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  • Molière : Le Mariage forcé

    1664

    PERSONNAGES Sganarelle.
    Géronimo.
    Dorimène, jeune coquette, promise à Sganarelle.
    Alcantor, père de Dorimène.
    Alcidas, frère de Dorimène.
    Lycaste, amant de Dorimène.
    Pancrace, docteur aristotélicien.
    Marphurius, docteur pyrrhonien.
    Deux Égyptiennes. La scène est dans une place publique.

    Scène première

    Sganarelle.

    Sganarelle, parlant à ceux qui sont dans sa maison.

    Je suis de retour dans un moment. Que l’on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on vienne me quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.

    Scène II

    Sganarelle, Géronimo.

    Géronimo, ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.

    Voilà un ordre fort prudent.

    Sganarelle

    Ah ! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos ; et j’allais chez vous vous chercher.

    Géronimo

    Et pour quel sujet, s’il vous plaît ?

    Sganarelle

    Pour vous communiquer une affaire que j’ai en tête, et vous prier de m’en dire votre avis.

    Géronimo

    Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.

    Sganarelle

    Mettez-donc dessus, s’il vous plaît. Il s’agit d’une chose de conséquence, que l’on m’a proposée ; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

    Géronimo

    Je vous suis obligé de m’avoir choisi pour cela. Vous n’avez qu’à me dire ce que c’est.

    Sganarelle

    Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.

    Géronimo

    Je le ferai, puisque vous le voulez.

    Sganarelle

    Je ne vois rien de plus condamnable qu’un ami qui ne nous parle pas franchement.

    Géronimo

    Vous avez raison.

    Sganarelle

    Et dans ce siècle on trouve peu d’amis sincères.

    Géronimo

    Cela est vrai.

    Sganarelle

    Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.

    Géronimo

    Je vous le promets.

    Sganarelle

    Jurez-en votre foi.

    Géronimo

    Oui, foi d’ami. Dites-moi seulement votre affaire.

    Sganarelle

    C’est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

    Géronimo

    Qui, vous ?

    Sganarelle

    Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ?

    Géronimo

    Je vous prie auparavant de me dire une chose.

    Sganarelle

    Et quoi ?

    Géronimo

    Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ?

    Sganarelle

    Moi ?

    Géronimo

    Oui.

    Sganarelle

    Ma foi, je ne sais, mais je me porte bien.

    Géronimo

    Quoi ! vous ne savez pas à peu près votre âge ?

    Sganarelle

    Non : est-ce qu’on songe à cela ?

    Géronimo

    Hé ! dites-moi un peu, s’il vous plaît : combien aviez-vous d’années lorsque nous fîmes connaissance ?

    Sganarelle

    Ma foi, je n’avais que vingt ans alors.

    Géronimo

    Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?

    Sganarelle

    Huit ans.

    Géronimo

    Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ?

    Sganarelle

    Sept ans.

    Géronimo

    Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?

    Sganarelle

    Cinq ans et demi.

    Géronimo

    Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici ?

    Sganarelle

    Je revins en cinquante-deux.

    Géronimo

    De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans, ce me semble. Cinq en Hollande font dix-sept ; sept ans en Angleterre font vingt-quatre ; huit dans notre séjour à Rome font trente-deux ; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

    Sganarelle

    Qui, moi ? cela ne se peut pas.

    Géronimo

    Mon Dieu ! le calcul est juste ; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m’avez fait promettre de vous parler, que le mariage n’est guère votre fait. C’est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire ; mais les gens de votre âge n’y doivent point penser du tout ; et si l’on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin, je vous dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage ; et je vous trouverais le plus ridicule du monde si, ayant été libre jusqu’à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.

    Sganarelle

    Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

    Géronimo

    Ah ! c’est une autre chose ! Vous ne m’aviez pas dit cela.

    Sganarelle

    C’est une fille qui me plaît, et que j’aime de tout mon cœur.

    Géronimo

    Vous l’aimez de tout votre cœur ?

    Sganarelle

    Sans doute ; et je l’ai demandée à son père.

    Géronimo

    Vous l’avez demandée ?

    Sganarelle

    Oui. C’est un mariage qui doit se conclure ce soir ; et j’ai donné ma parole.

    Géronimo

    Oh ! mariez-vous donc ! Je ne dis plus mot.

    Sganarelle

    Je quitterais le dessein que j’ai fait ! Vous semble-t-il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme ? Ne parlons point de l’âge que je puis avoir, mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paraisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez ? N’ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais ; et voit-on que j’ai besoin de carrosse ou de chaise pour cheminer ? N’ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ? (Il montre ses dents.) Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien ? (Il tousse.) Hem, hem, hem. Eh ! qu’en dites-vous ?

    Géronimo

    Vous avez raison, je m’étais trompé. Vous ferez bien de vous marier.

    Sganarelle

    J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi.

    Géronimo

    Il n’y a rien de plus agréable que cela ; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

    Sganarelle

    Tout de bon, vous me le conseillez ?

    Géronimo

    Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

    Sganarelle

    Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

    Géronimo

    Hé ! quelle est la personne, s’il vous plaît, avec qui vous allez vous marier ?

    Sganarelle

    Dorimène.

    Géronimo

    Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée ?

    Sganarelle

    Oui.

    Géronimo

    Fille du seigneur Alcantor ?

    Sganarelle

    Justement.

    Géronimo

    Et sœur d’un certain Alcidas, qui se mêle de porter l’épée ?

    Sganarelle

    C’est cela.

    Géronimo

    Vertu de ma vie !

    Sganarelle

    Qu’en dites-vous ?

    Géronimo

    Bon parti ! Mariez-vous promptement.

    Sganarelle

    N’ai-je pas raison d’avoir fait ce choix ?

    Géronimo

    Sans doute. Ah ! que vous serez bien marié ! Dépêchez-vous de l’être.

    Sganarelle

    Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.

    Géronimo

    Je n’y manquerai pas ; et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.

    Sganarelle

    Serviteur.

    Géronimo, à part.

    La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n’a que cinquante-trois ans ! Ô le beau mariage ! ô le beau mariage !

    (Ce qu’il répète plusieurs fois en s’en allant.)

    Scène III

    Sganarelle, seul.

    Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j’en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes.

    Scène IV

    Dorimène, Sganarelle.

    Dorimène, dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit.

    Allons, petit garçon, qu’on tienne bien ma queue, et qu’on ne s’amuse pas à badiner.

    Sganarelle, à part, apercevant Dorimène.

    Voici ma maîtresse qui vient. Ah ! qu’elle est agréable ! Quel air, et quelle taille ! Peut-il y avoir un homme qui n’ait, en la voyant, des démangeaisons de se marier ? (À Dorimène.) Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur ?

    Dorimène

    Je vais faire quelques emplettes.

    Sganarelle

    Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ?

    Dorimène

    Tout à fait aise, je vous jure. Car enfin la sévérité de mon père m’a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j’enrage du peu de liberté qu’il me donne, et j’ai cent fois souhaité qu’il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j’étais avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer, comme il faut, le temps que j’ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes, qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m’accommoderais pas de cela, et que la solitude me désespère. J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

    Sganarelle

    Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

    Dorimène

    C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands.

    Scène V. — Géronimo, Sganarelle.

    Géronimo

    Ah ! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici ; et j’ai rencontré un orfèvre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m’a fort prié de venir vous parler pour lui, et de vous dire qu’il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

    Sganarelle

    Mon Dieu ! cela n’est pas pressé.

    Géronimo

    Comment ! que veut dire cela ? Où est l’ardeur que vous montriez tout à l’heure ?

    Sganarelle

    Il m’est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière, et que l’on m’expliquât un songe que j’ai fait cette nuit, et qui vient tout à l’heure de me revenir dans l’esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l’on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me semblait que j’étais dans un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que…

    Géronimo

    Seigneur Sganarelle, j’ai maintenant quelque petite affaire qui m’empêche de vous ouïr. Je n’entend rien du tout aux songes ; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants, deux philosophes, vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu’on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

    Sganarelle

    Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l’incertitude où je suis.

    Scène VI. — Pancrace, Sganarelle.

    Pancrace, (se tournant du côté où il est entré, et sans voir Sganarelle.)

    Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme ignare de toute bonne discipline, bannissable de la république des lettres.

    Sganarelle

    Ah ! bon, en voici un fort à propos.

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    Oui, je te soutiendrai par vives raisons, je te montrerai par Aristote, le Philosophe des philosophes, que tu es un ignorant, un ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et modes imaginables.

    Sganarelle, (à part.)

    Il a pris querelle contre quelqu’un. (à Pancrace.) Seigneur…

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

    Sganarelle, (à part.)

    La colère l’empêche de me voir. (à Pancrace.) Seigneur…

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    C’est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

    Sganarelle, (à part.)

    Il faut qu’on l’ait fort irrité. (à Pancrace.) Je…

    Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

    Toto cælo, tota via aberras.

    Sganarelle.

    Je baise les mains à monsieur le docteur.

    Pancrace

    Serviteur.

    Sganarelle

    Peut-on… ?

    Pancrace, (se retournant vers l’endroit par où il est entré.)

    Sais-tu bien ce que tu as fait ? un syllogisme in Balordo.

    Sganarelle.

    Je vous…

    Pancrace, (de même.)

    La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule.

    Sganarelle.

    Je…

    Pancrace, (de même.)

    Je crèverais plutôt que d’avouer ce que tu dis ; et je soutiendrai mon opinion jusqu’à la dernière goutte de mon encre.

    Sganarelle.

    Puis-je…

    Pancrace, (de même.)

    Oui, je défendrai cette proposition, pugnis et calcibus, unguibus et rostro.

    Sganarelle

    Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère ?

    Pancrace

    Un sujet le plus juste du monde.

    Sganarelle

    Et quoi, encore ?

    Pancrace

    Un ignorant m’a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.

    Sganarelle

    Puis-je demander ce que c’est ?

    Pancrace

    Ah ! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd’hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l’ordre dans cet État, devraient mourir de honte, en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler.

    Sganarelle

    Quoi donc ?

    Pancrace

    N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

    Sganarelle

    Comment !

    Pancrace

    Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme ; d’autant qu’il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. (se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’ il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

    Sganarelle, (à part.)

    Je pensais que tout fût perdu. (À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je…

    Pancrace

    Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

    Sganarelle

    Laissez la forme et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je…

    Pancrace

    Impertinent fieffé !

    Sganarelle

    De grâce, remettez-vous. Je…

    Pancrace

    Ignorant !

    Sganarelle

    Eh ! mon Dieu. Je…

    Pancrace

    Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !

    Sganarelle

    Il a tort. Je…

    Pancrace

    Une proposition condamnée par Aristote !

    Sganarelle

    Cela est vrai. Je…

    Pancrace

    En termes exprès !

    Sganarelle

    Vous avez raison. (se tournant du côté par où Pancrace est entré.) Oui, vous êtes un sot et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur qui sait lire et écrire. Voilà qui est fait : je vous prie de m’écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m’embarrasse. J’ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle et bien faite ; elle me plaît beaucoup, et est ravie de m’épouser. Son père me l’a accordée ; mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dans on ne plaint personne ; et je voudrais bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh ! quel est votre avis là-dessus ?

    Pancrace

    Plutôt que d’accorder qu’il faille dire la forme d’un chapeau, j’accorderais que datur vacuum in rerum natura, et que je ne suis qu’un bête.

    Sganarelle, (à part.)

    La peste soit de l’homme ! (à Pancrace.) Eh ! monsieur le docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant, et vous ne répondez point à ce qu’on vous dit.

    Pancrace

    Je vous demande pardon. Une juste colère m’occupe l’esprit.

    Sganarelle

    Eh ! laissez tout cela, et prenez la peine de m’écouter.

    Pancrace

    Soit. Que voulez-vous me dire ?

    Sganarelle

    Je veux vous parler de quelque chose.

    Pancrace

    Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ?

    Sganarelle

    De quelle langue ?

    Pancrace

    Oui.

    Sganarelle

    Parbleu ! de la langue que j’ai dans la bouche. Je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin.

    Pancrace

    Je vous dis, de quel idiome, de quel langage ?

    Sganarelle

    Ah ! c’est une autre affaire.

    Pancrace

    Voulez-vous me parler italien ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Espagnol ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Allemand ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Anglais ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Latin ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Grec ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Hébreu ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Syriaque ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Turc ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Arabe ?

    Sganarelle

    Non, non, français, français, français.

    Pancrace

    Ah ! français !

    Sganarelle

    Fort bien.

    Pancrace

    Passez donc de l’autre côté ; car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle.

    Sganarelle, (à part.)

    Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci !

    Pancrace

    Que voulez-vous ?

    Sganarelle

    Vous consulter sur une petite difficulté.

    Pancrace

    Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

    Sganarelle

    Pardonnez-moi. Je…

    Pancrace

    Vous voulez peut-être savoir si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

    Sganarelle

    Point du tout. Je…

    Pancrace

    Si la logique est un art ou une science ?

    Sganarelle

    Ce n’est pas cela. Je…

    Pancrace

    Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisième seulement ?

    Sganarelle

    Non. Je…

    Pancrace

    S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ?

    Sganarelle

    Point. Je…

    Pancrace

    Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

    Sganarelle

    Nenni. Je…

    Pancrace

    Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance ?

    Sganarelle

    Non. Je…

    Pancrace

    Si le bien se réciproque avec la fin ?

    Sganarelle

    Eh ! non. Je…

    Pancrace

    Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?

    Sganarelle

    Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.

    Pancrace

    Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.

    Sganarelle

    Je vous la veux expliquer aussi ; mais il faut m’écouter. (Pendant que Sganarelle dit : ) L’affaire que j’ai à vous dire, c’est que j’ai envie de me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l’aime fort, et l’ai demandée à son père ; mais comme j’appréhende…

    Pancrace, (dit en même temps, sans écouter Sganarelle : )

    La parole a été donnée à l’homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées. (Sganarelle, impatienté, ferme la bouche du docteur avec sa main à plusieurs reprises, et le docteur continue de parler d’abord que Sganarelle ôte sa main.)

    Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d’où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

    Sganarelle, (pousse le docteur dans sa maison, et tire la porte pour l’empêcher de sortir.)

    Peste de l’homme !

    Pancrace, (au dedans de sa maison.)

    Oui, la parole est animi index et speculum. C’est le truchement du cœur, c’est l’image de l’âme. (Il monte à la fenêtre et continue.) C’est un miroir qui nous présente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus ; et puisque vous avez la faculté de ratiociner et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée ?

    Sganarelle

    C’est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m’écouter.

    Pancrace

    Je vous écoute, parlez.

    Sganarelle

    Je dis donc, monsieur le docteur, que…

    Pancrace

    Mais surtout soyez bref.

    Sganarelle

    Je le serai.

    Pancrace

    Évitez la prolixité.

    Sganarelle

    Hé ! monsi…

    Pancrace

    Tranchez moi votre discours d’un apophthegme à la laconienne.

    Sganarelle

    Je vous…

    Pancrace

    Point d’ambages, de circonlocution.

    (Sganarelle, de dépit de ne point parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du docteur.)

    Pancrace

    Hé quoi ! vous vous emportez, au lieu de vous expliquer ? Allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m’a voulu soutenir qu’il faut dire la forme d’un chapeau ; et je vous prouverai, en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par arguments in Barbara, que vous n’êtes et ne serez jamais qu’une pécore, et que je suis et serai toujours, in utroque jure, le docteur Pancrace.

    Sganarelle

    Quel diable de babillard !

    Pancrace, (en rentrant sur le théâtre.)

    Homme de lettres, homme d’érudition.

    Sganarelle

    Encore ?

    Pancrace

    Homme de suffisance, homme de capacité. (s’en allant.) Homme consommé dans toutes les sciences, naturelles, morales et politiques ; (revenant.) Homme savant, savantissime, per omnes modos et casus(s’en allant.) Homme qui possède superlative, fable, mythologie et histoire, (revenant.) grammaire, poésie, rhétorique, dialectique et sophistique, (s’en allant.) mathématiques, arithmétique, optique, onirocritique, physique et métaphysique, (revenant.) cosmométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire, (s’en allant.) médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc.

    Scène VII. — Sganarelle.

    Sganarelle, seul

    Au diable les savants qui ne veulent point écouter les gens ! On me l’avait dit que son maître Aristote n’était rien qu’un bavard. Il faut que j’aille trouver l’autre ; peut-être qu’il sera plus posé et plus raisonnable. Holà !

    Scène VIII. — Marphurius, Sganarelle.

    Marphurius

    Que voulez-vous de moi, seigneur Sganarelle ?

    Sganarelle

    Seigneur docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit, et je suis venu ici pour cela. (à part.) Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

    Marphurius

    Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire, je suis venu, mais, il me semble que je suis venu.

    Sganarelle

    Il me semble ?

    Marphurius

    Oui.

    Sganarelle

    Parbleu ! il faut bien qu’il me le semble, puisque cela est.

    Marphurius

    Ce n’est pas une conséquence, et il peut vous le sembler, sans que la chose soit véritable.

    Sganarelle

    Comment ! il n’est pas vrai que je suis venu ?

    Marphurius

    Cela est incertain, et nous devons douter de tout.

    Sganarelle

    Quoi ! je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas ?

    Marphurius

    Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle ; mais il n’est pas assuré que cela soit.

    Sganarelle

    Hé ! que diable ! vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement, et il n’y a point de « me semble » à tout cela. Laissons ces subtilités, je vous prie, et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

    Marphurius

    Je n’en sais rien.

    Sganarelle

    Je vous le dis.

    Marphurius

    Il se peut faire.

    Sganarelle

    La fille que je veux prendre est fort jeune et fort jolie.

    Marphurius

    Il n’est pas impossible.

    Sganarelle

    Ferai-je bien ou mal de l’épouser ?

    Marphurius

    L’un ou l’autre.

    Sganarelle

    Ah ! ah ! voici une autre musique. (À Marphurius.) Je vous demande si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

    Marphurius

    Selon la rencontre.

    Sganarelle

    Ferai-je mal ?

    Marphurius

    Par aventure.

    Sganarelle

    De grâce, répondez-moi comme il faut.

    Marphurius

    C’est mon dessein.

    Sganarelle

    J’ai une grande inclination pour la fille.

    Marphurius

    Cela peut être.

    Sganarelle

    Le père me l’a accordée.

    Marphurius

    Il se pourrait.

    Sganarelle

    Mais, en l’épousant, je crains d’être cocu.

    Marphurius

    La chose est faisable.

    Sganarelle

    Qu’en pensez-vous ?

    Marphurius

    Il n’y a pas d’impossibilité.

    Sganarelle

    Mais que feriez-vous, si vous étiez à ma place ?

    Marphurius

    Je ne sais.

    Sganarelle

    Que me conseillez-vous de faire ?

    Marphurius

    Ce qu’il vous plaira.

    Sganarelle

    J’enrage !

    Marphurius

    Je m’en lave les mains.

    Sganarelle

    Au diable soit le vieux rêveur !

    Marphurius

    Il en sera ce qui pourra.

    Sganarelle, (à part.)

    La peste du bourreau ! Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

    (Il donne des coups de bâton à Marphurius.)

    Marphurius

    Ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Te voilà payé de ton galimatias, et me voilà content.

    Marphurius

    Comment ! Quelle insolence ! M’outrager de la sorte, avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

    Sganarelle

    Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

    Marphurius

    Ah ! je m’en vais faire ma plainte au commissariat du quartier, des coups que j’ai reçus.

    Sganarelle

    Je m’en lave les mains.

    Marphurius

    J’en ai les marques sur ma personne.

    Sganarelle

    Il se peut faire.

    Marphurius

    C’est toi qui m’as traité ainsi.

    Sganarelle

    Il n’y a pas d’impossibilité.

    Marphurius

    J’aurai un décret contre toi.

    Sganarelle

    Je n’en sais rien.

    Marphurius

    Et tu seras condamné en justice.

    Sganarelle

    Il en sera ce qui pourra.

    Marphurius

    Laisse-moi faire.

    Scène IX. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Comment ! on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin qu’au commencement. Que dois-je faire, dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes ; il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.

    Scène X. — Deux Égyptiennes, Sganarelle.

    (Les deux Égyptiennes avec leurs tambours de basque entrent en chantant et en dansant.)

    Sganarelle

    Elles sont gaillardes. Écoutez, vous autres, y a-t-il moyen de me dire ma bonne fortune ?

    Première Égyptienne.

    Oui, mon bon monsieur, nous voici deux qui te la dirons.

    Deuxième Égyptienne.

    Tu n’as seulement qu’à nous donner ta main, avec la croix dedans, et nous te dirons quelque chose pour ton bon profit.

    Sganarelle

    Tenez, les voilà toutes deux avec ce que vous demandez.

    Première Égyptienne.

    Tu as une bonne physionomie, mon bon monsieur, une bonne physionomie.

    Deuxième Égyptienne.

    Oui, une bonne physionomie ; physionomie d’un homme qui sera un jour quelque chose.

    Première Égyptienne.

    Tu seras marié avant qu’il soit peu, mon bon monsieur, tu seras marié avant qu’il soit peu.

    Deuxième Égyptienne.

    Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille.

    Première Égyptienne.

    Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.

    Deuxième Égyptienne.

    Une femme qui te fera beaucoup d’amis, mon bon monsieur, qui te fera beaucoup d’amis.

    Première Égyptienne.

    Une femme qui fera venir l’abondance chez toi.

    Deuxième Égyptienne.

    Une femme qui te donnera une grande réputation.

    Première Égyptienne.

    Tu seras considéré par elle, mon bon monsieur, tu seras considéré par elle.

    Sganarelle

    Voilà qui est bien. Mais dites-moi un peu, suis-je menacé d’être cocu.

    Deuxième Égyptienne.

    Cocu ?

    Sganarelle

    Oui.

    Première Égyptienne.

    Cocu ?

    Sganarelle

    Oui, si je suis menacé d’être cocu ? (Les deux Égyptiennes dansent et chantent.) Que diable, ce n’est pas là me répondre ! Venez çà. Je vous demande à toutes les deux si je serai cocu ?

    Deuxième Égyptienne.

    Cocu ? vous ?

    Sganarelle

    Oui, si je serai cocu ?

    Première Égyptienne.

    Vous ? cocu ?

    Sganarelle

    Oui, si je le serai, oui ou non ?

    (Les deux Égyptiennes sortent en chantant et en dansant.)

    Scène XI. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Peste soit des carognes qui me laissent dans l’inquiétude ! Il faut absolument que je sache la destinée de mon mariage ; et, pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant, et qui, par son art admirable, fait voir tout ce que l’on souhaite. Ma foi, je crois que je n’ai que faire d’aller au magicien, et voici qui me montre tout ce que je puis demander.

    Scène XII. — Dorimène, Lycaste, Sganarelle, retiré dans un coin du théâtre sans être vu.

    Lycaste

    Quoi ! belle Dorimène, c’est sans raillerie que vous parlez ?

    Dorimène

    Sans raillerie.

    Lycaste

    Vous vous mariez tout de bon ?

    Dorimène

    Tout de bon.

    Lycaste

    Et vos noces se feront dès ce soir ?

    Dorimène

    Dès ce soir.

    Lycaste

    Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l’amour que j’ai pour vous, et les obligeantes paroles que vous m’aviez données ?

    Dorimène

    Moi ? point du tout. Je vous considère toujours de même, et ce mariage ne doit point vous inquiéter : c’est un homme que je n’épouse point par amour, et sa seule richesse me fait résoudre à l’accepter. Je n’ai point de bien, vous n’en avez point aussi, et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, et qu’à quelque prix que ce soit il faut tâcher d’en avoir. J’ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise ; et je l’ai fait sur l’espérance de me voir délivrée du barbon que je prends. C’est un homme qui mourra avant qu’il soit peu, et qui n’a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis ; et je n’aurai pas longuement à demander pour moi l’heureux état de veuve. (À Sganarelle, qu’elle aperçoit.) Ah ! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu’on en saurait dire.

    Lycaste

    Est-ce là monsieur… ?

    Dorimène

    Oui, c’est monsieur qui me prend pour femme.

    Lycaste

    Agréez, monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très humbles services. Je vous assure que vous épousez là une très honnête personne : et vous, mademoiselle, je me réjouis avec vous aussi de l’heureux choix que vous avez fait. Vous ne pouviez pas mieux trouver, et monsieur a toute la mine d’être un fort bon mari. Oui, monsieur, je veux faire amitié avec vous, et lier ensemble un petit commerce de visites et de divertissements.

    Dorimène

    C’est trop d’honneur que vous nous faites à tous deux. Mais allons, le temps me presse, et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble.

    Scène XIII. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage ; et je crois que je ne ferai pas mal de m’aller dégager de ma parole. Il m’en a coûté quelque argent ; mais il vaut mieux encore perdre cela que de s’exposer à quelque chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà !

    (Il frappe à la porte de la maison d’Alcantor.)

    Scène XIV. — Alcantor, Sganarelle.

    Alcantor

    Ah ! mon gendre, soyez le bienvenu !

    Sganarelle

    Monsieur, votre serviteur.

    Alcantor

    Vous venez pour conclure le mariage ?

    Sganarelle

    Excusez-moi.

    Alcantor

    Je vous promets que j’en ai autant d’impatience que vous.

    Sganarelle

    Je viens ici pour un autre sujet.

    Alcantor

    J’ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête.

    Sganarelle

    Il n’est pas question de cela.

    Alcantor

    Les violons sont retenus, le festin est commandé, et ma fille est parée pour vous recevoir.

    Sganarelle

    C’est n’est pas ce qui m’amène.

    Alcantor

    Enfin, vous allez être satisfait ; et et rien ne peut retarder votre contentement.

    Sganarelle

    Mon Dieu ! c’est autre chose.

    Alcantor

    Allons, entrez donc, mon gendre.

    Sganarelle

    J’ai un petit mot à vous dire.

    Alcantor

    Ah ! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie ! Entrez vite, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Non, vous dis-je. Je veux vous parler auparavant.

    Alcantor

    Vous voulez me dire quelque chose ?

    Sganarelle

    Oui.

    Alcantor

    Et quoi ?

    Sganarelle

    Seigneur Alcantor, j’ai demandé votre fille en mariage, il est vrai, et vous me l’avez accordée ; mais je me trouve un peu avancé en âge pour elle, et je considère que je ne suis point du tout son fait.

    Alcantor

    Pardonnez-moi, ma fille vous trouve bien comme vous êtes ; et je suis sûr qu’elle vivra fort contente avec vous.

    Sganarelle

    Point. J’ai parfois des bizarreries épouvantables, et elle aurait trop à souffrir de ma mauvaise humeur.

    Alcantor

    Ma fille a de la complaisance, et vous verrez qu’elle s’accommodera entièrement à vous.

    Sganarelle

    J’ai quelques infirmités sur mon corps qui pourraient la dégoûter.

    Alcantor

    Cela n’est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari.

    Sganarelle

    Enfin, voulez-vous que je vous dise ? Je ne vous conseille pas de me la donner.

    Alcantor

    Vous moquez-vous ? J’aimerai mieux mourir que d’avoir manqué à ma parole.

    Sganarelle

    Mon Dieu ! Je vous en dispense, et je…

    Alcantor

    Point du tout. Je vous l’ai promise, et vous l’aurez en dépit de tous ceux qui y prétendent.

    Sganarelle, (à part.)

    Que diable !

    Alcantor

    Voyez-vous, j’ai une estime et une amitié pour vous toute particulière ; et je refuserais ma fille à un prince pour vous la donner.

    Sganarelle

    Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l’honneur que vous me faites ; mais je vous déclare que je ne me veux point marier.

    Alcantor

    Qui, vous ?

    Sganarelle

    Oui, moi.

    Alcantor

    Et la raison ?

    Sganarelle

    La raison ? C’est que je ne me sens point propre pour le mariage, et que je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier.

    Alcantor

    Écoutez. Les volontés sont libres ; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé avec moi pour épouser ma fille, et tout est préparé pour cela ; mais puisque vous voulez retirer votre parole, je vais voir ce qu’il y a à faire ; et vous aurez bientôt de mes nouvelles.

    Scène XV. — Sganarelle.

    Sganarelle

    Encore est-il plus raisonnable que je ne pensais, et je croyais avoir bien plus de peine à m’en dégager. Ma foi, quand j’y songe, j’ai fait fort sagement de me tirer de cette affaire ; et j’allais faire un pas dont je me serais peut-être longtemps repenti. Mais voici le fils qui vient me rendre réponse.

    Scène XVI. — Alcidas, Sganarelle.

    Alcidas, (parlant d’un ton doucereux.)

    Monsieur, je suis votre serviteur très humble.

    Sganarelle

    Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur.

    Alcidas, (toujours avec le même ton.)

    Mon père m’a dit, monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée.

    Sganarelle

    Oui, monsieur, c’est avec regret ; mais…

    Alcidas

    Oh ! monsieur, il n’y a pas de mal à cela.

    Sganarelle

    J’en suis fâché, je vous assure ; et je souhaiterais…

    Alcidas

    Cela n’est rien, vous dis-je. (Alcidas présente à Sganarelle deux épées.) Monsieur, prenez la peine de choisir, de ces deux épées, laquelle vous voulez.

    Sganarelle

    De ces deux épées ?

    Alcidas

    Oui, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    À quoi bon ?

    Alcidas

    Monsieur, comme vous refusez d’épouser ma sœur après la parole donnée, je crois que vous ne trouverez pas mauvais le petit compliment que je viens vous faire.

    Sganarelle

    Comment ?

    Alcidas

    D’autres gens feraient du bruit, et s’emporteraient contre vous ; mais nous sommes personnes à traiter les choses dans la douceur ; et je viens vous dire civilement qu’il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous coupions la gorge ensemble.

    Sganarelle

    Voilà un compliment fort mal tourné.

    Alcidas

    Allons, monsieur, choisissez, je vous prie.

    Sganarelle

    Je suis votre valet, je n’ai point de gorge à me couper. (à part.) La vilaine façon de parler que voilà !

    Alcidas

    Monsieur, il faut que cela soit, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Hé ! monsieur, rengainez ce compliment, je vous prie.

    Alcidas

    Dépêchons vite, monsieur. J’ai une petite affaire qui m’attend.

    Sganarelle

    Je ne veux point de cela, vous dis-je.

    Alcidas

    Vous ne voulez pas vous battre ?

    Sganarelle

    Nenni, ma foi.

    Alcidas

    Tout de bon ?

    Sganarelle

    Tout de bon.

    Alcidas, (après lui avoir donné des coups de bâton.)

    Au moins, monsieur, vous n’avez pas lieu de vous plaindre ; vous voyez que je fais les choses dans l’ordre. Vous nous manquez de parole, je me veux battre contre vous ; vous refusez de vous battre, je vous donne des coups de bâton : tout cela est dans les formes ; et vous êtes trop honnête homme pour ne pas approuver mon procédé.

    Sganarelle, (à part.)

    Quel diable d’homme est-ce ci ?

    Alcidas, (lui présente encore deux épées.)

    Allons, Monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l’oreille.

    Sganarelle

    Encore ?

    Alcidas

    Monsieur, je ne contrains personne ; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma sœur.

    Sganarelle

    Monsieur, je ne puis faire ni l’un ni l’autre, je vous assure.

    Alcidas

    Assurément ?

    Sganarelle

    Assurément.

    Alcidas

    Avec votre permission, donc…

    (Alcidas lui donne encore des coups de bâton.)

    Sganarelle

    Ah ! ah ! ah !

    Alcidas

    Monsieur, j’ai tous les regrets du monde d’être obligé d’en user ainsi avec vous ; mais je ne cesserai point, s’il vous plaît, que vous n’ayez promis de vous battre, ou d’épouser ma sœur.

    (Alcidas lève le bâton.)

    Sganarelle

    Eh bien, j’épouserai, j’épouserai.

    Alcidas

    Ah ! monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison, et que les choses se passent doucement. Car enfin vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus, je vous jure ; et saurais été au désespoir que vous m’eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d’accord.

    (Il va frapper à la porte d’Alcantor.)

    Scène XVII. — Alcantor, Dorimène, Alcidas, Sganarelle.

    Alcidas

    Mon père, voilà monsieur qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce, et vous pouvez lui donner ma sœur.

    Alcantor

    Monsieur, voilà sa main ; vous n’avez qu’à donner la vôtre. Loué soit le ciel ! m’en voilà déchargé, et c’est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir et célébrer cet heureux mariage.

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  • Molière : L’École des femmes

    1662

    La scène est dans une place de ville.

    ACTE PREMIER.

    Scène I

    CHRYSALDE, ARNOLPHE

    Chrysalde.

    Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?

    Arnolphe.

    Oui, je veux terminer la chose dans demain.

    Chrysalde.

    Nous sommes ici seuls ; et l’on peut, ce me semble,

    Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble.
    Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
    Votre dessein pour vous me fait trembler de peur ;
    Et de quelque façon que vous tourniez l’affaire,
    Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.

    Arnolphe.

    Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
    Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ;
    Et votre front, je crois, veut que du mariage
    Les cornes soient partout l’infaillible apanage.

    Chrysalde.

    Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant,
    Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.
    Mais quand je crains pour vous, c’est cette raillerie
    Dont cent pauvres maris ont souffert la furie :
    Car enfin vous savez qu’il n’est grands, ni petits,
    Que de votre critique on ait vus garantis ;
    Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
    De faire cent éclats des intrigues secrètes…

    Arnolphe.

    Fort bien : est-il au monde une autre ville aussi
    Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?
    Est-ce qu’on n’en voit pas, de toutes les espèces,
    Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ?
    L’un amasse du bien, dont sa femme fait part
    À ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
    L’autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
    Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
    Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,
    Parce qu’elle lui dit que c’est pour sa vertu.
    L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères,
    L’autre en toute douceur laisse aller les affaires,
    Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
    Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
    L’une, de son galant, en adroite femelle,
    Fait fausse confidence à son époux fidèle,
    Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
    Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas ;
    L’autre, pour se purger de sa magnificence,

    Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ;
    Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
    Sur les gains qu’elle fait rend des grâces à Dieu.
    Enfin, ce sont partout des sujets de satire ;
    Et comme spectateur ne puis-je pas en rire ?
    Puis-je pas de nos sots… ?

    Chrysalde.

    Oui ; mais qui rit d’autrui
    Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui.
    J’entends parler le monde, et des gens se délassent
    À venir débiter les choses qui se passent ;
    Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
    Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.
    J’y suis assez modeste ; et, bien qu’aux occurrences
    Je puisse condamner certaines tolérances,
    Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
    Ce que d’aucuns maris souffrent paisiblement,
    Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ;
    Car enfin il faut craindre un revers de satire,
    Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels cas
    De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
    Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
    Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,
    Après mon procédé, je suis presque certain
    Qu’on se contentera de s’en rire sous main ;
    Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage,
    Que quelques bonnes gens diront que c’est dommage.
    Mais de vous, cher compère, il en est autrement ;
    Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
    Comme sur les maris accusés de souffrance
    De tout temps votre langue a daubé d’importance,
    Qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
    Vous devez marcher droit, pour n’être point berné ;

    Et s’il faut que sur vous on ait la moindre prise,
    Gare qu’aux carrefours on ne vous tympanise,
    Et…

    Arnolphe.

    Mon Dieu ! notre ami, ne vous tourmentez point.
    Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point.
    Je sais les tours rusés et les subtiles trames
    Dont pour nous en planter savent user les femmes,
    Et comme on est dupé par leurs dextérités,
    Contre cet accident j’ai pris mes sûretés ;
    Et celle que j’épouse a toute l’innocence
    Qui peut sauver mon front de maligne influence.

    Chrysalde.

    Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

    Arnolphe.

    Épouser une sotte est pour n’être point sot.
    Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
    Mais une femme habile est un mauvais présage ;
    Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
    Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
    Moi, j’irois me charger d’une spirituelle
    Qui ne parleroit rien que cercle et que ruelle ;
    Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
    Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
    Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
    Je serois comme un saint que pas un ne réclame ?
    Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
    Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
    Je prétends que la mienne en clartés peu sublime,
    Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
    Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon
    Et qu’on vienne à lui dire à son tour : Qu’y met-on ?
    Je veux qu’elle réponde, Une tarte à la crème ;
    En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême :
    Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,

    De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

    Chrysalde.

    Une femme stupide est donc votre marotte ?

    Arnolphe.

    Tant que j’aimerois mieux une laide bien sotte
    Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit.

    Chrysalde.

    L’esprit et la beauté…

    Arnolphe.

    L’honnêteté suffit.

    Chrysalde.

    Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
    Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
    Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi,
    D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
    Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
    La sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
    Une femme d’esprit peut trahir son devoir ;
    Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;
    Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
    Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.

    Arnolphe.

    À ce bel argument, à ce discours profond,
    Ce que Pantagruel à Panurge répond :
    Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
    Prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte ;
    Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
    Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.

    Chrysalde.

    Je ne vous dis plus mot.

    Arnolphe.

    Chacun a sa méthode.
    En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode :
    Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
    Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
    Et de qui la soumise et pleine dépendance
    N’ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
    Un air doux et posé, parmi d’autres enfants,
    M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans :
    Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
    De la lui demander il me vint en pensée ;
    Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,
    À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
    Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
    Je la fis élever selon ma politique ;
    C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploieroit
    Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.
    Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
    Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
    Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait,
    Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
    Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure
    À cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
    Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir,
    Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
    Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
    Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle.
    Vous me direz, Pourquoi cette narration ?
    C’est pour vous rendre instruit de ma précaution.
    Le résultat de tout est qu’en ami fidèle
    Ce soir je vous invite à souper avec elle ;
    Je veux que vous puissiez un peu l’examiner,
    Et voir si de mon choix on me doit condamner.

    Chrysalde.

    J’y consens.

    Arnolphe.

    Vous pourrez, dans cette conférence,
    Juger de sa personne et de son innocence.

    Chrysalde.

    Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit
    Ne peut…

    Arnolphe.

    La vérité passe encor mon récit.
    Dans ses simplicités à tous coups je l’admire,
    Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
    L’autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
    Elle était fort en peine, et me vint demander,
    Avec une innocence à nulle autre pareille,
    Si les enfants qu’on fait se faisoient par l’oreille.

    Chrysalde.

    Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

    Arnolphe.

    Bon !
    Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

    Chrysalde.

    Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
    Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche.
    Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
    À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
    Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
    Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

    Arnolphe.

    Outre que la maison par ce nom se connoît,
    La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

    Chrysalde.

    Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
    Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimeres !

    De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
    Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
    Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
    Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
    Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
    Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

    Arnolphe.

    Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
    Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
    J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
    Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas.

    Chrysalde.

    Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre,
    Et je vois même encor des adresses de lettre…

    Arnolphe.

    Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit ;
    Mais vous…

    Chrysalde.

    Soit : là-dessus nous n’aurons point de bruit ;
    Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche
    À ne plus vous nommer que monsieur de la Souche.

    Arnolphe.

    Adieu. Je frappe ici, pour donner le bonjour,
    Et dire seulement que je suis de retour.

    Chrysalde, à part, en s’en allant.

    Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.

    Arnolphe, seul.

    Il est un peu blessé sur certaines matières.
    Chose étrange de voir comme avec passion
    Un chacun est chaussé de son opinion !

    (Il frappe à sa porte.)

    Holà.

    Scène II

    ARNOLPHE, ALAIN ; GEORGETTE, dans la maison

    Alain.

    Qui heurte ?

    Arnolphe, à part.

    Ouvrez. On aura, que je pense,
    Grande joie à me voir après dix jours d’absence.

    Alain.

    Qui va là ?

    Arnolphe.

    Moi.

    Alain.

    Georgette !

    Georgette.

    Hé bien ?

    Alain.

    Ouvre là-bas.

    Georgette.

    Vas-y, toi.

    Alain.

    Vas-y, toi.

    Georgette.

    Ma foi, je n’irai pas.

    Alain.

    Je n’irai pas aussi.

    Arnolphe.

    Belle cérémonie
    Pour me laisser dehors ! Holà ! ho ! je vous prie.

    Georgette.

    Qui frappe ?

    Arnolphe.

    Votre maître.

    Georgette.

    Alain !

    Alain.

    Quoi ?

    Georgette.

    C’est monsieu.
    Ouvre vite.

    Alain.

    Ouvre, toi.

    Georgette.

    Je souffle notre feu.

    Alain.

    J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.

    Arnolphe.

    Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte
    N’aura point à manger de plus de quatre jours.
    Ha !

    Georgette.

    Par quelle raison y venir, quand j’y cours ?

    Alain.

    Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant stratagème !

    Georgette.

    Ôte-toi donc de là.

    Alain.

    Non, ôte-toi, toi-même.

    Georgette.

    Je veux ouvrir la porte.

    Alain.

    Et je veux l’ouvrir, moi.

    Georgette.

    Tu ne l’ouvriras pas.

    Alain.

    Ni toi non plus.

    Georgette.

    Ni toi.

    Arnolphe.

    Il faut que j’aie ici l’ame bien patiente !

    Alain, en entrant.

    Au moins, c’est moi, monsieur.

    Georgette, en entrant.

    Je suis votre servante,
    C’est moi.

    Alain.

    Sans le respect de Monsieur que voilà,
    Je te…

    Arnolphe, recevant un coup d’Alain.

    Peste !

    Alain.

    Pardon.

    Arnolphe.

    Voyez ce lourdaud-là !

    Alain.

    C’est elle aussi, monsieur…

    Arnolphe.

    Que tous deux on se taise.
    Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
    Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?

    Alain.

    Monsieur, nous nous…

    (Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d’Alain.)

    Monsieur, nous nous por…

    (Arnolphe l’ôte encore.)

     Dieu merci,
    Nous nous…

    Arnolphe, Arnolphe ôtant le chapeau de d’Alain pour la troisième fois, et le jetant par terre.

    Qui vous apprend, impertinente bête,
    À parler devant moi le chapeau sur la tête ?

    Alain.

    Vous faites bien, j’ai tort.

    Arnolphe

    Faites descendre Agnès.

    Scène III.

    ARNOLPHE, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?

    Georgette.

    Triste ? Non.

    Arnolphe.

    Non ?

    Georgette.

    Si fait.

    Arnolphe.

    Pourquoi donc… ?

    Georgette.

    Oui, je meure.
    Elle vous croyoit voir de retour à toute heure ;
    Et nous n’oyions jamais passer devant chez nous
    Cheval, âne, ou mulet, qu’elle ne prît pour vous.

    Scène IV.

    ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    La besogne à la main ? c’est un bon témoignage.
    Hé bien ! Agnès, je suis de retour du voyage :
    En êtes-vous bien aise ?

    Agnès.

    Oui, monsieur, Dieu merci.

    Arnolphe.

    Et moi, de vous revoir je suis bien aise aussi.
    Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?

    Agnès.

    Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.

    Arnolphe.

    Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.

    Agnès.

    Vous me ferez plaisir.

    Arnolphe.

    Je le puis bien penser.
    Que faites-vous donc là ?

    Agnès.

    Je me fais des cornettes.
    Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.

    Arnolphe.

    Ha ! voilà qui va bien. Allez, montez là-haut :
    Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
    Et je vous parlerai d’affaires importantes.

    Scène V.

    ARNOLPHE, seul.

    Héroïnes du temps, Mesdames les savantes,
    Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
    Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
    Vos lettres, billets doux, toute votre science,
    De valoir cette honnête et pudique ignorance.
    Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui ;
    Et pourvu que l’honneur soit…

    Scène V.

    HORACE, ARNOLPHE.

    Arnolphe.

    Que vois-je ? Est-ce ?… Oui.

    Je me trompe… Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même,
    Hor…

    Horace.

    Seigneur Ar…

    Arnolphe.

    Horace.

    Horace.

    Arnolphe.

    Arnolphe.

    Ah ! joie extrême !
    Et depuis quand ici ?

    Horace.

    Depuis neuf jours.

    Arnolphe.

    Vraiment ?

    Horace.

    Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

    Arnolphe.

    J’étais à la campagne.

    Horace.

    Oui, depuis deux journées.

    Arnolphe.

    Oh ! comme les enfants croissent en peu d’années !
    J’admire de le voir au point où le voilà,
    Après que je l’ai vu pas plus grand que cela.

    Horace.

    Vous voyez.

    Arnolphe.

    Mais, de grâce, Oronte votre père,
    Mon bon et cher ami, que j’estime et révère,
    Que fait-il ? que dit-il ? est-il toujours gaillard ?
    À tout ce qui le touche, il sait que je prends part :
    Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble.
    Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble.

    Horace.

    Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
    Et j’avois de sa part une lettre pour vous ;
    Mais depuis, par une autre, il m’apprend sa venue,
    Et la raison encor ne m’en est pas connue.
    Savez-vous qui peut être un de vos citoyens
    Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens

    Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?

    Arnolphe.

    Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme ?

    Horace.

    Enrique.

    Arnolphe.

    Non.

    Horace.

    Mon père m’en parle, et qu’il est revenu
    Comme s’il devoit m’être entièrement connu,
    Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre,
    Pour un fait important que ne dit point sa lettre.

    (Horace remet la lettre d’Oronte à Arnolphe.)

    Arnolphe.

    J’aurai certainement grande joie à le voir,
    Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.

    (Après avoir lu la lettre.)

    Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
    Et tous ces compliments sont choses inutiles.
    Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien,
    Vous pouvez librement disposer de mon bien.

    Horace.

    Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
    Et j’ai présentement besoin de cent pistoles.

    Arnolphe.

    Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi ;
    Et je me réjouis de les avoir ici.
    Gardez aussi la bourse.

    Horace.

    Il faut…

    Arnolphe.

    Laissons ce style.
    Hé bien ! comment encor trouvez-vous cette ville ?

    Horace.

    Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments ;
    Et j’en crois merveilleux les divertissements.

    Arnolphe.

    Chacun a ses plaisirs qu’il se fait à sa guise ;
    Mais pour ceux que du nom de galants on baptise,
    Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
    Car les femmes y sont faites à coqueter :

    On trouve d’humeur douce et la brune et la blonde,
    Et les maris aussi les plus bénins du monde ;
    C’est un plaisir de prince ; et des tours que je voi
    Je me donne souvent la comédie à moi.
    Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu’une.
    Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
    Les gens faits comme vous font plus que les écus,
    Et vous êtes de taille à faire des cocus.

    Horace.

    À ne vous rien cacher de la vérité pure,
    J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure,
    Et l’amitié m’oblige à vous en faire part.

    Arnolphe.

    Bon ! voici de nouveau quelque conte gaillard ;
    Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.

    Horace.

    Mais, de grâce, qu’au moins ces choses soient secrètes.

    Arnolphe.

    Oh !

    Horace.

    Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions
    Un secret éventé rompt nos prétentions.
    Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
    Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise.
    Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès,
    Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ;
    Et sans trop me vanter ni lui faire une injure,
    Mes affaires y sont en fort bonne posture.

    Arnolphe, riant.

    Et c’est ?

    Horace, lui montrant le logis d’Agnès.

    Un jeune objet qui loge en ce logis
    Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis ;
    Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde
    D’un homme qui la cache au commerce du monde,
    Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
    Fait briller des attraits capables de ravir ;
    Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,

    Dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre.
    Mais peut-être il n’est pas que vous n’ayez bien vu
    Ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu :
    C’est Agnès qu’on l’appelle.

    Arnolpheà part.

    Ah ! je crève !

    Horace.

    Pour l’homme,
    C’est, je crois, de la Zousse ou Souche qu’on le nomme :
    Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ;
    Riche, à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non ;
    Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
    Le connaissez-vous point ?

    Arnolpheà part.

    La fâcheuse pilule !

    Horace.

    Eh ! vous ne dites mot ?

    Arnolphe.

    Eh ! oui, je le connoi.

    Horace.

    C’est un fou, n’est-ce pas ?

    Arnolphe.

    Eh…

    Horace.

    Qu’en dites-vous ? quoi ?
    Eh ? c’est-à-dire oui ? Jaloux à faire rire ?
    Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on m’a pu dire.
    Enfin l’aimable Agnès a su m’assujettir.
    C’est un joli bijou, pour ne point vous mentir ;
    Et ce serait péché qu’une beauté si rare
    Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
    Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux
    Vont à m’en rendre maître en dépit du jaloux ;
    Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise
    N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
    Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
    Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts,
    Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,
    En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
    Vous me semblez chagrin : serait-ce qu’en effet
    Vous désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?

    Arnolphe.


    Non, c’est que je songeais…

    Horace.

    Cet entretien vous lasse :
    Adieu. J’irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

    Arnolphe.

    Ah ! faut-il… !

    Horace, revenant.

    Derechef, veuillez être discret,
    Et n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.

    Arnolphe.

    Que je sens dans mon âme… !

    Horace, revenant.

    Et surtout à mon père,
    Qui s’en ferait peut-être un sujet de colère.

    Arnolphe, croyant qu’il revient encore.

    Oh !… Oh ! que j’ai souffert durant cet entretien !
    Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien.
    Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
    Il m’est venu conter cette affaire à moi-même !
    Bien que mon autre nom le tienne dans l’erreur,
    Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur ?
    Mais ayant tant souffert, je devois me contraindre
    Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre,
    À pousser jusqu’au bout son caquet indiscret,
    Et savoir pleinement leur commerce secret.
    Tâchons à le rejoindre : il n’est pas loin, je pense,
    Tirons-en de ce fait l’entière confidence.
    Je tremble du malheur qui m’en peut arriver,
    Et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver.

    ACTE II

    Scène 1

    Arnolphe.


    Arnolphe.

    Il m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute
    D’avoir perdu mes pas et pu manquer sa route ;
    Car enfin de mon cœur le trouble impérieux
    N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux :
    Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore,
    Et je ne voudrais pas qu’il sût ce qu’il ignore.
    Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
    Et laisser un champ libre aux vœux du damoiseau :
    J’en veux rompre le cours et, sans tarder, apprendre
    Jusqu’où l’intelligence entre eux a pu s’étendre.
    J’y prends pour mon honneur un notable intérêt :
    Je la regarde en femme, aux termes qu’elle en est ;
    Elle n’a pu faillir sans me couvrir de honte,
    Et tout ce qu’elle a fait enfin est sur mon compte.
    Éloignement fatal ! voyage malheureux !
    (Frappant à la porte.)

    Scène 2

    Alain, Georgette, Arnolphe


    Alain.

    Ah ! Monsieur, cette fois…

    Arnolphe.

    Paix. Venez çà tous deux.
    Passez là ; passez là. Venez là, venez, dis-je.

    Georgette.

    Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.

    Arnolphe.

    C’est donc ainsi qu’absent vous m’avez obéi ?
    Et tous deux de concert vous m’avez donc trahi ?

    Georgette.

    Eh ! ne me mangez pas, Monsieur, je vous conjure.

    Alainà part.

    Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure.

    Arnolphe.


    Ouf ! Je ne puis parler, tant je suis prévenu :

    Je suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu.
    Vous avez donc souffert, ô canaille maudite,
    Qu’un homme soit venu ?… Tu veux prendre la fuite !
    Il faut que sur-le-champ… Si tu bouges… ! Je veux
    Que vous me disiez… Euh !… Oui, je veux que tous deux…
    Quiconque remûra, par la mort ! je l’assomme.
    Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet homme ?
    Eh ! parlez, dépêchez, vite, promptement, tôt,
    Sans rêver. Veut-on dire ?

    Alain et Georgette.

    Ah ! ah !

    Georgette.

    Le cœur me faut.

    Alain.

    Je meurs.

    Arnolphe.

    Je suis en eau : prenons un peu d’haleine ;
    Il faut que je m’évente et que je me promène.
    Aurais-je deviné quand je l’ai vu petit,
    Qu’il croîtrait pour cela ? Ciel ! que mon cœur pâtit !
    Je pense qu’il vaut mieux que de sa propre bouche
    Je tire avec douceur l’affaire qui me touche.
    Tâchons de modérer notre ressentiment.

    Patience, mon cœur, doucement, doucement.
    Levez-vous, et rentrant, faites qu’Agnès descende.
    Arrêtez. Sa surprise en deviendrait moins grande :
    Du chagrin qui me trouble ils iraient l’avertir,

    Et moi-même je veux l’aller faire sortir.
    Que l’on m’attende ici.

    Scène 3

    Alain, Georgette


    Georgette.

    Mon Dieu ! qu’il est terrible !
    Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible ;
    Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.

    Alain.

    Ce Monsieur l’a fâché : je te le disais bien.

    Georgette.

    Mais que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse
    Il nous fait au logis garder notre maîtresse ?
    D’où vient qu’à tout le monde il veut tant la cacher,
    Et qu’il ne saurait voir personne en approcher ?

    Alain.

    C’est que cette action le met en jalousie.

    Georgette.

    Mais d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?

    Alain.

    Cela vient… cela vient de ce qu’il est jaloux.

    Georgette.

    Oui ; mais pourquoi l’est-il ? et pourquoi ce courroux ?

    Alain.

    C’est que la jalousie… entends-tu bien, Georgette,
    Est une chose… là… qui fait qu’on s’inquiète…
    Et qui chasse les gens d’autour d’une maison.
    Je m’en vais te bailler une comparaison,
    Afin de concevoir la chose davantage.
    Dis-moi, n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
    Que si quelque affamé venait pour en manger,
    Tu serais en colère, et voudrais le charger ?

    Georgette.

    Oui, je comprends cela.

    Alain.

    C’est justement tout comme :
    La femme est en effet le potage de l’homme ;
    Et quand un homme voit d’autres hommes parfois

    Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,

    Il en montre aussitôt une colère extrême.

    Georgette.

    Oui ; mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même,
    Et que nous en voyons qui paraissent joyeux
    Lorsque leurs femmes sont avec les biaux Monsieux.

    Alain.

    C’est que chacun n’a pas cette amitié goulue
    Qui n’en veut que pour soi.

    Georgette.

    Si je n’ai la berlue,
    Je le vois qui revient.

    Alain.

    Tes yeux sont bons, c’est lui.

    Georgette.

    Vois comme il est chagrin.

    Alain.

    C’est qu’il a de l’ennui.

    Scène 4

    Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette


    Arnolphe.

    Un certain Grec disait à l’empereur Auguste,
    Comme une instruction utile autant que juste,
    Que lorsqu’une aventure en colère nous met,

    Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
    Afin que dans ce temps la bile se tempère,
    Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire.
    J’ai suivi sa leçon sur le sujet d’Agnès,
    Et je la fais venir en ce lieu tout exprès,
    Sous prétexte d’y faire un tour de promenade,
    Afin que les soupçons de mon esprit malade
    Puissent sur le discours la mettre adroitement,

    Et lui sondant le cœur, s’éclaircir doucement.
    Venez, Agnès. Rentrez.

    Scène 5

    Arnolphe,


    Arnolphe.


    La promenade est belle.

    Agnès.

    Fort belle.

    Arnolphe.

    Le beau jour !

    Agnès.

    Fort beau.

    Arnolphe.

    Quelle nouvelle ?

    Agnès.

    Le petit chat est mort.

    Arnolphe.

    C’est dommage ; mais quoi ?

    Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
    Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ?

    Agnès.

    Non.

    Arnolphe.

    Vous ennuyait-il ?

    Agnès.

    Jamais je ne m’ennuie.

    Arnolphe.

    Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

    Agnès.

    Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

    Arnolpheayant un peu rêvé.

    Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
    Voyez la médisance, et comme chacun cause :
    Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu
    était en mon absence à la maison venu,
    Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues ;
    Ma

    is je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues,
    Et j’ai voulu gager que c’était faussement…

    Agnès.

    Mon Dieu, ne gagez pas : vous perdriez vraiment.

    Arnolphe.

    Quoi ? c’est la vérité qu’un homme… ?

    Agnès.

    Chose sûre.

    Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

    Arnolpheà part.

    Cet aveu qu’elle fait avec sincérité
    Me marque pour le moins son ingénuité.
    Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
    Que j’avais défendu que vous vissiez personne.

    Agnès.

    Oui ; mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi ;
    Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

    Arnolphe.

    Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.

    Agnès.

    Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
    J’étais sur le balcon à travailler au frais,
    Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
    Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
    D’une humble révérence aussitôt me salue :
    Moi, pour ne point manquer à la civilité,
    Je fis la révérence aussi de mon côté.
    Soudain il me refait une autre révérence :
    Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
    Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
    D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
    Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
    Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
    Et moi, qui tous ces tours fixement regardois,
    Nouvelle révérence aussi je lui rendois :
    Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
    Toujours comme cela je me serais tenue,

    Ne voulant point céder, et recevoir l’ennui
    Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

    Arnolphe.


    Fort bien.

    Agnès.

    Le lendemain, étant sur notre porte,
    Une vieille m’aborde, en parlant de la sorte :
    « Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
    Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !
    Il ne vous a pas faite une belle personne
    Afin de mal user des choses qu’il vous donne ;
    Et vous devez savoir que vous avez blessé
    Un cœur qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé. »

    Arnolpheà part.

    Ah ! suppôt de Satan ! exécrable damnée !

    Agnès.

    « Moi, j’ai blessé quelqu’un ! fis-je toute étonnée.
    — Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
    Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon.
    — Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?
    Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
    — Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
    Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal.
    — Hé ! mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde :
    Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde ?
    — Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
    Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
    En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
    Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable,
    Que votre cruauté lui refuse un secours,
    C’est un homme à porter en terre dans deux jours.
    — Mon Dieu ! j’en aurais, dis-je, une douleur bien grande.
    Mais pour le secourir qu’est-ce qu’il me demande ?
    — Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
    Que le bien de vous voir et vous entretenir :

    Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine
    Et du mal qu’ils ont fait être la médecine.
    — Hélas ! volontiers, dis-je ; et puisqu’il est ainsi,

    Il peut, tant qu’il voudra, me venir voir ici. »

    Arnolpheà part.

    Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes,
    Puisse l’enfer payer tes charitables trames !

    Agnès.

    Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
    Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?
    Et pouvois-je, après tout, avoir la conscience
    De le laisser mourir faute d’une assistance,
    Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir
    Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir ?

    Arnolphebas.

    Tout cela n’est parti que d’une âme innocente ;
    Et j’en dois accuser mon absence imprudente,
    Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs
    Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
    Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires,
    Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires.

    Agnès.

    Qu’avez-vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit ?
    Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?

    Arnolphe.

    Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,

    Et comme le jeune homme a passé ses visites.

    Agnès.

    Hélas ! si vous saviez comme il était ravi,
    Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
    Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette,
    Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette,
    Vous l’aimeriez sans doute et diriez comme nous…

    Arnolphe.

    Oui. Mais que faisait-il étant seul avec vous ?

    Agnès.

    Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde,
    Et me disait des mots les plus gentils du monde,
    Des choses que jamais rien ne peut égaler,
    Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
    La douceur me chatouille et là dedans remue
    Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue.

    Arnolpheà part.

    Ô fâcheux examen d’un mystère fatal,
    Où l’examinateur souffre seul tout le mal !
    (À Agnès.)
    Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
    Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

    Agnès.

    Oh tant ! Il me prenait et les mains et les bras,
    Et de me les baiser il n’était jamais las.

    Arnolphe.

    Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
    (La voyant interdite.)
    Ouf !

    Agnès.

    Hé ! il m’a…

    Arnolphe.

    Quoi ?

    Agnès.

    Pris…

    Arnolphe.

    Euh !

    Agnès.

    Le…


    Arnolphe.

    Plaît-il ?

    Agnès.

    Je n’ose,
    Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

    Arnolphe.

    Non.

    Agnès.

    Si fait.

    Arnolphe.

    Mon Dieu, non !

    Agnès.

    Jurez donc votre foi.

    Arnolphe.

    Ma foi, soit.

    Agnès.

    Il m’a pris… Vous serez en colère.

    Arnolphe.

    Non.

    Agnès.

    Si.

    Arnolphe.

    Non, non, non, non. Diantre, que de mystère !
    Qu’est-ce qu’il vous a pris ?

    Agnès.

    Il…

    Arnolpheà part.

    Je souffre en damné.

    Agnès.

    Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné.

    À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

    Arnolphereprenant haleine.

    Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre
    S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

    Agnès.

    Comment ? est-ce qu’on fait d’autres choses ?

    Arnolphe.

    Non pas.
    Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède,
    N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède ?

    Agnès.

    Non. Vous pouvez juger, s’il en eût demandé,
    Que pour le secourir j’aurais tout accordé.

    Arnolphe.

    Grâce aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte :

    Si j’y retombe plus, je veux bien qu’on m’affronte.
    Chut. De votre innocence, Agnès, c’est un effet.
    Je ne vous en dis mot : ce qui s’est fait est fait.
    Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire
    Que de vous abuser, et puis après s’en rire.

    Agnès.

    Oh ! point : il me l’a dit plus de vingt fois à moi.

    Arnolphe.

    Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi.
    Mais enfin apprenez qu’accepter des cassettes,
    Et de ces beaux blondins écouter les sornettes,
    Que se laisser par eux, à force de langueur,
    Baiser ainsi les mains et chatouiller le cœur,
    Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.

    Agnès.

    Un péché, dites-vous ? Et la raison, de grâce ?

    Arnolphe.

    La raison ? La raison est l’arrêt prononcé
    Que par ces actions le Ciel est courroucé.

    Agnès.

    Courroucé ! Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ?
    C’est une chose, hélas ! si plaisante et si douce !
    J’admire quelle joie on goûte à tout cela,
    Et je ne savais point encor ces choses-là.

    Arnolphe.


    Oui, c’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
    Ces propos si gentils et ces douces caresses ;
    Mais il faut le goûter en toute honnêteté,

    Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.

    Agnès.

    N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?

    Arnolphe.

    Non.

    Agnès.

    Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

    Arnolphe.

    Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
    Et pour vous marier on me revoit ici.

    Agnès.

    Est-il possible ?

    Arnolphe.

    Oui.

    Agnès.

    Que vous me ferez aise !

    Arnolphe.

    Oui, je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.

    Agnès.

    Vous nous voulez, nous deux…

    Arnolphe.

    Rien de plus assuré.

    Agnès.

    Que, si cela se fait, je vous caresserai !

    Arnolphe.

    Hé ! la chose sera de ma part réciproque.

    Agnès.

    Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
    Parlez-vous tout de bon ?

    Arnolphe.

    Oui, vous le pourrez voir.

    Agnès.

    Nous serons mariés ?

    Arnolphe.

    Oui.

    Agnès.

    Mais quand ?

    Arnolphe.


    Dès ce soir.

    Agnès, riant.

    Dès ce soir ?

    Arnolphe.

    Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?

    Agnès.

    Oui.

    Arnolphe.

    Vous voir bien contente est ce que je désire.

    Agnès.

    Hélas ! que je vous ai grande obligation,
    Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !

    Arnolphe.

    Avec qui ?

    Agnès.

    Avec…, là.

    Arnolphe.

    Là… : là n’est pas mon compte.
    À choisir un mari vous êtes un peu prompte.
    C’est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
    Et quant au Monsieur, là. Je prétends, s’il vous plaît,
    Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
    Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
    Que, venant au logis, pour votre compliment
    Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement ;
    Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre,

    L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître.
    M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin,
    De votre procédé je serai le témoin.

    Agnès.

    Las ! il est si bien fait ! C’est…

    Arnolphe.

    Ah ! que de langage !

    Agnès.

    Je n’aurai pas le cœur…

    Arnolphe.

    Point de bruit davantage.
    Montez là-haut.

    Agnès.

    Mais quoi ? voulez-vous… ?

    Arnolphe.

    C’est assez.
    Je suis maître, je parle : allez, obéissez.

    ACTE III

    Scène I

    ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille :
    Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
    Confondu de tout point le blondin séducteur,
    Et voilà de quoi sert un sage directeur.
    Votre innocence, Agnès, avait été surprise.
    Voyez sans y penser où vous vous étiez mise :
    Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
    Le grand chemin d’enfer et de perdition.
    De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes.
    Ils ont de beaux canons, force rubans, et plumes,
    Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux :
    Mais comme je vous dis la griffe est là-dessous.
    Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée
    De l’honneur féminin cherche à faire curée.
    Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
    Vous en êtes sortie avec honnêteté.
    L’air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
    Qui de tous ses desseins a mis l’espoir par terre,
    Me confirme encor mieux à ne point différer
    Les noces où je dis qu’il vous faut préparer.
    Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
    Quelque petit discours qui vous soit salutaire.

    (à Georgette et à Alain.)

    Un siége au frais ici. Vous, si jamais en rien…

    Georgette.

    De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
    Cet autre monsieur-là nous en faisait accroire ;
    Mais…

    Alain.


        S’il entre jamais, je veux jamais ne boire.
    Aussi bien est-ce un sot ; il nous a l’autre fois
    Donné deux écus d’or qui n’étoient pas de poids.

    Arnolphe.


    Ayez donc pour souper tout ce que je desire ;
    Et pour notre contrat, comme je viens de dire,
    Faites venir ici, l’un ou l’autre, au retour,
    Le notaire qui loge au coin de ce carfour.

    Scène 2

    Arnolphe, Agnès

    Arnolphe, assis.


    Agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage.
    Levez un peu la tête et tournez le visage :
    (Mettant le doigt sur son front.)
    Là, regardez-moi là durant cet entretien ;
    Et, jusqu’au moindre mot, imprimez-le-vous bien.
    Je vous épouse, Agnès ; et, cent fois la journée,
    Vous devez bénir l’heur de votre destinée,
    Contempler la bassesse où vous avez été,
    Et dans le même temps admirer ma bonté,
    Qui, de ce vil état de pauvre villageoise,
    Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise,
    Et jouir de la couche et des embrassements
    D’un homme qui fuyoit tous ces engagements,
    Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,
    Le cœur a refusé l’honneur qu’il vous veut faire.
    Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux
    Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,
    Afin que cet objet d’autant mieux vous instruise
    À mériter l’état où je vous aurai mise,
    À toujours vous connoître, et faire qu’à jamais
    Je puisse me louer de l’acte que je fais.
    Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :
    À d’austères devoirs le rang de femme engage ;

    Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
    Pour être libertine et prendre du bon temps.
    Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
    Du côté de la barbe est la toute-puissance.
    Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
    Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
    L’une est moitié suprême et l’autre subalterne ;
    L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;
    Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
    Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
    Le valet à son maître, un enfant à son père,
    À son supérieur le moindre petit Frère,
    N’approche point encor de la docilité,
    Et de l’obéissance, et de l’humilité,
    Et du profond respect où la femme doit être

    Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
    Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,
    Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
    Et de n’oser jamais le regarder en face
    Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce.
    C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui ;
    Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui.
    Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines
    Dont par toute la ville on chante les fredaines,
    Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
    C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin.
    Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,
    C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
    Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;
    Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;

    Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes
    Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
    Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons ;
    Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
    Si votre âme les suit, et fuit d’être coquette,
    Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette ;
    Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,
    Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
    Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,
    Et vous irez un jour, vrai partage du diable,

    Bouillir dans les enfers à toute éternité :
    Dont vous veuille garder la céleste bonté !
    Faites la révérence. Ainsi qu’une novice
    Par cœur dans le couvent doit savoir son office,
    Entrant au mariage il en faut faire autant ;
    Et voici dans ma poche un écrit important
    (Il se lève.)
    Qui vous enseignera l’office de la femme.
    J’en ignore l’auteur, mais c’est quelque bonne âme ;

    Et je veux que ce soit votre unique entretien.
    Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien.

    Agnès lit.

    LES MAXIMES DU MARIAGE
    OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIÉE,
    AVEC SON EXERCICE JOURNALIER.
    I. MAXIME.
        Celle qu’un lien honnête
        Fait entrer au lit d’autrui,
        Doit

    se mettre dans la tête,
        Malgré le train d’aujourd’hui,
    Que l’homme qui la prend, ne la prend que pour lui.

    Arnolphe.

    Je vous expliquerai ce que cela veut dire ;
    Mais pour l’heure présente il ne faut rien que lire.

    Agnès poursuit.

    II. MAXIME.
        Elle ne se doit parer
        Qu’autant que peut désirer
        Le mari qui la possède :
    C’est lui que touche seul le soin de sa beauté ;
        Et pour rien doit être compté
        Que les autres la trouvent laide.

    III. MAXIME.
        Loin ces études d’œillades,
        Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
    Et mille ingrédients qui font des teints fleuris :
    À l’honneur tous les jours ce sont drogues mortelles ;
        Et les soins de paraître belles
        Se prennent peu pour les maris.

    IV. MAXIME.
    Sous sa coiffe, en sortant, comme l’honneur l’ordonne,
    Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups ;
        Car pour bien plaire à son époux,
        Elle ne doit plaire à personne.


    V. MAXIME.
    Hors ceux dont au mari la visite se rend,
        La bonne règle défend
        De recevoir aucune âme :
        Ceux qui, de galante humeur,
        N’ont affaire qu’à Madame,
        N’accommodent pas Monsieur.

    VI. MAXIME.
        Il faut des présents des hommes
        Qu’

    elle se défende bien ;
        Car dans le siècle où nous sommes,
        On ne donne rien pour rien.

    VII. MAXIME.
    Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,
    Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes :
        Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
        Écrire tout ce qui s’écrit chez lui.

    VIII. MAXIME.
        Ces sociétés déréglées
        Qu’on nomme belles assemblées
    Des femmes tous les jours corrompent les esprits :
    En bonne politique on les doit interdire ;
        Car c’est là que l’on conspire
        Contre les pauvres maris.

    IX. MAXIME.
    Toute femme qui veut à l’honneur se vouer
        Doit se défendre de jouer,
        Comme d’une chose funeste :
        Car le jeu, fort décevant,
        Pousse une femme souvent
        À jouer de tout son reste.

    X. MAXIME.
        Des promenades du temps,
        Ou repas qu’on donne aux champs,
        Il ne faut point qu’elle essaye :

    Selon les prudents cerveaux,
        Le mari, dans ces cadeaux,
        Est toujours celui qui paye.


    XI. MAXIME…

    Arnolphe.

    Vous achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt

    Je vous expliquerai ces choses comme il faut.
    Je me suis souvenu d’une petite affaire :
    Je n’ai qu’un mot à dire, et ne tarderai guère.
    Rentrez, et conservez ce livre chèrement.
    Si le Notaire vient, qu’il m’attende un moment.

    Scène 3

    Arnolphe


    .


    Arnolphe.

    Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme.
    Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme ;
    Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
    Et je lui puis donner la forme qui me plaît.
    Il s’en est peu fallu que, durant mon absence,
    On ne m’ait attrapé par son trop d’innocence ;
    Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité,

    Que la femme qu’on a pèche de ce côté.
    De ces sortes d’erreurs le remède est facile :
    Toute personne simple aux leçons est docile ;
    Et si du bon chemin on l’a fait écarter,
    Deux mots incontinent l’y peuvent rejeter.
    Mais une femme habile est bien une autre bête :
    Notre sort ne dépend que de sa seule tête ;
    De ce qu’elle s’y met rien ne la fait gauchir,
    Et nos enseignements ne font là que blanchir :
    Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,
    À se faire souvent des vertus de ses crimes,
    Et trouver, pour venir à ses coupables fins,
    Des détours à duper l’adresse des plus fins.
    Pour se parer du coup en vain on se fatigue :
    Une femme d’esprit est un diable en intrigue ;
    Et dès que son caprice a prononcé tout bas
    L’arrêt de notre honneur, il faut passer le pas :
    Beaucoup d’honnêtes gens en pourraient bien que dire.
    Enfin, mon étourdi n’aura pas lieu d’en rire.
    Par son trop de caquet il a ce qu’il lui faut.
    Voilà de nos François l’ordinaire défaut :
    Dans la possession d’une bonne fortune,
    Le secret est toujours ce qui les importune ;
    Et la vanité sotte a pour eux tant d’appas,
    Qu’ils se pendraient plutôt que de ne causer pas.

    Oh ! que les femmes sont du diable bien tentées,
    Lorsqu’elles vont choisir ces têtes éventées,
    Et que… ! Mais le voici… Cachons-nous toujours bien
    Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

    Scène 4

    Horace, Arnolphe


    Horace.

    Je reviens de chez vous, et le destin me montre
    Qu’il n’a pas résolu que je vous y rencontre.
    Mais j’irai tant de fois, qu’enfin quelque moment…

    Arnolphe.

    Hé ! mon Dieu, n’entrons point dans ce vain compliment :
    Rien ne me fâche tant que ces cérémonies ;
    Et si l’on m’en croyait, elles seraient bannies.
    C’est un maudit usage ; et la plupart des gens
    Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.
    Mettons donc sans façons. Hé bien ! vos amourettes ?
    Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ?
    J’étais tantôt distrait par quelque vision ;
    Mais depuis là-dessus j’ai fait réflexion :
    De vos premiers progrès j’admire la vitesse,
    Et dans l’événement mon âme s’intéresse.

    Horace.

    Ma foi, depuis qu’à vous s’est découvert mon cœur,
    Il est à mon amour arrivé du malheur.

    Arnolphe.

    Oh ! oh ! comment cela ?

    Horace.

    La fortune cruelle
    A ramené des champs le patron de la belle.

    Arnolphe.

    Quel malheur !

    Horace.

    Et de plus, à mon très grand regret,

    Il a su de nous deux le commerce secret.

    Arnolphe.

    D’où, diantre, a-t-il sitôt appris cette aventure ?

    Horace.

    Je ne sais ; mais enfin c’est une chose sûre.
    Je pensais aller rendre, à mon heure à peu près,
    Ma petite visite à ses jeunes attraits,
    Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
    Et servante et valet m’ont bouché le passage,
    Et d’un « Retirez-vous, vous nous importunez, »
    M’ont assez rudement fermé la porte au nez.

    Arnolphe.

    La porte au nez !

    Horace.

    Au nez.

    Arnolphe.

    La chose est un peu forte.

    Horace.

    J’ai voulu leur parler au travers de la porte ;
    Mais à tous mes propos ce qu’ils ont répondu,
    C’est : « Vous n’entrerez point, Monsieur l’a défendu. »

    Arnolphe.

    Ils n’ont donc point ouvert ?

    Horace.

    Non. Et de la fenêtre
    Agnès m’a confirmé le retour de ce maître,
    En me chassant de là d’un ton plein de fierté,
    Accompagné d’un grès que sa main a jeté.

    Arnolphe.

    Comment d’un grès ?

    Horace.

    D’un grès de taille non petite,
    Dont on a par ses mains régalé ma visite.

    Arnolphe.

    Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela !

    Et je trouve fâcheux l’état où vous voilà.

    Horace.

    Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

    Arnolphe.

    Certes, j’en suis fâché pour vous, je vous proteste.

    Horace.

    Cet homme me rompt tout.

    Arnolphe.

    Oui. Mais cela n’est rien ;
    Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.

    Horace.

    Il faut bien essayer, par quelque intelligence,

    De vaincre du jaloux l’exacte vigilance.

    Arnolphe.

    Cela vous est facile. Et la fille, après tout,
    Vous aime.

    Horace.

    Assurément.

    Arnolphe.

    Vous en viendrez à bout.

    Horace.

    Je l’espère.

    Arnolphe.

    Le grès vous a mis en déroute ;
    Mais cela ne doit pas vous étonner.

    Horace.

    Sans doute,
    Et j’ai compris d’abord que mon homme était là,
    Qui, sans se faire voir, conduisait tout cela.
    Mais ce qui m’a surpris, et qui va vous surprendre,
    C’est un autre incident que vous allez entendre ;
    Un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté,
    Et qu’on n’attendrait point de sa simplicité.
    Il le faut avouer, l’amour est un grand maître :
    Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être ;
    Et souvent de nos mœurs l’absolu changement
    Devient, par ses leçons, l’ouvrage d’un moment ;
    De la nature, en nous, il force les obstacles,
    Et ses effets soudains ont de l’air des miracles ;
    D’un avare à l’instant il fait un libéral,
    Un vaillant d’un poltron, un civil d’un brutal ;

    Il rend agile à tout l’âme la plus pesante,

    Et donne de l’esprit à la plus innocente.
    Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès ;
    Car, tranchant avec moi par ces termes exprès :
    « Retirez-vous : mon âme aux visites renonce ;
    Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse, »
    Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonniez
    Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;
    Et j’admire de voir cette lettre ajustée
    Avec le sens des mots et la pierre jetée.
    D’une telle action n’êtes-vous pas surpris ?
    L’amour sait-il pas l’art d’aiguiser les esprits ?
    Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
    Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes ?
    Que dites-vous du tour et de ce mot d’écrit ?
    Euh ! n’admirez-vous point cette adresse d’esprit ?
    Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
    A joué mon jaloux dans tout ce badinage ?
    Dites.

    Arnolphe.

    Oui, fort plaisant.

    Horace.
    (Arnolphe rit d’un ris forcé.)

    Riez-en donc un peu.
    Cet homme, gendarmé d’abord contre mon feu,
    Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
    Comme si j’y voulois entrer par escalade ;
    Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,

    Anime du dedans tous ses gens contre moi,
    Et qu’abuse à ses yeux, par sa machine même,
    Celle qu’il veut tenir dans l’ignorance extrême !
    Pour moi, je vous l’avoue, encor que son retour
    En un grand embarras jette ici mon amour,
    Je tiens cela plaisant autant qu’on saurait dire,

    Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire :
    Et vous n’en riez pas assez, à mon avis.

    Arnolpheavec un ris forcé.

    Pardonnez-moi, j’en ris tout autant que je puis.

    Horace.

    Mais il faut qu’en ami je vous montre la lettre.
    Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre,
    Mais en termes touchants et tous pleins de bonté,
    De tendresse innocente et d’ingénuité,
    De la manière enfin que la pure nature
    Exprime de l’amour la première blessure.

    Arnolphe, bas.

    Voilà, friponne, à quoi l’écriture te sert ;
    Et contre mon dessein l’art t’en fut découvert.

    Horace lit.

    « Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à connaître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque chose qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrais. En vérité, je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal à dire cela ; mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je voudrais que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est ; car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je pense que j’en mourrais de déplaisir. »

    Arnolphe.

    Hon ! chienne !

    Horace.


    Qu’avez-vous ?

    Arnolphe.

    Moi ? rien. C’est que je tousse.

    Horace.

    Avez-vous jamais vu d’expression plus douce ?
    Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir,
    Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?
    Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable
    De gâter méchamment ce fonds d’âme admirable,
    D’avoir dans l’ignorance et la stupidité

    Voulu de cet esprit étouffer la clarté ?
    L’amour a commencé d’en déchirer le voile ;
    Et si par la faveur de quelque bonne étoile,
    Je puis, comme j’espère, à ce franc animal,
    Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal,…

    Arnolphe.

    Adieu.

    Horace.

    Comment, si vite ?

    Arnolphe.

    Il m’est dans la pensée
    Venu tout maintenant une affaire pressée.

    Horace.

    Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,
    Qui dans cette maison pourrait avoir accès ?
    J’en use sans scrupule ; et ce n’est pas merveille
    Qu’on se puisse, entre amis, servir à la pareille.
    Je n’ai plus là dedans que gens pour m’observer ;
    Et servante et valet, que je viens de trouver,
    N’ont jamais, de quelque air que je m’y sois pu prendre,
    Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
    J’avais pour de tels coups certaine vieille en main,
    D’un génie, à vrai dire, au-dessus de l’humain :
    Elle m’a dans l’abord servi de bonne sorte ;
    Mais depuis quatre jours la pauvre femme est morte.
    Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen ?

    Arnolphe.

    Non, vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.

    Horace.

    Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

    Scène V

    ARNOLPHE, seul.

    Comme il faut devant lui que je me mortifie !
    Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant !
    Quoi ? pour une innocente un esprit si présent !
    Elle a feint d’être telle à mes yeux, la traîtresse,
    Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.
    Enfin me voilà mort par ce funeste écrit.
    Je vois qu’il a, le traître, empaumé son esprit,
    Qu’à ma suppression il s’est ancré chez elle ;
    Et c’est mon désespoir et ma peine mortelle.
    Je souffre doublement dans le vol de son cœur,
    Et l’amour y pâtit aussi bien que l’honneur.
    J’enrage de trouver cette place usurpée,
    Et j’enrage de voir ma prudence trompée.
    Je sais que, pour punir son amour libertin,
    Je n’ai qu’à laisser faire à son mauvais destin,
    Que je serai vengé d’elle par elle-même ;
    Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu’on aime.
    Ciel ! puisque pour un choix j’ai tant philosophé,
    Faut-il de ses appas m’être si fort coiffé !
    Elle n’a ni parents, ni support, ni richesse ;
    Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse :
    Et cependant je l’aime, après ce lâche tour,
    Jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour.
    Sot, n’as-tu point de honte ? Ah ! je crève, j’enrage,
    Et je souffletterais mille fois mon visage.
    Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir
    Quelle est sa contenance après un trait si noir.
    Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ;
    Ou bien, s’il est écrit qu’il faille que j’y passe,
    Donnez-moi tout au moins, pour de tels accidents,
    La constance qu’on voit à de certaines gens !

    ACTE IV

    Scène I

    ARNOLPHE, seul.

    J’ai peine, je l’avoue, à demeurer en place,
    Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse,
    Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors
    Qui du godelureau rompe tous les efforts.
    De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue !
    De tout ce qu’elle a fait elle n’est point émue ;
    Et bien qu’elle me mette à deux doigts du trépas,
    On dirait, à la voir, qu’elle n’y touche pas.
    Plus en la regardant je la voyais tranquille,
    Plus je sentais en moi s’échauffer une bile ;
    Et ces bouillants transports dont s’enflammait mon cœur
    Y semblaient redoubler mon amoureuse ardeur ;
    J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle :
    Et cependant jamais je ne la vis si belle,
    Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants,
    Jamais je n’eus pour eux des désirs si pressants ;
    Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève
    Si de mon triste sort la disgrâce s’achève.
    Quoi ? j’aurai dirigé son éducation
    Avec tant de tendresse et de précaution,
    Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance,

    Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance,
    Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants
    Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
    Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache
    Me la vienne enlever jusque sur la moustache,
    Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !
    Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,
    Vous aurez beau tourner : ou j’y perdrai mes peines,
    Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
    Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

    Scène II

    UN NOTAIRE, ARNOLPHE

    Le Notaire.

    Ah ! le voilà ! Bonjour. Me voici tout à point Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.

    Arnolphesans le voir.

    Comment faire ?

    Le Notaire.

    Il le faut dans la forme ordinaire.

    Arnolphesans le voir.

    À mes précautions je veux songer de près.

    Le Notaire.

    Je ne passerai rien contre vos intérêts.

    Arnolphesans le voir.

    Il se faut garantir de toutes les surprises.

    Le Notaire.

    Suffit qu’entre mes mains vos affaires soient mises. Il ne vous faudra point, de peur d’être déçu, Quittancer le contrat que vous n’ayez reçu.

    Arnolphesans le voir.

    J’ai peur, si je vais faire éclater quelque chose, Que de cet incident par la ville on ne cause.

    Le Notaire.

    Hé bien, il est aisé d’empêcher cet éclat, Et l’on peut en secret faire votre contrat.

    Arnolphesans le voir.

    Mais comment faudra-t-il qu’avec elle j’en sorte ?

    Le Notaire.

    Le douaire se règle au bien qu’on vous apporte.

    Arnolphesans le voir.

    Je l’aime, et cet amour est mon grand embarras.

    Le Notaire.

    On peut avantager une femme en ce cas.

    Arnolphesans le voir.

    Quel traitement lui faire en pareille aventure ?

    Le Notaire.

    L’ordre est que le futur doit douer la future Du tiers du dot qu’elle a ; mais cet ordre n’est rien, Et l’on

    </poem>

    va plus avant lorsque l’on le veut bien.

    Arnolphesans le voir.

    Si…

    Le NotaireArnolphe l’apercevant.

    Pour le préciput, il les regarde ensemble.
    Je dis que le futur peut comme bon lui semble
    Douer la future.

    Arnolphel’ayant aperçu.

    Euh ?

    Le Notaire.

    Il peut l’avantager
    Lorsqu’il l’aime beaucoup et qu’il veut l’obliger,

    Et cela par douaire, ou préfix qu’on appelle,
    Qui demeure perdu par le trépas d’icelle,
    Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs,
    Ou coutumier, selon les différents vouloirs,
    Ou par donation dans le contrat formelle,
    Qu’on fait ou pure et simple, ou qu’on fait mutuelle.
    Pourquoi hausser le dos ? Est-ce qu’on parle en fat,
    Et que l’on ne sait pas les formes d’un contrat ?
    Qui me les apprendra ? Personne, je présume.
    Sais-je pas qu’étant joints, on est par la Coutume
    Communs en meubles, biens immeubles et conquêts,
    À moins que par un acte on y renonce exprès ?
    Sais-je pas que le tiers du bien de la future
    Entre en communauté pour…

    Arnolphe.

    Oui, c’est chose sûre,
    Vous savez tout cela ; mais qui vous en dit mot ?

    Le Notaire.

    Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,

    En me haussant l’épaule et faisant la grimace.

    Arnolphe.

    La peste soit fait l’homme, et sa chienne de face !
    Adieu : c’est le moyen de vous faire finir.

    Le Notaire.

    Pour dresser un contrat m’a-t-on pas fait venir ?

    Arnolphe.


    Oui, je vous ai mandé ; mais la chose est remise,
    Et l’on vous mandera quand l’heure sera prise.
    Voyez quel diable d’homme avec son entretien !

    Le Notaire.

    Je pense qu’il en tient, et je crois penser bien.

    Scène 3

    Le Notaire, Alain, Georgette, Arnolphe


    .


    Le Notaire.

    M’êtes-vous pas venu quérir pour votre maître ?

    Alain.

    Oui.

    Le Notaire.

    J’ignore pour qui vous le pouvez connaître,
    Mais allez de ma part lui dire de ce pas
    Que c’est un fou fieffé.

    Georgette.

    Nous n’y manquerons pas.

    Scène 4

    Alain, Georgette, Arnolphe


    Alain.

    Monsieur…

    Arnolphe.

    Approchez-vous : vous êtes mes fidèles,
    Mes bons, mes vrais amis, et j’en sais des nouvelles.

    Alain.

    Le Notaire…

    Arnolphe.

    Laissons, c’est pour quelque autre jour.
    On veut à mon honneur jouer d’un mauvais tour ;
    Et quel affront pour vous, mes enfants, pourrait-ce être,
    Si l’on avait ôté l’honneur à votre maître !
    Vous n’oseriez après paraître en nul endroit,
    Et chacun, vous voyant, vous montrerait au doigt.
    Donc, puisque autant que moi l’affaire vous regarde,
    Il faut de votre part faire une telle garde,
    Que ce galant ne puisse en aucune façon…

    Georgette.

    Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

    Arnolphe.


    Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.

    Alain.

    Oh ! vraiment.

    Georgette.

    Nous savons comme il faut s’en défendre.

    Arnolphe.

    S’il venait doucement : « Alain, mon pauvre cœur,
    Par un peu de secours soulage ma langueur. »

    Alain.

    Vous êtes un sot.

    Arnolphe.
                                         (À Georgette.)

    Bon. « Georgette, ma mignonne,
    Tu me parais si douce et si bonne personne. »

    Georgette.

    Vous êtes un nigaud.

    Arnolphe.
                                         (À Alain.)

    Bon. « Quel mal trouves-tu
    Dans un dessein honnête et tout plein de vertu ? »

    Alain.

    Vous êtes un fripon.

    Arnolphe.
                                         (À Georgette.)

    Fort bien. « Ma mort est sûre,
    Si tu ne prends pitié des peines que j’endure. »

    Georgette.

    Vous êtes un benêt, un impudent.

    Arnolphe.

    Fort bien.
    « Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien ;
    Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire ;
    Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire ;
    Et voilà pour t’avoir, Georgette, un cotillon :
    (Ils tendent tous deux la main, et prennent l’argent.)
    Ce n’est de mes bienfaits qu’un simple échantillon.
    Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,
    C’est que je puisse voir votre belle maîtresse. »

    Georgettele poussant.


    À d’autres.

    Arnolphe.

    Bon cela.

    Alainle poussant.

    Hors d’ici.

    Arnolphe.

    Bon.

    Georgettele poussant.

    Mais tôt.

    Arnolphe.

    Bon. Holà ! c’est assez.

    Georgette.

    Fais-je pas comme il faut ?

    Alain.

    Est-ce de la façon que vous voulez l’entendre ?

    Arnolphe.

    Oui, fort bien, hors l’argent, qu’il ne fallait pas prendre.

    Georgette.

    Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

    Alain.

    Voulez-vous qu’à l’instant nous recommencions ?

    Arnolphe.

    Point :
    Suffit. Rentrez tous deux.

    Alain.

    Vous n’avez rien qu’à dire.

    Arnolphe.

    Non, vous dis-je ; rentrez, puisque je le désire.
    Je vous laisse l’argent. Allez : je vous rejoins.
    Ayez bien l’œil à tout, et secondez mes soins.

    Scène 5

    Arnolphe,


    Arnolphe.

    Je veux, pour espion qui soit d’exacte vue,

    Prendre le savetier du coin de notre rue.
    Dans la maison toujours je prétends la tenir,
    Y faire bonne garde, et surtout en bannir
    Vendeuses de ruban, perruq

    uières, coiffeuses,
    Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,
    Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour
    À faire réussir les mystères d’amour.
    Enfin j’ai vu le monde et j’en sais les finesses.
    Il faudra que mon homme ait de grandes adresses
    Si message ou poulet de sa part peut entrer.

    Scène 6

    Horace, Arnolphe


    Horace.

    La place m’est heureuse à vous y rencontrer.
    Je viens de l’échapper bien belle, je vous jure.
    Au sortir d’avec vous, sans prévoir l’aventure,
    Seule dans son balcon j’ai vu paraître Agnès,
    Qui des arbres prochains prenait un peu le frais.

    Après m’avoir fait signe, elle a su faire en sorte,
    Descendant au jardin, de m’en ouvrir la porte ;
    Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous,
    Qu’elle a sur les degrés entendu son jaloux ;
    Et tout ce qu’elle a pu dans un tel accessoire,
    C’est de me renfermer dans une grande armoire.
    Il est entré d’abord : je ne le voyais pas,
    Mais je l’oyais marcher, sans rien dire, à grands pas,
    Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
    Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
    Frappant un petit chien qui pour lui s’émouvait,
    Et jetant brusquement les hardes qu’il trouvait ;
    Il a même cassé, d’une main mutinée,
    Des vases dont la belle ornait sa cheminée ;
    Et sans doute il faut bien qu’à ce becque cornu
    Du trait qu’elle a joué quelque jour soit venu.

    Enfin, après cent tours, ayant de la manière
    Sur ce qui n’en peut mais déchargé sa colère,

    Mon jaloux inquiet, sans dire son ennui,
    Est sorti de la chambre, et moi de mon étui.
    Nous n’avons point voulu, de peur du personnage,
    Risquer à nous tenir ensemble davantage :
    C’était trop hasarder ; mais je dois, cette nuit,
    Dans sa chambre un peu tard m’introduire sans bruit.
    En toussant par trois fois je me ferai connaître ;
    Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre,
    Dont, avec une échelle, et secondé d’Agnès,
    Mon amour tâchera de me gagner l’accès.
    Comme à mon seul ami, je veux bien vous l’apprendre :
    L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre ;
    Et, goûtât-on cent fois un bonheur trop parfait,
    On n’en est pas content, si quelqu’un ne le sait.
    Vous prendrez part, je pense, à l’heur de mes affaires.
    Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.

    Scène 7

    Arnolphe


    Arnolphe.

    Quoi ? l’astre qui s’obstine à me désespérer
    Ne me donnera pas le temps de respirer ?
    Coup sur coup je verrai, par leur intelligence,
    De mes soins vigilants confondre la prudence ?
    Et je serai la dupe, en ma maturité,
    D’une jeune innocente et d’un jeune éventé ?

    En sage philosophe on m’a vu, vingt années,
    Contempler des maris les tristes destinées,
    Et m’instruire avec soin de tous les accidents
    Qui font dans le malheur tomber les plus prudents ;
    Des disgrâces d’autrui profitant dans mon âme,
    J’ai cherché les moyens, voulant prendre une femme,
    De pouvoir garantir mon front de tous affronts,
    Et le tirer de pair d’avec les autres fronts.
    Pour ce noble dessein, j’ai cru mettre en pratique
    Tout ce que peut trouver l’humaine politique ;
    Et comme si du sort il était arrêté
    Que nul homme ici-bas n’en serait exempté,
    Après l’expérience et toutes les lumières
    Que j’ai pu m’acquérir sur de telles matières,
    Après vingt ans et plus de méditation
    Pour me conduire

    en tout avec précaution,
    De tant d’autres maris j’aurais quitté la trace
    Pour me trouver après dans la même disgrâce ?
    Ah ! bourreau de destin, vous en aurez menti.
    De l’objet qu’on poursuit je suis encor nanti ;
    Si son cœur m’est volé par ce blondin funeste,
    J’empêcherai du moins qu’on s’empare du reste,
    Et cette nuit, qu’on prend pour le galant exploit,
    Ne se passera pas si doucement qu’on croit.
    Ce m’est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,
    Que l’on me donne avis du piége qu’on me dresse,
    Et que cet étourdi, qui veut m’être fatal,
    Fasse son confident de son propre rival.

    Scène 8

    Chrysalde, Arnolphe


    Chrysalde.

    Hé bien, souperons-nous avant la promenade ?

    Arnolphe.

    Non, je jeûne ce soir.

    Chrysalde.

    D’où vient cette boutade ?

    Arnolphe.

    De grâce, excusez-moi : j’ai quelque autre embarras.

    Chrysalde.

    Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas ?

    Arnolphe.

    C’est trop s’inquiéter des affaires des autres.

    Chrysalde.

    Oh ! oh ! si brusquement ! Quels chagrins sont les vôtres ?
    Serait-il point, compère, à votre passion
    Arrivé quelque peu de tribulation ?
    Je le jurerais presque à voir votre visage.

    Arnolphe.

    Quoi qu’il m’arrive, au moins aurai-je l’avantage
    De ne pas ressembler à de certaines gens
    Qui souffrent doucement l’approche des galants.

    Chrysalde.

    C’est un étrange fait, qu’avec tant de lumières,
    Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,
    Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur,

    Et ne conceviez point au monde d’autre honneur.
    Être avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,
    N’est rien, à votre avis, auprès de cette tache ;
    Et, de quelque façon qu’on puisse avoir vécu,
    On est homme d’honneur quand on n’est point cocu.
    À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire
    Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,
    Et qu’une âme bien née ait à se reprocher
    L’injustice d’un mal qu’on ne peut empêcher ?
    Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme,
    Qu’on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,
    Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi
    De l’affront que nous fait son manquement de foi ?
    Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage
    Se faire en galant homme une plus douce image,
    Que des coups du hasard aucun n’étant garant,
    Cet accident de soi doit être indifférent,
    Et qu’enfin tout le mal, quoi que le monde glose,
    N’est que dans la façon de recevoir la chose ;
    Car, pour se bien conduire en ces difficultés,

    Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,
    N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires
    Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires,
    De leurs femmes toujours vont citant les galans,
    En font partout l’éloge, et prônent leurs talens,
    Témoignent avec eux d’étroites sympathies,
    Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
    Et font qu’avec raison les gens sont étonnés
    De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.
    Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable ;
    Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable.
    Si je n’approuve pas ces amis des galans,
    Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulens
    Dont l’imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,
    Attire au bruit qu’il fait les yeux de tout le monde,
    Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir
    Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir.
    Entre ces deux partis il en est un honnête,
    Où dans l’occasion l’homme prudent s’arrête ;
    Et quand on le sait prendre, on n’a point à rougir
    Du pis dont une femme avec nous puisse agir.

    Quoi qu’on en puisse dire enfin, le cocuage
    Sous des traits moins affreux aisément s’envisage ;
    Et, comme je vous dis, toute l’habileté
    Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

    Arnolphe.

    Après ce beau discours, toute la confrérie
    Doit un remercîment à Votre Seigneurie ;
    Et quiconque voudra vous entendre parler
    Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

    Chrysalde.

    Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme ;
    Mais, comme c’est le sort qui nous donne une femme,
    Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés,
    Où, s’il ne vous vient pas ce que vous demandez,
    Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite
    Corriger le hasard par la bonne conduite.

    Arnolphe.

    C’est-à-dire dormir et manger toujours bien,
    Et se persuader que tout cela n’est rien.

    Chrysalde.

    Vous pensez vous moquer ; mais, à ne vous rien feindre,
    Dans le monde je vois cent choses plus à craindre
    Et dont je me ferais un bien plus grand malheur
    Que de cet accident qui vous fait tant de peur.
    Pensez-vous qu’à choisir de deux choses prescrites,
    Je n’aimasse pas mieux être ce que vous dites,
    Que de me voir mari de ces femmes de bien,
    Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien,
    Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,
    Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses,
    Qui, pour un petit tort qu’elles ne nous font pas,
    Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,

    Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,
    Que nous soyons tenus à tout endurer d’elles ?
    Encore un coup, compère, apprenez qu’en effet
    Le cocuage n’est que ce que l’on le fait,
    Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes,
    Et qu’il a ses plaisirs comme les autres choses.

    Arnolphe.


    Si vous êtes d’humeur à vous en contenter,

    Quant à moi, ce n’est pas la mienne d’en tâter ;
    Et plutôt que subir une telle aventure…

    Chrysalde.

    Mon Dieu ! ne jurez point, de peur d’être parjure.
    Si le sort l’a réglé, vos soins sont superflus,
    Et l’on ne prendra pas votre avis là-dessus.

    Arnolphe.

    Moi, je serais cocu ?

    Chrysalde.

    Vous voilà bien malade !
    Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,
    Qui de mine, de cœur, de biens et de maison,
    Ne feraient avec vous nulle comparaison.

    Arnolphe.

    Et moi, je n’en voudrais avec eux faire aucune.
    Mais cette raillerie, en un mot, m’importune :
    Brisons là, s’il vous plaît.

    Chrysalde.

    Vous êtes en courroux.
    Nous en saurons la cause. Adieu. Souvenez-vous,
    Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire,
    Que c’est être à demi ce que l’on vient de dire,
    Que de vouloir jurer qu’on ne le sera pas.

    Arnolphe.

    Moi, je le jure encore, et je vais de ce pas
    Contre cet accident trouver un bon remède.

    Scène 9

    Alain, Georgette, Arnolphe


    Arnolphe.

    Mes amis, c’est ici que j’implore votre aide.
    Je suis édifié de votre affection ;
    Mais il faut qu’elle éclate en cette occasion ;
    Et si

    vous m’y servez selon ma confiance,
    Vous êtes assurés de votre récompense.
    L’homme que vous savez (n’en faites point de bruit)
    Veut, comme je l’ai su, m’attraper cette nuit,
    Dans la chambre d’Agnès entrer par escalade ;
    Mais il lui faut nous trois dresser une embuscade.
    Je veux que vous preniez chacun un bon bâton,
    Et quand il sera près du dernier échelon
    (Car dans le temps qu’il faut j’ouvrirai la fenêtre),
    Que tous deux, à l’envi, vous me chargiez ce traître,
    Mais d’un air dont son dos garde le souvenir,
    Et qui lui puisse apprendre à n’y plus revenir :
    Sans me nommer pourtant en aucune manière,
    Ni faire aucun semblant que je serai derrière.
    Aurez-vous bien l’esprit de servir mon courroux ?

    Alain.

    S’il ne tient qu’à frapper, Monsieur, tout est à nous :
    Vous verrez, quand je bats, si j’y vais de main morte.

    Georgette.

    La mienne, quoique aux yeux elle n’est pas si forte,

    N’en quitte pas sa part à le bien étriller.

    Arnolphe.

    Rentrez donc ; et surtout gardez de babiller.
    Voilà pour le prochain une leçon utile ;
    Et si tous les maris qui sont en cette ville
    De leurs femmes ainsi recevaient le galant,
    Le nombre des cocus ne serait pas si grand.

    ACTE CINQUIÈME.

    Scène I

    ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

    Arnolphe.

    Traîtres ! qu’avez-vous fait par cette violence ?

    Alain.

    Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.

    Arnolphe.

    De cette excuse en vain vous voulez vous armer :
    L’ordre était de le battre, et non de l’assommer ;
    Et c’était sur le dos, et non pas sur la tête,
    Que j’avais commandé qu’on fît choir la tempête.
    Ciel ! dans quel accident me jette ici le sort !
    Et que puis-je résoudre à voir cet homme mort ?
    Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire
    De cet ordre innocent que j’ai pu vous prescrire.
    Le jour s’en va paraître, et je vais consulter
    Comment dans ce malheur je me dois comporter.
    Hélas ! que deviendrai-je ? et que dira le père,
    Lorsque inopinément il saura cette affaire ?

    Scène II

    HORACE, ARNOLPHE.

    Horace, à part.

    Il faut que j’aille un peu reconnoître qui c’est.

    Arnolphe, se croyant seul.

    Eût-on jamais prévu…

    (Heurté par Horace, qu’il ne reconnoît pas.)

    Qui va là, s’il vous plaît ?

    Horace.

    C’est vous, Seigneur Arnolphe ?

    Arnolphe.

    Oui. Mais vous ?…

    Horace.

    C’est Horace.
    Je m’en allais chez vous vous prier d’une grace.

    Vous sortez bien matin !

    Arnolphe, bas.

    Quelle confusion !
    Est-ce un enchantement ? est-ce une illusion ?

    Horace.

    J’étais, à dire vrai, dans une grande peine,
    Et je bénis du Ciel la bonté souveraine
    Qui fait qu’à point nommé je vous rencontre ainsi.
    Je viens vous avertir que tout a réussi,
    Et même beaucoup plus que je n’eusse osé dire,
    Et par un incident qui devait tout détruire.

    Je ne sais point par où l’on a pu soupçonner
    Cette assignation qu’on m’avait su donner ;
    Mais, étant sur le point d’atteindre à la fenêtre,
    J’ai, contre mon espoir, vu quelques gens paraître,
    Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
    M’ont fait manquer le pied et tomber jusqu’en bas,
    Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure,
    De vingt coups de bâton m’a sauvé l’aventure.
    Ces gens-là, dont était, je pense, mon jaloux,
    Ont imputé ma chute à l’effort de leurs coups ;
    Et, comme la douleur, un assez long espace,
    M’a fait sans remuer demeurer sur la place,
    Ils ont cru tout de bon qu’ils m’avaient assommé,
    Et chacun d’eux s’en est aussitôt alarmé.
    J’entendois tout leur bruit dans le profond silence :
    L’un l’autre ils s’accusaient de cette violence ;
    Et sans lumière aucune, en querellant le sort,
    Sont venus doucement tâter si j’étais mort :
    Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
    J’ai d’un vrai trépassé su tenir la figure.
    Ils se sont retirés avec beaucoup d’effroi ;
    Et comme je songeais à me retirer, moi,
    De cette feinte mort la jeune Agnès émue
    Avec empressement est devers moi venue ;
    Car les discours qu’entre eux ces gens avaient tenus
    Jusques à son oreille étaient d’abord venus,
    Et pendant tout ce trouble étant moins observée,
    Du logis aisément elle s’était sauvée ;
    Mais me trouvant sans mal, elle a fait éclater
    Un transport difficile à bien représenter.

    Que vous dirai-je ? Enfin cette aimable personne
    A suivi les conseils que son amour lui donne,

    N’a plus voulu songer à retourner chez soi,
    Et de tout son destin s’est commise à ma foi.
    Considérez un peu, par ce trait d’innocence,
    Où l’expose d’un fou la haute impertinence,
    Et quels fâcheux périls elle pourrait courir,
    Si j’étais maintenant homme à la moins chérir.
    Mais d’un trop pur amour mon âme est embrasée :
    J’aimerais mieux mourir que l’avoir abusée ;
    Je lui vois des appas dignes d’un autre sort,
    Et rien ne m’en saurait séparer que la mort.
    Je prévois là-dessus l’emportement d’un père ;
    Mais nous prendrons le temps d’apaiser sa colère.
    À des charmes si doux je me laisse emporter,
    Et dans la vie enfin il se faut contenter.
    Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
    C’est que je puisse mettre en vos mains cette belle,
    Que dans votre maison, en faveur de mes feux,
    Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux.
    Outre qu’aux yeux du monde il faut cacher sa fuite,
    Et qu’on en pourra faire une exacte poursuite,
    Vous savez qu’une fille aussi de sa façon
    Donne avec un jeune homme un étrange soupçon ;
    Et comme c’est à vous, sûr de votre prudence,
    Que j’ai fait de mes feux entière confidence,
    C’est à vous seul aussi, comme ami généreux,

    Que je puis confier ce dépôt amoureux.

    Arnolphe.

    Je suis, n’en doutez point, tout à votre service.

    Horace.

    Vous voulez bien me rendre un si charmant office ?

    Arnolphe.

    Très volontiers, vous dis-je ; et je me sens ravir
    De cette occasion que j’ai de vous servir,
    Je rends grâces au Ciel de ce qu’il me l’envoie,
    Et n’ai jamais rien fait avec si grande joie.

    Horace.

    Que je suis redevable à toutes vos bontés !
    J’avais de votre part craint des difficultés ;
    Mais vous êtes du monde, et dans votre sagesse

    Vous savez excuser le feu de la jeunesse.
    Un de mes gens la garde au coin de ce détour.

    Arnolphe.

    Mais comment ferons-nous ? car il fait un peu jour :
    Si je la prends ici, l’on me verra peut-être ;
    Et s’il faut que chez moi vous veniez à paraître,
    Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr,
    Il faut me l’amener dans un lieu plus obscur.
    Mon allée est commode, et je l’y vais attendre.

    Horace.

    Ce sont précautions qu’il est fort bon de prendre.
    Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main,
    Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.

    Arnolphe, seul.

    Ah ! fortune, ce trait d’aventure propice
    Répare tous les maux que m’a faits ton caprice !
    (Il s’enveloppe le nez de son manteau.)

    Scène 3

    Agnès, Arnolphe, Horace


    Horace.

    Ne soyez point en peine où je vais vous mener :
    C’est un logement sûr que je vous fais donner.
    Vous loger avec moi, ce serait tout détruire :
    Entrez dans cette porte et laissez-vous conduire.
    (Arnolphe lui prend la main sans qu’elle le reconnaisse.)

    Agnès.

    Pourquoi me quittez-vous ?

    Horace.

    Chère Agnès, il le faut.

    Agnès.

    Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.

    Horace.

    J’en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.

    Agnès.

    Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.

    Horace.

    Hors de votre présence, on me voit triste aussi.

    Agnès.

    Hélas ! s’il était vrai, vous resteriez ici.

    Horace.

    Quoi ? vous pourriez douter de mon amour extrême !

    Agnès.


    Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime.
    (Arnolphe la tire.)
    Ah ! l’on me tire trop.

    Horace.

    C’est qu’il est dangereux,
    Chère Agnès, qu’en ce lieu nous soyons vus tous deux ;
    Et le parfait ami de qui la main vous presse
    Suit le zèle prudent qui pour nous l’intéresse.

    Agnès.

    Mais suivre un inconnu que…

    Horace.

    N’appréhendez rien :
    Entre de telles mains vous ne serez que bien.

    Agnès.

    Je me trouverais mieux entre celles d’Horace.

    Horace.

    Et j’aurais…

    Agnès à celui qui la tient.

    Attendez.

    Horace.

    Adieu : le jour me chasse.

    Agnès.

    Quand vous verrai-je donc ?

    Horace.

    Bientôt, assurément.

    Agnès.

    Que je vais m’ennuyer jusques à ce moment !

    Horace.

    Grâce au Ciel, mon bonheur n’est plus en concurrence,
    Et je puis maintenant dormir en assurance.

    Scène 4

    Arnolphe ,


    Arnolphe, le nez dans son manteau.

    Venez, ce n’est pas là que je vous logerai,
    Et votre gîte ailleurs est par moi préparé :
    Je prétends en lieu sûr mettre votre personne.
    Me connaissez-vous ?

    Agnès, le reconnaissant.

    Hay !

    Arnolphe.


    Mon visage, friponne,
    Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
    Et c’est à contre-cœur qu’ici vous me voyez.
    Je trouble en ses projets l’amour qui vous possède.
    (Agnès regarde si elle ne verra point Horace.)
    N’appelez point des yeux le galant à votre aide :
    Il est trop éloigné pour vous donner secours.
    Ah ! ah ! si jeune encor, vous jouez de ces tours !

    Votre simplicité, qui semble sans pareille,
    Demande si l’on fait les enfants par l’oreille ;
    Et vous savez donner des rendez-vous la nuit,
    Et pour suivre un galant vous évader sans bruit !
    Tudieu ! comme avec lui votre langue cajole !
    Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école.
    Qui diantre tout d’un coup vous en a tant appris ?
    Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ?
    Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie ?
    Ah ! coquine, en venir à cette perfidie !
    Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein !
    Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein,
    Et qui, dès qu’il se sent, par une humeur ingrate,
    Cherche à faire du mal à celui qui le flatte !

    Agnès.

    Pourquoi me criez-vous ?

    Arnolphe.

    J’ai grand tort en effet !

    Agnès.

    Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

    Arnolphe.

    Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

    Agnès.

    C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme :
    J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché
    Qu’il se faut marier pour ôter le péché.

    Arnolphe.

    Oui. Mais pour femme, moi je prétendais vous prendre ;
    Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.

    Agnès.


    Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,
    Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
    Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
    Et vos discours en font une image terrible ;
    Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
    Que de se marier il donne des désirs.

    Arnolphe.

    Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

    Agnès.

    Oui, je l’aime.

    Arnolphe.

    Et vous avez le front de le dire à moi-même !

    Agnès.

    Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

    Arnolphe.

    Le deviez-vous aimer, impertinente ?

    Agnès.

    Hélas !
    Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;
    Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

    Arnolphe.

    Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

    Agnès.

    Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

    Arnolphe.

    Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

    Agnès.

    Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

    Arnolphe.

    Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.
    Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?

    Agnès.

    Vous ?

    Arnolphe.

    Oui.

    Agnès.

    Hélas ! non.

    Arnolphe.

    Comment, non !

    Agnès.

    Voulez-vous que je mente ?

    Arnolphe.


    Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?

    Agnès.

    Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :
    Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?
    Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

    Arnolphe.

    Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ;
    Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

    Agnès.

    Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;
    Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

    Arnolphe.

    Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
    Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?
    Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus
    Une sotte en sait plus que le plus habile homme.

    Puisque en raisonnement votre esprit se consomme,
    La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps
    Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?

    Agnès.

    Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.

    Arnolphe.

    Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
    Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
    Les obligations que vous pouvez m’avoir ?

    Agnès.

    Je ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on pense.

    Arnolphe.

    N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

    Agnès.

    Vous avez là dedans bien opéré vraiment,
    Et m’avez fait en tout instruire joliment !
    Croit-on que je me flatte, et qu’enfin, dans ma tête,
    Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

    Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,
    Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

    Arnolphe.

    Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,
    Apprendre du blondin quelque chose ?

    Agnès.

    Sans doute.
    C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :
    Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

    Arnolphe.

    Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade
    Ma main de ce discours ne venge la bravade.
    J’enrage quand je vois sa piquante froideur,
    Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

    Agnès.

    Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.

    Arnolphe.

    Ce mot et ce regard désarme ma colère,
    Et produit un retour de tendresse et de cœur,
    Qui de son action m’efface la noirceur.
    Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
    Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
    Tout le monde connaît leur imperfection :
    Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;
    Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;
    Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
    Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
    Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.

    Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
    Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
    Considère par là l’amour que j’ai pour toi,
    Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

    Agnès.

    Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire :
    Que me coûterait-il, si je le pouvais

    faire ?

    Arnolphe.

    Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
                                    (Il fait un soupir.)
    Écoute seulement ce soupir amoureux,
    Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
    Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.
    C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,
    Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
    Ta forte passion est d’être brave et leste :
    Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;
    Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
    Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;

    Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :
    Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.
    (À part.)
    Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !
    Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :
    Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
    Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
    Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
    Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :
    Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

    Agnès.

    Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :
    Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

    Arnolphe.

    Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux.
    Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
    Et vous dénicherez à l’instant de la ville.
    Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout ;
    Mais un cul de couvent me vengera de tout.

    Scène 5

    Alain, Arnolphe


    Alain.

    Je ne sais ce que c’est, Monsieur, mais il me semble

    Qu’Agnès et le corps mort s’en sont allés ensemble.

    Arnolphe.

    La voici. Dans ma chambre allez me la nicher :
    Ce ne sera pas là qu’il la viendra chercher ;
    Et puis c’est seulement pour une demie-heure :
    Je vais, pour lui donner une sûre demeure,
    Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux,
    Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux.
    Peut-être que son âme, étant dépaysée,
    Pourra de cet amour être désabusée.

    Scène 6

    Arnolphe, Horace


    Horace.

    Ah ! je viens vous trouver, accablé de douleur.

    Le Ciel, Seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur ;
    Et par un trait fatal d’une injustice extrême,
    On me veut arracher de la beauté que j’aime.
    Pour arriver ici mon père a pris le frais ;
    J’ai trouvé qu’il mettait pied à terre ici près ;
    Et la cause, en un mot, d’une telle venue,
    Qui, comme je disais, ne m’était pas connue,
    C’est qu’il m’a marié sans m’en récrire rien,
    Et qu’il vient en ces lieux célébrer ce lien.
    Jugez, en prenant part à mon inquiétude,
    S’il pouvoit m’arriver un contre-temps plus rude.
    Cet Enrique, dont hier je m’informois à vous,
    Cause tout le malheur dont je ressens les coups ;
    Il vient avec mon père achever ma ruine,
    Et c’est sa fille unique à qui l’on me destine.
    J’ai, dès leurs premiers mots, pensé m’évanouir ;
    Et d’abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr,
    Mon père ayant parlé de vous rendre visite,
    L’esprit plein de frayeur je l’ai devancé vite.
    De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir
    De mon engagement qui le pourrait aigrir ;
    Et tâchez, comme en vous il prend grande créance,

    De le dissuader de cette autre alliance.

    Arnolphe.

    Oui-da.

    Horace.

    Conseillez-lui de différer un peu,

    Et rendez, en ami, ce service à mon feu.

    Arnolphe.

    Je n’y manquerai pas.

    Horace.

    C’est en vous que j’espère.

    Arnolphe.

    Fort bien.

    Horace.

    Et je vous tiens mon véritable père.
    Dites-lui que mon âge… Ah ! je le vois venir :
    Écoutez les raisons que je vous puis fournir.
    (Ils demeurent en un coin du théâtre.)

    Scène 7

    Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe


    Enrique, à Chrysalde.

    Aussitôt qu’à mes yeux je vous ai vu paraître,
    Quand on ne m’eût rien dit, j’aurais su vous connaître.
    Je vous vois tous les traits de cette aimable sœur
    Dont l’hymen autrefois m’avait fait possesseur ;
    Et je serais heureux si la Parque cruelle
    M’eût laissé ramener cette épouse fidèle,
    Pour jouir avec moi des sensibles douceurs
    De revoir tous les siens après nos longs malheurs.
    Mais puisque du destin la fatale puissance

    Nous prive pour jamais de sa chère présence,
    Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter
    Du seul fruit amoureux qui m’en ait pu rester.
    Il vous touche de près ; et, sans votre suffrage,
    J’aurais tort de vouloir disposer de ce gage.
    Le choix du fils d’Oronte est glorieux de soi ;
    Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.

    Chrysalde.

    C’est de mon jugement avoir mauvaise estime
    Que douter si j’approuve un choix si légitime.

    Arnolphe, à Horace.


    Oui, je vais vous servir de la bonne façon.

    Horace.

    Gardez, encore un coup…

    Arnolphe.

    N’ayez aucun soupçon.

    Oronte, à Arnolphe.

    Ah ! que cette embrassade est pleine de tendresse !

    Arnolphe.

    Que je sens à vous voir une grande allégresse !

    Oronte.

    Je suis ici venu…

    Arnolphe.

    Sans m’en faire récit,
    Je sais ce qui vous mène.

    Oronte.

    On vous l’a déjà dit.

    Arnolphe.

    Oui.

    Oronte.

    Tant mieux.

    Arnolphe.

    Votre fils à cet hymen résiste,
    Et son cœur prévenu n’y voit rien que de triste :
    Il m’a même prié de vous en détourner ;
    Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,
    C’est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère,
    Et de faire valoir l’autorité de père.
    Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens,
    Et nous faisons contre eux à leur être indulgent.

    Horace.

    Ah ! traître !

    Chrysalde.

    Si son cœur a quelque répugnance,
    Je tiens qu’on ne doit pas lui faire violence.
    Mon frère, que je crois, sera de mon avis.

    Arnolphe.

    Quoi ? se laissera-t-il gouverner par son fils ?

    Est-ce que vous voulez qu’un père ait la mollesse
    De ne savoir pas faire obéir la jeunesse ?
    Il serait beau vraiment qu’on le vît aujourd’hui
    Prendre loi de qui doit la recevoir de lui !
    Non, non : c’est mon intime, et sa gloire est la mienne :
    Sa parole est donnée, il faut qu’il la maintienne,

    Qu’il fasse voir ici de fermes sentiments,
    Et force de son fils tous les attachements.

    Oronte.

    C’est parler comme il faut, et, dans cette alliance,
    C’est moi qui vous réponds de son obéissance.

    Chrysalde, à Arnolphe.

    Je suis surpris, pour moi, du grand empressement
    Que vous nous faites voir pour cet engagement,
    Et ne puis deviner quel motif vous inspire…

    Arnolphe.

    Je sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire.

    Oronte.

    Oui, oui, Seigneur Arnolphe, il est…

    Chrysalde.

    Ce nom l’aigrit ;
    C’est Monsieur de la Souche, on vous l’a déjà dit.

    Arnolphe.

    Il n’importe.

    Horace.

    Qu’entends-je ?

    Arnolphese retournant vers Horace.

    Oui, c’est là le mystère,
    Et vous pouvez juger ce que je devais faire.

    Horace.

    En quel trouble…

    Scène 8

    Georgette, Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe


    Georgette.

    Monsieur, si vous n’êtes auprès,
    Nous aurons de la peine à retenir Agnès ;
    Elle veut à tous coups s’échapper, et peut-être
    Qu’elle se pourrait bien jeter par la fenêtre.

    Arnolphe.


    Faites-la-moi venir ; aussi bien de ce pas
    Prétends-je l’emmener ; ne vous en fâchez pas :
    Un bonheur continu rendrait l’homme superbe ;
    Et chacun a son tour, comme dit le proverbe.

    Horace.

    Quels maux peuvent, ô Ciel ! égaler mes ennuis !
    Et s’est-on jamais vu dans l’abîme où je suis !

    Arnolpheà Oronte.

    Pressez vite le jour de la cérémonie :
    J’y prends part, et déjà moi-même je m’en prie.

    Oronte.

    C’est bien notre dessein.

    Scène 9

    Agnès, Alain, Georgette, Oronte, Enrique, Arnolphe, Horace, Chrysalde


    Arnolpheà Agnès.

    Venez, belle, venez,
    Qu’on ne saurait tenir, et qui vous mutinez.
    Voici votre galant, à qui, pour récompense,
    Vous pouvez faire une humble et douce révérence.
    Adieu. L’événement trompe un peu vos souhaits ;
    Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.

    Agnès.

    Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte ?

    Horace.

    Je ne sais où j’en suis, tant ma douleur est forte.

    Arnolphe.

    Allons, causeuse, allons.

    Agnès.

    Je veux rester ici.

    Oronte.

    Dites-nous ce que c’est que ce mystère-ci.
    Nous nous regardons tous, sans le pouvoir comprendre.

    Arnolphe.

    Avec plus de loisir je pourrai vous l’apprendre.
    Jusqu’au revoir.

    Oronte.


    Où donc prétendez-vous aller ?
    Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.

    Arnolphe.

    Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
    D’achever l’hyménée.

    Oronte.

    Oui. Mais pour le conclure,
    Si l’on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit
    Que vous avez chez vous celle dont il s’agit,
    La fille qu’autrefois de l’aimable Angélique,
    Sous des liens secrets, eut le seigneur Enrique ?
    Sur quoi votre discours était-il donc fondé ?

    Chrysalde.

    Je m’étonnais aussi de voir son procédé.

    Arnolphe.

    Quoi ?…

    Chrysalde.

    D’un hymen secret ma sœur eut une fille,
    Dont on cacha le sort à toute la famille.

    Oronte.

    Et qui sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
    Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.

    Chrysalde.

    Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
    L’obligea de sortir de sa natale terre.

    Oronte.

    Et d’aller essuyer mille périls divers
    Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.

    Chrysalde.

    Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
    Avaient pu lui ravir l’imposture et l’envie.

    Oronte.

    Et de retour en France, il a cherché d’abord
    Celle à qui de sa fille il confia le sort.

    Chrysalde.

    Et cette paysanne a dit avec franchise
    Qu’en vos mains à quatre ans elle l’avait remise.

    Oronte.

    Et qu’elle l’avait fait sur votre charité,
    Par un accablement d’extrême pauvreté.


    Chrysalde.

    Et lui, plein de transport et l’allégresse en l’âme,
    A fait jusqu’en ces lieux conduire cette femme.

    Oronte.

    Et vous allez enfin la voir venir ici,
    Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.

    Chrysalde, à Arnolphe

    Je devine à peu près quel est votre supplice ;
    Mais le sort en cela ne vous est que propice.
    Si n’être point cocu vous semble un si grand bien,
    Ne vous point marier en est le vrai moyen.

    Arnolphe, s’en allant tout transporté, et ne pouvant parler.

    Ouf !

    Scène X

    ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, AGNÈS, HORACE.

    Oronte.

    D’où vient qu’il s’enfuit sans rien dire ?

    Horace.

    Ah ! mon père,
    Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
    Le hasard en ces lieux avait exécuté
    Ce que votre sagesse avait prémédité.
    J’étois, par les doux nœuds d’une amour mutuelle,
    Engagé de parole avecque cette belle ;
    Et c’est elle, en un mot, que vous venez chercher,
    Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.

    Enrique.

    Je n’en ai point douté d’abord que je l’ai vue,
    Et mon âme depuis n’a cessé d’être émue.
    Ah ! ma fille, je cède à des transports si doux.

    Chrysalde.

    J’en ferois de bon cœur, mon frère, autant que vous ;
    Mais ces lieux et cela ne s’accommodent guères.
    Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
    Payer à notre ami ces soins officieux,
    Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux.

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  • Molière : Les Précieuses ridicules

    1659

    Scène I

    La Grange, Du Croisy.

    Du Croisy

    Seigneur la Grange.

    La Grange

    Quoi ?

    Du Croisy

    Regardez-moi un peu sans rire.

    La Grange

    Hé bien ?

    Du Croisy

    Que dites-vous de notre visite ? En êtes-vous fort satisfait ?

    La Grange

    À votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ?

    Du Croisy

    Pas tout à fait, à dire vrai.

    La Grange

    Pour moi, je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle heure est-il ? Ont-elles répondu que oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire ? et ne m’avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu’elles ont fait ?

    Du Croisy

    Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.

    La Grange

    Sans doute, je l’y prends, et de telle façon, que je veux me venger de cette impertinence. Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu’il faut être pour en être bien reçu ; et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur monde.

    Du Croisy

    Et comment encore ?

    La Grange

    J’ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu’à les appeler brutaux.

    Du Croisy

    Eh bien ! qu’en prétendez-vous faire ?

    La Grange

    Ce que j’en prétends faire ? Il faut… Mais sortons d’ici auparavant.

    Scène II

    Gorgibus, du Croisy, La Grange

    Gorgibus

    Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille : les affaires iront-elles bien ? Quel est le résultat de cette visite ? C’est une chose que vous pourrez mieux apprendre d’elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c’est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très-humbles serviteurs.

    Gorgibus

    Ouais ! il semble qu’ils sortent mal satisfaits d’ici. D’où pourroit venir leur mécontentement ? Il faut savoir un peu ce que c’est. Holà !

    Scène III

    Gorgibus, Marotte.

    Marotte

    Que désirez-vous, Monsieur ?

    Gorgibus

    Où sont vos maîtresses ?

    Marotte

    Dans leur cabinet.

    Gorgibus

    Que font-elles ?

    Marotte

    De la pommade pour les lèvres.

    Gorgibus

    C’est trop pommadé. Dites-leur qu’elles descendent.

    Scène IV

    Gorgibus, seul.

    Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connois point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d’une douzaine de cochons, pour le moins, et quatre valets vivroient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient.

    Scène V

    Madelon, Cathos, Gorgibus.

    Gorgibus

    Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avois-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris ?

    Magdelon

    Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ?

    Cathos

    Le moyen, mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?

    Gorgibus

    Et qu’y trouvez-vous à redire ?

    Magdelon

    La belle galanterie que la leur ! Quoi ! débuter d’abord par le mariage ?

    Gorgibus

    Et par où veux-tu donc qu’ils débutent ? par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent, n’est-il pas un témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ?

    Magdelon

    Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.

    Gorgibus

    Je n’ai que faire ni d’air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là.

    Magdelon

    Mon Dieu ! que, si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini ! La belle chose que ce seroit si d’abord Cyrus épousoit Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie !

    Gorgibus

    Que me vient conter celle-ci ?

    Magdelon

    Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

    Gorgibus

    Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

    Cathos

    En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.

    Gorgibus

    Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Magdelon…

    Magdelon

    Hé ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.

    Gorgibus

    Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

    Magdelon

    Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

    Cathos

    Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord.

    Gorgibus

    Écoutez : il n’y a qu’un mot qui serve. Je n’entends point que vous ayez d’autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces Messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.

    Cathos

    Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?

    Magdelon

    Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion.

    Gorgibus, , à part.

    Il n’en faut point douter, elles sont achevées.Haut. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu’il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j’en fais un bon serment.

    Scène V

    Cathos, Madelon

    Cathos

    Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme !

    Magdelon

    Que veux-tu, ma chère ? j’en suis en confusion pour lui. J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre.

    Cathos

    Je le croirois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde ; et pour moi, quand je me regarde aussi…

    Scène VII

    Cathos, Madelon, Marotte.

    Marotte

    Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

    Magdelon

    Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles.

    Marotte

    Dame ! je n’entends point le latin ; et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.

    Magdelon

    L’impertinente ! Le moyen de souffrir cela ? Et qui est-il, le maître de ce laquais ?

    Marotte

    Il me l’a nommé le marquis de Mascarille.

    Magdelon

    Ah ! ma chère, un marquis ! un marquis ! Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous.

    Cathos

    Assurément, ma chère.

    Magdelon

    Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

    Marotte

    Par ma foi, je ne sais point quelle bête c’est là ; il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

    Cathos

    Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d’en salir la glace par la communication de votre image.

    Elles sortent.

    Scène VIII

    Mascarille, deux porteurs.

    Mascarille

    Holà ! porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser à force de heurter contre les murailles et les pavés.

    Premier porteur

    Dame ! c’est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu’ici.

    Mascarille

    Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j’exposasse l’embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j’allasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, ôtez votre chaise d’ici.

    Deuxième porteur

    Payez-nous donc, s’il vous plaît, Monsieur.

    Mascarille

    Hein ?

    Deuxième porteur

    Je dis, Monsieur, que vous nous donniez de l’argent, s’il vous plaît.

    Mascarille, lui donnant un soufflet

    Comment, coquin ! demander de l’argent à une personne de ma qualité !

    Deuxième porteur

    Est-ce ainsi qu’on paye les pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner ?

    Mascarille

    Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à vous connoître ! Ces canailles-là s’osent jouer à moi !

    Première porteur, prenant un des bâtons de sa chaise

    Cà ! payez-nous vitement.

    Mascarille

    Quoi ?

    Premier porteur

    Je dis que je veux avoir de l’argent tout à l’heure.

    Mascarille

    Il est raisonnable celui-là.

    Premier porteur

    Vite donc ?

    Mascarille

    Oui-dà ! tu parles comme il faut, toi ; mais l’autre est un coquin qui ne sait ce qu’il dit. Tiens : es-tu content ?

    Premier porteur

    Non, je ne suis pas content ; vous avez donné un soufflet à mon camarade, et…levant son bâton.

    Mascarille

    Doucement ; tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s’y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.

    Scène IX

    Marotte, Mascarille.

    Marotte

    Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l’heure.

    Mascarille

    Qu’elles ne se pressent point ; je suis ici posté commodément pour attendre.

    Marotte

    Les voici.

    Scène X

    Madelon, Cathos, Mascarille, Almanzor.

    Mascarille, après avoir salué

    Mesdames, vous serez surprises, sans doute de l’audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.

    Magdelon

    Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser.

    Cathos

    Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l’y ayez amené.

    Mascarille

    Ah ! je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris.

    Magdelon

    Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.

    Cathos

    Ma chère, il faudroit faire donner des siéges.

    Magdelon

    Holà ! Almanzor.

    Almanzor

    Madame.

    Magdelon

    Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.

    Mascarille

    Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ? Almanzor sort.

    Cathos

    Que craignez-vous ?

    Mascarille

    Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici deux yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable ! D’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière. Ah ! par ma foi, je m’en défie ! et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal.

    Magdelon

    Ma chère, c’est le caractère enjoué.

    Cathos

    Je vois bien que c’est un Amilcar.

    Magdelon

    Ne craignez rien : nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud’homie.

    Cathos

    Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.

    Mascarille, après s’être peigné et avoir ajusté ses canons.

    Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ?

    Magdelon

    Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudroit être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.

    Mascarille

    Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.

    Cathos

    C’est une vérité incontestable.

    Mascarille

    Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.

    Magdelon

    Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.

    Mascarille

    Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ?

    Magdelon

    Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être ; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.

    Cathos

    Et certains autres qu’on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.

    Mascarille

    C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.

    Magdelon

    Hé ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connoissance de tous ces messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n’y auroit rien autre chose que cela. Mais pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolies commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.

    Cathos

    En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et, pour moi, j’aurois toutes les hontes du monde s’il falloit qu’on vînt à me demander si j’aurois vu quelque chose de nouveau que je n’aurois pas vu.

    Mascarille

    Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.

    Magdelon

    Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.

    Mascarille

    Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.

    Cathos

    Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.

    Mascarille

    Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

    Madelon

    Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.

    Mascarille

    C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.

    Magdelon

    Ah ! certes, cela sera du dernier beau ; j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.

    Mascarille

    Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.

    Magdelon

    Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.

    Mascarille

    Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.

    Cathos

    L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.

    Mascarille

    Écoutez donc.

    Magdelon

    Nous y sommes de toutes nos oreilles.

    Mascarille

    Oh ! oh ! je n’y prenois pas garde :
    Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
    Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur.
    Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !

    Cathos

    Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.

    Mascarille

    Tout ce que je fais a l’air cavalier ; cela ne sent point le pédant.

    Magdelon

    Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.

    Mascarille

    Avez-vous remarqué ce commencement Oh ! oh voilà qui est extraordinaire, oh ! oh ! comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh ! oh ! La surprise, oh ! oh !

    Magdelon

    Oui, je trouve ce oh ! oh ! admirable.

    Mascarille

    Il semble que cela ne soit rien.

    Cathos

    Ah ! mon Dieu ! que dites-vous là ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.

    Magdelon

    Sans doute ; et j’aimerois mieux avoir fait ce oh ! oh ! qu’un poème épique.

    Mascarille

    Tudieu ! vous avez le goût bon.

    Magdelon

    Hé ! je ne l’ai pas tout à fait mauvais.

    Mascarille

    Mais n’admirez-vous pas aussi je n’y prenois pas garde ? je n’y prenois pas garde, je ne m’apercevois pas de cela ; façon de parler naturelle, je n’y prenois pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde, c’est-à-dire, je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple ; votre œil en tapinois… Que vous semble de ce mot tapinois ? n’est-il pas bien choisi ?

    Cathos

    Tout à fait bien.

    Mascarille

    Tapinois, en cachette : il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris, tapinois.

    Magdelon

    Il ne se peut rien de mieux.

    Mascarille

    Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit ; au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur ! Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !

    Madelon

    Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.

    Mascarille

    Je veux vous dire l’air que j’ai fait dessus.

    Cathos

    Vous avez appris la musique ?

    Mascarille

    Moi ? Point du tout.

    Cathos

    Et comment donc cela se peut-il ?

    Mascarille

    Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris !

    Magdelon

    Assurément, ma chère.

    Mascarille

    Écoutez si vous trouverez l’air à votre goût : hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il n’importe, c’est à la cavalière.

    (Il chante.)

    Oh, oh ! je n’y prenois pas garde, Ac.

    Cathos

    Ah ! que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu’on n’en meurt point ?

    Magdelon

    Il y a de la chromatique là dedans.

    Mascarille

    Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur ! au voleur ! Et puis, comme si l’on crioit bien fort, au, au, au, au, au, au, voleur ! Et tout d’un coup, comme une personne essoufflée, au voleur !

    Magdelon

    C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l’air et des paroles.

    Cathos

    Je n’ai encore rien vu de cette force-là.

    Mascarille

    Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude.

    Magdelon

    La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l’enfant gâté.

    Mascarille

    À quoi donc passez-vous le temps, Mesdames ?

    Cathos

    À rien du tout.

    Magdelon

    Nous avons été jusqu’ici dans un jeûne effroyable de divertissements.

    Mascarille

    Je m’offre à vous mener l’un de ces jours à la comédie, si vous voulez ; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.

    Magdelon

    Cela n’est pas de refus.

    Mascarille

    Mais je vous demande d’applaudir comme il faut, quand nous serons là ; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l’auteur m’en est venu prier encore ce matin. C’est la coutume ici qu’à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation : et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire ! Pour moi, j’y suis fort exact ; et quand j’ai promis à quelque poëte, je crie toujours : Voilà qui est beau ! devant que les chandelles soient allumées.

    Magdelon

    Ne m’en parlez point : c’est un admirable lieu que Paris ; il s’y passe cent choses tous les jours qu’on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu’on puisse être.

    Cathos

    C’est assez : puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu’on dira.

    Mascarille

    Je ne sais si je me trompe, mais vous avez toute la mine d’avoir fait quelque comédie.

    Madelon

    Hé ! il pourroit être quelque chose de ce que vous dites.

    Mascarille

    Ah ! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j’en ai composé une que je veux faire représenter.

    Cathos

    Hé ! à quels comédiens la donnerez-vous ?

    Mascarille

    Belle demande ! Aux grands comédiens de l’hôtel de Bourgogne : il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants qui récitent comme l’on parle, ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit : et le moyen de connoître où est le beau vers, si le comédien ne s’y arrête, et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha ?

    Cathos

    En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d’un ouvrage ; et les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir.

    Mascarille

    Que vous semble de ma petite oie ? La trouvez-vous congruente à l’habit ?

    Cathos

    Tout à fait.

    Mascarille

    Le ruban est bien choisi.

    Magdelon

    Furieusement bien. C’est Perdrigeon tout pur.

    Mascarille

    Que dites-vous de mes canons ?

    Madelon

    Ils ont tout à fait bon air.

    Mascarille

    Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait.

    Magdelon

    Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement.

    Mascarille

    Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.

    Magdelon

    Ils sentent terriblement bon.

    Cathos

    Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.

    Mascarille

    Et celle-là ?


    Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.

    Magdelon

    Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement.

    Mascarille

    Vous ne me dites rien de mes plumes ! comment les trouvez-vous ?

    Cathos

    Effroyablement belles.

    Mascarille

    Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi, j’ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu’il y a de plus beau.

    Magdelon

    Je vous assure que nous sympathisons vous et moi. J’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne faiseuse.

    Mascarille, s’écriant brusquement

    Ahi ! ahi ! ahi ! doucement. Dieu me damne, mesdames, c’est fort mal en user ; j’ai à me plaindre de votre procédé ; cela n’est pas honnête.

    Cathos

    Cathos

    Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?

    Mascarille

    Quoi ! toutes deux contre mon cœur, en même temps ! M’attaquer à droite et à gauche ! ah ! c’est contre le droit des gens : la partie n’est pas égale, et je m’en vais crier au meurtre.

    Cathos

    Il faut avouer qu’il dit les choses d’une manière particulière.

    Magdelon

    Il a un tour admirable dans l’esprit.

    Cathos

    Vous avez plus de peur que de mal, et votre cœur crie avant qu’on l’écorche.

    Mascarille

    Comment, diable ! il est écorché depuis la tête jusqu’aux pieds.

    Scène XI

    Cathos, Madelon, Mascarille, Marotte.

    Marotte

    Madame, on demande à vous voir.

    Magdelon

    Qui ?

    Marotte

    Le vicomte de Jodelet.

    Mascarille

    Le vicomte de Jodelet ?

    Marotte

    Oui, Monsieur.

    Cathos

    Le connoissez-vous ?

    Mascarille

    C’est mon meilleur ami.

    Magdelon

    Faites entrer vitement.

    Mascarille

    Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure.

    Cathos

    Le voici.

    Scène XII

    Cathos, Madelon, Jodelet, Mascarille, Marotte, Almanzor.

    Mascarille

    Ah ! vicomte !

    Jodelet, s’embrassant l’un l’autre

    Ah ! marquis !

    Mascarille

    Que je suis aise de te rencontrer !

    Jodelet

    Que j’ai de joie de te voir ici !

    Mascarille

    Baise-moi donc encore un peu, je te prie.

    Magdelon

    Ma toute bonne, nous commençons d’être connues ; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir.

    Mascarille

    Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci : sur ma parole, il est digne d’être connu de vous.

    Jodelet

    Il est juste de venir vous rendre ce qu’on vous doit ; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes.

    Magdelon

    C’est pousser vos civilités jusqu’aux derniers confins de la flatterie.

    Cathos

    Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse.

    Magdelon, à Alamanzor.

    Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses ? Voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ?

    Mascarille

    Ne vous étonnez pas de voir le Vicomte de la sorte ; il ne fait que sortir d’une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez.

    Jodelet

    Ce sont fruits des veilles de la cour et des fatigues de la guerre.

    Mascarille

    Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des plus vaillants hommes du siècle ? C’est un brave à trois poils.

    Jodelet

    Vous ne m’en devez rien, Marquis ; et nous savons ce que vous savez faire aussi.

    Mascarille

    Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l’occasion.

    Jodelet

    Et dans des lieux où il faisoit fort chaud.

    Mascarille, regardant Cathos et Madelon.

    Oui ; mais non pas si chaud qu’ici. Hai, hai, hai.

    Jodelet

    Notre connoissance s’est faite à l’armée ; et la première fois que nous nous vîmes, il commandoit un régiment de cavalerie sur les galères de Malte.

    Mascarille

    Il est vrai ; mais vous étiez pourtant dans l’emploi avant que j’y fusse ; et je me souviens que je n’étois que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux.

    Jodelet

    La guerre est une belle chose ; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd’hui les gens de service comme nous.

    Mascarille

    C’est ce qui fait que je veux pendre l’épée au croc.

    Cathos

    Pour moi, j’ai un furieux tendre pour les hommes d’épée.

    Madelon

    Je les aime aussi ; mais je veux que l’esprit assaisonne la bravoure.

    Mascarille

    Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siége d’Arras ?

    Jodelet

    Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’étoit bien une lune toute entière.

    Mascarille

    Je pense que tu as raison.

    Jodelet

    Il m’en doit bien souvenir, ma foi ! j’y fus blessé à la jambe d’un coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de grâce, vous sentirez quelque coup, c’étoit là.

    Cathos, après avoir touché l’endroit.

    Il est vrai que la cicatrice est grande.

    Mascarille

    Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci ; là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous ?

    Magdelon

    Oui : je sens quelque chose.

    Mascarille

    C’est un coup de mousquet que je reçus la dernière campagne que j’ai faite.

    Jodelet, découvrant sa poitrine.

    Voici un autre coup qui me perça de part en part à l’attaque de Gravelines.

    Mascarille, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausses.

    Je vais vous montrer une furieuse plaie.

    Magdelon

    Il n’est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder.

    Mascarille

    Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu’on est.

    Cathos

    Nous ne doutons point de ce que vous êtes.

    Mascarille

    Vicomte, as-tu là ton carrosse ?

    Jodelet Pourquoi ?

    Mascarille Nous mènerions promener ces dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau.

    Magdelon

    Nous ne saurions sortir aujourd’hui.

    Mascarille

    Ayons donc les violons pour danser.

    Jodelet

    Ma foi ! c’est bien avisé.

    Magdelon

    Pour cela, nous y consentons : mais il faut donc quelque surcroît de compagnie.

    Mascarille

    Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu’il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.

    Magdelon

    Almanzor, dites aux gens de Monsieur qu’ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d’ici près, pour peupler la solitude de notre bal.

    Almanzor sort.

    Mascarille

    Vicomte, que dis-tu de ces yeux ?

    Jodelet

    Mais toi-même, marquis, que t’en semble ?

    Mascarille

    Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d’ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois d’étranges secousses, et mon cœur ne tient plus qu’à un filet.

    Madelon

    Que tout ce qu’il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde.

    Cathos

    Il est vrai qu’il fait une furieuse dépense en esprit.

    Mascarille

    Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus.


    Il médite.

    Cathos

    Hé ! je vous en conjure de toute la dévotion de mon cœur, que nous oyons quelque chose qu’on ait fait pour nous.

    Jodelet

    J’aurois envie d’en faire autant ; mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j’y ai faites ces jours passés.

    Mascarille

    Que diable est cela ! Je fais toujours bien le premier vers ; mais j’ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé ; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.

    Jodelet

    Il a de l’esprit comme un démon.

    Magdelon

    Et du galant, et du bien tourné.

    Mascarille

    Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n’as vu la comtesse ?

    Jodelet

    Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite.

    Mascarille

    Sais-tu bien que le duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui ?

    Magdelon

    Voici nos amies qui viennent.

    Scène XIII

    Lucile, Célimène, Cathos, Madelon, Mascarille, Jodelet, Marotte, Almanzor, violons.

    Magdelon

    Mon Dieu, mes chères, nous vous demandons pardon.

    Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds ; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vides de notre assemblée.

    Lucile

    Vous nous avez obligées, sans doute.

    Mascarille

    Ce n’est ici qu’un bal à la hâte ; mais l’un de ces jours nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ?

    Almanzor

    Oui, Monsieur ; ils sont ici.

    Cathos

    Allons donc, mes chères, prenez place.

    Mascarille, dansant lui seul comme par prélude.

    La, la, la, la, la, la, la, la.

    Magdelon

    Il a tout à fait la taille élégante.

    Cathos

    Et a la mine de danser proprement.

    Mascarille, ayant pris Madelon pour danser.

    Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons ; en cadence. Oh ! quels ignorants ! Il n’y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme. O violons de village !

    Jodelet, dansant ensuite.

    Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.

    Scène XIV

    Du Croisy, La Grange, Cathos, Madelon, Lucile, Célimène, Jodelet, Mascarille, Marotte, violons.

    La Grange, un bâton à la main.

    Ah ! ah ! coquins ! que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous vous cherchons.

    Mascarille, se sentant battre

    Ahi ! ahi ! ahi ! vous ne m’aviez pas dit que les coups en seroient aussi.

    Jodelet

    Ahi ! ahi ! ahi !

    La Grange

    C’est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance !

    Du Croisy

    Voilà qui vous apprendra à vous connoître.

    Scène XV

    Cathos, Madelon, Lucile, Célimène, Mascarille, Jodelet, Marotte, violons.

    Madelon

    Que veut donc dire ceci ?

    Jodelet

    C’est une gageure.

    Cathos

    Quoi ! vous laisser battre de la sorte !

    Mascarille

    Mon Dieu ! je n’ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serois emporté.

    Magdelon

    Endurer un affront comme celui-là, en notre présence !

    Mascarille

    Ce n’est rien : ne laissons pas d’achever. Nous nous connoissons il y a longtemps ; et entre amis, on ne va pas se piquer pour si peu de chose.

    Scène XVI

    Du Croisy, la Grange, Mascarille, Jodelet, Madelon, Cathos, Célimène, Lucile, Mascarille, Jodelet, Marotte, violons.

    La Grange

    Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.


    Trois ou quatre spadassins entrent.

    Magdelon

    Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ?

    Du Croisy

    Comment ! mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous ; qu’ils viennent vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?

    Magdelon

    Vos laquais !

    La Grange

    Oui, nos laquais : et cela n’est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.

    Magdelon

    O ciel ! quelle insolence !

    La Grange

    Mais ils n’auront pas l’avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue ; et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu’on les dépouille sur-le-champ.

    Jodelet

    Adieu notre braverie.

    Mascarille

    Voilà le marquisat et la vicomté à bas.

    Du Croisy

    Ah ! Ah ! coquins, vous avez l’audace d’aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.

    La Grange

    C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.

    Mascarille

    O fortune ! quelle est ton inconstance !

    Du Croisy

    Vite, qu’on leur ôte jusqu’à la moindre chose.

    La Grange

    Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu’il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux.

    Scène XVII

    Madelon, Cathos, Jodelet, Mascarille, violons.

    Cathos

    Ah ! quelle confusion !

    Magdelon

    Je crève de dépit.

    Un des violons, à Mascarille.

    Qu’est-ce donc que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?

    Mascarille

    Demandez à monsieur le vicomte.

    Un des violons, à Jodelet.

    Qui est-ce qui nous donnera de l’argent ?

    Jodelet

    Demandez à Monsieur le marquis.

    Scène XVIII

    Gorgibus, Madelon, Cathos, Jodelet, Mascarille, violons.

    Gorgibus

    Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois ; et je viens d’apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs qui sortent !

    Magdelon

    Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite.

    Gorgibus

    Oui, c’est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l’affront.

    Magdelon

    Ah ! je jure que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ?

    Mascarille

    Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c’est que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien qu’on n’aime ici que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue.

    Scène XVII

    Gorgibus, Madelon, Cathos, violons.

    Un des violons

    Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut pour ce que nous avons joué ici.

    Gorgibus, les battant.

    Oui, oui, je vous vais contenter ; et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant ; nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Seul.Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !

    Fin des Précieuses ridicules.

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  • [PCI :] Lutte contre le fascisme et lutte contre la guerre

    Lo Stato Operaio Mai 1932
    Année 6, Numero 5

    Jusqu’ici le fascisme a réussi à faire prévaloir son influence au sein des masses laborieuses italiennes et au sein même du prolétariat industriel. Ce problème s’est posé un certain nombre de fois à notre Parti, mais nous n’avons pas toujours été en mesure de lui apporter une réponse appropriée.

    C’est une erreur que d’exclure que le fascisme puisse influencer une partie des masses laborieuses. Cette erreur est due au sectarisme et dénote d’une séparation avec les masses. Celle ci provient du fait que nous attribuons aux larges masses les positions, les convictions, les mouvements et les tendances qui existent uniquement dans la partie la plus avancée des masses.

    Et, de fait, nous pouvons observer ce problème avec une exactitude toujours plus grande que nous nous libérons du sectarisme, que nous devenons un Parti de masse. Plus s’approfondissent nos contacts avec les masses, plus nous commencons à compter les adhérents à notre organisation, non en dizaines, mais en centaines et en milliers, plus nous sentons qu’il existe une influence du fascisme sur les masses, que cette influence doit être détruite, et qu’il nous revient de travailler à la destruction de celle ci.

    Est vrai pour le fascisme ce qui est vrai – selon l’analyse de Lénine – pour l’impérialisme en général: l’influence que celui ci exerce sur une partie des masses laborieuses est une des caractéristiques, une des conditions de son existence.

    Sans aucun doute, les formes de l’influence du fascisme sur les masses ne sont les mêmes que celles rencontrées dans d’autres pays impérialistes. Les masses laborieuses italiennes sont maintenues par le fascisme dans un état de misère sans nom, privées de liberté, de toute possibilité d’organisation autonome.

    Ce fait, qui est un signe fort de l’acuité du contraste entre les classes, exclut que l’influence de la bourgeoisie sur les masses laborieuses ne s’exerce à traversla création de vastes couches d’ouvriers privilégiés, et exclut aussi que celle ci ne s’exerce via l’utilisation de l’idéologie démocratique et parlementaire: le privilège – pour peu que ce soit là un terme approprié – duquel on peut parler aujourd’hui entre nous, est celui d’avoir un travail un peu plus sur, d’être un tant soit peu protegé de la menace du chômage et de ne pas être réduit littéralement à la famine.

    Mais même ces couches de travailleurs qui ont,en ce sens, une situation relativement « privilégiée »comparé aux masses misérables, affamées et sans travail, passeraient bien rapidement à la lutte ouverte contre le régime s’ils possédaient seulement un minimum de possibilités de s’organiser et de se mouvoir pour la défense de leurs intérêts immédiats.

    Ainsi la politique du fascisme ne peut être qu’une politique de tyrannie de dictature ouverte, de suppression de toutes les possibilités d’organisation autonome des masses, celui ci n’est donc pas en mesure d’exercer son influence sur les masses à travers les mensonges de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme.

    Ces différences, pourtant, si elles ont une grande valeur en tant qu’indices de certains éléments de la situation italienne, ne s’approchent pas de la substance des choses. Les formes par lesquelles s’exerce l’influence du fascisme sur les masses laborieuses sont adaptées à la situation dans laquelle le fascisme évolue, tiennent compte de cette situation et de celle dans laquelle se trouvent les masses.

    La contrition, la canalisation des travailleurs au sein d’organisations qui sont au service du capitalisme et dirigées par l’Etat, est l’élément essentiel dans les rapports entre le fascisme et les masses. A peine se manifeste un signe d’activité des masses au sein de ces organisations fascistes, et elles tendent immédiatement à se dégager de l’emprise de ces dernières pour que reprenne la lutte des classes.

    Néanmoins, jusqu’à ce que n’intervienne cette activité, il est des travailleurs pour lesquels l’adhésion à l’organisation fasciste finit toujours par signifier l’acceptation passive d’une partie du régime fasciste. Il est des travailleurs, particulièrement dans les campagnes, mais aussi dans les usines, qui trouvent dans les organisations syndicales fascistes (ou dans les coopératives, les mutuelles etc) un refuge, une retraite momentanée à l’aggravation de leurs conditions, et objectivement elles deviennent un appui au régime, duquel les masses acceptent sans résistance les formes d’organisation, duquel elles assimilent une partie d’idéologie.

    Il est des travailleurs, aussi bien dans les campagnes que dans les villes industrielles, que le fascisme a réussi à corrompre complétement, et qui sont les plus actifs dans les esquadres (NDT: squadrisme), dans les milices etc…

    Ces travailleurs ne sont,ni dans l’industrie nie à la campagne, une aristocratie ouvrière, ils n’ont pas d’usines ni même une position distincte dans le processus de production; mais leur présence contribue puissament à démoraliser et tenir en respect la grande masse des travailleurs.

    Au final, il existe désormais toute une générarion de jeunes travailleurs, qui a grandi sous le régime fasciste, qui ne connait par son expérience personnelle, pas ce qu’est un syndicat de classe, ce qu’est une lutte économique, une grève, qui ne connait pas une vie d’usine différente de celle d’aujourd’hui se déroulant sous la terreur, qui ne connait pas de littérature, de presse révolutionnaire, qui ne participe à la vie collective qu’à travers les organisations fascistes, leur trouvant même par défaut quelque avantage immédiat.

    S’il est vrai que les masses acquièrent une conscience de classe révolutionnaire uniquement à travers l »expérience de leurs luttes, nous devons reconnaitre que cette nouvelle génération de jeunes travailleurs est assurément accessible à l’influence du fascisme et est ainsi un véhicule pour l’extension de cette influence.

    C’est par tous ces canaux que pénètre au sein des masses l’influence du fascisme, sous la forme d’une idéologie réactionnaire qui tend à empêcher le développement d’une conscience révolutionnaire de classe.,à éteindrel’esprit de révolte et de lutte, et parachevant l’oeuvre par ailleurs accomplie par la terreur, par une pression réactionnaire incessante.

    Constater l’existence de cette influence fasciste parmi lesmasses ne signifie pourtant pas contredire l’affirmation d’inconciliabilité de la lutte ouvrière contre le fascisme, ni ne signifie la modification du jugement que nous avons du fascisme quand nous disons que celui ci est un régime de dtctature ouverte, violente, du capitalisme sur le prolétariat et les masses laborieuses. L’influence du fascisme sur les masses est une conséquence du régime de dictature auquel les masses sont soumises, c’est une des formes de cet esclavage.

    Et l’inconciliabilité de la classe ouvrière avec le fascisme est un fait historique fondamental, qui n’est pas non plus contredite par l’influence que le fascisme exerce sur certaines couches d’ouvriers, mais qui se manifestera de façon toujours plus évidente tant que la classe ouvrière élargira le front de sa lutte contre le capitalisme e le fascisme, dirigeant en ceci les larges masses populaires.

    L’influence du fascisme sur les masses ne consistepas en une conquête stable des masses au régime fasciste, mais consiste dans le fait qu’au sein de celles ci se créent des conditions telles qu’il devient plus difficile de diriger la lutte vers leur intérêts immédiats, contre les patrons, contre la guerre, contre le fascisme, pourla révolution. La destruction de l’influence du fascisme sur les masses est donc une des conditions pour le développement ample, conséquent, de cette lutte.

    La destruction de l’influence fasciste sur les masses est, pour nous, une des conditions pour la réalisation de notre objectif stratégique fondamental: la conquête de la majorité de la classe ouvrière et la réalisation de l’hégémonie du prolétariat dans la lutte contre le fascisme.

    L’idéologie du fascisme est une variante nationaliste de l’idéologie social-démocrate. Le coeur de celle ci est, en effet, outre l’exaltation du patriotisme, le concept de la collaboration des classes, dela conciliation des contrastes de classes par l’intervention d’un Etat « au dessus des classes ».

    Aujourd’hui, tous les motifs de cette idéologie sont dirigés dans le but essentiel de paralyser et de faire obstacle à l’action des travailleurs dans les deux champs qui sont fondamentaux pour le développement de la lutte des classes dans les conditions actuelles: la lutte contre la guerre impérialiste et la défense de l’Union Soviétique,

    Au cours du débat qui a eu lieu récemment au coeur de notre Parti, avec la délégation d’une de nos organisations les plus puissantes numériquement, a été révelé ceci: qu’il existe des ouvriers qui, même étant opposés au fascisme et vivant dans des conditions économiques misérables, proches de la famine, soutiennent que la lutte pour les salaires est aujourd’hui hors-sujet, impossible, étant donné l’existence de la crise, étant donné que cette crise existe dans le monde entier et que les industriels en sont frappés des mêmes conséquences.

    Cette manière de penser est caractéristique de l’idéologie fasciste et nous signale de la façon la plus évidente l’influence, ou plutot l’acceptation inconsciente de cette idéologie. La raisonnement des fascistes consiste précisément à dire aux travailleurs que leurs revendications ne peuventpas aujourd’hui être satisfaites car c’est la crise, à leur dire qu’ils doivent l’accepter, car c’est la crise, toujours de nouvelles réductions de salaire.

    C’est le même raisonnement, du reste, avec lequel les sociaux-démocrates de tous les pays tentent d’étrangler les grèves, et c’est un raisonnement qui nie l’existence des classes et de la lutte entre elles, qui cherche à faire croire que les ouvriers et les patrons aient, dans la production comme dans la societé, les mêmes intérêts et non pas, comme dans la réalité, des intérêts antagonistes, masquant ainsi aux yeux des ouvriers la politique de classe brutale avec laquelle les patrons et l’Etat, pour défendre jusqu’au bout le profit capitalistique, font retomber sur les épaules des ouvriers les conséquences de toutes les crises, les réduisant à la faim et au désespoir.

    Les ouvriers qui, aveuglés par cette théorie collaborationniste, ne luttent plus jour après jour pour leur pain, mais collaborent avec les patrons et avec les fascistes, de fait, pour tenter de sauver de la crise actuelle le régime capitaliste, pour tenter d’offrir à la crise une porte de sortie capitaliste. Il est vrai que la crise existe dans le monde entier, mais justement pour cette raison, justement car c’est la crise il faut que les ouvriers luttent jour après jour, avec acharnement, pour leur pain, pour leur salaire, pour ne pas se laisser réduire par les patrons à la faim et au désespoir.

    Plus sera acharnée la lutte des ouvriers contre les patrons et contre les fascistes, pour le pain, pour le salaire, plus ilsera difficile pour les capitalistes de sauver de la crise actuelle leurs privilèges économiques et politiques, ainsi que le régime qui se base sur ceux ci, et plus sera probable que la crise ne trouve une porte de sortie révolutionnaire, concluant ainsi la chute du régime capitaliste.

    Et la chute du régime capitaliste est la condition qui doit se réaliser pour que la crise n’existe plus jamais, pour en finir avec l’exploitation des ouvriers par les capitalistes, pour que soit assuré pour toujours le bien-être de tous les travailleurs. Qui ne lutte pas pour le salaire et contre les patrons car c’est la crise, ne fait que le bien de ses ennemis, et trahit tous les intérêts de sa classe.

    Au cours de la même discussion,un camarade, interrogé sur ce que pensaient de la guerre les jeunes travailleurs de sa région, répondit que la grande masse de ces jeunes seraient opposés à une guerre contre la Russie, seraient opposés à une guerre contre la Chine, mais pas à une guerre contre la France.

    La guerre contre la France apparaîtrait même à une partie des travailleurs comme une chose nécessaire et juste, parce que la France est un pays de riches, au contraire de l’Italie étant un pays de pauvres, parce que la France s’est approprié tout le butin de la guerre contre l’Allemagne e n’a rien partagé avec l’Italie, où, comme conséquence, on souffre de famine. Même cette façon de penser, comme il semble évident à première vue, est directement un produit du fascisme, de son idéologie et de sa propagande.

    Même dans ce cas, – comme dans le cas présent – l’essentiel de la propagande et de l’idéologie fasciste est la négation des classes et de la lutte des classes, l’effort pour faire oublier aux travailleurs qu’il n’existe pas l’ »Italie » et la « France », comme unités de millions d’hommes aux intérêts communs, mais qu’il existe des prolétaires et des capitalistes, des travailleurs exploités et des patrons exploiteurs, aussi bien en France qu’en Italie, et comme dans tous les pays du monde.

    Il existe, aussi bien en France qu’en Italie, un impérialisme, pour ainsi dire un capitalisme arrivé à un tel point de son développement qu’il est contrait de lutter inexorablement par tous les moyens, de la concurrence commerciale à la guerre, contre les impérialismes rivaux. Il existe une bourgeoisie impérialiste italienne qui lutte désespérément pour résoudre le problème de leur existence même, pour sauver ses privilèges économiques et son pouvoir de la crise.

    Les travailleurs n’ont aucun intérêt commun avec cette bourgeoisie impérialiste:leurs intérêts sont opposés. Il n’est en rien vrai que la bourgeoisie impérialiste ne cherche à s’étendre, à avoir sa « place au soleil » pour le bien de tous les italiens. Celle ci cherche à s’étendre pour assurer son profit, mais plus elle parvient à s’étendre, plus elle devient rapace et exploiteuse.

    Et les premiers à suber les conséquences de cette rapacité sont les ouvriers et les paysans italiens. Chaque fois que la bourgeoisie italienne a fait un pas en avant dans son expansion, l’exploitation et l’oppression des travailleurs se sont aggravées. Après la guerre d’Afrique a suivi la réaction de Crispi et de Pelloux; à la guerre de Libye la réaction de Giolitti et de Salandre avec le massacre systématique d’ouvriers et de paysans dans les rues d’Italie, à la guerre mondiale la réaction de la garde royale et du fascisme.

    Le fascisme a aujourd’hui besoin d’une guerre car il sent son régime vaciller.sous les coups de la crise économique et du mouvement des masses. Ainsi il cherche à éteindre par tous les moyens la conscience de classe des travailleurs, de rendre au moins certaines couches des travailleurs co-responsables ou passives devant sa politique impérialiste de vol et de sang.

    De cette manière le fascisme tente d’éviter la révolte des masses, tente d’éviter que la guerre impérialiste ne se transforme en guerre civile du prolétariat et des masses laborieuses contre la bourgeoisie de leur pays, pour le renversement du régime capitaliste pour la fin de l’odieux régime de famine et d’esclavage qui opprime chaque jour.

    Dans la politique extérieure de fascisme, et tout particulièrement dans la partie de celle ci tournée vers les masses, mise en œuvre à grands coups de discours et d’articles de Mussolini avec les délibérations du Gran Consiglio, cet élément, qui tend à corrompre les masses, est plus présent et prévaut pour le moment.

    La question de la révision du Traité de Versailles, la requête de l’annulation des réparations, de la parité navale avec la France, et de la suppression des armes soit-disant offensives, et, finalement, jusqu’à la menace voilée de sortir de la Société des Nations, toutes ces positions de l’Italie fasciste ont aussi bien une valeur comme éléments de la manœuvre que l’Italie exerce parmi les grandes puissances impérialistes dans son jeu de provocations et de préparation d’une nouvelle guerre, mais ont aussi une très grande valeur, pour le fascisme, comme éléments de sa propagande anti-classiste, qui tend à influencer et corrompre au moins une partie des masses laborieuses.

    En effet, ces positions tendent toutes à présenter l’Italie fasciste comme un pays pauvre et juste, qu’on fait chanter, qui réclame ce qui lui est dû aux puissants qui l’ont spolié. L’impérialisme brigantesque fasciste, qui est prêt à faire la guerre pour un quelconque objectif, pour que soit garantit l’appui des plus forts, revêt ainsi de la fourrure de l’agneau.

    Et peu importe, pour l’efficacité de cette propagande. La direction dans laquelle va la politique fasciste, et la même vers laquelle tous les grands pays impérialistes du moment se dirigent, est l’intervention armée contre l’Union des Soviets.

    La travailleur qui accepte cette propagande, qui admet, par exemple, la guerre contre la France, est un travailleur corrompu par l’impérialisme, qui ne lutte pas, aujourd’hui, contre la menace de guerre, qui ne se prépare pas à lutter contre toutes les guerres impérialistes, qui ne sera pas en mesure, demain, de comprendre la lutte pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile e ne combattra pas dans ce sens.

    Les propagandistes de l’impérialisme, – étant soit fascistes soit sociaux-démocrates -, trouveront toujours un moyen de démontrer qu’il est utile et nécessaire, pour le bien de tous les italiens, de faire la guerre contre l’Union des Soviets et contre la Chine, comme ils démontrèrent le bien fondé de la guerre contre la France. Le travailleur qui subit l’influence de la propagande impérialiste et belliciste du fascisme devient un instrument de l’impérialisme et du fascisme.

    Qui ne se soustrait pas à l’influence de cette propagande, qui ne parvient pas à briser cette influence, est perdu, aujourd’hui pour la lutte de classe révolutionnaire, et sera perdu peut-être aussi demain. Mais c’est aujourd’hui qu’il faut mener la lutte contre la guerre impérialiste. Et qui subit l’influence idéologique du fascisme n’est pas en mesure de la mener et d’y prendre part.

    Nous avons choisi ces deux exemples de l’influence du fascisme et de son idéologie sur les masses laborieuses, non seulement parce qu’ils se sont présentés récemment au cours de nos travaux au sein du Parti, mais parce qu’ils servent, mieux que tous les raisonnements, à démontrer que notre lutte contre la guerre, pour pouvoir se développer amplement et avec succès, doit être rattachée et même fusionnée avec la lutte générale contre le fascisme.

    La propagande de classe nous aidera grandement à neutraliser les effets de la propagande fasciste, mais ne nous permettra pas, dans les conditions actuelles, d’en détruire entièrement les effets.

    La disproportion des moyens en jeu est trop grande. L’influence du fascisme, la pénétration de son idéologie parmi les masses, peuvent être détruites seulement en développant toutes les formes de lutte de classe des ouvriers et des larges masses laborieuses contre les patrons, contre les exploiteurs, contre les fascistes, développant dans toutes ses formes, la lutte des classes pour le pain, pour le salaire, pour la liberté, portant cette lutte dans toutes les catégories ouvrières, dans toutes les couches des travailleurs, la portant au cœur même des organisations fascistes, en se servant de tous les moyens nécessaires à cet endroit.

    Chaque manifestation, chaque conflit avec les patrons et les fascistes, chaque grève que nous réussissons à faire éclater, est un fait plus puissant que mille phrases, qui contribue à briser l’influence du fascisme dans les masses, à détruire les bases que le fascisme tente de se créer parmi les masses pour le développement de sa politique de vol impérialiste et de guerre.

    La lutte pour le pain et pour le salaire, la lutte pour la liberté, la lutte contre le fascisme et lutte contre la guerre s’intègrent, se soutiennent et se complètent mutuellement. Celles ci doivent devenir, à travers l’action d’avant garde politique du Parti communiste, une seule et unique lutte.

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  • [PCI :] La force du fascisme

    Lo Stato Operaio Juin 1934 – Année 08, Numero 6

    Nous devons revenir sur la liste des mouvements, manifestations, protestations de masse contre les patrons et contre le fascisme que nous avons publié au cours des numéros de la présente revue. Elle contient une grande quantité d’éléments intéressants la situation italienne, que nous entendons mettre en lumière ici.

    Le premier fait notable est l’abondance de mouvements, de manifestations et de protestations de masse dans les provinces habitées par les minorités slovènes et croates opprimées par l’impérialisme italien. L’indignation et la disposition à la lutte des masses laborieuses son dans cette province est plus grande qu’ailleurs, parce que le mécontentement de la misère, du chômage et des bas salaires s’unit au mécontentement dû aux provocations de l’oppression nationale de la politique de dénationalisation violente conduite par l’Etat italien, sous l’autorité fasciste.

    A la réelle vague de manifestations advenue en Vénétie Julienne, répondent, dans l’Egée, les rebellions répetées à l’autorité et aux forces d’occupation italiennes de la population grècques des iles du Dodécanèse.

    Aussi bien en Vénétie Julienne que dans le Dodécanèse, le mouvement des masses contre le fascisme tend rapidement à prendre un caractère violent. Dans le Dodécanèse sont survenus un certain nombre de conflits armés, comptant des morts et des blessés. En Vénétie Julienne, il est fréquent de passer rapidement de la simple manifestation au face à face violent avec les forces armées du fascisme, avec les milices et les gendarmes.

    La lutte des populations laborieuses de Vénétie Julienne et des iles du Dodécanèse est une lutte contre l’impérialisme italien, qui est ici frappé en un de ses points les plus faibles. Les progrès de cette lutte sont donc, objectivement, des progrès de la révolution prolétarienne italienne. Les liens entre celle ci et la lutte des ouvriers italiens contre l’impérialisme et le fascisme sont toutefois toujours, du point du vue politique et de l’organisation, trop faibles,quasi inexistants.

    La conscience que la rébellion des minorités nationales et des populations opprimées par le fascisme soit une des forces motrices de la révolution n’est pas encore largement diffusée parmi les ouvriers et les paysans d’Italie, et cette conscience reste limitée même au sein de leur propre avant-garde.

    Les ouvriers de Turin et de Milan, les journaliers de l’Emilie; ils ne voient pas encore, en masse, les slovènes et les croates de Vénétie Julienne comme leurs alliés directs dans l’action révolutionnaire qui doit briser le joug du fascisme. N’est pas non plus largement diffusée parmi les travailleurs italiens cette obscure intuition défaitiste qui leur faisait crier « Vive Menelik! » au temps des guerres d’Afrique.

    Les révoltes sanglantes du Dodécanèse sont ignorées.

    A qui la faute? Pas aux masses, qui couvent la haine du fascisme, parmi lesquelles l’indignation existe, toujours croissante, ainsi que le terrain favorable au développement d’une solidarité profonde avec tous les combattants antifascistes.

    La faute – pour ainsi dire – est à la faiblesse de la direction révolutionnaire, de l’action faible et discontinue de l’avant-garde communiste, à laquelle revient pourtant la tâche de créer entre les diverses forces révolutionnaires antifascistes un lien de solidarité consciente, active.

    Si ce lien n’existe pas, le risque que le fascisme n’étrangle, sans que le prolétariat italien ne réagisse, une révolte générale des slovènes et des croates de Vénétie Julienne ou des grecs du Dodécanèse, est très forte; très fort est donc aussi le danger que le fascisme ne réussisse à battre ses ennemis séparément les uns des autres, voire en les liguant habilement les uns contre les autres, comme cela a été le cas jusqu’ici.

    En second lieu, on peut noter la violence et le nombre des mouvements survenus dans le sud, en Sicile, en Sardaigne. Ces mouvements aussi révèlent un profond mécontentement des masses et leur combattivité, mais ils apparaissent pour la plupart spontanés, privés de direction politique et d’organisation. Une des forces motrices de la révolution italienne est pourtant ici en jeu – lesmasses des populations méridionales – mais on y observe le même élément négatif que nous mettions en lumière ci dessus.

    Le lien entre la rebellion des paysans méridionaux face à l’Etat italien exploiteur et réactionnaire et la lutte de classe des prolétaires contre le capitalisme se présente de manière spontané, élémentaire, comme c’est arrivé de façon répetée (mais toujours sans résultat décisif) dans l’histoire du mouvement ouvrier italien.

    Il manque ce lien conscient,organisé par une avant-garde prolétarienne, qui voit clair dans les développements révolutionnaires de tout le mouvement et réussisse à trouver, dans le massacre de Pratola Peligna, dans les évenements de Palerme, Taranto, Bari, l’occasion de souder les conditions politiques des deux grandes forces révolutionnaires de l’Italie moderne, l’ouvrier des usines du nord et le paysans du sud et des iles. Ce qui manque, ou qui est trop faible, trop limitée, privée d’élan et de force, c’est la direction politique du mouvement révolutionnaire.

    Troisième observation. Le mouvement des masses part, presque partout, d’une protestation qui se cherche initialement des formes légales, s’exprime au sein des organisations même du fascisme, ou alors se cache derrière une « couverture » d’un autre genre. Un exemple caractéristique est celui de Trieste, où la polémique des journaux fascistes contre l’Evêque Fomar a eu comme conséquence qu’une grande masse de travailleurs a pris comme prétexte une procession religieuse pour se réunir autour de l’Eveque antifasciste, manifestant ainsi tacitement, mais ouvertement, contre le fascisme.

    Le succès de cette procession tenait au conflit entre la foule et les chemises noires, donc à une lutte assez avancée, pourtant la forme a été une manifestation extérieurement légale.

    Cette recherche de la légalité, qui caractérise les mouvements des masses italiennes, en ce moment, est une chose non seulement inévitable, étant donné la période de pression et la terreur qui dure encore maintenant, mais bien nécessaire dans le but de rassembler ses forces, de leur donner une première organisation élémentaire, de leur faire reprendre confiance.

    Le passage de la manifestation légale de mécontentement à la manifestation antifasciste ouverte, avec slogans subversifs et actes de violence brisant la légalité, se produit à différentes rythmes selon les cas.

    Souvent cela n’arrive pas, et pas seulement parce que l’autorité fasciste fait des concessions, mais parce que le mouvement même des masses ne possède pas l’élan nécessaire, la résistance nécessaire.

    Malgré le profond mécontentement, malgré l’indignation croissante, malgré l’intensité avec laquelle les groupes de travailleurs, pourtant nombreux, se déploient pour protester, leur lutte, à un certain moment, est freinée. Encore une fois, le problème qui se pose est celui de la direction, d’une direction consciente, qui s’exerce dès les prémisses de l’action et se fait sentir tout au long du mouvement.

    Cette faiblesse, et souvent même cette absence de direction révolutionnaire, organisée et consciente, du mécontentement, de l’indignation, de la fermentation des mouvements des masses est un des éléments qui contribue le plus à expliquer la force du fascisme.

    Examinons le dernier discours de Mussolini. Il nous est évident qu’il contient une déclaration ouverte de la faillite économique de la dictature fasciste. Finis les bavardages sur le fait que le régime corporatiste aurait évité à l’Italie de subir les conséquences de la crise. Finies les promesses d’un bien-être économique garanti par la collaboration de classe.

    Finies jusqu’aux exaltations à la collaboration de classe, car dans le discours il est dit clairement que le fascisme a employé des milliards pour sauver les profits des capitalistes, pendant qu’aux prolétaires on a diminué (et annoncé de nouvelles diminutions) les salaires et le niveau de vie.

    Finies les exaltations de la « civilité fasciste »: les travailleurs italiens ne peuvent même plus prétendre à un médecin, une machine à laver, à l’eau potable. Finie la « politiques des travaux publics », même ceux en cours aujourd’hui devront être réduits, voire abandonnés!

    Mais quelle est la réaction des larges masses de la population laborieuse à l’écoute de ce bilan? Mécontentement, indignation, manifestations isolées dans les usines, résistance plus grande aux diminutions salariales, mais tout ceci de manière non organisée, non dirigée vers un objectif politique, de manière à ce que le fascisme peut les dominer, les contenir, les supporter.

    Malgré cela, il est évident que le fascisme se cherche une porte de sortie. Il travaille y dans deux directions.

    D’un coté il étudie et restructure le cadre de son organisation, renouvelle en masse les secrétaires fédéraux pour placer aux postes décisifs des éléments prêts à l’action et qui ne reculeront devant rien, continue à mettre en oeuvre toutes ses campagnes paralisatrices du mécontentement populaire, la campagne corporatrice, la campagne nationaliste et impérialiste, la campagne pour la conquête des jeunes; de l’autre coté il se cherche des contacts avec des cadres de la social-démocratie, traite avec Caldara, Schiavi etc, leur offre un peu de « liberté », tente de les remettre en circulation dans les masses, dans l’appareil syndicaliste fasciste, comme il a déjà remis en circulation, à la base, des dizaines d’ex-socialistes, devenus secrétaires de cercles et de coopératives, propagandistes du corporativisme, ou seulement chantres de la panique et du « rien à faire ».

    Cette double action du fascisme rend évidente la manière complexe dont les classes capitalistes dirigeantes italiennes, conscientes de la gravité de la situation objective, opèrent et avec laquelle ils organisent leur résistance d’aujourd’hui et de demain.

    L’organisation de la résistance des classes dirigeantes capitalistes prend en considération aussi bien le retour au squadrisme et de nouvelles réductions salariales, que la campagne corporative et l’utilisation de Caldara et des autres chefs de file sociaux-démocrates.

    A différents degrés et à travers diverses lignes celle ci en vient jusqu’à la défiguration de la Concentration (1) – qui offre à « Justice et Liberté » des liens majeurs avec la petite bourgeoisie inquiète et les paysans méridionaux et devrait rendre plus efficace l’action des socialistes contre le front unique – et jusqu’à la constitution de la nouvelle ligue « pour l’autonomie de la Vénétie Julienne », qui émane de « Justice et Liberté » et créer une nouvelle ligne pour la défense des positions de l’impérialisme italien menacé.

    Cette amplitude et cette multiplicité d’action politique des classes dirigeantes capitalistes rend encore plus évidente la nécessité du renforcement de la direction révolutionnaire du mouvement prolétaire, rendant ainsi plus aigue, plus urgente la nécessité due renforcement du Parti, de toute son action, de toutes les manifestations de son activité, de tous ses liens avec les masses.

    Les expressions « faire comme en Russie » et « il faudrait une révolution » deviennent très populaires parmi les masses, mais la bourgeoisie italienne a déjà démontré une fois sa capacité à briser, en manoeuvrant habilement, les états d’âmes révolutionnaires qui n’étaient pas couplés à une direction politique révolutionnaire, et la social-démocratie italienne a démontré, quant à elle, bien savoir servir les intérêts de la bourgeoisie dans ce champ.

    Mais d’où partir, où commencer le travail pour réussir le plus rapidement possible à renforcer la direction révolutionnaire du mouvement? Revenons à l’examen des mouvements de masse actuels.

    La chose la plus importante est de dépasser le détachement existant jusqu’à maintenant entre les groupes d’avant-garde organisés et conscients et la masse mécontente, indignée, dans laquelle s’accentue la disposition à la lutte. Le plus important est de créer une connection avec cette masse à la source, dès le moment où celle ci cherche la voie et les moyens de manifester « légalement » et dans l’unité.

    Pour cela il convient de savoir pénetrer partout, travailler partout, utiliser massivement les formes les plus simples de travail révolutionnaire (l’agitation orale, par exemple, trop négligée) pour être partout et présents constamment. Ce n’est pas toujours chose aisée, et c’est souvent une chose que les révolutionnaires répugnent à faire car son efficacité est peu visible, ou juste parce qu’ils ont perdu le sens du travail de masse. C’est pourtant ce qui perturbe le plus le fascisme, ce qui le frappe de la manière la plus profonde.

    Ce n’est pas pour rien que Mussolini a demandé à Caldara des hommes qui sachent diriger une assemblée syndicale, et des hommes qui sachent agir rapidement. Mais plus que tout, il me semble que nous avons besoin d’hommes qui sachent commencer, c’est à dire se jeter dans les masses à la moindre occasion et sachent y faire éclater une agitation, une protestation, un mouvement collectif. Savoir faire cela aujourd’hui signifie s’assurer la possibilité de dominer tous les futurs développements du mouvement.

    NOTES:

    1. La Concentration Antifasciste était une coalition politique regroupant le Parti Socialiste Italien, le Parti Socialiste Unitaire de Turati, le Parti Républicain Italien, la direction en exil de la Confédération Générale du Travail et la Ligue des Droits de l’Homme Italienne autour d’un programme libéral, républicain et anti-communiste de résistance au fascisme.

    Son émanation partisane pendant la période de résistance armée fut les Brigades « Justice et Liberté ». La Concentration s’est dissoute en 1934, suite au rapprochement entre le PSI et le PCI au sein du front unique.

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  • Antonio Gramsci : Les cinq premières années du PCI

    L’Unità, 24 février 1926.

    Notre Parti est né en janvier 1921,au moment le plus critique de la crise générale de la bourgeoisie italienne et de la crise du mouvement ouvrier. Si la scission était historiquement nécessaire et inévitable, les grandes masses, hésitantes, n’y étaient pas préparées. Dans cette situation, l’organisation matérielle du nouveau Parti a dû se faire dans des conditions extrêmement difficiles.

    Le travail organisationnel a ainsi absorbé, à lui seul, la quasi-totalité des énergies créatrices.

    On n’a pu approfondir suffisamment les problèmes que posaient, d’une part, la décomposition du personnel des vieux groupes dirigeants bourgeois, et, d’autre part, le processus du même ordre que connaissait le mouvement ouvrier. Toute la ligne politique du Parti, au cours des années qui ont suivi immédiatement la scission, a répondu d’abord à cette exigence : resserrer les rangs de l’organisation, en proie à l’offensive fasciste et asphyxiée par les miasmes cadavériques qui s’élevaient de la décomposition socialiste.

    Dans ces conditions, et c’était naturel, le Parti a vu se développer des sentiments et un état d’esprit corporatistes et sectaires.

    On n’a pas posé le problème politique général de l’existence et du développement du Parti comme mise en œuvre d’une activité qui permette au Parti de gagner les grandes masses et d’organiser les forces sociales nécessaires pour vaincre la bourgeoisie et prendre le pouvoir, mais simplement comme le problème de l’existence même du Parti.

    La scission de Livourne

    Nous n’avons vu que la valeur immédiate et mécanique de la scission et nous avons commis, symétriquement, la même erreur que Serrati. Le camarade Lénine avait exprimé par une formule lapidaire la signification de la scission en Italie en recommandant à Serrati : « Séparez-vous de Turati, et ensuite, alliez-vous avec lui. »

    Nous aurions dû adapter cette formule à notre scission, qui a pris une forme différente de ce que prévoyait Lénine. Nous devions – c’était indispensable et historiquement nécessaire – nous séparer, non seulement du réformisme, mais aussi du maximalisme, qui constituait et constitue encore l’expression typique de l’opportunisme italien dans le mouvement ouvrier.

    Mais ensuite, tout en continuant de les combattre sur le plan de l’idéologie et de l’organisation, nous aurions dû chercher à nous allier avec eux contre la réaction. Pour les dirigeants de notre Parti, chaque action de l’Internationale tendant à nous orienter dans cette direction constituait un désaveu implicite de la scission de Livourne, comme l’expression d’un repentir.

    Accepter une telle orientation de la lutte politique aurait équivalu, selon eux, à admettre que notre Parti n’était qu’une nébuleuse indéfinie ; il s’agissait, tout au contraire, d’affirmer que la naissance de notre Parti avait définitivement résolu le problème de la formation historique du Parti du prolétariat italien. Cette opinion se voyait renforcée par les expériences toutes proches de la Révolution soviétique de Hongrie, où la fusion des communistes et des sociaux-démocrates a constitué sans aucun doute un des facteurs décisifs de la défaite.

    La portée de l’expérience hongroise

    En réalité, et la grande masse du Parti n’a cessé de s’en apercevoir toujours plus, notre Parti a posé ce problème de façon erronée. L’expérience hongroise aurait dû précisément nous convaincre que la ligne suivie par l’Internationale dans la formation des partis communistes n’était pas celle que nous lui attribuions.

    On sait en effet que le camarade Lénine a cherché à s’opposer à la fusion des communistes et des sociaux-démocrates hongrois, quoique ces derniers se soient déclarés partisans de la dictature du prolétariat.

    Peut-on dire pour autant que le camarade Lénine ait été hostile aux fusions ? Certainement pas. Le camarade Lénine et l’Internationale voyaient le problème comme un processus dialectique permettant à l’élément communiste, c’est-à-dire à la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, de se mettre, soit dans l’organisation de parti de la classe ouvrière, soit dans la direction des grandes masses, à la tête de tout ce qu’il s’est formé et existe d’honnête et d’actif dans la classe.

    En Hongrie, cela a été une erreur que de détruire l’organisation communiste indépendante au moment de la prise du pouvoir pour dissoudre et diluer le groupement constitué dans une organisation social-démocrate plus importante et amorphe qui ne pouvait pas ne pas avoir la prééminence. Pour la Hongrie aussi, Lénine avait déclaré que la ligne de notre vieux Parti devait tendre à une alliance avec la social-démocratie, nullement à la fusion.

    On ne serait arrivé à la fusion que plus tard, après que le groupement communiste aurait élargi son influence et serait devenu dominant dans l’organisation du Parti, l’organisation syndicale et l’appareil d’État, c’est-à-dire après qu’il aurait séparé, organiquement et politiquement les ouvriers révolutionnaires de leurs chefs opportunistes.

    Pour l’Italie, le problème se posait en termes encore plus simples qu’en Hongrie : non seulement le prolétariat n’avait pas pris le pouvoir, mais au moment de la formation du Parti, il entamait un grand mouvement de retraite.

    Poser la question de la formation du Parti en Italie comme le camarade Lénine l’avait indiqué expressément à Serrati dans sa formule, cela signifiait – dans la phase de recul du prolétariat qui commençait alors – donner à notre parti la possibilité de regrouper autour de lui les éléments du prolétariat qui auraient voulu résister, mais qui sous la direction maximaliste, étaient entraînés dans la déroute générale et s’abandonnaient progressivement à la passivité.

    Cela signifie que la tactique suggérée par Lénine et par l’Internationale était la seule tactique capable de consolider et de développer les résultats de la scission de Livourne et, dès ce momentlà, de faire véritablement de notre parti, non seulement abstraitement et comme une pure affirmation historique, mais de manière effective, le Parti dirigeant de la classe ouvrière.

    En posant ainsi le problème de façon erronée, nous nous sommes maintenus sur des positions avancées, seuls avec la fraction des masses la plus proche du Parti, mais nous n’avons pas fait ce qui était nécessaire pour maintenir sur nos positions l’ensemble du prolétariat, qui était pourtant encore aminé d’un esprit extrêmement combatif, comme l’ont démontré tant de pages, souvent héroïques, de la résistance qu’il a opposée à l’adversaire.

    Dans une situation extrêmement difficile, qui voyait le Parti employer toutes ses forces dans la lutte immédiate, pour survivre physiquement, ces problèmes n’ont pas fait l’objet de discussions à la base et n’ont point contribué au développement de la capacité idéologique et politique du Parti, ce qui a constitué, pour notre organisation, un facteur de faiblesse supplémentaire.

    C’est ainsi que le ler Congrès du Parti, qui s’est tenu au théâtre San Marco de Livourne aussitôt après la scission, ne s’est posé que des problèmes d’organisation immédiate : formation des organes centraux et encadrement général du Parti. Le IIe Congrès aurait pu et peut-être dû examiner et poser les problèmes en question, mais les faits suivants l’ont empêché de le faire :

    l° Non seulement la masse, mais aussi une grande partie des éléments les plus responsables et les plus proches de la direction du Parti ignoraient littéralement qu’il y eût des divergences profondes et essentielles entre la ligne que suivait notre parti et celle que soutenait l’Internationale.

    2° Le fait que le Parti était absorbé par la lutte strictement physique faisait qu’on attachait moins d’importance aux questions idéologiques et politiques qu’aux questions purement organisationnelles. Il s’est donc développé dans le Parti, et c’était naturel, un état d’esprit hostile a priori à l’approfondissement de toute question susceptible de soulever des conflits importants à l’intérieur du groupe dirigeant qui s’était constitué à Livourne.

    3° L’opposition qui s’est manifestée au Congrès de Rome et qui prétendait être la seule représentante des directives de l’Internationale, constituait, dans la situation donnée, une expression de la fatigue et de la passivité de certains secteurs du Parti.

    La crise qu’ont subie tant la classe dominante que le prolétariat dans la période qui a précédé l’arrivée au pouvoir du fascisme, a confronté une fois de plus notre parti aux problèmes que le Congrès de Rome n’avait pas eu la possibilité de résoudre.

    En quoi a consisté cette crise ? Les groupes de gauche de la démocratie, qui étaient verbalement partisans d’un gouvernement démocratique résolu à arrêter énergiquement le mouvement fasciste, avaient laissé le Parti socialiste arbitre de cette solution afin de le liquider politiquement en lui faisant assumer la responsabilité de l’échec d’un accord antifasciste. La façon même de poser la question, de la part des démocrates, impliquait leur capitulation préventive devant le mouvement fasciste, phénomène qui s’est reproduit par la suite à l’époque de la crise Matteotti.

    Si, pendant un premier temps, cette position du problème a suscité une clarification à l’intérieur du Parti socialiste en provoquant la scission entre maximalistes et réformistes, elle n’en a pas moins aggravé la situation du prolétariat.

    Cette scission rendait en effet infructueuse la tactique que proposaient les démocrates, puisque le gouvernement de gauche qu’ils préconisaient aurait dû comprendre un Parti socialiste encore uni : la majorité de la classe prolétarienne organisée se serait ainsi trouvée prisonnière des engrenages de l’État bourgeois comme elle devait l’être ultérieurement avec la législation fasciste, et l’expérience directe du fascisme aurait été inutile.

    D’autre part, on l’a vu clairement par la suite, le tournant à gauche des maximalistes au moment de la scission a été purement mécanique : s’ils ont déclaré vouloir adhérer à l’I.C. et ont reconnu, de ce fait, l’erreur commise à Livourne, ils ont procédé avec tant de réticences et de restrictions mentales qu’ils ont stérilisé le réveil révolutionnaire que la scission avait provoqué chez les masses ; celles-ci, déçues une fois de plus, sont ainsi retombées dans une passivité dont le fascisme a profité pour effectuer sa marche sur Rome.

    Le cours nouveau dans le Parti

    Cette situation nouvelle s’est exprimée au IVe Congrès de l’I.C. : en dépit des doutes et des résistances de la majorité des délégués de notre parti, convaincus que le tournant des maximalistes ne représentait qu’une oscillation passagère et sans avenir, on en est venu à former le Comité de fusion.

    C’est à partir de ce moment-là que s’engage, dans notre parti, un processus de différenciation interne au groupe dirigeant né à Livourne. Ce processus ne cesse de se développer et, lorsque apparaissent et mûrissent les éléments de la crise du fascisme ouverte par le Congrès de Turin du Parti populaire (2), il sort des frontières du groupe pour investir la totalité du Parti.

    Il est toujours plus évident que, si l’on veut que le mouvement communiste se développe parallèlement à la crise de la classe dominante, il faut arracher le Parti à ses positions de 1921-1922. Le conflit entre notre parti et l’Internationale nourrissait dans nos rangs un état de fractionnisme latent, qui s’exprimait dans des groupes franchement droitiers souvent liquidateurs. Le préalable qui avait tenu tant de place dans le passé, celui du maintien à tout prix de l’unité organisationnelle du Parti, n’avait ainsi plus lieu d’être.

    Tarder encore à poser dans toute leur ampleur les questions de tactique fondamentales sur lesquelles on avait hésité jusqu’alors à ouvrir la discussion, aurait signifié provoquer une crise sans issue pour l’ensemble du Parti.

    C’est ainsi que se sont constitués de nouveaux groupements qui se sont développés jusqu’à la veille de notre IIIe Congrès. On a pu alors s’assurer que, non seulement la grande majorité de la base de notre parti (qui n’avait jamais été ouvertement consultée), mais aussi la grande majorité du vieux groupe dirigeant, s’étaient nettement éloignées des conceptions et des positions politiques de l’extrême gauche pour se placer entièrement sur le terrain de l’Internationale et du léninisme.

    L’importance du IIIe Congrès

    De ce qui a été dit jusqu’ici, on voit clairement l’importance et l’ampleur des tâches de notre IIIe Congrès. Il devait clore toute une période de la vie de notre parti en mettant fin à la crise intérieure et en organisant un regroupement de forces assez stable pour permettre le développement normal de son aptitude à diriger politiquement les masses et, donc, de sa capacité d’action.

    Le Congrès a-t-il effectivement accompli ces tâches ? Indubitablement, tous les travaux du Congrès ont démontré qu’en dépit des difficultés de la situation, notre parti est parvenu à résoudre sa crise de croissance et à atteindre un niveau d’homogénéité, de cohésion et de stabilité remarquable et certainement supérieur à celui de bien d’autres sections de l’Internationale.

    L’intervention, dans les discussions du Congrès, des délégués de la base, dont certains venaient des régions où l’activité du Parti est la plus difficile, a démontré que les éléments fondamentaux de la discussion entre, d’une part, l’Internationale et le Comité central, et, d’autre part, l’opposition, ont été non seulement absorbés mécaniquement par le Parti, mais ont suscité une ample conviction consciente et ont ainsi contribué à élever, d’une manière que les camarades les plus optimistes n’osaient envisager, le ton de la vie intellectuelle de la masse des camarades et leur capacité de direction et d’initiative politique.

    C’est là, croyons-nous, la signification la plus importante du Congrès. Il est clair que si notre parti peut se dire un parti de masse, c’est non seulement pour l’influence qu’il exerce sur de larges couches de la classe ouvrière et des masses paysannes, mais parce qu’il a acquis, dans les éléments individuels qui le composent, une faculté d’analyse des situations, un pouvoir d’initiative politique et une aptitude à diriger qui lui faisaient défaut dans le passé et qui constituent la base de sa capacité de direction collective.

    D’autre part, tout le travail mené à la base pour organiser idéologiquement et pratiquement le Congrès dans les régions et les provinces où la répression policière vise tous les faits et gestes de nos camarades, et le fait qu’on ait réussi à réunir pendant sept jours plus de soixante camarades pour le Congrès du Parti et presque autant pour le Congrès des jeunesses, confirment par eux-mêmes le développement qu’on a dit.

    Il est évident pour tout le monde que tout ce mouvement de camarades et d’organisations n’est plus seulement un succès organisationnel, mais constitue en lui-même une très haute manifestation politique.

    Quelques chiffres à ce sujet. Il y a eu, dans la première phase de préparation du Congrès, de deux à trois mille réunions de base qui ont culminé dans plus d’une centaine de Congrès provinciaux et interprovinciaux, où l’on a choisi, après de larges discussions, les délégués au Congrès.

    Valeur politique et résultats acquis

    Chaque ouvrier est en mesure d’apprécier toute la signification de ces quelques chiffres qu’il nous est possible de publier cinq ans après l’époque de l’occupation des usines et après trois ans d’un gouvernement fasciste qui a intensifié sur une large échelle le contrôle de toutes les activités de masse et a réalisé une organisation policière de loin supérieure à tous les systèmes policiers antérieurs.

    La plus grande faiblesse de l’organisation ouvrière traditionnelle se manifestait essentiellement dans le déséquilibre permanent, et qui devenait catastrophique dans les moments culminants de l’activité de masse, entre les aptitudes des cadres organisationnels du Parti et la poussée spontanée de la base.

    En dépit des conditions extrêmement défavorables de la période actuelle, il est évident que notre parti est largement parvenu à dépasser cette faiblesse et à se doter d’un système d’organisation coordonné et centralisé qui assure la classe ouvrière contre les erreurs et les insuffisances qui se manifestaient dans le passé. C’est là une autre signification importante de notre Congrès : la classe ouvrière est capable d’agir et, en tant qu’elle réussit à tirer de son sein tous les éléments techniques qui, dans la société moderne, sont indispensables à l’organisation concrète des institutions chargées de réaliser le programme prolétarien, elle démontre sa capacité historique de prendre la tête de la lutte anticapitaliste.

    Et c’est de ce point de vue qu’il faut analyser toute l’activité du mouvement fasciste de 1921aux dernières lois « fascistissimes » : activité qui a systématiquement visé à détruire les cadres que le mouvement ouvrier et révolutionnaire avait péniblement élaborés en près de cinquante ans d’histoire.

    De cette façon, le fascisme est pratiquement parvenu à dépouiller la classe ouvrière de son autonomie et de son indépendance politique et l’a réduite soit à la passivité, c’est-à-dire à une subordination inerte à l’appareil d’État, soit, dans les moments de crise politique comme la période Matteotti, à rechercher des cadres dirigeants dans d’autres classes moins exposées à la répression.

    Notre parti est resté le seul mécanisme dont dispose la classe ouvrière pour sélectionner de nouveaux cadres dirigeants de classe, c’est-à-dire pour reconquérir son indépendance et son autonomie politique. Le Congrès a démontré que notre parti est brillamment parvenu à remplir cette tâche essentielle.

    Le Congrès devait réaliser deux objectifs fondamentaux

    1° Après les discussions et les redistributions de forces dont nous avons parlé précédemment, il fallait unifier le Parti, tant sur le terrain des principes et de la pratique organisationnelle, qu’au plan plus strictement politique.

    2°Le Congrès était appelé à établir la ligne politique du Parti pour le proche avenir et à élaborer un programme de travail pratique dans tous les domaines d’activité des masses.

    Ces objectifs concrets posaient un certain nombre de problèmes qui, bien entendu, ne sont pas indépendants les uns des autres, mais sont coordonnés dans le cadre de la conception générale du léninisme. C’est pourquoi les discussions du Congrès, même lorsqu’elles ont porté sur les aspects techniques d’une question pratique, ont posé la question générale de l’acceptation ou non du léninisme. Le Congrès devait donc servir à mettre en évidence dans quelle mesure notre parti était devenu un parti bolchevique.

    Les objectifs fondamentaux

    C’est à partir d’une appréciation historique et politique immédiate du rôle de la classe ouvrière dans notre pays que le Congrès a résolu toute une série de problèmes qu’on peut regrouper ainsi :

    l° Rapports entre le Comité central et la masse du Parti. a) Cet ensemble de problèmes inclut la discussion générale sur la nature du Parti, qui se doit d’être un parti de classe, et ce, non seulement abstraitement, c’est-à-dire en tant que le programme accepté par ses membres exprime les aspirations du prolétariat, mais, pour ainsi dire, physiologiquement, en tant, autrement dit, que la grande majorité de ses adhérents est formée de prolétaires et que lui-même reflète et exprime exclusivement les besoins et l’idéologie d’une seule classe : le prolétariat. b) Une fois unifiées socialement de cette façon, la subordination complète de toutes les énergies du Parti à la direction du Comité central.

    La loyauté de tous les membres du Parti envers le Comité central ne doit pas être purement organisationnelle et disciplinaire, mais doit devenir un véritable principe d’éthique révolutionnaire. Il faut en inculquer profondément la conviction parmi les masses du Parti, afin que les initiatives fractionnelles et, plus généralement, toute tentative de désagréger l’unité du Parti se heurtent inévitablement à une réaction spontanée et immédiate de la base qui les étouffe dans l’œuf.

    L’autorité du Comité central, entre deux congrès, ne doit jamais être remise en question et le Parti doit devenir un bloc homogène. Ce n’est qu’à cette condition que le Parti pourra vaincre ses ennemis de classe.

    Comment la masse des sans-parti pourrait-elle être assurée que l’instrument de la lutte révolutionnaire, le Parti, parviendra à mener, sans hésitations ni oscillations, la lutte implacable pour conquérir et conserver le pouvoir, si le Comité central du Parti n’a pas la capacité et l’énergie nécessaires pour éliminer toutes les faiblesses qui peuvent compromettre son homogénéité?

    Il serait impossible de réaliser ces deux points si, dans le Parti, l’homogénéité sociale et l’unité monolithique de l’organisation n’avaient pas pour complément la conscience, chez tous, d’une homogénéité idéologique et politique.

    Concrètement, on peut exprimer dans cette formule la ligne que le Parti doit suivre : le noyau de l’organisation du Parti consiste en un fort Comité central, étroitement lié à la base prolétarienne du Parti lui-même, sur le terrain de l’idéologie et de la tactique du marxisme-léninisme.

    Sur cette série de problèmes, l’énorme majorité du Congrès s’est nettement prononcée en faveur des thèses du Comité central et ne s’est pas bornée à refuser la moindre concession, mais a insisté sur la nécessité de l’intransigeance théorique et de l’inflexibilité pratique, en rejetant ainsi les conceptions de l’opposition susceptibles de maintenir le Parti dans un état de déliquescence et d’apathie politiques et sociales.

    2°Rapports du Parti avec la classe prolétarienne (c’est-à-dire avec la classe dont le Parti est le représentant direct, la classe qui a pour mission de diriger la lutte anticapitaliste et d’organiser la nouvelle société). C’est de cet ensemble de problèmes que relève l’appréciation du rôle du prolétariat dans la société italienne, c’est-à-dire du degré de maturité de cette société, de son aptitude à se transformer, de société capitaliste, en société socialiste et donc des possibilités, pour le prolétariat, de devenir classe indépendante et dominante.

    C’est pourquoi le Congrès a discuté de : a) la question syndicale, qui est pour nous essentiellement la question de l’organisation des masses les plus larges, comme classe en soi, sur la base des intérêts économiques immédiats, et comme terrain d’éducation politique révolutionnaire ; b) la question du front unique, c’est-à-dire des rapports de direction politique entre la partie la plus avancée du prolétariat et ses fractions les moins avancées.

    3°Rapports de la classe ouvrière dans son ensemble avec les autres forces sociales qui, bien que dirigées par des partis ou des groupes politiques liés à la bourgeoisie, sont objectivement sur le terrain de l’anticapitalisme : donc, en premier lieu, les rapports entre le prolétariat et les paysans.

    Sur toute cette série de problèmes aussi, l’énorme majorité du Congrès a repoussé les conceptions erronées de l’opposition et s’est prononcée en faveur des solutions apportées par le Comité central.

    Les positions des forces en présence

    Nous avons déjà évoqué l’attitude adoptée par l’écrasante majorité du Congrès à l’égard des solutions qu’il convient d’apporter aux problèmes essentiels de la période actuelle.

    Il convient pourtant d’analyser de façon plus détaillée l’attitude de l’opposition et d’évoquer, même brièvement, d’autres attitudes qui se sont fait jour au Congrès comme des attitudes individuelles, mais qui pourraient à l’avenir coïncider avec des moments transitoires déterminés du développement de la situation italienne, et qu’il faut pour cela dénoncer et combattre dès maintenant.

    Nous avons déjà parlé dans les premiers paragraphes de cet exposé des aspects et des formes qui ont caractérisé la crise de développement de notre parti au cours des années 1921-1924.

    Nous rappellerons rapidement que cette crise a trouvé une solution organisationnelle provisoire au VI Congrès mondial grâce à la constitution d’un Comité central qui se situait dans l’ensemble sur le terrain du léninisme et de la tactique de l’Internationale communiste, mais qui se composait de trois éléments : le premier, qui avait la majorité plus une voix dans le Comité central, représentait les éléments de gauche qui s’étaient détachés du vieux groupe de Livourne après le IVe Congrès, le second représentait l’opposition qui s’était constituée au IIe Congrès contre les « Thèses de Rome » et le troisième représentait les terzini entrés dans le Parti après la fusion.

    En dépit de ses faiblesses intrinsèques, du fait même que c’était le « groupe du centre », c’est-à-dire les éléments de gauche qui s’étaient détachés du groupe dirigeant de Livourne, qui y exerçait nettement le rôle dirigeant, le Comité central parvint à poser et à résoudre énergiquement le problème de la bolchevisation du Parti et de son accord complet avec les directives de l’Internationale communiste.

    Attitudes de l’extrême gauche

    Certes, il y eut des résistances, qui culminèrent, tous les camarades s’en souviennent, dans la constitution du Comité d’entente, c’est-à-dire la tentative de constituer une fraction organisée susceptible de s’opposer au Comité central à la tête du Parti.

    En réalité, la constitution du Comité d’entente fut le symptôme le plus important de la désagrégation de l’extrême gauche qui, consciente qu’elle perdait progressivement du terrain dans les rangs du Parti, chercha à galvaniser par une action de rébellion bruyante les quelques forces qu’elle conservait encore.

    Il est à remarquer que, après la défaite idéologique et politique subie par l’extrême gauche dès avant le Congrès, son noyau le plus résistant avait commencé à adopter des positions toujours plus sectaires et plus hostiles au Parti dont il se sentait chaque jour plus éloigné et séparé. Ces camarades ont non seulement persisté à s’opposer de la façon la plus vigoureuse sur certains points concrets de l’idéologie et de la politique du Parti et de l’Internationale, mais ils ont cherché systématiquement et sur tous les points des motifs d’opposition, de façon à se présenter comme un parti dans le Parti ou presque.

    On peut aisément imaginer que, à partir de ces positions, on en vint inévitablement, au cours du Congrès, à des attitudes théoriques et pratiques où il était difficile de distinguer entre l’expression dramatique de la situation générale dans laquelle doit agir le Parti et un certain histrionisme qui apparaissait démesuré à ceux qui avaient réellement lutté et s’étaient sacrifiés pour le prolétariat.

    C’est dans ce cadre qu’il faut replacer, par exemple, la question préalable présentée par l’opposition dès l’ouverture du Congrès, dont elle contestait le pouvoir de délibération en vue de se prémunir ainsi d’un alibi pour reprendre éventuellement son activité fractionniste et refuser de reconnaître l’autorité de la nouvelle direction du Parti.

    La masse des congressistes, qui savaient de combien de sacrifices et d’efforts d’organisation avait été payée la préparation du Congrès, vit dans cette question préalable une pure et simple provocation et il est significatif que les seuls applaudissements (le règlement du Congrès interdisait pour des raisons compréhensibles toute manifestation bruyante d’accord ou de blâme) soient allés à l’orateur qui a stigmatisé l’attitude de l’opposition et soutenu la nécessité de renforcer de manière démonstrative le nouveau comité qui allait être élu en lui donnant expressément pour mandat d’être d’une rigueur implacable contre toute initiative qui mettrait pratiquement en question l’autorité du Congrès et la valeur de ses délibérations.

    Émergence de déviations de droite

    Quoiqu’elle ait été aggravée par sa forme maniérée et théâtrale, l’attitude adoptée par l’opposition dès avant la fin du Congrès, alors qu’on se préparait à tirer les conclusions politico-organisationnelles de ses travaux, relève du même type de faits. Mais les membres de l’opposition purent avoir la nette démonstration de ce qu’est l’état d’esprit répandu dans les rangs du Parti : le Parti n’a pas l’intention de permettre que l’on joue plus longtemps au fractionnisme et à l’indiscipline ; le Parti veut réaliser le maximum de direction collective et ne permettra à quiconque, quelle que soit sa valeur personnelle, de s’opposer au Parti.

    L’opposition d’extrême gauche a été la seule opposition officielle et déclarée pendant les séances plénières du Congrès.

    L’attitude d’opposition sur la question syndicale adoptée par deux membres de l’ancien Comité central avait un tel caractère d’improvisation et d’impulsivité qu’il faut y voir plutôt un phénomène individuel d’hystérie politique qu’une opposition systématique.

    Il y eut en revanche, pendant les travaux de la commission politique, une manifestation qui, pour ne représenter pour l’instant qu’une attitude purement individuelle, se fonde sur des motifs idéologiques qui obligent à y voir ni plus ni moins qu’une vraie plate-forme de droite, susceptible d’être proposée au Parti dans une situation déterminée et qui, de ce fait, doit être, comme ce fut le cas, repoussée sans hésitation, d’autant plus qu’elle avait pour porteparole un membre du vieux Comité central.

    Ces thèmes idéologiques sont : 1° l’affirmation que le gouvernement ouvrier et paysan peut se constituer sur la base du Parlement bourgeois ; 2°l’affirmation que la social-démocratie ne doit pas être considérée comme l’aile gauche de la bourgeoisie, mais comme l’aile droite du prolétariat ; 3°que dans l’analyse de l’État bourgeois, il faut distinguer entre la fonction d’oppression d’une classe sur l’autre et la fonction de production de satisfactions déterminées de certaines exigences générales de la société.

    Les deux premiers points sont contraires aux décisions du IIIe Congrès ; le troisième est étranger à la conception marxiste de l’État. Tous trois dénotent ensemble une tendance à concevoir la solution de la crise de la société bourgeoise en dehors de la révolution.

    La ligne politique fixée par le Parti

    Puisque telle a été la position des forces représentées au Congrès, c’est-à-dire une opposition encore plus rigide des résidus du « gauchisme * » aux positions théoriques et pratiques de la majorité du Parti, nous nous contenterons d’évoquer rapidement certains points de la ligne établie par le Congrès.

    Question idéologique. Sur cette question, le Congrès a souligné la nécessité de développer, de la part du Parti, tout un travail d’éducation qui renforce dans les rangs du Parti la connaissance de cette doctrine marxiste qui est la nôtre et qui développe la capacité de la plus large couche dirigeante.

    Sur ce point, l’opposition a tenté habilement de faire diversion : elle a exhumé quelques vieux articles et morceaux d’articles de camarades de la majorité pour soutenir que c’est seulement avec quelque retard qu’ils avaient accepté intégralement la conception du matérialisme historique telle qu’elle ressort des œuvres de Marx et d’Engels et qu’ils soutenaient au contraire l’interprétation du matérialisme historique donnée par Benedetto Croce.

    Puisque, comme on le sait, on a considéré aussi que les « Thèses de Rome » s’inspiraient essentiellement de la philosophie crocienne, cette argumentation de l’opposition a paru relever de la pure démagogie de congrès. En tout cas, du moment que la question ne concerne pas des individus isolés, mais des masses, la ligne établie par le Congrès quant à la nécessité de mener un travail spécifique d’éducation pour élever le niveau de la culture générale du Parti en matière de marxisme, réduit la polémique de l’opposition à un exercice érudit de recherche d’éléments biographiques plus ou moins intéressants sur le développement intellectuel de tel ou tel camarade.

    Tactique du Parti.

    Le Congrès a approuvé et a défendu énergiquement contre les attaques de l’opposition la tactique suivie par le Parti durant la dernière période de l’histoire italienne caractérisée par la crise Matteotti. Il convient de dire que l’opposition n’a pas essayé d’opposer à l’analyse de la situation faite par le Comité central dans ses thèses pour le Congrès ni une autre analyse conduisant à établir une ligne tactique différente ni des corrections partielles qui puissent justifier une position de principe.

    La position fausse de l’extrême gauche s’est même caractérisée par le fait que ses remarques et ses critiques ne se sont jamais basées sur un examen ni approfondi ni même superficiel des rapports de forces et des conditions générales de la société italienne.

    Il apparut ainsi clairement que la méthode de l’extrême gauche, et que celle-ci prétend être dialectique, n’est pas la méthode de la dialectique matérialiste propre à Marx, mais la vieille méthode de la dialectique conceptuelle de la philosophie pré-marxiste et même pré-hégélienne.

    À l’analyse des forces en lutte et de la direction qu’elles prennent en contradiction avec le développement des forces matérielles de la société, l’opposition substituait l’affirmation qu’elle était dotée d’un « flair » tout particulier et mystérieux qui devrait inspirer la direction du Parti.

    Étrange aberration qui autorisait le Congrès à estimer extrêmement dangereuse et destructrice pour le Parti une telle méthode qui ne pouvait déboucher que sur une politique d’improvisation et d’aventures.

    Que l’opposition n’ait du reste jamais possédé une méthode capable de développer les forces du Parti et les énergies révolutionnaires qu’on puisse opposer à la méthode marxiste et léniniste, c’est ce que démontrent l’attitude de la direction du Parti en février 1921, lorsque le fascisme lança son offensive frontale en Toscane et dans les Pouilles, et l’attitude de la même direction envers le mouvement des Arditi del popolo (2). L’analyse de ces deux moments fit apparaître que la méthode défendue par l’opposition a pour seuls résultats la passivité et l’inaction et qu’elle consiste, en dernière analyse, à tirer des enseignements, au seul usage de la pédagogie et de la propagande, des événements qui se sont déroulés sans l’intervention de l’ensemble du Parti.

    La question syndicale

    Dans le domaine syndical la tâche difficile du Parti consiste à trouver un juste accord entre ces deux lignes d’activité pratique :

    1° Défendre les syndicats de classe en cherchant à maintenir le maximum de cohésion et d’organisation syndicale parmi les masses qui ont participé traditionnellement à l’organisation syndicale elle-même. C’est là une tâche d’une importance exceptionnelle car le Parti révolutionnaire doit toujours, même dans les pires situations objectives, s’efforcer de conserver toutes les accumulations d’expérience et de capacité technique et politique qui se sont formées à la faveur des développements de l’histoire passée dans la masse prolétarienne.

    Pour notre Parti, la Confédération générale du travail constitue en Italie l’organisation qui exprime historiquement de la façon la plus organique ces accumulations d’expériences et de capacités et qui représente donc le terrain sur lequel doit être menée cette défense.

    2°Compte tenu du fait que la dispersion actuelle des grandes masses travailleuses est essentiellement due à des motifs qui sont extérieurs à la classe ouvrière et qui font qu’il existe des possibilités d’organisation immédiates de caractère pas strictement syndical, le Parti doit se proposer de promouvoir activement ces possibilités. Cette tâche ne peut être accomplie que si le travail organisationnel de masse est transféré du domaine corporatif au domaine industriel d’usine et si les liens de l’organisation de masse vont au-delà de l’adhésion individuelle au moyen de la carte syndicale pour devenir électifs et représentatifs.

    Il est clair par ailleurs que cette tactique du Parti correspond au développement normal de l’organisation de masse prolétarienne, telle qu’elle s’était réalisée pendant et après la guerre, c’est-à-dire pendant la période où le prolétariat a commencé à se poser le problème de lutter jusqu’au bout contre la bourgeoisie pour la conquête du pouvoir. Pendant cette période, la forme organisationnelle traditionnelle du syndicat de métier avait été complétée par tout un système de représentations électives d’usine, c’est-à-dire par les comités d’entreprise.

    On sait aussi que, en particulier pendant la guerre, lorsque les centrales syndicales adhérèrent aux comités de mobilisation industrielle et décidèrent donc une situation de « paix industrielle » par certains aspects analogue à la situation présente, les masses ouvrières de tous les pays (Italie, France, Russie, Angleterre, et même États-Unis) retrouvèrent les voies de la résistance et de la lutte sous la direction des délégués ouvriers élus dans les usines.

    La tactique syndicale du Parti consiste essentiellement à développer toute l’expérience d’organisation des grandes masses en pesant sur les possibilités de réalisation les plus immédiates, étant donné les difficultés objectives auxquelles se heurte le mouvement syndical du fait du régime bourgeois, d’une part, et du réformisme confédéral, de l’autre.

    Cette ligne a été intégralement approuvée par l’écrasante majorité du Congrès. C’est toutefois à son sujet qu’ont eu lieu les discussions les plus passionnées et que l’opposition fut représentée, non seulement par l’extrême gauche, mais, comme nous l’avons déjà dit, par deux membres du Comité central.

    Un orateur soutint que le Parti doit mener une action de masse uniquement dans les usines et que le syndicat est donc historiquement dépassé. Cette thèse, qui procède des positions les plus absurdes de l’infantilisme de gauche, fut repoussée nettement et énergiquement par le Congrès.

    Pour un autre orateur au contraire, la seule activité du Parti dans ce domaine doit être l’activité syndicale traditionnelle : cette thèse est étroitement liée à une conception de droite, c’est-à-dire à la volonté de ne pas avoir de heurts trop graves avec la bureaucratie syndicale réformiste qui s’oppose vigoureusement à toute organisation de masse.

    L’opposition d’extrême gauche était guidée par deux directives fondamentales : la première, qui concernait essentiellement le Congrès, s’efforçait de démontrer que la tactique des organisations d’usine soutenue par le Comité central et par la majorité du Congrès est liée à la conception de L’Ordine Nuovo hebdomadaire, conception qui, selon l’extrême gauche, était proudhonienne et non marxiste ; la seconde est liée à la question de principe dans laquelle l’extrême gauche s’oppose nettement au léninisme : le léninisme soutient que le Parti guide la classe au moyen des organisations de masse et considère donc que l’une des tâches essentielles du Parti est le développement des organisations de masse ; pour l’extrême gauche au contraire, ce problème n’existe pas et l’on confère au Parti des fonctions qui peuvent l’amener, d’une part, aux pires catastrophes et, d’autre part, au plus dangereux des aventurismes.

    Le Congrès a rejeté toutes ces déformations de la tactique syndicale communiste, tout en estimant nécessaire d’insister avec une énergie toute particulière sur la nécessité d’une participation plus grande et plus active des communistes au travail dans l’organisation syndicale traditionnelle.

    La question agraire

    Le Parti a cherché, en ce qui concerne son action parmi les paysans, à sortir de la sphère de la simple propagande idéologique visant à diffuser de manière strictement abstraite les termes généraux de la solution léniniste de ce problème, pour se placer sur le terrain pratique de l’organisation et de l’action politique réelle. Il est évident que c’était plus facile à réaliser en Italie que dans les autres pays du fait que, dans notre pays, le processus de différenciation des grandes masses de la population est sous certains aspects plus avancé qu’ailleurs de par les effets de la situation politique actuelle.

    D’autre part, étant donné que le prolétariat industriel ne représente chez nous qu’une minorité de la population travailleuse, une telle question se pose avec plus d’intensité qu’ailleurs. La forme que prennent, en Italie, le problème de la définition des forces motrices de la révolution et celui du rôle dirigeant du prolétariat exige de notre Parti une attention particulière et la recherche de solutions concrètes aux problèmes généraux que résume l’expression « question agraire ».

    La grande majorité du Congrès a approuvé la façon dont le Parti a posé ces problèmes et a affirmé la nécessité d’intensifier le travail selon la ligne générale déjà appliquée partiellement.

    En quoi consiste pratiquement cette activité ? Le Parti doit viser à créer dans chaque région des unions régionales de l’Association de défense des paysans ; mais, à l’intérieur de ces cadres organisationnels plus larges, il faut distinguer quatre groupements fondamentaux des masses paysannes, dont chacun exige des attitudes et des solutions politiques bien précises et complètes.

    L’un de ces groupements est constitué par les masses des paysans slaves de l’Istrie et du Frioul, dont l’organisation est étroitement liée à la question nationale.

    Le second est constitué par le mouvement paysan particulier qui se rassemble sous le titre de « Parti des paysans » et qui a pour base essentielle le Piémont : pour ce groupement, qui n’a pas un caractère confessionnel mais un caractère plus strictement économique, il convient d’appliquer les termes généraux de la tactique agraire du léninisme, et ce, aussi, parce que ce groupement se trouve dans la région qui abrite un des centres prolétariens les plus puissants d’Italie.

    Les deux autres groupements sont de loin les plus considérables et ce sont ceux qui exigent le plus d’attention de la part de notre parti : l° la masse des paysans catholiques, regroupés en Italie centrale et septentrionale, et qui sont directement organisés par l’Action catholique et l’appareil ecclésiastique général, c’est-à-dire le Vatican ; 2° la masse des paysans d’Italie méridionale et des îles.

    En ce qui concerne les paysans catholiques, le Congrès a décidé que le Parti doit poursuivre et doit développer la ligne qui consiste à favoriser les formations de gauche qui existent dans ce secteur et qui sont étroitement liées à la crise agraire générale qui s’est ouverte dès avant la guerre en Italie centrale et septentrionale.

    Le Congrès a établi que l’attitude adoptée par le Parti à l’égard des paysans catholiques, tout en comportant certains éléments essentiels pour la solution du problème politico-religieux italien, ne doit en aucun cas conduire à favoriser les tentatives, toujours possibles, de mouvements idéologiques de nature strictement religieuse. La tâche du Parti consiste à expliquer que les conflits nés sur le terrain de la religion dérivent des conflits de classes et à s’efforcer de toujours mettre en évidence les caractères de classe de ces conflits et non, vice versa, à favoriser des solutions religieuses des conflits de classes, même si ces solutions apparaissent de gauche en tant qu’elles mettent en question l’autorité de l’organisation officielle religieuse.

    La question des paysans méridionaux a fait l’objet, de la part du Congrès, d’une attention toute particulière.

    Le Congrès a reconnu la justesse de l’affirmation contenue dans les thèses du Comité central et selon laquelle le rôle de la masse paysanne méridionale dans le développement de la lutte anticapitaliste en Italie doit faire l’objet d’un examen particulier et aboutir à la conclusion que les paysans méridionaux sont, après le prolétariat industriel et agricole d’Italie du Nord, l’élément social le plus révolutionnaire de la société italienne.

    Quelle est la base matérielle et politique de ce rôle des masses paysannes du Sud ? Les rapports qui existent entre le capitalisme italien et les paysans méridionaux ne consistent pas seulement en les rapports historiques normaux entre ville et campagne, tels que les a créés le développement du capitalisme dans tous les pays du monde ; dans le cadre de la société nationale, ces rapports sont aggravés et radicalisés du fait que toute la zone méridionale et les îles fonctionnent économiquement et politiquement comme une immense campagne face à l’Italie du Nord, qui fonctionne comme une immense ville.

    Le résultat de cette situation, c’est la formation et le développement, en Italie méridionale, de certains aspects d’une question nationale, même si, dans l’immédiat, ces aspects ne représentent pas la totalité de cette question, mais prennent seulement la forme d’une très vive lutte de caractère régionaliste et de profonds courants en faveur de la décentralisation et des autonomies locales.

    Ce qui fait que la situation des paysans méridionaux est caractéristique, c’est que, à la différence  des trois groupements précédents, ils n’ont dans l’ensemble aucune expérience d’organisation  autonome.

    Ils sont encadrés dans les schémas traditionnels de la société bourgeoise qui permettent  aux agrariens, partie intégrante du bloc agro-capitaliste, de contrôler les masses paysannes et de les  diriger selon leurs objectifs.

    À la suite de la guerre et des agitations ouvrières de l’après-guerre qui avaient profondément affaibli l’appareil d’État et presque détruit le prestige social des classes supérieures dont on a parlé, les masses paysannes du Midi se sont éveillées à leur propre vie et ont péniblement recherché un encadrement qui leur soit propre.

    C’est ainsi qu’il y a eu des mouvements d’anciens combattants et les divers partis de « rénovation » qui cherchaient à exploiter ce réveil de la masse paysanne, parfois en le soutenant comme à l’époque de l’occupation des terres, le plus souvent en cherchant à le dévier et ensuite, comme cela s’est produit récemment avec la constitution de l’« Unione nazionale », de l’ancrer sur des positions de lutte pour la soi-disant démocratie.

    Les derniers événements italiens qui ont provoqué un passage en masse de la petite bourgeoisie méridionale au fascisme, ont rendu d’autant plus manifeste la nécessité de donner aux paysans méridionaux une direction qui leur soit propre et leur permette de se soustraire définitivement à l’influence de la bourgeoisie agraire.

    Le seul organisateur possible de la masse paysanne méridionale, c’est l’ouvrier d’industrie, représenté par notre parti. Mais pour que ce travail d’organisation soit possible et efficace, il faut que notre parti se rapproche étroitement du paysan méridional, que notre parti détruise chez l’ouvrier d’industrie le préjugé qui lui a été inculqué par la propagande bourgeoise et qui veut que le Midi soit un boulet qui s’oppose à un développement supérieur de l’économie nationale, et qu’il détruise chez le paysan méridional le préjugé encore plus dangereux qui lui fait voir, dans le Nord de l’Italie, un bloc unique d’ennemis de classe.

    Pour y parvenir, il faut que notre parti fasse un travail de propagande intense à l’intérieur même de son organisation pour que tous les camarades prennent clairement conscience des termes de la question ; car si nous ne résolvons pas celle-ci de manière clairvoyante et révolutionnairement responsable, cela permettra à la bourgeoisie, battue dans sa zone, de se concentrer dans le Sud pour faire de cette région de l’Italie la place forte de la contre-révolution.

    Sur tous ces problèmes, l’opposition d’extrême gauche n’a réussi à dire que des balivernes et des lieux communs. L’essentiel de sa position a consisté à nier a priori l’existence effective de ces problèmes concrets, sans aucune analyse ni même l’ombre d’une démonstration.

    On peut même dire que c’est précisément à propos de la question agraire que s’est manifestée la véritable essence des thèses de l’extrême gauche : une sorte de corporatisme qui attend mécaniquement du développement des conditions objectives générales la réalisation des objectifs révolutionnaires. L’écrasante majorité du Congrès a, comme on l’a dit, rejeté cette conception.

    Autres problèmes traités

    En ce qui concerne la question de l’organisation concrète du Parti dans la période actuelle, le Congrès a ratifié sans discussion les délibérations de la récente Conférence d’organisation, déjà publiées dans L’Unità.

    Étant donné la façon dont le Congrès s’est réuni et les objectifs qu’il s’était donnés, objectifs qui concernaient spécialement l’organisation interne du Parti et la résolution de la crise, il n’a pu traiter longuement de certaines questions, pourtant essentielles pour un parti prolétarien révolutionnaire.

    C’est ainsi que la situation internationale en relation avec la ligne politique de l’Internationale communiste n’a été examinée que dans les thèses. La discussion a seulement effleuré ce thème et l’on a seulement traité la partie des problèmes internationaux concernant les formes et les relations d’organisation du Komintern parce que c’était là un facteur de la crise interne du Parti.

    Le Congrès a cependant entendu un rapport très long et exhaustif sur les travaux du dernier Congrès du Parti russe (2) et sur la signification des discussions qui s’y sont déroulées.

    C’est ainsi que le Congrès ne s’est pas occupé du problème de l’organisation dans le domaine des femmes, ni de l’organisation de la presse, thèmes essentiels pour notre mouvement et qui auraient mérité un traitement spécial. Le Congrès n’a même pas traité de la rédaction du programme du Parti qui était à l’ordre du jour. Nous pensons qu’il faut remédier à ces lacunes au moyen de conférences du Parti spécialement convoquées dans ce but.

    Conclusion

    En dépit de ces déficiences partielles, on peut affirmer, pour conclure, que la masse de travail effectué par le Congrès a été véritablement imposante.

    Le Congrès a élaboré une série de résolutions et un programme de travail concret qui, dans la situation présente, devraient  permettre à la classe ouvrière de développer ses énergies et sa capacité de direction politique.

    Une condition est particulièrement nécessaire pour que les résolutions du Congrès soient non seulement appliquées, mais donnent tous les fruits qu’elles peuvent donner : il faut que le Parti demeure étroitement uni, qu’on ne laisse se développer en son sein aucun germe de désagrégation, de pessimisme, de passivité.

    Tous les camarades du Parti sont appelés à réaliser cette condition. Nul ne peut douter que si cela se fait, ce sera la plus grande des déceptions pour tous les ennemis de la classe ouvrière.

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  • Antonio Gramsci : La situation italienne et les tâches du PCI

    [Extrait. Ecrit par Gramsci. Egalement appelé les Thèses de Lyon, ville française où s’était réunie la direction du PCI. 1926.]

    XIV. La défaite du prolétariat révolutionnaire dans cette période décisive est due aux déficiences politiques, organisationnelles, tactiques et stratégiques du parti des travailleurs. En raison de ces déficiences, le prolétariat ne parvient pas à prendre la tête de l’insurrection de la majorité de la population, et à la faire déboucher sur la création d’un État ouvrier ; bien au contraire, il subit lui-même l’influence des autres classes sociales qui paralysent son action.

    La victoire du fascisme en 1926 doit donc être considérée non comme une victoire remportée sur la révolution mais comme la conséquence de la défaite subie par les forces révolutionnaires en raison de leurs faiblesses intrinsèques.

    XV. Le fascisme, en tant que mouvement de réaction armée ayant pour but la désagrégation et la désorganisation de la classe laborieuse pour la neutraliser, s’inscrit dans la politique traditionnelle des classes dirigeantes italiennes et dans la lutte du capitalisme contre la classe ouvrière.

    Il est favorisé donc, dans ses origines, dans son organisation et dans son développement, par l’appui de tous les vieux groupes diri­geants sans distinction ; et, plus particulièrement, par celui des propriétaires fonciers qui se sentent plus fortement menacés par la pression des masses rurales.

    Mais, socialement, le fascisme trouve sa base dans la petite bourgeoisie urbaine et dans une nouvelle bourgeoisie agricole, apparue avec la transformation de la propriété foncière dans certaines régions (phénomène de capitalisme agraire en Émilie; formation d’une couche intermédiaire d’origine rurale ; « prêts fonciers » ; nouvelle répartition des terres).

    Ce fait, plus celui d’avoir trouvé une unité idéologique et organisationnelle dans les formations militaires où revivent les traditions guerrières (« Arditisme ») et qui sont utilisées dans la guérilla contre les travailleurs, permettent au fascisme de concevoir et de mettre en œuvre un plan de conquête de l’État s’opposant aux vieilles couches dirigeantes. Il est absurde de parler de révolution.

    Mais les nouvelles couches se rassemblant autour du fascisme tirent de leur origine une homogénéité et une mentalité commune de « capitalisme naissant ». C’est ce qui explique pourquoi leur lutte contre les hommes politiques du passé est possible, et pourquoi elles peuvent la justifier en se référant à une construction idéologique qui contredit les théories tra­di­tionnelles de l’État et de ses rapports avec les citoyens.

    En substance, le fascisme ne modifie le programme conservateur et réactionnaire, qui a toujours dominé la politi­que italienne, que dans la stricte mesure où il conçoit différemment le processus d’uni­fi­cation des forces réactionnaires.

    A la tactique des accords et des compromis, il substitue le projet de réalisation d’une unité organique de toutes les forces de la bour­geoisie dans un seul organisme politique, contrôlé par une centrale unique, qui devrait diriger simultanément le parti, le gouvernement et l’État.

    Ce projet répond à une volonté de résistance totale à toute attaque révolutionnaire. Ce qui permet au fascisme de recueillir l’adhésion de la partie la plus décidément réactionnaire de la bourgeoisie industrielle et des propriétaires fonciers.

    XVI. La méthode fasciste de défense de l’ordre, de la propriété et de l’État, est, plus encore que le système traditionnel des compromis et de la politique de gauche, un facteur de désintégration de la cohésion sociale et de ses superstructures politi­ques. Ses effets doivent être étudiés sous le double rapport de sa mise en oeuvre sur le plan économique et sur le plan politique.

    Sur le plan politique, tout d’abord, l’unité organique de la bourgeoisie sous le fascisme ne se réalise pas immédiatement après la conquête du pouvoir. En dehors du fascisme, il existe des centres d’opposition bourgeoise au régime.

    D’une part, le grou­pe partisan d’une solution giolittienne du problème de l’État ne se laisse pas absorber. Ce groupe est lié à une partie de la bourgeoisie industrielle; en outre, par son pro­gram­me réformiste d’inspiration « travailliste », il exerce une influence dans certaines couches ouvrières et petites-bourgeoises. D’autre part, le programme visant à fonder l’État en s’appuyant sur une démocratie rurale dans le Mezzogiorno et sur la partie « saine » de l’industrie du Nord (Corriere della sera, libéralisme Nitti) tend à devenir celui d’une organisation politique d’opposition au fascisme, et possédant plusieurs bases de masse dans le Mezzogiorno (Union nationale).

    Le fascisme est obligé de mener une dure bataille contre ces groupes qui lui résis­tent, et une autre, plus dure encore, contre la franc-maçonnerie, qu’il considère à juste titre comme le centre organisateur de toutes les forces qui ont toujours défendu l’État.

    Cette lutte qui est, qu’on le veuille ou non, l’indice d’une fissure au sein du bloc des forces conservatrices et anti-prolétariennes, peut, dans certaines circonstances, favo­riser le développement et l’affirmation du prolétariat comme troisième facteur, ayant un rôle décisif à jouer dans une situation politique.

    Sur le plan économique, le fascisme agit comme l’instrument d’une oligarchie in­dus­trielle et agraire visant à concentrer entre les mains du capital le contrôle de toutes les richesses du pays. Cela ne peut manquer de provoquer un mécontentement de la petite bourgeoisie qui, avec l’avènement du fascisme, croyait venue sa propre domi­nation.

    Le fascisme prend tout un ensemble de mesures pour favoriser une nouvelle con­cen­tration industrielle (abolition de l’impôt sur les successions, politique financière et fiscale, renforcement du protectionnisme), et les accompagne de dispositions favo­risant les agrariens au détriment des petits et moyens cultivateurs (impôts, taxes sur les grains, « bataille du grain »).

    L’accumulation que ces mesures entraînent n’est pas un accroissement de la richesse nationale, mais elle est la spoliation d’une classe au profit d’une autre, à savoir celle des classes laborieuses et moyennes au profit de la ploutocratie.

    Le souci de favoriser la ploutocratie apparaît impudemment à travers le projet de légalisation, dans le nouveau code de commerce, du régime des actions pri­vi­légiées; une poignée de financiers se trouve ainsi en mesure de disposer sans aucun contrôle d’une masse immense de l’épargne provenant de la petite et moyenne bour­geoisies, ces catégories sont expropriées du droit de disposer de leur richesse.

    Il faut ranger dans le même programme, mais avec des conséquences politiques plus pro­fon­des, le projet d’unification des banques d’émission, qui se traduit dans les faits par la suppression de deux grandes banques méridionales. Ces deux banques ont actu­el­lement pour fonction d’absorber l’épargne du Mezzogiorno et les dépôts des émigrants (600 millions), rôle qui revenait autrefois à l’État avec l’émission des bons du trésor, et à la banque d’escompte, dans l’intérêt d’une partie de l’industrie lourde du Nord.

    Les banques méridionales ont été contrôlées jusqu’à ce jour par les classes dirigeantes du Mezzogiorno elles-mêmes, ce contrôle assurant une des bases réelles de leur domina­tion politique.

    La suppression des banques méridionales comme banques d’émission transférera ce pouvoir à la grande industrie du Nord qui contrôle, à travers la Banque commerciale, la Banque d’Italie; et elle renforcera ainsi exploitation économique de type « colonial » et appauvrissement du Mezzogiorno, accélérant simultanément le lent processus par lequel la petite bourgeoisie méridionale elle-même se détache de l’État.

    La politique économique du fascisme est complétée par les mesures visant à renforcer le cours de la monnaie, à assainir le budget de l’État, à payer les dettes de guerre et à favoriser l’intervention du capital anglo-américain en Italie. Dans tous ces domaines, le fascisme réalise le programme de la ploutocratie (Nitti) et d’une minorité industrielle agrarienne, au détriment de la grande majorité de la population dont les conditions de vie se dégradent progressivement.

    Le couronnement de toute la propagande idéologique, de l’action politique et économique du fascisme, est sa tendance à « l’impérialisme ». C’est par cette tendance que s’exprime la nécessité pour les classes dirigeantes industrielles agraires italiennes de trouver à l’extérieur les moyens de résoudre la crise de la société italienne.

    Elle porte en elle les germes d’une guerre qui sera menée en apparence au nom de l’expan­sion italienne, mais dans laquelle, en fait, l’Italie fasciste ne sera qu’un instrument entre les mains de l’un des groupes impérialistes qui se disputent la domination du monde.

    XVII. Par voie de conséquence, la politique du fascisme engendre une série de réactions profondes au sein des masses. Le phénomène le plus grave est le détache­ment de plus en plus marqué des populations rurales, du Mezzogiorno et des Iles, du système des forces qui régissent l’État. La vieille classe dirigeante locale (Orlando, Di Cesaro, De Nicola, etc.) n’exerce plus de façon systématique son rôle d’anneau de con­jonction dans les rapports avec l’État.

    La petite bourgeoisie tend donc à se rappro­cher des paysans. Le système d’exploitation et d’oppression des masses méridionales est porté à l’extrême par le fascisme ; ce qui favorise également la radicalisation des couches intermédiaires et pose la question méridionale dans ses vrais termes, comme question qui ne trouvera sa réponse qu’avec l’insurrection des paysans alliés au prolétariat, dans la lutte contre les capitalistes et les propriétaires fonciers.

    Les couches paysannes moyennes et pauvres du reste de l’Italie acquièrent égale­ment, quoique plus lentement, une fonction révolutionnaire.

    Le Vatican – dont le rôle réactionnaire a été repris par le fascisme – n’exerce plus aussi complètement son con­trôle sur les populations rurales par l’entremise des prêtres, de l’Azione cattolica et du parti populaire.

    Une partie des paysans, poussés à la lutte pour la défense de leurs intérêts par ces mêmes organisations que cautionnent et dirigent les autorités ecclé­sias­tiques, accentue maintenant, sous la pression économique et politique du fascis­me, sa propre orientation de classe ; elle commence à comprendre que son sort est lié à celui de la classe ouvrière. Le phénomène Miglioli est révélateur de cette tendance.

    Un autre symptôme très significatif est le fait que les organisations blanches qui en tant que fraction de l’ « Action catholique », sont directement dirigées par le Vatican, ont dû entrer dans les comités intersyndicaux avec les Ligues rouges, expression de cette période prolétarienne que, dès 1870, les catholiques pressentaient comme immi­nente dans la société italienne.

    Quant au prolétariat, le processus de désagrégation de ses forces se heurte à la résistance active de l’avant-garde révolutionnaire et à une résistance passive de la grande masse, laquelle demeure fondamentalement attachée à ses positions de classe, prête à se remettre en mouvement dès que se relâche la pression physique du fascisme et que ses intérêts de classe la motivent plus fortement.

    La tentative de créer une division interne au moyen des syndicats fascistes peut être considérée comme un échec. Les syndicats fascistes, changeant leur programme, deviennent désormais les instruments directs de l’oppression réactionnaire au service de l’État.

    XIX. Les forces motrices de la révolution italienne, ainsi qu’il ressort de notre analyse, sont par ordre d’importance les suivantes :

    1. la classe ouvrière et le prolétariat agricole

    2. les paysans du Mezzogiorno et des Iles et les paysans du reste de l’Italie.

    Le développement et la rapidité du processus révolutionnaire ne sont pas prévi­sibles hors d’une évaluation de certains facteurs subjectifs : à savoir, dans la mesure où la classe ouvrière parviendra à acquérir une personnalité politique propre, une ferme conscience de classe, et l’indépendance vis-à-vis de toutes les autres classes; dans la mesure où elle parviendra à organiser ses forces, c’est-à-dire à jouer effecti­vement un rôle de direction à l’égard des autres agents historiques, en commençant par donner une expression politique concrète à son alliance avec les paysans.

    On peut affirmer d’une façon générale, mais également en fonction de l’expérience italienne, qu’on passera d’une période de préparation révolutionnaire à une période de révolution « immédiate » lorsque le prolétariat industriel et agricole du Nord aura retrouvé, sous l’effet du développement de la situation objective, et à travers une série de luttes particulières et immédiates, un haut degré d’organisation et de combativité.

    Quant aux paysans, ceux du Mezzogiorno et des Iles, ils doivent être placés au premier rang parmi les forces sur lesquelles compte l’insurrection contre la dictature industrielle-agraire, bien qu’il ne faille pas leur attribuer une importance décisive en dehors de toute alliance avec le prolétariat. Leur alliance avec les ouvriers est le résultat d’un processus historique naturel et profond, favorisé par tous les avatars de l’État italien.

    Pour les paysans du reste de l’Italie, le processus d’orientation vers l’alliance avec le prolétariat est plus lent et devra être favorisé par une action politique attentive de la part du parti du prolétariat. Les succès déjà obtenus en Italie dans ce domaine indiquent du reste que le problème de la rupture de l’alliance paysans-forces réactionnaires doit également être posé dans la plupart des autres pays de l’Europe occidentale, sous la forme de la neutralisation de l’influence que l’organi­sa­tion catholique exerce sur les masses rurales.

    (…)

    XXXVI. Le principe selon lequel le parti dirige la classe ouvrière ne doit pas être interprété de façon mécanique. Il ne faut pas croire que le parti puisse diriger la classe ouvrière en s’imposant à elle de l’extérieur et de façon autoritaire : cela n’est pas plus vrai pour la période qui précède la prise du pouvoir que pour celle qui lui succède.

    L’erreur que représente l’interprétation mécaniste de ce principe doit être combattue dans le parti italien comme une conséquence possible des déviations idéologiques d’extrême gauche; ces déviations conduisent à une surévaluation arbitraire et formelle du rôle dirigeant du parti.

    Nous affirmons que la capacité de diriger la classe ne tient pas au fait que le parti se « proclame » son organe révolutionnaire, mais au fait qu’il parvient « effectivement », en tant que parti de la classe ouvrière, à rester en liaison avec toutes les couches de cette même classe, à impulser les masses dans la direction souhaitée et la plus favorable, compte tenu des conditions objectives.

    Ce n’est que com­me conséquence de son action parmi les masses que le parti peut obtenir d’elles d’être reconnu comme « leur » parti (conquête de la majorité), et c’est à cette condi­tion seulement que le parti peut se prévaloir d’être suivi par la classe ouvrière. Cette action dans les masses est un impératif qui l’emporte sur tout « patriotisme » de parti.

    (…)

    XXXIX. Le parti dirige et unifie la classe ouvrière en participant à toutes les luttes de caractère partiel, en formulant et en avançant un programme de revendica­tions immédiates pour la classe laborieuse. Il lui faut considérer les actions partielles et limitées comme des étapes nécessaires pour parvenir à la mobilisation progressive et à l’unification de toutes les forces de la classe laborieuse.

    Le parti combat la thèse selon laquelle il faut s’abstenir de soutenir les actions par­tielles et d’y prendre part, sous prétexte que les problèmes intéressant la classe laborieuse ne peuvent être résolus que par la destruction du régime capitaliste et une offensive générale de toutes les forces anticapitalistes. Il sait bien qu’il est impossible d’améliorer sérieusement et durablement la condition des travailleurs dans la période de l’impérialisme, et aussi longtemps que le régime capitaliste n’aura pas été abattu.

    Mais la mise en avant d’un programme de revendications immédiates et le soutien des luttes partielles est la seule façon de gagner les grandes masses et de les mobiliser contre le capital. D’autre part, toute agitation ou victoire des catégories de la classe ouvrière dans le domaine des revendications immédiates rend la crise du capitalisme plus aiguë, et précipite, ne serait-ce que subjectivement, la chute du capitalisme, dans la mesure où elle rompt, sur le plan économique, l’équilibre instable sur lequel il fonde aujourd’hui son pouvoir.

    Le parti communiste relie chaque revendication immédiate à un objectif révolu­tionnaire ; il se sert de chaque lutte partielle pour enseigner aux masses la nécessité de l’action générale, de l’insurrection contre la domination réactionnaire du capital ; il s’efforce de préparer et de diriger chaque lutte à caractère limité de telle sorte qu’elle puisse mener à la mobilisation et à l’unification des forces prolétariennes, non à leur dispersion.

    Il défend ses thèses a l’intérieur des organisations de masse auxquelles incombe la direction des mouvements partiels ou à l’adresse des partis politiques qui en prennent l’initiative, ou encore il les fait prévaloir en prenant lui-même l’initiative de proposer des actions partielles aussi bien au sein des organisations de masse que des autres partis (tactique du front unique).

    En toutes circonstances, il se sert de l’expérience du mouvement et des résultats obtenus grâce à ses propositions pour accroître son influence, en montrant dans les faits que seul son programme d’action répond aux intérêts des masses et à la situation objective, et pour amener sur des positions plus avancées les fractions les plus arriérées de la classe laborieuse.

    L’initiative directe du parti communiste pour une action partielle peut être prise soit lorsqu’il contrôle à travers les organismes de masse une partie importante de la classe laborieuse, soit lorsqu’il a l’assurance que son propre mot d’ordre sera également suivi par une grande partie de cette dernière.

    Mais le parti ne prendra son initiative que lorsqu’elle provo­quera, en fonction de la situation objective, un déplacement en sa faveur du rapport des forces, et représentera un pas en avant dans l’unification et la mobilisation de la classe sur le terrain révolutionnaire.

    Il est exclu qu’une action violente de la part d’individus ou de groupes puisse permettre de tirer les masses ouvrières de leur passivité si le parti n’est pas solidement implanté en elles.

    En ce qui concerne, notamment, l’activité des groupes armés, même comme riposte à la violence physique des fascistes, elle ne se justifie que dans la mesure où elle renvoie à une réaction des masses et parvient à la déclencher ou à la préparer, acquérant ainsi, sur le plan de la mobilisation des forces matérielles, une valeur comparable à celle des grèves et des revendications économiques partielles sur le plan de la mobilisation générale des énergies prolétariennes pour la défense des intérêts de classe.

    XXXIX bis. C’est une erreur de croire que les revendications immédiates et les actions partielles n’ont d’autre caractère qu’économique.

    Du fait qu’avec l’approfon­dis­sement de la crise du capitalisme les classes dirigeantes capitalistes et agraires sont obli­gées, pour maintenir leur pouvoir de limiter et de supprimer les libertés d’orga­nisation et les libertés politiques du prolétariat, la revendication de ces libertés offre un excellent terrain pour l’agitation et les luttes partielles, lesquelles peuvent conduire à la mobilisation de vastes couches de la population laborieuse.

    Toutes les disposi­tions juridiques par lesquelles les fascistes suppriment en Italie jusqu’aux plus élé­men­taires libertés de la classe ouvrière doivent fournir au parti communiste des raisons pour mobiliser les masses et les mettre en action.

    Le parti communiste aura pour tâche de rapporter chacun des mots d’ordre qu’il lancera dans ce domaine aux directives générales de son action, notamment en vue de démontrer par les faits qu’il est impossible d’imposer au régime instauré par le fascisme des limites radicales, et des transformations d’inspiration « libérale » et « démocratique », autrement qu’en déchaî­nant contre ce régime une lutte de masse qui devra inévitablement conduire à la guerre civile.

    Cette conviction doit se diffuser parmi les masses jusqu’à ce que nous aurons réussi, en reliant les revendications partielles à caractère politique aux reven­dications à caractère économique, à transformer les mouvements « révolutionnaires démocratiques » en mouvements révolutionnaires ouvriers et socialistes.

    Il faudra notamment en arriver là en ce qui concerne l’agitation antimonarchiste. La monarchie est l’un des piliers du régime fasciste ; elle est la forme étatique du fascisme italien. La mobilisation antimonarchiste des masses de la population italien­ne est l’un des objectifs que le parti communiste doit proposer. Elle permettra de démasquer efficacement certains des groupes soi-disant antifascistes qui se sont retirés sur l’Aventin.

    Mais elle doit toujours être menée parallèlement à l’agitation et à la lutte contre les autres principaux piliers du régime fasciste, à savoir la ploutocratie industrielle et les agrariens.

    Dans la propagande antimonarchiste, le problème de la forme de l’État sera, en outre, mis en référence constante par le parti communiste avec le problème du contenu de classe que les communistes entendent donner à l’État. Dans un passé récent (juin 1925), le parti parvint à unifier l’ensemble de ces questions en fondant son action politique sur les mots d’ordre suivants : « Assemblée républi­caine sur la base des Comités ouvriers et paysans; contrôle ouvrier sur l’industrie ; la terre aux paysans. »

    XL. La tâche d’unification des forces du prolétariat et de toute la classe laborieuse sur le terrain de la lutte est la partie « positive » de la tactique du front unique, et repré­sente, dans les circonstances actuelles, la tâche fondamentale du parti en Italie.

    Les communistes doivent se proposer pour objectif concret et réel l’unité de la classe laborieuse afin d’empêcher le capitalisme d’appliquer son plan de désagrégation permanente du prolétariat et de rendre impossible toute lutte révolutionnaire.

    Ils doi­vent savoir tout mettre en oeuvre pour atteindre ce but, et surtout se montrer capables de se rapprocher des ouvriers d’autres partis ou sans parti, en venant à bout de leur hostilité et de leur incompréhension déplacées, en se présentant en toute circonstance comme les artisans de l’unité de classe dans la lutte pour la défense de la classe et sa libération.

    Le « front unique » de lutte antifasciste et anticapitaliste que les communistes s’effor­cent de constituer doit chercher à se présenter comme un front unique organisé, donc se fonder sur les organismes autour desquels la masse dans son ensemble prend forme et se rassemble.

    Tels sont bien les organes représentatifs dont les masses elles-mêmes ont, aujourd’hui, tendance à se doter, en partant des usines, comme dans cha­que période d’agitation, dès que les syndicats cessent de pouvoir fonctionner dans des conditions normales.

    Les communistes doivent prendre conscience de cette tendance dans les masses, savoir l’encourager, et développer ses aspects positifs, en luttant contre les déviations à caractère particulariste auxquelles elle peut donner lieu. Il faut considérer la question sans privilégier de façon fétichiste une forme déterminée d’or­ga­nisation, en se rappelant que notre objectif fondamental est de parvenir à une mobi­li­sa­tion et une unité organique de plus en plus vastes des forces.

    Pour atteindre ce but, il faut savoir s’adapter à tous les terrains qu’offre la réalité, exploiter tous les motifs d’agitation, mettre l’accent sur telle ou telle forme d’organisation selon les nécessités et les possibilités de développement de chacune d’elles.

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  • Antonio Gramsci : Le destin de Matteoti

    Lo Stato Operaio, 28 août 1924

    En commémorant, devant une assemblée de communistes, le Congrès de l’Internationale, un militant du nationalisme allemand fusillé dans la Ruhr par les nationalistes français, le camarade Radek a employé une formule incisive qui nous revient à l’esprit chaque fois que nous pensons au destin de Giacomo Matteotti.

    « Le pèlerin du néant » : c’est ainsi que Radek a désigné le combattant malheureux, mais tenace jusqu’au sacrifice de soi, défenseur d’une idée qui ne peut conduire ses fidèles et ses militants à autre chose qu’un inutile cercle vicieux de luttes, d’agitations, de sacrifices sans résultat et sans issue. Un « pèlerin du néant », c’est ainsi que nous apparaît Giacomo Matteotti lorsque nous confrontons sa vie et sa fin à toutes les circonstances qui leur confèrent une valeur, non plus « personnelle », mais d’exemple universel et de symbole.

    Il existe une crise de la société italienne, une crise qui trouve précisément son origine dans les éléments constitutifs de cette société et dans leurs irréductibles contradictions ; une crise que la guerre a précipitée, approfondie, rendue insurmontable.

    D’une part il y a un État qui ne tient plus debout parce que l’adhésion des grandes masses lui fait défaut, ainsi qu’une classe dirigeante capable de lui procurer cette adhésion ; d’autre part, il y a une masse de millions de travailleurs qui ont commencé lentement à s’éveiller à la vie politique, qui demandent à y prendre une part active, qui veulent devenir le fondement d’un « État » nouveau qui incarne leur volonté.

    D’une part, il y a un système économique qui a été construit pour satisfaire exclusivement les intérêts particuliers de quelques étroites catégories privilégiées et qui ne parvient plus à satisfaire les besoins élémentaires de l’énorme majorité de la population.

    D’autre part, il y a des centaines de milliers de travailleurs qui ne peuvent plus vivre si ce système n’est pas radicalement transformé. Depuis quarante ans, la société italienne s’efforce en vain de trouver le moyen de sortir de ces dilemmes.

    Mais il n’y a qu’un seul moyen d’en sortir. C’est que les centaines de milliers de travailleurs, c’est que la grande majorité de la population laborieuse italienne en arrivent à surmonter la contradiction en brisant les cadres de l’ordre politique et économique actuel et en le remplaçant par un nouvel ordre de choses, dans lequel les intérêts et la volonté de ceux qui travaillent et produisent pourront trouver pleine satisfaction et complète expression. L’éveil des ouvriers et des paysans d’Italie qui a commencé sous la direction de vaillants pionniers, voici quelques dizaines d’années, laissait espérer qu’on allait s’engager sur cette voie et la suivre jusqu’au bout sans hésitation ni incohérence.

    Giacomo Matteotti fut lui aussi, sinon par son âge, du moins par l’école politique dont il fit partie, un de ces pionniers.

    Il fut un de ceux à qui le prolétariat italien demandait de le guider pour tirer de son sein sa propre organisation économique, son propre État, son propre destin ; il fut de ceux dont dépendit la solution, la seule solution possible, de la crise italienne.

    Il est peut-être superflu de rappeler aujourd’hui comment, dans la pratique, la direction n’a pas été à la hauteur et comment les forces du mouvement se sont taries, en laissant la voie ouverte au triomphe éhonté de ses plus féroces ennemis, oui, il est peut-être superflu de le rappeler, si ce n’est pour mettre en lumière la contradiction interne, irrémédiable, qui pourrissait à la racine la conception politique et historique de ces premiers chefs du renouveau des ouvriers et des paysans d’Italie, et qui condamnait leur action à un insuccès tragique, effrayant.

    Éveiller à la vie civique, aux revendications économiques et à la lutte politique des dizaines et des centaines de milliers de paysans est une entreprise vaine si elle n’aboutit pas, après avoir éveillé ces forces, à indiquer aux masses laborieuses les moyens et les voies qui leur permettront de s’affirmer pleinement et concrètement.

    Les pionniers du mouvement qui a marqué l’éveil des travailleurs italiens n’ont pas su parvenir à cette conclusion-là. Au moment même où elle ébranlait les piliers d’un système économique, leur action ne prévoyait pas la création d’un système différent dans lequel les barrières du premier auraient été pour toujours dépassées et abattues.

    Cette action engageait une série de conquêtes et elle ne pensait pas à leur défense. Elle donnait à une classe conscience de soi et de ses propres destinées, et ne lui donnait pas l’organisation de combat sans laquelle ces destinées ne pourraient jamais se réaliser.

    Elle posait les prémisses d’une révolution et elle ne créait pas de mouvement révolutionnaire. Elle ébranlait les bases de l’État et croyait pouvoir éluder le problème de la création d’un État nouveau. Elle déchaînait la rébellion et ne savait pas la conduire à la victoire.

    Elle partait d’un désir généreux de rédemption totale et s’épuisait misérablement dans le néant d’une action sans issue, d’une politique sans perspectives, d’une révolte qui, une fois passé le premier instant de stupeur et d’égarement des adversaires, était condamnée à être étouffée dans le sang et dans la terreur d’une répression réactionnaire.

    Le sacrifice héroïque de Giacomo Matteotti est pour nous l’ultime expression, la plus évidente, la plus tragique et la plus haute, de cette contradiction interne dont tout le mouvement ouvrier italien a souffert pendant des années et des années.

    Mais si l’impétuosité de cet éveil et les efforts tenaces du passé ont pu être vains, si l’on a pu voir avec terreur s’écrouler en trois ans l’édifice si péniblement construit pierre après pierre, ce sacrifice suprême qui résume tout l’enseignement d’un passé de douleurs et d’erreurs ne doit pas, ne peut pas rester vain.

    Hier, au moment où l’on mettait en terre le corps de Giacomo Matteotti, au moment où, de tous les coins d’Italie, tous les travailleurs des usines et des champs se tournaient en esprit vers la triste cérémonie, au moment où les paysans et les ouvriers du Polesine et du Ferrarais, réduits en esclavage, mais qui ne désespèrent pas encore de leur rédemption, se déplaçaient en masse pour y être présents, hier donc, en mémoire de Matteotti, un groupe d’ouvriers réformistes demandait la carte du Parti communiste italien.

    Et nous avons senti qu’il y a dans ce geste quelque chose qui brise le cercle vicieux des efforts vains et des sacrifices inutiles, qui surmonte pour toujours les contradictions, qui indique au prolétariat italien quel enseignement on doit tirer de la fin du pionnier tombé sur ses propres traces, alors que toute perspective lui était désormais fermée.

    Les semences jetées par qui a travaillé pour l’éveil de la classe travailleuse italienne ne sauraient être perdues.

    Une fois qu’une classe s’est réveillée de l’esclavage, elle ne peut renoncer à combattre pour son salut. La crise de la société italienne, que ce réveil a poussée jusqu’à l’exaspération, ne peut être surmontée par la terreur ; elle ne pourra s’achever que par l’accession au pouvoir des paysans et des ouvriers, par la fin du pouvoir des castes privilégiées, par l’établissement d’une économie nouvelle, par la fondation d’un nouvel État.

    Mais pour cela, il faut créer une organisation de combat, à laquelle adhèrent avec enthousiasme et conviction les meilleurs éléments de la classe laborieuse, une organisation autour de laquelle les grandes masses puissent se rassembler avec confiance et certitude.

    Il faut une organisation qui incarne et exprime une claire volonté de lutte, la volonté de mettre en œuvre tous les moyens qu’exige la lutte et sans lesquels aucune victoire définitive ne nous sera jamais donnée. Une organisation qui ne soit pas seulement révolutionnaire dans les mots et dans ses aspirations génériques, mais qui le soit dans sa structure, dans ses méthodes de travail, dans ses buts immédiats et lointains.

    Une organisation où la décision de réveiller et de libérer la masse devienne quelque chose de concret et de précis, se transforme en capacité à réaliser un travail politique ordonné, méthodique et sûr, capacité de réaliser non seulement des conquêtes immédiates et partielles, mais aussi de défendre toutes les conquêtes déjà réalisées et de passer à des conquêtes toujours plus élevées, à celle, surtout, qui garantira toutes les autres : la conquête du pouvoir, la destruction de l’État des bourgeois et des parasites, son remplacement par un État de paysans et d’ouvriers.

    Les ouvriers réformistes qui, en souvenir de leur chef abattu, ont demandé à entrer dans notre Parti, ont compris ces choses-là. Par leur geste, ils disent à leurs camarades que le sacrifice de Matteotti s’honore en travaillant à la création du seul instrument qui accomplira et réalisera l’idée dont il était animé, l’idée de la rédemption totale des travailleurs : le parti de classe des ouvriers, le parti de la révolution prolétarienne.

    Il n’y a qu’une seule façon de célébrer dignement et profondément le sacrifice de Matteotti : c’est celle des militants qui se rassemblent dans les rangs du Parti et de l’Internationale communiste pour se préparer à toutes les luttes de demain.

    C’est grâce à eux, et à eux seulement, que la classe ouvrière cessera d’être le « pèlerin du néant », cessera de passer de désillusion en désillusion, de défaite en défaite, de sacrifice en sacrifice, en essayant en vain de résoudre le problème contradictoire de créer un monde nouveau sans briser en éclats ce vieux monde qui nous opprime. Ce n’est que grâce à eux que la classe ouvrière deviendra libre et maîtresse de ses propres destinées.

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  • Antonio Gramsci : L’échec du syndicalisme fasciste

    La Correspondance internationale, 3 janvier 1924.

    Le fascio l’a officiellement constaté le 19 décembre – Situation différente des travailleurs des campagnes et des travailleurs des villes, vis-à-vis du fascisme – Une campagne démagogique démasquée.

    À une conférence des chefs de l’industrie italienne et des principaux dirigeants du syndicalisme fasciste tenue le 19 décembre, à Rome, sous les auspices et en présence du Président du conseil Mussolini, il a été formellement reconnu que le programme et les méthodes du fascisme, dans le domaine syndical, ont fait complètement faillite.

    On se rappelle les tentatives acharnées du fascisme, avant et après son avènement au pouvoir, de créer un mouvement syndical à son service. On se rappelle également que ces tentatives, pour avoir donné des résultats relativement favorables parmi les travailleurs des campagnes, ont complètement échoué en ce qui concerne les ouvriers industriels. Il a été facile aux fascistes, vu les conditions de vie et de travail des paysans pauvres et des journaliers, dispersés dans les villages et seulement unis par de faibles liens syndicaux, de détruire les organisations socialistes des travailleurs agricoles et de contraindre, par la terreur et le boycottage économique, les masses laborieuses de la campagne d’entrer dans les corporations fascistes.

    Les choses ont pris une tout autre tournure chez les ouvriers industriels, à l’exception toutefois des cheminots, exposés aux mesures coercitives de l’État, sur les têtes desquels la menace de la révocation est toujours suspendue et des travailleurs des ports possédant déjà une organisation d’un esprit foncièrement corporatif et dépendant, dans son action, de la situation du trafic maritime, du mouvement des ports italiens qui accusent des degrés inégaux de prospérité, en relation directe avec le bilan des exportations et des importations et les grands achats périodiques de blé, de charbon et de café.

    Dans les grandes villes industrielles, les fascistes ont seulement réussi à rassembler des groupes épars, presque toujours constitués de chômeurs et d’éléments criminels auxquels la carte d’adhérent au fascio assurait l’impunité des actes de sabotage, des vols commis à l’atelier et des actes de violence contre les chefs d’équipe. Il restait donc nécessaire à la politique fasciste de conquérir les masses prolétariennes.

    Le gouvernement fasciste ne peut se maintenir au pouvoir que tant qu’il rend la vie impossible à toutes les organisations non fascistes. Mussolini a fondé son pouvoir sur l’appui de couches profondes de la petite bourgeoisie qui, n’ayant aucune fonction dans la production et ignorant, en conséquence, les antagonismes et les contradictions résultant du régime capitaliste, croyaient fermement la lutte des classes une invention diabolique des socialistes et des communistes. Toute la conception « hiérarchique » du fascisme résulte de cet esprit petit-bourgeois.

    De là le concept de la société moderne formée d’une série de petites corporations organisées sous le contrôle de l’élite fasciste, dans lequel se trouvent concentrés tous les préjugés et tous les penchants utopistes de l’idéologie petite-bourgeoise. De là la nécessité de créer un syndicalisme « intégral », revu du syndicalisme démocratique chrétien où l’idée de la nation, élevée à la divinité, est substituée à l’idée religieuse.

    Seulement, ce beau programme a été répudié par les industriels. Ils se sont refusés à donner leur adhésion aux corporations nationales fascistes, bref à se soumettre au contrôle des Rossoni et Cie.

    Les fascistes, répondant au refus des industriels, se sont livrés, il y a quelques mois, à une propagande démagogique de grand style, allant jusqu’à inciter les ouvriers des métaux et du textile à préparer la grève générale. Cette campagne contre les industriels a atteint son point culminant après la visite de Mussolini à l’usine Fiat, à Turin, à l’occasion de l’anniversaire de la marche fasciste sur Rome.

    Les ouvriers de la Fiat, assemblés au nombre de 6-7000, pour entendre parler Mussolini, dans une cour de l’usine, firent au chef fasciste un accueil nettement hostile.

    Les fascistes accusèrent alors les industriels de Turin d’entretenir l’esprit antifasciste dans les masses, de préférer négocier avec les syndicats réformistes, de renvoyer des ateliers les ouvriers fascistes, d’empêcher par là les corporations nationales de se développer, etc. Ils allèrent jusqu’à se livrer, dans un café, à des violences personnelles contre le chef de la maison Fiat, le sénateur Jean Agnelli.

    La situation est devenue grave et pour les industriels et pour le gouvernement. Le comité syndical du Parti communiste est intervenu dans la lutte en invitant les masses ouvrières à participer à la lutte contre les industriels, bien qu’elle fût déclenchée sur l’initiative fasciste, et à élargir le mouvement.

    Mais l’action fut subitement interrompue sur l’ordre des dirigeants du fascio, sur quoi eut lieu la réunion du 19 décembre. Dans le discours qu’il a prononcé à cette conférence, Mussolini a reconnu l’impossibilité de réunir, dans un même syndicat, ouvriers et patrons. Le « syndicalisme intégral » ne peut, d’après Mussolini, s’appliquer que dans le domaine agricole.

    Les fascistes doivent respecter l’indépendance des organisations industrielles en s’efforçant d’empêcher les conflits de classes de se produire. Le sens de ce discours est clair. Les fascistes renoncent non seulement à l’apparence d’une lutte contre les industriels, mais même à leur tentative de concilier, par leur arbitrage et sous leur contrôle, les intérêts de classes ; ils ne se donnent plus pour tâche que d’organiser les ouvriers… pour les livrer pieds et poings liés aux capitalistes.

    C’est le commencement de la fin du syndicalisme fasciste. Tout de suite après la conférence, de nombreux propriétaires fonciers ont élevé de vives protestations contre le traitement différent que le fascisme fait à l’industrie et à l’agriculture.

    Ils ont dénoncé les violences des organisations syndicales fascistes commises contre les propriétaires afin de les contraindre à respecter des contrats de travail déclarés naturellement par ces derniers absurdes et contraires à l’intérêt national ; ils exigèrent la reconstruction de la Confédération fédérale de l’agriculture, absorbée par la corporation fasciste.

    À Parme, les conflits entre fascistes et agrariens ont déjà provoqué toute une série d’incidents. À Reggio Emilia, le député Corgini, ancien sous-secrétaire d’État au gouvernement de Mussolini, a été expulsé par les fascistes.

    Il faut noter le succès complet de la tactique adoptée par notre parti pour démasquer devant les masses les dirigeants fascistes, qui n’étaient point avares de gestes grandiloquents contre les industriels.

    Les fascistes ont certes encore la satisfaction de voir assister à leurs réunions des milliers d’ouvriers ; mais on a réussi à les mettre au pied du mur ; à leur faire renier leurs propres revendications ; à les discréditer devant les éléments mêmes les plus arriérés des masses laborieuses. Si cette tactique se généralise et s’étend également aux campagnes, la désagrégation du fascisme en sera hâtée, de même que la réorganisation des forces révolutionnaires.

    Cette tactique, il est vrai, rencontre des adversaires dans la personne des socialistes réformistes et maximalistes, installés à la direction des Centrales des syndicats légaux, maîtres aussi d’ailleurs des seuls journaux prolétariens qui se publient encore en Italie. Socialistes et maximalistes démontrent ainsi une fois de plus qu’ils ne veulent pas combattre réellement le fascisme.

    Certes, on court de nombreux dangers, si l’on veut affronter le fascisme pour lui contester au sein de ses propres organisations le contrôle et la direction des masses.

    Est-ce une raison suffisante pour se dérober ? D’autre part, il est certain que de larges masses non seulement d’ouvriers agricoles, mais aussi d’ouvriers d’usines n’ayant aucun autre moyen de lutter contre la bourgeoisie, se laisseraient entraîner par la démagogie fasciste, espérant ainsi faire rendre gorge aux patrons.

    L’intransigeance des réformistes et des maximalistes ne porte pas, à la vérité, contre le fascisme, mais contre la partie la plus pauvre et la plus arriérée du prolétariat. Pour comble, cette intransigeance manque de logique et n’admet que trop de concessions pratiques aux détenteurs fascistes du pouvoir.

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  • Amadeo Bordiga : Sur le cadavre de la démocratie

    Lo Stato operaio, 13 août 1923

    Dans le récent discours prononcé à la Chambre pour arracher l’approbation de la nouvelle loi électorale, Mussolini a encore une fois répété avec ostentation la critique de la démocratie parlementaire, allant jusqu’à se battre contre les pauvres ombres de Cavallotti et de Brofferio. Et il a fait appel à l’argument, guère nouveau, selon lequel les adversaires les plus radicaux du fascisme sont anti-démocrates et anti-parlementaires et selon lequel en Russie les garanties démocratiques sont abolies pour tous les partis opposés au régime bolchevik.

    Il est vrai qu’il y a une espèce de convergence, sur cette question, des points de vue des deux groupes politiques extrêmes. Mais l’argument ne s’adresse qu’à une bien petite partie des opposants du fascisme – les communistes – puisque les autres partis socialistes sont, dans leurs divers comportements théoriques, à la fois imbibés et avides de parlementarisme; quant aux syndicalistes-révolutionnaires et aux anarchistes, a-parlementaires il est vrai, ils s’opposent eux à toutes les dictatures.

    C’est seulement à nous, et nous nous en vantons, que la méthode  » russe  » peut être jetée à la tête. Mais nous pouvons développer notre thèse anti-démocratique sans que nous ne donnions pour autant le moindre appui aux entreprises politiques du fascisme, et sans que les extrêmes du cercle politique ne se touchent. Notre attitude dans la lutte contre la démocratie est aussi claire et cohérente que celle des fascistes est contradictoire et douteuse.

    Nous sommes par principe contre la démocratie celle-ci entendue comme  » un système de représentation politique et de gouvernement dans lequel les membres de toutes les classes sociales ont des droits égaux ». Etre contre ce système par principe signifie que :

    a – dans le régime prolétarien, nous sommes pour la dictature révolutionnaire et l’exclusion des organes de l’Etat des classes non prolétariennes ( en un sens très large ) et également pour la répression des partis contre-révolutionnaires.

    b – dans le régime bourgeois, nous dénonçons la démocratie parlementaire comme un appareil destiné à dissimuler la dictature effective des capitalistes.

    Ni l’une ni l’autre de ces deux prises de position ne nous empêchent cependant, au moment où cela nous convient et si cela nous convient, de profiter du mécanisme parlementaire électoral et d’exhorter les masses ouvrières à réclamer les garanties démocratiques, unique moyen pour que ces masses se forgent une expérience politique qui permette ensuite de les dépasser.

    Par principe, nous sommes opposés à tout mécanisme démocratique, majoritaire, proportionnel ou autre; il suffit de noter que, en Russie, le système électif, non seulement n’est pas de type proportionnel, non seulement ne réalise pas le prétendu idéal de la circonscription unique national, mais il n’est pas non plus à caractère  » direct « ; il est même plutôt  » plural « , c’est-à-dire qu’une voix d’un prolétaire des villes vaut dix – ou plus – voix de paysans des campagnes. Tout cela est un scandale pour les théoriciens de la  » démocratie pour la démocratie « 

    Il est certain que si au mot  » démocratie « , au lieu de la signification politique et historique que nous avons indiqué plus haut, on donne une signification purement juridique de  » mécanisme représentatif « , nous pouvons dire que la dictature du prolétariat est une  » démocratie prolétarienne « . Mais plus qu’à la terminologie, nous nous intéressons à la substance.

    Notre cohérence est établie : en régime prolétarien, nous sommes pour un minimum de droits à la bourgeoisie; mais en régime bourgeois nous sommes, c’est clair, pour le maximum de droits au prolétariat, tout en sachant que ce maximum est totalement insuffisant tant que le pouvoir reste aux mains de la bourgeoisie.

    Nous ne pouvons pas répéter ici nos nombreuses raisons tactiques, mais il est bien certain que l’on ne peut pas prétendre que notre anti-démocratisme nous fait adhérer aux projets électoraux du gouvernement fasciste que, logiquement, nous devons combattre justement pour rendre plus difficile la réalisation du plan du gouvernement qui vise à continuer de protéger avec un vernis constitutionnel une dictature bourgeoise, laquelle ne date pas de la révolution d’octobre mais a été rendue plus solide pour l’œuvre de prévention contre-révolutionnaire.

    Si notre ligne est théoriquement et pratiquement cohérente, celle de nos prétendus collègues en  » anti-démocratisme  » est au contraire énormément contradictoire. Un rapide coup d’œil sur un passé récent et sur un avenir en train de naître présentement le montre.

    Mussolini et les siens parlent de démocratie avec le plus superbe mépris et répètent à l’envie : le parlementarisme nous dégoûte tout autant qu’il dégoûte les bolcheviks ! Pouah ! Mais n’est-ce pas, parmi tant d’autres, une de ces  » poses  » quotidiennement infligées aux spectateurs du phénomène fasciste ?

    Aux actuels champions du mouvement fasciste, nous voulons rappeler que pour eux cette démocratie ( pour laquelle nous n’avons jamais eu de faiblesse et pour laquelle nous promettons de ne jamais en avoir ) a autrefois eu de la valeur !

    Il suffit de rappeler 1915. . . .

    C’est naturel ! Les temps ont changé, et les opinions de Mussolini et Compagnie ont changé avec lui. Nous entendons hurler dès que nous commençons à rappeler ceci : le fascisme est l’interventionnisme d’il y a huit ou neuf ans, et c’est l’interventionnisme de gauche qui prêchait la croisade pour la démocratie. Conservateurs, libéraux et nationalistes n’eurent qu’une part secondaire dans la campagne pour la guerre qu’ils étaient prêts à faire même avec la Triplice ) comme ils n’eurent et n’ont qu’une part secondaire parmi les forces qui contribuèrent à la naissance du fascisme.

    Celui-ci revendique sa filiation idéale et historique à la grande guerre; et comment peut-il prétendre que l’on ne lui rappelle pas aujourd’hui d’avoir, pour la cause de la démocratie, réclamé – et pas par de simples démonstrations platoniques – et imposé le sacrifice de sept cents mille vies d’hommes qui  » ne savaient pas  » que les partisans de la guerre se réservaient le droit, ensuite, de renverser leurs objectifs et de découvrir que la démocratie est une solennelle saloperie ?

    Il est inutile d’insister longuement sur ce point. Si nous enquêtions sur les responsabilités personnelles du Duce qui aujourd’hui proclame avec ostentation sa thèse anti-démocratique, nous devrions rappeler une page de l’Avanti ! d’octobre 1914 dans lequel, franchissant ainsi le Rubicon, il faisait contre nous étalage de ses arguments dont le sens était : mais enfin peut-on rester indifférent et ne pas choisir entre le régime des  » junkers  » prussiens, l’autocratie du Kaiser, la force austro-hongroise d’un côté et les démocraties modernes de la France, de la Belgique et de l’Angleterre de l’autre ?

    Aujourd’hui, il dit en clignant de l’œil :  » N’est-il pas vrai, messieurs les bolcheviks, que la démocratie est synonyme de bassesse et de corruption  ? « 

    Alors qu’auparavant, rappelons-le, nous étions traités de cyniques et vendus aux Allemands… Mais nous avions raison de défendre notre thèse limpide : la guerre n’apporte la démocratie qu’aux vaincus; et même si elle apportait aussi la démocratie aux vainqueurs, nous serions aussi contre cet enjeu illusoire avec lequel on aurait voulu entraîner les masses aux massacres.

    Nous voulons dire seulement ceci pour pouvoir aujourd’hui dire pis que pendre de la démocratie, il fallait alors ne pas avoir réclamé, en son nom, un aussi atroce sacrifice.

    Mais le passé est le passé, les morts sont morts et voici que certains s’arrogent le droit de parler en leur nom.

    Et le fascisme s’arroge le droit, malgré nous, de fouler aux pieds le cadavre du mensonge démocratique. Bien. Il reste cependant à prouver l’incohérence des attitudes actuelles du fascisme dont nous avons parlé et dont justement le discours de Mussolini témoigne de façon caractéristique. Le fascisme, qui prétend avoir fait une révolution, un coup d’Etat, et qui a simplement fait un coup de main, peut-il édifier un régime qui se différencie de la démocratie parlementaire ?

    Non, son chef l’a confessé. Il ne peut pas remplacer le parlement. Il promet de respecter les limites des normes constitutionnelles libérales les plus orthodoxes.

    Il ne veut pas de lois exceptionnelles. Il veut favoriser les classes travailleuses pourvu qu’elles se rallient au régime dominant. Il est bourré d’idées larges et modernes. Faut-il continuer ? Dans tout ceci il n’y a que le décisif prélude de la réforme démocratique et même réformiste.

    Naturellement, toutes les déclarations et promesses du gouvernement fasciste cachent une réalité bien différente. La dictature de la réaction bourgeoise, prête à recourir aux moyens les plus aigus et les plus extrêmes parmi les moyens existants s’ils sont nécessaires, reste en deçà de ces déclarations de générosité et de complaisance.

    Mais n’est-ce pas le véritable caractère de la politique démocratique ? Et pour nous, est-ce autre chose que l’habile emploi de la démagogie pour faire le jeu du despotisme capitaliste ?

    Comme notre presse le soutient depuis longtemps, le fascisme, méthode synthétique d’administration des intérêts bourgeois, réalise l’usage simultané de la répression et de la démagogie. Tout fait croire que, malgré la réticence de son aile droite, le fascisme collaborera sur un tel terrain avec la démocratie et le réformisme socialistoïde.

    Bien avant la séance au cours de laquelle les membres du Parti Populaire s’éclipsèrent de l’opposition et les réformistes saisirent les perches que le Duce leur tendait, nous soutenions déjà cela.

    L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.

    Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire.

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  • Antonio Gramsci : Le conseil d’usine

    L’Ordine Nuovo, 5 juin 1920

    La révolution prolétarienne n’est pas l’acte arbitraire d’une organisation qui s’affirme révolutionnaire ou d’un système d’organisations qui s’affirment révolutionnaires. La Révolution prolétarienne est un processus historique très long qui s’incarne dans le surgissement et le développement de forces productives déterminées (que nous résumons dans l’expression – prolétariat –) dans un contexte historique déterminé (que nous résumons dans les expressions « mode de propriété individuelle, mode de production capitaliste, système de la fabrique, mode d’organisation de la société dans l’État démocratico-parlementaire »).

    Dans une phase déterminée de ce processus, les forces productives nouvelles ne peuvent plus se développer et s’organiser de façon autonome dans les schémas officiels dans lesquels se déroule la vie collective : dans cette phase déterminée intervient l’acte révolutionnaire qui consiste à briser violemment ces schémas, à détruire tout l’appareil du pouvoir économique et politique, dans lequel les forces productives révolutionnaires sont opprimées, c’est-à-dire à anéantir la machine de l’État bourgeois pour constituer un type d’État dans lequel les forces productives libérées trouvent la forme adéquate à leur développement ultérieur et l’organisation nécessaire et suffisante pour la suppression de leurs adversaires.

    Le processus réel de la Révolution prolétarienne ne peut être identifié au développement et à l’action des organisations révolutionnaires de type volontaire et contractuel comme le parti politique et les syndicats professionnels qui sont nés dans le camp de la démocratie bourgeoise et de la liberté politique (comme affirmation et développement de la liberté politique).

    Ces organisations dans la mesure où elles incarnent une doctrine qu’interprète le processus révolutionnaire et en prévoit (dans certaines limites de probabilité historique) le développement, dans la mesure où elles sont reconnues par les masses comme le reflet et comme un appareil de gouvernement embryonnaire, sont et deviendront de plus en plus les agents directs et responsables des actes successifs de libération que la classe ouvrière tout entière tentera d’accomplir dans le cours du processus révolutionnaire.

    Mais elles n’incarnent pas ce processus, elles ne dépassent pas l’État bourgeois, elles n’embrassent pas et ne peuvent pas embrasser tout le pullulement des forces révolutionnaires que le capitalisme déchaîne dans son fonctionnement implacable de machine à exploiter et à opprimer.

    Dans la période de prédominance économique et politique de la classe bourgeoise, l’évolution du processus révolutionnaire se fait souterrainement dans l’obscurité de l’usine, dans l’obscurité de la conscience des multitudes immenses que le capitalisme soumet à ses lois. Il n’est pas contrôlable et perceptible, et le deviendra à l’avenir seulement quand les éléments qui le constituent (les sentiments, les velléités, les habitudes, les germes ‘initiative et de conceptions morales) se seront développés et purifiés avec l’évolution de la société et de la situation que la classe ouvrière occupe dans le camp de la Production.

    Les organisations révolutionnaires (le parti politique et le syndicat) sont nés dans le camp de la liberté politique, dans le camp de la démocratie bourgeoise, comme affirmation de la liberté et de la démocratie en général, dans un camp dans lequel subsistent les rapports de citoyen à citoyen : le processus révolutionnaire lui se manifeste au niveau de la production, dans l’usine, où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où il n’existe pas de liberté pour l’ouvrier, où il n’existe pas de démocratie. Le processus révolutionnaire se manifeste là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du propriétaire est Illimité, est pouvoir de vie et de mort sur l’ouvrier, sa femme et son fils.

    Quand le processus historique de la Révolution ouvrière – immanent dans le mode de vie collective du régime capitaliste, conforme à des lois et se développant nécessairement par la confluence d’une multiplicité d’actions, incontrôlables parce que créées par une situation non voulue et non prévue par l’ouvrier – devient-il contrôlable et repérable ?

    Il le devient quand toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire non au sens où elle refuse génériquement de collaborer aux institutions de gouvernement de la classe bourgeoise, non au sens où elle représente une opposition dans le camp de la démocratie, mais au sens où tous les travailleurs qui se retrouvent dans l’usine commencent une action qui nécessairement doit déboucher dans la fondation d’un État ouvrier, qui nécessairement doit conduire à organiser la société d’une façon originale sous une forme universelle qui embrasse toute l’Internationale et par conséquent toute l’humanité.

    Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire précisément parce que nous constatons que la classe ouvrière, dans toutes les nations, avec toute son énergie – quelles que soient par ailleurs les erreurs, les hésitations propres à une classe opprimée qui n’a pas d’expérience historique et doit inventer presque tout – tend à créer des institutions de type nouveau au niveau ouvrier, à base représentative et selon un schéma industriel.

    Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend aveu toutes ses forces, avec toute sa volonté à fonder son État. C’est pourquoi nous disons que la naissance des conseils ouvriers d’usine représente un grand événement historique, le début d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain. Par là le processus révolutionnaire vient à la lumière, entre dans la phase où il peut être contrôlé et calculé.

    Dans la phase libérale du processus historique de la classe bourgeoise et de la société dominée par elle, la cellule élémentaire de l’État était le propriétaire qui dans l’usine subjugue à son profit la classe ouvrière. Dans la phase libérale le propriétaire était aussi entrepreneur et industriel.

    Le pouvoir industriel, le fondement du pouvoir industriel était dans l’usine et l’ouvrier n’arrivait pas à libérer sa conscience de la conviction que le propriétaire était nécessaire, car il l’identifiait avec la personne de l’industriel, avec la personne du gestionnaire responsable de la production, responsable par conséquent de son salaire, de son pain, de ses habitudes de vie et de son toit.

    Dans la phase impérialiste du processus historique de la classe bourgeoise, le pouvoir industriel sur toute usine se détache de l’usine et se concentre dans un trust, dans un monopole, dans une banque, dans la bureaucratie étatique.

    Le pouvoir industriel devient irresponsable et par conséquent plus autocratique, plus impitoyable, plus arbitraire.

    Mais l’ouvrier, libéré de la suggestion par le « chef », libéré de l’esprit hiérarchique servile, poussé par les conditions générales dans laquelle se trouve la société en fonction de la nouvelle phase historique, fait des conquêtes inappréciables d’autonomie et d’initiative.

    Dans l’usine la classe ouvrière devient un instrument de production déterminé dans une organisation déterminée. C’est par hasard que chaque ouvrier entre dans ce corps constitué pour ce qui concerne la destination de son travail, puisqu’il représente une nécessité déterminée du processus de travail et de production.

    C’est seulement pour cela qu’on l’emploie et qu’il peut gagner son pain : il est un engrenage de la machine – division du travail, de la classe ouvrière se déterminant en un instrument de production.

    Si l’ouvrier acquiert une conscience claire de sa nécessité déterminée et en fait le fondement d’un appareil représentatif de type étatique, c’est-à-dire non volontaire ou contractuel, par voie d’adhésion, mais absolu, organique, collant à une réalité qu’il est nécessaire de reconnaître pour assurer le pain, le vêtement, le toit, la production industrielle. Si l’ouvrier, si la classe ouvrière font cela, ils font une chose grandiose, ils inaugurent une histoire nouvelle, celle des États ouvriers qui doivent confluer dans la formation de la société communiste, d’un monde organisé conformément à la grande entreprise mécanisée, dans la formation de l’Internationale communiste dans laquelle chaque peuple, chaque partie de l’humanité prennent figure en tant qu’ils exercent une production déterminée et non plus en tant qu’ils sont organisés sous la forme de l’État et dans des frontières déterminées.

    En construisant cet appareil représentatif la classe ouvrière procède à l’expropriation de la machine essentielle, de l’instrument de production le plus important, la classe ouvrière elle même, retrouvée, en possession de la conscience de son unité organique et opposée unitairement au capitalisme.

    La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel dans son fondement doit retourner dans l’usine ; elle pose l’usine comme la forme dans laquelle elle se constitue en corps organisé, comme la cellule d’un nouvel État, l’État ouvrier, et comme la base d’un nouveau système représentatif, le système des conseils. L’État ouvrier, dans la mesure où il se donne une configuration productive, crée déjà les conditions de son développement, de sa dissolution en tant qu’État, de son incorporation dans un système mondial, l’Internationale Communiste.

    Aujourd’hui, dans le conseil ouvrier d’un grand établissement mécanisé chaque équipe de travail se fond, du point de vue prolétarien, avec les autres équipes, et chaque moment de la production industrielle se fond, d’un point de vue prolétarien, avec les autres moments en marquant le processus productif. De même, dans le monde le charbon anglais se fond avec le pétrole russe, le blé sibérien avec le soufre de Sicile, le riz du Vercellese avec le bois de Styrie… dans un organisme unique sous administration internationale qui gouvernera la richesse du globe au nom de l’humanité tout entière.

    En ce sens le conseil ouvrier est la première cellule d’un processus historique qui doit culminer dans l’internationale communiste, non plus comme organisation politique du prolétariat révolutionnaire, mais comme réorganisation de toute la vie collective, nationale et mondiale. Toute action révolutionnaire n’a de valeur, de réalité historique que si elle s’insère dans ce processus, que si elle est conçue comme un acte de libération par rapport aux superstructures bourgeoises qui empêchent et entravent ce processus.

    Les rapports qui doivent exister entre le parti politique et le conseil d’usine, entre le syndicat et le conseil d’usine résultent implicitement de cette façon de voir.

    Le parti et le syndicat ne doivent pas se poser en tuteurs ou comme superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la Révolution prend une forme contrôlable. Ils doivent se faire les agents conscients de sa libération par rapport aux forces répressives coiffées par l’État bourgeois, ils doivent se proposer d’organiser les conditions externes générales (politiques) où le processus révolutionnaire se fera plus rapide, où les forces productives libérées trouveront leur expansion maximale.

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  • Antonio Gramsci : Les origines du cabinet Mussolini

    La Correspondance internationale, 2 novembre 1922.

    La réaction- Les origines du cabinet Mussolini – La politique de M. Giolitti – Les Paysans – Le Parti socialiste – L’offensive capitaliste date de mars 1920. – Par A. Gramsci (Moscou).

    Les éléments de la crise italienne, qui a reçu une solution violente par l’avènement, au pouvoir du parti fasciste, peuvent être brièvement résumés comme suit :

    La bourgeoisie italienne a réussi à organiser son État moins par sa propre force intrinsèque que parce qu’elle a été favorisée dans sa victoire sur les classes féodales et semi-féodales par toute une série de conditions d’ordre international (la politique de Napoléon III en 1852-1860, la guerre austro-prussienne de 1866,la défaite de la France à Sedan et le développement que prit à la suite de cet événement l’empire germanique).

    L’État bourgeois s’est ainsi développé plus lentement et suivant un processus qu’on ne peut point observer dans beaucoup d’autres pays. Le régime italien ne dépassait pas le pur régime constitutionnel à la veille de la guerre, la division des pouvoirs ne s’était pas encore produite, les prérogatives parlementaires étaient très limitées; il n’existait pas de grands partis politiques parlementaires.

    A ce moment, la bourgeoisie italienne devait défendre l’unité et l’intégrité de l’État contre les assauts répétés de forces réactionnaires représentées surtout par l’alliance des grands propriétaires terriens, avec le Vatican.

    La grande bourgeoisie industrielle et commerciale, guidée par Giovanni Giolitti, chercha à résoudre le problème par une alliance de toutes les classes urbaines (la première proposition de collaboration gouvernementale fut faite à Turati au cours des premières années du XXe siècle) avec la classe des journaliers agricoles; ce n’était pourtant pas là un progrès dans le développement de l’État constitutionnel dans le sens de la démocratie parlementaire, c’était plutôt des concessions paternelles d’ordre immédiat que le régime faisait aux masses ouvrières organisées en syndicats et en coopératives agricoles.

    La guerre mondiale brisa toutes ces tentatives. Giolitti, d’accord avec la Couronne, s’était engagé dès 1912à agir avec l’Allemagne dans la guerre de 1914(la convention militaire signée à Berlin en 1912par le général Pollio, chef de l’État-Major italien, entrait précisément en vigueur le août 1914ce général se suicida pendant la période de la neutralité italienne, dès que la Couronne se montra favorable à la nouvelle orientation politique ententophile).

    Giolitti fut violemment écarté par les nouveaux groupes dirigeants, ceux de la lourde industrie, de la grosse agriculture et de l’État-Major; ceux-ci en arrivèrent même à comploter pour le faire fusiller.

    Les nouvelles forces politiques, qui devaient apparaître après l’armistice, se consolidèrent pendant la guerre. Les paysans se groupèrent en trois organisations très puissantes. Le Parti socialiste, Le Parti populaire (catholique) et les Associations d’anciens combattants.

    Le Parti socialiste organisa plus d’un million de journaliers agricoles et de métayers dans l’Italie centrale et septentrionale; le Parti populaire groupa autant de petits propriétaires et de paysans moyens dans la même zone territoriale ; les associations d’anciens combattants se développèrent surtout dans l’Italie du Sud et dans les régions arriérées et sans grandes traditions politiques. La lutte contre la grosse propriété agraire devint rapidement très intense sur tout le territoire italien; les terres furent envahies, les propriétaires durent émigrer vers les chefs-lieux des régions agraires, à Bologne, Florence, Bari, Naples; dès 1919, ils y commencèrent l’organisation des bataillons civilspour lutter contre la « tyrannie des paysans »dans les campagnes.

    Il manquait à ce bouleversement énorme des classes travailleuses des campagnes un mot d’ordre clair et précis, une orientation unique, ferme et déterminée et un programme politique concret.

    Le Parti socialiste aurait dû dominer la situation; celle-ci pourtant le dépassa. 60 % des membres du Parti socialiste étaient des paysans; parmi les 156 députés socialistes au Parlement, 110 avaient été élus par les campagnards; sur 2 500 municipalités conquises par le Parti socialiste italien, 2 000 étaient strictement paysannes; les quatre cinquièmes des coopératives administrées par les socialistes étaient des coopératives agricoles.

    Le Parti socialiste reflétait le chaos au point de vue toute son activité se réduisait à des déclamations maximalistes, à des déclarations bruyantes au Parlement, à afficher des insignes, à des chants et des fanfares.

    Toutes les tentatives faites au sein du Parti socialiste pour faire prédominer les questions ouvrières et l’idéologie prolétarienne furent combattues avec acharnement par les armes les plus déloyales; ainsi, dans la séance du Conseil national socialiste tenue à Milan en avril 1920, Serrati en arriva à dire que la grève générale qui avait éclaté à cette époque dans le Piémont et qui était soutenue par les ouvriers de tous les métiers avait été provoquée artificiellement par des agents irresponsables du gouvernement de Moscou.

    En mars 1920, les classes possédantes commencent à organiser la contre-offensive. Le 7 mars fut convoquée à Milan la première Conférence nationale des Industriels italiens, qui créa la Confédération générale de l’Industrie italienne.

    Au cours de cette réunion, un plan précis et complet d’action capitaliste unifiée fut élaboré; tout y était prévu, depuis l’organisation disciplinée et méthodique de la classe des fabricants et des commerçants jusqu’à l’étude de tous les instruments de lutte contre les syndicats ouvriers et jusqu’à la réhabilitation politique de Giovanni Giolitti.

    Dans les premiers jours d’avril, la nouvelle organisation obtenait déjà son premier succès politique ; le Parti socialiste déclarait anarchique et irresponsable la grande grève du Piémont, qui avait éclaté pour défendre les Comités d’usine et pour obtenir le contrôle ouvrier sur l’industrie; ce parti menaçait de dissoudre la section de Turin, qui avait dirigé cette grève.

    Le 15 juin, Giolitti formait son ministère de compromission avec l’État-Major représenté par Bonomi, ministre de la Guerre. Un travail fébrile d’organisation contre-révolutionnaire commença alors en présence de la menace de l’occupation des usines, que prévoyaient même les dirigeants réformistes réunis à la conférence de la Fédération des ouvriers métallurgistes qui se tint à Gênes au cours du même mois 3.

    En juillet, le ministère de la Guerre, Bonomi en tête, commença la démobilisation d’environ soixante mille officiers dans les conditions suivantes : les officiers furent démobilisés en conservant les quatre cinquièmes de leur solde; la plus grande partie furent envoyés dans les centres politiques les plus importants; avec l’obligation d’adhérer aux Fasci di Combattimento ; ceux-ci étaient restés jusqu’à ce moment une petite organisation d’éléments socialistes, anarchistes, syndicalistes et républicains favorables à la participation de l’Italie à la guerre aux côtés de l’Entente.

    Le gouvernement Giolitti fit d’énormes efforts pour rapprocher la Confédération de l’Industrie et les Associations des agrariens, spécialement celles de l’Italie centrale et septentrionale.

    C’est alors qu’apparaissent les premières équipes armées de fascistes et que se produisent les premiers épisodes terroristes. Mais l’occupation des usines par les ouvriers métallurgistes eut lieu a un moment où tout ce travail était en préparation; le gouvernement Giolitti fut forcé de prendre une attitude conciliatrice et de recourir à un traitement homéopathique plutôt qu’à une opération chirurgicale.

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  • Amadeo Bordiga : Thèses de Rome

    Rassegna Comunista, 30 janvier 1922

    Amadeo Bordiga – Umberto Terracini : Thèses sur la tactique du Parti communiste d’Italie

    Préambule

    Les présentes thèses ont pour objet le problème général des critères auxquels le Parti communiste doit obéir dans son action pour réaliser son programme et atteindre son but, de la méthode qu’il doit suivre pour déterminer les initiatives à prendre et la direction à donner à ses mouvements.

    Dans les différentes sphères de l’action du Parti (question parlementaire, syndicale, agraire, militaire, nationale et coloniale, etc.), ce problème revêt des aspects particuliers, qui ne seront pas traités ici séparément car ils font l’objet d’autres discussions et résolutions des congrès internationaux et nationaux.

    Les présentes thèses partent du programme que le Parti communiste d’Italie a adopté à Livourne et qui est l’expression et le fruit de la doctrine et de la méthode propres à l’Internationale Communiste et au Parti. Ce programme déclare:

    Le Parti communiste d’Italie (Section de l’Internationale Communiste) est constitué sur la base des principes suivants:

    1. Une contradiction toujours croissante entre les forces productives et les rapports de production va se développant dans la société capitaliste actuelle, entraînant l’antagonisme d’intérêts et la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie dominante.
       
    2. Les rapports de production actuels sont protégés et défendus par le pouvoir de l’État bourgeois qui, fondé sur le système représentatif de la démocratie, constitue l’organe de défense des intérêts de la classe capitaliste.
       
    3. Le prolétariat ne peut ni briser ni modifier le système des rapports Capitalistes de production dont son exploitation dérive sans abattre le pouvoir bourgeois par la violence.
       
    4. L’organe indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat est le parti politique de classe.
      Le Parti communiste, groupant dans ses rangs la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, unifie les efforts des masses travailleuses en les amenant de la lutte pour des intérêts de groupes et pour des résultats contingents à la lutte pour l’émancipation révolutionnaire du prolétariat.
      Le Parti a pour rôle de répandre dans les masses la conscience révolutionnaire, d’organiser les moyens matériels d’action et de diriger le prolétariat dans le développement de la lutte.
       
    5. La guerre mondiale a été causée par les contradictions internes incurables du régime capitaliste qui ont engendré l’impérialisme moderne. Elle a ouvert une crise dans laquelle la société capitaliste va se désagrégeant et où la lutte de classe ne peut aboutir qu’à un conflit armé entre les masses travailleuses et le pouvoir des différents États bourgeois.
       
    6. Après le renversement du pouvoir bourgeois, le prolétariat ne peut s’organiser en classe dominante qu’en détruisant le vieil appareil État et en instaurant sa propre dictature, c’est-à-dire en fondant les organismes représentatifs de État sur la seule classe productive et en privant la bourgeoisie de tout droit politique.
       
    7. La forme de représentation politique dans État prolétarien est le système des conseils de travailleurs (ouvriers et paysans) déjà en vigueur dans la Révolution russe, commencement de la Révolution prolétarienne mondiale et première réalisation stable d’une dictature du prolétariat.
       
    8. La défense nécessaire de État prolétarien contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires ne peut être assurée qu’en enlevant à la bourgeoisie et aux partis ennemis de la dictature prolétarienne tout moyen d’agitation et de propagande politique et en dotant le prolétariat d’une organisation armée pour repousser toute attaque intérieure ou extérieure.
       
    9. Seul État prolétarien pourra intervenir systématiquement dans les rapports de l’économie sociale en réalisant toutes les mesures successives qui assureront le remplacement du système capitaliste par la gestion collective de la production et de la distribution.
       
    10. Cette transformation de l’économie et par conséquent de toutes les activités de la vie sociale aura pour effet, une fois éliminée la division de la société en classes, d’éliminer aussi peu à peu la nécessité de État politique, dont l’appareil se réduira progressivement à celui de l’administration rationnelle des activités humaines.

    1. Nature organique du parti communiste

    1. Parti politique de la classe prolétarienne, le Parti communiste se présente dans l’action comme une collectivité opérant selon une orientation unitaire. Les mobiles initiaux qui poussent les éléments et les groupes de cette collectivité à s’organiser pour une action unitaire sont les intérêts immédiats que la situation économique suscite dans les différents groupes de la classe ouvrière. Le rôle du Parti communiste se caractérise essentiellement par l’utilisation des énergies ainsi encadrées en vue d’atteindre des objectifs qui, pour être communs à toute la classe travailleuse et situés au terme de toutes ses luttes successives, dépassent, en les intégrant, les intérêts des groupes particuliers et les revendications immédiates et contingentes que la classe ouvrière peut poser.
       
    2. L’intégration de toutes les poussées élémentaires dans une action unitaire se manifeste à travers deux facteurs principaux: l’un est la conscience critique dont le Parti tire son programme; l’autre est la volonté qui s’exprime dans l’organisation disciplinée et centralisée du Parti, instrument de son action. Il serait faux de croire que cette conscience et cette volonté peuvent être obtenues et doivent être exigées de simples individus, car seule l’intégration des activités de nombreux individus dans un organisme collectif unitaire peuvent permettre de les réaliser.
       
    3. Les déclarations programmatiques des Partis et de l’Internationale communiste contiennent une définition précise de la conscience théorico-critique du mouvement. A cette conscience, comme à cette organisation nationale et internationale, on est parvenu et on parvient par une étude de l’histoire de la société humaine et de sa structure à l’époque capitaliste actuelle conduite sur la base des données et des expériences de la lutte prolétarienne réelle et dans une participation active à celle-ci.
       
    4. La proclamation de ce programme et la désignation des hommes aux différentes fonctions de l’organisation résulte en apparence d’une consultation démocratique des délégués du parti. En réalité, elles sont le produit du processus réel qui, accumulant les éléments d’expérience, préparant et sélectionnant les dirigeants, permet au programme de prendre forme et à la structure du Parti de se hiérarchiser.2. Processus de développement du parti communiste
    5. Le Parti prolétarien s’organise et se développe dans la mesure où la maturité et l’évolution de la société permet à une conscience des intérêts généraux et suprêmes de la classe ouvrière d’apparaître et à une action collective et unitaire de se développer dans ce sens.
      D’autre part, le prolétariat n’apparaît et n’agit comme classe dans l’histoire que lorsque se dessine en lui la tendance à se donner un programme et une méthode commune d’action, c’est-à-dire à s’organiser en parti.
       
    6. Le processus de formation et de développement du parti prolétarien ne présente pas un aspect continu et régulier, mais peut passer, sur le plan national et international, par des phases très complexes et des périodes de crise générale.

      Bien souvent, les Partis prolétariens ont subi une dégénérescence qui a privé leur action de son unité et de sa conformité aux buts révolutionnaires suprêmes, ou du moins a atténué ces caractères indispensables de leur activité au lieu de les accentuer. Celle-ci s’est alors fragmentée dans la poursuite d’avantages limités à tel ou tel groupe ouvrier ou de résultats contingents (réformes), adoptant dés méthodes qui compromettaient le travail révolutionnaire et la préparation du prolétariat à la réalisation de ses finalités de classe.

      Par cette voie, les Partis prolétariens en sont souvent arrivés à ouvrir leurs rangs à des couches et des éléments qui ne pouvaient pas encore se placer sur le terrain de l’action collective unitaire pour les buts suprêmes. Cela s’est toujours accompagné d’une révision et d’une déformation de la doctrine et du programme, et d’un relâchement de la discipline intérieure: ainsi, au lieu de donner au mouvement prolétarien un état-major de chefs aptes et décidés à la lutte, on l’a livré aux mains d’agents larvés de la bourgeoisie.
       
    7. Sous l’influence de situations nouvelles, sous la pression des événements provoquant la classe ouvrière à l’action, il est possible de sortir d’une pareille situation et de retourner au véritable Parti de classe. Ce retour s’effectue sous forme d’une scission de la partie de l’organisation qui, en défendant le programme, en critiquant les expériences défavorables de la lutte et en formant une école et une fraction organisée au sein du vieux parti, a rétabli cette continuité indispensable à la vie d’un organisme unitaire qui se fonde sur la possession d’une conscience et d’une discipline. C’est de cette conscience et de cette discipline que naît le nouveau Parti. Tel est généralement le processus qui a conduit des Partis faillis de la II° Internationale à la naissance de l’Internationale Communiste.
       
    8. Le développement du Parti communiste après le dénouement d’une telle crise peut être défini comme “normal” pour la commodité de l’analyse, ce qui n’exclut pas le retour de phases critiques dans des situations nouvelles. C’est en offrant le maximum de continuité dans la défense du programme et dans la vie de la hiérarchie dirigeante (par-delà le remplacement individuel de chefs infidèles ou usés) que le Parti assure également le maximum de travail efficace et utile pour gagner le prolétariat à la lutte révolutionnaire.

      Il ne s’agit pas seulement d’édifier les masses, et moins encore d’exhiber un Parti intrinsèquement pur et parfait, mais bel et bien d’obtenir le meilleur rendement dans le processus réel. Comme on le verra mieux plus loin, il s’agit, par un travail systématique de propagande et de prosélytisme et surtout par une participation active aux luttes sociales, d’obtenir qu’un nombre toujours croissant de travailleurs passe du terrain des luttes partielles pour des intérêts immédiats au terrain de la lutte organique et unitaire pour la révolution communiste.

      Or c’est uniquement lorsqu’une semblable continuité dé programme et de direction existe dans le Parti qu’il lui est possible non seulement de vaincre la méfiance et les réticences du prolétariat à son égard, mais de canaliser et d’encadrer rapidement et efficacement les nouvelles énergies conquises dans la pensée et l’action communes, pour atteindre à cette unité de mouvement qui est une condition indispensable de la révolution.
       
    9. Pour les mêmes raisons, on doit considérer comme un processus tout à fait anormal l’agrégation au Parti d’autres partis ou fractions détachées de Partie. Un groupe, qui se distinguait jusqu’à un moment donné par une position programmatique différente et par une organisation indépendante, n’apporte pas au Parti communiste des éléments utilement assimilables, mais altère la fermeté de sa position politique et la solidité de sa structure: dans ce cas, l’accroissement des effectifs, loin de correspondre à un accroissement des forces et des capacités du Parti, pourrait bien paralyser son travail d’encadrement des masses, au lieu de le faciliter.

      Il est souhaitable que l’Internationale Communiste déclare au plus tôt qu’elle n’admet pas la moindre dérogation à deux principes fondamentaux d’organisation: il ne peut y avoir dans chaque pays qu’un seul Parti Communiste, et on ne peut adhérer à l’Internationale que par admission individuelle au Parti Communiste du pays donné.3. Rapport entre le parti communiste et la classe prolétarienne
    10. La délimitation et la définition des caractères du Parti de classe, qui fondent sa structure constitutive d’organe de la partie la plus avancée de la classe prolétarienne, n’empêchent pas, mais au contraire exigent qu’il soit rattaché par des liens étroits au reste du prolétariat.
       
    11. La nature de ces rapports se déduit de la dialectique régissant la formation de la conscience de la classe et de l’organisation unitaire du Parti. Cette formation se traduit par le déplacement d’une avant-garde du prolétariat du terrain des mouvements spontanés suscites par dés intérêts partiels de groupe sur le terrain d’une action prolétarienne générale. Mais, bien loin de le faire en niant ces mouvements élémentaires, il assure leur unification et leur dépassement dans l’expérience vivante, en poussant à leur réalisation, en y prenant une part active, en les suivant avec attention dans tout leur développement.
       
    12. L’œuvre de propagande idéologique et de prosélytisme continuellement accomplie par le Parti est donc inséparable de l’action réelle et du mouvement prolétarien sous toutes ses formes. Ce serait une erreur banale de juger que la participation à la lutte pour des résultats contingents et limités entre en contradiction avec la préparation à la lutte révolutionnaire finale et générale. La seule existence de l’organisation unitaire du Parti, avec son indispensable clarté de programme et sa non moins indispensable solidité et discipline d’organisation, garantirait déjà par elle-même que, loin d’attribuer jamais aux revendications partielles la valeur d’une fin en soi, on considère la lutte pour les faire triompher comme un moyen d’acquérir l’expérience et l’entraînement indispensables à une réelle préparation révolutionnaire.
       
    13. Le Parti communiste participe donc à toutes les formes d’organisation économique prolétarienne ouvertes à tous les travailleurs sans distinction de convictions politiques (syndicats, conseils d’entreprise, coopératives, etc.). Sa position fondamentale à l’égard des organismes de cette nature est qu’ils doivent comprendre tous les travailleurs se trouvant dans une situation économique donnée, et c’est en la défendant constamment qu’il y développera le plus utilement son action. Pour cela, le Parti organise ceux de ses militants, qui sont membres de ces organisations, en groupes ou cellules dépendant de lui. Au premier rang dans les actions déclenchées par les associations économiques où ils militent, ceux-ci attirent à eux et donc dans les rangs du Parti les éléments qui, au cours de la lutte, auront suffisamment mûri pour y entrer.

      Ils tendent à entraîner derrière eux la majorité des travailleurs de ces associations et à conquérir les charges directrices, devenant ainsi le véhicule naturel des mots d’ordre du Parti. Le travail qu’ils accomplissent ne se limite pas à la propagande, au prosélytisme et aux campagnes électorales au sein des _ assemblées prolétariennes: c’est un travail de conquête et d’organisation qui se développe dans le vif de la lutte et qui aide les travailleurs à tirer les plus utiles expériences de leur action.
       
    14. Tout le travail et l’encadrement des groupes communistes tend à donner au Parti le contrôle. définitif des organes dirigeant “les associations économiques. Les centrales syndicales nationales, en particulier, apparaissent comme le plus sûr moyen de diriger les mouvements du prolétariat non organisé vers le Parti. Celui-ci considère qu’il a le plus grand intérêt à éviter la scission des syndicats et des autres organisations économiques. C’est pourquoi il ne saurait s’opposer à l’exécution des mouvements décidés par leurs directions sous prétexte qu’elle est dans les mains d’autres partis. Cela ne l’empêchera pas de faire la critique la plus ouverte tant de l’action elle-même que de l’œuvre des chefs.
       
    15. Non seulement le Parti communiste participe, comme il vient d’être dit, à la vie des organisations prolétariennes que les intérêts économiques réels engendrent naturellement; non seulement il favorise leur extension et leur renforcement, mais il s’efforce de mettre en évidence par sa propagande les problèmes qui intéressent réellement les ouvriers et qui, dans le développement de la situation, peuvent donner naissance à de nouveaux organismes de lutte économique. Par tous ces moyens, le Parti élargit et renforce l’influence qu’il exerce sur le prolétariat par mille canaux, en mettant à profit toutes les manifestations et possibilités de manifestations dans la vie sociale.
       
    16. Ce serait une conception complètement erronée du Parti que d’exiger de chacun de ses adhérents considéré isolément une parfaite conscience critique et un total esprit de sacrifice, et de limiter la sphère d’influence du Parti à des unions révolutionnaires de travailleurs constituées dans le domaine économique selon un critère scissionniste, et ne comprenant que les prolétaires qui acceptent des méthodes d’action données. D’autre part, on ne peut exiger qu’à une date donnée ou à la veille d’entreprendre des actions générales, le partie ait réalisé la condition d’encadrer la majorité du prolétariat sous sa direction, ni à plus forte raison dans ses propres rangs.

      Un tel postulat ne peut être posé à priori sans tenir compte du déroulement dialectique du processus de développement du Partie. Cela n’a aucun sens,. même abstrait, de comparer le nombre des ouvriers encadrés dans l’organisation disciplinée et unitaire du Parti ou contrôlés par lui, et celui des ouvriers inorganisés et dispersés ou affiliés à des organismes corporatifs incapables de les unir organiquement. Les conditions auxquelles doivent répondre les rapports entre le Parti et la classe pour que les actions données soient possibles et efficaces, ainsi que les moyens de les réaliser, vont être définis dans la suite de cet exposé.4.  Rapports du parti communiste avec les autres mouvements politiques prolétariens
    17. La fraction du prolétariat qui est organisée dans d’autres partis politiques ou qui sympathise avec eux est particulièrement récalcitrante à un regroupement dans les rangs et sous l’influence du Parti communiste. Tous les partis bourgeois ont des adhérents prolétariens, mais ceux qui nous intéressent ici sont surtout les partis sociaux-démocrates et les courants syndicalistes et anarchistes.
       
    18. Le Parti doit développer une critique incessante du programme de ces mouvements et démontrer leur insuffisances pour l’émancipation du prolétariat. Cette polémique théorique sera d’autant plus efficace que le Parti pourra mieux démontrer que l’expérience confirme les critiques programmatiques anciennement formulées par lui contre ces mouvements. C’est pourquoi, dans les polémiques de cette nature, on ne doit jamais masquer les divergences de méthode, non seulement au sujet des problèmes du moment, mais au sujet des développements ultérieurs de l’action du prolétariat.
       
    19. Par ailleurs, ces polémiques doivent se refléter dans le domaine de l’action.

      Participant aux luttes des organisations économiques prolétariennes même quand elles sont dirigées par les socialistes, les syndicalistes ou les anarchistes, les communistes ne se refuseront pas à en suivre l’action, à moins que la masse entière se rebelle spontanément contre elle. Ils n’en démontreront pas. moins que la méthode erronée de ces chefs condamne cette action à l’impuissance ou à l’utopisme, à un point donné de son développement, alors que la méthode communiste aurait conduit à de meilleurs résultats, aux fins du mouvement révolutionnaire général.

      Dans la polémique, les communistes distingueront toujours entre les chefs et les masses, laissant aux premiers la responsabilité des erreurs et des fautes. Ils ne manqueront pas de dénoncer tout aussi vigoureusement l’œuvre des dirigeants qui, malgré un sincère sentiment révolutionnaire, préconisent une tactique dangereuse et erronée.
       
    20. Le Parti communiste a pour objectif essentiel de gagner du terrain au sein du prolétariat, accroissant ses effectifs et son influence aux dépens des courants et partis politiques prolétariens dissidents. A condition qu’on ne compromette jamais la physionomie programmatique et organisationnelle du Parti, cet objectif sera atteint par une participation à la lutte prolétarienne réelle, sur un terrain qui peut être simultanément d’action commune et d’opposition réciproque avec ceux-ci.
       
    21. Pour attirer à lui les prolétaires adhérant à d’autres mouvements politiques, le Parti communiste ne peut appliquer la méthode consistant à organiser en leur sein des fractions communistes ou de sympathisants communistes. Il est normal d’employer cette méthode pour pénétrer dans les syndicats d’où l’on ne cherche pas à faire sortir des groupes communistes organisés; mais appliquée à des mouvements politiques, elle compromettrait l’unité organique du Parti, pour les raisons dites plus haut à propos du développement de son organisation.
       
    22. Dans la propagande et la polémique, il ne faudra pas oublier que de nombreux travailleurs déjà mûrs pour la conception unitaire et révolutionnaire de la lutte ne se sont fourvoyés dans les rangs syndicalistes et anarchistes qu’en réaction à la dégénérescence des vieux partis sociaux-démocrates. La vigueur de la polémique et de la lutte communistes contre ces derniers sera un facteur de premier ordre pour ramener ces travailleurs sur le terrain révolutionnaire.
       
    23. On ne peut évidemment appartenir en même temps au Parti communiste et à un autre parti politique. L’incompatibilité s’étend à tous les mouvements qui, sans être ni s’intituler partis, ont un caractère politique, et à toutes les associations dont les conditions d’admission sont des thèses politiques, en particulier la franc-maçonnerie.5. Éléments de la tactique du parti communiste tirés de l’examen des situations
    24. Dans les points précédents, les critères généraux qui règlent les rapports entre le Parti communiste et les autres organisations du prolétariat ont été établis en fonction de la nature même du Parti. Avant d’en arriver à la tactique proprement dite, il faut examiner quels éléments l’étude de la situation du mouvement peut apporter à sa détermination. Le programme du Parti communiste prévoit qu’au cours du développement qu’on lui attribue généralement celui-ci accomplira une série d’actions correspondant à des situations successives.

      Il y a donc une étroite connexion entre directives programmatiques et règles tactiques. L’étude de la situation apparaît donc comme un élément complémentaire de la solution des problèmes tactiques, puisque dans sa conscience et son expérience critiques, le Parti avait déjà prévu un certain développement des situations, et donc délimité les possibilités d’action correspondant à chacune d’elles.

      ‘examen de la situation permettra de contrôler l’exactitude de la perspective de développement que le Parti a formulée dans son programme; le jour où cet examen imposerait une révision substantielle de celle-ci le problème ne pourrait se résoudre par une simple volte-face tactique: c’est la vision programmatique elle-même qui subirait inévitablement une rectification, non sans conséquences graves pour l’organisation et la force du Parti. Celui-ci doit donc s’efforcer de prévoir le développement des situations, afin de déployer dans chacune d’elles tout le degré d’influence qu’il sera possible d’exercer; mais les attendre et se laisser indiquer et suggérer par elles des attitudes éclectiques et changeantes est une méthode caractéristique de l’opportunisme social-démocrate.

      Si les Partis communistes se la laissaient jamais imposer, ils souscriraient à la ruine du communisme en tant qu’idéologie et action militantes.
       
    25. Le Parti communiste ne possède d’unité, ne tend à réaliser le développement prévu dans son programme qu’autant qu’il groupe dans ses rangs la fraction du prolétariat qui a surmonté la tendance à se mouvoir uniquement sous l’impulsion immédiate de situations économiques particulières.

      Ce dépassement se réalise précisément par la voie de l’organisation politique. Si la conscience critique et l’initiative volontaire n’ont qu’une valeur très limitée pour les individus, elles se trouvent pleinement réalisées dans la collectivité du Parti, d’autant plus que celui-ci se présente comme un précurseur de ces formes d’association humaine qui, au lieu de subir passivement la loi des faits économiques, seront réellement en mesure de les diriger rationnellement, parce qu’elles auront dépassé l’informe organisation économique actuelle. C’est pourquoi les mouvements d’ensemble du Parti, au lieu d’être immédiatement déterminés par la situation, lui sont liés par une dépendance rationnelle et volontaire.
       
    26. La volonté du Parti ne peut toutefois pas s’exercer de façon capricieuse, ni son initiative s’étendre dans des proportions arbitraires. Les limites qu’il peut et doit fixer à l’une comme à l’autre lui sont données précisément Par son programme et par l’appréciation de la possibilité et de l’opportunité d’engager une action qu’il déduit de l’examen des situations contingentes.
    27. C’est en examinant la situation qu’on jugera des forces respectives du Parti et des mouvements adverses.

      Le premier souci du Parti doit être d’apprécier correctement l’importance de la couche du prolétariat qui le suivrait s’il entreprenait une action ou engageait une lutte. Pour cela, il devra se faire une idée exacte de l’influence de la situation économique sur les masses et des poussées spontanées qu’elle détermine en leur sein, ainsi que du développement que les initiatives du Parti communiste et l’attitude des autres partis peuvent donner à ces poussées.

      Qu’il s’agisse d’une période de prospérité croissante ou au contraire de difficultés et de crises, l’influence que la situation économique exerce sur la combativité de classe du prolétariat est très complexe. Elle ne peut être déduite d’un simple examen de cette situation à un moment donné, car il faut tenir compte de tout le déroulement antérieur, de toutes les oscillations et variations des situations qui ont précédé.

      Par exemple, une période de prospérité peut donner vie à un puissant mouvement syndical qui, si celle-ci est suivie d’une période de crise et d’appauvrissement, peut se porter rapidement sur des positions révolutionnaires, faisant jouer en faveur de la victoire le large encadrement des masses qu’il aura conservé. Par contre, une période d’appauvrissement progressif peut désagréger le mouvement syndical au point que, dans une période ultérieure de prospérité, il n’offre plus matière suffisante à un encadrement révolutionnaire.

      es exemples (qui pourraient d’ailleurs être inversés) prouvent que “les courbes de la situation économique et de la combativité de classe sont déterminées par des lois complexes, la seconde dépendant de la première, mais ne lui ressemblant pas dans la forme”. A la montée de la première peut correspondre indifféremment, dans des cas donnés, la montée ou la descente de la seconde, et inversement.
       
    28. Les éléments intégrants de cette recherche sont très variés.

      Il faudra examiner non seulement la tendance effective du prolétariat à constituer et développer des organisations de classe, mais toutes les réactions, psychologiques y compris, déterminées en son sein d’une part par la situation économique, d’autre part par les attitudes et initiatives sociales et politiques de la classe dominante elle-même et ses partis. Sur le plan politique, l’examen de la situation se complète par celui des positions des différentes classes et partis à l’égard du pouvoir État, et par l’appréciation de leurs forces.

      De ce point de vue, les situations dans lesquelles le Parti communiste peut être amené à agir et qui, dans leur succession normale, le conduisent à augmenter ses effectifs et en même temps à préciser toujours davantage les limites de sa tactique peuvent être classées en cinq grandes phases qui sont: 1. Pouvoir féodal absolutiste. 2. Pouvoir démocratique bourgeois. 3. Gouvernement social-démocrate. 4. Période intermédiaire de guerre civile dans laquelle les bases de État sont ébranlées. 5. Pouvoir prolétarien de la dictature des Conseils.

      En un certain sens, le problème tactique consiste non seulement à choisir la bonne voie pour une action efficace, mais aussi à éviter que l’action du Parti ne sorte des limites opportunes pour revenir à des méthodes qui, répondant à des phases dépassées, arrêteraient le développement du Parti et, bien pis, lui feraient perdre sa préparation révolutionnaire. Les considérations qui suivent se réfèrent à l’action du Parti dans la seconde et troisième phases politiques susmentionnées.
       
    29. Pour vivre d’une vie organique, le Parti communiste doit posséder une méthode critique et une conscience le portant à formuler un programme propre. C’est précisément pour cette raison que le Parti et l’Internationale communiste ne peuvent accorder la plus grande liberté et élasticité de tactique aux centres dirigeants et remettre la détermination de celle-ci à leur seul jugement après examen de la situation. Le programme du Parti n’a pas le caractère d’un simple but que l’on pourrait atteindre par n’importe quelle voie, mais celui d’une perspective historique dans laquelle les voies suivies et les objectifs atteints sont intimement liés.

      Dans les diverses situations, la tactique doit donc être en harmonie avec le programme et, pour cela, les règles tactiques générales pour les situations successives doivent être précisées dans certaines limites, sans doute non rigides, mais toujours plus nettes et moins fluctuantes à mesure que le mouvement se renforce et approche de la victoire finale. C’est seulement ainsi qu’on parviendra au centralisme maximum dans les Partis et l’Internationale, c’est-à-dire que les dispositions prises centralement pour l’action seront acceptées et exécutées sans résistances non seulement par les Partis communistes, mais même par une partie des mouvements de masse qu’ils sont parvenus à encadrer.

      On ne doit en effet pas oublier qu’à la base de l’acceptation de la discipline organique du mouvement, il y a non seulement l’initiative d’individus et de groupes résultant des développements de la situation, mais une progression continue et logique d’expériences les amenant à rectifier leur vision de la voie à suivre pour obtenir la plus grande efficacité dans la lutte contre les conditions de vie que l’organisation sociale actuelle impose au prolétariat. C’est pourquoi, avant d’appeler leurs adhérents et ceux des prolétaires qui les suivent a l’action et au sacrifice d’eux-mêmes, les Partis et l’Internationale doivent exposer de façon systématique l’ensemble de leurs règles tactiques générales et démontrer qu’elles sont la seule voie de la victoire.

      Si le Parti doit donc définir les termes et les limitent de sa tactique, ce n’est pas par désir de théoriser et de schématiser les mouvements complexes qu’il pourra être amené à entreprendre, mais en raison d’une nécessité pratique et organisationnelle. Une telle définition peut sembler restreindre ses possibilités d’action, mais elle seule garantit la continuité et l’unité de son intervention dans la lutte prolétarienne, et c’est pour ces raisons tout à fait concrètes qu’elle doit être décidée.6. Action tactique “indirecte” du parti communiste
    30. Les conditions n’existent pas toujours pour une action tactique qu’on peut appeler “directe”, puisqu’elle a le caractère d’un assaut au pouvoir bourgeois par le Parti communiste et les forces dont il dispose. Loin de se limiter au prosélytisme et à la propagande purs et simples, le Parti peut et doit alors exercer son influence sur les événements en réglant ses rapports avec les autres partis et mouvements sociaux et politiques et en exerçant sur eux sa pression de façon à déterminer un développement de la situation favorable à ses propres buts et à hâter le moment où l’action révolutionnaire décisive sera possible. Les initiatives et attitudes à adopter en pareil cas constituent un problème délicat.

      Pour qu’il soit résolu, la première condition est qu’elles ne soient et ne puissent sembler aucunement en contradiction avec les nécessités ultérieures de la lutte propre du Parti, selon le programme qu’il est le seul à défendre et pour lequel le prolétariat devra lutter au moment décisif. La propagande du Parti n’a pas seulement une valeur théorique; elle résulte surtout de positions que le Parti prend quotidiennement dans la lutte prolétarienne réelle, et elle doit continuellement mettre en évidence la nécessité pour le prolétariat d’embrasser le programme et les méthodes communistes.

      Toute attitude qui causerait ou comporterait le passage au second plan de l’affirmation intégrale de cette propagande et qui ferait de l’obtention de tel ou tel résultat contingent une fin en soi, et non pas un moyen de poursuivre plus avant, conduirait à un affaiblissement de la structure du Parti et à un recul de son influence dans la préparation révolutionnaire des masses.
       
    31. Dans la phase plus haut définie comme celle du pouvoir démocratique bourgeois, les forces politiques sont généralement divisées en deux courants ou “blocs”: la droite et la gauche, qui se disputent la direction de État.

      Les partis sociaux-démocrates coalitionnistes par principe, adhèrent plus ou moins ouvertement, an bloc de gauche. Le Parti communiste n’est pas indifférent aux développements de cette lutte, que ce soit parce qu’elle soulève des points et des revendications qui intéressent les masses prolétariennes et concentrent leur attention, ou parce que sa conclusion par une victoire de la gauche peut réellement aplanir la voie à la révolution prolétarienne.

      Quant au problème de l’opportunité tactique de coalitions avec les éléments politiques de gauche, il faut l’examiner sans apriorisme faussement doctrinal ou sottement sentimental et puritain. On doit partir du fait que le Parti communiste ne dispose d’une initiative de mouvement qu’autant qu’il est capable de poursuivre avec continuité le travail d’organisation et de préparation d’où lui vient l’influence qui lui permet d’appeler les masses à l’action.

      Il ne peut donc se proposer une tactique répondant à un critère occasionnel et momentané, quitte à prévoir une brusque volte-face au moment où elle apparaîtrait dépassée, et un changement de front qui transformerait en ennemis les alliés de la veille. Si le Parti ne veut pas compromettre sa liaison avec les masses et la possibilité de la renforcer au moment où cela sera le plus nécessaire, toutes ses déclarations et attitudes publiques devront traduire sa continuité de méthode et d’intentions, c’est-à-dire être en parfaite harmonie avec la propagande pour la lutte finale et la préparation à celle-ci.
       
    32. Une des tâches essentielles du Parti communiste pour préparer idéologiquement et pratiquement le prolétariat à la prise révolutionnaire du pouvoir. est de critiquer sans pitié le programme de la gauche bourgeoise et tout programme qui voudrait se servir des institutions démocratiques et parlementaires bourgeoises pour résoudre les problèmes sociaux. La plupart du temps, c’est seulement par des falsifications démagogiques que la droite et la gauche bourgeoises parviennent à intéresser le prolétariat à leurs divergences. Les falsifications ne peuvent évidemment être démontrées par la seule critique théorique: c’est dans la pratique et le vif de la lutte qu’elle seront démasquées.

      Le but de la gauche n’est nullement de faire un pas en avant pour atteindre un quelconque échelon intermédiaire entre le système économique et politique capitaliste et le système prolétarien. En général, ses revendication politiques tendent à créer de meilleures conditions de fonctionnement et de défense du capitalisme moderne, tant par leur contenu propre que par l’illusion qu’elles donnent aux masses de pouvoir faire servir les institutions présentes à leur émancipation de classe. Cela vaut pour les revendications d’élargissement du droit de vote et autres garanties et perfectionnement du libéralisme, comme pour la politique anticléricale et l’ensemble de la politique franc-maçonne. Cela vaut également pour les réformes d’ordre économique et social: ou bien elles ne seront pas réalisées, ou elles ne le seront qu’à la condition et dans le but de faire obstacle à la poussée révolutionnaire des masses.
       
    33. Si l’avènement d’un gouvernement de la gauche bourgeoise ou même d’un gouvernement social-démocrate peut être considéré comme un pas vers la lutte finale pour la dictature du prolétariat, ce n’est pas dans le sens qu’il fournit des bases économiques ou politiques utiles, et moins encore accorde au prolétariat une plus grande liberté d’organisation, de préparation et d’action révolutionnaires.

      Le Parti communiste a le devoir de proclamer ce qu’il sait grâce non seulement à la critique marxiste, mais à une sanglante expérience: de tels gouvernements pourraient bien laisser sa liberté de mouvement au prolétariat aussi longtemps qu’il les considérerait et les appuierait comme ses propres représentants, mais ils répondraient par la réaction la plus féroce au premier assaut des masses contre les institutions de État démocratique bourgeois.

      C’est donc dans un tout autre sens que l’avènement de tels gouvernements peut être utile, à savoir dans la mesure où leur œuvre constituera pour le prolétariat une expérience réelle lui permettant de conclure que seule sa propre dictature peut provoquer la défaite du capitalisme. Il est évident que le Parti communiste ne sera en mesure d’utiliser efficacement cette expérience qu’autant qu’il aura dénoncé par avance la faillite de ces gouvernements et conservé une solide organisation indépendante autour de laquelle le prolétariat pourra se regrouper lorsqu’il se verra contraint d’abandonner les groupes et les partis dont il avait initialement soutenu l’expérience gouvernementale.
       
    34. Une coalition du Parti Communiste avec les partis de la gauche bourgeoise ou de la social-démocratie nuirait donc à la préparation révolutionnaire du prolétariat et rendrait l’utilisation d’une expérience gouvernementale de la gauche difficile. En outre, elle retarderait pratiquement beaucoup la victoire du bloc de gauche sur celui de droite. En effet, si la clientèle du centre bourgeois que ces deux blocs se disputent s’oriente à gauche, c’est parce qu’elle est à bon droit convaincue que la gauche n’est pas moins conservatrice et ennemie de la révolution que la droite.

      Elle sait que les concessions proposées par elle sont en majeure partie apparentes, et que lorsqu’elles sont effectives, elles visent à freiner la montée révolutionnaire contre les institutions que la gauche accepte aussi bien que la droite.

      ar conséquent, la présence du Parti Communiste dans la coalition de gauche ferait perdre à celle-ci une grande partie de sa clientèle, surtout électorale, perte que l’appui des communistes ne pourrait compenser. Une telle politique retarderait probablement l’expérience au lieu de l’accélérer.
       
    35. Il est indéniable que le bloc de gauche agite des revendications intéressant les masses et correspondant souvent, dans leur formulation, a leurs exigences réelles. Le Parti communiste ne négligera pas ce fait et ne soutiendra pas la thèse superficielle que de telles concessions sont à refuser, car seules les conquêtes finales et totales de la révolution méritent les sacrifices du prolétariat. Pareille proclamation n’aurait aucun sens, car son seul résultat serait de rejeter ce dernier sous l’influence des démocrates et sociaux-démocrates auxquels il resterait inféodé.

      Le Parti communiste invitera donc les travailleurs à accepter les concessions de la gauche comme une expérience sur l’issue de laquelle il exprimera les prévisions les plus pessimistes, insistant sur la nécessité pour le prolétariat de ne pas mettre en jeu son indépendance politique et d’organisation, s’il ne veut pas sortir ruiné de l’expérience.

      l incitera les massés à exiger des partis sociaux-démocrates qu’ils tiennent leurs engagements, puisqu’ils se portent garants de la possibilité de réaliser les promesses de la gauche bourgeoise. Par sa critique indépendante et ininterrompue, il se préparera à recueillir les fruits du résultat négatif de ces expériences, dénonçant le front unique de toute la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire et la complicité des partis soi-disants ouvriers qui, soutenant la coalition avec une partie de la bourgeoisie, se font les agents de celle-ci.
       
    36. Les partis de gauche et en particulier les sociaux-démocrates affichent souvent des revendications d’une nature telle qu’il est utile d’appeler le prolétariat à l’action directe pour les obtenir. En effet, si la lutte était engagée, l’insuffisance des moyens proposés par les sociaux-démocrates pour réaliser leur programme de mesures ouvrières apparaîtrait immédiatement. A ce moment, le Parti communiste pourra agiter ces mêmes revendications en les précisant, en faire un drapeau de lutte de tout le prolétariat qu’il portera en avant pour forcer les partis qui en parlent par simple opportunisme à s’employer à leur réalisation.

      Qu’il s’agisse de revendications économique” ou mémé de caractère politique, le Parti communiste les proposera comme objectif d’une coalition des organisations syndicales. Il évitera cependant la constitution de comités directeurs de lutte et d’agitation dans lesquels il serait représenté et engagé aux côtés d’autres partis, afin de retenir l’attention des masses sur le programme spécifique du communisme et de conserver sa propre liberté de mouvement pour le moment où il devra élargir la plate-forme d’action en débordant les autres partis, abandonnés par les masses après la démonstration de leur impuissance.

      Le front unique syndical ainsi compris offre la possibilité d’actions d’ensemble de toute la classe travailleuse. De telles actions, la méthode communiste ne peut sortir que victorieuse, car elle est la seule capable de donner un contenu au mouvement unitaire du prolétariat, et la seule qui ne partage pas la moindre responsabilité dans l’œuvre des partis qui affichent un appui verbal à la cause du prolétariat par opportunisme et avec des intentions contre-révolutionnaires.
       
    37. La situation que nous envisageons peut prendre l’aspect d’une attaque de la droite bourgeoise contre un gouvernement démocratique ou socialiste. Même dans ce cas, le Parti communiste ne saurait proclamer la moindre solidarité avec des gouvernements de ce genre: s’il les accueille comme une expérience à suivre pour hâter le moment où le prolétariat se convaincra de leurs buts contre-révolutionnaires, il ne peut évidemment les lui présenter comme une conquête à défendre.
       
    38. Il pourra arriver que le gouvernement de gauche laisse des organisations de droite, des bandes blanches de la bourgeoisie mener leur action contre le prolétariat et, bien loin de réclamer l’appui de ce dernier, lui refuse le droit de répondre par les armes. Dans ce cas, les communistes dénonceront la complicité de fait, la véritable division du travail entre le gouvernement libéral et les forces irrégulières de la réaction, la bourgeoisie ne discutant plus alors des avantages respectifs de l’anesthésie démocratico-réformiste et de la répression violente, mais les employant toutes les deux à la fois.

      Dans cette situation, le véritable, le pire ennemi de la préparation révolutionnaire est le gouvernement libéral: il fait croire au prolétariat qu’il le défendra pour sauver la légalité afin que le prolétariat ne s’arme ni ne s’organise. Ainsi, le jour où par la force des choses celui-ci sera mis dans la nécessité de lutter contre les institutions légales présidant à son exploitation, le gouvernement pourra l’écraser sans mal en accord avec les bandes blanches.
       
    39. Il peut aussi se produire que le gouvernement et les partis de gauche qui le composent invitent le prolétariat à participer à la résistance armée contre l’attaque de la droite. Cet appel ne peut que cacher un piège. Le Parti communiste l’accueillera en proclamant que l’armement des prolétaires signifie l’avènement du pouvoir et de État prolétarien, ainsi que la destruction de la bureaucratie étatique et de l’armée traditionnelle, puisque jamais celle-ci n’obéiraient aux ordres d’un gouvernement de gauche légalement instauré dès le moment où il appellerait le peuple à la lutte armée, et que seule la dictature du prolétariat pourrait donc remporter une victoire stable sur les bandes blanches. En conséquence, le Parti communiste ne pratiquera ni ne proclamera le moindre “loyalisme” à l’égard du gouvernement libéral menacé.

      l montrera au contraire aux masses le danger de consolider son pouvoir en lui apportant le soutien du prolétariat contre le soulèvement de la droite ou la tentative de coup État, c’est-à-dire de, consolider l’organisme appelé à s’opposer à l’avance révolutionnaire du prolétariat au moment où celle-ci s’imposera comme la seule issue, en laissant le contrôle de l’armée aux partis gouvernementaux, c’est-à-dire en déposant les armes sans les avoir employées au renversement des formes politiques et étatiques actuelles, contre toutes les forces de la classe bourgeoise.7. Action tactique “directe” du parti communiste
    40. Dans le cas ci-dessus considéré, les revendications présentées par les partis bourgeois de gauche et social-démocrate comme les objectifs à atteindre ou à défendre retenaient l’attention des masses, et le Parti communiste les proposait à son tour avec plus de clarté et d’énergie, tout en critiquant de façon ouverte les moyens proposés par les autres pour les obtenir.

      Mais il est d’autres cas où les besoins immédiats et urgents de la classe ouvrière ne rencontrent qu’indifférence auprès des partis de gauche ou sociaux-démocrates, qu’il s’agisse de conquêtes ou de simple défense. S’il ne dispose pas de forces suffisantes pour appeler directement les masses à l’action en raison de l’influence social-démocrate sur elles, le Parti communiste posera ces revendications et en appellera pour leur conquête au front-unique des syndicats prolétariens, en évitant d’offrir une alliance aux sociaux-démocrates, et même en proclamant qu’ils trahissent même les intérêts contingents et immédiats des travailleurs.

      La réalisation d’une action unitaire trouvera à leur poste les communistes qui militent dans les syndicats, tout en laissant au Parti la possibilité d’intervenir au cas où la lutte prendrait un autre cours, dressant inévitablement contre elle les sociaux-démocrates, et parfois même les syndicalistes et les anarchistes. Si les autres partis prolétariens refusent de réaliser le front unique syndical pour ces revendications, le Parti communiste ne se contentera pas de les critiquer et de démontrer leur complicité avec la bourgeoisie.

      Pour détruire leur influence, il devra surtout participer en première ligne aux actions partielles du prolétariat que la situation ne manquera pas de susciter et dont les objectifs seront ceux pour lesquels le Parti communiste avait proposé le front unique de toutes les organisations locales et de toutes les catégories. Cela lui permettra de démontrer concrètement qu’en s’opposant à l’extension des mouvements, les dirigeants sociaux-démocrates en préparent la défaite. Naturellement, le Parti communiste ne se contentera pas de rejeter sur les autres la responsabilité d’une tactique erronée.

      Avec toute la sagacité et toute la discipline nécessaires, il guettera le moment favorable pour passer outre aux résistances des contre-révolutionnaires, c’est-à-dire l’apparition d’une situation telle dans les masses au cours du développement de la lutte que rien ne les empêcherait plus de suivre un appel du Parti communiste à l’action. Une telle initiative ne peut être prise que centralement, et en aucun cas localement par des organisations du Parti communiste ou par des syndicats contrôlés par les communistes.
       
    41. Plus spécialement, l’expression “tactique directe” désigne l’action du Parti quand la situation l’incite à prendre, indépendamment de tous, l’initiative d’attaquer le pouvoir bourgeois afin de l’abattre ou de lui porter un coup grave. Pour pouvoir entreprendre une pareille action le Parti doit disposer d’une organisation intérieure assez solide pour lui donner la certitude absolue que les directives du centre seront parfaitement suivies.

      Il doit en outre pouvoir compter sur la discipline des forces syndicales contrôlées par lui afin d’être sûr qu’une grande partie des masses le suivra. Il a en outre besoin de formations militaires d’une certaine efficacité et, afin de conserver à coup sûr la direction du mouvement au cas probable où il serait mis hors-la-loi par des mesures d’exception, de tout un appareil d’action illégale, et spécialement d’un réseau de communications et de liaisons que le gouvernement bourgeois ne puisse contrôler.

      Dans une action offensive, c’est le sort d’un très long travail de préparation qui peut se décider. Avant de prendre une si lourde décision, le Parti devra donc étudier à fond la situation. Il ne suffira pas qu’elle lui permette de compter sur la discipline des forces directement encadrées et contrôlées par lui, ni qu’elle l’autorise à prévoir que les liens l’unissant à la fraction la plus vivante du prolétariat ne se briseront pas au cours de la lutte. Il devra également avoir l’assurance que son influence sur les masses et la participation du prolétariat iront croissant au cours de l’action, car le développement de celle-ci réveillera et rendra effectives des tendances naturellement répandues dans les couches profondes de la masse.
       
    42. Il ne sera pas toujours possible de proclamer ouvertement que le mouvement d’ensemble déclenché par le Parti communiste a pour but de renverser le pouvoir bourgeois. Sauf en cas de développement exceptionnellement rapide de la situation. révolutionnaire, le Parti pourra engager l’action sur des mots d’ordre qui ne soient pas encore la prise révolutionnaire du pouvoir, mais ne puissent dans une certaine mesure être réalisés que grâce à elle, bien que les masses ne les considèrent que comme des exigences immédiates et vitales.

      Dans la mesure limitée où ces mots d’ordre sont réalisables par un gouvernement qui ne soit pas encore la dictature du prolétariat, ils laissent au Parti communiste la possibilité d’arrêter l’action à un certain point sans porter atteinte à l’organisation et à la combativité des masses. Cela peut être utile s’il semble impossible de continuer la lutte jusqu’au bout sans compromettre la possibilité de la reprendre efficacement plus tard.
       
    43. Il n’est pas exclu non plus que le Parti juge opportun de lancer directement un mot d’ordre d’action tout en sachant qu’il ne s’agit pas encore de prendre le pouvoir, mais seulement de conduire une bataille dont le prestige et l’organisation de l’adversaire sortiront ébranlés et qui renforcera matériellement et moralement le prolétariat. Dans ce cas, le Parti appellera les masses à la lutte soit pour des objectifs réellement à atteindre, soit sur des objectifs plus limités que ceux qu’il se propose d’atteindre en cas de succès.

      Dans le plan d’action du Parti, ces objectifs devront être ordonnés selon une progression de façon à ce que chaque succès puisse constituer une plate-forme d’attente lui permettant de se renforcer pour les luttes suivantes. On évitera le plus possible la tactique désespérée consistant à se lancer dans la lutte dans des conditions telles que les seules possibilités soient ou bien le triomphe de la révolution, ou bien, dans le cas contraire, la certitude de la défaite et de la dispersion des forces prolétariennes pour une durée imprévisible.

      Les objectifs partiels sont indispensables pour conserver à coup sûr le contrôle de l’action, et on peut les formuler sans entrer en contradiction avec la critique que le Parti fait de leur contenu économique et social quand ils sont considérés comme des fins en soi dont les masses pourraient se satisfaire après les avoir atteintes, et non pas comme l’occasion de luttes qui sont un moyen, un pas vers la victoire finale. Bien entendu, la détermination de ces objectifs et des limites de l’action est toujours un problème terriblement délicat; c’est par l’expérience, et par la sélection de ses chefs, que le Parti devient capable d’assumer cette suprême responsabilité.
       
    44. Le Parti ne doit ni croire ni faire croire que lorsque le prolétariat manque de combativité, il suffise qu’un groupe d’audacieux se lance dans la lutte et tente des coups de main contre les institutions bourgeoises pour que son exemple réveille les masses. C’est dans le développement de la situation économique réelle qu’il faut chercher les raisons qui feront sortir le prolétariat de sa prostration. Si la tactique du Parti peut et doit contribuer à ce réveil, c’est par un travail beaucoup plus profond et continu que ne peut l’être le geste spectaculaire d’une avant-garde lancée à l’assaut.
       
    45. Le Parti se servira toutefois de ses forces et de son encadrement pour des actions menées par des groupes armés, des organisations ouvrières, et même des foules, et bien contrôlées par lui dans leur plan et leur exécution; ayant une valeur démonstrative et défensive, ces actions sont destinées à prouver concrètement aux masses qu’avec de l’organisation et de la préparation il est possible d’affronter certaines résistances et contre-attaques de la classe dominante, qu’elles se manifestent sous la forme d’actions terroristes de groupes armés réactionnaires, ou sous la forme d’interdictions policières contre certaines formes d’organisation et d’activité prolétariennes.

      Le but ne sera pas de provoquer une action générale, mais de rendre à la masse abattue et démoralisée le plus haut degré de combativité par une série d’actions concourant à réveiller en elle les sentiments et le besoin de la lutte.
       
    46. Le Parti évitera absolument qu’au cours de telles action locales la discipline intérieure des organisations syndicales ne soit violée par les organes locaux et par les communistes qui y militent. Ceux-ci, en effet, ne doivent pas en venir à une rupture avec les organes centraux nationaux dirigés par d’autres partis, car ils doivent, comme il a déjà été dit, servir de points d’appuis indispensables pour conquérir ces organes. Cependant le Parti communiste et ses militants suivront attentivement les masses en leur donnant tout leur appui lorsqu’elles répondent spontanément aux provocations bourgeoises, fut-ce en rompant avec la discipline d’inaction et de passivité imposée par les chefs des syndicats réformistes et opportunistes.
       
    47. Dans la situation qui caractérise le moment où le pouvoir de État est ébranlé sur ses bases et est sur le point de tomber, le Parti communiste, déployant ses forces au maximum et menant dans les masses le maximum d’agitation sur les conquêtes suprêmes, ne laissera pas échapper l’occasion d’influer sur les moments d’équilibre instable de la situation en utilisant, tout en gardant une action indépendante, toutes les forces marchant momentanément dans la même direction que lui.

      Quand il sera bien sûr de prendre le contrôle du mouvement dès que l’organisation traditionnelle de État aura cédé, il pourra recourir à des accords transitoires avec d’autres mouvements disposant de forces dans le camp en lutte, sans pourtant faire de ceci l’objet d’une propagande et de mots d’ordre aux masses. Dans tous les cas, la seule mesure de l’opportunité de ces contacts et du bilan qu’on devra ensuite en faire, sera le succès.

      La tactique du Parti communiste n’est jamais dictée par des a priori théoriques ou par des préoccupations éthiques ou esthétiques, mais uniquement par le souci de conformer les moyens aux fins et à la réalité du processus historique, selon cette synthèse dialectique de doctrine et d’action qui est le patrimoine d’un mouvement appelé à devenir le protagoniste du plus vaste renouvellement social, le chef de la plus grande guerre révolutionnaire.

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  • Amadeo Bordiga : Le principe démocratique

    Rassegna Comunista, 28 février 1922.

    1.

    L’emploi de certains termes dans l’exposition des problèmes du communisme engendre bien souvent des équivoques du fait des sens différents qu’on peut leur donner. C’est le cas des mots démocratie et démocratique. Dans ses affirmations de principe, le communisme marxiste se présente comme une critique et une négation de la démocratie; d’autre part les communistes défendent souvent le caractère démocratique, l’application de la démocratie au sein des organisations prolétariennes : système étatique des conseils ouvriers, syndicats, parti.

    Il n’y a évidemment là aucune contradiction, et rien qu’on puisse opposer à l’emploi du dilemme : démocratie bourgeoise ou démocratie prolétarienne, en tant que parfait équivalent de la formule : démocratie bourgeoise ou dictature prolétarienne.

    La critique marxiste des postulats de la démocratie bourgeoise se fonde en effet sur la définition des caractères de la société actuelle divisée en classes; elle démontre l’inconsistance théorique et le piège pratique d’un système qui voudrait concilier l’égalité politique avec la division de la société en classes sociales déterminées par la nature du mode de production.

    La liberté et l’égalité politiques qui, d’après la théorie libérale, s’expriment dans le droit de vote, n’ont de sens que sur une base excluant la disparité des conditions économiques fondamentales : c’est pourquoi nous communistes, nous en acceptons l’application à l’intérieur des organisations de classe du prolétariat, en soutenant qu’il faut donner un caractère démocratique à leur fonctionnement.

    On pourrait souhaiter que des termes différents soient employés dans l’un et l’autre cas, afin de ne pas engendrer d’équivoques et d’éviter de revaloriser un concept chargé de suggestions, et que nous nous efforçons difficilement de démolir.
    Même si l’on y renonce, il est cependant utile d’examiner de manière un peu plus approfondie le contenu même du principe démocratique en général, y compris lorsqu’on l’applique à des organisations homogènes du point de vue de classe. Ceci pour éviter le risque d’ériger à nouveau le principe de démocratie en une “catégorie” a priori, en un principe de vérité et de justice absolues qui serait un intrus dans toute notre construction doctrinale, au moment même où nous nous efforçons par notre critique de chasser tout le mensonge et l’arbitraire qui forment le contenu des théories “libérales”.

    2.

    Une erreur de doctrine est toujours à la base d’une erreur de tactique politique ou, si on veut, elle en est la traduction dans le langage de notre conscience critique collective. C’est ainsi que toute la politique et la tactique pernicieuses de la social-démocratie se reflètent dans l’erreur de principe présentant le socialisme comme l’héritier d’une partie substantielle de la doctrine que le libéralisme a opposée aux vieilles doctrines politiques basées sur le spiritualisme.

    En réalité, bien loin d’accepter et de compléter la critique que le libéralisme démocratique avait opposée aux aristocraties et aux monarchies absolues de l’ancien régime, le socialisme marxiste l’a au contraire démolie de fond en comble dès ses premières formulations.

    Il ne l’a évidemment pas fait, disons-le tout de suite, pour revendiquer un héritage des doctrines spiritualistes ou idéalistes contre le matérialisme voltairien des révolutionnaires bourgeois, mais pour démontrer qu’en réalité les théoriciens du matérialisme bourgeois se faisaient des illusions lorsqu’ils croyaient être sortis des brumes de la métaphysique appliquée à la sociologie et à la politique et des non-sens de l’idéalisme avec la philosophie politique de l’Encyclopédie; en fait, tout comme leurs prédécesseurs, ils devaient être soumis à la critique véritablement réaliste des phénomènes sociaux et de l’histoire édifiée avec le matérialisme historique de Marx.

    Du point de vue théorique, il est également important de démontrer que pour approfondir le fossé entre socialisme et démocratie bourgeoise, pour rendre à la doctrine de la révolution prolétarienne son contenu puissamment révolutionnaire dévoyé par les falsifications de ceux qui forniquent avec la démocratie bourgeoise, il n’est nullement nécessaire de réviser nos principes dans un sens idéaliste ou néo-idéaliste : il suffit simplement de se reporter à la position prise par les maîtres du marxisme face aux mensonges des doctrines libérales et de la philosophie matérialiste bourgeoise.

    Pour rester dans notre sujet, nous montrerons que la critique de la démocratie par le socialisme était en substance une critique de la critique démocratique des vieilles philosophies politiques; le marxisme nie leur prétendue opposition universelle et démontre qu’en réalité elles se ressemblent en théorie, de même qu’en pratique le prolétariat n’a pas eu beaucoup à se louer de ce que la direction de la société soit passée des mains de la noblesse féodale monarchiste et religieuse à celles de la jeune bourgeoisie commerciale et industrielle.

    Et la démonstration théorique du fait que la nouvelle philosophie bourgeoise, loin d’avoir triomphé des vieilles erreurs des régimes despotiques, n’était elle-même qu’un monument de sophismes nouveaux, correspondait concrètement à la négation contenue dans l’apparition du mouvement révolutionnaire du prolétariat, c’est-à-dire la réfutation de la prétention bourgeoise d’avoir établi pour toujours l’administration de la société sur des bases pacifiques et indéfiniment perfectibles, grâce à l’instauration du droit de vote et du parlementarisme.

    Les vieilles doctrines politiques fondées sur des concepts spiritualistes ou même sur la révélation religieuse prétendaient que les forces surnaturelles qui gouvernent la conscience et la volonté des hommes avaient assigné à certains individus, à certaines familles, à certaines castes, la tâche de diriger et d’administrer la vie collective, en leur confiant par investiture divine le précieux dépôt de l’“autorité”.

    A cette assertion, la philosophie démocratique qui s’affirma parallèlement à la révolution bourgeoise opposa la proclamation de l’égalité morale, politique, juridique, de tous les citoyens, qu’ils fussent nobles, ecclésiastiques ou plébéiens, et elle voulut transférer la “souveraineté”, du cercle étroit de la caste ou de la dynastie, au cercle universel de la consultation populaire fondée sur le droit de vote, qui permet à la majorité des citoyens de désigner selon sa volonté les dirigeants de l’État.

    Les foudres que les prêtres de toutes les religions et les philosophes spiritualistes ont lancé contre cette conception ne suffisent pas à la faire reconnaître comme une victoire définitive de la vérité sur l’erreur obscurantiste, même si le “rationalisme” de cette philosophie politique a longtemps semblé être le dernier mot en fait de science sociale et d’art politique, et même si beaucoup de prétendus socialistes s’en sont proclamés solidaires.

    L’affirmation selon laquelle le temps des “privilèges” est révolu depuis qu’on a instauré un système fondant la hiérarchie sociale sur le consentement de la majorité des électeurs ne résiste pas à la critique marxiste, qui projette une tout autre lumière sur la nature des phénomènes sociaux.

    Cette affirmation ne peut apparaître comme une séduisante construction logique que si on admet au départ que le vote, c’est-à-dire l’avis, l’opinion, la conscience de chaque électeur, a le même poids au moment de déléguer ses pouvoirs pour l’administration des affaires collectives. Combien une telle conception est peu réaliste et peu “matérialiste”, cela ressort déjà du fait qu’elle considère chaque individu comme une “unité” parfaite au sein d’un système composé d’autant d’unités potentiellement équivalentes et que, au lieu d’apprécier l’opinion de cet individu en fonction de ses multiples conditions de vie, c’est-à-dire de ses rapports avec les autres hommes, elle la théorise a priori dans l’hypothèse de la “souveraineté” de l’individu.

    Ceci équivaut encore à situer la conscience des hommes en dehors du reflet concret des faits et des déterminations du milieu, à la considérer comme une étincelle allumée, avec la même providentielle équité, dans chaque organisme, sain ou délabré, affamé ou harmonieusement satisfait dans tous ses besoins, par un indéfinissable être suprême qui dispense la vie. Cet être suprême ne désigne plus le monarque, mais il confère à chacun une faculté égale de le désigner.

    En dépit de son rationalisme de façade, la théorie démocratique repose sur une prémisse qui ne le cède en rien pour la puérilité métaphysique à ce “libre arbitre” qui, d’après la loi de l’au-delà catholique, vaut aux hommes la damnation ou le salut. Dans la mesure où elle se situe hors du temps et des contingences historiques, la théorie démocratique n’est donc pas moins entachée de spiritualisme que ne le sont, au plus profond de leur erreur, les philosophies de l’autorité révélée et de la monarchie de droit divin.

    A qui voudrait pousser plus loin cette confrontation, il suffira de se souvenir que la doctrine politique démocratique a été présentée, bien des siècles avant la grande révolution et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par des penseurs qui se situaient entièrement sur le terrain de l’idéalisme et de la philosophie métaphysique, et que d’ailleurs, si la grande révolution abattit les autels du dieu chrétien au nom de la Raison, ce fut pour faire de cette dernière, volontairement ou non, une nouvelle divinité.

    Ce présupposé métaphysique incompatible avec le caractère de la critique marxiste est le propre, non seulement de la doctrine échafaudée par le libéralisme bourgeois, mais de toutes les doctrines constitutionnelles et des plans de société nouvelle fondés sur la “vertu intrinsèque” de certains schémas de rapports sociaux et étatiques. En édifiant sa propre doctrine de l’histoire, le marxisme a en fait démoli du même coup l’idéalisme médiéval, le libéralisme bourgeois et le socialisme utopique.

    3.

    A ces constructions arbitraires de constitutions sociales, aristocratiques ou démocratiques, autoritaires ou libérales, comme à la conception anarchiste d’une société sans hiérarchie et sans délégation de pouvoirs, qui procède d’erreurs analogues, le communisme critique a opposé une étude bien plus fondée de la nature et des causes des rapports sociaux, considérés dans leur évolution complexe tout au long de l’histoire humaine, une analyse attentive de leurs caractères dans l’époque capitaliste actuelle, et une série d’hypothèses raisonnées sur leur évolution ultérieure, auxquelles vient maintenant s’ajouter la formidable contribution théorique et pratique de la révolution prolétarienne russe.

    Il serait superflu de développer ici les conceptions bien connues du déterminisme économique et les arguments qui en justifient l’emploi dans l’interprétation des faits historiques et du mécanisme social. L’apriorisme propre aux conservateurs ou aux utopistes est éliminé par l’introduction des facteurs relevant de la production, de l’économie et des rapports de classe qui en découlent, ce qui permet d’arriver à une explication scientifique des faits d’ordre juridique, politique, militaire, religieux, culturel, qui constituent les diverses manifestations de la vie sociale.

    Nous nous contenterons de retracer sommairement l’évolution au cours de l’histoire du mode d’organisation sociale et de regroupement des hommes, non seulement dans l’État, représentation abstraite d’une collectivité unifiant tous les individus, mais aussi dans les différents organismes qui dérivent des rapports entre les hommes.

    A la base de l’interprétation de toute hiérarchie sociale, étendue ou limitée, il y a les rapports entre les différents individus, et à la base de ces rapports il y a la division des tâches entre ces individus.

    A l’origine, nous pouvons imaginer sans erreur grave l’existence d’une forme de vie complètement inorganisée de l’espèce humaine. Encore peu nombreux, les individus peuvent vivre des produits de la nature sans lui appliquer de techniques ni de travail et dans ces conditions chacun pourrait, pour vivre, se passer de ses semblables. Les seuls rapports existants sont ceux de la reproduction, qui sont communs à toutes les espèces; mais pour l’espèce humaine (et pas seulement pour elle, d’ailleurs) ceux-ci suffisent déjà à constituer un système de rapports avec sa hiérarchie propre : la famille.

    Celle-ci peut se fonder sur la polygamie, sur la polyandrie, sur la monogamie. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’analyse : disons seulement que la famille représente bien un embryon de vie collective organisée, fondée sur une division des tâches découlant directement des facteurs physiologiques, puisque, tandis que la mère nourrit et élève les enfants, le père se consacre à la chasse, à la conquête du butin, à la protection de la famille contre les ennemis extérieurs, etc.

    Dans cette phase initiale où la production et l’économie sont presque totalement absentes, ainsi d’ailleurs que dans les phases ultérieures où elles se développent, il est vain de s’arrêter à la question abstraite de savoir si on est en présence de l’unité-individu ou de l’unité-société. L’unité de l’individu a sans aucun doute un sens du point de vue biologique, mais on ne peut en faire le fondement de l’organisation sociale sans tomber dans l’élucubration métaphysique : du point de vue social, en effet, toutes les unités n’ont pas la même valeur, et la collectivité naît de rapports et de groupements dans lesquels le rôle et l’activité de chaque individu ne constituent pas une fonction individuelle mais collective, déterminée par les multiples influences du milieu social.

    Même dans le cas élémentaire d’une société inorganisée ou d’une non-société, la simple base physiologique qui produit l’organisation familiale suffit déjà à réfuter la conception arbitraire qui fait de l’Individu une unité indivisible (au sens littéral du terme) et susceptible de se combiner, sur un plan supérieur, avec d’autres unités semblables, sans cesser de s’en distinguer ni de leur être, en un certain sens, équivalente.

    Dans ce cas, l’unité-société n’existe évidemment pas non plus, puisque les rapports entre les hommes, même réduits à la pure notion de l’existence d’autrui, sont extrêmement limités et restreints au cercle de la famille ou du clan. Nous pouvons tirer d’avance la conclusion qui s’impose d’elle-même : l’“unité-société” n’a jamais existé et n’existera probablement jamais, si ce n’est comme une “limite” dont l’abolition des frontières de classes et d’États permettra de se rapprocher progressivement.

    Partir de l’unité-individu pour en tirer des déductions sociales et échafauder des plans de société, ou même pour nier la société, c’est partir d’un présupposé irréel qui, même dans ses formulations les plus modernes, n’est au fond qu’une reproduction modifiée des concepts de la révélation religieuse, de la création, et de la vie spirituelle indépendante des faits de la vie naturelle et organique. A chaque individu la divinité créatrice ou une force unique régissant les destinées de l’univers a donné cette investiture élémentaire qui en fait une molécule autonome, bien définie, douée de conscience, de volonté, de responsabilité, au sein de l’agrégat social, indépendamment des facteurs accidentels dérivant des influences physiques du milieu.

    Cette conception religieuse et idéaliste n’est modifiée qu’en apparence dans la doctrine du libéralisme démocratique ou de l’individualisme libertaire : l’âme en tant qu’étincelle de l’Etre suprême, la souveraineté subjective de chaque électeur, ou l’autonomie illimitée du citoyen de la société sans lois sont autant de sophismes qui, aux yeux de la critique marxiste, pèchent par la même puérilité, aussi résolument “matérialistes” qu’aient pu être les premiers libéraux bourgeois et les anarchistes.

    Cette conception trouve son pendant dans l’hypothèse également idéaliste de la parfaite unité sociale, du monisme social, fondée sur la volonté divine qui gouverne et administre la vie de notre espèce. Pour en revenir au stade primitif de vie sociale que nous étions en train de considérer et à l’organisation familiale que nous y avions découverte, nous sommes amenés à conclure que nous pouvons nous passer de ces hypothèses métaphysiques que sont l’unité-individu et l’unité-société pour interpréter la vie de l’espèce et le processus de son évolution.

    En revanche, nous pouvons affirmer positivement que nous sommes en présence d’un type de collectivité organisée sur une base unitaire, qui est précisément la famille. Nous nous gardons bien de faire de celle-ci un type fixe ou permanent, et plus encore de l’idéaliser comme forme modèle de collectivité sociale, comme on peut le faire de l’individu dans l’anarchisme ou dans la doctrine de la monarchie absolue; nous constatons simplement l’existence de la famille comme unité première de l’organisation humaine, unité à laquelle d’autres succéderont, qui se modifiera elle-même sous bien des aspects, qui deviendra un élément constitutif d’autres organismes collectifs, ou disparaîtra, on peut le supposer, dans des formes sociales très avancées. Nous ne ressentons pas le moindre besoin de nous déclarer par principe pour ou contre la famille, pas plus que, par exemple, pour ou contre l’État; ce qui nous intéresse, c’est de saisir dans la mesure du possible le sens de l’évolution de ces types d’organisation humaine.

    Quand nous nous demandons s’ils vont disparaître un jour, c’est de la façon la plus objective, car il n’entre pas dans notre esprit de les considérer comme sacrés et intangibles, ni comme pernicieux et à détruire, le conservatisme et son contraire (c’est-à-dire la négation de toute forme d’organisation et de hiérarchie sociales) étant, du point de vue critique, aussi faibles l’un que l’autre, et aussi stériles en résultats.

    Laissant de côté l’opposition traditionnelle entre les catégories individu et société, nous suivons dans l’étude de l’histoire humaine la formation et l’évolution d’autres unités : les collectivités humaines organisées, regroupements humains vastes ou restreints, fondés sur une division des tâches et une hiérarchie, et qui apparaissent comme les facteurs et les acteurs de la vie sociale. Ces unités peuvent être, dans un certain sens seulement, comparées à des unités organiques, à des organismes vivants dont les cellules, ayant des fonctions et des valeurs différentes, sont représentées par les hommes ou par des groupes humains élémentaires. Il n’y a toutefois pas analogie complète car, tandis que l’organisme vivant a des limites bien définies et subit un processus biologique au cours duquel il se développe, puis meurt, les unités sociales organisées n’ont pas de limites fixes et se renouvellent continuellement, se mêlant les unes aux autres, se décomposant et se recomposant simultanément.

    Si nous nous sommes arrêtés sur le premier exemple, fort évident, de l’unité-famille, c’est pour démontrer la chose suivante : si ces unités que nous considérons sont évidemment composées d’individus et si leur composition même est variable, elles n’en agissent pas moins comme des “totalités” organiques et intégrales, si bien que vouloir les décomposer en unités-individus n’a aucun sens réel et relève du mythe. L’élément famille a une vie unitaire qui ne dépend pas du nombre des individus qu’il renferme, mais de leurs rapports : ainsi, pour prendre un exemple banal, une famille composée du chef, des épouses et de quelques vieillards impotents n’a pas la même valeur qu’une autre, comprenant, outre le chef, plusieurs fils jeunes et valides.

    A partir de cette première forme d’unité organisée d’individus qu’est la famille, où on trouve le premier exemple de division des tâches, les premières hiérarchies, les premières formes d’autorité, de direction de l’activité des individus et d’administration, l’évolution humaine passe par une foule d’autres formes d’organisation toujours plus complexes et plus vastes.

    La raison de cette complexité croissante réside dans la complexité croissante des rapports et des hiérarchies sociales naissant de la différenciation toujours accrue des tâches, elle-même étroitement déterminée par les systèmes de production que la technique et la science mettent à la disposition des activités humaines pour fournir un nombre toujours plus grand de produits (au sens le plus large du terme) aptes à satisfaire les besoins de sociétés humaines plus importantes et évoluant vers des formes supérieures de vie.

    Une analyse qui voudrait saisir le processus de formation et de modification des différentes organisations humaines ainsi que le jeu de leurs rapports au sein de toute la société, doit se fonder sur la notion du développement de la technique productive et des rapports économiques qui naissent de la répartition des individus entre les différentes tâches exigées par le mécanisme productif.

    La formation et l’évolution des dynasties, des castes, des armées, des États, des empires, des corporations, des partis peuvent et doivent être suivies à travers une étude fondée sur ces éléments-là. On peut penser qu’au sommet de ce développement complexe apparaîtra une forme d’unité organisée dont les limites coïncideront avec celles de l’humanité et qui réalisera une division rationnelle des tâches entre tous les hommes, et on peut discuter du sens et des limites qu’aura le système hiérarchique d’administration collective dans cette forme supérieure de vie sociale de l’humanité.

    4.

    Pour en venir à l’examen de ces organismes unitaires dont les rapports internes sont fondés sur ce qu’on appelle couramment le “principe démocratique”, nous distinguerons pour simplifier entre les collectivités organisées recevant leur hiérarchie du dehors et celles qui la sélectionnent elles-mêmes en leur propre sein.

    Selon la conception religieuse et la pure doctrine de l’autorité, la société humaine serait, à toutes les époques, une collectivite-unité recevant sa hiérarchie des puissances surnaturelles : nous ne reviendrons pas sur la critique d’une pareille sottise métaphysique, qui est contredite par toute notre expérience. C’est la nécessité de la division des tâches qui fait naître de façon naturelle la hiérarchie, et il en va évidemment ainsi dans la famille.

    En se transformant en tribu et en horde, celle-ci doit s’organiser pour lutter contre d’autres organisations : le commandement doit être confié aux éléments les plus aptes à tirer le meilleur parti des énergies communes, et c’est ainsi que se forment des hiérarchies militaires. Ce critère du choix dans l’intérêt commun est apparu des milliers d’années avant l’électoralisme démocratique moderne, puisque à l’origine les rois, les chefs militaires et les prêtres étaient élus.

    A la longue, cependant, d’autres critères de formation des hiérarchies l’emportèrent, donnant lieu à des privilèges de caste transmis par hérédité familiale, ou encore par l’initiation à des écoles, sectes et cultes fermés, la possession d’un grade motivée par des aptitudes et des fonctions particulières étant en général, du moins dans la pratique normale, le meilleur moyen d’influer sur la transmission de ce grade. Nous n’avons pas l’intention de suivre ici tout le processus de formation des castes, puis des classes, au sein de la société. Disons seulement que leur apparition ne répond plus seulement à la nécessité logique d’une division des tâches, mais au fait que certaines couches occupant une position privilégiée dans le mécanisme économique finissent par monopoliser le pouvoir et l’influence sociale. D’une façon ou d’une autre, toute caste dirigeante se donne à elle-même une organisation, une hiérarchie, et il en va de même pour les classes économiquement privilégiées.

    Pour nous limiter à un seul exemple, l’aristocratie terrienne du moyen âge, en se coalisant pour la défense de ses privilèges communs contre les assauts des autres classes, construisit une forme d’organisation culminant dans la monarchie, qui concentrait dans ses mains des pouvoirs publics à la formation desquels les autres couches de la population restaient complètement étrangères. l’État de l’époque féodale est l’organisation de la noblesse féodale appuyée par le clergé.

    Le principal instrument de coercition de ces monarchies militaires est l’armée : ici, nous sommes en présence d’un type de collectivité organisée dont la hiérarchie est constituée du dehors, puisque c’est le roi qui décerne les grades et que l’armée est fondée sur l’obéissance passive de tous ses membres.

    Toute forme d’État concentre dans une autorité unitaire la capacité d’organiser et d’encadrer toute une série de hiérarchies exécutives : armée, police, magistrature, bureaucratie.

    Ainsi, l’unité-État utilise matériellement l’activité d’individus de toutes les classes, mais elle est organisée sur la base d’une seule ou de quelques classes privilégiées qui possèdent le pouvoir d’en constituer les différentes hiérarchies. Les autres classes, et en général tous les groupes d’individus pour qui il n’est que trop évident que l’organisation d’État existante ne garantit nullement, en dépit de ses prétentions, les intérêts et les exigences de tous, cherchent à se donner des organisations propres pour faire prévaloir leurs propres intérêts, en partant d’une constatation élémentaire : l’identité de la position occupée par leurs membres dans la production et la vie économique.

    Si, en ce qui concerne évidemment les organisations qui se donnent elles-mêmes leur propre hiérarchie, nous nous demandons de quelle manière cette hiérarchie doit être désignée pour assurer au mieux la défense des intérêts collectifs de tous les membres de l’organisation et pour éviter la formation en son sein de couches privilégiées, nous nous voyons proposer la méthode fondée sur le principe démocratique : consulter tous les individus et se servir de l’avis de la majorité pour désigner ceux d’entre eux qui devront occuper les différents échelons de la hiérarchie.

    La critique d’une telle proposition doit être beaucoup plus sévère lorsqu’on prétend l’appliquer à l’ensemble de la société telle qu’elle est aujourd’hui, ou à certaines nations, que lorsqu’il s’agit de l’introduire au sein d’organisations beaucoup plus restreintes, comme les syndicats prolétariens et les partis.

    Dans le premier cas elle est à repousser sans hésitation car elle ne repose sur rien, puisqu’elle ne tient pas le moindre compte de la situation des individus dans l’économie, et qu’elle suppose la perfection intrinsèque du système, sans prendre en considération les développements et les évolutions que connaît la collectivité à laquelle on l’applique.

    La division de la société en classes que le privilège économique distingue nettement enlève toute valeur à la décision majoritaire. Notre critique réfute la théorie mensongère selon laquelle la machine de l’État démocratique et parlementaire sorti des constitutions libérales modernes serait une organisation de tous les citoyens dans l’intérêt de tous les citoyens.

    Du moment qu’il existe des intérêts opposés et des conflits de classe, il n’y a pas d’unité d’organisation possible, et malgré l’apparence extérieure de la souveraineté populaire l’État reste l’organe de la classe économiquement supérieure et l’instrument de défense de ses intérêts.

    Malgré l’application du système démocratique à la représentation politique, la société bourgeoise nous apparaît comme un ensemble complexe d’organismes unitaires : beaucoup d’entre eux, qui sont issus des couches privilégiées et tendent à la conservation de l’appareil social actuel, se regroupent autour du puissant organisme centralisé qu’est l’État politique; certains autres peuvent être indifférents ou avoir une attitude changeante à l’égard de l’État; d’autres enfin naissent au sein des couches économiquement opprimées et exploitées, et sont dirigés contre l’État de classe.

    Le communisme démontre donc que l’application juridique et politique formelle du principe démocratique et majoritaire à tous les citoyens alors que persiste la division en classes par rapport à l’économie, ne suffit pas à faire de l’État une unité organisative de toute la société ou de toute la nation. Officiellement, c’est ce que la démocratie politique prétend être : en réalité, elle est introduite en tant que forme convenant au pouvoir spécifique de la classe capitaliste et à sa véritable dictature, aux fins de la conservation de ses privilèges.

    Il n’est donc pas nécessaire de s’attarder longuement à réfuter l’erreur qui consiste à attribuer le même degré d’indépendance et de maturité au “vote” de chaque électeur, qu’il s’agisse d’un travailleur épuisé par l’excès de fatigue physique ou d’un riche jouisseur, d’un habile capitaine d’industrie ou d’un malheureux prolétaire ignorant les raisons de sa misère et le moyen d’y remédier, en allant une fois de temps en temps, à de longs intervalles, solliciter l’avis des uns et des autres, et en prétendant que le fait d’avoir accompli cette fonction souveraine suffit à assurer le calme et l’obéissance de quiconque se sentira dépouillé et maltraité par les conséquences de la politique et de l’administration de l’État.

    5.

    Il est donc clair que le principe de démocratie n’a aucune vertu intrinsèque, qu’il ne vaut rien en tant que principe et qu’il est plutôt un simple mécanisme d’organisation, fondé sur cette simple et banale présomption arithmétique : les plus nombreux ont raison et les moins nombreux ont tort. Voyons maintenant si et dans quelle mesure ce mécanisme sert et suffit au fonctionnement d’organisations comprenant des collectivités plus restreintes, non divisées par des antagonismes économiques, et considérées dans leur processus de développement historique.

    Ce mécanisme démocratique est-il applicable dans la dictature du prolétariat, c’est-à-dire dans la forme d’État née de la victoire révolutionnaire des classes rebelles au pouvoir des États bourgeois, de telle sorte qu’on pourrait définir cette forme d’État, du fait de son mécanisme interne de délégation des pouvoirs et de formation des hiérarchies, comme une “démocratie prolétarienne” ? La question doit être abordée sans préjugés. Il se peut qu’on arrive à la conclusion que le mécanisme démocratique est utilisable, avec certaines modalités, tant que l’évolution même des choses n’en aura pas produit de plus adapté; mais il faut bien se convaincre que nous n’avons pas la moindre raison d’établir a priori le concept de souveraineté de la “majorité” du prolétariat.

    Au lendemain de la révolution, celui-ci n’est pas encore une collectivité totalement homogène et ne constitue pas une seule et unique classe. En Russie, par exemple, le pouvoir est aux mains des classes ouvrière et paysanne, mais pour peu que l’on considère tout le développement du mouvement révolutionnaire, il est facile de montrer que la classe du prolétariat industriel, beaucoup moins nombreuse que les paysans, y joue cependant un rôle bien plus important : il est donc logique que dans les conseils prolétariens, dans le mécanisme des soviets, la voix d’un ouvrier ait beaucoup plus de valeur que celle d’un paysan.

    Nous n’avons pas l’intention ici d’examiner à fond les caractéristiques de la constitution de l’État prolétarien. Nous ne le considérons pas sous un aspect immanent, comme les réactionnaires le font de la monarchie de droit divin, les libéraux du parlementarisme fondé sur le suffrage universel, les anarchistes du non-État.

    L’État prolétarien, en tant qu’organisation d’une classe contre d’autres classes qui doivent être dépouillées de leurs privilèges économiques, est une force historique réelle qui s’adapte au but qu’elle poursuit, c’est-à-dire aux nécessités qui sont sa raison d’être.

    A certains moments l’impulsion pourrait lui être donnée aussi bien par les plus larges consultations de masse que par l’action d’organes exécutifs très restreints munis des pleins pouvoirs; l’essentiel est de donner à cette organisation du pouvoir prolétarien les moyens et les armes nécessaires pour abattre le privilège économique bourgeois et les résistances politiques et militaires bourgeoises, de façon à préparer ensuite la disparition des classes elles-mêmes, et les modifications toujours plus profondes de ses propres tâches et de sa propre structure.

    Une chose est sûre : tandis que la démocratie bourgeoise n’a pas d’autre but réel que de priver les grandes masses prolétariennes et petites-bourgeoises de toute influence dans la direction de l’État, réservée aux grandes oligarchies industrielles, bancaires et agrariennes, la dictature prolétarienne, elle, doit pouvoir entraîner dans la lutte qu’elle incarne les couches les plus larges de la masse prolétarienne et même semi-prolétarienne. Mais seuls ceux qui sont influencés par des préjugés peuvent s’imaginer que pour atteindre ce but il suffit d’instaurer un vaste mécanisme de consultation électorale : cela peut être trop, ou le plus souvent ?trop peu, car on inciterait ainsi beaucoup de prolétaires à s’en tenir à cette forme de participation en s’abstenant de prendre part à des manifestations plus actives de la lutte de classe.

    D’autre part, l’acuité de la lutte dans certaines phases exige une promptitude de décision et de mouvement, et une centralisation de l’organisation des efforts dans une direction commune. C’est pourquoi, comme l’expérience russe nous le montre avec toute une série d’éléments, l’État prolétarien fonde son appareil constitutionnel sur des caractéristiques qui sont en rupture ouverte avec les canons de la démocratie bourgeoise : les tenants de celle-ci hurlent à la violation des libertés, alors qu’il ne s’agit que de démasquer les préjugés philistins par lesquels la démagogie a toujours assuré le pouvoir des privilégiés.

    Dans la dictature du prolétariat, le mécanisme constitutionnel de l’organisation d’État n’est pas seulement consultatif, mais en même temps exécutif, et la participation aux fonctions de la vie politique, sinon de toute la masse des électeurs, du moins d’une large couche de leurs délégués, n’est pas intermittente mais continue. Il est intéressant de constater qu’on y parvient sans nuire, bien au contraire, au caractère unitaire de l’action de tout l’appareil d’État, grâce précisément à des critères opposés à ceux de l’hyper-libéralisme bourgeois : c’est-à-dire en supprimant pratiquement le suffrage direct et la représentation proportionnelle, après avoir foulé aux pieds, comme nous l’avons vu, l’autre dogme sacré du suffrage égalitaire.

    Nous ne prétendons pas établir ici que ces nouveaux critères introduits dans le mécanisme représentatif, ou fixés dans une constitution, le soient pour des raisons de principe : dans des circonstances nouvelles, ils pourraient être différents. De toute façon, nous tenons à bien faire comprendre que nous n’attribuons à ces formes d’organisation et de représentation aucune valeur intrinsèque : ce que nous voulons démontrer se traduit dans une thèse marxiste fondamentale que l’on peut énoncer ainsi : “la révolution n’est pas un problème de formes d’organisation”.

    La révolution est au contraire un problème de contenu, un problème de mouvement et d’action des forces révolutionnaires dans un processus incessant, que l’on ne peut théoriser en le figeant dans les diverses tentatives de “doctrine constitutionnelle” immuable.

    De toute façon, dans le mécanisme des conseils ouvriers, nous ne trouvons pas ce critère propre à la démocratie bourgeoise, qui veut que chaque citoyen désigne directement son délégué à la représentation suprême, le parlement. Il existe au contraire différents degrés de conseils ouvriers et paysans, qui vont s’élargissant territorialement jusqu’au Congrès des soviets. Chaque conseil local ou de district élit ses délégués au conseil supérieur, de même qu’il élit sa propre administration, c’est-à-dire l’organe exécutif correspondant.

    A la base, dans les conseils urbains ou ruraux, toute la masse est consultée; dans l’élection des délégués aux conseils supérieurs et aux autres charges, en revanche, chaque groupe d’électeurs vote non pas selon le système proportionnel, mais selon le système majoritaire, en choisissant ses délègues d’après les listes proposées par les partis. D’ailleurs, comme il s’agit le plus souvent d’élire un seul délégué, qui fait le lien entre un degré inférieur et un degré supérieur de conseils, il est évident que le scrutin de liste et la représentation proportionnelle, ces deux dogmes du libéralisme formel, tombent d’eux-mêmes.

    A chaque échelon, les conseils doivent donner lieu à des organismes non seulement consultatifs mais aussi administratifs, étroitement lies à l’administration centrale : il est donc naturel qu’à mesure qu’on s’élève vers des représentations plus restreintes, on rencontre non point ces assemblées parlementaires de bavards qui discutent interminablement sans jamais agir, mais des corps restreints et homogènes aptes à diriger l’action et la lutte politique, et à conduire toute la masse ainsi encadrée de manière unitaire sur la voie révolutionnaire.

    Ces aptitudes, qu’absolument aucun projet constitutionnel ne peut automatiquement renfermer par lui-même, viennent compléter ce mécanisme grâce à la présence d’un facteur de tout premier ordre, dont le contenu dépasse de très loin la pure forme organisationnelle, et dont la conscience et la volonté collectives et agissantes permettent de fonder le travail sur les nécessités d’un long processus qui avance sans cesse : ce facteur est le parti politique.

    Celui-ci est l’organe dont les caractéristiques se rapprochent le plus de celles d’une collectivité unitaire homogène et solidaire dans l’action. En réalité, il ne comprend dans ses rangs qu’une minorité de la masse, mais les traits qui le distinguent de tous les autres organismes de représentation à base très large sont précisément de nature à démontrer que le parti représente mieux que tout autre organe les intérêts et le mouvement collectif.

    Dans le parti politique est réalisée la participation continue et ininterrompue de tous les membres à l’exécution du travail commun, ainsi qu’une préparation à la résolution des problèmes de lutte et de reconstruction dont le gros de la masse ne peut avoir conscience qu’au moment où ils se présentent. Pour toutes ces raisons, il est naturel que dans un système de représentation et de délégations qui n’est pas celui du mensonge démocratique mais se fonde sur une couche de la population que des intérêts communs fondamentaux poussent sur la voie de la révolution, les choix tombent spontanément sur les éléments proposés par le parti révolutionnaire, qui est armé pour répondre aux exigences de la lutte et pour résoudre des problèmes auxquels il a pu et il a su se préparer.

    Nous montrerons plus loin que, pas plus que pour aucun autre organisme, nous ne considérons ces facultés du parti comme le simple effet du critère particulier qui a présidé à sa constitution.

    Le parti peut être ou ne pas être adapté à sa tâche, qui est d’impulser l’action révolutionnaire d’une classe; ce n’est pas n’importe quel parti politique en général, mais un parti bien précis, le parti communiste, qui peut répondre à cette fonction; et le parti communiste lui-même n’est pas garanti à l’avance contre les mille dangers de la dégénérescence et de la dissolution.

    Les caractères positifs qui mettent le parti à la hauteur de sa tâche ne résident pas dans le mécanisme de ses statuts, ni dans ses mesures d’organisation interne en elles-mêmes : ils se réalisent à travers son propre processus de développement et sa participation aux luttes et à l’action, en tant que formation d’une orientation commune autour d’une certaine conception du processus historique, d’un programme fondamental qui se précise comme une conscience collective et, en même temps, d’une sûre discipline d’organisation. Le développement de ces idées est contenu dans les thèses sur la tactique du parti présentées au Congrès du Parti Communiste d’Italie, et qui sont connues du lecteur.

    Pour en revenir à la nature du mécanisme constitutionnel de la dictature prolétarienne, nous avons déjà dit qu’il était exécutif aussi bien que législatif à tous les échelons; il nous faut ajouter quelque chose afin de préciser à quelles tâches de la vie collective répondent les fonctions et les initiatives exécutives de ce mécanisme, qui expliquent et justifient sa formation ainsi que les rapports existant au sein de son mécanisme élastique en continuelle évolution.

    Nous nous référons à la période initiale du pouvoir prolétarien, dont les quatre ans et demi que la dictature prolétarienne vient de vivre en Russie nous offrent une image.

    Nous ne voulons pas nous aventurer à rechercher quel sera le système définitif de représentation dans une société communiste non divisée en classes.

    A mesure en effet que nous nous en rapprochons, il se dessine une évolution que nous ne pouvons pas prévoir totalement, mais dont nous pouvons seulement entrevoir qu’elle ira dans le sens d’une fusion des divers organes, politiques, administratifs, économiques, en même temps que de l’élimination progressive de tout élément de coercition, et de l’État lui-même en tant qu’instrument de pouvoir d’une classe et en tant qu’arme de lutte contre les autres classes survivantes.

    Dans sa période initiale, la dictature prolétarienne a une tâche extrêmement lourde et complexe que l’on peut subdiviser en trois sphères d’action : politique, militaire et économique. Le problème militaire de la défense contre les assauts intérieurs et extérieurs de la contre-révolution, tout comme celui de la reconstruction de l’économie sur des bases collectives, se fondent sur l’existence et sur l’application d’un plan systématique et rationnel d’utilisation de tous les efforts, dans une activité qui tout en utilisant les énergies de toute la masse, mieux : pour les utiliser avec le meilleur rendement doit parvenir à être fortement unitaire.

    En conséquence, l’organisme qui mène en première ligne la lutte contre l’ennemi extérieur et intérieur, c’est-à-dire l’armée (et la police) révolutionnaire, doit être fondé sur une discipline et une hiérarchie centralisées dans les mains du pouvoir prolétarien : l’armée rouge reste donc elle aussi une unité organisée recevant sa hiérarchie du dehors, en l’occurrence du gouvernement politique de l’État prolétarien, et on peut en dire autant de la police et des tribunaux révolutionnaires.

    Le problème de l’appareil économique que le prolétariat vainqueur édifie pour poser la base du nouveau système de production et de distribution a des aspects plus complexes. Nous ne pouvons que nous limiter à rappeler que la caractéristique qui distingue cette machine administrative rationnelle du chaos de l’économie privée bourgeoise est la centralisation. La gestion de toutes les entreprises doit se faire dans l’intérêt de la collectivité tout entière et en liaison avec les exigences de tout le plan de production et de distribution. D’autre part, l’appareil économique, et avec lui l’organisation de ceux qui y sont attachés, se modifie continuellement du fait non seulement de son développement graduel, mais aussi des crises inévitables dans une période de si vastes transformations accompagnées de luttes politiques et militaires.

    Ces considérations nous mènent à la conclusion suivante : dans la période initiale de la dictature prolétarienne, si les conseils des différents échelons doivent désigner leurs délégués aux organes exécutifs locaux en même temps qu’aux organes législatifs des échelons supérieurs, il faut laisser au centre la responsabilité absolue de la défense militaire et, de façon moins rigide, de la campagne économique, tandis que les organes locaux servent à encadrer politiquement les masses pour les faire participer à la réalisation des plans, et à les gagner à l’encadrement militaire et économique, en créant ainsi les conditions d’une activité des masses la plus large et la plus continue possible autour des problèmes de la vie collective, et en la canalisant vers la formation de cette organisation fortement unitaire qu’est l’État prolétarien.

    Ces considérations, sur lesquelles nous ne nous étendrons pas davantage, n’ont certes pas pour but de dénier aux organes intermédiaires de la hiérarchie étatique toute possibilité de mouvement et d’initiative : mais nous avons voulu montrer qu’il n’est pas possible de théoriser le schéma de leur formation comme celui d’une adhésion précise aux tâches effectives, militaires ou économiques, de la révolution, en constituant les groupes d’électeurs prolétariens sur la base des entreprises productives ou des divisions de l’armée.

    Le mécanisme de ces groupes n’agit pas en venu d’aptitudes spéciales qui seraient inhérentes à son schéma et à son ossature : les unités qui regroupent les électeurs. à la base peuvent donc être formées d’après des critères empiriques; en fait, elles se formeront d’elles-mêmes d’après des critères empiriques, parmi lesquels il peut y avoir la convergence sur le lieu de travail, ou dans le quartier, au sein de la garnison, au front, ou dans d’autres situations de la vie quotidienne, sans qu’aucune puisse être a priori exclue ou au contraire érigée en modèle. Mais de toute façon les organes représentatifs de l’État prolétarien restent fondés sur une subdivision territoriale de circonscriptions au sein desquelles se font les élections.

    Toutes ces considérations n’ont rien d’absolu, et cela nous ramène à notre thèse selon laquelle aucun schéma constitutionnel n’a valeur de principe, et la démocratie majoritaire, au sens formel et arithmétique du terme, n’est qu’une méthode possible pour coordonner les rapports qui se présentent au sein des organismes collectifs. De quelque point de vue qu’on se place, il est impossible de lui attribuer un caractère de nécessité ou de justice intrinsèque : ces expressions n ont pour nous, marxistes, aucun sens, et d’ailleurs notre propos n’est pas de remplacer l’appareil démocratique que nous critiquons par un schéma d’appareil d’État qui serait exempt par lui même de défauts et d’erreurs.

    6.

    Il nous semble en avoir assez dit sur le principe dé démocratie dans son application à l’État bourgeois, où il prétend embrasser toutes les classes, et aussi dans son application à la classe prolétarienne exclusivement, en tant que base de l’État après la victoire révolutionnaire. Il nous reste à dire quelque chose sur l’application du mécanisme démocratique aux organisations qui existent au sein du prolétariat avant (et aussi après) la conquête du pouvoir : les syndicats économiques et le parti politique.

    Nous avons établi plus haut qu’une véritable unité d’organisation n’est possible que sur la base d’une homogénéité d’intérêts entre les membres de cette organisation. Puisque l’on adhère aux syndicats et au parti sur la base d’une décision spontanée de participer à un certain type d’actions, il est indiscutable qu’ici on peut examiner le fonctionnement du mécanisme démocratique et majoritaire sans le soumettre à une critique du type de celle qui lui dénie absolument la moindre valeur lorsqu’il s’agit de l’État bourgeois et de sa fallacieuse unification constitutionnelle des différents classes. Cependant, ici non plus, il ne faut pas se laisser fourvoyer par le concept arbitraire de la “sainteté” des décisions de la majorité.

    Par rapport au parti, le syndicat se caractérise par une identité plus complète des intérêts matériels et immédiats de ses membres : dans les limites de la catégorie, il atteint une grande homogénéité de composition et, d’organisation à adhésion volontaire, il peut tendre à devenir une organisation à laquelle adhérent automatiquement ou obligatoirement, comme c’est le cas dans l’État prolétarien à une certaine phase de son développement, tous les travailleurs d’une catégorie ou d’une industrie donnée.

    Il est certain que dans ce domaine le nombre reste l’élément décisif et que la consultation majoritaire a une grande valeur, mais on ne peut s’en tenir à prendre schématiquement ses résultats en considération, il faut aussi tenir compte des autres facteurs qui interviennent dans la vie de l’organisation syndicale : une hiérarchie bureaucratisée de fonctionnaires qui l’immobilisent sous leur tutelle, et les groupes d’avant-garde que le parti politique révolutionnaire y constitue pour la conduire sur le terrain de l’action révolutionnaire. Dans cette lutte, les communistes démontrent souvent que les fonctionnaires de la bureaucratie syndicale violent l’idée démocratique et se moquent de la volonté de la majorité.

    Il est juste de le dénoncer parce que ces chefs syndicaux de droite affichent une mentalité démocratique et qu’il faut les mettre en contradiction avec eux-mêmes, comme on le fait avec les libéraux bourgeois chaque fois qu’ils forcent et qu’ils falsifient la consultation populaire, sans nous imaginer pour autant que si elle était librement effectuée cette consultation résoudrait les problèmes qui pèsent sur le prolétariat.

    Il est juste et opportun de le faire parce que dans les moments où les grandes masses se mettent en mouvement sous la pression de la situation économique, il est possible d’écarter l’influence des fonctionnaires syndicaux, qui est une influence extra-prolétarienne (bien que non officiellement) de classes et de pouvoirs étrangers à l’organisation syndicale, et d’augmenter l’influence des groupes révolutionnaires. Mais dans tout cela il n’y a pas de préjugés “constitutionnels” et, pourvu qu’ils soient compris de la masse et puissent lui démontrer qu’ils agissent dans le sens de ses intérêts les mieux compris, les communistes peuvent et doivent se comporter de façon élastique par rapport aux canons de la démocratie interne syndicale.

    Par exemple, il n’y a aucune contradiction entre les deux attitudes tactiques qui consistent, d’une part, à assumer la charge de représenter la minorité dans les organes dirigeants du syndicat tant que les statuts nous le permettent et, d’autre part, à affirmer que cette représentation statutaire doit être supprimée pour donner aux organes exécutifs une plus grande efficacité, une fois que nous les avons conquis.

    Tout ce qui doit nous guider dans cette question, c’est l’analyse attentive du processus de développement des syndicats dans la phase actuelle : il s’agit d’accélérer leur transformation, d’organes des influences contre-révolutionnaires sur le prolétariat, en organes de lutte révolutionnaire; et les critères d’organisation interne n’ont pas de valeur en eux-mêmes, mais seulement en tant qu’ils se rattachent à cet objectif.

    Il nous reste à faire l’analyse de l’organisation parti, dont nous avons cependant déjà touché un mot à propos du mécanisme de l’État ouvrier. Le parti ne part pas d’une identité d’intérêts économiques aussi complète que le syndicat; en revanche, il fonde l’unité de son organisation non pas sur la base de la catégorie, comme ce dernier, mais sur la base bien plus large de la classe tout entière.

    Ceci est vrai non seulement dans l’espace, puisque le parti tend à devenir international, mais aussi dans le temps, puisqu’il est l’organe spécifique dont la conscience et l’action reflètent les exigences de la victoire tout au long du processus d’émancipation révolutionnaire du prolétariat. Ce sont ces considérations bien connues qui nous obligent à avoir à l’esprit, quand nous étudions les problèmes de structure et d’organisation interne du parti, tout le processus de sa formation et de sa vie en rapport avec les tâches complexes auxquelles il répond.

    A la fin de cet exposé déjà long, nous ne pouvons pas entrer dans les détails à propos du mécanisme qui devrait régir au sein du parti la consultation de la masse des adhérents, leur recrutement, la désignation des responsables dans toute la hiérarchie. Il est certain que pour le moment le mieux est de s’en tenir, en général, au principe majoritaire. Mais comme nous l’avons souligné avec insistance, il n’y a aucune raison d’ériger cet emploi du mécanisme démocratique en principe. A côté de tâches consultatives analogues aux tâches législatives des appareils d’État, le parti a des tâches exécutives qui, aux moments suprêmes de la lutte, correspondent à celles d’une armée, et qui exigent donc le maximum de discipline hiérarchique.

    De fait, dans le processus complexe qui nous a amenés à la constitution de partis communistes, la formation de la hiérarchie est un fait réel et dialectique qui a de lointaines origines et qui correspond à tout le passé d’expérience, de fonctionnement du mécanisme du parti. Nous ne pouvons pas affirmer que les choix de la majorité du parti soient a priori aussi heureux que ceux d’un juge infaillible et surnaturel qui donnerait leurs chefs aux collectivités humaines, comme le dieu auquel croient ceux pour qui la participation du Saint-Esprit aux conclaves est une donnée de fait.

    Même dans un organisme où, comme dans le parti, la composition de la masse est le résultat d’une sélection, à travers l’adhésion spontanée volontaire et le contrôle du recrutement, la décision de la majorité n’est pas par elle-même la meilleure, et si elle vient contribuer à un meilleur rendement de la hiérarchie opérante, exécutive, du parti, c’est seulement par effet de la coïncidence des efforts dans un travail unitaire et bien orienté.

    Nous ne proposerons pas ici de remplacer ce mécanisme par un autre et nous n’examinerons pas en détail ce que pourrait être ce nouveau système. Mais il est certain qu’on peut admettre un mode d’organisation qui se libérerait de plus en plus des conventions du principe démocratique, et qu’il ne faudrait pas le rejeter au nom de phobies injustifiées si on pouvait un jour démontrer que d’autres éléments de décision, de choix, de résolution des problèmes sont plus conformes aux exigences réelles du développement du parti et de son activité dans le cadre du déroulement historique.

    Le critère démocratique est pour nous, jusqu’ici, un élément matériel et accidentel dans la construction de notre organisation interne et la formulation de nos statuts de parti : il n’en est pas la plate-forme indispensable. C’est pourquoi, quant à nous, nous n’érigerons pas en principe la formule organisative bien connue du “centralisme démocratique”.

    La démocratie ne peut pas être pour nous un principe; le centralisme, lui, en est indubitablement un, puisque les caractères essentiels de l’organisation du parti doivent être l’unité de structure et de mouvement.

    Le terme de centralisme suffit à exprimer la continuité de la structure du parti dans l’espace; et pour introduire l’idée essentielle de la continuité dans le temps, c’est-à-dire la continuité du but vers lequel on tend et de la direction dans laquelle on avance à travers des obstacles successifs qui doivent être surmontés, mieux, pour relier dans une même formule. ces deux idées essentielles d’unité, nous proposerions de dire que le parti communiste fonde son organisation sur le “centralisme organique”.

    Ainsi, tout en gardant de ce mécanisme accidentel qu’est le mécanisme démocratique ce qui pourra nous servir, nous éliminerons l’usage de ce terme de “démocratie” cher aux pires démagogues mais entaché d’ironie pour les exploités, les opprimés et les trompés, en l’abandonnant, comme il est souhaitable, à l’usage exclusif des bourgeois et des champions du libéralisme dans ses divers accoutrements et ses poses parfois extrémistes.

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  • Amadeo Bordiga : Le programme fasciste

    Il comunista, 30 novembre 1921

    En même temps que le manifeste du parti, le quotidien fasciste a publié un article destiné (ainsi qu’une série d’autres) à défendre le mouvement contre l’accusation de n’avoir ni programme ni idéologie ni doctrine qui a été portée de toutes parts contre lui.

    Le leader fasciste répond à ce chœur de reproches avec une certaine irritation: Vous réclamez de nous un programme ? Vous le réclamez de moi ? Il ne vous semble pas que j’ai réussi à le formuler dans mon discours de Rome ? et il trouve une parade non dépourvue de valeur polémique : les mouvements politiques qui disent avoir été déçus dans leur attente auraient-ils donc eux-mêmes un programme ?

    Après quoi, il établit deux choses: premièrement, c’est justement parce que les partis bourgeois et petit-bourgeois n’ont pas de programme qu’ils en attendaient un du fascisme; deuxièmement, son manque de programme ne doit vas être reproché au fascisme, car il constitue un élément important pour comprendre et définir sa nature. 

    Le directeur du quotidien fasciste prétend ensuite montrer que si le fascisme n’a ni tables programmatiques ni canons doctrinaux, c’est parce qu’il relève de la tendance la plus moderne de la pensée philosophique, des théories de la relativité qui, selon lui, auraient fait table rase de l’historicisme pour affirmer la valeur de l’activisme absolu.

    Cette découverte du Duce prête largement le flanc à la plaisanterie : depuis de nombreuses années, il n’a fait que du relativisme par intuition, mais, demandons-nous, quel est le politicien qui ne pourrait en dire autant et revendiquer l’étiquette de «relativiste pratique» ? Mieux vaut relever que cette application du relativisme, du scepticisme et de l’activisme à la politique n’a rien de nouveau.

    C’est au contraire un repli idéologique très courant qui s’explique objectivement par les exigences de la défense de la classe dominante comme le matérialisme historique nous l’enseigne.

    À l’époque de sa décadence, la bourgeoisie est devenue incapable de se tracer une voie (c’est-à-dire non seulement un schéma de l’histoire, mais aussi un ensemble de formules d’action); c’est pourquoi, pour fermer la voie que d’autres classes se proposent d’emprunter, dans leur agressivité révolutionnaire, elle ne trouve rien de mieux que de recourir au scepticisme universel, philosophie caractéristique des époques de décadence.

    Laissons de côté la doctrine de la relativité de Einstein, qui concerne la physique…

    Son application à la politique et à l’histoire de notre malheureuse planète ne pourrait avoir d’effets bien sensibles: si l’on songe que cette doctrine corrige l’évaluation du temps en fonction de la vitesse de la lumière et que le temps mis par un rayon lumineux à parcourir les plus longues distances mesurables sur notre globe est inférieur à un vingtième de seconde, on comprend que la chronologie des événements terrestres n’en serait aucunement affectée.

    Que nous importe de savoir si Mussolini fait du relativisme par intuition depuis dix ans ou bien depuis dix ans plus un vingtième de seconde ?

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