    41. Il faut prêcher avec prudence les indulgences du Pape, afin que le peuple ne vienne pas à s’imaginer qu’elles sont préférables aux bonnes oeuvres de la charité. 
    42. Il faut enseigner aux chrétiens que dans l’intention du Pape, l’achat des indulgences ne saurait être comparé en aucune manière aux oeuvres de miséricorde. 
    43. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui donne aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait mieux que s’il achetait des indulgences. 
    44. Car par l’exercice même de la charité, la charité grandit et l’homme devient meilleur. Les indulgences au contraire n’améliorent pas ; elles ne font qu’affranchir de la peine. 
    45. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui voyant son prochain dans l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du Pape mais l’indignation de Dieu. 
    46. Il faut enseigner aux chrétiens qu’à moins d’avoir des richesses superflues, leur devoir est d’appliquer ce qu’ils ont aux besoins de leur maison plutôt que de le prodiguer à l’achat des indulgences. 
    47. Il faut enseigner aux chrétiens que l’achat des indulgences est une chose libre, non commandée. 
    48. Il faut enseigner aux chrétiens que le Pape ayant plus besoin de prières que d’argent demande, en distribuant ses indulgences plutôt de ferventes prières que de l’argent. 
    49. Il faut enseigner aux chrétiens que les indulgences du Pape sont bonnes s’ils ne s’y confient pas, mais des plus funestes, si par elles, ils perdent la crainte de Dieu. 
    50. Il faut enseigner aux chrétiens que si le Pape connaissait les exactions des prédicateurs d’indulgences, il préfèrerait voir la basilique de Saint-Pierre réduite en cendres plutôt qu’édifiée avec la chair, le sang, les os de ses brebis. 
    51. Il faut enseigner aux chrétiens que le Pape, fidèle à son devoir, distribuerait tout son bien et vendrait au besoin l’Eglise de Saint-Pierre pour la plupart de ceux auxquels certains prédicateurs d’indulgences enlèvent leur argent. 
    52. Il est chimérique de se confier aux indulgences pour le salut, quand même le commissaire du Pape ou le Pape lui-même y mettraient leur âme en gage. 
    53. Ce sont des ennemis de Christ et du Pape, ceux qui à cause de la prédication des indulgences interdisent dans les autres églises la prédication de la parole de Dieu. 
    54. C’est faire injure à la Parole de Dieu que d’employer dans un sermon autant et même plus de temps à prêcher les indulgences qu’à annoncer cette Parole. 
    55. Voici quelle doit être nécessairement la pensée du Pape ; si l’on accorde aux indulgences qui sont moindres, une cloche, un honneur, une cérémonie, il faut célébrer l’Evangile qui est plus grand, avec cent cloches, cent honneurs, cent cérémonies. 
    56. Les trésors de l’Eglise, d’où le Pape tire ses indulgences, ne sont ni suffisamment définis, ni assez connus du peuple chrétien. 
    57. Ces trésors ne sont certes pas des biens temporels ; car loin de distribuer des biens temporels, les prédicateurs des indulgences en amassent plutôt. 
    58. Ce ne sont pas non plus les mérites de Christ et des saints ; car ceux-ci, sans le Pape, mettent la grâce dans l’homme intérieur, et la croix, la mort et l’enfer dans l’homme intérieur. 
    59. Saint Laurent a dit que les trésors de l’Eglise sont ses pauvres. En cela il a parlé le langage de son époque. 
    60. Nous disons sans témérité que ces trésors, ce sont les clefs données à l’Eglise par les mérites du Christ. 
    61. Il est clair en effet que pour la remise des peines et des cas réservés, le pouvoir du Pape est insuffisant. 
    62. Le véritable trésor de l’Eglise, c’est le très-saint Evangile de la gloire et de la grâce de Dieu. 
    63. Mais ce trésor est avec raison un objet de haine car par lui les premiers deviennent les derniers. 
    64. Le trésor des indulgences est avec raison recherché ; car par lui les derniers deviennent les premiers. 
    65. Les trésors de l’Evangile sont des filets au moyen desquels on pêchait jadis des hommes adonnés aux richesses. 
    66. Les trésors des indulgences sont des filets avec lesquels on pêche maintenant les richesses des hommes. 
    67. Les indulgences dont les prédicateurs vantent et exaltent les mérites ont le très grand mérite de rapporter de l’argent. 
    68. Les grâces qu’elles donnent sont misérables si on les compare à la grâce de Dieu et à la piété de la croix. 
    69. Le devoir des évêques et des pasteurs est d’admettre avec respect les commissaires des indulgences apostoliques. 
    70. Mais c’est bien plus encore leur devoir d’ouvrir leurs yeux et leurs oreilles, pour que ceux-ci ne prêchent pas leurs rêves à la place des ordres du Pape. 
    71. Maudit soit celui qui parle contre la vérité des indulgences apostoliques. 
    72. Mais béni soit celui qui s’inquiète de la licence et des paroles impudentes des prédicateurs d’indulgences. 
    73. De même que le Pape excommunie justement ceux qui machinent contre ses indulgences, 
    74. Il entend à plus forte raison excommunier ceux qui, sous prétexte de défendre les indulgences, machinent contre la sainte charité et contre la vérité. 
    75. C’est du délire que d’exalter les indulgences du Pape jusqu’à prétendre qu’elles délieraient un homme qui, par impossible, aurait violé la mère de Dieu. 
    76. Nous prétendons au contraire que, pour ce qui est de la coulpe, les indulgences ne peuvent pas même remettre le moindre des péchés véniels. 
    77. Dire que Saint Pierre, s’il était Pape de nos jours, ne saurait donner des grâces plus grandes, c’est blasphémer contre Saint Pierre et contre le Pape. 
    78. Nous disons au contraire que lui ou n’importe quel pape possède des grâces plus hautes, savoir : l’Evangile, les vertus, le don des guérisons, etc…(d’après 1 Cor. 12). 
    79. Dire que la croix ornée des armes du Pape égale la croix du Christ, c’est un blasphème. 
    80. Les évêques, les pasteurs, les théologiens qui laissent prononcer de telles paroles devant le peuple en rendront compte. 
    81. Cette prédication imprudente des indulgences rend bien difficile aux hommes même les plus doctes, de défendre l’honneur du Pape contre les calomnies ou même contre les questions insidieuses des laïques. 
    82. Pourquoi, disent-ils, pourquoi le Pape ne délivrent-ils pas d’un seul coup toutes les âmes du Purgatoire, pour les plus justes des motifs, par sainte charité, par compassion pour leurs souffrances, tandis qu’il en délivre à l’infini pour le motif le plus futile, pour un argent indigne, pour la construction de sa basilique ? 
    83. Pourquoi laisse-t-il subsister les services et les anniversaires des morts ? Pourquoi ne rend-il pas ou ne permet-il pas qu’on reprenne les fondations établies en leur faveur, puisqu’il n’est pas juste de prier pour les rachetés. 
    84. Et encore : quelle est cette nouvelle sainteté de Dieu et du Pape que, pour de l’argent, ils donnent à un impie, à un ennemi le pouvoir de délivrer une âme pieuse et aimée de Dieu, tandis qu’ils refusent de délivrer cette âme pieuse et aimée, par compassion pour ses souffrances, par amour et gratuitement ? 
    85. Et encore : pourquoi les canons pénitentiels abrogés de droit et éteints par la mort se rachètent-ils encore pour de l’argent, par la vente d’une indulgence, comme s’ils étaient encore en vigueur ? 
    86. Et encore : pourquoi le Pape n’édifie-t-il pas la basilique de Saint-Pierre de ses propres deniers, plutôt qu’avec l’argent des pauvres fidèles, puisque ses richesses sont aujourd’hui plus grandes que celles de l’homme le plus opulent ? 
    87. Encore : pourquoi le Pape remet-il les péchés ou rend-il participants de sa grâce ceux qui par une contrition parfaite ont déjà obtenu une rémission plénière et la complète participation à ces grâces ? 
    88. Encore : ne serait-il pas d’un plus grand avantage pour l’Eglise, si le Pape, au lieu de distribuer une seule fois ses indulgences et ses grâces, les distribuait cent fois par jour et à tout fidèle ? 
    89. C’est pourquoi si par les indulgences le Pape cherche plus le salut des âmes que de l’argent, pourquoi suspend-il les lettres d’indulgences qu’il a données autrefois, puisque celles-ci ont même efficacité ? 
    90. Vouloir soumettre par la violence ces arguments captieux des laïques, au lieu de les réfuter par de bonnes raisons, c’est exposer l’Eglise et le Pape à la risée des ennemis et c’est rendre les chrétiens malheureux. 
    91. Si, par contre, on avait prêché les indulgences selon l’esprit et le sentiment du Pape, il serait facile de répondre à toutes ces objections ; elles n’auraient pas même été faites. 
    92. Qu’ils disparaissent donc tous, ces prophètes qui disent au peuple de Christ : « Paix, paix » et il n’y a pas de paix ! 
    93. Bienvenus au contraire les prophètes qui disent au peuple de Christ : « Croix, croix » et il n’y a pas de croix ! 
    94. Il faut exhorter les chrétiens à s’appliquer à suivre Christ leur chef à travers les peines, la mort et l’enfer. 
    95. Et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations plutôt que de se reposer sur la sécurité d’une fausse paix.  

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  • L’Allemagne au lendemain de la Réforme

    La plus grande erreur qu’il serait possible de faire ici est de penser que la Réforme a triomphé, que la guerre des paysans n’a été qu’un épisode sans importance. Bien au contraire, cette guerre a révélé l’insuffisante maturité de l’affirmation de la nation allemande par Martin Luther.

    Dans les faits, le pays est resté religieusement divisé. Les protestants de type luthérien n’ont jamais formé qu’une courte majorité par rapport aux catholiques. Voici une carte pour 1618.

    En orange clair on a les luthériens, en orange foncé les calvinistes. En orange normal au niveau de la Suisse on a les partisans de Zwingli, en rose les hussites.

    En mauve, on a les catholiques, en mauve clair les zones où les catholiques sont majoritaires. Les zones avec les lignes mauves horizontales sont celles recatholicisées.

    Il est intéressant de noter que de par leur réelle charge démocratique historique, l’évangélisme luthérien et le calvinisme ne se maintiennent pas alors que le capitalisme est arrivé est à son stade final, de type impérialiste.

    En 2015, les catholiques formaient en Allemagne 28,9 % de la population, l’Église évangélique 27,1 %, alors qu’en 1950, les chiffres étaient respectivement encore de 45,8 % et 50,6 %.

    Cet effondrement est à rapprocher de celui des Pays-Bas : les protestants formaient 61,3 % de la population en 1869, les catholiques alors 36,5 %, pour désormais 15 % et 24 %.

    En ce qui concerne le bilan pour l’affirmation de la nation allemande, le bilan est donc fortement contrasté.

    D’un côté, Martin Luther a lancé un processus qu’il a lui-même accompagné. Ainsi, il a célébré une messe en allemand à Wittenberg le 29 octobre 1525 et il a publié en janvier 1526 la Deutsche Messe und Ordnung des Gottesdients, c’est-à-dire les modes d’organisation de la cérémonie religieuse en allemand, pour le culte le dimanche et les réunions d’exhortation et d’enseignement en semaine.

    Lui-même a effectué des contributions dans le domaine de la musique, Jean-Sébastien Bach émergeant directement de ce développement historique. Il a établi des cantiques pour faire participer les masses.

    Jean-Sébastien Bach en 1746

    Cependant, ces masses restent à l’écart, dans la mesure où le luthérianisme, par la Confession d’Augsbourg de 1530, donne à une partie de l’Église le fait d’être du « bon grain » par l’action de la grâce. Un grand catéchisme fut publié en allemand en avril 1529, en latin en mai, alors qu’en juillet en paraissait un petit pour le clergé.

    Il y a donc une direction qui existe dans l’Église évangélique, et qui n’est pas démocratique. D’ailleurs, en pratique, ce sont donc les gouverneurs qui nommeront des inspecteurs, religieux ou laïcs, pour encadrer les paroisses.

    Le luthéranisme se développera dans les autres pays comme religion de la monarchie absolue, comme une simple variété d’anglicanisme ; l’Église dano-norvégienne avait ainsi des surintendants nommés par le roi, faisant office d’évêque.

    La même chose s’est détournée en Allemagne avec la Prusse. Le grand maître de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, Albert de Brandebourg, est historiquement passé au luthérianisme, mettant un terme à l’existence de l’Ordre et à ses possessions pour se les approprier, lui-même devenant pas moins que le Duc de Prusse.

    Les pays allemands vont, en raison ou malgré Martin Luther, passer sous la coupe de la Prusse pour les évangéliques, de l’Autriche des Habsbourg pour les catholiques. C’est le sens de la critique faite à Martin Luther par Karl Marx, en 1843, dans sa Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, qui aborde également la problématique théologique de l’opposition contradiction intériorité / absence d’extériorité :

    « Même au point de vue historique, l’émancipation théorique présente pour l’Allemagne une importance spécifiquement pratique.

    En effet, le passé révolutionnaire de l’Allemagne est théorique c’est la Réforme. A cette époque, la révolution débuta dans la tête d’un moine ; aujourd’hui, elle débute dans la tête du philosophe.

    Luther a, sans contredit, vaincu la servitude par dévotion, mais en lui substituant la servitude par conviction.

    Il a brisé la foi en l’autorité, parce qu’il a restauré l’autorité de la foi.

    Il a transformé les prêtres en laïques parce qu’il a métamorphosé les laïques en prêtres.

    Il a libéré l’homme de la religiosité extérieure, parce qu’il a fait de la religiosité l’essence même de l’homme. Il a fait tomber les chaînes du corps, parce qu’il a chargé le cœur de chaînes.

    Mais, si le protestantisme ne fut pas la vraie solution, ce fut du moins la vraie position du problème. Il ne s’agissait plus, dés lors, de la lutte du laïque contre le prêtre, c’est-à-dire quelqu’un d’extérieur à lui-même ; il s’agissait de la lutte contre son propre prêtre intérieur, contre sa propre nature de prêtre. 

    Et si la métamorphose protestante des laïques allemands en prêtres a émancipé les papes laïques, les princes avec leur clergé, les privilégiés et les philistins, la métamorphose philosophique des Allemands-prêtres en hommes émancipera le peuple. 

    Mais, tout comme l’émancipation ne s’arrêtera pas aux princes, la sécularisation des biens ne se bornera pas à la spoliation des églises, qui fut pratiquée surtout par la Prusse hypocrite.

    A ce moment-là, la guerre des paysans, ce fait le plus radical de l’histoire allemande, se brisa contre la théologie. De nos jours, alors que la théologie a fait elle-même naufrage, le fait le moins libre de l’histoire allemande, notre statu quo, échouera devant la philosophie.

    La veille de la Réforme, l’Allemagne officielle était la servante la plus absolue de Rome. La veille de sa révolution, elle est la servante absolue de gens bien inférieurs à Rome, c’est-à-dire de la Prusse et de l’Autriche, des hobereaux et des philistins. »

    On retrouve cette logique du luthérianisme comme phénomène n’étant pas allé au bout de lui-même dans les dispositions de Martin Luther. Ce dernier conserve l’autel, les cierges, les ornements, les vêtements sacrés, les vitraux, etc. Il coupe la poire en deux au sujet de la présence du Christ au moment où l’on prend le pain et le vin, en reconnaissant qu’il s’agit du sang et du corps du Christ, tout en restant du pain et du vin.

    C’est un conception à mi-chemin du catholicisme et protestantisme authentique. Le grand théologien luthérien Matthias Hoë von Hoënegg appellera d’ailleurs à combattre tant l’un que l’autre, se soumettant entièrement aux intérêts de la haute noblesse allemande.

    La conséquence en sera immédiatement terrible. Les pays allemands vont être le jouet de toutes les puissances environnantes, notamment la France et la Suède. Avec la guerre de trente ans, qui dura de 1618 à 1648, la population allemande passa de 18 à 6 millions de personnes.

    Ce sera la Prusse qui unifiera par la suite l’Allemagne, de manière autoritaire, par en haut, pavant la voie à l’empire allemand précipitant le pays dans la première guerre mondiale impérialiste, bloquant la culture démocratique, se prolongeant directement dans l’avènement du national-socialisme.

    A ce sujet, il est nécessaire de mentionner un fait dont l’importance est extrêmement débattue encore aujourd’hui. A la fin de sa vie, Martin Luther a changé d’opinion sur la population juive : la respectant et cherchant à la convaincre initialement, il est passé à des appels aux meurtres, à l’incendie des écoles juives et des synagogues.

    Si ces écrits ont été largement utilisés par le national-socialisme à des fins de propagande, il n’existe pas de continuité directe, ces écrits relevant d’une idéologie diffuse, dans un cadre idéologique par ailleurs déjà antisémite.

    Cependant, la question de ce tournant antisémite est inévitablement à mettre en rapport avec la question de l’unité allemande ; il est évident que Martin Luther a témoigné, à la fin de sa vie, d’un anti-capitalisme romantique, attribuant les insuccès à la population juive, aidant la haute noblesse à trouver un paratonnerre à leurs propres méfaits.

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  • Martin Luther : l’intériorité contre la scolastique

    Le choix d’opposition aux paysans amenait une conséquence fondamentale dans la théologie de Martin Luther : elle fermait la possibilité d’aller vers le Saint-Esprit, de l’écouter et de l’exprimer.

    C’était la ligne de Thomas Müntzer, qui y voyait un moyen pour le peuple, l’homme du commun, d’enfin s’exprimer et d’aller vers la démocratie.

    Il y a donc un déplacement historique de la position de Martin Luther, d’une opposition à l’Église catholique au nom d’une libre expression en se fondant sur l’Evangile, à un piétisme intériorisé reconnaissant une vie intérieure, mais pas d’expression extérieure.

    Pour avancer sur ce point, il est fort utile de comprendre l’enjeu théologique qui se profile ici, à travers le concept de syndérèse. Ce terme obscur relève de la scolastique, de l’étude théologique historique de l’Église catholique romaine.

    La scolastique formait d’ailleurs le noyau idéologique du christianisme, avec sa manière de penser, de raisonner, de structurer les réflexions, etc. En raison des coups meurtriers provoqués par l’irruption de l’averroïsme en Europe – ce qui donna naissance à l’averroïsme latin – il y eut des tentatives de former une lecture « chrétienne » d’Aristote, pour contrer le matérialisme d’Averroès.

    Thomas d’Aquin est la grande figure intellectuelle de ce choix stratégique, qui prétendait défendre la « raison » et à ce titre s’opposait formellement à l’option mystique porté historiquement par Augustin, dont Martin Luther est un prolongement intellectuel.

    Le concept de syndérèse a été forgé dans cette perspective scolastique : il consiste en une inclination qui serait naturelle, une tendance à aller vers la religion. Ce serait un reste de nature divine, qui aurait subsisté malgré la sortie d’Adam et Eve du jardin d’Éden.

    A quoi ce concept répond-il ? Il répond au principe matérialiste exposé par l’averroïsme selon lequel l’être humain ne pense pas ; la pensée se développant est un reflet plus ou moins correct de la pensée générale, naturelle et logique.

    Cette perspective donnera en partie naissance au mythe du bon sauvage, qui est naturellement bon, qui a tendance à vouloir le bien.

    La syndérèse est une version religieuse de cette lecture matérialiste du monde : au lieu de tendre de manière naturelle vers les valeurs naturelles, on tend de manière naturelle vers les valeurs divines.

    Si dans le judaïsme et l’Islam la religion est « naturelle » et ses lois aussi, et donc l’inclinaison de la syndérèse tend à la fois vers la Nature et la religion (qui sont assimilées, comme en témoigne les exemples de la cacheroute et du halal), ce n’est pas le cas dans le christianisme.

    Aussi, la syndérèse de Thomas d’Aquin est une tendance à aller vers les valeurs divines qui s’exprime par des raisonnements. Seulement, on peut se tromper dans les raisonnements : c’est le rôle de l’Église de faire en sorte que l’inclinaison aille dans le bon sens.

    Il y a une étincelle de rectitude dans la conscience, mais cette dernière peut se tromper.

    Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien,
    vers 1521-1522

    Bien entendu, ce concept ne s’est pas forgé en une fois : le concept apparaît véritablement en tant que tel au XIIIe siècle, avec notamment Philippe, chancelier de Paris, auteur d’un Traité de la syndérèse.

    Mais son arrière-plan est lié aux premiers chrétiens, qui déjà avaient affaire à la question de la philosophie grecque, des attitudes à adopter, de la nature des tendances des êtres humains, etc.

    On a ainsi Jérôme de Stridon qui, au XIVe siècle, aborde la question de la psychologie humaine en traitant de la conception platonicienne et en considérant les regrets ressentis par Caïn après le meurtre de son frère Abel.

    Ces regrets témoigneraient de la syndérèse, Jérôme de Stridon expliquant :

    « La plupart, suivant Platon, réfèrent la partie rationnelle de l’âme, l’irascible et le concupiscible, ce qu’il appelle le logikon, le thumikon et le epithumêtikon, à l’homme, au lion et au veau (…).

    Ils supposent une quatrième partie, qui diffère d’avec les trois autres et leur est supérieure, que les Grecs appellent syndérèse : cette étincelle de la conscience ne s’éteint jamais, pas même dans la poitrine de Caïn après qu’il ait été rejeté du paradis et grâce à laquelle nous savons que nous péchons et que nous sommes vaincus par les plaisirs ou la colère, et lorsque nous sommes abusés par de fausses raisons ».

    Jérôme de Stridon fera également un rapprochement de ces quatre éléments avec le tétramorphe, les « quatre vivants », les quatre animaux ailés tirant le char de la vision d’Ezéchiel (la face rationnel est la face humaine, la face de lion est liée à l’irascible et au fiel, la face de veau est liée concupiscible et au foie, la face d’aigle étant alors justement l’étincelle de conscience, siégeant dans le cœur.

    Ce dernier élément est au-dessus des trois autres, permettant donc que « nous sentons quand nous péchons ».

    Bonaventure y voit une conscience morale, Thomas d’Aquin par contre y voit une disposition pratique, expliquant dans sa fameuse Somme théologique que :

    « C’est pourquoi on dit que la syndérèse incite au bien et proteste contre le mal, quand, par les premiers principes, nous nous mettons à la recherche [de ce qu’il faut faire] et jugeons ce que nous avons trouvé. »

    Il y eut donc des débats pour savoir si l’inclinaison était une faculté, une disposition, si elle était plutôt libre-arbitre ou relevait de la raison.

    Et on peut voir aisément que la mystique rhénane affirme que la syndérèse relève de la conscience morale ; tant Martin Luther que Thomas Müntzer considère que la religion, en quelque sorte, est un élan du cœur.

    Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1533

    La ligne historique de l’Église catholique romaine est opposée à cela, même si elle a toujours laissé des espaces à ligne qu’on peut appeler « du cœur », celle de Bonaventure, lorsqu’il explique par exemple au sujet de la contemplation mystique, de son anéantissement mystique :

    « C’est cette faveur secrète que nul ne connaît s’il ne la reçoit et que nul ne reçoit s’il ne la désire, et que nul ne désire si ce n’est celui qui est enflammé jusqu’au fond des entrailles par le feu du Saint-Esprit, que Jésus-Christ a porté sur cette terre. »

    Mais l’Église catholique romaine n’hésitera pas à écraser violemment les tendances allant trop loin en ce sens et relativisant la hiérarchie ; c’est la raison de la mise à l’écart et de la destruction violente du jansénisme.

    Et c’est en ce sens que Martin Luther exprime une réticence historique à la scolastique, qui culmine en révolte générale contre elle. Matin Luther, sur le plan des idées, exprime une révolte contre Saint-Thomas et sa tentative de battre les philosophes sur leur propre terrain.

    Citons ici ce qu’il dit, entre autres, dans sa Controverse sur la théologie scolastique, en 1517 :

    « XXXIX Nous ne sommes pas maîtres de nos actes, mais nous en sommes serfs, depuis le commencement jusqu’à la fin. Contre les philosophes.

    XL : Nous ne sommes pas rendus justes en accomplissant des œuvres justes, mais, rendus justes, nous accomplissons des œuvres justes. Contre les philosophes.

    XLI Presque toute l’éthique d’Aristote est la plus détestable ennemie de la grâce. Contre les scolastiques.

    XLII C’est une erreur de prétendre que l’opinion d’Aristote sur la félicité ne répugne pas à la doctrine catholique. Contre les morales.

    XLIII C’est une erreur de dire : on ne devient pas théologien sans Aristote. Contre l’opinion commune.

    XLIV Bien au contraire, on ne devient pas théologien sinon sans Aristote.

    XLV. Affirmer qu’un théologien non logicien est un monstrueux hérétique constitue un propos monstrueux et hérétique. Contre l’opinion commune. (…)

    XLIX. Si la forme syllogistique se trouvait dans les choses divines, l’article de la Trinité serait su et non cru.

    L : En bref, tout Aristote est à la théologie comme les ténèbres à la lumière. »

    Il n’y a par conséquent pas de rationalité possible :

    « IV. C’est pourquoi la vérité est que l’homme, devenu mauvais arbre, ne peut que vouloir et faire le mal (…).

    VI. C’est un mensonge que la volonté puisse se conformer naturellement au juste commandement. Contre Scot, Gabriel.

    VII. Mais elle provoque nécessairement, sans la grâce de Dieu, l’acte vicieux et mauvais.

    VIII. Il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle soit naturellement mauvaise, c’est-à-dire de la nature du mal, selon le dire des manichéens.

    IX. Elle est cependant, naturellement et inévitablement, une nature mauvaise et viciée. »

    Par conséquent, le statu de l’être humain est intérieur seulement :

    « XVII : L’homme ne peut vouloir naturellement que Dieu soit Dieu ; bien au contraire, il veut être lui-même Dieu et que Dieu ne soit pas Dieu. (…)

    XXIX : La meilleure et l’infaillible préparation à la grâce, et l’unique disposition à cette grâce résident dans l’élection et la prédestination éternelles de Dieu. (…).

    XCV : Aimer Dieu, c’est se haïr soi-même, et ne rien connaître sauf Dieu. »

    Le choix de Martin Luther de se placer sous la direction des Princes électeurs n’était pas qu’un choix opportuniste, cela répondait à une vision déjà négative de la possibilité pour l’être humain de s’affirmer justement uniquement de manière négative.

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  • Martin Luther contre les paysans

    Martin Luther avait été heureux du compromis de la « Ligue souabe » représentant la haute noblesse avec les armées paysannes dites du Lac et de l’Allgäu. Mais c’était une exception et il se voyait dans l’obligation de prendre parti pour l’un des deux camps.

    Son option principalement nationale lui fit prendre le parti des Princes électeurs, alors qu’il aurait préféré rester à l’écart, considérant que son positionnement religieux allait révolutionner de l’intérieur une Allemagne nouvelle.

    Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1526

    Martin Luther escomptait tracer une sorte de séparation entre les masses et les puissants d’un côté, une dynamique religieuse authentique de l’autre, vivant comme à part.

    Voici comment il formule cela en 1523 dans De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit :

    « Nous devons maintenant partager les enfants d’Adam et tous les hommes en deux catégories : les premiers qui appartiennent au Royaume de Dieu et les autres qui appartiennent au royaume du monde.

    Ceux qui appartiennent au Royaume de Dieu, ce sont ceux qui croient véritablement en Christ et qui lui sont soumis.

    Car le Christ est le roi et le seigneur du Royaume de Dieu, comme le dit le Psaume 2 ainsi que toute l’Ecriture ; et c’est pour inaugurer le Royaume de Dieu et le fonder dans le monde qu’il est venu.

    Aussi déclare-t-il devant Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde, mais celui qui est de la vérité écoute ma voix » [Jean, 18, 36]. Et dans l’Évangile, il fait constamment allusion au Royaume de Dieu et dit : « Amendez-vous, car le Royaume de Dieu est venu » [Matthieu, 3, 2].

    Et aussi, « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice » [Matthieu, 6, 33]. De même il appelle l’Évangile un évangile du Royaume de Dieu, car c’est lui qui enseigne, gouverne et maintient le Royaume de Dieu.

    Or voici : ces personnes n’ont nul besoin d’un glaive temporel, ni d’un droit.

    Et si le monde ne comptait que des vrais chrétiens, c’est-à-dire des croyants sincères, il ne serait plus nécessaire ni utile d’avoir des princes, des rois, des seigneurs, non plus que le glaive et le droit.

    Car à quoi cela leur servirait-il ? L’Esprit saint est dans leur cœur pour leur apprendre et les pousser à ne faire de mal à personne, à aimer tout le monde, à souffrir volontiers et avec joie l’injustice de la part de tous, même la mort. (…)

    Appartiennent au royaume du monde et se trouvent placés sous la loi tous ceux qui ne sont pas chrétiens.

    Étant donné que les croyants sont peu nombreux et que seule la minorité se comporte d’une façon chrétienne, ne résiste pas au mal et s’abstient de faire le mal, Dieu a établi pour eux, à côté de la condition chrétienne et du Royaume de Dieu, un autre gouvernement et il les a placés sous le glaive afin que, tout en voulant suivre leurs mauvais penchants, il ne puissent le faire et que, le faisant quand même, ils ne puissent le faire sans crainte ni paisiblement et avec succès.

    Tout comme on passe des chaînes et des liens à un animal sauvage et méchant pour l’empêcher de mordre et déchirer suivant sa nature, même s’il en a le désir ; par contre, un animal apprivoisé et docile n’a nul besoin de cela et il reste inoffensif même sans chaînes et liens.

    Car s’il n’est était pas ainsi, étant donné que le monde entier est mauvais et que, sur mille personnes, il se trouve à peine un chrétien, tous s’entre-dévoreraient au point que personne ne pourrait entretenir femme et enfants, se nourrir et servir Dieu et que le monde deviendrait un désert. (…)

    Il importe de remarquer que les deux groupes des enfants d’Adam dont l’un, comme il est dit plus haut, se trouve placé sous le Christ dans le Royaume de Dieu, et l’autre sous l’autorité dans le royaume du monde, ont deux sortes de lois.

    Car chaque royaume doit avoir ses lois et sa juridiction ; aucun royaume ou gouvernement ne peut subsister sans lois, ainsi que le prouve assez l’expérience quotidienne. Le pouvoir temporel possède des lois qui ne concernent que les corps et les biens et tout ce qu’il y a, sur terre, de choses extérieures.

    Quant aux âmes, Dieu ne peut ni ne veut laisser à personne d’autre qu’à lui-même le droit de les gouverner. C’est pourquoi, là où le pouvoir temporel prétend donner des lois aux âmes, il empiète sur le gouvernement de Dieu et ne fait que séduire et corrompre les âmes. (…)

    D’ailleurs tu dois savoir que, depuis que le monde existe, un prince sage a été un oiseau rare, et un prince pieux encore bien plus rare.

    En général, les princes sont les plus grands déments ou les pires vauriens sur terre.

    Aussi faut-il toujours s’attendre au pire de leur part et ne rien espérer de bon, surtout dans les affaires divines qui touchent au salut des âmes. Ils sont les geôliers et les bourreaux de Dieu, et la colère divine les emploie pour châtier les méchants et maintenir la paix extérieure. »

    Martin Luther espérait sauver en quelque sorte la vie intérieure des vrais chrétiens, la préserver tant des de masses vues comme arriérées et primitives et des puissants considérés comme ayant des mœurs barbares et opportunistes.

    D’où la tentative de conciliation avec son appel, son Exhortation, mais d’où aussi ses violentes diatribes dans Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans, où il rompt ouvertement avec les paysans, accusés d’avoir sciemment choisi la ligne de Thomas Müntzer :

    « Dans le livre précédent, je ne m’étais pas permis de porter un jugement sur les paysans, puisqu’ils avaient offert de se soumettre au droit et à un meilleur enseignement ; il ne faut pas juger, comme l’ordonne le Christ (Mat.7) [1. Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. 2 Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. 3 Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ?].

    Mais, soudainement, ils passent outre et, au mépris de leur offre, ils attaquent avec la force, pillent, se déchaînent et agissent comme des chiens enragés.

    On voit bien maintenant quelle perfidie ils avaient en vue et quel pur mensonge ils avaient mis en avant dans les douze articles sous le nom de l’Évangile.

    En somme, ils ne font pas autre chose que l’œuvre du diable et en particulier c’est l’archidiable en personne qui règne à Mülhausen [c’est-à-dire Thomas Müntzer] où il ne cause que brigandages, meurtres et effusions de sang, comme le Christ le dit à son sujet (Jean 8) : « Il est meurtrier depuis le commencement ». »

    Ces lignes reflètent un positionnement qui ne sera jamais pardonné à Martin Luther au coeur des masses populaires.

    Lors de la mise en place de la République Démocratique Allemande après 1945, il y aura une avalanche d’ouvrages pour dénoncer Martin Luther comme celui qui a dévoyé la formation de la nation allemande, brisant l’élan démocratique, le retournant en son contraire par la soumission aux Princes électeurs.

    Les lignes qui suivent les précédentes dans Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans sont d’ailleurs d’une grande brutalité :

    « Or, étant donné que ces paysans et ces pauvres malheureux se laissent égarer et qu’ils agissent autrement qu’ils n’ont dit, il me faut, moi aussi, écrire d’une autre façon à leur sujet et, en premier lieu, leur mettre leurs péchés sous leurs yeux, ainsi que Dieu l’ordonne à Esaïe et à Ézéchiel (Esaïe 58:1, Ézéchiel 2:7], pour le cas où quelques-uns les reconnaîtraient, et ensuite, instruire la conscience de l’autorité temporelle quant à la manière de se conduire dans cette affaire.

    Ces paysans se rendent coupables de trois horribles péchés contre Dieu et les hommes et, par là, ils ont diversement mérité la mort du corps et de l’âme. »

    Martin Luther parle ici de la fidélité à l’autorité qui a été rompue, de la révolte avec les pillages et les saccages, du fait de se revendiquer de l’Évangile pour agir.

    Par conséquent, il est justifié de massacrer les paysans :

    « Pourfends, frappe et étrangle qui peut. Si tu dois y perdre la vie, tu es heureux, tu ne pourras jamais connaître de mort plus bienheureuse. Car tu meurs dans l’obéissance à la Parole et à l’ordre de Dieu (Rom.13) (…).

    Tous ceux qui le peuvent doivent assommer, égorger et passer au fil de l’épée, secrètement ou en public, en sachant qu’il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle (…).

    Ici, c’est le temps du glaive et de la colère, et non le temps de la clémence. Aussi l’autorité doit-elle foncer hardiment et frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura un souffle de vie (…).

    C’est pourquoi, chers seigneurs, poignardez, pourfendez, égorgez à qui mieux mieux. »

    Martin Luther reviendra à ce sujet dans Missive concernant le dur livre contre les paysans, mais la rupture est accomplie et assumée. Il avait accompagné l’écrasement des paysans et la longue répression qui s’ensuivit.

    Il est considéré qu’entre 70 et 130 000 paysans furent massacrés dans ce cadre.

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  • Martin Luther, la réforme protestante et la guerre des paysans

    Le problème historique du positionnement de Martin Luther, c’est que la paysannerie était déjà en mouvement et qu’avec une figure comme Thomas Müntzer capable de synthétiser ses exigences historiques, même à travers la théologie, le mouvement prenait une tournure insurrectionnelle.

    L’une des prémisses les plus connues fut, dans le Wurtemberg en 1514, le soulèvement de l’Arme Konrad, le « pauvre Konrad », organisation clandestine de défense des simples gens, avait déjà été écrasé par le sang, 1700 paysans se faisant torturer et assassiner, Reinhard Gaisser émergenant comme figure révolutionnaire au cours de ce processus.

    On avait affaire là à une tendance historique, une révolte anti-féodale qui ne pouvait pas temporiser avec les calculs de Martin Luther d’une réforme traversant les institutions.

    Voici une carte montrant les conflits de classe dans les pays allemands, de 1470 à 1571. 

    Les carrés désignent les conflits entre la bourgeoisie et le patriciat, les losanges les oppositions frontales ente villes et noblesse, les ronds ces deux formes.

    Les pointillés désignent les révoltes paysannes, les rectangles debout les soulèvements paysans.

    Voici une carte présentant le cadre de la guerre des paysans pour l’année fatidique 1525.

    Voici une autre carte, montrant les points de départ du soulèvement en rouge, et leur étalement en de plus en plus brun.

    Le premier affrontement se déroula alors le 13 décembre 1524 à Donaueschingen, entre les villes de Villingen et de Hüfningen. Les paysans affrontèrent les troupes des féodaux et des patriciens, leur mouvement combinant des révoltes locales contre les féodaux d’un côté, d’autres luttes en faveur de la libération de prédicateur de l’autre.

    Le 26 mars 1525, une première résidence fut attaquée, celle du château Schemmerberg près de Biberach, suivent l’abbaye de Kempten, le château de Liebenthann, les révoltes se généralisant unissant des groupes allant de 800 à 4000 hommes en armes, voire 18 000 en Alsace comme lors de la bataille de Saverne.

    Cependant, une première grande défaite eut lieu face à la noblesse utilisant comme troupes les lansquenets, des mercenaires, début avril à Leipheim, près d’Ulm, où 1000 paysans furent tués, 4000 autres prisonniers.

    La clef de la défaite est le manque d’organisation, d’effort prolongé, et surtout l’absence de cavalerie. Il n’en existait qu’une : on a ainsi le noble Florian Geyer qui choisit le camp des paysans, qui se mit aux côtés de la « compagnie claire », c’est-à-dire les paysans, avec une « compagnie noire » de 200 cavaliers, formée de paysans formés et de chevaliers désargentés devenus mercenaires et rejoignant la cause.

    Mais cela ne put pas suffire. Une autre défaite eut lieu au milieu du même mois en Souabe, où 12 000 paysans cessèrent la lutte en échange d’un contrat dit de Weingarten, leur assurant de meilleurs droits.

    La bataille contre les Rustauds, gravure de 1526

    Au même moment pourtant, plusieurs milliers de paysans se rassemblaient près de Stuttgart ; des monastères étaient pillés en plusieurs endroits, des châteaux détruits, comme celui de Hohenstaufen réduit en cendres le 29 avril.

    L’absence de centre dirigeant organisé et d’unification politique rendait le mouvement centrifuge et dispersant ses forces.

    Différentes situations d’alliance existaient qui plus est. Ainsi, les paysans autour de Nördlingen furent en mesure de prendre la ville avec l’aide du camp plébéien de celle-ci, Anton Ferner devenant le maire.

    A Rothenburg, la situation fut plus ambivalente : si les patriciens furent renversés par le même type d’alliance, conduit par un aristocrate, Stefan von Menzingen qui devint maire, la bourgeoisie locale qui profitait en fait de l’exploitation des paysans n’apporta pas de réel soutien.

    Un épisode de cette offensive, toutefois, fut particulièrement marquant. Si le mouvement paysan le remit immédiatement en cause, considérant que la démarche avait été trop brutale, cela n’en restait pas moins d’une grande portée symbolique.

    Il s’agit du massacre commis dans la ville de Weinsberg, le 16 avril 1525. Le château du comte Ludwig von Helfenstein fut brûlé et les bourgeois durent ouvrir la ville pour permettre aux 6000 paysans révoltés de capturer la noblesse locale, qui fut tuée.

    La manière dont elle le fut choqua énormément, dans la mesure où cela fut avec le supplice des pics, les nobles devant passer entre des rangées de paysans les frappant au moyen de ces armes, un châtiment normalement réservé au « bas-peuple » avec des bâtons.

    Représentation de 1629 de la prise de Weinsberg

    Lorsqu’il fut capturé par la suite, le chef paysan de cette opération, Jäcklein Rohrbach, fut le 21 mai 1525 enchaîné à un poteau entouré de flammes, afin d’être rôti vivant.

    Jäcklein Rohrbach supplicié

    A cette date, le mouvement paysan s’était déjà pratiquement effondré, de par sa faiblesse militaire. Les paysans se faisaient littéralement massacrés, sans réelles pertes dans le camp ennemi.

    Une importante défaite fut d’abord celle de Böblingen le 12 mai, la compagnie chrétienne claire étant totalement battue. Son chef Matern Feuerbacher fut capturé deux ans plus tard, mais eut le droit de s’exiler en Suisse pour avoir sauvé la vie de princes, étant l’un des chefs cherchant à trouver une voie de négociation.

    Paradoxalement, le même jour, un parlement paysan s’était formé à Heilbronn ; son initiateur fut Wendel Hipler, qui réussit l’union des paysans du Rhin, de Souabe et d’Alsace.

    En Thuringe, la ville de Stadtilm fut prise fin avril 1525 par l’Union fraternelle évangélique, ce qui eut un écho régional immense ; des revendications paysannes et bourgeoises furent rédigées et amenées à Arnstadt, où le comte les accepta, avant de par la suite les rejeter une fois les troupes dispersées, en profitant pour tuer quelques dirigeants paysans.

    Entretemps s’était en effet produit la défaite la plus importante, celle de Frankenhausen.

    Le premier mai, Thomas Müntzer était aux côtés des paysans révoltés à Eichsfeld, puis mouvement fut fait vers Frankenhausen à partir du 10 mai. Toutefois, si le 14 mai les premiers accrochages furent favorables aux paysans, leur défaite fut complète le lendemain.

    Arrêté, Thomas Müntzer fut amené au château de Heldrungen, torturé, pour être finalement exécuté le 27 mai, aux côtés de Heinrich Pfeiffer. On lui attribue les paroles « Omnia sunt communia », « toutes les choses sont en commun », symbole horrible pour les puissants de l’expression communiste de Thomas Müntzer.

    Après la défaite de Frankenhausen, ce fut celle du 3 juin à Meiningen, puis celle du 4 juin à Würzbourg.

    8 000 paysans furent massacrés en deux heures, alors qu’ils étaient 18 000 encore le 23 mai à prendre la ville de Fribourg-en-Brisgau, mais une minorité seulement suivit Hans Müller, dit von Bulgenbach, qui voulait aider des troupes paysannes assiégées du théologien Hans Rebmann.

    De plus, le chevalier Götz von Berlichingen, très connu pour ses batailles et qui avait rejoint les paysans, les trahit à ce moment précis, pour être pardonné par le régime par la suite. Hans Müller, lui, fut capturé en 1526 et tué après 40 jours de torture.

    Les 23 et 24 juin eurent lieu les défaits de Pfeddersheim. Les troupes restantes furent défaites à Griessen le 4 novembre 1525 ; Hans Rebmann eut ses yeux arrachés à la cuillère, parvenant toutefois à rejoindre ensuite les protestants suisses, étant juste à la frontière.

    Un des derniers avatars fut le soulèvement à Salzbourg du dirigeant tyrolien Michael Gaismair, qui après la défaite en 1526 rejoignit le mouvement démocratique italien.

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  • Martin Luther et les douze articles

    Martin Luther eut, de son côté, un rapport très problématique aux paysans, à l’opposé de Thomas Müntzer.

    La question-clef  qui émergea alors fut celle des « douze articles ». Publiés en mars 1525, ils formaient l’apogée du travail de fond mené sur le plan idéologique et organisationnel du côté paysan ; fut en effet fondé une « Union chrétienne » pour les proposer et les défendre.

    L’origine de ces articles est de Souabe, où le pelletier Sebastian Lotzer et le forgeron Ulrich Schmidt formulèrent des revendications de toute la paysannerie. On trouve également de lié aux douze articles Wendel Hipler, qui était le secrétaire particulier d’un comte pendant une trentaine d’années, avant une brouille.

    Les douze articles

    Voici en quoi consistent ces douze articles, formant les douze revendications de la paysannerie faites à la noblesse :

    « 1. Chaque communauté paroissiale a le droit de désigner son pasteur et de le destituer s’il se comporte mal. Le pasteur doit prêcher l’évangile, précisément et exactement, débarrassé de tout ajout humain. Car c’est par l’Écriture qu’on peut aller seul vers Dieu, par la vraie foi.

    2. Les pasteurs sont rémunérés par la grande dîme (impôt de 10 %). Un supplément éventuel peut être perçu pour les pauvres du village et pour le règlement de l’impôt de guerre. La petite dîme est à supprimer parce qu’inventée par les hommes puisque le Seigneur Dieu a créé le bétail pour l’homme, sans le faire payer.

    3.La longue coutume du servage est un scandale puisque le Christ nous a tous rachetés et délivrés sans exception, du berger aux gens bien placés, en versant son précieux sang. Par l’Écriture, nous sommes libres et nous voulons être libres.

    4.C’est contre la fraternité et contre la parole de Dieu que l’homme pauvre n’a pas le pouvoir de prendre du gibier, des oiseaux et des poissons. Car, quand le Seigneur Dieu a créé les hommes, il leur a donné le pouvoir sur tous les animaux, l’oiseau dans l’air comme le poisson dans l’eau.

    5.Les seigneurs se sont approprié les bois. Si l’homme pauvre a besoin de quelque chose, il doit le payer au double de sa valeur. Donc tous les bois qui n’ont pas été achetés reviennent à la communauté pour que chacun puisse pourvoir à ses besoins en bois de construction et en bois de chauffage.

    6.Les corvées, toujours augmentées et renforcées, sont à réduire de manière importante comme nos parents les ont remplies uniquement selon la parole de Dieu.

    7.Les seigneurs ne doivent pas relever les corvées sans nouvelle convention.

    8.Beaucoup de domaines agricoles ne peuvent pas supporter les fermages. Des personnes respectables doivent visiter ces fermes, les estimer et établir de nouveaux droits de fermage, de sorte que le paysan ne travaille pas pour rien car tout travailleur a droit à un salaire.

    9.Les punitions par amende sont à établir selon de nouvelles règles. En attendant, il faut en finir avec l’arbitraire et revenir aux anciennes règles écrites.

    10.Beaucoup se sont approprié des champs et des prés appartenant à la communauté : nous voulons de nouveau les prendre de nos mains simples.

    11.L’impôt sur l’héritage est à éliminer intégralement. Plus jamais veuves et orphelins ne doivent se faire dépouiller ignoblement.

    12.Si quelque article n’est pas conforme à la parole de Dieu ou se révèle injuste, il faut le supprimer. Il ne faut pas en établir davantage qui risque d’être contre Dieu ou de causer du tort à son prochain. »

    Ces douze articles présentent indéniablement un caractère problématique, dans la mesure où les points se contredisent. Si on part du principe qu’il faut supprimer le servage dans la mesure où chaque personne se voit reconnu comme égal, alors il ne peut plus, par définition, y avoir de noblesse.

    Les douze articles

    Il y a en même temps l’affirmation qu’il faut ramener les corvées à leur niveau antérieur, ce qui est une idéalisation du passé, et il est également dit s qu’il faut les appliquer « uniquement selon la parole de Dieu », ce qui aboutirait alors à les supprimer dans une telle perspective.

    On retrouve là la faiblesse théorique, le flou mêlé la radicalité des raisonnements paysans et de leur « instinct », mais aussi la naïveté face aux puissants, dans la mesure où il leur était demandé, d’une certaine manière, d’abandonner leurs prérogatives.

    Une liste de personnalités fut d’ailleurs mise en avant, afin de juger sur pied la valeur de ces douze articles, Martin Luther en faisant partie.

    Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1526

    Et, effectivement, dans ce cadre, Martin Luther tenta de formuler les moyens d’une conciliation, par l’intermédiaire d’une Exhortation à la paix en réponse aux douze articles des paysans de la Souabe, et aussi contre l’esprit de meurtre et de brigandage des autres paysans ameutés.

    Dénonçant d’un côté les cœurs endurcis des puissants – qui sont accusés d’être les seuls responsables d’une telle situation – et de l’autre la prétention des paysans à former d’eux-mêmes une assemblée de Dieu, Martin Luther tenta de formuler un compromis.

    Il reconnaissait qu’effectivement chaque communauté devait pouvoir choisir son pasteur – ce qui était clairement une avancée idéologique pour la bourgeoisie et les paysans, de par leur poids numérique – mais de l’autre affirmait qu’on ne pouvait pas déduire de l’Évangile que le servage devait être aboli – ce qui était clairement une défense matérielle des intérêts aristocratiques et de ceux des Princes électeurs.

    Martin Luther, en fait, pensait que la réforme qu’il avait lancé suffirait à transcender les intérêts de toutes les parties, dans la mesure où, c’est ainsi qu’il faut le considérer historiquement, il représente une affirmation de la nation allemande.

    La substance même de l’Exhortation tient précisément en les quelques lignes suivantes :

    « Cette chose est grande et dangereuse parce qu’elle concerne les deux royaumes, celui de Dieu et celui du monde (car là où ce soulèvement avancera et prendra le dessus, les deux royaumes disparaîtront, ni le régime sur la terre ni le mot divin ne subsisteront, alors que s’ensuivra une destruction éternelle de tout le pays allemand. »

    Martin Luther est obligé de choisir entre la dimension nationale et la question sociale ; de par son positionnement, lié aux princes électeurs, il assume la nation et deviendra par là le père de la nation allemande.

    D’un côté, cela va produire une charge morale qui produira directement Jean-Sébastien Bach et indirectement Emmanuel Kant. De l’autre, cela va aller de pair avec une réfutation du principe de révolte, au nom d’une logique de respect du cadre institutionnel.

    Thomas Müntzer, quant à lui, sort de l’histoire allemande pour rejoindre le communisme comme affirmation universelle. Et dès ce moment, d’ailleurs et fort justement, l’ennemi ciblé par Martin Luther désormais, c’est Thomas Müntzer.

    Martin Luther est, par conséquent, obligé de modifier les traits de sa proposition théologique. C’est pourquoi il plonge dans un discours christique, comme moyen de fédérer, en affirmant dans l’Exhortation :

    « Souffrir, souffrir, la croix, la croix, voilà les droits des chrétiens et il n’y en a pas d’autres. »

    En ce sens, Martin Luther décale son approche ; de militant pour l’affirmation du Saint-Esprit, il bascule dans le christocentrisme.

    Il place désormais comme aspect principal non plus la mystique rhénane, mais le positionnement d’Augustin avec ses deux cités, avec son césaro-papisme, avec sa soumission nécessaire en attendant un triomphe général aux contours flous, au nom de l’unique toute-puissance de Dieu sur ce qu’il adviendra, en fin de compte, de chaque âme.

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  • Martin Luther, la réforme protestante et la situation de la paysannerie

    La majorité de la population, toutefois, reste à l’écart des villes. En quoi consiste, à l’époque, la paysannerie ? Voici ce que nous en dit Friedrich Engels :

    « Au-dessous de toutes ces classes, à l’exception de la dernière, se trouvait la grande masse exploitée de la nation : les paysans.

    C’est sur eux que pesait toute la structure des couches sociales: princes, fonctionnaires, nobles, curés, patriciens et bourgeois.

    Qu’il appartint à un prince, à un baron d’Empire, à un évêque, à un monastère ou à une ville, le paysan était partout traité comme une chose, comme une bête de somme, et même souvent pis.

    Serf, son maître pouvait disposer de lui à sa guise. Corvéable, les prestations légales contractuelles suffisaient déjà à l’écraser, mais ces prestations elles-mêmes s’accroissaient de jour en jour.

    La plus grande partie de son temps, il devait l’employer à travailler sur les terres de son maître.

    Sur ce qu’il gagnait dans ses rares heures disponibles, il devait payer cens, dîmes, redevances, taille, viatique (impôt militaire), impôts d’État et taxes d’Empire.

    Il ne pouvait ni se marier, ni même mourir sans payer un droit à son maître.

    Outre les corvées féodales ordinaires, il devait pour son maître récolter la paille, les fraises, les myrtilles, ramasser des escargots, rabattre le gibier à la chasse, fendre du bois, etc.

    Le droit de pêche et de chasse appartenait au maître, et le paysan devait regarder tranquillement le gibier détruire sa récolte.

    Les pâturages et les bois communaux des paysans leur avaient été presque partout enlevés de force par les seigneurs. Et de même qu’il disposait de la propriété, le seigneur disposait à son gré de la personne du paysan, de celle de sa femme et de ses filles. Il avait le droit de cuissage.

    Il pouvait, quand il voulait, faire jeter le paysan en prison, où la torture l’attendait aussi sûrement qu’aujourd’hui le juge d’instruction. Il le faisait assommer ou décapiter, selon son bon plaisir.

    De ces édifiants chapitres de la Carolina qui traitaient de la façon de « couper les oreilles », de « couper le nez », « crever les yeux », de « trancher les doigts et les mains », de « décapiter », de « rouer », de « brûler», de « pincer avec des tenailles brûlantes », d’ « écarteler », etc., il n’en est pas un seul que les nobles seigneurs et protecteurs n’aient employé à leur gré contre les paysans.

    Qui les aurait défendus ? Dans les tribunaux siégeaient des barons, des prêtres, des patriciens ou des juristes, qui savaient parfaitement pour quel travail ils étaient payés. Car tous les ordres officiels de l’Empire vivaient de l’exploitation des paysans.

    Cependant, quoique grinçant des dents sous le joug qui les accablait, les paysans étaient très difficiles à soulever. Leur dispersion leur rendait extrêmement difficile tout entente commune.

    La longue accoutumance de générations successives à la soumission, la perte de l’habitude de l’usage des armes dans beaucoup de régions, la dureté de l’exploitation, tantôt atténuant, tantôt s’aggravant, selon la personne des seigneurs, contribuaient à maintenir les paysans dans le calme.

    C’est pourquoi on trouve au moyen âge quantité de révoltes paysannes locales, mais, en Allemagne tout au moins, on ne trouve pas avant la Guerre des paysans une seule insurrection générale nationale de la paysannerie.

    Il faut ajouter à cela que les paysans n’étaient pas capables à eux seuls de faire une révolution tant qu’ils trouvaient en face d’eux le bloc de la puissance organisée des princes, de la noblesse et des villes, unis en une alliance solide.

    Seule une alliance avec d’autres ordres pouvait leur donner une chance de vaincre, mais comment s’allier avec d’autres, quand tous les exploitaient également ? »

    C’est en ce sens que l’initiative de Thomas Müntzer avait une portée historique. Elle permettait une initiative paysanne allant dans le sens de l’unification de ses propres forces, avec une claire orientation, ainsi que la quête d’alliés dans les villes.

    C’était là l’embryon d’une véritable révolte démocratique. Cependant, les forces étaient jeunes et faibles, inexpérimentées encore.

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  • Martin Luther, la réforme protestante et la fraction plébéienne

    Où Thomas Müntzer trouvait-il une telle force pour oser affirmer un tel universalisme ? Cela tient aux contradictions sociales dans les pays allemands d’alors.

    Martin Luther l’avait bien compris ; il avait écrit une Lettre aux princes de Saxe sur l’esprit de rébellions ; à ses yeux, il fallait totalement isoler Thomas Müntzer, qui risquait pour lui de ruiner la Réforme en scindant les forces qui y sont favorables.

    A l’opposé, Thomas Müntzer représentait justement des forces voyant comme inacceptables leur situation, où leur propre contestation se voyait happée par les Princes électeurs.

    Quelles étaient ces forces ? Il s’agit des villes, de la bourgeoisie et de la plèbe. Cependant, les villes avec les patriciens et la bourgeoisie avaient tendance à la temporisation et au compromis.

    En ce sens, c’est la plèbe, de par sa situation très particulière, qui joua un rôle particulièrement central dans l’affirmation révolutionnaire directement issue de la charge démocratique lancée par Martin Luther.

    Voici comment Friedrich Engels définit la situation alors :

    « De même que la bourgeoisie réclame maintenant un gouvernement à bon marché, de même les bourgeois du moyen âge réclamaient une Église à bon marché.

    Réactionnaire dans sa forme, comme toute hérésie qui ne voit dans le développement de l’Église et des dogmes qu’une dégénérescence, l’hérésie bourgeoise réclamait le rétablissement de la constitution simple de l’Église primitive et la suppression de l’ordre exclusif du clergé.

    Cette institution à bon marché aurait eu pour résultat de supprimer les moines, les prélats, la cour romaine, bref, tout ce qui coûtait cher dans l’Église.

    Étant elles-mêmes des républiques, bien qu’elles étaient placées sous la protection de monarques, les villes par leurs attaques contre la papauté exprimaient pour la première fois sous une forme générale cette vérité que la forme normale de la domination de la bourgeoisie, c’est la république (…).

    Les plébéiens constituaient, à l’époque, la seule classe placée tout à fait en dehors de la société officielle.

    Ils étaient en dehors de l’association féodale comme de l’association bourgeoise.

    Ils n’avaient ni privilèges ni propriété, et ne possédaient même pas, comme les paysans et les petits bourgeois, un bien, fût-il grevé de lourdes charges. Ils étaient sous tous les rapports sans bien et sans droits.

    Leurs conditions d’existence ne les mettaient même pas en contact direct avec les institutions existantes, qui les ignoraient complètement. Ils étaient le symptôme vivant de la décomposition de la société féodale et corporative bourgeoise, et en même temps les précurseurs de la société bourgeoise moderne.

    C’est cette situation qui explique pourquoi, dès cette époque, la fraction plébéienne ne pouvait pas se limiter à la simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie privilégiée : elle devait, du moins en imagination, dépasser la société bourgeoise moderne qui pointait à peine.

    Elle explique pourquoi cette fraction, exclue de toute propriété, devait déjà mettre en question des institutions, des conceptions et des idées qui sont communes à toutes les formes de société reposant sur les antagonismes de classe.

    Les exaltations chiliastiques [c’est-à-dire millénaristes] du christianisme primitif offraient pour cela un point de départ commode.

    Mais, en même temps, cette anticipation par-delà non seulement le présent, mais même l’avenir ne pouvait avoir qu’un caractère violent, fantastique, et devait, à la première tentative de réalisation pratique, retomber dans les limites restreintes imposées par les conditions de l’époque.

    Les attaques contre la propriété privée, la revendication de la communauté des biens devaient se résoudre en une organisation grossière de bienfaisance.

    La vague égalité chrétienne pouvait, tout au plus, aboutir à « l’égalité civile devant la loi »; la suppression de toute autorité devient, en fin de compte, la constitution de gouvernements républicains élus par le peuple.

    L’anticipation en imagination du communisme était en réalité une anticipation des conditions bourgeoises modernes.

    Cette anticipation de l’histoire ultérieure, violente, mais cependant très compréhensible étant donné les conditions d’existence de la fraction plébéienne, nous la rencontrons tout d’abord en Allemagne, chez Thomas Münzer et ses partisans.

    Il y avait bien eu déjà, chez les Taborites, une sorte de communauté millénariste des biens, mais seulement comme une mesure d’ordre exclusivement militaire.

    Ce n’est que chez Münzer que ces résonances communistes deviennent l’expression des aspirations d’une fraction réelle de la société.

    C’est chez lui seulement qu’elles sont formulées avec une certaine netteté, et après lui nous les retrouvons dans chaque grand soulèvement populaire, jusqu’à ce qu’elles se fondent peu à peu avec le mouvement prolétarien moderne, tout comme au moyen âge les luttes des paysans libres contre la féodalité, qui les enserre de plus en plus dans ses filets, se fondent avec les luttes des serfs et des corvéables pour le renversement complet de la domination féodale. »

    Thomas Müntzer anticipait littéralement le mouvement communiste. C’était sa force et sa faiblesse historique.

    Voici une autre présentation de Friedrich Engels de ce que représentait la plèbe, avec une description bien spécifique de la position de Thomas Münzer, qui représentait de manière bien déterminée la fraction la plus développée de la plèbe.

    « L’opposition plébéienne se composait des bourgeois déclassés et de la masse des citadins privés des droits civiques : les compagnons, les journaliers et les nombreux éléments embryonnaires du Lumpenproletariat, cette racaille que l’on trouve même aux degrés les plus bas du développement des villes.

    Le Lumpenproletariat constitue d’ailleurs un phénomène qu’on retrouve plus ou moins développé dans presque toutes les phases de la société passée.

    La masse des gens sans gagne-pain bien défini ou sans domicile fixe était, précisément à cette époque, considérablement augmentée par la décomposition du féodalisme dans une société où chaque profession, chaque sphère de la vie était retranchée derrière une multitude de privilèges.

    Dans tous les pays développés, jamais le nombre de vagabonds n’avait été aussi considérable que dans la première moitié du XVIe siècle.

    De ces vagabonds, les uns s’engageaient, pendant les périodes de guerre, dans les armées  d’autres parcouraient le pays en mendiant  d’autres enfin s’efforçaient, dans les villes, de gagner misérablement leur vie par des travaux à la journée ou d’autres occupations non accaparées par des corporations.

    Ces trois éléments jouent un rôle dans la Guerre des paysans: le premier, dans les armées des princes, devant lesquelles succombèrent les paysans  le deuxième, dans les conjurations et les armées paysannes, où son influence démoralisante se manifeste à chaque instant  le troisième, dans les luttes des partis citadins.

    Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’une grande partie de cette classe, surtout l’élément des villes, possédait encore à l’époque un fonds considérable de saine nature paysanne et était encore loin d’avoir atteint le degré de vénalité et de dépravation du Lumpenproletariat civilisé d’aujourd’hui.

    On voit que l’opposition plébéienne des villes, à cette époque, se composait d’éléments très mélangés.

    Elle groupait les éléments déclassés de la vieille société féodale et corporative et les éléments prolétariens non développés encore, à peine embryonnaires, de la société bourgeoise moderne en train de naître. D’un côté, des artisans appauvris, liés encore à l’ordre bourgeois existant par les privilèges des corporations  de l’autre, des paysans chassés de leurs terres et des gens de service licenciés qui ne pouvaient pas encore se transformer en prolétaires.

    Entre eux les compagnons, placés momentanément en dehors de la société officielle et qui, par leurs conditions d’existence, se rapprochaient du prolétariat autant que le permettaient l’industrie de l’époque et les privilèges des corporations, mais qui en même temps étaient presque tous de futurs maîtres et de futurs bourgeois, en raison précisément de ces privilèges.

    C’est pourquoi la position politique de ce mélange d’éléments divers était nécessairement très peu sûre et différente selon les localités. Jusqu’à la Guerre des paysans, l’opposition plébéienne ne participe pas aux luttes politiques en tant que parti. Elle ne se manifeste que comme prolongement de l’opposition bourgeoise, appendice bruyant, avide de pillages, se vendant pour quelques tonneaux de vin.

    Ce sont les soulèvements des paysans qui la transforment en un parti, et même alors elle reste presque partout, dans ses revendications et dans son action, dépendante des paysans – ce qui prouve de façon curieuse à quel point les villes dépendaient encore à cette époque de la campagne.

    Dans la mesure où elle a une attitude indépendante, elle réclame l’établissement des monopoles industriels de la ville à la campagne, s’oppose à la réduction des revenus de la ville par la suppression des charges féodales pesant sur les paysans de la banlieue, etc.  en un mot, dans cette mesure elle est réactionnaire, se subordonne à ses propres éléments petits-bourgeois, fournissant ainsi un prélude caractéristique à la tragi-comédie que joue depuis trois ans, sous la raison sociale de la démocratie, la petite bourgeoisie moderne.

    Ce n’est qu’en Thuringe, sous l’influence directe de Münzer, et en divers autres lieux, sous celle de ses disciples, que la fraction plébéienne des villes fut entraînée par la tempête générale au point que l’élément prolétarien embryonnaire l’emporta momentanément sur toutes les autres fractions du mouvement.

    Cet épisode, qui constitue le point culminant de toute la Guerre des paysans et se ramasse autour de sa figure la plus grandiose, celle de Thomas Münzer, est en même temps le plus court.

    Il est compréhensible que cet élément devait s’effondrer le plus rapidement, revêtir un caractère surtout fantastique, et que l’expression de ses revendications devait rester extrêmement confuse, car c’est lui qui rencontrait, dans les conditions de l’époque, le terrain le moins solide. »

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  • «Thomas Müntzer, destructeur des impies»

    Après avoir dû fuir Allstedt, Thomas Müntzer finit par s’installer à Mühlhausen en Oberfranken. Cette ville avait 7 000 habitants et qui plus est 19 villages y étant rattachés ; son importance était alors plus grande que Dresde ou Leipzig.

    A Mülhausen, l’ancien moine Henri Pfeiffer avait organisé un soulèvement populaire. Afin de bien saisir l’ampleur de l’effervescence d’alors, voici un message de Thomas Müntzer envoyé à Allstedt qu’il venait de fuir, et qu’il signe « Thomas Müntzer, destructeur des impies » :

    « Frère, depuis combien de temps dormez-vous ? Depuis combien de temps méconnaissez-vous la volonté de Dieu ?

    Vous qui prétendez qu’il m’a abandonné. Ah ! Combien de fois ne vous ai-je pas dit comment les choses devaient être. Il vous être plus fermes. Si vous ne l’êtes pas, votre sacrifice et la douleur de votre cœur seront vaines.

    Il faut qu’à nouveau vous rentriez dans la douleur. Je vous le dis, si vous ne voulez pas souffrir pour Dieu, vous serez les martyrs du diable.

    Gardez-vous. Ne soyez pas hésitants, négligents. Ne flattez pas plus longtemps les faux esprits fantasques, les méchants impies. Debout ! Et armez-vous pour le combat du Seigneur ! Il est grand temps !

    Pressez vos frères, qu’ils ne rient pas des témoignages divins, sinon ils périront tous. Tout le pays allemand, français, romain est réveillé. Le Maître veut agir, et l’heure des méchants est arrivée…

    Si vous n’êtes que trois à vivre en Dieu, à chercher son nom et son honneur, vous n’aurez pas peur de centaines de mille…

    Allons ! Debout ! Debout ! Debout ! Il est temps. Les méchants sont poltrons comme des chiens ! Debout ! Debout ! Debout ! Ne vous laissez pas gagner par la pitié. Ne regardez pas la misère des impies. Ils vous prieront et vous supplieront aussi tendrement que des enfants. Ne vous laissez pas apitoyer…

    Debout ! Debout ! Debout ! Il est temps… Debout ! Debout ! Debout ! Pendant que le feu est ardent. Ne laissez pas refroidir votre épée. Ne la laissez pas se paralyser. Forgez-la sur l’enclume de Nemrod… Tant qu’ils [les seigneurs] vivront, vous ne pourrez vous débarrasser de la crainte. On ne pourra pas vous parler de Dieu tant qu’ils vous gouverneront.

    Debout ! Debout ! Debout ! Tant que vous avez encore de la lumière. Ne vous laissez pas effrayer. Dieu est avec vous. »

    Thomas Müntzer rédigea notamment deux manifestes à Mühlhausen, nouveau bastion de la révolte :

    – Mise à nu de la fausse foi du monde déloyal par le témoignage de l’Évangile de saint Luc, exposé à la misérable chrétienté pour lui rappeler ses errements ;

    – Réfutation bien fondée et réponse à l’être charnel qui mène une vie douce à Wittenberg et qui a trompeusement, par le vol des Saintes Écritures, souillé misérablement la pitoyable chrétienté.

    Ce dernier texte vise bien entendu Martin Luther, accusé de vivre confortablement, d’avoir abandonné la cause qui était censée être la sienne. On y lit entre autres :

    « Que savez-vous, vous qui vivez dans l’abondance, qui n’avez jamais rien fait que baffrer et boire, que savez-vous de la gravité d’une foi véritable.

    Les pauvres gens nécessiteux sont si hautement trompés qu’aucune langue ne peut le dire. Par leurs paroles et par leurs actes, les seigneurs obtiennent que le pauvre homme, soucieux de se procurer sa nourriture, n’apprenne pas à lire. Et ils prêchent insolemment que le pauvre homme doit se laisser écorcher et dépouiller par les tyrans. »

    Thomas Müntzer appelle Martin Luther le « docteur Mensonge », « le premier des porcs à l’engrais », « le pape de Wittenberg, païen corps et âme ».

    Le fond de la polémique entre Martin Luther et Thomas Müntzer va s’appuyer notamment sur le XIIIe chapitre des Romains. Martin Luther s’appuie sur les points 1 et 2, tandis que Thomas Müntzer considère que les points 3 et 4 soulignent la dépendance de l’autorité par rapport à la foi, donc au peuple.

    « 1 Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. 

    2 C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. 

    3 Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise, que les magistrats sont à redouter. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais-le bien, et tu auras son approbation. 

    4 Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. »

    Le mouvement de Thomas Müntzer essaima dans le sud des pays allemands, notamment à Eisleben, Mansfeld, Frankenhausen, Halle.

    Le 19 septembre 1524, grâce à l’action de Thomas Müntzer, ainsi que Henri Pfeiffer, onze articles de revendications furent formulées, alors que parallèlement est formée la Ewigen Bundes Gottes, L’union éternelle de Dieu, avec comme symbole un drapeau aux couleurs de l’arc-en-ciel.

    Les bourgeois de Mülhausen ne soutinrent cependant pas l’initiative et le 27 septembre, Thomas Müntzer et Henri Pfeiffer quittèrent la ville avec des troupes paysannes, pour finalement revenir quelques mois plus tard, à la suite des succès de fraction gauche de la bourgeoisie.

    Henri Pfeiffer revint le 13 décembre 1524, Thomas Müntzer en février 1525, étant nommé ministre des cultes de trois quartiers  le 28 février, prêchant désormais à Sankt-Marien, la plus grande église de la ville.

    Il demanda le 16 mars qu’un nouveau conseil communal soit élu, ce qui fut fait le lendemain ; le « conseil éternel » dura du 17 mars au 28 mai 1525. Mülhausen devint le bastion d’où irradiait la propagande théologico-politique.

    Le parcours de Thomas Müntzer. Tout en bas à droite, la ville de Bâle.

    Des rébellions se développèrent dans les villes et prirent le contrôle d’Ulm, de Fribourg-en-Brisgau, de Rothenbourg sur le Tauberg, de Bamberg, de Weinsberg, de Heilbronn, de Memmingen, de Saverne, de Wissembourg, avec le soutien des villes d’Erfurt et de Langensalza, Trêves et Francfort manquant de tomber.

    Thomas Müntzer fut à l’origine d’initiatives de soutiens armés, comme à Langensalza ou encore Eichsfeld. C’est à ce titre que le 9 mai, Thomas Müntzer appella à soutenir Frankenhausen et 300 hommes quittèrent Mülhausen le 10 ou le 11 mai, rejoignant le 12 le camp militaire de Frankenhausen.

    Car, fort de sa ligne démocratique, Thomas Müntzer chercha à se tourner vers les paysans. Il rejoignit ainsi les paysans du Südschwarzwald, faisant la rencontre de Balthasar Hubmaier et Johannes Ökolampad.

    En Juin 1524 avait en effet commencé une vaste agitation paysanne dans la région de Stühlingen dans le Südschwarzwald. Toute une irradiation d’insoumission paysanne se forma.

    Étaient touchés par ce mouvement l’Alsace, les duchés de Brunswick, la Carinthie, la Carniole, la Hesse, le Palatinat, l’archevêché de Salzbourg, la Saxe, la Styrie, la Thuringe, le Tyrol.

    Cette rencontre entre l’avant-garde plébéienne et la rébellion paysanne donna un caractère explosif et urgent à la situation.

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  • Thomas Müntzer, Martin Luther et la réforme protestante : «il accueille, quelle que soit la nation»

    On peut se demander pourquoi Thomas Müntzer osa faire un sermon aux princes électeurs. La raison est toute simple : c’est un universaliste, qui prend la religion comme le vecteur moral de tout un chacun.

    Etant véritablement démocrate, il ne cesse de vouloir s’appuyer sur « l’homme commun », mais cela signifiait également prêcher pour que les puissants eux-mêmes capitulent.

    Voici un excellent exemple de cet universalisme avec une lettre, sans nulle doute pleine de naïveté puisqu’adressée à un prince électeur, Frédéric le Sage, en date du 3 août 1524.

    On lit notamment ceci :

    « Je prêche une foi chrétienne qui n’est pas en accord avec Luther, mais qui est de même forme dans le cœur des Élus sur toute la terre. Et quand bien même on serait Turc de naissance, on n’en posséderait pas moins le commencement de cette même foi, c’est-à-dire le mouvement de l’Esprit-Saint, comme il est dit de Corneille, Actes des Apôtres chapitre dix. »

    La référence est ici capitale, puisqu’il s’agit d’un éloge de l’universalisme tirée de la Bible (du livre Actes des Apôtres chapitre 10).

    Voici ce qu’on y lit :

    01 Il y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centurion de la cohorte appelée Italique.

    02 C’était quelqu’un de grande piété qui craignait Dieu, lui et tous les gens de sa maison ; il faisait de larges aumônes au peuple juif et priait Dieu sans cesse.

    03 Vers la neuvième heure du jour, il eut la vision très claire d’un ange de Dieu qui entrait chez lui et lui disait : « Corneille ! »

    04 Celui-ci le fixa du regard et, saisi de crainte, demanda : « Qu’y a-t-il, Seigneur ? » L’ange lui répondit : « Tes prières et tes aumônes sont montées devant Dieu pour qu’il se souvienne de toi.

    05 Et maintenant, envoie des hommes à Jaffa et fais venir un certain Simon surnommé Pierre :

    06 il est logé chez un autre Simon qui travaille le cuir et dont la maison est au bord de la mer. »

    07 Après le départ de l’ange qui lui avait parlé, il appela deux de ses domestiques et l’un des soldats attachés à son service, un homme de grande piété.

    08 Leur ayant tout expliqué, il les envoya à Jaffa.

    09 Le lendemain, tandis qu’ils étaient en route et s’approchaient de la ville, Pierre monta sur la terrasse de la maison, vers midi, pour prier.

    10 Saisi par la faim, il voulut prendre quelque chose. Pendant qu’on lui préparait à manger, il tomba en extase.

    11 Il contemplait le ciel ouvert et un objet qui descendait : on aurait dit une grande toile tenue aux quatre coins, et qui se posait sur la terre.

    12 Il y avait dedans tous les quadrupèdes, tous les reptiles de la terre et tous les oiseaux du ciel.

    13 Et une voix s’adressa à lui : « Debout, Pierre, offre-les en sacrifice, et mange ! »

    14 Pierre dit : « Certainement pas, Seigneur ! Je n’ai jamais pris d’aliment interdit et impur ! »

    15 À nouveau, pour la deuxième fois, la voix s’adressa à lui : « Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne le déclare pas interdit. »

    16 Cela se produisit par trois fois et, aussitôt après, l’objet fut emporté au ciel.

    17 Comme Pierre était tout perplexe sur ce que pouvait signifier cette vision, voici que les envoyés de Corneille, s’étant renseignés sur la maison de Simon, survinrent à la porte.

    18 Ils appelèrent pour demander : « Est-ce que Simon surnommé Pierre est logé ici ? »

    19 Comme Pierre réfléchissait encore à sa vision, l’Esprit lui dit : « Voilà trois hommes qui te cherchent.

    20 Eh bien, debout, descends, et pars avec eux sans hésiter, car c’est moi qui les ai envoyés. »

    21 Pierre descendit trouver les hommes et leur dit : « Me voici, je suis celui que vous cherchez. Pour quelle raison êtes-vous là ? »

    22 Ils répondirent : « Le centurion Corneille, un homme juste, qui craint Dieu, et à qui toute la nation juive rend un bon témoignage, a été averti par un ange saint de te faire venir chez lui et d’écouter tes paroles. »

    23 Il les fit entrer et leur donna l’hospitalité. Le lendemain, il se mit en route avec eux ; quelques frères de Jaffa l’accompagnèrent.

    24 Le jour suivant, il entra à Césarée. Corneille les attendait, et avait rassemblé sa famille et ses amis les plus proches.

    25 Comme Pierre arrivait, Corneille vint à sa rencontre et, tombant à ses pieds, il se prosterna.

    26 Mais Pierre le releva en disant : « Lève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi. »

    27 Tout en conversant avec lui, il entra et il trouva beaucoup de gens réunis.

    28 Il leur dit : « Vous savez qu’un Juif n’est pas autorisé à fréquenter un étranger ni à entrer en contact avec lui. Mais à moi, Dieu a montré qu’il ne fallait déclarer interdit ou impur aucun être humain.

    29 C’est pourquoi, quand vous m’avez envoyé chercher, je suis venu sans réticence. J’aimerais donc savoir pour quelle raison vous m’avez envoyé chercher. »

    30 Corneille dit alors : « Il y a maintenant quatre jours, j’étais en train de prier chez moi à la neuvième heure, au milieu de l’après-midi, quand un homme au vêtement éclatant se tint devant moi,

    31 et me dit : “Corneille, ta prière a été exaucée, et Dieu s’est souvenu de tes aumônes.

    32 Envoie donc quelqu’un à Jaffa pour convoquer Simon surnommé Pierre ; il est logé chez un autre Simon qui travaille le cuir et dont la maison est au bord de la mer.”

    33 Je t’ai donc aussitôt envoyé chercher, et toi, en venant, tu as bien agi. Maintenant donc, nous sommes tous là devant Dieu pour écouter tout ce que le Seigneur t’a chargé de nous dire. »

    34 Alors Pierre prit la parole et dit : « En vérité, je le comprends, Dieu est impartial :

    35 il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes.

    36 Telle est la parole qu’il a envoyée aux fils d’Israël, en leur annonçant la bonne nouvelle de la paix par Jésus Christ, lui qui est le Seigneur de tous.

    37 Vous savez ce qui s’est passé à travers tout le pays des Juifs, depuis les commencements en Galilée, après le baptême proclamé par Jean :

    38 Jésus de Nazareth, Dieu lui a donné l’onction d’Esprit Saint et de puissance. Là où il passait, il faisait le bien et guérissait tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable, car Dieu était avec lui.

    39 Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu’il a fait dans le pays des Juifs et à Jérusalem. Celui qu’ils ont supprimé en le suspendant au bois du supplice,

    40 Dieu l’a ressuscité le troisième jour. Il lui a donné de se manifester,

    41 non pas à tout le peuple, mais à des témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts.

    42 Dieu nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner que lui-même l’a établi Juge des vivants et des morts.

    43 C’est à Jésus que tous les prophètes rendent ce témoignage : Quiconque croit en lui reçoit par son nom le pardon de ses péchés. »

    44 Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la Parole.

    45 Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu.

    46 En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu. Pierre dit alors :

    47 « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? »

    48 Et il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ. Alors ils lui demandèrent de rester quelques jours avec eux.

    On a ici un point d’appui à la ligne démocratique de Thomas Müntzer, qui par ailleurs n’a cessé d’expliquer que les Juifs et les Musulmans se convertiraient au christianisme, cédant face à la force du Saint-Esprit libéré s’exprimant par la Chrétienté entière.

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