Les phénomènes et les noumènes de Kant

Emmanuel Kant reconnaît l’espace-temps, et toute son œuvre consiste à tenter d’évaluer de quelle manière la vie humaine doit s’organiser dans cet espace-temps. Il est clairement sur une position matérialiste, cependant il ne fait qu’entrevoir la dialectique, et butte par conséquent sur le rapport entre le corps et l’esprit.

Dans la Critique de la faculté de juger, il dit ainsi qu’Épicure a raison, à ceci près qu’il a tort de ne pas séparer les plaisirs du corps et ceux de l’esprit. Pour Emmanuel Kant, en effet, l’esprit est un prolongement structurel du corps.

Il y a donc les plaisirs du corps, que Emmanuel Kant reconnaît tout à fait : il est matérialiste sur ce plan. Toutefois, il accorde une dignité supérieure à l’esprit. En cela, il correspond parfaitement à l’idéologie protestante, dont Johann Sebastian Bach est le représentant en musique.

Cette hiérarchisation est la base de la construction d’Emmanuel Kant. Son évaluation des œuvres d’art est extrêmement connue : ce qui plaît au corps, au goût, relève de l’agréable, tandis que le véritable « beau » passe par l’esprit et est de ce fait universel.

Plus une œuvre d’art en appelle à l’esprit, plus elle est d’une qualité supérieure. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on parle de la position d’Emmanuel Kant à ce sujet, on traite toujours des tableaux, jamais de la musique.

Emmanuel Kant a une opinion défavorable de la musique, car elle ne met en jeu que les affects, sans les consolider – c’est là qu’on retrouve l’espace et le temps, c’est là qu’on retrouve son appel à transformer la matière. Ici, la musique ne se déroule que dans le temps, elle n’arrive pas à s’agripper matériellement, par l’espace.

Inversement, une œuvre d’art comme un tableau s’impose dans la même réalité spatiale que l’être humain. Elle est durable et témoigne du développement de l’esprit dans « l’urbanité ». La transformation de la matière est liée à la durée.

Du point de vue du matérialisme dialectique, cela signifie qu’Emmanuel Kant raisonne en termes d’images. Des images profondes façonnent l’esprit, tandis que des images superficielles ne font que l’effleurer, telle est son évaluation.

Portrait d’Emmanuel Kant,
vers 1790, auteur inconnu

Il se pose alors ici une question essentielle, qui montre la contribution de Emmanuel Kant au matérialisme. Si, en effet, on part du principe que les sensations fournissant des images aux êtres humains, et qu’il n’y a rien d’autre dans l’esprit humain, pas d’âme, alors d’où vient la capacité à décoder ces images ?

Prenons par exemple un stylo et admettons que jusqu’à présent on en ait connu que des versions où le bouchon se tire pour être retiré. Dans ce cas précis, il faut le dévisser : on connaît le principe de dévisser au préalable et on a vite fait de trouver comment faire.

Cependant, tout le problème repose dans ce au préalable : qu’y a-t-il au préalable dans l’esprit humain lorsque celui-ci interprète les sensations, lorsqu’il les déchiffre ? Comment découvre-t-on le fait de dévisser avant de le connaître au préalable en tant que concept ?

C’est ici qu’on trouve précisément l’intérêt d’Emmanuel Kant.

Pourquoi cela ? La raison en est simple : chez Aristote, Avicenne et Averroès, l’être humain ne pense pas. Il a, en quelque sorte, une conscience immédiate, et une conscience plus construite qui est par définition universelle. Lorsqu’on pense réellement, on est comme un ordinateur relié en réalité à un superordinateur central. La compréhension est « immédiate ».

Mais avec les Lumières apparaît l’individu sur la scène historique. Pour poursuivre avec l’allégorie, on a ici des individus qui ne relient pas leur ordinateur local au superordinateur, mais ont un système d’exploitation pré-installé.

Reste à voir comment ce système a été préinstallé. Emmanuel Kant ne trouve pas la solution, mais il a été capable d’en bricoler une, appelée la « déduction transcendantale ». Il y a ici un moment capital, au coeur de toute la conception bourgeoise de la science.

Emmanuel Kant explique la chose suivante tout d’abord :

a) Nous avons des sens. Par les expériences que nous faisons, les sens nous fournissent des informations.

b) Ces informations sont à la fois brutes, « crues » dit Emmanuel Kant, ainsi que multiples.

c) Au moyen de l’entendement, nous parvenons à rassembler ces informations pour les unifier. Par exemple nous voyons quelque chose qui a des roues, des portes, un volant, etc. : ce sont des informations diverses et l’entendement les rassemble pour former le concept de voiture.

Emmanuel Kant parle donc de l’entendement, c’est-à-dire des

« fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l’unité, en substituant à une représentation immédiate une représentation plus élevée qui contient la première avec beaucoup d’autres, et qui sert à la connaissance de l’objet, de sorte que beaucoup de connaissances possibles se trouvent réunies en une seule (…).

L’entendement en général peut-être représenté comme une faculté de juger. »

Emmanuel Kant s’aperçoit nécessairement que le problème ici est qu’on connaissait, pour reprendre l’exemple donné, le concept de voiture au préalable. Il a bien fallu toutefois, la première fois, conceptualiser le principe de « voiture ». D’où provient cette capacité à conceptualiser ?

Avec Aristote, le problème ne se posait pas : on a un moteur divin qui a donné naissance au monde, et le monde obéit à des règles. Faire de la science avec Aristote, c’est donc raisonner en termes de causes et d’effet, de cycles qui se répètent, etc. On « retombe » forcément sur des principes généraux, toujours similaires, se répétant à l’infini.

Or, la science a, avec l’apparition de la bourgeoisie, compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Il n’existe pas des catégories scientifiques universelles et se rejoignant toutes, qu’on pourrait retrouver de manière logique et inévitable en réfléchissant correctement – tout au moins, à ses yeux: seule le classe ouvrière peut unifier les sciences, avec le matérialisme dialectique.

Si donc on ne peut pas justifier l’existence de lois scientifiques par un moteur divin, il faut bien trouver une démarche pour remplacer cela, et c’est ce que fait Emmanuel Kant.

Voici comment il procède, de manière très subtile, tellement subtile que la Critique de la Raison pure a été une œuvre commentée de manière très régulière, afin d’expliciter les difficultés des différents moments de la construction.

La première étape consiste en le renversement de la position averroïste concernant la pensée. Chez Aristote et Averroès, l’être humain dispose d’un entendement – l’intellect – qui n’a de réalité en tant que telle qu’en tant qu’il relève de l’intellect agent qui est universel. L’être humain ne pense pas individuellement, il ne fait que « retrouver » la pensée unique dans un monde unique.

Emmanuel Kant renverse le positionnement et il donne sa légitimité à l’intellect qu’on pourrait appeler « local ». Il adopte ici la position de René Descartes et de son « Je pense donc je suis », afin d’éviter les soucis très nombreux que pose la position d’Aristote et d’Averroès, puisqu’elle gomme de manière quasi complète la personnalité sans expliquer pourquoi ni comment des individus « différents » peuvent exister.

A la différence de René Descartes cependant, le « je pense donc je suis » passe par les sens : Emmanuel Kant prolonge le matérialisme anglais, qu’il assume. Ce qu’on apprend, on l’apprend par les sens ; on n’est pas dans l’idéalisme cartésien avec une âme qui se balade et utilise arbitrairement les mathématiques.

Les sens sont propres aux individus, donc les individus existent, par la conscience de soi, la conscience de ses sens. On a un entendement qu’on peut qualifier de « local », sinon ce qu’on ressentirait serait une avalanche de sensations sans délimitations personnelles :

« C’est uniquement parce que je puis saisir en une conscience la diversité de ces représentations que je les appelle toutes mes représentations ; autrement le moi serait aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. »

Reste à établir le rapport entre la conscience de soi et les sens. Comment faire ? Qu’ont-ils en commun ?

S’il avait été matérialiste, Emmanuel Kant aurait choisi l’espace : l’esprit est de la matière grise, de la matière obéissant aux mêmes développements que la matière en général. Toutefois, pour des raisons historiques, il a choisi le temps. Il n’avait pas les moyens de faire différemment, ne connaissant pas la dialectique de la matière.

Cela fait que chez Emmanuel Kant il y a trois étapes : les sens qui fournissent les informations, l’entendement qui relie ces informations entre elles, et donc un troisième élément, la « raison », qui généralise en lois ce qui a été relié par entendement.

Par cela, la « science » est justifiée : c’est la généralisation de principes acquis par l’entendement, au nom du fait que l’esprit et la matière se placent dans le même temps.

Toutefois, le prix à payer a été énorme : en plaçant l’esprit dans le temps mais pas dans l’espace, la matière est repoussée et Emmanuel Kant est obligé de relativiser la science. Il considère que la science est notre science, en tant que science de notre rapport personnel au monde.

Ce qu’est la matière en elle-même, on ne le sait pas, car on n’a pas de contact spatial avec, seulement un lien temporel. On connaît donc les choses pour soi – les phénomènes, mais jamais les choses en soi – les noumènes.

Par la suite apparaîtra un néo-kantisme se précipitant sur ce terrain pour transformer tout le kantisme en idéalisme.

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Kant et l’espace-temps

La grande limitation de Emmanuel Kant est d’attribuer au temps un mouvement qu’il ne donne pas à l’espace.

S’il l’avait fait, il aurait reconnu l’espace-temps est tant que tel, et aurait pu saisir le mouvement comme inhérent à l’espace-temps, et donc à la matière qui est sa réalité. C’est le principe du matérialisme dialectique, l’auto-mouvement de la matière, obéissant à la dialectique.

Pour Emmanuel Kant, l’espace-temps n’est au sens strict qu’un moyen pour comprendre les phénomènes auxquels on fait face. Pour lui, ni le temps ni l’espace n’ont de réalité universelle en tant que telle : ils sont liées à une vision que l’on aurait pour ainsi dire automatiquement (et il ne dit pas pourquoi, la seule réponse étant que nous sommes nous-mêmes un élément matériel, une composante de l’espace-temps).

Il y a donc un souci, et Emmanuel Kant s’en doute. L’option matérialiste authentique reconnaît ce que nous appelons la dignité du réel. Selon cette approche, la sensibilité rencontre un phénomène dans un temps précis, de manière concrète. Or, cette dimension concrète, à un moment donné, s’oppose à la conception du temps comme une sorte de ligne droite infinie abstraite.

Emmanuel Kant tente alors d’expliquer que le temps concret n’est que celui où nous abordons le phénomène :

« Le temps n’est donc qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (qui est toujours sensible, c’est-à-dire qui se produit en tant que nous sommes affectés par les objets), et il n’est rien en soi en dehors du sujet.

Il n’en est pas moins nécessairement objectif par rapport à tous les phénomènes, par suite, aussi, par rapport à toutes les choses qui peuvent se présenter à nous dans l’expérience.

Nous ne pouvons pas dire que toutes les choses sont dans le temps, puisque, dans le concept des choses en général, on fait abstraction de tout mode d’intuition de ces choses, et que l’intuition est la condition particulière qui fait entrer le temps dans la représentation des objets.

Or, si l’on ajoute la condition au concept et que l’on dise : toutes les choses en tant que phénomènes (objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, alors le principe a sa véritable valeur objective et son universalité a priori.

Ce que nous avons dit nous apprend donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective par rapport à tous les objets qui peuvent jamais être donnés à nos sens. »

Emmanuel Kant reconnaît un temps universel, mais cela rentre en contradiction avec sa considération qu’un phénomène n’existe que pour nous à un moment particulier : nous ne pourrions connaître la vraie substance du phénomène seulement son rapport avec nous.

Arthur Schopenhauer s’est ici étonné et a reproché par la suite à Emmanuel Kant de ne pas dire franchement qu’il n’y a « pas d’objet sans sujet ».

Il y a alors une contradiction qui apparaît, car cela fonctionnait en théorie pour l’espace, puisqu’un phénomène peut être à un endroit d’une certaine manière pour nous, mais avoir d’autres aspects, comme par exemple une fleur que l’on sent et qui en même temps est enracinée dans le sol.

Mais cela ne marche plus en pratique pour le temps, car le temps n’est pas divisible : la fleur est en même temps dans le sol alors qu’on la sent. S’il y a de fait un seul temps, alors on devrait être capable de reconnaître qu’il n’y a qu’un seul temps et nous-mêmes y être impliqués, sans inventer un temps particulier propre à la rencontre des sens avec un phénomène (Henri Bergson passera par là pour inventer son concept de « durée »).

En poussant cela, on peut considérer que nous sommes nous-mêmes dans le temps (l’hindouisme est parti dans la direction inverse de Henri Bergson en considérant qu’effectivement nous sommes le temps et que l’espace est une illusion).

Voici comment Emmanuel Kant argumente face à la critique qu’on peut lui faire au sujet de cette contradiction :

« Contre cette théorie qui attribue au temps une réalité empirique, mais qui en combat la réalité absolue et transcendantale, j’ai rencontré de la part d’hommes perspicaces une objection si unanime que j’en conçus qu’elle doit se présenter naturellement à l’esprit de tout lecteur qui n’est pas habitué à ces considérations.

Elle se formule ainsi.

Il y a des changements réels (c’est ce que prouve la succession de nos propres représentations, quand même on voudrait nier les phénomènes extérieurs ainsi que leurs changements). Or, des changements ne sont possibles que dans le temps, le temps est donc quelque chose de réel.

La réponse n’offre aucune difficulté. J’accorde l’argument tout entier.

Le temps est, sans doute, quelque chose de réel, à savoir, la forme réelle de l’intuition intérieure. Il a donc une réalité subjective par rapport à l’expérience interne, c’est-à-dire que j’ai réellement la représentation du temps et de mes déterminations en lui.

Il faut donc le considérer réellement non pas comme objet, mais comme un mode de représentation de moi-même en tant qu’objet.

Mais, si je pouvais m’intuitionner moi-même ou si un autre être pouvait m’intuitionner, sans cette condition de la sensibilité, ces mêmes déterminations que nous nous représentons comme des changements, nous donneraient une connaissance dans laquelle on ne trouverait plus la représentation du temps, ni par suite, celle du changement.

La réalité empirique du temps demeure donc comme condition de toutes nos expériences.

Seule, la réalité absolue ne peut pas lui être attribuée, d’après ce qu’on a avancé plus haut. Il n’est que la forme de notre intuition intérieure.

Si on lui enlève la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept de temps s’évanouit ; il n’est pas inhérent aux objets eux-mêmes, mais simplement au sujet qui les intuitionne. »

Emmanuel Kant tente de s’en sortir par un tour de passe-passe : puisque le phénomène n’est connu que par la sensibilité à un moment X, je n’ai pas besoin d’accepter, pour ce moment X, qu’il y ait une ligne droite infinie représentant le temps, avec le moment X placé dessus.

Le temps et l’espace ne sont donc que des sortes de lieux consistant en des stocks de phénomènes, ou bien un moyen de décrire :

« Le temps et l’espace sont par conséquent deux sources de connaissance où l’on peut puiser a priori diverses connaissances synthétiques, comme la mathématique pure en donne un exemple éclatant, relativement à la connaissance de l’espace et de ses rapports.

C’est qu’ils sont tous les deux pris comme des formes pures de toute intuition sensible et qu’ils rendent par là possibles des propositions synthétiques a priori.

Mais ces sources de connaissance se déterminent leurs limites par là même (qu’elles sont simplement des conditions de la sensibilité) ; c’est qu’elles ne se rapportent aux objets qu’en tant qu’ils sont considérés comme phénomènes et non qu’ils sont pris pour des choses en soi.

Les phénomènes forment seuls le champ où elles aient de la valeur ; si l’on sort de ce champ, on ne trouve plus à faire de ces formes un usage objectif.

Cette réalité de l’espace et du temps laisse du reste intacte la certitude de la connaissance par expérience, car nous en sommes toujours aussi certains, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses en soi ou simplement à notre intuition des choses. »

Seulement voilà : notre existence est elle-même un phénomène. Emmanuel Kant est ici borné par l’idéologie bourgeoise, où chaque individu ressent avec ses sens particuliers un phénomène, à un moment concret, sans que cela fasse partie d’un tout, d’un seul ensemble.

En fait, ce qu’il faut reconnaître et que Emmanuel Kant n’a pas pu voir, c’est qu’il n’y a qu’une seule réalité, qu’un seul temps, qu’un seul espace, et que tout cela ne se décompose pas en êtres sensibles ressentant des phénomènes, l’univers entier étant un seul et même phénomène. Emmanuel Kant a dû s’en sortir en inventant le concept de « phénomène  » et de « noumène ».

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Kant et le temps

Que nous dit Emmanuel Kant au sujet du temps ? En apparence, il dit la même chose qu’au sujet de l’espace : de la même manière qu’on pense que les choses extérieures à nous se meuvent dans l’espace, on sait qu’il y a une succession de moments.

On ne fait pas l’expérience du temps, on sait à la base qu’il existe, sinon on ne pourrait pas le concevoir, on vivrait dans l’immédiat tout le temps, sans conscience d’un passé ou d’un futur.

Emmanuel Kant, cependant, n’assimile pas le temps à la matière, aux phénomènes. Pour lui, les phénomènes se déroulent dans le temps, celui-ci étant une sorte de cadre prédéfini qu’on ne peut pas ne pas concevoir. Il explique ainsi que :

« Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les institutions.

On ne saurait exclure le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoiqu’on puisse fort bien faire abstraction des phénomènes dans le temps.

Le temps est donc donné a priori.

En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent bien disparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. »

Il semble qu’il n’y ait donc pas de différence avec sa conception de l’espace : celui-ci et le temps ne semblent être qu’un cadre, un lieu où se déroule les phénomènes. Dans les deux cas, on le sait a priori.

Seulement, Emmanuel Kant fait une précision de taille : il souligne le caractère infini du temps. Il dit ainsi :

« L’infinité du temps ne signifie rien de plus sinon que toute grandeur déterminée du temps n’est possible que par des limitations d’un temps unique qui lui sert de fondement. Aussi faut-il que la représentation originaire de temps soit donnée comme illimitée (…).

Le temps ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne.

Et, précisément parce que cette intuition intérieure ne fournit aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par des analogies et nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluions des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives.

Il ressort clairement de là que la représentation du temps lui-même est une intuition, puisque tous ses rapports peuvent être exprimés par une intuition extérieure. »

Que dit Emmanuel Kant, de manière relativement obscure ?

En fait, il est obligé de se plier au matérialisme par l’intermédiaire du concept de temps, pour une raison très simple.

L’espace, c’est en quelque sorte un lieu où se meuvent des phénomènes. Mais ceux-ci ne sont pas nous : il y a une place pour l’idéalisme, dans la mesure où on peut prétendre ne pas les connaître ni vraiment, ni tous, etc.

Par contre, le concept de temps ne permet pas ce regard extérieur. La personne qui constate des phénomènes est elle-même inscrit dans le même temps que ceux-ci, alors que sur le plan spatial elle est ailleurs (même si dans le même cadre).

De la même manière, le présent est le présent de l’ensemble de la réalité, pas que de soi-même. On peut être dans un espace différent, mais on est nécessairement dans le même temps, et cela tout le temps.

Cela signifie que Emmanuel Kant avait l’option possible de « casser » le temps – ce que Henri Bergson fera en opposant le temps universel à la durée, qui est la perception personnelle du temps.

Emmanuel Kant lui par contre s’en tient fermement au temps comme donnée universelle ; il reconnaît qu’on imagine en quelque sorte le temps telle une ligne droite infinie indiquant les différents moments, mais que face à un phénomène, on existe en même temps.

Voici comment, également de manière obscure, Emmanuel Kant souligne que la personne qui perçoit un phénomène vit dans le même temps que celui-ci :

« Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général.

L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes.

Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles puissent avoir ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent, pourtant, en elles-mêmes, en qualité de déterminations de l’esprit, à l’état interne, et comme cet état interne est toujours soumis à la condition formelle de l’intuition intérieure et que, par suite, il appartient au temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général et, à la vérité, la condition immédiat des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs. »

En fait, Emmanuel Kant sait qu’il y a une contradiction : les phénomènes n’existent selon lui que parce qu’ils sont perçus, donc il pourrait couper le temps en autant de parties qu’il y a de phénomènes. Toutefois, on aboutirait à une absurdité, et de plus Emmanuel Kant est bien obligé de reconnaître le mouvement, qui doit bien venir de quelque part, et cela ne saurait être l’espace puisque Emmanuel Kant réfute la « pichenette » divine à la base du mouvement.

Ne pouvant, pour des raisons historiques, comprendre que le mouvement est inhérent à la matière (il faut la classe ouvrière pour cela), il considère que la matière se déplace seulement. Cependant, et c’est là son apport, il met de côté Dieu comme source du mouvement, et place l’origine de celui-ci dans le temps.

Par conséquent, le temps se voit reconnu, il est le lieu de la transformation, son vecteur.

C’est par le temps que l’on sait que quelque chose a changé dans l’espace :

« Dans l’espace, considéré en lui-même, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose qui n’est trouvé dans l’espace que par l’expérience, et, par conséquent, une donnée empirique.

Par là même l’Esthétique transcendantale ne saurait compter parmi ces données a priori le concept du changement, car ce n’est pas le temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est dans le temps.

Il suppose donc la perception d’une certaine existence et de la succession de ses déterminations, — par suite, l’expérience. »

Ce qui justifie l’expérience, c’est qu’elle appréhende quelque chose dans le temps, un temps infini qui permet de reconnaître l’existence de ces phénomènes. Le temps n’existe pas en tant que tel, il n’est pas une qualité des phénomènes, mais une sorte d’espace non plus statique, mais lieu de la transformation.

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Kant et l’espace

Comment Emmanuel Kant a-t-il pu reconnaître la nature, et considérer qu’elle se transformait ?

Pour comprendre cela, il faut étudier ce qu’il dit d’un côté au sujet de l’espace, de l’autre au sujet du temps. Son point de vue a été expliqué dans son œuvre « classique » : la Critique de la raison pure.

Première édition de la Critique de la raison pure, 1781

Que nous dit Emmanuel Kant au sujet de l’espace ? Pour lui, on est obligé de reconnaître que l’espace existe. On sait que l’espace existe : on sait que des objets existent par exemple à côté de nous. Ce ne sont pas les objets qui nous le diraient, dans un langage qu’on comprendrait au moyen des sensations, car on sait à la base qu’il y a des choses en plus de nous.

On admet, selon Emmanuel Kant, à la base même, qu’il existe des choses en plus de nous, et où pourraient-elles se trouver, si ce n’est dans l’espace ? Emmanuel Kant dit ainsi :

« L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. Il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il ne s’y trouve pas d’objets.

Il est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il n’est autre chose qu’une représentation a priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes extérieurs. »

L’espace est ainsi une « intuition », tellement forte que si on imagine des espaces, on les conçoit comme se situant à l’intérieur de l’espace. Par définition, on pense que l’espace est infini, et c’est bien la preuve que ce concept ne nous est donné par les objets, mais existe à la base même.

Seulement, à la base de quoi ? Pour le matérialisme dialectique, la réponse est : à la base de l’univers, qui est infini dans l’espace et dans le temps. Emmanuel Kant, lui, pose l’être humain comme base. Selon lui, l’être humain vit dans l’univers, mais à son échelle pour ainsi dire.

Donc quand l’être humain entre en rapport avec les objets dans l’espace, il perçoit l’espace par ces objets. Il dit ainsi :

« Nous ne pouvons donc parler de l’espace, de l’être étendu, etc., qu’au point de vue de l’homme.

Si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire être affectés par les objets, la représentation de l’espace ne signifie plus rien. »

Ainsi, l’espace est perçu par l’intermédiaire d’objets, et si l’on supprime – en esprit – toutes les qualités (poids, grandeur, etc.) à ces objets, alors selon Emmanuel Kant on a une « intuition pure » de ces objets, qu’il appelle également « espace ».

Chacun a ainsi sa propre perception de l’espace :

« Comme nous ne saurions faire des conditions particulières de la sensibilité les conditions de la possibilité des choses, mais celles seulement de leur manifestation phénoménale, nous pouvons bien dire que l’espace contient toutes les choses qui peuvent nous apparaître extérieurement, mais non toutes les choses en elles-mêmes, qu’on puisse ou non les intuitionner et quel que soit le sujet qui le puisse.

En effet, il nous est impossible de juger des intuitions que peuvent avoir d’autres êtres pensants et de savoir si elles sont liées aux mêmes conditions qui limitent nos intuitions et qui sont pour nous universellement valables. »

L’espace est alors le lieu d’une sorte de vision sans sensation, où chaque objet devient en quelque sorte pur, « transcendantal ». Nous ne percevons également les phénomènes que personnellement, à notre manière.

Emmanuel Kant précise bien ici :

« Le concept transcendantal des phénomènes dans l’espace est un avertissement critique qu’en général rien de ce qui est intuitionné dans l’espace n’est une chose en soi, et que l’espace n’est pas une forme des choses, — forme qui leur serait propre en quelque sorte en soi, — mais que les objets ne nous sont pas du tout connus en eux-mêmes et que ce que nous nommons objets extérieurs n’est pas autre chose que de simples représentations de notre sensibilité dont la forme est l’espace, et dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la chose en soi, n’est pas du tout connu et ne peut pas être connu par là.

Mais on ne s’en enquiert jamais dans l’expérience. »

C’est là un concept totalement idéaliste. Comme chez Platon on a en quelque sorte des idées pures, des objets purs, sauf que ce « monde des idées » est dans notre univers (et non pas dans l’au-delà). On ne perçoit par contre, pareillement, de ces objets qu’une dimension concrète, par les sens.

La vérité est alors toujours relative : on voit facilement comment le subjectivisme bourgeois a pu s’appuyer dessus.

On comprend pourquoi Gonzalo a pu faire dans sa jeunesse un mémoire de philosophie sur la théorie de l’espace chez Emmanuel Kant: c’est un exercice important que de la réfuter.

Néanmoins, il n’y a là pas grand-chose chez Emmanuel Kant qui soit fondamentalement différent de ce qu’a pu dire René Descartes, pour qui l’on doit être « comme maître et possesseur de la nature » : l’espace est reconnu comme lieu du travail. La reconnaissance des sens par rapport aux objets, on la retrouve pareillement déjà chez les empiristes anglais, Francis Bacon en tête.

Où est alors l’originalité de Emmanuel Kant, ses apports ?

Elle réside dans sa conception du temps.

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Kant et le ralentissement de la rotation de la terre par la marée

Selon les termes de Friedrich Engels, la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée énoncée par Emmanuel Kant est l’une de ses « deux hypothèses géniales ». La théorie est issue d’un essai d’à peine neuf pages dont l’objectif initial était de répondre à un problème posé par l’Académie Royale des Sciences, à savoir si la rotation de la Terre avait connu des altérations depuis qu’elle existe.

Rejetant l’idée de se baser les connaissances du passé qu’il juge « obscures » et « peu fiables », il s’en remet à l’étude de la nature. Il commence comme suit :

« La Terre tourne sans cesse autour de son axe avec un mouvement libre qui, lui ayant été imprimé depuis le temps de sa formation, continuerait désormais inchangé pour un temps infini et avec la même vitesse et la même direction, sans aucun obstacle ou aucune cause externe pour le ralentir ou l’accélérer.

Je vais montrer qu’une telle cause externe existe en réalité, et que c’est vraiment une cause qui diminue le mouvement de la Terre et tend même à détruire sa rotation, au cours de périodes de temps immensément grandes.

Cet événement, qui est un jour destiné à arriver, est si important et merveilleux que, bien que le moment fatal de cet événement soit tellement lointain que même la capacité de la Terre à être habitée et la durée de la race humaine n’atteindra pas le dixième de cette durée, déjà la simple certitude de ce destin prochain et l’approche constante de sa nature, est digne de notre admiration et de notre observation. »

Emmanuel Kant explique alors qu’il est important de prendre en compte la matière fluide de la planète Terre, dont le mouvement est sensible aux attractions des corps célestes.

Constatant que les océans couvrent un tiers de la surface de la planète et qu’ils sont constamment en mouvement, notamment du fait de l’attraction de la Lune, il affirme qu’une attention particulière doit être donnée à ce phénomène.

Emmanuel Kant tente alors d’estimer, avec les données dont il dispose, le ralentissement de la Terre en nombre d’heures perdues chaque année. Et il conclut :

« Par conséquent, nous ne devrions plus pouvoir douter que le mouvement perpétuel d’est en ouest de l’océan, étant une force réelle et considérable, contribue tout le temps à la diminution de la rotation axiale de la Terre, le résultat devant devenir perceptible au bout de longues périodes de temps.

Désormais la preuve doit à juste titre être fournie pour soutenir cette hypothèse ; mais je dois confesser que je ne peux trouver aucune trace d’un événement qui peut être conjecturé de manière sûre ; je laisse donc aux autres le mérite de compléter le sujet lorsque ce sera possible. »

L’essai a ainsi été récompensé par l’Académie des Sciences de Berlin en 1754. Et, aujourd’hui encore, il est toujours cité comme découvreur du ralentissement de la rotation de la Terre.

Mais, à la fin de son essai, il aborde également un sujet qui a trait à la deuxième hypothèse géniale dont il est à l’origine : la formation de la Lune. Il explique ainsi :

« Il peut être inféré en toute certitude que l’attraction que la Terre exerce sur la Lune au temps de sa formation originelle, lorsque sa masse était encore fluide, a pu faire diminuer la rotation axiale – que cette planète voisine est supposée avoir exercer en ce temps avec une vélocité plus grande – de la manière indiquée par le résidu régulé.

A partir de cela, nous voyons aussi que la Lune est un corps céleste tardif, qui a été ajouté à la Terre après que cette dernière a déjà franchi l’état fluide et passé à l’état solide ; sans quoi l’attraction de la Lune l’aurait sans doute soumis, dans un temps court, au même destin auquel la Lune a été soumis sous l’influence de notre Terre.

Cette dernière remarque peut être vue comme un échantillon de l’Histoire Naturelle des Cieux, dans laquelle le premier état de la nature, la production des corps célestes et les causes de leur connexion systématique, devrait être déterminé à partir des indications ou des traces que montrent les relations dans la structure du monde. »

En 1754 donc, Emmanuel Kant expose une conception particulièrement perspicace de la formation des corps célestes. L’année suivante, il continuera à étoffer cette théorie en publiant un essai sur l’Histoire universelle de la nature et théorie du ciel.

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«Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales»

Immanuel Kant est le premier penseur permettant à la science de rompre avec le déisme, justifiant enfin le monde sans besoin d’une « pichenette » divine à l’origine. Citons ici de nouveau Friedrich Engels, cette fois dans l’Anti-Dühring, soulignant l’importance d’Emmanuel Kant :

« La théorie kantienne qui place l’origine de tous les corps célestes actuels dans des masses nébuleuses en rotation, a été le plus grand progrès que l’astronomie eût fait depuis Copernic.

Pour la première fois s’est trouvée ébranlée l’idée que la nature n’a pas d’histoire dans le temps.

Jusque-là, les corps célestes passaient pour être demeurés dès l’origine dans des orbites et des états toujours identiques ; et même si, sur les divers corps célestes, les êtres organiques individuels mouraient, les genres et les espèces passaient cependant pour immuables.

Certes, la nature était évidemment animée d’un mouvement incessant, mais ce mouvement apparaissait comme la répétition constante des mêmes processus.

C’est Kant qui ouvrit la première brèche dans cette représentation qui répondait tout à fait au mode de penser métaphysique, et il le fit d’une manière si scientifique que la plupart des démonstrations qu’il a utilisées sont encore valables aujourd’hui.

A vrai dire, la théorie kantienne est restée jusqu’à nos jours, rigoureusement parlant, une hypothèse.

Mais jusqu’à maintenant, le système copernicien de l’univers n’est lui-même rien de plus, et l’opposition scientifique à la théorie de Kant a dû se taire depuis que le spectroscope a prouvé, d’une façon qui réduit à néant toute contestation, l’existence sur la voûte céleste de ces masses gazeuses en ignition. »

Emil Doerstling (1859-1940), Kant et ses compagnons de table, 1892/1893

Emmanuel Kant a ainsi joué un rôle très important dans le domaine scientifique. Mais pourquoi est-il désormais, alors, mis en avant comme le grand penseur de l’idéalisme ?

La raison en est que l’idéalisme allemand, auquel il appartient, s’est effondré, car Hegel a fait avancer les choses, en reconnaissant le mouvement et en plaçant celui-ci dans la réalité elle-même, avec le travail comme moyen de la reconnaissance d’une conscience par les autres. Ajustée, corrigée, remise sur ses pieds, la pensée de Hegel pouvait céder la place au marxisme.

Voici comment Friedrich Engels résume cela, parlant des deux philosophies dialectiques historiques principales :

« La première est la philosophie grecque. Ici, la pensée dialectique apparaît encore dans sa simplicité naturelle, sans être encore troublée par les charmants obstacles que la métaphysique des XVIIe et XVIIIe siècles – Bacon et Locke en Angleterre, Wolff en Allemagne – s’est élevée elle-même et avec lesquels elle s’est barré le passage de la compréhension du singulier à la compréhension du tout, à l’intelligence de l’enchaînement universel.

Chez les Grecs – précisément parce qu’ils n’étaient pas encore parvenus à la désarticulation, à l’analyse de la nature – la nature est encore conçue comme un tout, dans son ensemble. L’enchaînement général des phénomènes de la nature n’est pas démontré dans le détail, il est pour les Grecs le résultat de l’intuition immédiate.

C’est en cela que réside l’insuffisance de la philosophie grecque, insuffisance qui l’a obligée par la suite à céder la place à d’autres façons de voir. Mais c’est aussi en cela que réside sa supériorité sur tous ses adversaires métaphysiques postérieurs (…).

La deuxième forme de la dialectique, celle qui est la plus familière aux savants allemands, est la philosophie classique allemande de Kant à Hegel. Ici, les premiers pas sont déjà faits, puisque, même en dehors du néo-kantisme déjà cité, il revient à la mode de revenir à Kant.

Depuis que l’on a découvert que Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales sans lesquelles la science théorique actuelle de la nature ne peut aller de l’avant – la théorie précédemment attribuée à Laplace sur l’origine du système solaire et la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée – Kant a été, à juste titre, remis en honneur par les savants.

Mais ce serait une besogne inutilement pénible et peu profitable que de vouloir étudier la dialectique chez Kant depuis qu’on trouve un vaste compendium de la dialectique, quoique développé en partant de prémisses tout à fait fausses, dans les oeuvres de Hegel. »

De fait, Emmanuel Kant est le premier penseur d’un courant à laquelle appartiennent Johann Gottlieb Fichte et Hegel, mais seul ce dernier forme un socle suffisant. Emmanuel Kant, dans son orientation scientifique, était limité par son époque.

Pour cette raison, il a posé des limites dans la connaissance, affirmant qu’on ne pourrait jamais connaître la « chose en soi », c’est-à-dire la chose en elle-même. On ne pourrait, de manière scientifique, que connaître le phénomène en ce qu’il a un rapport avec nous.

C’est là un idéalisme niant la compréhension du mouvement interne du phénomène : c’est là imposer une limitation qui va justement être systématiquement reprise, par la suite, par le néo-kantisme qui forme la véritable base de la démarche bourgeoise dans les sciences.

La bourgeoisie, toujours plus réactionnaire, s’est donc replongée dans l’idéalisme allemand, pour n’en tirer évidemment que les éléments les plus faux, les plus idéalistes. Friedrich Engels note ainsi :

« Dans les Universités, les genres les plus divers d’éclectisme se faisaient concurrence, en ne s’accordant qu’en ceci : ils étaient tous des rapiéçages faits uniquement des chutes de philosophies révolues, et ils étaient tous également métaphysiques.

Des restes de la philosophie classique, il ne réchappa qu’un certain néo-kantisme, dont le dernier mot était la chose en soi éternellement inconnaissable, donc la partie de Kant qui méritait le moins d’être conservée. Le résultat final fut l’incohérence et la confusion qui règnent actuellement dans la pensée théorique. »

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«La découverte de Kant était la source de tout progrès ultérieur»

Emmanuel Kant (1724-1804) est un « philosophe » extrêmement connu, et pour cause : nul autre penseur n’a autant systématisé la démarche bourgeoise dans la théorie et dans la pratique. Il n’est pas d’idéalisme aujourd’hui qui ne s’appuie sur Emmanuel Kant pour s’opposer au matérialisme dialectique ; le kantisme est une étude incontournable pour tout penseur bourgeois authentique.

Toutefois, Emmanuel Kant ne représente pas la pensée idéaliste la plus développée – représentant de la bourgeoisie, il a également porté des aspects matérialistes s’opposant à la féodalité, ce qui fait que comprendre Emmanuel Kant, et le kantisme, exige de ne pas avoir en seule perspective le néo-kantisme.

Il faut avoir comme perspective principale, pour la figure d’Emmanuel Kant, les travaux de Galilée et d’Isaac Newton.

Johann Gottlieb Becker (1720-1782),
Immanuel Kant (1724-1804), 1768

Friedrich Engels, à ce titre, parle à plusieurs reprises d’Emmanuel Kant dans son classique La dialectique de la nature. Il y exprime un point de vue qui peut a priori surprendre, tellement on assimile celui-ci à un idéaliste complet, un philosophe bourgeois le plus classique qui soit.

Friedrich Engels attribue même un rôle historique éminent à Emmanuel Kant. Il affirme, de manière indiscutable, qu’il est le porteur de toute une nouvelle époque pour la pensée. Pourquoi ? Parce qu’il est le premier à poser la démarche d’une science reconnaissant la nature, considérant celle-ci comme en mouvement.

La philosophie de la Grèce antique comprenait de nombreux penseurs reconnaissant la nature et interprétant celle-ci comme en mouvement, mais ne maîtrisait pas encore la démarche de l’expérience. Les penseurs de la bourgeoisie naissante avait découvert cette démarche, l’avait systématisée, notamment avec Francis Bacon et René Descartes – pour autant, ils pensaient que le monde avait été « donné » par Dieu aux êtres humains.

Galilée et Isaac Newton souffraient encore de cet emprisonnement métaphysique, où les mathématiques étaient d’origine divine.

Emmanuel Kant joue un rôle historique, car il reconnaît l’existence en tant que telle de l’univers. Il inscrit l’être humain non pas dans une humanité abstraite, séparée du monde qui n’est qu’un matériau fourni par Dieu, mais dans l’univers, dans le temps.

A l’espace affirmé par Galilée et Isaac Newton, Emmanuel Kant ajoute le temps.

Voici comment Friedrich Engels explique ce rôle historique d’Emmanuel Kant :

« Autant, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la science de la nature était supérieure à l’antiquité grecque par le volume des connaissances et même par le classement de ses matériaux, autant elle lui était inférieure en ce qui concerne l’emprise de la pensée sur ces matériaux, la conception générale de la nature.

Pour les philosophes grecs, le monde était essentiellement quelque chose qui était sorti du chaos, qui s’était développé, qui était le résultat d’un devenir.

Pour les savants de la période que nous considérons, il était quelque chose d’ossifié, d’immuable : quelque chose qui, pour la plupart d’entre eux, avait été créé d’un seul coup. La science était encore prise profondément dans la théologie.

Partout elle cherche et trouve comme principe dernier une impulsion de l’extérieur, qui n’est pas explicable à partir de la nature elle-même.

Même si l’on conçoit l’attraction, pompeusement baptisée par Newton gravitation universelle, comme une propriété essentielle de la matière, d’où vient la force tangentielle inexpliquée à laquelle, au début, les planètes doivent leurs orbites ? Comment sont nées les innombrables espèces végétales et animales ? Et à plus forte raison l’homme, dont il était pourtant établi qu’il n’a pas existé de toute éternité ?

A ces questions, la science de la nature ne répondait que trop souvent en invoquant la responsabilité du Créateur de toutes choses.

Copernic ouvre cette période en adressant à la théologie une lettre de rupture ; Newton la termine avec le postulat du choc initial produit par Dieu.

L’idée générale la plus haute à laquelle se soit élevée cette science de la nature est celle de la finalité des dispositions établies dans la nature, c’est la plate téléologie de Wolff, selon laquelle les chats ont été créés pour manger les souris, les souris pour être mangées par les chats, et l’ensemble de la nature pour rendre témoignage de la sagesse du Créateur.

C’est un grand honneur pour la philosophie de ce temps qu’elle ne se soit pas laissé induire en erreur par l’état limité des connaissances qu’on avait alors sur la nature et qu’elle ait persisté – de Spinoza jusqu’aux grands matérialistes français – à explorer le monde lui-même en laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détail.

Si je classe encore les matérialistes du XVIIIe siècle dans cette période, c’est qu’ils n’avaient pas à leur disposition d’autres données scientifiques que celles que j’ai décrites plus haut.

L’œuvre décisive de Kant est restée pour eux un mystère et Laplace n’est venu que longtemps après eux. N’oublions pas que cette conception désuète de la nature, tient que les progrès de la science y fissent des accrocs de toute part, a dominé toute la première moitié du XIXe siècle et que l’essentiel en est enseigné aujourd’hui encore dans toutes les écoles.

La première brèche fut ouverte dans cette conception pétrifiée de la nature non par un savant, mais par un philosophe.

En 1755, paraissait l’Histoire universelle de la nature et la théorie du ciel de Kant. Il n’était plus question de choc initial ; la terre et tout le système solaire apparaissaient comme le résultat d’un devenir dans le temps.

Si la grande majorité des savants avaient moins donné dans cette aversion de la pensée qu’exprime l’avertissement de Newton : « Physique, garde-toi de la métaphysique », ils n’auraient pu manquer de tirer de cette découverte géniale de Kant des conclusions qui leur eussent épargné des égarements sans fin, une somme énorme de temps et de peine dissipée en de fausses directions.

Car la découverte de Kant était la source de tout progrès ultérieur.

Dès lors que la terre était le résultat d’un devenir, son état géologique, géographique et climatique actuel, ses plantes et animaux étaient aussi, nécessairement, le résultat d’un devenir; elle avait nécessairement une histoire faite non seulement de juxtaposition dans l’espace, mais de succession dans le temps.

Si tout de suite l’on avait poussé résolument les recherches dans cette direction, la science, de la nature serait aujourd’hui beaucoup plus avancée qu’elle ne l’est. Mais pouvait-il rien venir de bon de la philosophie ?

L’œuvre de Kant resta sans résultat immédiat, jusqu’au jour où, bien des années après, Laplace et Herschel développèrent son contenu et lui donnèrent un fondement plus précis en mettant peu à peu en honneur l’ « hypothèse de la nébuleuse ».

D’autres découvertes la firent enfin triompher ; les plus importantes d’entre elles ont été : le mouvement propre des étoiles fixes ; la démonstration de l’existence d’un milieu résistant dans l’espace de l’univers ; la preuve, grâce à l’analyse spectrale, de l’identité chimique de la matière dans l’univers et de l’existence de nébuleuses incandescentes telles que Kant les avait supposées. »

Friedrich Engels attribue ainsi un rôle éminemment positif à Emmanuel Kant, qui a dépassé le matérialisme mécaniste qui refusait de reconnaître la nature et de considérer celle-ci comme se transformant.

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Newton et la gravitation universelle

En comprenant de manière plus approfondie le mouvement dans l’espace expliqué par Galilée, Isaac Newton put formuler sa fameuse thèse de la gravité. L’idée lui serait venu alors qu’il vit une pomme tomber. C’est sans doute seulement une anecdote, qui d’ailleurs fut popularisée par Voltaire sur la base de ce que lui avait raconté la nièce d’Isaac Newton.

Voici l’autre version, qu’on retrouve dans Les Mémoires de la vie de Sir Isaac Newton, publiées en 1752 par William Stukeley. On y lit :

« Nous sommes allés boire le thé à l’ombre d’un pommier. Il me dit qu’il se trouvait dans une situation analogue lorsque lui est venue l’idée de la gravitation, suggérée par la chute d’une pomme, alors qu’il était d’humeur contemplative. Pourquoi cette pomme doit-elle toujours choir perpendiculairement au sol, se dit-il? »

Pourquoi l’exemple de la pomme ? Déjà, il faut voir ici qu’Isaac Newton reprend Galilée, qui avait observé que deux objets, même de masses différentes, et sans prendre en compte la résistance de l’air, ont une pesanteur similaire : ils tombent à la même vitesse.

Mais pourquoi la pomme tombe-t-elle ? Isaac Newton considère alors que c’est en raison de l’attraction que possède chaque masse.

Il faut ici se souvenir qu’Isaac Newton a soutenu qu’une force provoquait toujours une contre-force. Si la pomme fait un mouvement vers la Terre, la réciproque est vraie. Mais c’est la pomme qui va vers la Terre, et non l’inverse : c’est ici que la masse rentre en jeu. Il se passe la même chose pour la Lune, attirée vers la Terre exactement comme la pomme.

Isaac Newton a alors compris que la Lune était en mouvement et que la Terre exerçait une force sur elle, la mettant en orbite, c’est-à-dire l’interceptant, mais pas totalement.

La pomme, par contre, est interceptée, en raison de sa faible masse. Tout est une question du rapport entre les forces, amenant le repos, ou bien tel ou tel mouvement, et encore ici cela dépend-il du référentiel : c’est précisément sur ce point qu’Albert Einstein va perfectionner cette perspective.

Ici, on a Isaac Newton généralisant la conception du mouvement dans l’espace, et l’universalisant, par la théorie de l’attraction universelle.

Il en exprime la loi de la manière suivante :

« Deux corps quelconques s’attirent selon une force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. »

L’ouvrage d’Isaac Newton Philosophiae naturalis principia mathematica, 1687

Les conséquences sont innombrables. On comprend le mouvement des planètes ; les mathématiques servent à les étudier, avec d’innombrables applications sur Terre. On a ici, en fait, la véritable découverte d’une force universelle, qui devient par conséquent utilisable puisqu’on en connaît les principes généraux. Le voyage sur la Lune est la conséquence directe de cela.

Il est nécessaire de voir ici qu’Isaac Newton n’explique pas l’origine de la gravitation ; comme le remarquent Karl Marx et Friedrich Engels, il ne fait qu’en « observer » les traits. Karl Marx et Friedrich Engels auront des mots très durs pour Isaac Newton, accusés de n’avoir eu du succès qu’en redisant ce qu’avait déjà affirmé Johannes Kepler, qui avait effectivement déjà formulé les principes de la gravitation universelle.

Isaac Newton profitait d’une situation sociale différente, et d’ailleurs il se gardait bien de tenter une explication générale comme le tenta Johannes Kepler. Isaac Newton n’hésitait pas à bien souligner que :

« Les lois de la gravitation gouvernent le mouvement des planètes et des comètes, mais ne permettent pas de déterminer leur état primitif; leur agencement si élégant ne peut être que le fruit du dessein et de la seigneurie d’un Être intelligent et tout-puissant. »

Il appartint alors à Emmanuel Kant d’expulser Dieu de l’espace, afin de véritablement laïciser la science.

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Newton ajoute un niveau au référentiel galiléen

Que dit Isaac Newton ? Comment a-t-il réussi à laïciser l’espace, ou tout au moins à aller en ce sens, se posant comme maillon entre Galilée et Emmanuel Kant ?

Isaac Newton a compris que le problème de Galilée était dans la question du référentiel. Un référentiel dans l’espace-temps aboutissait nécessairement à isoler les phénomènes et surtout à engloutir l’espace et le temps dans le phénomène lui-même.

C’était cela, la grande menace pressentie par l’Église : que l’espace et le temps n’existent que physiquement.

Isaac Newton a alors coupé la poire en deux. Il y a l’espace et le temps, qu’il qualifie d’absolus, et il y a l’espace et le temps qu’il qualifie de relatifs. Les formes absolues fournissent alors un cadre pour des espaces et des temps qui varient.

Isaac Newton explique ainsi :

« I Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc, dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai.

II. L’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile. L’espace relatif est cette mesure ou dimension mobile de l’espace absolu, laquelle tombe sous nos sens par la relation aux corps, et que le vulgaire confond avec l’espace immobile. C’est ainsi, par exemple, qu’un espace, pris en dedans de la terre ou dans le ciel, est déterminé par la situation qu’il a à l’égard de la terre.

L’espace absolu et l’espace relatif sont les mêmes d’espèce et de grandeur; mais ils ne le sont pas toujours de nombre; car, par exemple, lorsque la terre change de place dans l’espace, l’espace qui contient notre air demeure le même par rapport à la terre, quoique l’air occupe nécessairement les différentes parties de l’espace dans lesquelles il passe, et qu’il en change réellement sans cesse (…).

Le mouvement absolu est la translation des corps d’un lieu absolu dans un autre lieu absolu, et le mouvement relatif est la translation d’un lieu relatif dans un autre lieu relatif; ainsi, dans un vaisseau poussé par le vent, le lieu relatif d’un corps est la partie du vaisseau dans laquelle ce corps se trouve, ou l’espace qu’il occupe dans la cavité du vaisseau; et cet espace se meut avec le vaisseau; et le repos relatif de ce corps est la permanence dans la même partie de la cavité du vaisseau.

Mais le repos vrai du corps est la permanence dans la partie de l’espace immobile, où l’on suppose que se meut le vaisseau et tout ce qu’il contient.

Ainsi, si la terre était en repos, le corps qui est dans un repos relatif dans le Vaisseau aurait un mouvement vrai et absolu, dont la vitesse serait égale à celle qui emporte le vaisseau sur la surface de la terre; mais la terre se mouvant dans l’espace, le mouvement vrai et absolu de ce corps est composé du mouvement vrai de la terre dans l’espace immobile, et du mouvement relatif du vaisseau sur la surface de la terre; et si le corps avait un mouvement relatif dans le vaisseau, son mouvement vrai et absolu serait composé de son mouvement relatif dans le vaisseau, du mouvement relatif du vaisseau sur la terre, et du mouvement vrai de la terre dans l’espace absolu.

Quant au mouvement relatif de ce corps sur la terre, il serait formé dans ce cas de son mouvement relatif dans le vaisseau, et du mouvement relatif du vaisseau sur la terre (…).

L’ordre des parties de l’espace est aussi immuable que celui des parties du temps; car si les parties de l’espace sortaient de leur Lieu, ce serait, si l’on peut s’exprimer ainsi, sortir d’elles-mêmes.

Les temps et les espaces n’ont pas d’autres lieux qu’eux-mêmes, et ils sont les lieux de toutes les choses.

Tout est dans le temps, quant à l’ordre de la succession : tout est dans l’espace, quant à l’ordre de la situation. C’est là ce qui détermine leur essence, et il serait absurde que les lieux primordiaux se {mussent}. Ces lieux sont donc les lieux absolus, et la seule translation de ces lieux fait les mouvements absolus.

Comme les parties de l’espace ne peuvent être vues ni distinguées les unes des autres par nos sens, nous y suppléons par des mesures sensibles.

Ainsi nous déterminons les lieux par les positions et les distances à quelque corps que nous regardons comme immobile, et nous mesurons ensuite les mouvements des corps par rapport à ces lieux ainsi déterminés : nous nous servons donc des lieux et des mouvements relatifs à la place des lieux et des mouvements absolus; et il est à propos d’en user ainsi dans la vie civile; mais dans les manières philosophiques, il faut faire abstraction des sens; car il se peut faire qu’il n’y ait aucun corps véritablement en repos, auquel on puisse rapporter les lieux et les mouvements. »

Godfrey Kneller  (1646–1723),
Portrait de Sir Isaac Newton, 1702

Qu’est-ce que cela veut dire ? En fait, Galilée affirmait que tout était en mouvement, sauf si les forces s’annulaient : il y avait alors repos.

Mais chez Isaac Newton le mouvement lui-même est entièrement relatif car tout est en mouvement.

Dans l’exemple donné, un être humain peut être au repos relatif dans la cabine d’un bateau, mais la planète est en mouvement donc en fait l’être humain bouge et avec le bateau et avec la planète, alors que lui-même ne change pas de place dans la cabine.

Isaac Newton place le référentiel galiléen dans un autre référentiel galiléen, en quelque sorte.

Isaac Newton constate avec Galilée que quelque chose bouge en fonction de sa propre masse et de la force motrice qui le met en branle, et cela forcément dans le sens de la ligne droite. Comme cela se déroule dans le même « vide » que Galilée, un objet est soit toujours au repos, soit toujours en mouvement, jusqu’à ce qu’une force intervienne pour mettre en mouvement ou au repos.

Seulement Isaac Newton peut également remarquer que toute action présuppose une réaction inverse : quand on pousse quelque chose, la résistance à la poussée est équivalente. Quand on exerce une pression sur le sol, le sol exerce en même temps une pression sur nous, une route agit sur un pneu par friction (l’usant) mais en même temps la voiture avance de par la pression du pneu sur la route.

Isaac Newton a ainsi ajouté un niveau au référentiel galiléen, et en a déduit des interactions nouvelles, formant les principes de la gravitation universelle.

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Newton laïcise l’espace

Il faut bien faire attention à ne pas inverser les faits. Ce n’est pas parce qu’ils pensaient que Dieu avait fondé le monde mathématiquement que les scientifiques ont avancé, aux XVIe-XVIIe siècles. S’ils ont pensé cela, c’est justement parce qu’ils ont fait des progrès techniques et pratiques.

Leur vision du monde est le reflet de leur activité pratique au service d’une classe poussant à la transformation de la production : la bourgeoisie.

Le protestantisme est né comme apologie de l’activité individuelle au sein d’un monde fourni par Dieu comme « matériel ». Quand on lit Galilée, on retrouve précisément cette conception, qui est la même à différents degrés chez René Descartes, la franc-maçonnerie, degrés décidés par les conditions historiques.

Voici ce que dit Galilée :

« La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.

Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. »

Les mathématiques deviennent alors un langage indépendant, au caractère pratiquement divin. Il n’y a plus besoin de se connecter à la réalité ; les mathématiques, dans leur autonomie, peuvent étudier la réalité, puisque celle-ci a été façonné par Dieu au moyen des mathématiques.

On a là un fétichisme d’un simple outil, les mathématiques, qui replonge dans Pythagore et Platon pour s’auto-justifier.

De la même manière, lorsque Galilée reprend le principe des atomes, c’est parce qu’il a besoin d’expliquer pourquoi les sens perçoivent les choses « différemment » selon les gens, les situations, etc. : il attribue tout cela aux atomes, qui sont de simples briques sans quantité, qui sont donc de la simple matière première brute façonnée par les mathématiques, c’est-à-dire par les chiffres divins, exactement comme dans le néo-platonisme.

Il y a ici un fétichisme des mathématiques, qui d’outil deviennent vision du monde. C’est cela la clef pour comprendre la polémique célèbre avec l’Église catholique. Et derrière, il y a le besoin de la bourgeoisie : il faut les mathématiques pour progresser techniquement, et cela à tout prix.

Ce sont ainsi les mathématiques qu’attaque en tant que tel le dominicain Tommaso Caccini (1574–1648) lors d’un sermon à l’église Santa Maria Novella de Florence, en décembre 1614, accusant Galilée d’être précisément un de ses principaux promoteurs.

Et c’est par conséquent l’anglais Isaac Newton (1643-1727) qui a réussi à prolonger l’effort de Galilée, dans un contexte bien différent, puisque lui était en Angleterre, pays où la féodalité avait subi un assaut terrible, et où un compromis avec la religion était ainsi bien plus aisé.

Copie récente du portrait d’Isaac Newton
par Godfrey Kneller (1689)

Isaac Newton s’appuie directement sur cette perspective mathématique, comme en témoigne le titre de son œuvre principale : Philosophiae naturalis principia mathematica ; c’est-à-dire Principes mathématiques de la philosophie naturelle.

Il reprend directement la perspective de Galilée ; le mathématicien français Alexis Clairaut (1713-1765), dans une œuvre intitulée Du systeme du monde, dans les principes de la gravitation universelle, critique Isaac Newton, mais souligne dès le début :

« Le fameux livre des Principes mathématiques de la philosophie naturelle a été l’époque d’une grande révolution dans la Physique.

La méthode qu’a suivie M. Newton, son illustre Auteur, pour remonter des faits aux causes, a répandu la lumière des Mathématiques sur une science qui jusqu’alors avait été dans les ténèbres des conjectures et des hypothèses. »

Quant à Voltaire, il publiera en France Les Eléments de la philosophie de Newton, qui seront republiés vingt-six fois entre 1738 et 1785, alors qu’Émilie du Châtelet, elle-même scientifique, a de son côté traduit les Principes mathématiques de la philosophie naturelle.

Seulement, à la différence de Galilée avec son offensive générale qui faisait qu’il reconnaissait la religion, mais ne la plaçait pas de manière détaillée dans sa démarche, Isaac Newton a bien pris soin de préciser le rapport au divin.

Galilée n’avait pas réussi à laïciser l’espace, d’où son agressivité sur l’héliocentrisme. Isaac Newton, lui, a réussi, en formulant le point de vue suivant :

« Il [Dieu] est éternel et infini, omnipotent et omniscient ; c’est-à-dire que sa durée va de l’éternité à l’éternité, sa présence de l’infini à l’infini… Il n’est pas l’éternité et l’infini, mais éternel et infini ; il n’est pas la durée ou l’espace, mais il perdure et est présent.

Il perdure pour toujours, et est présent partout, et en existant toujours et partout, il constitue la durée et l’espace. »

« L’espace n’est pas un être, un être éternel et infini, mais une propriété, ou une conséquence de l’existence d’un être infini et éternel. »

Il résume cela en disant :

« L’espace est comme le toucher de Dieu, puisqu’il touche bord à bord tous les corps comme immédiate extériorité. »

Avec l’héliocentrisme, Galilée rejetait Dieu de l’espace. Chez Isaac Newton, Dieu permet à l’espace d’exister : il pouvait, dans le contexte anglais et sans domination du Vatican, laïciser l’espace.

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L’affaire Galilée

L’affaire Galilée ne consiste pas du tout en ce en quoi les commentateurs bourgeois l’ont résumée. Il est en effet considéré ici que Galilée aurait défendu la thèse de Nicolas Copernic comme quoi la Terre tournait autour du soleil, et non le contraire ; l’inquisition l’aurait alors brutalement réprimé, faisant de Galilée un martyr de la science.

En réalité, l’affaire de l’affirmation de l’héliocentrisme contre le géocentrisme n’a été qu’un prétexte. Le véritable problème de fond était la physique de Galilée, et nullement l’héliocentrisme qui n’était qu’une conséquence d’une problématique provoquée par la physique de Galilée : la laïcité.

Galilée est, en effet, un enfant de la Renaissance italienne : il s’intéresse initialement aux arts, notamment la peinture, et son intérêt pour les sciences découle de cette perspective. Sa vision d’un monde organisé en chiffres correspond absolument à l’idéologie néo-platonicienne au cœur de la Renaissance italienne.

Galilée devint ainsi un savant au service de la République de Venise, enseignant les mathématiques, l’astronomie, la mécanique appliquée ainsi que l’architecture militaire. Il travailla sur l’artillerie lourde (trouvant que 45° est le meilleur angle) et inventa un thermomètre, une balance hydrostatique, un compas (dit de proportion), etc.

Il inventa notamment aussi une lunette astronomique, découvrant ainsi les satellites de Jupiter, les anneaux de Saturne, les tâches solaires, etc. Il racontera ses découvertes notamment dans Sidereus Nuncius, publié en mars 1610.

Voici ce que dit Galilée au début de cette œuvre :

« LE MESSAGER DES ÉTOILES

Observations récentes montrant les nouveaux aspects de la face de la Lune, de la voie lactée, les étoiles nébuleuses, les innombrables fixes, ainsi que quatre planètes

LES ÉTOILES MÉDICÉENNES

Jusque-là jamais observées ni rapportées.

Ce sont assurément de grands sujets que je propose, dans ce court traité, à ceux qui s’intéressent à l’observation de la Nature afin qu’ils les examinent et les contemplent. Grands, d’abord du fait de l’importance du sujet mais aussi de sa nouveauté et enfin par l’instrument qui nous a permis de les découvrir.

C’est une grande tâche que de montrer l’existence d’un très grand nombre d’étoiles fixes qui jusqu’alors n’ont pas pu être observées par nos sens et d’en augmenter le nombre de plus de dix fois celles qui sont déjà connues.

Il est très beau et agréable d’observer la surface de la Lune qui est pourtant à presque soixante diamètres terrestres de nous, comme si elle était distante de seulement deux mesures. »

C’est dans ce cadre que Galilée a admis la thèse héliocentrique de Nicolas Copernic, dont l’oeuvre, De revolutionibus orbium coelestium, a été suspendue par l’inquisition. La thèse héliocentrique ne pouvait être présentée uniquement que comme une « hypothèse » d’un modèle mathématique.

Le théologien et astronome Paolo Antonio Foscarini (1565–1616) publia alors en 1615 une œuvre défendant Nicolas Copernic et affirmant que l’héliocentrisme ne remettait nullement en cause la Bible. Une interdiction s’en suivit, et le pape Urbain VIII, ami de Galilée, demanda alors à celui-ci de publier une œuvre confrontant géocentrisme et héliocentrisme, en respectant bien le principe selon lequel ce serait encore seulement une hypothèse.

Galilée était alors au cœur du Vatican, puisqu’en 1611 il avait présenté ses découvertes au Collège pontifical et à l’Académie des Lyncéens, devenant membre de cette dernière qui était une association scientifique nouvellement formée.

Cependant, Galilée allait pour beaucoup trop loin dans le néo-platonisme de la Renaissance. Dans Il Saggiatore, publié en 1623 et dédié au pape Urbain VIII, il avait déjà ouvertement présenté les mathématiques comme le langage de la nature :

« La philosophie est écrite dans ce vaste livre constamment ouvert devant nos yeux (je veux dire l’univers), et on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit.

Or il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont le triangle et le cercle et autres figures géométriques, sans lesquelles il est humainement impossible d’en comprendre un mot. »

Galilée prolongea son initiative, jusqu’à un coup trop osé : il décida ainsi de ne fournir à la censure que la préface et la conclusion de l’œuvre demandée par le pape, intitulée Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. 

Or, lorsque l’ouvrage paraît, en 1632, on s’aperçoit que c’est un brûlot : Filippo Salviati, un Florentin porte-parole de Galilée, y convainc le Vénitien et sage Giovan Francesco Sagredo, ridiculisant un personnage appelé Simplicio, partisan du géocentrisme.

La demande du pape a été ainsi contournée, et ce coup de force en faveur d’une laïcisation de la science se voit nécessairement écrasé par le pape qui tentait de ménager une position intermédiaire, puis par l’Inquisition elle-même, qui fit de l’héliocentrisme le symbole de la remise en cause scientifique de son existence, l’Église interdisant cette thèse jusqu’en 1757.

Voici le début de la repentance de Galilée exigée par le Vatican :

« Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église catholique et apostolique affirme, présente et enseigne.

Cependant, alors que j’avais été condamné par injonction du Saint-office d’abandonner complètement la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se déplace, et de ne pas défendre ni enseigner cette doctrine erronée de quelque manière que ce soit, par oral ou par écrit ; et après avoir été averti que cette doctrine n’est pas conforme à ce que disent les Saintes Écritures, j’ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière ; ce pour quoi j’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n’est pas le centre, et se meut.

J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs. »

Or, il faut voir la suite : Galilée fut donc menacé, mais sa condamnation transformée en résidence surveillée, d’abord chez un archevêque, ensuite chez lui. Il ne fit jamais la récitation des psaumes de la pénitence une fois par semaine, sa fille religieuse s’en chargeant. Enfin, il continua à profiter des bénéfices ecclésiastiques promis par le pape.

On ne peut pas parler d’une répression sanglante. L’héliocentrisme n’était qu’un prétexte. Le contexte véritable était que la position de Galilée a été écrasée au moment où elle aboutissait à une conséquence pratique : la séparation de la science et de l’Église.

Au-delà de la question de l’héliocentrisme, il y a la même question que celle posée par l’averroïsme : la science peut-elle parvenir de manière autonome à la vérité ?

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Le pendule de Foucault

Un exemple concret de tentative d’utilisation du référentiel galiléen est le « Pendule de Foucault ». Léon Foucault était un physicien français du XIXe siècle qui a eu pour ambition de prouver la rotation de la Terre.

Tout comme il est difficile de déterminer si un bateau est en mouvement ou non uniquement grâce à l’observation du mouvement des objets à son bord, il est difficile de prouver le mouvement de la Terre en étant à sa surface.

En mars 1851, Léon Foucault effectue la première démonstration publique au Panthéon de Paris de son dispositif appelé « Pendule de Foucault ». Le dispositif en question consiste en un poids suspendu, grâce à un long fil, au plafond du Panthéon. On tire alors le poids puis on le lâche pour observer son mouvement.

Dans la version présentée en 1851, le pendule oscillait au dessus d’un disque recouvert de sable dans lequel le poids, muni d’une pointe, venait tracer des sillons. Les spectateurs pouvaient alors observer que, peu à peu, les traces laissées par le pendule se décalaient. Autrement dit, le balancement du pendule semblait changer de direction.

Or, en science, il est admis que la direction de balancement d’un pendule ne se modifie pas au cours du temps. Par exemple, si on faisait se balancer un pendule et qu’on montait dans un manège de fête foraine, alors, quelque soit la position qu’on aurait dans ce manège qui tourne, le pendule se balancerait toujours dans la même direction, celle du départ.

La conclusion qui en a été tirée était donc que c’était le sol qui tournait – du fait de la rotation de la Terre – et non le pendule qui changeait de direction.

Si on s’arrête là, la planète Terre est un référentiel galiléen puisque le mouvement du pendule est rectiligne.

Outre le fait que le pendule finit par s’arrêter (son mouvement n’est donc pas uniforme), les scientifiques ont cependant bien vite constaté que ce mouvement n’était pas tout à fait rectiligne non plus. Le pendule se déplaçait en formant une ellipse très écrasée.

Pour expliquer cela, les chercheurs vont faire appel à la « force de Coriolis ». Cette « force » est en réalité une force fictive, de l’aveu même des scientifiques qui la présente. À quoi correspond-elle ?

Pour répondre à cela, prenons un exemple très simple qu’il est possible de vivre dans le manège de la Cité des sciences de la Villette à Paris : on rentre dans un manège et on marche sur un plateau circulaire clos pouvant être mis en rotation. Et une fois la rotation enclenchée, le visiteur est invité, entre autre, à faire rouler une balle au sol.

Et lorsqu’on se trouve dans le manège, on observe que la balle envoyée droit devant décrit une courbe (l’animation du bas sur l’image ci-contre). Toutefois, si on se trouvait au dessus du manège – donc sans être soi-même en rotation – alors on observerait que la trajectoire de cette balle serait bien rectiligne.

C’est dans ce sens que la force de Coriolis est qualifiée de « fictive ». Elle n’existe que pour expliquer l’expérience d’un individu sur un objet en rotation. Alors que si l’individu se trouve à l’extérieur de ce même objet en rotation, alors la force de Coriolis disparaît.

La raison d’être de la force de Coriolis est donc pragmatique : elle existe pour simplifier les équations du mouvement dans un repère en rotation. Mais l’existence de la force de Coriolis a également pour conséquence que le pendule de Foucault se trouve en réalité dans un référentiel non galiléen – un référentiel non galiléen étant un référentiel qui ne remplit pas les conditions nécessaires pour être galiléen, autrement dit un référentiel dans lequel le mouvement d’un objet n’est pas tout à fait rectiligne sous l’exercice d’une force d’inertie.

L’exemple du pendule de Foucault montre ainsi l’étude d’un mouvement dans sa particularité dans un monde relativement incohérent puisque la force d’inertie disparaît selon le point de vue de l’observateur.

D’ailleurs, si on continue le raisonnement relatif à la force de Coriolis et au pendule, tout comme on observe un décalage quand on regarde le pendule depuis la Terre, on finirait également par voir un décalage si l’on regardait le mouvement depuis la Lune, puisque le système solaire est lui-même en rotation. Et ainsi de suite pour les galaxies, les amas de galaxies, les superamas, etc.

Par conséquent, tout comme le vide est une pure fiction, il n’existe pas réellement de référentiel galiléen. Il n’existe que des référentiels considérés comme galiléens dans une certaine mesure, décidés pour des besoins pratiques.

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Le référentiel galiléen

C’est l’une des choses les plus logiques et les moins logiques, et forcément Aristote le savait. Pourquoi il n’en a pas parlé, c’est un autre problème ; ce qui compte c’est que Galilée en a fait un système.

Voici comment il présente cela, dans Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde.

Le principe est simple : quand on est dans un bateau, et qu’on lance un objet à quelqu’un, on le fait de la même manière que le bateau soit à quai ou en mouvement.

La raison en est que lorsque le bateau est en mouvement, il transmet son mouvement à l’ensemble des choses qui sont dessus.

« Enfermez-vous avec un ami dans la cabine principale à l’intérieur d’un grand bateau et prenez avec vous des mouches, des papillons, et d’autres petits animaux volants.

Prenez une grande cuve d’eau avec un poisson dedans, suspendez une bouteille qui se vide goutte à goutte dans un grand récipient en dessous d’elle.

Avec le bateau à l’arrêt, observez soigneusement comment les petits animaux volent à des vitesses égales vers tous les côtés de la cabine.

Le poisson nage indifféremment dans toutes les directions, les gouttes tombent dans le récipient en dessous, et si vous lancez quelque chose à votre ami, vous n’avez pas besoin de le lancer plus fort dans une direction que dans une autre, les distances étant égales, et si vous sautez à pieds joints, vous franchissez des distances égales dans toutes les directions.

Lorsque vous aurez observé toutes ces choses soigneusement (bien qu’il n’y ait aucun doute que lorsque le bateau est à l’arrêt, les choses doivent se passer ainsi), faites avancer le bateau à l’allure qui vous plaira, pour autant que la vitesse soit uniforme [c’est-à-dire constante] et ne fluctue pas de part et d’autre.

Vous ne verrez pas le moindre changement dans aucun des effets mentionnés et même aucun d’eux ne vous permettra de dire si le bateau est en mouvement ou à l’arrêt. »

La conséquence intellectuelle est énorme. Si on est dans la cabine d’un bateau, et qu’on laisse tomber quelque chose par terre, cela se déroulera de la même manière que le bateau soit en mouvement ou pas.

Pour savoir si donc le bateau est en mouvement ou non, il faut prendre comme référence autre chose que le bateau. Il n’y a pas de mouvement en général, il y a seulement des mouvements de choses par rapport à d’autres.

C’est ainsi parvenir à une étude scientifique d’une réalité particulière, mais au prix de la suppression du système général.

Galilée a tenté ici de faire avancer les choses au moyen de la mécanique. Mais pour faire cela, il a dû prendre des exemples particuliers, et faire sauter l’univers comme ensemble organisé.

Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. On comprend aisément pourquoi au début du XXIe siècle, quand le matérialisme dialectique est paradoxalement faible, s’expriment les fétichistes féodaux de « l’ordre » universel et ceux capitalistes du fait particulier, isolé, « rationnel ». Ce sont les fruits pourris de la vision bourgeoise de la science.

En ne s’intéressant qu’aux éléments séparés, Galilée nie la possibilité d’une compréhension générale de la réalité. Il est d’ailleurs obligé de s’appuyer sur une abstraction pour justifier son raisonnement : le vide.

Si tout doit être en mouvement et non au repos, dans une situation « normale », alors il faut une situation où cette situation « normale » prévaut. C’est le vide.

Dans le vide, tout se meut de manière linéaire, sans interruption, et s’il y a repos, c’est que ce mouvement est stoppé par des forces interagissantes. Mais rien ne prouve ce vide, que Galilée remplit d’ailleurs d’atomes qu’il qualifie de « sans quantité ».

Le vide n’est ici, clairement, nullement un espace particulier, mais un non-espace, défini de manière purement négative, comme négation des forces en présence telle que Galilée les interprète. En ce sens, c’est une pure fiction, qui sert de justification à la théorie des forces s’annulant mutuellement pour les situations de repos.

Galilée avait donc à s’opposer au matérialisme, au monisme, selon qui, comme l’avait affirmé Aristote :

« Telles sont les différentes significations de l’Un : le continu naturel, le tout, l’individu et l’universel. »

Il devait le faire comme moyen pour justifier une analyse scientifique purement locale. L’intérêt du vide, ici, est bien sûr de justifier inversement le mouvement dans l’espace non vide : il fallait bien que Galilée, qui ne pouvait saisir l’auto-mouvement de la matière, trouve une origine au mouvement et la situe spatialement.

L’exemple du pendule de Foucault illustre parfaitement cette démarche en quête d’un référentiel.

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Galilée et le mouvement en particulier

Aristote considérait que le monde était de la matière « formée » répartie en différents endroits, et mis en branle par la super-entité, le « moteur premier ».

Cependant, ce mouvement toujours provoqué depuis l’extérieur, ce déplacement forcé, était difficile à prouver : Aristote avait buté sur un point fondamental et évident. Lorsqu’on prend une pierre et qu’on la jette, la pierre continue sa projection, sans être en liaison avec la main qui l’a projeté.

Or, dans la logique de la cause et de la conséquence, la main est la cause du mouvement : comment l’objet en repos peut-il conserver ce qui appartient à la cause ?

Il y avait là un problème essentiel. Ce principe de la conservation de l’énergie, de sa transmission, était totalement incompris. Or, avec les progrès matériels, la bourgeoisie exigeait une compréhension du mouvement – si ce n’est le mouvement en général, au moins le mouvement en particulier.

C’est là qu’intervient Galilée, en traitant de la chute des corps. Il affirme que l’accélération de la chute est universelle : la pesanteur est la même pour tous les objets sur Terre ; ils tomberont de la même manière, quelle que soit leur masse (ici on ne prend pas en compte la résistance de l’air).

Ce qui veut dire qu’on peut considérer n’importe quel phénomène isolément, en utilisant un type de calcul théorique valable dans tous les cas.

C’était là révolutionnaire. Auparavant, de nombreuses choses posaient un grand souci à la science : les expériences étaient difficiles à mettre en place, il fallait les généraliser ce qui était encore plus difficile, il fallait les noter, les diffuser, etc. Sur le plan de la technique et de l’information, on fait « avec les moyens du bord ».

Or, ici, Galilée joue un rôle historique : il affirme qu’on peut contourner cela en généralisant certaines tendances sous la forme de lois. On peut alors utiliser la théorie, l’abstraction, de manière généralisée. Les mathématiques priment ici, comme méthode, comme moyen de former des combinaisons qui fourniront forcément un résultat sur le plan physique.

Phases de la Lune dessinées par Galilée en 1616

Regardon les Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles se rapportant à la mécanique et au mouvement local, titre choisi par l’éditeur de l’ouvrage, en Hollande, en 1638.

Galilée y affirme que les mathématiques fournissent la compréhension de la chute d’un corps :

« Nous apportons sur le sujet le plus ancien une science absolument nouvelle.

Il n’est peut-être rien dans la nature d’antérieur au mouvement, et les traités que lui ont consacrés les philosophes ne sont petits ni par le nombre ni par le volume pourtant, parmi ses propriétés, nombreuses et dignes d’être connues sont celles qui, à ma connaissance, n’ont encore été ni observées ni démontrées.

Certaines, plus apparentes, ont été remarquées, tel le fait que le mouvement naturel des graves, en chute libre, est continuellement accéléré selon quelle proportion, toutefois, se produit cette accélération, on ne l’a pas établi jusqu’ici : nul en effet, que je sache, n’a démontré que les espaces parcourus en des temps égaux par un mobile partant du repos ont entre eux même rapport que les nombres impairs successifs à partir de l’unité.

On a observé que les corps lancés, ou projectiles, décrivent une courbe d’un certain type mais que cette courbe soit une parabole, personne ne l’a mis en évidence.

Ce sont ces faits, et d’autres non moins nombreux et dignes d’être connus, qui vont être démontrés, et ainsi — ce que j’estime beaucoup plus important — ouvrir l’accès à une science aussi vaste qu’éminente, dont mes propres travaux marqueront le commencement et dont des esprits plus perspicaces que le mien exploreront les parties les plus cachées. »

Il y a toutefois ici un problème. Afin de justifier la réalité du calcul mathématique qu’il effectue, Galilée est obligé de renverser le rapport entre repos et mouvement. Pour Aristote tout est au repos et parfois seulement en mouvement ; chez Galilée, tout est en mouvement et parfois seulement au repos.

Tout chose existe dans un circuit de forces amenant au mouvement, et ce n’est que lorsque les mouvement s’annulent qu’il y a le repos :

« Si fluide, si ténu et si tranquille que soit le milieu, il s’oppose en effet au mouvement qui le traverse avec une résistance dont la grandeur dépend directement de la rapidité avec laquelle il doit s’ouvrir pour céder le passage au mobile.

Et comme celui-ci par nature va en accélérant continuellement, ainsi que je l’ai dit, il rencontre de la part du milieu une résistance sans cesse croissante, d’où résulte un ralentissement et une diminution dans l’acquisition de nouveaux degrés de vitesse.

Si bien qu’en fin de compte, la vitesse, d’une part, la résistance du milieu de l’autre, atteignent à une grandeur où, s’équilibrant l’une l’autre, toute accélération est empêchée, et le mobile réduit à un mouvement régulier et uniforme qu’il conserve par la suite. »

Galilée a modifié le rapport cause-conséquence d’Aristote en généralisant le mouvement : ce qu’il faut rechercher ce n’est plus la cause du mouvement, mais la cause du repos.

Cela permet de s’intéresser non plus au système en entier, avec des composantes au repos, mais des éléments séparés, individualisés, en étudiant leur mouvement.

Cela suppose un renversement total de perspective et c’est ce qui a été appelé historiquement le référentiel galiléen.

Galilée et le mouvement

Galilée (Galileo Galilei en italien) est une figure très connue ; on sait de lui, d’habitude, qu’il a affirmé l’héliocentrisme et que l’Église s’est opposée à lui, car elle considérait que la Terre était au centre de l’univers.

Toutefois, une telle interprétation des faits est erronée ; il ne faut pas considérer de manière unilatérale que Galilée est le représentant du matérialisme, un ennemi de l’idéalisme et du féodalisme. D’ailleurs, Galilée, qui agissait au XVIIe siècle, avait même le soutien du pape.

Galilée est en réalité un auteur à mi-chemin, exactement comme René Descartes, à l’opposé de Baruch Spinoza.

Il est quelqu’un qui combine, qui mélange, qui associe ; il est à ce titre tout à fait dans la tradition de la Renaissance italienne ; il n’appartient pas au courant de l’humanisme, du protestantisme, de la peinture flamande, de l’affirmation scientifique en tant que telle.

Giusto Sustermans  (1597–1681), Galilée, 1636

L’héliocentrisme est d’ailleurs une question tout à fait secondaire, le vrai fond du travail de Galilée étant la physique. Toute la question était de savoir comment combiner ces avancées scientifiques avec la vision du monde de l’Église.

Il faut se rappeler ici que l’Église avait, jusqu’au XIIe siècle, catégoriquement refusé tout apport scientifique réel, afin de promouvoir une vision du monde d’un féodalisme totalement primitif. La pénétration des conceptions d’Aristote, à partir du monde arabo-persan, principalement avec Avicenne et Averroès (ce qu’on a appelé l’averroïsme), a forcé l’Église à adapter son discours.

C’est Thomas d’Aquin qui se chargea de cette adaptation, ce qui fera de lui un « père de l’Eglise ». Et la question par rapport à Galilée, est de savoir comment ses apports étaient, ou non, combinables avec ce que disait l’Église.

Or, il y avait une contradiction fondamentale dans l’adaptation faite par l’Église des thèses d’Aristote qui, lui, professait le matérialisme.

Aux yeux d’Aristote, le monde obéissait à une combinaison logique, la matière brute étant « formée » par une super-entité ayant produit indirectement le monde, par un surplus de bonté.

La moindre chose produite par cette super-identité a ainsi une identité à la base, une nature précise. Les événements qui se produisent sont cohérents, s’inscrivant dans les rapports nécessairement ordonnés dès le départ, de par l’existence même du monde.

Il n’y a donc pas de hasard, mais un emplacement tout désigné pour chaque être, qui lui-même possédait une définition particulière, une « forme » bien précise.

Aristote s’apercevant bien que les êtres humains meurent et que leurs enfants sont « différents », il théorise également les espèces, chaque espèce s’inscrivant dans un cycle infini, tout comme le mouvement des planètes.

A la question de l’œuf ou de la poule (qu’il pose), il répond qu’il n’y a pas de première poule, ni de premier œuf : les cycles se répètent de manière infinie. Il n’y a donc pas de création du monde, pas de premier homme.

A la question de la pensée, Aristote explique que les humains ne pensent pas, leur capacité d’atteindre la vérité n’étant qu’une correspondance avec l’intellect agent, pensée correcte, juste, universelle nécessairement, coexistant avec le monde qu’il exprime, auquel il correspond.

Le matérialisme dialectique ajoute à la conception d’Aristote la notion d’auto-développement : il n’y a pas de première poule, mais la poule évolue à travers les millénaires, car la matière s’auto-transforme. Quant à la pensée (scientifique) des êtres humains, elle n’est pas en correspondance avec un intellect agent virtuel de l’univers, mais le reflet de l’univers lui-même.

Tout cela, la bourgeoisie ne pouvait pas le comprendre, nécessairement. C’est là qu’intervient Galilée.

Dominique Tintoret  (1560–1635), Galilée, vers 1602-1607

L’Église avait gommé l’aspect matérialiste d’Aristote, afin de proposer un contre-Aristote à l’Aristote matérialiste de l’averroïsme arabe, puis latin. Cependant, il y avait forcément des contradictions en série entre l’Aristote christianisé et les enseignements d’Aristote concernant la physique.

Aristote considérait ainsi que le repos était le statut normal de chaque chose, et qu’une chose pouvait être mis en mouvement, mais depuis l’extérieur d’elle-même seulement. C’est là le fameux principe de la cause et de la conséquence.

C’est pourquoi l’univers a besoin d’un premier moteur (« Dieu »), qui fournit la première « pichenette » amenant un enchaînement de mouvements en série (il va de soi que le premier moteur, cause de toutes les causes, est immobile, sans quoi il aurait lui-même besoin d’un moteur ; ce statut particulier fait de lui justement être « Dieu »).

La conception d’Aristote dans la physique est ainsi tout un enchaînement de causes et de conséquences. Le judaïsme et l’Islam reprendront cette conception d’une « cause de toutes les causes », tout comme le christianisme par la suite ; à chaque fois il y aura des modifications des enseignements d’Aristote afin de les faire correspondre aux « révélations ».

Le problème était donc qu’Aristote ne connaissait pas la nature en auto-mouvement de la matière ; il a donc cherché le mouvement hors de la matière – d’où l’idée d’une intervention extérieure.

Le matérialisme dialectique ajoute cela à Aristote, sans remettre en cause la conception « totale » d’Aristote : il y a bien un seul univers, une seule réalité, où tout est entremêlé, associé, combiné, synthétiquement lié. Pour le matérialisme dialectique, il n’y a au fond qu’une entité : l’univers. Tout le reste n’est que composants de l’univers.

C’est exactement sur ce point qu’intervient Galilée, remettant en cause le principe du « tout ».

Chez Aristote, le monde est cohérent, comme pour le matérialisme dialectique, mais il est statique. Galilée veut reconnaître le mouvement, alors il nie la cohérence du monde, et affirme que tout est tout le temps en mouvement.

Le repos n’est que la rencontre de forces s’opposant, s’auto-annulant.

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