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  • Jean de La Fontaine, Les Fables : Remerciements à Monseigneur le Dauphin et préface (1688 – 1694)

    Ces différents documents furent insérés par Jean de La Fontaine comme préalable à la première parution des Fables.

    Epître à Monseigneur le Dauphin

    Monseigneur,
     
    S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la République des Lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope a débité sa Morale.

    Il serait véritablement à souhaiter que d’autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la Poésie ; puisque le plus sage des Anciens a jugé qu’ils n’y étaient pas inutiles.

    J’ose, MONSEIGNEUR, vous en présenter quelques Essais.

    C’est un Entretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux Princes ; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflexions sérieuses.

    Tout cela se rencontre aux Fables que nous devons à Esope.

    L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. Je ne doute point, MONSEIGNEUR, que vous ne regardiez favorablement des inventions si utiles, et tout ensemble si agréables : car que peut-on souhaiter davantage que ces deux points ? Ce sont eux qui ont introduit les Sciences parmi les hommes. Esope a trouvé un art singulier de les joindre l’un avec l’autre.

    La lecture de son Ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la vertu, et lui apprend à se connaitre, sans qu’elle s’aperçoive de cette étude, et tandis qu’elle croit faire toute autre chose. C’est une adresse dont s’est servi très heureusement celui sur lequel sa Majesté a jeté les yeux pour vous donner des Instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu’il est nécessaire qu’un Prince sache.

    Nous espérons beaucoup de cette conduite ; mais à dire la vérité, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage.

    Ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible Monarque vous a données avec la Naissance ; c’est l’Exemple que tous les jours il vous donne.

    Quand vous le voyez former de si grands Desseins ; quand vous le considérez qui regarde, sans s’étonner, l’agitation de l’Europe, et les machines qu’elle remue pour le détourner de son entreprise ; quand il pénètre dès sa première démarche jusques dans le cœur d’une Province où l’on trouve à chaque pas des barrières insurmontables, et qu’il en subjugue une autre en huit jours, pendant la saison la plus ennemie de la guerre, lorsque le repos et les plaisirs règnent dans les Cours des autres Princes ; quand non content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des Eléments ; et quant au retour de cette expédition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme un Auguste : avouez le vrai, MONSEIGNEUR, vous soupirez pour la gloire aussi-bien que lui, malgré l’impuissance de vos années ; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous déclarer son Rival dans l’amour de cette divine Maîtresse.

    Vous ne l’attendez pas, MONSEIGNEUR, vous le prévenez.

    Je n’en veux pour témoignage que ces nobles inquiétudes, cette vivacité, cette ardeur, ces marques d’esprit, de courage, et de grandeur d’âme, que vous faites paraitre à tous les moments.

    Certainement c’est une joie bien sensible à notre Monarque ; mais c’est un spectacle bien agréable pour l’Univers, que de voir ainsi croître une jeune Plante, qui couvrira un jour de son ombre tant de Peuples et de Nations. Je devrais m’étendre sur ce sujet ; mais comme le dessein que j’ay de vous divertir est plus proportionné à mes forces que celui de vous louer, je me haste de venir aux Fables, et n’ajouterai aux vérités que je vous ay dites que celle-ci : c’est, MONSEIGNEUR, que je suis avec un zèle respectueux,

    Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

    de la Fontaine

    PRÉFACE

    L’indulgence que l’on a eue pour quelques-unes de mes fables, me donne lieu d’espérer la même grâce pour ce recueil.

    Ce n’est pas qu’un des maîtres de notre éloquence n’ait désapprouvé le dessein de les mettre en vers : il a cru que leur principal ornement est de n’en avoir aucun ; que d’ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, m’embarrasseraient en beaucoup d’endroits et banniraient de la plupart de ces récits la brèveté, qu’on peut fort bien appeler l’âme du conte, puisque sans elle il faut nécessairement qu’il languisse.

    Cette opinion ne saurait partir que d’un homme d’excellent goût ; je demanderais seulement qu’il en relâchât quelque peu, et qu’il crût que les grâces lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des muses françaises que l’on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.

    Après tout, je n’ai entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire des Anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des Modernes. C’est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profession de poésie, que le Parnasse a jugé ceci de son apanage.

    A peine les fables qu’on attribue à Ésope virent le jour, que Socrate trouva à propos de les habiller des livrées des Muses.

    Ce que Platon en rapporte est si agréable, que je ne puis m’empêcher d’en faire un des ornements de cette préface. Il dit que, Socrate étant condamné au dernier supplice, l’on remit l’exécution de l’arrêt à cause de certaines fêtes. Cébès l’alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit que les dieux l’avaient averti plusieurs fois, pendant son sommeil, qu’il devait s’appliquer à la musique avant qu’il mourût.

    Il n’avait pas entendu d’abord ce que ce songe signifiait ; car, comme la musique ne rend pas l’homme meilleur, à quoi bon s’y attacher ?

    Il fallait qu’il y eût du mystère là-dessous : d’autant plus que les dieux ne se lassaient point le lui envoyer la même inspiration. Elle lui était encore venue une de ces fêtes.

    Si bien qu’en songeant aux choses que le Ciel pouvait exiger de lui, il s’était avisé que la musique et la poésie ont tant de rapport, que possible était-ce de la dernière qu’il s’agissait.

    Il n’y a point de bonne poésie sans harmonie : mais il n’y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un tempérament : c’était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Ésope. Il employa donc à les mettre en vers les derniers moments de sa vie.

    Socrate n’est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la poésie et nos fables. Phèdre a témoigné qu’il était de ce sentiment et, par l’excellence de son ouvrage, nous pouvons juger de celui du prince des philosophes. Après Phèdre, Aviénus a traité le même sujet.

    Enfin les modernes les ont suivis ; nous en avons des exemples non seulement chez les étrangers, mais chez nous. Il est vrai que, lorsque nos gens y ont travaillé, la langue était si différente de ce qu’elle est, qu’on ne les doit considérer que comme étrangers. Cela ne m’a point détourné de mon entreprise ; au contraire, je me suis flatté de l’espérance que, si je ne courais dans cette carrière avec succès, on me donnerait au moins la gloire de l’avoir ouverte.

    Il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin.

    Tant s’en faut que cette matière soit épuisée, qu’il reste encore plus de fables à mettre en vers que je n’en ai mis.

    J’ai choisi véritablement les meilleures, c’est-à-dire celles qui m’ont semblé telles : mais, outre que je puis m’être trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là même que j’ai choisies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoi qu’il en arrive, on m’aura toujours obligation, soit que ma témérité ait été heureuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu’il fallait tenir, soit que j’aie seulement excité les autres à mieux faire.

    Je pense avoir justifié suffisamment mon dessein : quant à l’exécution, le public en sera juge.

    On ne trouvera pas ici l’élégance ni l’extrême brèveté qui rendent Phèdre recommandable : ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m’était impossible de l’imiter en cela, j’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage plus qu’il n’a fait. Non que je le blâme d’en être demeuré dans ces termes : la langue latine n’en demandait pas davantage ; et, si l’on y veut prendre garde, on reconnaîtra dans cet auteur le vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes : moi, qui n’ai pas les perfections du langage comme ils les ont eues, je ne la puis élever à un si haut point.

    Il a donc fallu se récompenser d’ailleurs : c’est ce que j’ai fait avec d’autant plus de hardiesse, que Quintilien dit qu’on ne saurait trop égayer les narrations.

    Il ne s’agit pas ici d’en apporter une raison : c’est assez que Quintilien l’ait dit. J’ai pourtant considéré que, ces fables étant sues de tout le monde, je ne ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C’est ce qu’on demande aujourd’hui : on veut de la nouveauté et de la gaieté.

    Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.

    Mais ce n’est pas tant par la forme que j’ai donnée à cet ouvrage qu’on en doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matière : car qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit qui ne se rencontre dans l’apologue ? C’est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l’antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate, choisissant, pour leur servir de père, celui des mortels qui avait le plus de communication avec les dieux.

    Je ne sais comme ils n’ont point fait descendre du ciel ces mêmes fables, et comme ils ne leur ont point assigné un dieu qui en eût la direction, ainsi qu’à la poésie et à l’éloquence.

    Ce que je dis n’est pas tout à fait sans fondement, puisque, s’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la vérité a parlé aux hommes par paraboles : et la parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet qu’il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse, nous fournirait un sujet d’excuses : il n’y en a point quand des abeilles et des fourmis sont capables de cela même qu’on nous demande.

    C’est pour ces raisons que Platon ayant banni Homère de sa République y a donné à Ésope une place très honorable.

    Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu.

    Plutôt que d’être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu’elles sont encore indifférentes au bien ou au mal.

    Or, quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comment il s’en sortirait ; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu’il fît pour se retirer.

    Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fonds d’un puits pour y éteindre leur soif ; que le Renard en sortit, s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle ; au contraire, le Bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant.

    Ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alléguer que les pensées de l’enfance sont d’elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries.

    Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car, dans le fond, elles portent un sens très solide.

    Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raisonnements et les conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses.

    Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d’autres connaissances : les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque bête : de ces pièces si différentes il composa notre espèce ; il fit cet ouvrage qu’on appelle le Petit Monde.

    Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu’elle nous représentent confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent.

    Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes : on ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut ; il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion, un renard, ainsi du reste, et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d’elles.

    J’ai déjà passé la longueur ordinaire des préfaces ; cependant je n’ai pas encore rendu raison de la conduite de mon ouvrage.

    L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité.

    Aristote n’admet dans la fable que les animaux ; il en exclut les hommes et les plantes.

    Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, ni Phèdre, ni aucun des fabulistes ne l’a gardée, tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense.

    Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a été que dans les endroits où elle n’a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer.

    On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule.

    Je n’ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort.

    Du temps d’Ésope, la fable était contée simplement ; la moralité séparée et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s’est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement.

    Quand il serait nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n’est pas moins important : c’est Horace qui nous le donne.

    Cet auteur ne veut pas qu’un écrivain s’opiniâtre contre l’incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut réussir n’en vient jusque-là ; il abandonne les choses dont il voit bien qu’il ne saurait rien faire de bon :

    ….Et quae
    Desperat tractata nitescere posse relinquit.

    C’est ce que j’ai fait à l’égard de quelques moralités du succès desquelles je n’ai pas bien espéré.

    Il ne reste plus qu’à parler de la vie d’Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude nous a laissée.

    On s’imagine que cet auteur a voulu donner à son héros un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables.

    Cela m’a paru d’abord spécieux, mais j’ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xanthus et Ésope : on y trouve trop de niaiseries.

    Et qui est le sage à qui de pareilles choses n’arrivent point ? Toute la vie de Socrate n’a pas été sérieuse.

    Ce qui me confirme en mon sentiment, c’est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des sept Sages, c’est-à-dire d’un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention.

    Il est aisé de douter de tout : quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque aurait voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d’être véritable partout ailleurs et de conserver à chacun son caractère. Quand cela serait, je ne saurais que mentir sur la foi d’autrui : me croira-t-on moins que si je m’arrête à la mienne ?

    Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j’intitulerai : Vie d’Ésope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s’y assurera pas, et fable pour fable, le lecteur préférera toujours celle de Planude à la mienne. 

    La vie d’Esope le Phrygien

    Nous n’avons rien d’assuré touchant la naissance d’Homère et d’Esope: à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable.

    C’est de quoi il y a lieu de s’étonner, vu que l’histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celle-là.

    Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu’aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d’Esope et d’Homère, c’est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants.

    Car Homère n’est pas seulement le père des Dieux, c’est aussi celui des bons poètes. Quant à Esope, il me semble qu’on le devait mettre au nombre des sages dont la Grèce s’est tant vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse , et qui l’enseignait avec bien plus d’art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite.

    Pour moi, je n’ai pas voulu m’engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Esope ne devait pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savait par tradition ce qu’il a laissé.

    Dans cette croyance, je l’ai suivi sans retrancher de ce qu’il a dit d’Esope que ce qui m’a semblé trop puérile, ou qui s’écartait en quelque façon de la bienséance.

    Esope était Phrygien, d’un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome.

    On ne saurait dire s’il eut sujet de remercier la nature ou bien de se plaindre d’elle car en le douant d’un très bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d’homme, jusqu’à lui refuser presque entièrement l’usage de la parole.

    Avec ces défauts, quand il n’aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

    Le premier maître qu’il eut l’envoya aux champs labourer la terre, soit qu’il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s’ôter de devant les yeux un objet si désagréable.

    Or i] arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues: il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre a son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain.

    Le hasard voulut qu’Esope eut affaire dans le logis.

    Aussitôt qu’il y fut entre, Agathopus se servit de l’occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades; puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu’il se put jamais justifier tant il etoit bègue et paroissoit idiot.

    Les châtiments dont les anciens usoient envers leurs esclaves etoient fort cruels, et cette faute très-punissable.

    Le pauvre Esope se jeta aux pieds de son maître et se faisant entendre du mieux qu’il put, il témoigna qu’il demandoit pour toute grâce qu’on sursit de quelques moments sa punition.

    Cette grâce lui ayant été accordée il alla quérir de l’eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s’ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule.

    Apres s’être ainsi justifié, il fit signe qu’on obligeât les autres d’en faire autant. Chacun demeura surpris: on n’auroit pas cru qu’une telle invention pût partir d’Esope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés.

    Ils burent de l’eau comme le Phrygien avoit fait et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L’eau ne laissa pas d’agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit: ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté.

    Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c’étoient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter Hospitalier, qu’il leur enseignât le chemin qui conduisoit à la ville.

    Esope les obligea premièrement de se reposer à l’ombre; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu’après qu’il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense.

    A peine Esope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s’endormir. Pendant son sommeil, il s’imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui delioit la langue, et par même moyen lui faisoit présent de cet art dont on peut dire qu’il est l’auteur. Réjoui de cette aventure, il s’éveilla en sursaut; et en s’éveillant: «Qu’est ceci ? dit-il; ma voix est devenue libre: je prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux.»

    Cette merveille fut cause qu’il changea de maître.

    Car, comme un certain Zénas, qui etoit là en qualité d’économe et qui avoit l’oeil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritoit pas, Esope ne put s’empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seroient sus. Zénas, pour le prévenir, et pour se venger de lui, alla dire au maître qu’il etoit arrivé un prodige dans sa maison; que le Phrygien avoit recouvré la parole; mais que le méchant ne s’en servoit qu’à blasphémer, et à médire de leur seigneur.

    Le maître le crut, et passa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d’en faire ce qu’il voudroit.

    Zénas de retour aux champs, un marchand l’alla trouver, et lui demanda si pour de l’argent il le vouloit accommoder de quelque bête de somme. «Non pas cela, dit Zénas: je n’en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves.» Là-dessus ayant fait venir Esope, le marchand dit: « Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l’achat de ce personnage ?

    On le prendroit pour un outre.» Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d’eux partie murmurant, partie riant de ce bel objet.

    Esope le rappela, et lui dit: «Achète-moi hardiment; je ne te serai pas inutile Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire: on les menacera de moi comme de la bête.»

    Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: «Les Dieux soient loués ! je n’ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n’ai-je pas déboursé grand argent.»

    Entre autres denrées, ce marchand trafiquoit d’esclaves: si bien qu’allant à Ephèse pour se défaire de ceux qu’il avoit, ce que chacun d’eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces.

    Esope pria que l’on eut égard à sa taille; qu’il étoit nouveau venu, et devoit être traité doucement.

    «Tu ne porteras rien, si tu veux», lui répartirent ses camarades.

    Esope se piqua d’honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir.

    II prit le panier au pain: c’étoit le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu’il l’avoit fait par bêtise; mais dès la dînée, le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d’autant; ainsi le. soir, et de même le lendemain: de façon qu’au bout de deux jours, il marchoit à vide.

    Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.
    Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d’un grammairien, d’un chantre et d’Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos.

    Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu’il put, comme chacun farde sa marchandise: Esope, au contraire, ne fut vêtu que d’un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre.

    Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus.

    Il demanda au grammairien et au chantre ce qu’ils savoient faire:«Tout», reprirent-ils.

    Cela fit rire le Phrygien: on peut s’imaginer de quel air. Planude rapporte qu’il s’en fallut peu qu’on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille; et en cas que l’on achetât l’un des d’eux, il devoit donner Esope par-dessus le marché.

    La cherté du grammairien et du chantre dégouta Xantus. Mals pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d’acheter ce petit bout d homme qui avoit ri de si bonne grâce: on en feroit un épouvantail; il divertiroit les gens par sa mine.

    Xantus se laissa persuader, et fit prix d’Esope à soixante oboles. Il lui demanda devant que de l’acheter, à quoi il lui seroit propre, comme il l’avoit demandé à ses camarades.

    Esope répondit: «A rien» puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

    Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pas: si bien que de lui aller presenter sérieusement son nouvel esclave, il n’y avoit pas d’apparence, à moins qu’il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d’en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu’il venoit d’acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait.

    Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se pensèrent battre à qui l’auroit pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L’une se mit la main devant les yeux; l’autre s’enfuit; I’autre fit un cri. La maitresse du logis dit que c’étoit pour la chasser qu’on lui amenoit un tel monstre; qu’il y avoit longtemps que le philosophe se lassoit d’elle.

    De parole en parole, le differend s’échauffa jusqu’à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses s’accommodèrent.

    On ne parla plus de s’en aller; et peut-être que l’accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

    Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paroitre la vivacité de son esprit; car quoiqu’on puisse juger par là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la posterité.

    Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l’ignorance de son maître.

    Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l’esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophie aussi bien que le jardinage: c’est que les herbes qu’il plantoit et qu’il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d’elle-même, sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court.

    Esope se mit à rire; et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu’il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parce que la question n’étoit pas digne de lui: il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le satisferoit.

    Xantus s’étant allé promener d’un autre côté du jardin, Esope compara la terre à une femme qui, ayant des entants d’un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussl des enfants d’une autre femme; sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l’aversion pour ceux-ci, et leur ôteroit la nourriture, afin que les siens en profitassent.

    Il en étolt ainsi de la terre, qui n’adoptoit qu’avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle étoit marâtre des unes, et mère passionnée des autres.

    Le jardinier parut si conten de cette raison, qu’il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son jardin.

    Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme.

    Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope: « Va porter ceci à ma bonne amie.» Esope l’alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l’avoit trouvé bon.

    Sa femme ne comprenoit rien à ce langage; on fit venir Esope pour l’éclaircir.

    Xantus, qui ne cherchoit qu’un pretexte pour le faire battre, lui demanda s’il ne lui avoit pas dit expressément «Va-t’en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. »

    Esope répondit là-dessus que la bonne amie n’etoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce: c’étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses après qu’on l’avoit battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colère qu’elle se retira d’avec lui. Il n’y eut parent ni ami par qui Xartus ne lui fît parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien.

    Esope s’avisa d’un stratagème. Il acheta force gibier comme pour une noce considérable, et fit tant qu’il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d’apprêts. Esope lui dit que son maître ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie.

    Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pièces à son maitre, et tous les jours se sauvoit du châtiment par quelque trait de subtilité.

    Il n’étoit pas possible au philosophe de le confondre.
    Un certain jour de marché, Xantus, qui avoit dessein de régaler quelques- uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur, et rien autre chose.

    «Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave.» Il n’acheta que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces: l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les convies louèrent d’abord le choix de ce mets; à la fin ils s’en dégoutèrent.

    «Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur ?-Et qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Esope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, I’organe de la verite et de la raison: par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées; on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les Dieux.

    -Eh bien ! dit Xantus qui prétendoit l’attraper, achète-moi demain ce qui est de pire:ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifier.»

    Le lendemain Esope ne fit servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde.« «C’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et qui pis est, de la calomnie.

    Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les Dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance.»

    Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui etoit fort nécessaire; car il avoit le mieux du monde exercer la patience d’un philosophe. «De quoi vous mettez-vous en peine?» reprit Esope.«Et trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien. »

    Esope alla le lendemain sur la place, et voyant un paysan qui regardoit toutes choses avec la froideur et l’indifférence d’une statue, il amena ce paysan au logis: «Voilà dit-il à Xantus l’homme sans souci que vous demandez.»

    Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l’eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu’il sût fort bien qu’il ne méritoit pas cet honneur; mais il disoit en lui- même: « C’est peut-être la coutume d’en user ainsi.»

    On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisoit; ce qui étoit doux, il le trouvait trop sale; et ce qui étoit trop sale, il le trouvoit doux. L’homme sans souci le laissoit dire, et mangeoit de toutes ses dents.

    Au dessert on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avoit fait; Xantus le trouva mauvais, quoiqu’il fût très-bon: «Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j’aie jamais mangée; il faut brûler l’ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille: qu’on apporte des fagots.-Attendez, dit le paysan; je m’en vais quérir ma femme: on ne fera qu’un bûcher pour toutes les deux.»

    Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l’espérance de jamais attraper le Phrygien.

    Or ce n’etoit pas seulement avec son maître qu’Esope trouvoit occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l’avoit envoyé en certain endroit: il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il alloit. Soit qu’Esope fut distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu’il n’en savoit rien.

    Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisoient: «Ne voyez-vous pas, dit-il, que j’ai très-bien répondu? Savois-je qu’on me feroit aller ou je vas?» Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d’avoir un esclave si plein d’esprit.

    Xantus, de sa part, voyoit par là de quelle importance il lui étoit de ne point affranchir Esope, et combien la possession d’un tel esclave lui faisoit d’honneur.

    Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Esope, qui les servoit, vit que les fumées leur échauffoient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu’aux écoliers. «La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés: le premier, de volupté; le second, d’ivrognerie; le troisième, de fureur.»

    On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s’en donna jusqu’à perdre la raison, et à se vanter qu’il boiroit la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu’il avoit dit, gagea sa maison qu’il boiroit la mer toute entière; et pour assurance de la gageure, il deposa l’anneau qu’il avoit au doigt.

    Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrèmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Esope lui dit qu’il étoit perdu, et que sa maison l’étoit aussi par la gageure qu’il avoit faite. Voila le philosophe bien alarmé: il pria Esope de lui enseigner une défaite. Esope s’avisa de celle-ci.
    Quand le jour que l’on avoit pris pour l’exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe.

    Celui de ses disciples qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l’assemblee: «Messieurs, j’ai gagé véritablement que je boirols toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans; c’est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. »

    Chacun admira l’expédient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d’un si mauvais pas. Le disciple confessa qu’il étoit vaincu, et demanda pardon à son maitre. Xantus fut reconduit jusqu’en son logis avec acclamations.

    Pour récompense, Esope lui demanda la liberte. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l’affranchir n’étoit pas encore venu; si toutefois les Dieux l’ordonnoient ainsi, il y consentoit: partant, qu’il prit garde au premier présage qu’il auroit étant sorti du logis; s’il étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui seroit donnée; s’il n’en voyoit qu’une, qu’il ne se lassât point d’être esclave.

    Esope sortit aussitôt. Son maître étoit logé à l’écart, et appa- remment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu’il apercut deux corneilles qui s’abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui- même s’il disoit vrai.

    Tandis que Xantus venoit, l’une des corneilles s’envola. « Me tromperas-tu toujours? dit-il à Esope: qu’on lui donne les étrivières.»

    L’ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Esope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu’il s’y trouveroit.« Hélas ! s’écria Esope, les présages sont bien menteurs. Moi, qui ai vu deux corneilles je suis battu; mon maître, qui n’en a vu qu’une, est prié de noces. » Ce mot plut tellement à Xantus, qu’il commanda qu’on cessât de fouetter Esope; mais quant à la liberté, il ne se pouvoit résoudre à la lui donner, encore qu’il la lui promlt en diverses occasions.

    Un jour ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu’on y avoit mises.

    Xantus en aperçut une qu’il ne put entendre, quoiqu’il demeurât longtemps à en chercher l’explication. Elle étoit composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passoit son esprit. « Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Esope, quelle recompense aurai-je?» Xantus lui promit la liberté, et la moitié du tresor. «Elles signifient, poursuivit Esope, qu’à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un.», En effet, ils le trouvèrent, après avoir creusé quelque peu dans terre. Le philosophe fut somme de tenir parole; mais il reculoit toujours.

    «Les Dieux me gardent de t’affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m’aies donné avant cela l’intelligence de ces lettres ! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé.

    -On les a ici gravées, poursuivit Esope, comme étant les premieres lettres de ces mots:« Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor.-Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j’aurois tort de me défaire de toi: n’espère donc pas que je t’affranchisse.

    -Et moi, répliqua Esope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c’est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d’autres mots qui le signifient.»

    Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu’il prît sa part de l’argent, et qu’il n’en dît mot: de quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu’elles enfermoient un triple sens, et signifioient encore: « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré» Dès qu’ils furent de retour, Xantus commanda que l’on enfermât le Phrygien, et que l’on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu’il n’allât publier cette aventure.

    «Hélas ! s’écria Esope, est-ce ainsi que les philosophes s’acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m’affranchissiez malgré vous. »

    Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens.

    Un aigle enleva l’anneau public (c’étolt apparemment quelque sceau que l’on apposoit aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d’un esclave.

    Le philosophe fut consulté la-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire: c’étoit Esope Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s’il rencontroit bien, l’honneur en seroit toujours à son maitre, sinon il n’y auroit que l’esclave de blamé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues.

    Dès qu’on le vit, chacun s’éc!ata de rire: personne ne s’imagina qu’il pût rien partir de raisonnable d’un homme fait de cette manière.

    Esope leur dit qu il ne falloit pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crièrent qu’il dît donc sans crainte ce qu’il jugeoit de ce prodige. Esope s’en excusa sur ce qu’il n’osoit le faire. «La Fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le maitre et l’esclave: si l’esclave disoit mal, il seroit battu; s’il disoit mieux que le maître, il seroit battu encore.»

    Aussitôt on pressa Xantus de l’affranchir. Le philosophe résista longtemps. A la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu’il en avoit comme magistrat: de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens étoient menacés de servitude par ce prodige; et que l’aigle enlevant leur sceau ne signifioit autre chose qu’un roi puissant qui vouloit les assujettir.

    Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu’ils eussent à se rendre ses tributaires: sinon, qu’il les y forceroit par les armes.

    La plupart étoient d’avis qu’on lui obéît. Esope leur dit que la Fortune présentoit deux chemins aux hommes: I’un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable; l’autre, d’esclavage, dont les commencements étoient plus aises, mais la suite laborieuse.

    C’étoit conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l’ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

    Crésus se mit en état de les attaquer. L’ambassadeur lui dit que, tant qu’ils auroient Esope avec eux il auroit peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu’ils avoient au bon sens du personnage.

    Crésus le leur envoya demander, avec la promesse de leur laisser la liberté s’ils le lui livroient.

    Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l’achèteroient aux dépens d’Esope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chien pour otages. Quand elles n’eurent plus de défenseurs, les loup les étranglèrent avec moins de peine qu’ils ne faisoient Cet apologue fit son effet: les Samiens prirent une deliberation toute contraire à celle qu’ils avoient prise.

    Esope voulut toute fois aller vers Crésus, et dit qu’il les serviroit plus utilement étant près du Roi, que s’il demeuroit à Samos.

    Quand Crésus le vit, il s’étonna qu’une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. « Quoi ? voilà celui qui fait qu’on s’oppose a mes volontés !» s’écria-t-il.

    Esope se prosterna à ses pieds. «Un homme prenoit des sauterelles, dit-il; une cigale lui tomba aussi sous la main: il s’en alloit la tuer comme il avoit fait les sauterelles.

    Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet homme: je ne ronge point vos blés, je ne vous procure aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment.

    Grand Roi, je ressemble à cette cigale: je n’ai que la voix et ne m’en suis point servi pour vous offenser.» Crésus, touché d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.

    En ce temps-là, le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernèrent à Esope de grands honneurs.

    Il lui prit aussi envie de voyager et d’aller par le monde, s’entretenant de diverses choses avec ceux que l’on appeloit philosophes.

    Enfin il se mit en grand crédit près de Lycerus, roi de Babylone. Les rois d’alors s’envoyoient les uns aux autres des problèmes à soudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondroient bien ou mal aux questions proposées: en quoi Lycerus, assisté d’Esope, avoit toujours l’avantage, et se rendoit illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.

    Cependant notre Phrygien se maria; et ne pouvant avoir d’enfants, il adopta un jeune homme d’extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d’ingratitude, et fut si méchant que d’oser souiller le lit de son bienfaiteur.

    Cela étant venu à la connoissance d’Esope, il le chassa. L’autre, afin de s’en venger, contrefit des lettres par lesquelles il sembloit qu’Esope eut intelligence avec les rois qui étoient émules de Lycérus.

    Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers, nommé Hermippus, que sans chercher de plus grandes preuves, il fit mourir promptement le traître Esope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie; et à l’insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre, jusqu’à ce que Nectenabo, roi d’Egypte, sur le bruit de la mort d’Esope, crût à l’avenir rendre Lycérus son tributaire.

    Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent bâtir une tour en l’air, et par même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions.

    Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son Etat, chacun d’eux demeura court, ce qui fit que le Roi regretta Esope, quand Hermippus lui dit qu’il n’étoit pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut très bien reçu, se justifia, et pardonna à Ennus.

    Quant à la lettre du roi d’Egypte, il n’en fit que rire, et manda qu’il envoiroit au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions.

    Lycérus remit Esope en possession de tous ses biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu’il voudroit. Esope le reçut comme un enfant; et pour toute punition, lui recommanda d’honorer les Dieux et son prince; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret; parler peu, et chasser de chez soi les babillards; ne se point laisser abattre aux malheurs; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d’être importun à ses amis pendant son vivant; surtout n’être point envieux du bonheur ni de la vertu d’autrui, d’autant que c’est se faire du mal à soi-même. Ennus, touche de ces avertissements et de la bonté d’Esope, comme d’un trait qui lui auroit pénétré le coeur, mourut peu de temps après.

    Pour revenir au défi de Nectenabo, Esope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire), il les fit, dis-je, instruire à porter en l’air chacun un panier, dans lequel étoit un jeune enfant. Le printemps venu, il s’en alla en Egypte avec tout cet équipage; non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passoit.

    Necténabo, qui sur le bruit de sa mort avoit envoyé l’énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée.

    Il ne s’y attendoit pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus, s’il eût cru Esope vivant. Il lui demanda s’il avoit amené les architectes et le répondant. Esope dit que le répondant étoit lui-même et qu’il feroit voir les architectes quand il seroit sur le lieu.

    On sortit en pleine campagne, ou les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui crioient qu’on leur donnât du mortier, des pierres, et du bois. «Vous voyez, dit Esope à Nectenabo, Je vous ai trouvé les ouvriers; fournissez- leur des matériaux.»

    Nectenabo avoua que Lycérus étoit le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Esope: «J’ai des cavales en Egypte qui conçoivent au hannissement des chevaux qui sont devers Babylone.

    Qu’avez-vous à répondre là-dessus ?» Le Phrygien remit sa réponse au lendemain, et retourné qu’il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat, et de le mener fouettant par les rues. Les Egyptiens, qui adorent cet animal se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement que l’on lui faisoit. Ils l’arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au Roi.

    On fit venir en sa présence le Phrygien. «Ne savez-vous pas, lui dit le Roi, que cet animal est un de nos dieux? Pouurquoi donc le faites-vous traiter de la sorte ?

    -C’est pour l’offense qu il a commise envers Lycérus, reprit Esope car, la nuit dernière, il lui a étranglé un coq extrêmement courageux, et qui chantoit à toutes les heures.-Vous êtes un menteur, repartit le Roi: comment seroit-il possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage ?

    -Et comment est-il possible, reprit Esope, que vos juments entendent de si loin nos chevaux hannir, et conçoivent pour les entendre?»

    Ensuite de cela, le Roi fit venir d’Héliopolis certains personnages d’esprit subtil, et savants en questions énigmatiques.

    Il leur fit un grand régal, ou le Phrygien fut invité Pendant le repas, ils proposèrent à Esope diverses choses, celle-ci entre autres: «I y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes, chacune desquelles a rente arcboutants; et autour de ces arcboutants se promènent, l’une après l’autre, deux femmes, l’une blanche, l’autre noire.-II faut renvoyer, dit Esope, cette question aux petits enfants de notre pays.

    Le temple est le monde; la colonne, l’an; les villes, ce sont les mois; et les arcboutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit.»

    Le lendemain, Nectenabo assembla tous ses amis. «Souffrirez-vous, leur dit-il, qu’une moitié d’homme, qu’un avorton soit la cause que Lycérus remporte le prix, et que j’aie la confusion pour mon partage ? » Un d’eux s’avisa de demander à Esope qu’ il leur fît des questions de choses dont ils n’eussent jamais entendu parler. Esope écrivit une cédule par laquelle Nectenabo confessoit devoir deux mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Nectenabo toute cachetée.

    Avant qu’on l’ouvrît, les amis du Prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit étoit de leur connoissance.

    Quand on l’eut ouverte, Nectenabo s’écria: «Voilà la plus grande fausseté du monde; Je vous en prends à témoin tous tant que vous êtes,- Il est vrai, repartirent-ils, que nous n’en avons jamais entendu parler.

    -J’ai donc satisfait à votre demande,» reprit Esope. Nectenabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître.

    Le séjour qu’il fit en Egypte est peut-être cause que quelques-uns ont écrit qu’il fut esclave avec Rhodope, celle-là qui des libéralités de ses amants, fit élever une des trois pyramides qui subsistent encore, et qu’on voit avec admiration. c’est la plus petite, mais celle qui est bâtie avec le plus d’art.

    Esope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance.

    Ce roi lui fit ériger une statue. L’envie de voir et d’apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. II quitta la cour de Lycérus, où il avoit tous les avantages qu’on peut souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois.

    Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans le faire promettre sur les autels qu’il reviendroit achever ses jours auprès de lui.

    Entre les villes où il s’arrêta, Delphes fut une des principales.

    Les Delphiens l’écoutèrent fort volontiers; mais ils ne lui rendirent point d’honneurs. Esope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l’onde: on s’imagine de loin que c’est quelque chose de considérable; de près, on trouve que ce n’est rien. La comparaison lui coûta cher.

    Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu’ils craignoient d’être décriés par lui), qu’ils résolurent de l’ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincroient Esope de vol et de sacrilège, et qu’ils le condamneroient à la mort.

    Comme il fut sorti de Delphes et qu’il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étoient en peine. Ils l’accusèrent d’avoir dérobé leur vase; Esope le nia avec des serments: on chercha dans son équipage, et il fut trouvé.

    Tout ce qu’Esope put dire n’empêcha point qu’on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans les cachots, puis condamné à être précipité.

    Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues: les Delphiens s’en moquèrent. «La Grenouille, leur dit-il, avoit invité le Rat à la venir voir.

    Afin de lui faire traverser l’onde, elle l’attacha à son pied. Dès qu’il fut sur l’eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer et d’en faire ensuite un repas. Le malheureux Rat résista quelque peu de temps. Pendant qu’il se débattoit sur l’eau, un oiseau de proie l’aperçut, fondit sur lui; et l’ayant enlevé avec la Grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l’un et de l’autre.

    C’est ainsi, Delphiens abominables, qu’un plus puissant que nous me vengera: je périrai; mais vous périrez aussi.»

    Comme on le conduisoit au supplice, il trouva moyen de s’échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon.

    Les Delphiens l’en arrachèrent. «Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n’est qu’une petite chapelle, mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu’à l’Aigle, laquelle, nonobstant les prières de l’Escarbot, enleva un lièvre qui s’étoit réfugié chez lui: la génération de l’Aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter.» Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent.

    Peu de temps après sa mort, une peste très violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l’oracle par quels moyens ils pourroient apaiser le courroux des Dieux.

    L’oracle leur répondit qu’il n’y en avoit point d’autre que d’expier leur forfait, et satisfaire aux mânes d’Esope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les Dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur deplaisoit: les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse. 

    A Monseigneur le Dauphin

    Je chante les héros dont Esope est le père,
    Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
    Contient des vérités qui servent de leçons.
    Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
    Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;
    Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.
    Illustre rejeton d’un prince aimé des cieux,
    Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
    Et qui faisant fléchir les plus superbes têtes,
    Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
    Quelque autre te dira d’une plus forte voix
    Les faits de tes aïeux et les vertus des rois.
    Je vais t’entretenir de moindres aventures,
    Te tracer en ces vers de légères peintures;
    Et si de t’agréer je n’emporte le prix,
    J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.      

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  • Les Fables de Jean de La Fontaine : un double caractère

    Les Fables ont un double caractère : d’un côté, elles sont individuellement chacune un portrait, de l’autre elles forment un ensemble posant une certaine réflexion philosophique sur la vie.

    Quel est l’aspect principal ? Il y a ici deux approches possibles.

    Soit on les prend isolément, en les considérant une par une, ce qui a été la norme jusqu’à présent, en raison de l’esprit étroit propre à la bourgeoisie, qui a cherché à diviser l’oeuvre pour trouver, de manière pragmatique, une utilité particulière à chacune d’elle.

    Soit on considère l’œuvre comme un ensemble, formant un portrait général, en partant du principe qu’il y a un rapport dynamique entre chaque fable et l’ensemble, avec une autonomie relative, mais un fond commun dans l’identité relevant d’une construction générale, à visée portraitiste dans le cadre de la contradiction entre villes et campagnes, la question des animaux ressortant alors fort logiquement.

    Dans le premier cas, Jean de La Fontaine est un enseignant plus ou moins raté dans son utilisation des Fables : c’est l’accusation faite par exemple par Jean-Jacques Rousseau.

    Dans L’Émile, on a ainsi ce passage accusateur :

    « On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende.

    Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. »

    Et Jean-Jacques Rousseau de parler d’une « multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile pour les enfants » et d’expliquer :

    « Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? (…)

    Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres (…).

    Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s’emparer de tout.

    Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une autre affaire ; alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied ferme (…).

    Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos fables ; car j’espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. »

    Cette approche peut être formellement juste, mais elle est fondamentalement réductrice ; les critiques, dont Jean-Jacques Rousseau ou encore Alphonse de Lamartine, n’ont pas saisi la dimension portraitiste ni la problématique du rapport villes-campagnes, qu’eux-mêmes pourtant tentaient d’aborder.

    On sait bien en effet que Jean-Jacques Rousseau a posé la question de l’authenticité des comportements, d’un certain rapport à la nature, Alphonse de Lamartine étant quant à lui un romantique.

    Leur aveuglement tient sans doute précisément en cela, Jean de La Fontaine constatant le début d’un processus qu’eux voyaient déjà comme bien approfondi.

    C’est en cela que Jean de La Fontaine doit être salué, non pas seulement comme fabuliste, c’est-à-dire comme moraliste, mais comme penseur d’une thématique nouvelle, n’hésitant pas à se confronter à René Descartes et sa démarche mécaniste.

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  • Les Fables de Jean de La Fontaine : contre les animaux-machines

    Jean de La Fontaine a tenté de formuler sa conception de la dignité des animaux, dans un texte en vers placé dans les Fables, sous le couvert d’un discours à Madame de la Sablière.

    Celle-ci l’a hébergé de 1673 à 1693, et en plus de saluer sa protectrice, il développe toute la philosophie matérialiste concernant les animaux.

    Voici l’extrait concerné, relativement ardu de par sa forme ornementale typique du XVIIe siècle et convenant bien plus aux fables qu’à la littératures d’idées.

    Il est capital, dans la mesure où il représente un aboutissement des Fables, largement nié par la critique bourgeoise qui voit en les Fables une simple expression statique, finie, chaque faible se suffisant en soi, étant réduite à un élément isolé.

    Il témoigne d’une réflexion clef qui, au-delà d’annoncer les Lumières et leur matérialisme, pose le rapport aux animaux, dans le cadre de la contradiction villes-campagnes, ce qui est à mettre en rapport avec le matérialisme dialectique.

    Voici les arguments de Jean de La Fontaine :

    Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
    Qu’en ces fables aussi j’entremêle des traits
    De certaine philosophie, Subtile, engageante et hardie.

    On l’appelle nouvelle: en avez-vous ou non
    Ouï parler? Ils disent donc
    Que la bête est une machine;
    Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
    Nul sentiment, point d’âme; en elle tout est corps.

    Telle est la montre qui chemine
    A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
    Ouvrez-la, lisez dans son sein:
    Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde;
    La première y meut la seconde;
    Une troisième suit: elle sonne à la fin.

    Au dire de ces gens, la bête est toute telle:
    « L’objet la frappe en un endroit;
    Ce lieu frappé s’en va tout droit,
    Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
    Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
    L’impression se fait. » Mais comment se fait-elle?

    Selon eux, par nécessité,
    Sans passion, sans volonté:
    L’animal se sent agité
    De mouvements que le vulgaire appelle
    Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
    Ou quelque autre de ces états.
    Mais ce n’est point cela: ne vous y trompez pas.

    Qu’est-ce donc? Une montre. Et nous? C’est autre chose.

    Voici de la façon que Descartes l’expose;
    Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
    Chez les païens, et qui tient le milieu
    Entre l’homme et l’esprit; comme entre l’huître et l’homme
    Le tient tel de nos gens, franche bête de somme;
    Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur:

    Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
    J’ai le don de penser; et je sais que je pense.

    Or, vous savez, Iris, de certaine science,
    Que, quand la bête penserait,
    La bête ne réfléchirait,
    Sur l’objet ni sur sa pensée.

    Descartes va plus loin, et soutient nettement
    Qu’elle ne pense nullement.
    Vous n’êtes point embarrassée
    De le croire; ni moi.

    Cependant, quand aux bois
    Le bruit des cors, celui des voix,
    N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
    Qu’en vain elle a mis ses efforts
    A confondre et brouiller la voie,

    L’animal chargé d’ans, vieux cerf, et de dix cors,
    En suppose un plus jeune, et l’oblige, par force,
    A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
    Que de raisonnements pour conserver ses jours!

    Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
    Et le change, et cent stratagèmes
    Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort.
    On le déchire après sa mort:
    Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

    Quand la perdrix
    Voit ses petits
    En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle
    Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas
    Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
    Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
    Détourne le danger, sauve ainsi sa famille;

    Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille,
    Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
    De l’homme qui, confus, des yeux en vain la suit.

    Non loin du Nord, il est un monde
    Où l’on sait que les habitants
    Vivent, ainsi qu’aux premiers temps,
    Dans une ignorance profonde:

    Je parle des humains, car, quant aux animaux,
    Ils y construisent des travaux
    Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
    Et font communiquer l’une et l’autre rivage.

    L’édifice résiste, et dure en son entier:
    Après un lit de bois est un lit de mortier.
    Chaque castor agit: commune en est la tâche;
    Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche;
    Maint maître d’oeuvre y court, et tient haut le bâton.

    La république de Platon
    Ne serait rien que l’apprentie
    De cette famille amphibie.

    Ils savent en hiver élever leurs maisons,
    Passent les étangs sur des ponts,
    Fruit de leur art, savant ouvrage;
    Et nos pareils ont beau le voir,
    Jusqu’à présent tout leur savoir
    Est de passer l’onde à la nage.

    Que ces castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
    Jamais on ne pourra m’obliger à le croire:

    Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit,
    Que je tiens d’un roi plein de gloire.

    Le défenseur du Nord vous sera mon garant:
    Je vais citer un prince aimé de la Victoire;
    Son nom seul est un mur à l’empire ottoman.
    C’est le roi polonais. jamais un roi ne ment.

    Il dit donc que, sur sa frontière,
    Des animaux entre eux ont guerre de tout temps:
    Le sang qui se transmet des pères aux enfants
    En renouvelle la matière.

    Ces animaux, dit-il, sont germains du renard.
    Jamais la guerre avec tant d’art
    Ne s’est faite parmi les hommes,
    Non pas même au siècle où nous sommes.

    Corps de garde avancé, vedettes, espions,
    Embuscades, partis, et mille inventions
    D’une pernicieuse et maudite science,
    Fille du Styx, et mère des héros,
    Exercent de ces animaux
    Le bon sens et l’expérience.

    Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait
    Rendre Homère. Ah! s’il le rendait,
    Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure,
    Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci?

    Ce que j’ai déjà dit: qu’aux bêtes la nature
    Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;
    Que la mémoire est corporelle;
    Et que, pour en venir aux exemples divers,
    Que j’ai mis en jour dans ces vers,
    L’animal n’a besoin que d’elle.

    L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin
    Chercher, par le même chemin,
    L’image auparavant tracée,
    Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
    Sans le secours de la pensée,
    Causer un même événement.
    Nous agissons tout autrement:

    La volonté nous détermine,
    Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine:
    Je sens en moi certain agent,
    Tout obéit dans ma machine
    A ce principe intelligent.

    Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
    Se conçoit mieux que le corps même.
    De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême;
    Mais comment le corps l’entend-il?
    C’est là le point. Je vois l’outil
    Obéir à la main: mais la main, qui la guide?
    Eh! qui guide les cieux et leur course rapide!

    Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps.
    Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts;
    L’impression se fait: le moyen, je l’ignore;
    On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité;
    Et, s’il faut en parler avec sincérité,
    Descartes l’ignorait encore.

    Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux:
    Ce que je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux
    Dont je viens de citer l’exemple,
    Cet esprit n’agit pas; l’homme seul est son temple.
    Aussi faut-il donner à l’animal un point,
    Que la plante, après tout, n’a point:
    Cependant la plante respire.
    Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?

    Jean de La Fontaine a bien saisi la dignité du réel.

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  • Les Fables de Jean de La Fontaine et les animaux comme dignité du réel

    Jean de La Fontaine avait conscience de la limite de sa démarche et il a tout de même tenté d’y faire face, en promouvant la dignité du réel.

    Illustration et texte du Pañchatantra, Rajasthan, 18e siècle,
    oeuvre ayant inspiré Jean de La Fontaine

    Dans ses Fables, les animaux ne sont pas que des masques des hommes ; ils ont leur dignité, un animal peut tout à fait être une « mère éplorée », les sentiments eux-mêmes sont présents, comme dans la fameuse fable des deux pigeons.

    Celui qui s’ennuie regrette amèrement d’être parti et d’avoir abandonné son amour par folie des grandeurs ; c’est là une des plus belles si ce n’est la plus belle fable de Jean de La Fontaine, qui dépasse en fait d’ailleurs l’approche propre à une fable (des sauts de ligne sont ajoutés pour faciliter la lecture).

    « Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.
    L’un d’eux s’ennuyant au logis
    Fut assez fou pour entreprendre
    Un voyage en lointain pays.

    L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?
    Voulez-vous quitter votre frère ?
    L’absence est le plus grand des maux :
    Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,

    Les dangers, les soins du voyage,
    Changent un peu votre courage.
    Encor si la saison s’avançait davantage !
    Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
    Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.

    Je ne songerai plus que rencontre funeste,
    Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
    Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
    Bon soupé, bon gîte, et le reste ?

    Ce discours ébranla le cœur
    De notre imprudent voyageur ;
    Mais le désir de voir et l’humeur inquiète

    L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
    Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
    Je reviendrai dans peu conter de point en point
    Mes aventures à mon frère.

    Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
    N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
    Vous sera d’un plaisir extrême.
    Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;
    Vous y croirez être vous-même.

    À ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
    Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
    L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.

    Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
    Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
    L’air devenu serein, il part tout morfondu,
    Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,

    Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
    Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie :
    Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las,
    Les menteurs et traîtres appas.

    Le las était usé ! si bien que de son aile,
    De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
    Quelque plume y périt ; et le pis du destin
    Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
    Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
    Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
    Semblait un forçat échappé.

    Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
    Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.

    Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
    S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
    Crut, pour ce coup, que ses malheurs
    Finiraient par cette aventure ;

    Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
    Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié
    La volatile malheureuse,
    Qui, maudissant sa curiosité,
    Traînant l’aile et tirant le pié,
    Demi-morte et demi-boiteuse,
    Droit au logis s’en retourna.
    Que bien, que mal, elle arriva
    Sans autre aventure fâcheuse.

    Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
    De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

    Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
    Que ce soit aux rives prochaines ;
    Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
    Toujours divers, toujours nouveau ;

    Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
    J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas alors
    Contre le Louvre et ses trésors,
    Contre le firmament et sa voûte céleste,
    Changé les bois, changé les lieux
    Honorés par les pas, éclairés par les yeux
    De l’aimable et jeune Bergère
    Pour qui, sous le fils de Cythère,
    Je servis, engagé par mes premiers serments.

    Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
    Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants

    Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
    Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
    Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
    Ai-je passé le temps d’aimer ? »

    Jean de La Fontaine avait conscience qu’il devait non pas se contenter de dépeindre, mais atteindre la dignité du réel. Il ne pouvait pas se contenter de se moquer, car cela aurait fait de lui un Molière mais sans le théâtre.

    Il fallait donc s’orienter vers la dignité du réel. Son matérialisme est la base de sa quête de présenter le réel en portraitiste.

    D’où, parfois, des formules matérialistes disséminées dans les Fables, comme par exemple :

    « Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,
    Lui fournit celui-ci. » (Les poissons et le cormoran)

    « L’accoutumance ainsi nous rend tout familier:
    Ce qui nous paraissait terrible et singulier
    S’apprivoise avec notre vue 
    Quand ce vient à la continue. » (Le Chameau et les Bâtons flottants)

    « Il se faut entr’aider ; c’est la loi de la nature » (L’âne et le chien)

    « D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
    De leur montrer, avant sa mort,
    Que le travail est un trésor. » (Le laboureur et ses enfants)

    « En toute chose il faut considérer la fin. » (Le renard et le bouc)

    « Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
    Il le faut amuser encor comme un enfant . » (Le pouvoir des fables)

    Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

    Dans L’avare qui a perdu son trésor, la première chose que dit par exemple Jean de La Fontaine que « l’usage seulement fait la possession ». C’est là une ligne matérialiste élémentaire, qui s’oppose à la possession abstraite.

    La fable se moque d’un avare en pleurs, car on lui a volé le trésor qu’il avait caché et dont, par définition, il ne profitait pas : il ne voit pas la réalité jusqu’à sa substance.

    Mais vers quoi se tourner pour y arriver ? Jean de La Fontaine a pressenti que la question n’était pas vers quoi se tourner, mais vers qui.

    Reconnaître la dignité des animaux, c’est reconnaître la dignité du réel. C’est d’ailleurs bien cet aspect qui a fait que Jean de La Fontaine est si populaire et qu’il a été surtout fait lire aux enfants, alors qu’ils ne sont nullement en mesure de saisir la complexité et la subtilité du message.

    En se posant en défenseur des animaux, Jean de La Fontaine entrevoit la résolution des problèmes posés à l’Humanité dans la contradiction villes-campagnes se développant avec l’irruption du capitalisme dans le cadre de la monarchie absolue.

    Il voit la possibilité d’affirmer quelque chose positivement, de valoriser et non plus simplement d’être critique ou passif, d’appeler à être critique ou passif.

    Ses Fables sont donc parsemées de remarques diverses, plus ou moins ouvertes, en faveur des animaux, comme ici dans L’Homme et la Couleuvre :

    « A ces mots, l’animal pervers
    (C’est le serpent que je veux dire
    Et non l’homme : on pourrait aisément s’y tromper) »

    Dans Les Animaux malades de la Peste, Jean de La Fontaine se moque de la manière suivante de la prétention humaine à dominer les animaux :

    «Et quant au berger, l’on peut dire [c’est le Renard qui parle]
    Qu’il était digne de tous maux, 
    Etant de ces gens-là qui sur les animaux
    Se font un chimérique empire.» 

    Les Fables ne sont donc pas simplement une fin en soi ; elles portent également un cheminement, une réflexion.

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  • Les Fables de Jean de La Fontaine et le sort, le destin

    Quand on regarde une fable de Jean de La Fontaine et qu’on veut en saisir le sens, il faut discerner de laquelle des trois approches possibles elle relève.

    Jean de La Fontaine ne parvient pas à choisir entre un néo-stoïcisme austère appelant au repli sur soi, une philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse et enfin une dénonciation pratiquement matérialiste de l’émergence du capitalisme.

    D’où provient l’existence de ces trois approches, qui n’en sont en fait que deux comme on va le voir ?

    Cela tient à la tentative de Jean de La Fontaine de saisir la réalité, de proposer une philosophie pratique, une philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse.

    C’est son objectif et soit il échoue et bascule dans le néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue, soit il bascule dans le matérialisme porté par la bourgeoisie.

    Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

    Quelle est la source de ce déséquilibre ?

    C’est qu’on ne peut assez souligner comment Jean de La Fontaine, dans ses Fables, aborde de manière ouverte la question de l’accumulation du capital et comment il tente de former une critique de celle-ci.

    C’est même la clef pour comprendre le caractère décousu des Fables, un souci qu’on retrouve chez tous les moralistes.

    Ceux-ci ne pouvaient en effet pas comprendre ce qui se passait. Le développement du mode de production capitaliste à travers la monarchie absolue leur apparaissait comme à la fois inexorable, critiquable, étrange.

    Pour cette raison, la critique ne pouvant s’appuyer sur une classe ouvrière qui n’existe pas, il y a un déséquilibre.

    Voici par exemple une fable où la tentative de formuler une critique positive de la course à l’accumulation, au nom d’une morale matérialiste pratiquement épicurienne, est évidente.

    Le loup et le chasseur

    Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
    Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,
    Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage?
    Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons?
    L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
    Ne dira-t il jamais: C’est assez, jouissons?
    Hâte-toi, mon ami; tu n’as pas tant à vivre.
    Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre.
    Jouis. Je le ferai. Mais quand donc? Dès demain.
    Eh mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
    Jouis dès aujourd’hui: redoute un sort semblable
    A celui du Chasseur et du Loup de ma fable.

    On a une même logique dans Le loup et le chien : le loup préfère la liberté à la sécurité du chien, qui fait de ce dernier un serviteur.

    Voici la fin de cette fable :

    « Qu’est-ce là  ? lui dit-il.  Rien.  Quoi ? rien ? Peu de chose.
    Mais encor ?  Le collier dont je suis attaché
    De ce que vous voyez est peut-être la cause.
    Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
    Où vous voulez ?  Pas toujours, mais qu’importe ?
    Il importe si bien, que de tous vos repas
    Je ne veux en aucune sorte,
    Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
    Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. »

    Le problème est que comme Jean de la Fontaine se veut un portraitiste et un moraliste au sens d’un observateur, il peut très bien faire une fable dont la base est entièrement différente, voire opposée.

    Dans la Fable suivante, il ne fait rien d’autre que conseiller par exemple la personne cherchant à accumuler du capital.

    La poule aux œufs d’or

    L’avarice perd tout en voulant tout gagner.
    Je ne veux, pour le témoigner,
    Que celui dont la Poule, à ce que dit la fable,
    Pondait tous les jours un oeuf d’or.
    Il crut que dans son corps elle avait un trésor:
    Il la tua, l’ouvrit, et la trouva semblable
    A celles dont les oeufs ne lui rapportaient rien,
    S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
    Belle leçon pour les gens chiches!
    Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
    Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
    Pour vouloir trop tôt être riches!

    Jean de La Fontaine est un conseiller ; il ne dit pas qu’on ne peut pas devenir riche, mais qu’il faut le faire de manière rationnelle.

    Comment faut-il alors comprendre la fable de la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf ?

    Car la morale est explicite : ceux qui veulent en faire trop échouent lamentablement, il ne faut pas vouloir trop faire.

    « Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
    Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
    Tout petit prince a des ambassadeurs,
    Tout marquis veut avoir des pages. »

    Ce positionnement est tout à fait opposé tant au conseil de profiter de la vie qu’à celui d’accumuler de manière sage.

    Il en va de même lorsque, dans Le loup et l’agneau, Jean de La Fontaine dresse ce constat d’un pessimisme complet :

    « La raison du plus fort est toujours la meilleure : 
    Nous l’allons montrer tout à l’heure. »

    Philosophiquement, cela se concrétise avec de très nombreuses remarques de Jean de La Fontaine sur le destin, que le stoïcisme reconnaît comme puissance rendant inévitables les choses, à l’opposé de l’épicurisme qui rejette le concept.

    Jean de La Fontaine ne choisit pas son camp, à certains moments il penche d’un côté, à d’autres de l’autre côté.

    Dans L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits, il dénonce les astrologues :

    « Charlatans, faiseurs d’horoscope,
    Quittez les Cours des Princes de l’Europe »

    Dans L’Horoscope on lit pareillement :

    « Je ne crois point que la nature
    Se soit lié les mains, et nous les lie encor,
    Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort.
    Il dépend d’une conjoncture
    De lieux, de personnes, de temps ;
    Non des conjonctions de tous ces charlatans. »

    Cependant, le début de cette fable consiste en les lignes suivantes :

    « On rencontre sa destinée
    Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter »

    C’est-à-dire que Jean de La Fontaine ne croit pas en l’horoscope, mais relativement au destin qui, dans bien des fables, apparaît de manière implacable, comme si l’inspiration antique rendait cela obligatoire.

    Voici la fin de La souris métamorphosée en fille :

    « Il en faut revenir toujours à son destin,
    C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.
    Parlez au diable, employez la magie,
    Vous ne détournerez nul être de sa fin. »

    Dans La cour du lion, on lit ainsi :

    « Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
    De quelles nations le Ciel l’avait fait maître »

    Dans L’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit, c’est encore plus marqué, puisque c’est celui qui l’attend dans son lit qui triomphe, en raison du destin. La fortune y est présentée comme « la fille du sort »

    Dans L’Ingratitude et l’Injustice des Hommes envers la Fortune, le propos est ambigu, les hommes se comportant mal, accusant le sort, mais celui-ci semble tout de même exister.

    Cela exprime parfaitement que les moralistes sont très perturbés par le capitalisme, c’est-à-dire le caractère hasardeux de la victoire dans le cadre de la concurrence. C’est cela même qui a provoqué les grands débats sur la prédestination à l’époque.

    L’émergence de la richesse, du succès, tout apparaît incompréhensible.

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  • Les Fables de Jean de La Fontaine : les rapports marchands et la perception des choses

    Ce qui est frappant chez Jean de La Fontaine, c’est ainsi un certain pessimisme, fondé sur un regard critique des mœurs de son époque.

    En fait, les rapports marchands sont particulièrement présents dans les Fables, la raison en est simple : tout comme chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, on a la constatation de la prégnance toujours plus forte de la tendance capitaliste.

    Hyacinthe Rigaud  (1659–1743),
    Portrait de J. Lafontaine

    La fable La laitière et le pot au lait décrit de manière absolument claire l’esprit capitaliste propre à la jeune fermière qui espère vendre son pot au lait à un prix lui permettant d’avoir des poulets, puis un cochon, une vache, un troupeau, une étable.

    On a ici la présentation d’une démarche d’accumulation s’appuyant sur la vente d’un produit à la ville par le fermier, élément clef du capitalisme. Jean de La Fontaine explique que « chacun songe en veillant », ce qui est une présentation approfondie de l’esprit ambitieux propre à la personne cherchant à accumuler les marchandises et l’argent.

    Jean de La Fontaine le fait dire ouvertement à la fermière :

    « Le porc à s’engraisser coûtera peu de son;
    Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable;
    J’aurai le revendant de l’argent bel et bon »

    Or, dans la fable, la fermière fait tomber le pot au lait et perd sa fortune potentielle :

    « Le lait tombe : adieu veau, vache, cochon, couvée »

    C’est là précisément qu’on reconnaît la philosophie de Jean de La Fontaine, qui pratique un anticapitalisme romantique, considérant que les modifications font tourner la tête aux gens.

    Un certain mode de vie disparaît ; il constate amèrement dans La cigale et la fourmi que « la Fourmi n’est pas prêteuse » et il s’aperçoit, comme tous les moralistes du XVIIe siècle, que les mœurs sont corrompus par des manigances, des formes parasitaires.

    C’est le sens de la morale de la fable Le corbeau et le renard :

    « Le Renard s’en saisit, et dit :
     »Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur
    Vit aux dépens de celui qui j’écoute.
    Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. » »

    Tout cela n’est pas clair : la richesse n’est pas automatique dans le travail, certains opportunistes réussissent, les mœurs changent. La malhonnêteté devient une norme bien établie, comme ici résumé dans La chauve-souris, le buisson et le canard :

    « Le plus petit Marchand est savant sur ce point;
    Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte »

    Tout cela choque les moralistes du XVIIe siècle, cela les perturbe car ils entrevoient une modification toujours plus forte, aux conséquences non prévisibles et dont il y a tout lieu de se méfier.

    Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

    La fable Le savetier et le financier est ici tout à fait représentative. Un savetier, pauvre mais heureux, chante du matin au soir, ce qui dérange le sommeil du financier. Ce dernier remet alors une somme d’argent au premier, qui alors perd sa joie de vivre, est inquiet pour son argent au point de sombrer dans la paranoïa :

    « Si quelque chat faisait du bruit,
    Le chat prenait l’argent. »

    Cette fable n’a pas de morale séparée, ce qui est frappant : le savetier rend les écus, afin de récupérer ses chansons et son somme. C’est donc ce qui est juste, par opposition à l’attitude du financier qui cherche à généraliser le capitalisme. Jean de La Fontaine s’en moque de la manière suivante :

    « C’était un homme de finance.
    Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
    Le Savetier alors en chantant l’éveillait,
    Et le Financier se plaignait,
    Que les soins de la Providence
    N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
    Comme le manger et le boire. »

    La critique est ici explicite et elle est essentielle pour comprendre le positionnement de Jean de La Fontaine. Les rapports marchands modifient la perception des choses, l’ordre traditionnel et ces deux remises en cause sont utilisées par les moralistes comme critique progressiste d’un côté, comme critique réactionnaire d’un autre.

    On sait que cette approche critique est allé jusqu’à Honoré de Balzac, qu’elle a également été à la source de l’idéologie pétainiste, en étroit rapport avec le catholicisme social. Cependant, tout part du XVIIe siècle, de la constatation d’une évolution semblant incompréhensible.

    Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

    Jean de La Fontaine, dans Le trésor et les deux hommes, raconte comment un homme veut se suicider, mais un pan de mur cède et il découvre un trésor. Le propriétaire arrive, voit son trésor perdu et profite de la corde présente pour se pendre.

    C’est le symbole même de l’incompréhension face au « hasard » du capitalisme et de sa concurrence. Qui devient riche ? Qui n’y parvient pas ? Pourquoi ?

    Voici la scène de la pendaison décrite, avec sa morale (des lignes sont sautées pour faciliter la lecture) :

    « L’Homme au trésor arrive, et trouve son argent
    Absent.
    Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette somme?
    Je ne me pendrai pas? Et vraiment si ferai,
    Ou de corde je manquerai.

    Le lacs était tout prêt, il n’y manquait qu’un homme:
    Celui-ci se l’attache, et se pend bien et beau.
    Ce qui le consola peut-être
    Fut qu’un autre eût pour lui fait les frais du cordeau.
    Aussi bien que l’argent le licou trouva maître.

    L’avare rarement finit ses jours sans pleurs:
    Il a le moins de part au trésor qu’il enserre,
    Thésaurisant pour les voleurs,
    Pour ses parents, ou pour la terre.

    Mais que dire du troc que la Fortune fit?
    Ce sont là de ses traits; elle s’en divertit. »

    Pareillement dans Du thésauriseur et du singe, Jean de La Fontaine dénonce l’accumulation vaine :

    « Un homme accumulait. On sait que cette erreur
    Va souvent jusqu’à la fureur.
    Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.
    Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont frivoles. »

    Dans Le berger et la mer, il raconte la mésaventure d’un berger ayant perdu tout ce qu’il avait investi dans la mer, c’est-à-dire dans le commerce international ; la morale est la suivante :

    « Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé.
    Je me sers de la vérité
    Pour montrer, par expérience,
    Qu’un sou, quand il est assuré,
    Vaut mieux que cinq en espérance;
    Qu’il se faut contenter de sa condition;
    Qu’aux conseils de la mer et de l’ambition
    Nous devons fermer les oreilles.
    Pour un qui s’en louera, dix mille s’en plaindront.
    La mer promet monts et merveilles:
    Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront. »

    Ne pas se fier aux promesses de monts et merveilles relève de la morale, qui ne fait confiance qu’au sens du réel, pas à un destin au hasard incompréhensible.

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  • Les Fables de Jean de La Fontaine : une série d’oppositions dialectiques

    Ce qui caractérise l’idéologie de la monarchie absolue, c’est le néo-stoïcisme. Il faut savoir accepter son sort, lié à un ordre inné décidé par une puissance supérieure ; cette acceptation va de pair avec le fait de voir le bon côté des choses, tout en acceptant passivement un aspect négatif.

    Cette idéologie bien spécifique traverse toutes les Fables et est propre à leur approche, ce qui fait d’ailleurs qu’elles ne parviennent pas à un enseignement d’ordre général, se contenant de faire passer un message par fable, avec la morale à la fin qui vise à atténuer les comportements du lecteur, en le menaçant d’une catastrophe s’il agit de manière démesurée.

    Illustration de la version arabe du Kalîla wa Dimna, début du 13e siècle, oeuvre issue du Pañchatantra indien, source essentielle d’inspiration pour Jean de La Fontaine

    C’est en ce sens que Jean de la Fontaine est un moraliste.

    Le XVIIe siècle a, en effet, au cœur de son idéologie une intense réflexion sur les comportements.

    Or, à partir du moment où les moralistes constatent qu’il y a une incohérence dans le développement du siècle, en raison d’un côté d’un plus haut degré de civilisation, de l’autre de l’irruption forcenée du capitalisme faisant la promotion de l’opportunisme, ils se retrouvent coincés entre l’éloge de l’honnête homme et la dénonciation des travers de la nature humaine.

    C’est ce balancement entre deux pôles qui fait que Jean de La Fontaine, ainsi Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, ont été considérés comme n’ayant pas la même dimension que Jean Racine ou Molière.

    Pour cette raison également, on retrouve chez Jean de La Fontaine toute une série d’oppositions dialectiques que l’on retrouve chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld. Et ces oppositions reflètent, naturellement, la contradiction entre villes et campagnes qui se développe alors.

    Jean de La Fontaine, gravure, vers 1730

    L’exemple tout à fait pertinent est ici Le rat de ville et le rat des champs. A la figure raffinée vivant dans le danger s’oppose la figure rustique vivant dans la sécurité.

    On a ici une double opposition, permettant à la fable d’avoir une dynamique dialectique, dont la conclusion se veut la résolution qualitative. Mais, comme chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, cette résolution amène un saut au repli général.

    IX. Le rat de ville et le rat des champs [des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.]

    Autrefois le Rat de ville
    Invita le Rat des champs,
    D’une façon fort civile,
    À des reliefs d’Ortolans.

    Sur un Tapis de Turquie
    Le couvert se trouva mis.
    Je laisse à penser la vie
    Que firent ces deux amis.

    Le régal fut fort honnête :
    Rien ne manquait au festin ;
    Mais quelqu’un troubla la fête
    Pendant qu’ils étaient en train.

    À la porte de la salle
    Ils entendirent du bruit.
    Le Rat de ville détale,
    Son camarade le suit.

    Le bruit cesse, on se retire,
    Rat en campagne aussitôt :
    Et le Citadin de dire,
    Achevons tout notre rôt.

    C’est assez, dit le Rustique ;
    Demain vous viendrez chez moi :
    Ce n’est pas que je me pique
    De tous vos festins de Roi.

    Mais rien ne me vient interrompre ;
    Je mange tout à loisir.
    Adieu donc, fi du plaisir
    Que la crainte peut corrompre.

    Les moralistes ne voient pas de solution à part la méfiance pour le nouveau, qui modifie et met en danger. C’est l’une des grandes caractéristiques produisant le pessimisme des moralistes.

    L’exemple également très parlant ici est La cigale et la fourmi. La première est sympathique mais imprévoyante, la seconde apparaît comme prévoyante mais désagréable.

    On se doute que la sympathie de l’auteur va à la cigale, avec une dénonciation du capitalisme et de ses exigences en termes de travail… mais c’est tout de même la fourmi qui triomphe.

    I.La cigale et la fourmi [des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.]

    La cigale ayant chanté
    Tout l’été,
    Se trouva fort dépourvue
    Quand la bise fut venue.

    Pas un seul petit morceau
    De mouche ou de vermisseau.

    Elle alla crier famine
    Chez la Fourmi sa voisine,
    La priant de lui prêter
    Quelque grain pour subsister
    Jusqu’à la saison nouvelle.

    Je vous paierai, lui dit-elle,
    Avant l’août, foi d’animal,
    Intérêt et principal.

    La Fourmi n’est pas prêteuse,
    C’est là son moindre défaut.
    Que faisiez-vous au temps chaud ?

    Dit-elle à cette emprunteuse.
    Nuit et jour à tout venant,
    Je chantais, ne vous déplaise.

    Vous chantiez ? j’en suis fort aise,
    Eh bien! dansez maintenant.

    Les moralistes ont trouvé une méthode d’exposition permettant une critique de la société, mais ils n’ont pas de perspective historique sur quoi s’appuyer pour espérer. Il ne leur reste que leur morale.

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  • Les modèles des fables de es Fables de Jean de La Fontaine

    Si l’on porte son attention quant à la genèse des Fables, on peut voir qu’il y a 240 fables, réparties dans douze livres, de la manière suivante :

    a) les livres I à III et les livres IV à VI ont été publiés au même moment, en deux volumes, en 1668, avec des illustrations de François Chauveau. Ce dernier était alors le plus connu des illustrateurs ; il a notamment réalisé notamment la « Carte de Tendre » très connu au XVIIe siècle.

    L’œuvre est dédiée au Dauphin, le fils aîné de Louis XIV, alors âgé de six ans.

    b) Les livres VII et VIII sont publiés en 1678, les livres IX, X et XI en 1679. Ils sont cette fois dédiés à Madame de Montespan, la maîtresse de Louis XIV.

    c) Le livre XII, en réalité à l’époque le troisième des recueils, est publié en 1694.

    Quant au principe des fables, Jean de La Fontaine ne l’a nullement inventé et ne l’a d’ailleurs jamais prétendu. La quasi totalité des fables s’appuie sur des modèles préexistants, qu’il modifie plus ou moins, tout en reconnaissant ouvertement sa dette intellectuelle.

    Voici comment La Fontaine présente les Fables, dans sa dédicace à Monseigneur le Dauphin, mentionnant Ésope :

    « Je chante les héros dont Ésope est le père,
    Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
    Contient des vérités qui servent de leçons.
    Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
    Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;
    Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »

    Voici l’avertissement au livre VII, qui fait l’éloge de l’Indien Pilpay :

    « Voici un second recueil de fables que je présente au public (…).

    Seulement je dirai, par reconnaissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage indien.

    Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman.

    Quelques autres m’ont fourni des sujets assez heureux. »

    En fait, Pilpay n’existe pas, ce nom étant dérivé de celui de Bidpaï dans la version arabe du recueil indien appelé le Pañchatantra, dont l’auteur reste obscur, l’oeuvre ayant connue de nombreuses variations.

    Et, donc, ce « Pilpay » est avec Ésope la principale inspiration de Jean de La Fontaine, chacun étant la base des deux systèmes de références dans les Fables.

    Illustration et texte du Pañchatantra, Rajasthan, 18e siècle

    Les six premiers livres s’appuient ainsi très largement sur les fables de l’antiquité grecque et romaine, avec principalement Ésope, mais également Phèdre et Babrius, avec également Avianus, Horace, Tite-Live.

    Par contre, les six autres livres se fondent sur d’autres inspirations et principalement donc le Pañchatantra, un recueil indien de fables sans doute écrit autour de 300 ans avant notre ère, mais également des conteurs français et italiens, du Moyen-Âge et de la Renaissance.

    Comment Jean de la Fontaine a-t-il découvert le Pañchatantra ? Il l’a fait de manière très indirecte, cette œuvre indienne étant passée en Perse, puis dans le monde arabe, avant d’être traduit en latin au XIIIe siècle par Jean de Capoue, un juif converti au catholicisme, sous le titre de Directorium humanae vitae alias parabola antiquorum sapientum (Guide de la vie humaine ou Parabole des anciens sages).

    Il y eut ensuite une traduction en espagnol, sous le titre Recueil de faits et d’exemples contre les embûches et les périls du monde, suivi de deux œuvres italiennes écrits par des Florentins s’en inspirant : la Première façon des discours des animaux par le florentin Agnolo Firenzuola, qui fut traduite en français, ainsi qu’un ouvrage de morale écrit par Anton Francesco Doni.

    Pierre de Larrivey traduisit alors les deux ouvrages en 1579, sous le titre de Deux livres de filosofie fabuleuse.

    Jean de La Fontaine eut aussi accès, toutefois, à une autre source : la version arabe du Pañchatantra, le Kalîla wa Dimna.

    Illustration de la version persane du Kalîla wa Dimna, 15e siècle

    Cette version connut une traduction en 1644 avec comme titre Le Livre des lumières ou la Conduite des Roi, ainsi qu’une réimpression en 1698 sous le titre de Fables de Pilpay, philosophe indien, ou La conduite des rois.

    A cela s’ajoute une traduction en latin du Kalîla wa Dimna, datant de 1666, effectuée par un religieux, le père Poussine, à partir d’une version en grec. On est certain que Jean de La Fontaine a connu cette traduction, car c’est la seule où l’on retrouve quelques fables en particulier (Le Chat et le Rat, Les Deux Perroquets, le Roi, et son Fils ou La Lionne et l’Ourse).

    Cependant, cette double inspiration pose un grand souci.

    En effet, l’approche d’Esope n’a rien à voir avec celle du Pañchatantra, même si on sait que la tradition indienne des fables a influencé les auteurs de l’antiquité grecque – on ne sait cependant pas dans quelle mesure. C’est pourquoi Jean de La Fontaine expliquait que peut-être même ce qu’on attribue à Ésope revient à Pilpay.

    Quelle est la différence ?

    Chez Esope, on a un apologue : un court récit à visée argumentative, se suffisant à lui-même. C’est en quelque sorte une forme proche de la parabole dans la Bible.

    Il y a une histoire, dont on tire une morale, un principe. Voici une fable d’Esope, pour donner un exemple :

    La Tortue et le Lièvre

    Le Lièvre considérant la Tortue qui marchait d’un pas tardif, et qui ne se traînait qu’avec peine, se mit à se moquer d’elle et de sa lenteur.

    La Tortue n’entendit point raillerie, et lui dit d’un ton aigre, qu’elle le défiait, et qu’elle le vaincrait à la course, quoiqu’il se vantât fièrement de sa légèreté. Le Lièvre accepta le défi.

    Ils convinrent ensemble du lieu où ils devaient courir, et du terme de leur course. Le Renard fut choisi par les deux parties pour juger ce différend.

    La Tortue se mit en chemin, et le Lièvre à dormir, croyant avoir toujours du temps de reste pour atteindre la Tortue, et pour arriver au but avant elle.Mais enfin elle se rendit au but avant que le Lièvre fut éveillé. Sa nonchalance l’exposa aux railleries des autres Animaux.

    Le Renard, en Juge équitable, donna le prix de la course à la Tortue.

    L’histoire est plaisante et autosuffisante.

    Les fables du Pañchatantra sont totalement différentes.

    Le Pañchatantra, Livre d’instruction en cinq parties, n’est pas un recueil de fables, mais un enseignement expliqué à travers une histoire où de multiples fables s’enchâssent. Une histoire s’ouvre et quelqu’un raconte une fable, où quelqu’un peut alors également se lancer dans l’explication d’une fable, etc.

    Tous les événements sont liés les uns aux autres, se ressemblant beaucoup par moments afin d’enseigner des vérités générales concernant la justesse, la morale, la politique que doit mener le prince, l’attitude que doit avoir l’honnête homme, la femme vertueuse.

    Le système moral est sous-jacent à toutes les fables qui, par ailleurs, s’appuient sur des morales préexistantes, notamment religieuses, et tout tourne ainsi autour d’une seule même grande thématique visant à l’édification.

    Le Pañchatantra ne vise pas une attitude personnelle intelligente, mais une correspondance à une sagesse préexistante, fournissant les moyens d’appréhender la réalité selon des principes moraux codifiés.

    Voici une fable du Pañchatantra, où on comprend aisément que la fable est l’illustration d’une compréhension de la politique.

    Tu as tort, reprit Carataca, dans une affaire aussi importante que celle-ci, nous devons marcher de concert si nous voulons réussir ; sans quoi, nous courons à notre ruine ; et si nous séparons nos intérêts, nous éprouverons le sort de l’oiseau à deux becs.

    Comment cela ?

    L’Oiseau à deux becs.

    Dans un désert vivait un oiseau à deux becs, lequel s’étant un jour perché sur un manguier, se rassasiait de ses fruits délicieux.

    Tandis qu’avec un de ses becs ii les cueillait et les avalait, l’autre bec, jaloux, se plaignit à lui de ce qu’il ne cessait pas de manger, et ne lui laissait pas le temps de cueillir aussi des fruits et de les avaler à son tour.

    Le bec qui travaillait dit à celui qui était oisif : Pourquoi te plains-tu ? et qu’importe que ce soit toi ou moi qui avalions les fruits, puisque nous n’avons tous les deux qu’un même estomac et qu’un même ventre ?

    Le bec oisif, outré de dépit de ce que l’autre bec, qui ne cessait de manger, ne voulait pas lui donner le temps d’avaler des fruits à son tour, résolut de se venger aussitôt de ce refus.

    Il crut ne pouvoir mieux y réussir qu’en avalant un grain de l’arbrisseau yteja, poison des plus subtils qui se trouvait à sa portée. Il l’avala et l’oiseau mourut à l’instant.

    Ce fut la désunion des deux becs qui causa leur ruine : par-tout où règne la division on n’a que des maux à attendre.

    D’ailleurs ne connais-tu pas cet ancien proverbe : « On ne doit jamais aller seul en voyage, ni se présenter sans soutien devant les rois » ?  

    Veux-tu de nouveaux exemples qui te montrent les avantages qu’on trouve à se soutenir mutuellement et à se rendre des services réciproques dans les différentes circonstances de la vie ?

    Comment La Fontaine combine-t-il alors les deux approches, celle d’Esope et celle du Pañchatantra ? Il faut pour cela saisir sa vision du monde, celle des moralistes.

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  • Jean de La Fontaine, un moraliste

    Le XVIIe siècle est le « grand siècle » de l’histoire de France ; il est le moment-clef où la nation se forme après qu’ait été établi ses fondements au XVIe siècle, avec François Ier. Ce dernier a en effet constitué une entité étatique solide, fixant les frontières de manière strictement organisée et posant une langue comme dénominateur national.

    La vie économique se développe de manière générale en s’appuyant sur la capitale maintenant une centralisation de l’ensemble de la culture, aboutissant à formation psychique française se développant par la culture.

    Le XVIIe siècle est le produit direct du XVIe siècle, dont il développe toute la base. C’est ce que constatent les moralistes, ces figures littéraires proches de la cour et constatant, d’un œil à la fois critique et servile, enthousiaste et inquiet, le développement de la France.

    Jean de La Fontaine (1621-1695) n’a, vu cet arrière-plan, pas une démarche différente de Jean de La Bruyère et de François de La Rochefoucauld, le premier avec ses Caractères, le second avec ses Maximes.

    Hyacinthe Rigaud (1659–1743),
    Portrait de Jean de la Fontaine, entre le 1675 et le 1685

    On a un portrait des mœurs, des attitudes, des comportements ; on a une philosophie qui est celle prédominant au XVIIe siècle : le néo-stoïcisme, forme laïque d’une sorte de catholicisme au service de la monarchie absolue.

    On a la même constatation que le mode de production capitaliste se développe, corrompant les traditions et amenant l’émergence des marchands et des commerçants, d’une bourgeoisie.

    On a, allant de pair avec cela, la compréhension d’une différenciation toujours plus accentuée entre les villes et les campagnes : ici, bien sûr, on a immédiatement à l’esprit la fable de Jean de La Fontaine sur le rat de ville et le rat des champs, fable provenant initialement de l’Antiquité, de Horace.

    Car, de la même manière que Molière comptait plaire et instruire, que Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld construisaient des courtes phrases ou des petites histoires avisant de ce qui est juste ou pas par un ton plaisant et en même temps donnant des leçons, Jean de La Fontaine a écrit des Fables qui ont comme but de distraire et d’enseigner.

    Cet aspect essentiel a été particulièrement malmené par des décennies d’enseignement de ses fables aux jeunes enfants, galvaudant ainsi à la fois la dimension portraitiste et la profondeur philosophique.

    A la base même, il a posé problème, par ailleurs, car l’approche n’a pas été considérée au XVIIe siècle comme étant à la hauteur des exigences culturelles de l’époque.

    Le ton est trop enjoué, la morale trop cocasse, la réflexion trop emportée, les personnages trop naïfs, la démarche pas assez régulière, la philosophie trop attendrie, le portrait trop éparpillé et également, finalement, déformé notamment par l’utilisation d’animaux personnifiés.

    Il est vrai que Jean de La Fontaine semble suivre ses impressions ; ses Fables sont traversées de remarques ici et là, sans ligne de conduite stricte. En cela, Jean de La Fontaine se rapproche des Essais de Montaigne, il relève encore du XVIe siècle et a toujours assumé, comme nous le verrons, un certain « style » passé.

    Mais en même temps, les Fables porte une réflexion matérialiste qui dépasse largement son ambition initiale, avec la reconnaissance de la dignité du réel en ce qui concerne les animaux.

    C’est sans doute cette mise en perspective effectuée par Jean de La Fontaine qui a d’un côté fait qu’il s’est vu reconnu peu de valeur lors du grand siècle, de l’autre fait qu’il a été considéré comme si plaisant.

    Concernant son contexte historique, une anecdote veut ainsi que Molière prit la défense de Jean de La Fontaine à Auteuil face à Jean Racine (qui était le cousin de La Fontaine) et Pierre Corneille se moquant de lui, en affirmant :

    « Ne nous moquons pas du bonhomme, il vivra peut-être plus que nous tous. »

    « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le bonhomme. »

    D’ailleurs, ces faiblesses ont permis à Jean de La Fontaine d’apporter des véritables éléments d’économie politique, façonnant le portrait d’une certaine transformation de la France.

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  • Staline : Les problèmes économiques du socialisme en URSS

    Aux participants à la discussion économique.

    Remarques relatives aux questions économiques soulevées à la discussion de novembre 1951

    J’ai reçu tous les documents relatifs à la discussion économique qui s’est déroulée autour de l’appréciation du projet de manuel d’économie politique. J’ai reçu notamment les « Propositions pour améliorer le projet de manuel d’économie politique », les « Propositions pour éliminer les erreurs et les imprécisions » du projet, ainsi qu’un « Relevé des questions controversées ».

    Pour tous ces matériaux, de même que pour le projet de manuel, je tiens à faire les remarques suivantes.

    1. À propos du caractère des lois économiques
    sous le socialisme

    Certains camarades nient le caractère objectif des lois de la science, notamment celui des lois de l’économie politique sous le socialisme. Ils nient que les lois de l’économie politique reflètent la régularité des processus qui se produisent indépendamment de la volonté humaine.

    Ils estiment que, étant donné le rôle particulier que l’histoire réserve à l’État soviétique, celui-ci, ses dirigeants, peuvent abolir les lois existantes de l’économie politique, peuvent « former », « créer » des lois nouvelles.

    Ces camarades se trompent gravement. Ils confondent visiblement les lois de la science reflétant les processus objectifs dans la nature ou dans la société, qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine, avec les lois édictées par les gouvernements, créées par la volonté des hommes et n’ayant qu’une force juridique. Mais il n’est point permis de les confondre.

    Le marxisme conçoit les lois de la science, — qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique, — comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine. Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir.

    À plus forte raison ne peut-on former ou créer de nouvelles lois de la science.

    Est-ce à dire, par exemple, que les résultats de l’action des lois de la nature, des forces de la nature sont, en général, inéluctables ; que l’action destructive des forces de la nature se produit toujours et partout avec une spontanéité inexorable, qui ne se prête pas à l’action des hommes ?

    Évidemment non. Si l’on fait abstraction des processus astronomiques, géologiques et quelques autres analogues, où les hommes, même s’ils connaissent les lois de leur développement, sont véritablement impuissants à agir sur eux ; ils sont en maintes occasions loin d’être impuissants quant à la possibilité d’agir sur les processus de la nature.

    Dans toutes ces circonstances, les hommes, en apprenant à connaître les lois de la nature, en en tenant compte et en s’appuyant sur elles, en les appliquant avec habileté et en les exploitant, peuvent limiter la sphère de leur action, imprimer aux forces destructives de la nature une autre direction, les faire servir à la société.

    Prenons un exemple parmi tant d’autres. Aux temps anciens, on considérait les débordements des grands fleuves, les inondations, la destruction des habitats et des superficies cultivées, comme un fléau contre lequel les hommes étaient impuissants.

    Mais avec le temps, avec le progrès des connaissances humaines, les hommes ayant appris à construire des barrages et des stations hydrauliques, on a trouvé moyen de détourner de la société les inondations qui paraissaient autrefois inéluctables.

    Bien plus : on a appris à museler les forces destructives de la nature, à les dompter pour ainsi dire, à faire servir la puissance des eaux à la société et à l’exploiter pour irriguer les champs, pour obtenir l’énergie électrique.

    Est-ce à dire que l’on ait par là même aboli les lois de la nature, les lois de la science, que l’on ait créé de nouvelles lois de la nature, de nouvelles lois de la science ?

    Évidemment non. La vérité est que toute cette opération tendant à prévenir l’action des forces destructives de l’eau et à l’exploiter dans l’intérêt de la société, s’effectue sans que les lois de la science soient le moins du monde violées, changées ou abolies, sans que de nouvelles lois de la science soient créées. Au contraire, toute cette opération se fait sur la base exacte des lois de la nature, des lois de la science, car une violation quelconque des lois de la nature, la moindre atteinte à ces lois amènerait la désorganisation, l’échec de cette opération.

    Il faut en dire autant des lois du développement économique, des lois de l’économie politique, — qu’il s’agisse de la période du capitalisme ou de la période du socialisme. Là aussi, comme dans les sciences de la nature, les lois du développement économique sont des lois objectives reflétant les processus du développement économique qui se produisent indépendamment de la volonté des hommes.

    On peut découvrir ces lois, les connaître et, s’appuyant sur elles, les exploiter dans l’intérêt de la société, imprimer une autre direction à l’action destructive de certaines lois, limiter la sphère de leur action, laisser le champ libre aux autres lois qui se fraient un chemin, mais on ne peut les détruire ou créer de nouvelles lois économiques.

    Un des traits particuliers de l’économie politique est que ses lois, à la différence des lois de la nature, ne sont pas durables ; qu’elles agissent, du moins la plupart d’entre elles, au cours d’une certaine période historique, après quoi elles cèdent la place à d’autres lois.

    Elles ne sont pas détruites, mais elles perdent leur force par suite de nouvelles conditions économiques et quittent la scène pour céder la place à de nouvelles lois qui ne sont pas créées par la volonté des hommes, mais surgissent sur la base de nouvelles conditions économiques.

    On se réfère à l’Anti-Dühring d’Engels, à sa formule selon laquelle l’abolition du capitalisme et la socialisation des moyens de production permettront aux hommes d’exercer leur pouvoir sur les moyens de production, de se libérer du joug des rapports économiques et sociaux, de devenir les « maîtres » de leur vie sociale. Engels appelle cette liberté la « nécessité comprise ».

    Et que peut vouloir dire la « nécessité comprise » ? Cela veut dire que les hommes, après avoir compris les lois objectives (la « nécessité »), les appliqueront en toute conscience, dans l’intérêt de la société. C’est pourquoi Engels y dit que :

    Les lois de leur propre pratique sociale, qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là dominées. (Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1950, p. 322.)

    Comme on voit, la formule d’Engels ne parle nullement en faveur de ceux qui pensent que l’on peut abolir, sous le socialisme, les lois économiques existantes et en créer de nouvelles. Au contraire, elle ne demande pas leur abolition, mais la connaissance des lois économiques et leur application judicieuse.

    On dit que les lois économiques revêtent un caractère spontané ; que l’action de ces lois est inéluctable ; que la société est impuissante devant elles. C’est faux.

    C’est fétichiser les lois, se faire l’esclave de ces lois. Il est prouvé que la société n’est pas impuissante devant les lois ; qu’elle peut, en connaissant les lois économiques et en s’appuyant sur elles, limiter la sphère de leur action, les exploiter dans l’intérêt de la société et les « dompter », comme cela se passe à l’égard des forces de la nature et de leurs lois, comme le montre l’exemple cité plus haut sur le débordement des grands fleuves.

    On se réfère au rôle particulier que le pouvoir des Soviets joue dans la construction du socialisme, et qui lui permettrait de détruire les lois existantes du développement économique et d’en « former » de nouvelles. Cela est également faux.

    Le rôle particulier du pouvoir des Soviets s’explique par deux faits ; en premier lieu, le pouvoir des Soviets ne devait pas remplacer une forme de l’exploitation par une autre, comme ce fut le cas dans les vieilles révolutions, mais liquider toute exploitation ; en second lieu, vu l’absence dans le pays de germes tout prêts de l’économie socialiste, il devait créer, pour ainsi dire, sur un « terrain vague », des formes nouvelles, socialistes, de l’économie.

    Tâche assurément difficile et complexe, et qui n’a pas de précédent. Néanmoins, le pouvoir des Soviets a rempli ce devoir avec honneur. Non point parce qu’il a aboli soi- disant les lois économiques existantes et en a « formé » de nouvelles, mais uniquement parce qu’il s’appuyait sur la loi économique de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives. Les forces productives de notre pays, notamment dans l’industrie, portaient un caractère social ; la forme de propriété était privée, capitaliste.

    Fort de la loi économique de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives, le pouvoir des Soviets a socialisé les moyens de production, en a fait la propriété du peuple entier, a aboli par là le système d’exploitation et créé des formes d’économie socialistes. Sans cette loi et sans s’appuyer sur elle, le pouvoir des Soviets n’aurait pas pu s’acquitter de sa tâche.

    La loi économique de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives se fraie depuis longtemps la voie dans les pays capitalistes. Si elle ne l’a pas encore fait pour se donner libre cours, c’est qu’elle rencontre la résistance la plus énergique des forces déclinantes de la société.

    Ici nous nous heurtons à une autre particularité des lois économiques. Alors que dans le domaine de la nature, la découverte et l’application d’une nouvelle loi se poursuivent plus ou moins sans entrave, dans le domaine économique la découverte et l’application d’une nouvelle loi qui porte atteinte aux intérêts des forces déclinantes de la société, rencontrent la résistance la plus énergique de ces forces.

    Il faut donc une force, une force sociale capable de vaincre cette résistance. Cette force s’est trouvée dans notre pays sous la forme de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie constituant l’immense majorité de la société. Cette force ne s’est pas encore trouvée dans les autres pays, dans les pays capitalistes. C’est ce qui explique pourquoi le pouvoir des Soviets a pu briser les forces anciennes de la société, et pourquoi la loi économique de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives a été appliquée avec une telle ampleur.

    On dit que la nécessité d’un développement harmonieux (proportionnel) de notre économie nationale permet au pouvoir des Soviets d’abolir les lois économiques existantes et d’en créer de nouvelles. Cela est absolument faux.

    Il ne faut pas confondre nos plans annuels et nos plans quinquennaux avec la loi économique objective du développement harmonieux, proportionnel de l’économie nationale.

    La loi du développement harmonieux de l’économie nationale a surgi en contrepoids à la loi de concurrence et d’anarchie de la production sous le capitalisme. Elle a surgi sur la base de la socialisation des moyens de production, après que la loi de concurrence et d’anarchie de la production a perdu sa force. Elle est entrée en vigueur parce que l’économie socialiste d’un pays ne peut être réalisée que sur la base de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale. C’est dire que la loi du développement harmonieux de l’économie nationale offre à nos organismes de planification la possibilité de planifier correctement la production sociale. Mais on ne doit pas confondre la possibilité avec la réalité.

    Ce sont deux choses différentes. Pour transformer cette possibilité en réalité, il faut étudier cette loi économique, s’en rendre maître, il faut apprendre à l’appliquer en pleine connaissance de cause ; il faut dresser des plans qui reflètent pleinement les dispositions de cette loi. On ne saurait dire que nos plans annuels et nos plans quinquennaux reflètent pleinement les dispositions de cette loi économique.

    On dit que certaines lois économiques, y compris la loi de la valeur, qui fonctionnent chez nous, sous le socialisme, sont des lois « transformées » ou même « foncièrement transformées » sur la base de l’économie planifiée. Cela est également faux.

    On ne peut « transformer » des lois ; et encore moins « foncièrement ». Si on peut les transformer, on peut aussi les abolir, en y substituant des lois nouvelles. La thèse de la « transformation » des lois est une survivance de la fausse formule sur l’ « abolition » et la « formation » des lois.

    Bien que la formule de la transformation des lois économiques soit depuis longtemps chose courante chez nous, force nous sera d’y renoncer, pour être plus exact. On peut limiter la sphère d’action de telles ou telles lois économiques, on peut prévenir leur action destructive, si tant est qu’elle s’exerce, mais on ne saurait les « transformer » ou les « abolir ».

    Par conséquent, quand on parle de « conquérir » les forces de la nature ou les forces économiques, de les « dominer », etc., on ne veut nullement dire par là qu’on peut « abolir » les lois de la science ou les « former ».

    Au contraire, on veut seulement dire par là que l’on peut découvrir des lois, les connaître, les assimiler, apprendre à les appliquer en pleine connaissance de cause, à les exploiter dans l’intérêt de la société et les conquérir par ce moyen, les soumettre à sa domination.

    Ainsi, les lois de l’économie politique sous le socialisme sont des lois objectives qui reflètent la régularité des processus intervenant dans la vie économique indépendamment de notre volonté. Nier cette thèse, c’est au fond nier la science ; or nier la science, c’est nier la possibilité de toute prévision, — c’est donc nier la possibilité de diriger la vie économique.

    On pourrait dire que ce qui vient d’être avancé est juste, universellement connu, mais qu’il n’y a là rien de nouveau et que, par suite, on perdrait son temps à répéter des vérités universellement connues. Sans doute, il n’y a là vraiment rien de nouveau, mais on aurait tort de croire qu’on perdrait son temps à répéter certaines vérités connues de nous.

    C’est que, chaque année, des milliers de nouveaux jeunes cadres viennent à nous, qui sommes le noyau dirigeant ; ils brûlent de nous aider, de se faire valoir, mais ils n’ont pas une éducation marxiste suffisante, ils ignorent beaucoup de vérités bien connues de nous, et sont obligés d’errer dans les ténèbres. Ils sont frappés par les prodigieuses réalisations du pouvoir des Soviets, les succès peu communs du régime soviétique leur tournent la tête, et les voilà qui s’imaginent que le pouvoir soviétique « peut tout », que « rien ne l’embarrasse », qu’il peut abolir les lois de la science, former des lois nouvelles.

    Comment faire avec ces camarades ? Comment les éduquer dans l’esprit du marxisme-léninisme ?

    Je pense que la répétition systématique des vérités dites « universellement connues », que leur explication patiente est un des meilleurs moyens pour éduquer ces camarades dans le marxisme.

    2. De la production marchande sous le socialisme

    Certains camarades soutiennent que le Parti a conservé à tort la production marchande après avoir pris le pouvoir et nationalisé les moyens de production dans notre pays. Ils estiment que le Parti aurait dû à ce moment éliminer la production marchande. Ce faisant, ils se réfèrent à Engels, qui dit  :

    Par la prise de possession sociale des moyens de production, la production des marchandises cesse et par là même la domination du produit sur le producteur. (F. Engels : Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1950, p. 322.)

    Ces camarades se trompent gravement.

    Analysons la formule d’Engels. On ne peut la considérer comme parfaitement claire et précise, puisqu’elle n’indique pas s’il s’agit de la prise de possession, par la société, de tous les moyens de production ou d’une partie seulement, c’est-à-dire si tous les moyens de production ont été remis en possession du peuple ou seulement une partie. Donc, la formule d’Engels peut être comprise de deux manières.

    Dans un autre passage de son Anti-Dühring, Engels parle de la prise de possession de « tous les moyens de production », « de la totalité des moyens de production ».

    Engels entend donc dans sa formule la nationalisation non pas d’une partie, mais de la totalité des moyens de production, c’est-à-dire la remise en possession du peuple des moyens de production non seulement dans l’industrie, mais aussi dans l’agriculture.

    Par conséquent, Engels a en vue les pays où le capitalisme et la concentration de la production sont suffisamment développés non seulement dans l’industrie, mais aussi dans l’agriculture, pour rendre possible l’expropriation de tous les moyens de production du pays, et en faire la propriété du peuple.

    Engels estime donc que dans ces pays, il conviendrait, parallèlement à la socialisation de tous les moyens de production, d’éliminer la production marchande. Cela est, bien entendu, très juste.

    À la fin du siècle dernier, à l’époque de la publication de l’Anti-Dühring, seule l’Angleterre était ce pays, où le développement du capitalisme et la concentration de la production, tant dans l’industrie que dans l’agriculture, avaient atteint un degré tel que la possibilité s’offrait, en cas de prise du pouvoir par le prolétariat, de remettre tous les moyens de production du pays en possession du peuple et d’éliminer la production marchande.

    Je fais abstraction ici de l’importance qu’a pour l’Angleterre le commerce extérieur avec sa part énorme dans l’économie nationale britannique. Je pense que c’est seulement après avoir étudié la question qu’on pourrait définitivement décider du sort de la production marchande en Grande-Bretagne au lendemain de la prise du pouvoir par le prolétariat et de la nationalisation de tous les moyens de production.

    Du reste, non seulement à la fin du siècle dernier, mais aujourd’hui encore, aucun pays n’a atteint le degré de développement du capitalisme et de concentration de la production agricole, que nous observons en Angleterre.

    Pour les autres pays, malgré le développement du capitalisme à la campagne, il y a là encore une classe assez nombreuse de petits et moyens propriétaires-producteurs, dont il importerait de déterminer le sort au cas où le prolétariat accéderait au pouvoir.

    Mais la question se pose : que doivent faire le prolétariat et son parti si dans tel ou tel pays, y compris le notre, les conditions sont favorables à la prise du pouvoir par le prolétariat et au renversement du capitalisme ; où le capitalisme dans l’industrie a concentré les moyens de production au point qu’on peut les exproprier et les remettre en possession de la société, mais où l’agriculture, malgré le progrès du capitalisme, est émiettée entre les nombreux petits et moyens propriétaires-producteurs au point que la possibilité ne se présente pas d’envisager l’expropriation de ces producteurs ?

    À cette question la formule d’Engels ne répond pas. Du reste, elle ne doit pas y répondre, puisqu’elle a surgi sur la base d’une autre question, celle de savoir quel doit être le sort de la production marchande après que tous les moyens de production auront été socialisés.

    Ainsi, comment faire si tous les moyens de production n’ont pas été socialisés, mais seulement une partie, et ni les conditions favorables à la prise du pouvoir par le prolétariat sont réunies, — faut-il que le prolétariat prenne le pouvoir et faut-il aussitôt après détruire la production marchande ?

    On ne peut certes pas qualifier de réponse l’opinion de certains pseudo-marxistes qui considèrent que, dans ces conditions, il conviendrait de renoncer à la prise du pouvoir et d’attendre que le capitalisme ait pris le temps de ruiner les millions de petits et moyens producteurs, de les transformer en salariés agricoles et de concentrer les moyens de production dans l’agriculture ; qu’après cela seulement on pourrait poser la question de la prise du pouvoir par le prolétariat et de la socialisation de tous les moyens de production. On comprend que les marxistes ne peuvent accepter pareille « solution » sans risquer de se déshonorer à fond.

    On ne peut pas non plus considérer comme une réponse l’opinion d’autres pseudo-marxistes qui pensent qu’il conviendrait peut-être de prendre le pouvoir, de procéder à l’expropriation des petits et moyens producteurs à la campagne et de socialiser leurs moyens de production.

    Les marxistes ne peuvent pas non plus s’engager dans cette voie insensée et criminelle qui enlèverait à la révolution prolétarienne toute possibilité de victoire et rejetterait pour longtemps la paysannerie dans le camp des ennemis du prolétariat.

    Lénine a répondu à cette question dans ses ouvrages sur « l’impôt en nature » et dans son fameux « plan coopératif ».

    La réponse de Lénine se ramène brièvement à ceci :

    a) ne pas laisser échapper les conditions favorables à la prise du pouvoir ; le prolétariat prendra le pouvoir sans attendre le moment où le capitalisme sera en mesure de ruiner les millions de petits et moyens producteurs individuels ;

    b) exproprier les moyens de production dans l’industrie et les remettre en possession du peuple ;

    c) pour les petits et moyens producteurs individuels, on les groupera progressivement en des coopératives de production, c’est-à-dire en de grosses entreprises agricoles, les kolkhozes ;

    d) développer par tous les moyens l’industrie et assigner aux kolkhozes une base technique moderne, celle de la grande production ; ne pas les exproprier mais, au contraire, les fournir abondamment de tracteurs et autres machines de premier ordre ;

    e) pour assurer l’alliance économique de la ville et des campagnes, de l’industrie et de l’agriculture, on maintiendra pour un temps la production marchande (échange par achat et vente), comme la forme la seule acceptable — pour les paysans — des relations économiques avec la ville, et on développera à fond le commerce soviétique, le commerce d’État et le commerce coopératif et kolkhozien, en éliminant du commerce tous les capitalistes.

    L’histoire de notre édification socialiste montre que cette voie de développement, tracée par Lénine, s’est entièrement vérifiée.

    Il ne peut faire de doute que pour tous les pays capitalistes qui possèdent une classe plus on moins nombreuse de petits et moyens producteurs, cette voie de développement est la seule possible et rationnelle pour la victoire du socialisme.

    On dit que la production marchande doit néanmoins, en toutes circonstances, aboutir et aboutira absolument au capitalisme. Cela est faux. Pas toujours ni en toutes circonstances ! On ne peut identifier la production marchande à la production capitaliste.

    Ce sont deux choses différentes. La production capitaliste est la forme supérieure de la production marchande.

    La production marchande ne conduit au capitalisme que si la propriété privée des moyens de production existe ; que si la force de travail apparaît sur le marché comme une marchandise que le capitaliste peut acheter et exploiter pour la production ; que si, par conséquent, il existe au pays un système d’exploitation des ouvriers salariés par les capitalistes.

    La production capitaliste commence là où les moyens de production sont détenus par des particuliers, tandis que les ouvriers, dépourvus des moyens de production, sont obligés de vendre leur force de travail comme une marchandise. Sans cela, il n’y a pas de production capitaliste.

    Eh bien, si ces conditions ne sont pas réunies, qui transforment la production marchande en production capitaliste, si les moyens de production ne sont plus une propriété privée, mais la propriété socialiste, si le salariat n’existe pas et la force de travail n’est plus une marchandise, si le système d’exploitation a été depuis longtemps aboli, comment faire alors : peut-on considérer que la production marchande aboutira quand même au capitalisme ? Évidemment non. Or, notre société est précisément une société où la propriété privée des moyens de production, le salariat et l’exploitation n’existent plus depuis longtemps.

    On ne peut pas considérer la production marchande comme une chose se suffisant à elle-même, indépendante de l’ambiance économique.

    La production marchande est plus vieille que la production capitaliste. Elle existait sous le régime d’esclavage et le servait, mais n’a pas abouti au capitalisme. Elle existait sous le féodalisme et le servait, sans toutefois aboutir au capitalisme, bien qu’elle ait préparé certaines conditions pour la production capitaliste.

    La question se pose : pourquoi la production marchande ne peut- elle pas de même, pour un temps, servir notre société socialiste sans aboutir au capitalisme, si l’on tient compte que la production marchande n’a pas chez nous une diffusion aussi illimitée et universelle que dans les conditions capitalistes ; qu’elle est placée chez nous dans un cadre rigoureux grâce à des conditions économiques décisives comme la propriété sociale des moyens de production, la liquidation du salariat et du système d’exploitation ?

    On dit qu’après que la propriété sociale des moyens de production s’est installée dans notre pays et que le salariat et l’exploitation ont été liquidés, la production marchande n’a plus de sens, qu’il faudrait pas conséquent l’éliminer.

    Cela est également faux. À l’heure actuelle, il existe chez nous deux formes essentielles de production socialiste : celle de l’État, c’est-à-dire du peuple entier, et la forme kolkhozienne, que l’on ne peut pas appeler commune au peuple entier. Dans les entreprises d’État, les moyens de production et les objets fabriqués constituent la propriété du peuple entier.

    Dans les entreprises kolkhoziennes, bien que les moyens de production (la terre, les machines) appartiennent à l’État, les produits obtenus sont la propriété des différents kolkhozes qui fournissent le travail de même que les semences ; les kolkhozes disposent pratiquement de la terre qui leur a été remise à perpétuité comme de leur bien propre, quoiqu’ils ne puissent pas la vendre, l’acheter, la donner à bail ou la mettre en gage.

    L’État ne peut donc disposer que de la production des entreprises d’État, les kolkhozes bénéficiant de leur production comme de leur bien propre.

    Mais les kolkhozes ne veulent pas aliéner leurs produits autrement que sous la forme de marchandises, en échange de celles dont ils ont besoin. Les kolkhozes n’acceptent pas aujourd’hui d’autres relations économiques avec la ville que celles intervenant dans les échanges par achat et vente de marchandises.

    Aussi la production marchande et les échanges sont-ils chez nous, à l’heure actuelle, une nécessité pareille à celle d’il y a trente ans, par exemple, époque à laquelle Lénine proclamait la nécessité de développer par tous les moyens les échanges.

    Certes, lorsqu’au lieu de deux principaux secteurs de production, État et kolkhozes, il se formera un seul secteur universel investi du droit de disposer de tous les produits de consommation du pays, la circulation des marchandises avec son « économie monétaire » aura disparu comme un élément inutile de l’économie nationale.

    D’ici là, aussi longtemps que les deux principaux secteurs de production existeront, la production marchande et la circulation des marchandises resteront en vigueur comme un élément nécessaire et très utile dans le système de notre économie nationale. Comment sera-t-il procédé à la formation d’un seul secteur universel ?

    Par simple absorption du secteur kolkhozien dans le secteur d’État, ce qui est peu probable (ceci pouvant être considéré comme une expropriation des kolkhozes), ou par la constitution d’un seul organisme économique national (avec des représentants de l’industrie d’État et des kolkhozes), ayant le droit d’abord de recenser tous les produits de consommation du pays et, avec le temps, de répartir la production, par exemple, sous forme d’échange des produits ? C’est là une autre question qui demande un examen à part.

    Par conséquent, notre production marchande n’est pas une production marchande ordinaire, elle est d’un genre spécial, une production marchande sans capitalistes, qui se préoccupe pour l’essentiel des marchandises appartenant à des producteurs socialistes associés (État, kolkhozes, coopératives), et dont la sphère d’action est limitée à des articles de consommation personnelle, qui ne peut évidemment pas se développer pour devenir une production capitaliste et doit aider, avec son « économie monétaire », au développement et à l’affermissement de la production socialiste.

    Aussi ont-ils absolument tort, ceux qui déclarent que, du moment que la société socialiste maintient les formes marchandes de la production, il y a lieu, soi-disant, de rétablir chez nous toutes les catégories économiques propres au capitalisme : la force de travail comme marchandise, la plus-value, le capital, le profit du capital, le taux moyen du profit, etc.

    Ces camarades confondent la production marchande avec la production capitaliste et estiment que, du moment qu’il y a production marchande, il doit y avoir aussi production capitaliste. Ils ne comprennent pas que notre production marchande se distingue foncièrement de la production marchande sous le capitalisme.

    Bien plus, je pense qu’il faut renoncer à certaines autres notions empruntées au Capital, où Marx se livrait à l’analyse du capitalisme, — et artificiellement accolées à nos rapports socialistes. Je veux parler entre autres de notions telles que le travail « nécessaire » et le « surtravail », le produit « nécessaire » et le « surproduit », le temps « nécessaire » et le « temps extra ».

    Marx a analysé le capitalisme afin d’établir l’origine de l’exploitation de la classe ouvrière, la plus-value, et de fournir à la classe ouvrière privée des moyens de production une arme spirituelle pour renverser le capitalisme.

    On comprend que Marx se sert ici de notions (catégories) qui répondent parfaitement aux rapports capitalistes.

    Mais il serait plus qu’étrange de se servir actuellement de ces notions, alors que la classe ouvrière, loin d’être privée du pouvoir et des moyens de production, détient au contraire le pouvoir et possède les moyens de production.

    Les propos sur la force de travail comme marchandise et sur le « salariat » des ouvriers sonnent d’une façon assez absurde sous notre régime  : comme si la classe ouvrière, possédant les moyens de production, se salariait elle-même et se vendait à elle-même sa force de travail.

    Il n’est pas moins étrange de parler aujourd’hui de travail « nécessaire » et de « surtravail » : comme si dans nos conditions, le travail des ouvriers donné à la société en vue d’élargir la production, de développer l’instruction, la santé publique, d’organiser la défense nationale, etc., n’était pas aussi nécessaire à la classe ouvrière, aujourd’hui au pouvoir, que le travail dépensé pour subvenir aux besoins personnels de l’ouvrier et de sa famille.

    Il est à noter que Marx dans sa Critique du programme de Gotha, où il analyse non plus le capitalisme, mais entre autres la première phase de la société communiste, reconnaît que le travail consacré à la société pour élargir la production, pour l’instruction, la santé publique, les frais d’administration, la constitution de réserves, etc., est aussi nécessaire que le travail dépensé pour subvenir aux besoins de consommation de la classe ouvrière.

    Je pense que nos économistes doivent en finir avec ce défaut de concordance entre les vieilles notions et le nouvel état de choses dans notre pays socialiste, en substituant aux notions anciennes des notions appropriées à la nouvelle situation.

    Nous avons pu tolérer ce défaut de concordance un certain temps. Mais l’heure est venue où nous devons enfin remédier à ce défaut.

    3. La loi de la valeur sous le socialisme

    On demande parfois si la loi de la valeur existe et fonctionne chez nous, sous notre régime socialiste.

    Oui, elle existe et fonctionne. Là où il y a marchandises et production marchande, la loi de la valeur existe nécessairement.

    La sphère d’action de la loi de la valeur s’étend chez nous tout d’abord à la circulation des marchandises, à l’échange des marchandises par achat et vente, à l’échange surtout des marchandises d’usage personnel. Dans ce domaine, la loi de la valeur conserve, bien entendu, dans certaines limites, un rôle régulateur.

    L’action de la loi de la valeur ne se borne pas cependant à la sphère de la circulation des marchandises. Elle s’étend de même à la production. Il est vrai que la loi de la valeur ne joue pas un rôle régulateur dans notre production socialiste.

    Mais elle agit néanmoins sur la production, et il faut nécessairement en faire état en dirigeant la production.

    Le fait est que les produits de consommation, nécessaires pour compenser les pertes en force de travail dans le processus de la production, sont fabriqués chez nous et sont réalisés en tant que marchandises soumises à l’action de la loi de la valeur.

    Là précisément, la loi de la valeur exerce son action sur la production. Ceci étant, l’autonomie financière et la rentabilité, le prix de revient, les prix, etc. ont aujourd’hui une importance d’actualité dans nos entreprises.

    C’est pourquoi nos entreprises ne peuvent ni ne doivent se passer de la loi de la valeur.

    Est-ce bien ? Ce n’est pas mal. Dans les conditions où nous sommes aujourd’hui, cela n’est vraiment pas mal, ceci ayant pour effet de former nos dirigeants de l’industrie dans la conduite rationnelle de la production, et de les discipliner.

    Ce n’est pas mal, puisque nos dirigeants de l’industrie apprennent ainsi à évaluer le potentiel de production, à l’évaluer avec exactitude et à tenir compte aussi exactement des réalités de la production, au lieu de perdre leur temps à bavarder sur des « chiffres estimatifs » pris au hasard. Ce n’est pas mal, puisque nos dirigeants de l’industrie apprennent ainsi à chercher, à trouver et à exploiter les réserves latentes, tapies dans les profondeurs de la production, au lieu de les fouler aux pieds.

    Ce n’est pas mal, puisque nos dirigeants de l’industrie apprennent ainsi à améliorer systématiquement les méthodes de fabrication, à réduire le prix de revient, à pratiquer l’autonomie financière et à réaliser la rentabilité des entreprises. C’est là une bonne école pratique, qui hâtera la montée de nos cadres de l’industrie pour en faire de vrais dirigeants de la production socialiste à l’étape actuelle du développement.

    Le malheur n’est pas que la loi de la valeur agisse chez nous sur la production. Le malheur est que les dirigeants de notre industrie et nos spécialistes de la planification, à peu d’exceptions près, connaissent mal l’action de la loi de la valeur, ne l’étudient pas et ne savent pas en tenir compte dans leurs calculs. C’est ce qui explique la confusion qui règne encore chez nous dans la politique des prix. Voici un exemple entre tant d’autres.

    Il y a quelque temps on avait décidé de régler, dans l’intérêt de la culture cotonnière, le rapport des prix du coton et des céréales, de préciser le prix des céréales vendues aux cultivateurs de coton et de relever les prix du coton livré à l’État.

    Dès lors, nos dirigeants de l’industrie et nos spécialistes de la planification apportèrent une proposition qui ne pouvait que surprendre les membres du Comité central, puisque cette proposition fixait le prix d’une tonne de céréales à peu près au même niveau que celui d’une tonne de coton ; au surplus, le prix d’une tonne de céréales était le même que celui d’une tonne de pain cuit.

    Les membres du Comité central ayant fait remarquer que le prix d’une tonne de pain cuit devait être supérieur à celui d’une tonne de céréales, en raison des frais supplémentaires nécessités par la mouture et la cuisson ; que le coton en général coûtait bien plus cher que les céréales, témoin les prix mondiaux du coton et des céréales, — les auteurs de la proposition ne purent rien dire d’explicite.

    Force fut au Comité central de prendre la chose en mains propres, de diminuer les prix des céréales et de relever ceux du coton. Que serait-il advenu si la proposition de ces camarades avait reçu force légale ? Nous aurions ruiné les cultivateurs et serions restés sans coton.

    Est-ce à dire que la loi de la valeur s’exerce chez nous avec la même ampleur que sous le capitalisme ; qu’elle est chez nous régulatrice de la production ?

    Évidemment non. En réalité, la loi de la valeur, sous notre régime économique, exerce son action dans un cadre strictement limité. On a déjà dit que la production marchande, sous notre régime, exerce son action dans un cadre limité.

    On peut en dire autant de l’action exercée par la loi de la valeur. Il est certain que l’absence de propriété privée des moyens de production et leur socialisation à la ville comme à la campagne ne peuvent que limiter la sphère d’action de la loi de la valeur et le degré de sa réaction sur la production.

    C’est dans le même sens qu’intervient dans l’économie nationale la loi du développement harmonieux (proportionnel), qui a remplacé la loi de concurrence et d’anarchie de la production.

    C’est dans le même sens qu’interviennent nos plans annuels et quinquennaux et, en général, toute notre politique économique qui s’appuie sur les dispositions de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale.

    Tous ces faits pris ensemble font que la sphère d’action de la loi de la valeur est strictement limitée chez nous, et que la loi de la valeur ne peut, sous notre régime, jouer un rôle régulateur dans la production.

    C’est ce qui explique d’ailleurs ce fait « stupéfiant » que, malgré la montée incessante et impétueuse de notre production socialiste, la loi de la valeur n’aboutit pas chez nous aux crises de surproduction, alors que la même loi de la valeur, qui a une large sphère d’action sous le capitalisme, malgré les faibles rythmes de croissance de la production dans les pays capitalistes, aboutit à des crises périodiques de surproduction.

    On dit que la loi de la valeur est une loi constante, obligatoire pour toutes les périodes d’évolution historique ; que si la loi de la valeur perd sa force comme régulatrice des rapports d’échange dans la seconde phase de la société communiste, elle maintiendra dans cette phase de développement sa force comme régulatrice des rapports entre les diverses branches de la production, comme régulatrice de la répartition du travail entre les branches de la production.

    Cela est tout à fait faux. La valeur, ainsi que la loi de la valeur, est une catégorie historique liée à l’existence de la production marchande. Avec la disparition de cette dernière, disparaîtront aussi la valeur avec ses formes et la loi de la valeur.

    Dans la seconde phase de la société communiste, la quantité de travail dépensé pour fabriquer les produits, ne se mesurera plus par des voies détournées, au moyen de la valeur et de ses formes, comme c’est le cas pour la production marchande, mais directement et immédiatement par la quantité de temps, la quantité d’heures dépensées pour fabriquer les produits.

    En ce qui concerne la répartition du travail, celle-ci ne se réglera pas entre les branches de production par la loi de la valeur qui aura perdu sa force vers ce temps, mais par l’accroissement des besoins de la société en produits.

    Ce sera une société où la production se réglera par les besoins de la société, et le recensement des besoins de la société acquerra une importance de premier ordre pour les organismes de planification.

    Il est de même absolument faux d’affirmer que, dans notre régime économique actuel, à la première phase du développement de la société communiste, la loi de la valeur règle soi-disant les « proportions » de la répartition du travail entre les diverses branches de production.

    Si cela était juste, pourquoi ne développerait-on pas à fond nos industries légères comme étant les plus rentables, de préférence à l’industrie lourde qui est souvent moins rentable et qui parfois ne l’est pas du tout ?

    Si cela était juste, pourquoi ne fermerait-on pas chez nous les entreprises pour l’instant non rentables de l’industrie lourde, où le travail des ouvriers ne produit pas « l’effet voulu », et pourquoi n’ouvrirait-on pas de nouvelles entreprises de l’industrie légère assurément rentable, où le travail des ouvriers pourrait produire un « plus grand effet » ?

    Si cela était juste, pourquoi ne transférerait-on pas chez nous les ouvriers des entreprises peu rentables, bien que très nécessaires à l’économie nationale, vers les entreprises plus rentables, selon la loi de la valeur qui règle soi-disant les « proportions » de la répartition de travail entre les branches de production ?

    Sans doute qu’en suivant à la trace ces camarades, il nous faudrait renoncer au primat de la production des moyens de production sur la production des moyens de consommation. Et que signifie renoncer au primat de la production des moyens de production ?

    C’est rendre impossible la croissance incessante de notre économie nationale, car on ne saurait réaliser la croissance incessante de l’économie nationale, sans réaliser en même temps le primat de la production des moyens de production.

    Ces camarades oublient que la loi de la valeur ne peut être la régulatrice de la production que sous le capitalisme, alors qu’existent la propriété privée des moyens de production, la concurrence, l’anarchie de la production, les crises de surproduction.

    Ils oublient que la sphère d’action de la loi de la valeur est limitée chez nous par la propriété sociale des moyens de production, par l’action de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale, — elle est donc limitée aussi par nos plans annuels et quinquennaux qui sont le reflet approximatif des dispositions de cette loi.

    Certains camarades tirent de là cette conclusion que la loi du développement harmonieux de l’économie nationale et la planification de celle-ci suppriment le principe de la rentabilité. Cela est absolument faux. Il en va tout autrement.

    Si l’on considère la rentabilité, non pas du point de vue des différentes entreprises ou branches de production ni au cours d’une seule année, mais du point de vue de l’ensemble de l’économie nationale et au cours de dix à quinze ans par exemple, — ce qui serait le seul moyen d’aborder la question correctement, — la rentabilité momentanée et précaire des différentes entreprises ou branches de production ne peut soutenir aucune comparaison avec la forme supérieure d’une rentabilité solide et constante ; celle que nous donnent l’action de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale et la planification de cette dernière, en nous débarrassant des crises économiques périodiques, destructrices de l’économie nationale qui apportent à la société un immense dommage matériel, et en nous assurant le progrès continu de l’économie nationale avec ses rythmes élevés.

    Bref, il n’est pas douteux que dans nos conditions socialistes actuelles de la production, la loi de la valeur ne peut être « régulatrice des proportions » dans la répartition du travail entre les diverses branches de production.

    4. De la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne,
    entre le travail intellectuel et le travail manuel,
    et de la liquidation des différences entre eux

    Ce titre a trait à plusieurs problèmes qui se distinguent essentiellement les uns des autres ; je les réunis cependant dans un seul chapitre, non pas pour les mêler, mais exclusivement en vue d’abréger mon exposé.

    La suppression de l’opposition entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture constitue un problème connu, depuis longtemps soulevé par Marx et Engels.

    La base économique de cette opposition est l’exploitation de la campagne par la ville, l’expropriation de la paysannerie et la ruine de la majeure partie de la population rurale, dues au développement de l’industrie, du commerce, du système de crédits en régime capitaliste.

    Aussi faut-il considérer l’opposition entre la ville et la campagne sous le capitalisme comme une opposition d’intérêts. C’est sur ce terrain qu’a surgi cette attitude d’hostilité de la campagne à l’égard de la ville et en général à l’égard des « citadins ».

    Il est certain qu’avec l’abolition du capitalisme et du système d’exploitation, avec le renforcement du régime socialiste dans notre pays, devait disparaître l’opposition des intérêts entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture.

    C’est ce qui advint. L’aide efficace apportée à notre paysannerie par la ville socialiste, par notre classe ouvrière, pour liquider les grands propriétaires fonciers et les koulaks, a consolidé le terrain en vue de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie ; d’autre part, l’approvisionnement systématique de la paysannerie et de ses kolkhozes en tracteurs et machines de premier ordre a fait que l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie s’est transformée en amitié entre elles.

    Sans doute, les ouvriers et la paysannerie kolkhozienne forment cependant deux classes qui se distinguent l’une de l’autre par leur situation respective.

    Mais cette distinction n’affaiblit en aucune manière leur amitié. Au contraire, leurs intérêts se situent sur le même plan, celui de la consolidation du régime socialiste et de la victoire du communisme. Il n’est donc pas étonnant qu’il ne reste plus trace de la méfiance d’autrefois et, à plus forte raison, de la haine de la campagne pour la ville.

    Tout cela signifie que le terrain propice à l’opposition entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture est d’ores et déjà liquidé par notre régime socialiste actuel.

    Cela ne veut point dire, bien entendu, que la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne doive amener la « mort des grandes villes » (voir Engels : Anti- Dühring).

    Non seulement les grandes villes ne périront pas, mais il en surgira encore de nouvelles, qui seront des centres de grande culture intellectuelle, centres non seulement de la grande industrie, mais aussi de la transformation des produits agricoles et d’un puissant développement de toutes les branches de l’industrie alimentaire.

    C’est ce qui contribuera à l’épanouissement culturel du pays et conduira au nivellement des conditions d’existence dans les villes et les campagnes.

    Il en va de même de la suppression de l’opposition entre le travail intellectuel et manuel. C’est là aussi un problème connu, depuis longtemps posé par Marx et Engels.

    La base économique de l’opposition entre le travail intellectuel et manuel, c’est l’exploitation des travailleurs manuels par les représentants du travail intellectuel. Tout le monde connaît l’écart qui existait sous le capitalisme entre les travailleurs manuels dans les entreprises et le personnel dirigeant. On sait que cet écart a donné lieu à une attitude hostile des ouvriers envers le directeur, le contremaître, l’ingénieur et autres représentants du personnel technique, qu’ils considéraient comme leurs ennemis.

    On comprend qu’avec l’abolition du capitalisme et du système d’exploitation devait disparaître l’opposition des intérêts entre le travail manuel et le travail intellectuel. Elle a effectivement disparu sous notre régime socialiste. Maintenant, travailleurs manuels et personnel dirigeant ne sont pas des ennemis, mais des camarades et des amis, membres d’une seule collectivité de producteurs, vivement intéressés au progrès et à l’amélioration de la production. De l’ancienne animosité, il ne reste plus trace.

    Le problème de la disparition des différences entre la ville (l’industrie) et la campagne (l’agriculture), entre le travail intellectuel et le travail manuel, revêt un tout autre caractère. Ce problème n’a pas été posé par les classiques du marxisme. C’est un problème nouveau, posé par la pratique de notre édification socialiste.

    Ce problème n’a-t-il pas été imaginé de toutes pièces ? a-t-il pour nous une importance pratique ou théorique ? Non, on ne peut pas dire que ce problème ait été imaginé de toutes pièces. Au contraire, il est pour nous un problème sérieux au plus haut point.

    Si l’on considère, par exemple, la différence entre l’apiculture et l’industrie, elle consiste chez nous non seulement en ce que les conditions de travail dans l’agriculture diffèrent des conditions de travail dans l’industrie, mais avant tout et principalement en ce que dans notre industrie les moyens de production et les objets produits appartiennent au peuple, tandis que dans l’agriculture la propriété n’est pas celle du peuple entier mais celle d’un groupe, du kolkhoze.

    Ce fait, on l’a déjà dit, aboutit au maintien de la circulation des marchandises, et ce n’est qu’avec la disparition de cette différence entre l’industrie et l’agriculture que peut disparaître la production marchande avec toutes les conséquences qui en découlent. Par conséquent, on ne peut nier que la disparition de cette différence essentielle entre l’agriculture et l’industrie doive avoir pour nous une importance de premier plan.

    Il faut en dire autant de la suppression de la différence essentielle entre le travail intellectuel et le travail manuel. Ce problème a également pour nous une importance primordiale. Avant que l’émulation socialiste de masse ait pris de l’ampleur, notre industrie montait en grinçant, et nombre de camarades préconisaient même des rythmes ralentis du développement industriel.

    Cela s’explique surtout par le fait que le niveau culturel et technique des ouvriers était trop bas et retardait de beaucoup sur le niveau du personnel technique. Les choses ont pourtant changé radicalement depuis que l’émulation socialiste a pris chez nous un caractère de masse. Dès lors, l’industrie a fait des progrès rapides. Pourquoi l’émulation socialiste a-t-elle pris un caractère de masse ?

    Parce qu’il s’est trouvé parmi les ouvriers des groupes de camarades qui, non seulement s’étaient assimilé un minimum de connaissances techniques, mais sont allés au delà et ont atteint le niveau du personnel technique ; ils ont commencé à corriger les techniciens et les ingénieurs, à renverser les normes existantes comme périmées, à introduire des normes nouvelles, plus modernes, etc. Que serait-il advenu si, au lieu de groupes d’ouvriers, la majorité des ouvriers avaient élevé leur niveau culturel et technique jusqu’au niveau des ingénieurs et des techniciens ?

    Notre industrie aurait été portée à une hauteur inaccessible pour l’industrie des autres pays. On ne doit donc pas nier que la suppression de la différence essentielle entre le travail intellectuel et le travail manuel, en élevant le niveau culturel et technique des ouvriers au niveau du personnel technique, ne peut pas ne pas avoir pour nous une importance de premier plan.

    Certains camarades soutiennent qu’avec le temps disparaîtra non seulement la différence essentielle entre l’industrie et l’agriculture, entre le travail manuel et le travail intellectuel, mais aussi toutes les différences entre eux. Cela est faux.

    La suppression de la différence essentielle entre l’industrie et l’agriculture ne peut pas aboutir à la suppression de toutes les différences entre elles. Une certaine différence, fût-elle insignifiante, demeurera assurément par suite des conditions différentes de travail dans l’industrie et dans l’agriculture.

    Même dans l’industrie, si l’on tient compte de ses diverses branches, les conditions de travail ne sont pas partout les mêmes : les conditions de travail des mineurs, par exemple, diffèrent de celles des ouvriers d’une fabrique mécanisée de chaussures ; les conditions de travail des mineurs de minerais diffèrent de celles des ouvriers occupés dans l’industrie mécanique. Si cela est juste, une certaine différence subsistera surtout entre l’industrie et l’agriculture.

    Il faut en dire autant de la différence entre le travail intellectuel et le travail manuel. La différence essentielle entre eux, quant au niveau culturel et technique, disparaîtra assurément. Mais une certaine différence, fût-elle insignifiante, demeurera pourtant, ne serait-ce que parce que les conditions de travail du personnel dirigeant des entreprises ne sont pas identiques aux conditions de travail des ouvriers.

    Ceux de mes camarades qui affirment le contraire s’appuient sans doute sur une formulation de certaines de mes interventions où il est question de la suppression de la différence entre l’industrie et l’agriculture, entre le travail intellectuel et le travail manuel, sans qu’il soit spécifié qu’il est question de supprimer la différence essentielle, et non pas toutes les différences. C’est bien ainsi que les camarades ont compris ma formulation, en supposant qu’elle signifie la suppression de toutes les différences.

    C’est que la formulation était inexacte, insuffisante. Il faut la rejeter, la remplacer par une autre, affirmant la suppression des différences essentielles et le maintien des distinctions non essentielles entre l’industrie et l’agriculture, entre le travail intellectuel et le travail manuel.

    5. De la désagrégation du marché mondial unique
    et de l’aggravation de la crise du système capitaliste mondial

    Le résultat économique le plus important de la deuxième guerre mondiale et de ses conséquences pour l’économie a été la désagrégation du marché mondial unique, universel. Ce qui a déterminé l’aggravation ultérieure de la crise générale du système capitaliste mondial.

    La deuxième guerre mondiale a été elle-même engendrée par cette crise. Chacune des deux coalitions capitalistes engagées dans le conflit, espérait pouvoir battre l’adversaire et asseoir sa domination sur le monde. C’est en cela qu’elles cherchaient une issue à la crise.

    Les États-Unis d’Amérique comptaient mettre hors de combat leurs concurrents les plus dangereux, l’Allemagne et le Japon, s’emparer des marchés étrangers, des ressources mondiales de matières premières et asseoir leur domination sur le monde.

    La guerre cependant n’a pas donné raison à leurs espoirs. Il est vrai que l’Allemagne et le Japon ont été mis hors de combat eu tant que concurrents des trois principaux pays capitalistes : U.S.A., Grande-Bretagne, France. Mais on a vu d’autre part se détacher du système capitaliste la Chine et les pays de démocratie populaire en Europe, pour former avec l’Union soviétique un seul et vaste camp socialiste, opposé au camp du capitalisme.

    Le résultat économique de l’existence des deux camps opposés fut que le marché unique, universel s’est désagrégé, ce qui fait que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre.

    Notons que les U.S.A. et la Grande-Bretagne avec la France ont contribué eux- mêmes, bien entendu, indépendamment de leur volonté, à former et à consolider un nouveau marché mondial parallèle.

    Ils ont soumis au blocus économique l’U.R.S.S., la Chine et les pays de démocratie populaire en Europe, qui ne faisaient pas partie du « plan Marshall », croyant ainsi pouvoir les étrangler. En réalité, loin d’être étranglé, le marché mondial nouveau a été consolidé.

    L’essentiel pourtant ne consiste pas ici dans le blocus économique, mais en ce que, dans l’après-guerre, ces pays se sont associés économiquement et ont organisé la collaboration et l’entraide économiques. L’expérience de cette coopération montre qu’aucun pays capitaliste n’aurait pu prêter aux pays de démocratie populaire une aide aussi efficace et techniquement qualifiée que celle qu’ils reçoivent de l’Union soviétique.

    Il ne s’agit pas seulement du fait que cette aide est très peu dispendieuse et de premier ordre au point de vue technique. Il s’agit avant tout qu’à la base de cette collaboration se trouve le désir sincère de s’entraider et de réaliser un essor économique général.

    Résultat : nous enregistrons des rythmes de développement élevés dans ces pays. On peut dire avec assurance qu’avec de tels rythmes de développement de l’industrie, ces pays n’auront bientôt plus besoin d’importer des marchandises provenant des pays capitalistes, mais éprouveront eux-mêmes la nécessité de vendre à l’étranger les excédents de leur production.

    Mais il s’ensuit que la sphère d’application des forces des principaux pays capitalistes (U.S.A., Grande-Bretagne, France) aux ressources mondiales, ne s’étendra pas mais diminuera ; que les conditions, quant aux débouchés mondiaux, s’aggraveront pour ces pays, et que la sous-production des entreprises y augmentera.

    C’est en cela que consiste proprement l’aggravation de la crise générale du système capitaliste universel, à la suite de la désagrégation du marché mondial.

    C’est ce que les capitalistes comprennent fort bien, car il est difficile de ne pas ressentir la perte de marchés tels que l’U.R.S.S., la Chine. Ils s’attachent à remédier à ces difficultés par le « plan Marshall », par la guerre en Corée, par la course aux armements, par la militarisation de l’industrie. Mais cela ressemble fort au noyé qui s’accroche à un brin de paille.

    Devant cette situation deux problèmes se posent aux économistes  :

    a) Peut-on affirmer que la thèse bien connue de Staline sur la stabilité relative des marchés en période de crise générale du capitalisme, thèse formulée avant la deuxième guerre mondiale, — reste toujours en vigueur ?

    b) Peut-on affirmer que la thèse bien connue, formulée par Lénine au printemps de 1916, selon laquelle, malgré sa putréfaction « dans l’ensemble le capitalisme se développe infiniment plus vite que naguère », — reste toujours en vigueur ?

    Je pense qu’on ne saurait l’affirmer. Etant donné les nouvelles conditions dues à la deuxième guerre mondiale, il faut considérer ces deux thèses comme périmées.

    6. De l’inévitabilité des guerres entre pays capitalistes

    Certains camarades affirment qu’étant donné les nouvelles conditions internationales, après la deuxième guerre mondiale, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus inévitables.

    Ils estiment que les contradictions entre le camp du socialisme et celui du capitalisme sont plus fortes que les contradictions entre pays capitalistes ; que les États-Unis d’Amérique se sont suffisamment soumis les autres pays capitalistes pour les empêcher de se faire la guerre et de s’affaiblir mutuellement ; que les hommes avancés du capitalisme sont assez instruits par l’expérience des deux guerres mondiales, qui ont porté un sérieux préjudice à l’ensemble du monde capitaliste, pour se permettre d’entraîner à nouveau les pays capitalistes dans une guerre entre eux ; que, de ce fait, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus inévitables.

    Ces camarades se trompent. Ils voient les phénomènes extérieurs affleurant à la surface, mais ils n’aperçoivent pas les forces profondes qui, bien qu’agissant momentanément de façon invisible, n’en détermineront pas moins le cours des événements.

    En apparence, la « sérénité » règne partout : les États-Unis d’Amérique ont réduit à la portion congrue l’Europe occidentale, le Japon et les autres pays capitalistes ; l’Allemagne (de l’Ouest), la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, tombés dans les griffes des U.S.A., exécutent docilement leurs injonctions.

    Mais on aurait tort de croire que cette « sérénité » puisse se maintenir « pour l’éternité » ; que ces pays supporteront sans fin la domination et le joug des États-Unis d’Amérique ; qu’ils n’essaieront pas de s’arracher du joug américain pour s’engager sur le chemin de l’indépendance.

    Considérons d’abord l’Angleterre et la France. Il est certain que ce sont des pays impérialistes.

    Il est certain que les matières premières à bon marché et les débouchés assurés ont pour eux une importance de premier plan. Peut-on imaginer qu’ils supporteront sans fin la situation actuelle, quand les Américains, à la faveur d’une « aide » prêtée au titre du « plan Marshall », s’installent dans le système économique de la Grande- Bretagne et de la France, système dont ils veulent faire un appendice de l’économie américaine ; quand le capital américain s’empare des matières premières et des débouchés dans les colonies anglo-françaises, préparant ainsi la catastrophe pour les profits exorbitants des capitalistes anglo-français ?

    N’est-il pas plus exact de dire que l’Angleterre capitaliste et, à sa suite, la France capitaliste seront finalement obligées de s’arracher à l’étreinte des U.S.A. et d’entrer en conflit avec eux pour s’assurer une situation indépendante et, bien entendu, des profits exorbitants ?

    Passons aux principaux pays vaincus, à l’Allemagne (occidentale), au Japon. Ces pays mènent aujourd’hui une existence lamentable sous la botte de l’impérialisme américain.

    Leur industrie et leur agriculture, leur commerce, leur politique extérieure et intérieure, toute leur existence sont enchaînés par le « régime » d’occupation américain.

    Dire qu’hier encore c’étaient de grandes puissances impérialistes qui ébranlaient les assises de la domination de la Grande-Bretagne, des U.S.A., de la France en Europe et en Asie. Penser que ces pays n’essaieront pas de se relever, de briser le « régime » des U.S.A. et de s’engager sur le chemin de l’indépendance, c’est croire au miracle.

    On dit que les contradictions entre capitalisme et socialisme sont plus fortes que celles existant entre les pays capitalistes. Théoriquement, c’est juste, bien sûr. Ce n’est pas seulement juste aujourd’hui, cela l’était aussi avant la deuxième guerre mondiale.

    C’est ce que comprenaient plus ou moins les dirigeants des pays capitalistes. Et cependant, la deuxième guerre mondiale n’a pas commencé par la guerre contre l’U.R.S.S., mais par une guerre entre paya capitalistes.

    Pourquoi ? Parce que, d’abord, la guerre contre l’U.R.S.S., pays du socialisme, est plus dangereuse pour le capitalisme que la guerre entre pays capitalistes. Car si la guerre entre pays capitalistes pose seulement le problème de la domination de tels pays capitalistes sur tels autres, la guerre contre l’U.R.S.S. doit nécessairement poser la question de l’existence même du capitalisme.

    Parce que, en second lieu, les capitalistes, bien qu’ils proclament, aux fins de « propagande », l’agressivité de l’Union soviétique, n’y croient pas eux-mêmes, puisqu’ils tiennent compte de la politique de paix de l’Union soviétique et savent que l’U.R.S.S. n’attaquera pas d’elle-même les pays capitalistes.

    Au lendemain de la première guerre mondiale, on considérait aussi que l’Allemagne avait été définitivement mise hors de combat, de même que le sont aujourd’hui, selon certains camarades, le Japon et l’Allemagne. À ce moment, on disait aussi et on proclamait dans la presse que les États-Unis d’Amérique avaient réduit l’Europe à la portion congrue ; que l’Allemagne ne pourrait plus se relever ; qu’il ne devait plus y avoir de guerre entre pays capitalistes.

    Mais, malgré cela, l’Allemagne s’est remise debout comme une grande puissance quinze à vingt ans après sa défaite ; elle s’est évadée de sa captivité et engagée sur le chemin de l’indépendance. Chose caractéristique, c’est que la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique ont aidé eux- mêmes l’Allemagne à se relever économiquement et à rétablir son potentiel économique et militaire.

    Sans doute qu’en aidant l’Allemagne à se relever économiquement, les U.S.A. et la Grande-Bretagne entendaient diriger l’Allemagne, une fois relevée, contre l’Union soviétique, l’utiliser contre le pays du socialisme. L’Allemagne cependant a dirigé ses forces, en premier lieu, contre le bloc anglo-franco-américain.

    Et lorsque l’Allemagne hitlérienne eut déclaré la guerre à l’Union soviétique, le bloc anglo-franco-américain, loin de se rallier à l’Allemagne hitlérienne, fut obligée, au contraire, de se coaliser avec l’U.R.S.S. contre l’Allemagne hitlérienne.

    Par conséquent, la lutte des pays capitalistes pour la possession des marchés et le désir de noyer leurs concurrents se sont pratiquement révélés plus forts que les contradictions entre le camp du capitalisme et celui du socialisme.

    On se demande : où est la garantie que l’Allemagne et le Japon ne se relèveront pas et ne tenteront pas de s’évader de la captivité américaine pour commencer une vie propre, indépendante ? Je pense que cette garantie n’existe pas.

    Il s’ensuit donc que l’inévitabilité des guerres entre pays capitalistes reste entière.

    On dit qu’il faut considérer comme périmée la thèse de Lénine selon laquelle l’impérialisme engendre inévitablement les guerres, puisque de puissantes forces populaires ont surgi maintenant, qui défendent la paix contre une nouvelle guerre mondiale. Cela est faux.

    Le mouvement actuel pour la paix se propose d’entraîner les masses populaires dans la lutte pour le maintien de la paix, pour conjurer une nouvelle guerre mondiale. Par conséquent, il ne vise pas à renverser le capitalisme et à instaurer le socialisme, — il se borne à des buts démocratiques de lutte pour le maintien de la paix. À cet égard, le mouvement actuel pour le maintien de la paix se distingue de celui qui existait lors de la première guerre mondiale, et qui, visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile, allait plus loin et poursuivait des buts socialistes.

    Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.

    Le plus probable, c’est que le mouvement actuel en faveur de la paix, en tant que mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix.

    Cela est bien, naturellement. C’est même très bien. Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer l’inévitabilité des guerres, en général, entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inévitabilité des guerres reste également entière.

    Pour supprimer l’inévitabilité des guerres, il faut détruire l’impérialisme.

    7. Des lois économiques fondamentales du capitalisme actuel et du socialisme

    On sait que la question des lois économiques fondamentales du capitalisme et du socialisme a été plusieurs fois soulevée au cours des discussions.

    Différentes opinions ont été émises à ce sujet, allant même jusqu’aux plus fantaisistes. Il est vrai que la plupart des participants à la discussion ont réagi mollement, et qu’aucune décision n’a été prise sur ce point. Toutefois, aucun des participants à la discussion n’a nié l’existence de ces lois.

    Une loi économique fondamentale du capitalisme existe-t-elle ? Oui, elle existe. Qu’est-ce que cette loi, quels sont ses traits caractéristiques ?

    La loi économique fondamentale du capitalisme est celle qui définit, non pas un aspect particulier ou des processus particuliers du développement de la production capitaliste, mais tous les principaux aspects et tous les principaux processus de ce développement ; elle définit donc l’essence de la production capitaliste, sa nature.

    La loi de la valeur n’est-elle pas la loi économique fondamentale du capitalisme ? Non. Elle est avant tout celle de la production marchande.

    Elle existait avant le capitalisme et continue d’exister, ainsi que la production marchande, après le renversement du capitalisme, par exemple, dans notre pays, avec, il est vrai, une sphère d’action limitée.

    Certes, la loi de la valeur, qui comporte une large sphère d’action dans le cadre du capitalisme, joue un grand rôle dans le développement de la production capitaliste ; mais elle ne définit pas l’essence de la production capitaliste et les bases du profit capitaliste ; bien plus : elle ne pose même pas ces problèmes. Elle ne peut donc pas être la loi économique fondamentale du capitalisme actuel.

    Pour les mêmes raisons, la loi de la concurrence et de l’anarchie de la production, ou la loi du développement inégal du capitalisme dans les différents pays ne peut être la loi économique fondamentale du capitalisme.

    On soutient que la loi du taux moyen du profit est la loi économique fondamentale du capitalisme actuel.

    Cela est faux. Le capitalisme actuel, le capitalisme de monopole, ne peut se contenter du taux moyen qui, au surplus, a tendance à diminuer par suite du relèvement de la composition organique du capital.

    L’actuel capitalisme de monopole ne demande pas le profit moyen, mais le maximum de profit, nécessaire pour réaliser plus ou moins régulièrement la reproduction élargie.

    La loi qui convient le mieux à la notion de loi économique fondamentale du capitalisme, est celle de la plus-value, celle de la naissance et de l’accroissement du profit capitaliste. En effet, elle détermine les traits essentiels de la production capitaliste.

    Mais la loi de la plus-value est une loi d’ordre trop général, qui ne touche pas aux problèmes du taux maximum du profit, dont la garantie est la condition du développement du capitalisme monopoliste. Pour combler cette lacune, il faut concrétiser la loi de la plus-value et la développer, en accord avec les conditions du capitalisme de monopole, en tenant compte que ce dernier ne réclame pas n’importe quel profit, mais le maximum de profit. C’est cela la loi économique fondamentale du capitalisme actuel.

    Les traits principaux et les dispositions de la loi économique fondamentale du capitalisme actuel pourraient être formulés à peu près ainsi : assurer le maximum de profit capitaliste en exploitant, en ruinant, en appauvrissant la majeure partie de la population d’un pays donné ; en asservissant et en dépouillant de façon systématique les peuples des autres pays, notamment ceux des pays arriérés ; enfin, en déclenchant des guerres et en militarisant l’économie nationale en vue d’assurer le maximum de profits.

    On dit que le profit moyen pourrait néanmoins, dans les conditions actuelles, amplement suffire au développement capitaliste.

    C’est faux. Le profit moyen, c’est la limite inférieure de la rentabilité, au-dessous de laquelle la production capitaliste devient impossible. Mais il serait ridicule de penser que les brasseurs d’affaires de l’actuel capitalisme monopoliste, en s’emparant des colonies, en asservissant les peuples et on déclenchant des guerres, entendent ne s’assurer qu’un profit moyen.

    Non, ce n’est pas le profit moyen, ni le surprofit qui ne représente en règle générale qu’une certaine majoration du profit moyen, mais le maximum de profit qui constitue la force motrice du capitalisme de monopole.

    C’est la nécessité de réaliser le maximum de profits qui pousse le capitalisme de monopole à des actes hasardeux comme l’asservissement et le pillage systématique des colonies et des autres pays arriérés, la transformation des pays indépendants en pays dépendants, l’organisation de nouvelles guerres qui sont pour les brasseurs d’affaires du capitalisme actuel le meilleur « business » leur permettant de tirer le maximum de profit ; enfin, les efforts tentés pour conquérir la domination économique mondiale.

    La portée de la loi économique fondamentale du capitalisme consiste entre autres en ceci : en définissant tous les phénomènes importants dans le développement du mode de production capitaliste, ses essors et ses crises, ses victoires et ses défaites, ses mérites et ses défauts, — tout le processus de son développement contradictoire, — elle permet de les comprendre et de les expliquer.

    Voici un exemple « frappant » entre tant d’autres.

    Tout le monde connaît les faits tirés de l’histoire et de la pratique du capitalisme, qui montrent l’essor impétueux de la technique sous le capitalisme, alors que les capitalistes s’affirment des champions de la technique avancée, des révolutionnaires dans le développement de la technique de la production.

    Mais on connaît également des faits d’un autre genre qui montrent que le développement de la technique subit des arrêts sous le capitalisme, quand les capitalistes font figure de réactionnaires par rapport au progrès technique et reviennent souvent au travail manuel.

    Comment expliquer cette contradiction flagrante ? On ne peut l’expliquer que par la loi économique fondamentale du capitalisme actuel, c’est-à-dire par la nécessité de réaliser le maximum de profits. Le capitalisme est pour la technique nouvelle, quand elle lui fait entrevoir les plus grands profits. Il est contre la nouvelle technique et pour le retour au travail manuel, lorsque la nouvelle technique ne lui fait plus entrevoir les profits les plus élevés.

    Il en est ainsi de la loi économique fondamentale du capitalisme actuel.

    Existe-t-il une loi économique fondamentale du socialisme ? Oui, elle existe. Quels sont les traits essentiels et les dispositions de cette loi ?

    Les traits essentiels et les dispositions de la loi économique fondamentale du socialisme pourraient être formulés à peu près ainsi : assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse accrus de toute la société, en augmentant et en perfectionnant toujours la production socialiste sur la base d’une technique supérieure.

    Par conséquent : au lieu que soit assuré le maximum de profits, c’est la satisfaction au maximum des besoins matériels et culturels de la société  ; au lieu que la production se développe avec des temps d’arrêt — de l’essor à la crise, de la crise à l’essor, — c’est une croissance ininterrompue de la production ; au lieu de temps d’arrêt périodiques qui s’opèrent dans le progrès technique et s’accompagnent de la destruction des forces productives de la société, c’est un perfectionnement ininterrompu de la production sur la base d’une technique supérieure.

    On dit que la loi économique fondamentale du socialisme est celle d’un développement harmonieux, proportionnel de l’économie nationale. Cela est faux. Le développement harmonieux de l’économie nationale et, par suite, sa planification, qui constitue le reflet plus ou moins fidèle de cette loi, ne peuvent rien donner par eux- mêmes, si on ignore au nom de quels objectifs se fait le développement planifié de l’économie nationale, ou bien si la tâche n’est pas claire.

    La loi du développement harmonieux de l’économie nationale, ne peut donner l’effet voulu que dans le cas où il y a une tâche au nom de laquelle ce développement se poursuit. Cette tâche ne peut être fournie par la loi même du développement harmonieux de l’économie nationale. À plus forte raison ne peut-elle pas être fournie par la planification de l’économie nationale.

    Cette tâche est contenue dans la loi économique fondamentale du socialisme sous la forme des dispositions exposées plus haut.

    Aussi, la loi du développement harmonieux de l’économie nationale ne peut-elle exercer à fond son action que si cette action s’appuie sur la loi économique fondamentale du socialisme.

    En ce qui concerne la planification de l’économie nationale, elle ne peut obtenir de résultats positifs qu’en observant deux conditions : a) si elle reflète correctement les dispositions de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale ; b) si elle tient compte partout des dispositions de la loi économique fondamentale du socialisme.

    8. Autres problèmes

    1) La question de la contrainte extra-économique sous le féodalisme.

    Sans doute, la contrainte extra-économique a contribué à consolider le pouvoir économique des féodaux, sans constituer toutefois la base du féodalisme ; c’était la propriété féodale de la terre qui en était le fondement.

    2) La question de la propriété personnelle du foyer kolkhozien.

    On aurait tort de dire dans le projet de manuel que « chaque foyer kolkhozien dispose personnellement d’une vache, de menu bétail et de volaille ». On sait qu’en réalité la vache, le menu bétail, la volaille, etc., ne sont pas un objet de jouissance personnelle, mais la propriété personnelle du foyer kolkhozien. L’expression « jouissance personnelle » a été empruntée sans doute au Statut-type de l’artel agricole. Mais il y a là une erreur. La Constitution de l’U.R.S.S., élaborée avec plus de soin, dit autre chose, à savoir :

    Chaque foyer kolkhozien… sur ce terrain possède en propre une économie auxiliaire, une maison d’habitation, le bétail de production, la volaille et le menu matériel agricole. (Constitution de l’U.R.S.S., p. 4, Éditions sociales, Paris, 1945.)

    C’est exact, bien entendu.

    Il faudrait, en outre, dire avec plus de détail que chaque kolkhozien possède en propre d’une à tant de vaches, selon les conditions locales, tant de moutons, de chèvres, de porcs (en nombre à déterminer suivant les conditions locales) et un nombre illimité de volailles (canards, oies, poules, dindes).

    Ces détails ont une grande importance pour nos camarades à l’étranger, qui veulent savoir exactement ce qui reste proprement au foyer kolkhozien à titre de propriété personnelle, après que la collectivisation agricole a été réalisée chez nous.

    3) La question des fermages que les paysans devaient aux propriétaires fonciers, de même que les dépenses nécessitées par l’achat de terre.

    Il est dit dans le projet de manuel qu’à la suite de la nationalisation du sol « la paysannerie s’est libérée des fermages qu’elle payait aux propriétaires fonciers — près de 500 millions de roubles par an » (ajoutons : « en or »). Il importerait de préciser ce chiffre, car il établit, ce me semble, le fermage payé non pas dans toute la Russie, mais dans la plupart des provinces russes.

    Il ne faut pas perdre de vue que sur certains confins de la Russie, le fermage se payait en nature, ce dont les auteurs du projet de manuel n’ont sans doute pas tenu compte. En outre, il ne faut pas oublier que la paysannerie s’est libérée des fermages, mais aussi des dépenses annuelles nécessitées par les achats de terre. En a-t-on tenu compte dans le projet de manuel ? Il me semble que non ; or, il faudrait en tenir compte.

    4) Le problème de l’intégration des monopoles à l’appareil d’État.

    Le mot « intégration » est employé ici improprement. Terme qui exprime superficiellement et sous forme descriptive le rapprochement des monopoles et de l’État, mais sans dégager le sens économique de ce rapprochement qui n’entraîne pas simplement l’intégration, mais la soumission de l’appareil d’État aux monopoles. Il faudrait donc rejeter le mot « intégration », et y substituer les mots « soumission de l’appareil d’État aux monopoles ».

    5) De l’emploi des machines en U.R.S.S.

    Il est dit dans le projet de manuel qu’ « en U.R.S.S., les machines sont employées toutes les fois qu’elles économisent le travail à la société ». Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait dire.

    D’abord, les machines en U.R.S.S. économisent toujours le travail à la société, ce qui fait que nous ne connaissons pas d’exemple de machines qui, en U.R.S.S., n’aient pas économisé le travail à la société. En second lieu, les machines n’économisent pas uniquement le travail, elles facilitent le labeur des hommes, ce qui fait que dans nos conditions, contrairement à celles du capitalisme, les ouvriers emploient très volontiers les machines dans leur travail.

    Il faudrait donc dire que nulle part les machines ne sont employées aussi volontiers qu’en U.R.S.S., puisqu’elles économisent le travail à la société et facilitent la peine des hommes. Et comme le chômage n’existe pas en U.R.S.S., les ouvriers emploient très volontiers les machines dans l’économie nationale.

    6) De la situation matérielle de la classe ouvrière dans les pays capitalistes.

    Quand on parle de la situation matérielle de la classe ouvrière, on pense d’habitude aux ouvriers occupés, et l’on ne tient pas compte de la situation matérielle de ce qu’on appelle l’armée de réserve, l’armée des chômeurs.

    Une telle façon de traiter de la situation matérielle de la classe ouvrière est-elle juste ? Je pense que non. Si les chômeurs forment une armée de réserve, dont les membres n’ont pas de quoi vivre, sinon de la vente de leur force de travail, les chômeurs doivent forcément faire partie de la classe ouvrière ; mais alors leur situation misérable ne peut qu’influer sur la situation matérielle des ouvriers occupés.

    Je pense donc qu’en définissant la situation matérielle de la classe ouvrière dans les pays capitalistes, il faudrait tenir compte aussi de la situation de l’armée de réserve des sans-travail.

    7) La question du revenu national.

    Je pense qu’il faudrait inclure absolument dans le projet de manuel un nouveau chapitre sur le revenu national.

    8) En ce qui concerne le chapitre spécial du manuel sur Lénine et Staline, créateurs de l’économie politique du socialisme.

    Je pense que le chapitre « La doctrine marxiste du socialisme. La création par Lénine et Staline d’une économie politique du socialisme » doit être supprimé. Il est absolument inutile dans ce manuel, puisqu’il n’apporte rien de nouveau et ne fait que répéter faiblement ce qui a été dit avec plus de détails dans les chapitres précédents.

    En ce qui concerne les autres problèmes, je n’ai pas d’observations à ajouter aux « propositions » des camarades Ostrovitianov, Léontiev, Chépilov, Gatovski et autres.

    9. La portée internationale d’un manuel marxiste d’économie politique

    Je pense que les camarades ne tiennent pas suffisamment compte de la portée d’un manuel marxiste d’économie politique.

    Ce manuel n’est pas seulement nécessaire à notre jeunesse soviétique. Il l’est surtout aux communistes de tous les pays et à ceux qui sympathisent avec eux.

    Nos camarades à l’étranger veulent savoir comment nous avons fait pour secouer le joug capitaliste, réorganiser l’économie du pays dans l’esprit du socialisme, pour gagner l’amitié de la paysannerie ; comment nous avons fait pour qu’un pays hier encore misérable et faible se transforme en pays riche, puissant ; ce que sont les kolkhozes ; pourquoi, malgré la socialisation des moyens de production, nous maintenons la production marchande, l’argent, le commerce, etc.

    Ils veulent savoir tout cela et bien d’autres choses, non point par simple curiosité, mais pour apprendre de nous et utiliser notre expérience dans leur propre pays. Aussi la publication d’un bon manuel marxiste d’économie politique a-t-elle une importance non seulement nationale, mais encore une immense portée internationale.

    Il faut donc un manuel pouvant servir de livre de chevet à la jeunesse révolutionnaire non seulement à l’intérieur du pays, maie aussi au delà de ses frontières.

    Il ne doit pas être trop volumineux, sinon il ne pourra par être un livre de chevet, et l’on aura de la peine à se l’assimiler, à en venir à bout. Mais il doit contenir toutes les choses essentielles concernant aussi bien l’économie de notre pays que celle du capitalisme et du système colonial.

    Certains camarades ont proposé, au cours des débats, d’inclure dans le manuel plusieurs nouveaux chapitres, les historiens : sur l’histoire, les hommes politiques : sur la politique, les philosophes : sur la philosophie, les économistes : sur l’économie.

    Mais cela aurait fait prendre au manuel des proportions illimitées. Naturellement, il ne faut pas le faire. Le manuel utilise la méthode historique pour illustrer les problèmes d’économie politique, mais cela ne veut pas encore dire que nous devions faire du manuel d’économie politique une histoire des rapports économiques.

    Il nous faut, un manuel de 500, de 600 pages au plus. Ce sera un livre de chevet en matière d’économie politique marxiste, un excellent cadeau aux jeunes communistes de tous les pays.

    Du reste, étant donné le niveau insuffisant de la formation marxiste de la plupart des Partis communistes étrangers, ce manuel pourrait être d’une grande utilité aussi pour les cadres communistes plus âgés de ces pays.

    10. Les moyens d’améliorer le projet de manuel d’économie politique

    Certains camarades se sont attachés, au cours de la discussion, à « démolir » avec zèle le projet de manuel ; ils ont critiqué ses auteurs pour leurs fautes et leurs insuffisances, et affirmé que le projet n’est pas réussi. Cela n’est pas juste.

    Sans doute, il y a des erreurs et des insuffisances dans le manuel, — il y en a presque toujours dans un travail important. De toute façon, l’immense majorité des participants à la discussion ont reconnu pourtant que le projet de manuel pouvait servir de base au futur manuel et n’a besoin que de certaines rectifications et de certaines adjonctions.

    En effet, il suffit de comparer le projet aux manuels d’économie politique en librairie, pour conclure qu’il est sensiblement supérieur aux manuels existants. C’est là un grand mérite des auteurs de ce projet.

    Je pense que pour l’améliorer, il faudrait nommer une commission à effectif réduit, en y comprenant non seulement les auteurs du manuel et les partisans de la majorité de ceux qui ont pris part à la discussion, mais aussi les adversaires de la majorité, les critiques zélés du projet de manuel.

    On ferait bien d’inclure dans la commission un statisticien averti qui vérifierait les chiffres et introduirait dans le projet de nouvelles statistiques, de même qu’un juriste expérimenté pour vérifier le texte des formules.

    Il faudrait exempter temporairement les membres de la commission de tout autre travail, en les pourvoyant pleinement sous le rapport matériel, afin qu’ils puissent se donner tout entier à ce travail.

    En outre, il faudrait nommer un comité de rédaction, trois personnes, par exemple, qui seraient chargées de la mise au point définitive du manuel. Ce qui est nécessaire aussi pour réaliser l’unité de style dont, malheureusement, le projet de manuel est dépourvu.

    Les délais de présentation du manuel mis au point au Comité central : un an.

    1er février 1952.

    Réponse au camarade
    Alexandre Ilitch Notkine

    Camarade Notkine,

    Je ne vous ai pas répondu aussitôt, parce que je ne juge pas urgentes les questions que vous posez. D’autant plus qu’il est d’autres questions ayant un caractère d’urgence et qui, naturellement, retiennent l’attention et la détournent de votre lettre.

    Je réponds point par point.

    Premier point.

    Dans mes « Remarques » figure la thèse selon laquelle la société n’est pas impuissante devant les lois de la science, que les hommes, en connaissant les lois économiques, peuvent les utiliser dans l’intérêt de la société.

    Vous prétendez que cette thèse ne peut être étendue aux autres formations de la société, qu’elle n’est valable que pour le socialisme et le communisme, que le caractère spontané des processus économiques, par exemple, sous le capitalisme ne permet pas à la société d’utiliser les lois économiques dans son intérêt.

    C’est faux. À l’époque de la révolution bourgeoise, par exemple en France, la bourgeoisie a utilisé centre le féodalisme la loi de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives, elle a renversé les rapports de production féodaux, elle a créé des rapports de production nouveaux, bourgeois, et les a fait concorder avec le caractère des forces productives, formées au sein du régime féodal.

    La bourgeoisie l’a fait non pas en vertu de ses talents particuliers, mais parce qu’elle y était vivement intéressée. Les féodaux s’y opposaient non par stupidité, mais parce qu’ils étaient vivement intéressés à empêcher l’application de cette loi.

    Il faut en dire autant de la Révolution socialiste dans notre pays. La classe ouvrière a utilisé la loi de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives, elle a renversé les rapports de production bourgeois, elle a créé des rapports de production nouveaux, socialistes, et les a fait concorder avec le caractère des forces productives.

    Elle a pu le faire, non en vertu de ses talents particuliers, mais parce qu’elle y était vivement intéressée. La bourgeoisie qui, de force d’avant-garde à l’aube de la révolution bourgeoise, avait eu le temps de se transformer en une force contre-révolutionnaire, a résisté par tous les moyens à l’application de cette loi, — résisté non point par manque d’organisation ni parce que le caractère spontané des processus économiques la poussait à la résistance, mais principalement parce qu’elle était vivement intéressée à la non-application de cette loi.

    Par conséquent :

    1o L’utilisation des processus économiques, des lois économiques dans l’intérêt de la société a lieu, dans telle ou telle mesure, non seulement sous le socialisme et le communisme, mais aussi sous d’autres formations ;

    2o L’utilisation des lois économiques dans une société de classe, a toujours et partout des mobiles de classe, et le promoteur de l’utilisation des lois économiques dans l’intérêt de la société, est toujours et partout la classe d’avant-garde, tandis que les classes déclinantes s’y opposent.

    En l’occurrence, la différence entre le prolétariat, d’une part, et les autres classes qui accomplirent jadis, au cours de l’histoire, des révolutions dans les rapports de production, d’autre part, c’est que les intérêts de classe du prolétariat se fondent avec les intérêts de l’immense majorité de la société, car la révolution du prolétariat ne signifie pas la suppression de telle ou telle forme d’exploitation, mais la suppression de toute exploitation, tandis que les révolutions des autres classes, en supprimant simplement telle ou telle forme d’exploitation, n’allaient pas au delà de leurs intérêts de classe étroits, qui se trouvaient en contradiction avec les intérêts de la majorité de la société.

    Les « Remarques » parlent des mobiles de classe qui font que les lois économiques sont utilisées dans l’intérêt de la société. Il y est dit :

    Alors que dans le domaine de la nature, la découverte et l’application d’une nouvelle loi se poursuivent plus ou moins sans entrave, dans le domaine économique la découverte et l’application d’une nouvelle loi, qui porte atteinte aux intérêts des forces déclinantes de la société, rencontrent la résistance la plus énergique de ces forces.

    Or vous n’avez prêté aucune attention à ce passage.

    Deuxième point.

    Vous prétendez que l’entière correspondance entre les rapports de production et le caractère des forces productives, ne peut être obtenue que sous le socialisme et le communisme, et que sous les autres formations on ne peut réaliser qu’une correspondance incomplète.

    C’est faux. Dans l’époque qui a suivi la révolution bourgeoise, lorsque la bourgeoisie a détruit les rapports de production féodaux et instauré des rapports de production bourgeois, il y a eu incontestablement des périodes où les rapports de production bourgeois ont été entièrement conformes au caractère des forces productives.

    Autrement, le capitalisme n’aurait pas pu se développer aussi rapidement qu’il l’a fait après la révolution bourgeoise.

    Ensuite. On ne peut pas prendre dans leur acception absolue les mots « entière correspondance ».

    On ne peut pas les interpréter en ce sens que, sous le socialisme, les rapports de production ne marqueraient aucun retard sur l’accroissement des forces productives. Les forces productives sont les forces les plus mobiles et les plus révolutionnaires de la production. Elles devancent, sans conteste, les rapports de production, en régime socialiste également. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que les rapports de production s’adaptent au caractère des forces productives.

    Dès lors, comment faut-il comprendre les mots « entière correspondance » ? Il faut les comprendre en ce sens que d’une façon générale, sous le socialisme, les choses n’aboutissent pas à un conflit entre les rapports de production et les forces productives, que la société a la possibilité d’assurer en temps utile la correspondance entre les rapports de production retardataires et le caractère des forces productives.

    La société socialiste a la possibilité de le faire parce qu’elle n’a pas, dans son sein, de classes déclinantes pouvant organiser la résistance. Certes, sous le socialisme également, il y aura des forces d’inertie retardataires, ne comprenant pas la nécessité de modifier les rapports de production, mais il sera, évidemment, facile d’en venir à bout, sans pousser les choses jusqu’à un conflit.

    Troisième point.

    Il ressort de vos raisonnements que vous considérez comme une marchandise les moyens de production et, tout d’abord, les instruments de production fabriqués par nos entreprises nationalisées.

    Peut-on considérer les moyens de production, dans notre régime socialiste, comme une marchandise ? Selon moi, on ne le peut en aucune façon.

    La marchandise est un produit de la production, qui se vend à tout acheteur ; au moment de la vente, le propriétaire de la marchandise perd son droit de propriété, tandis que l’acheteur devient propriétaire de la marchandise ; il peut la revendre, la mettre en gage, la laisser pourrir. Cette définition convient-elle pour les moyens de production ?

    Il est clair que non. D’abord, les moyens de production ne « se vendent » pas à tout acheteur, ils ne « se vendent » pas même aux kolkhozes ; ils sont simplement répartis par l’État entre ses entreprises. En second lieu, le propriétaire des moyens de production, l’État, lorsqu’il les remet à telle ou telle entreprise ne perd aucunement le droit de propriété sur les moyens de production, mais, au contraire, le conserve intégralement.

    Troisièmement, les directeurs d’entreprises, qui ont reçu de l’État des moyens de production, non seulement n’en deviennent pas les propriétaires, mais, au contraire, sont les fondés de pouvoir de l’État soviétique pour l’utilisation des moyens de production, en accord avec les plans fixés par l’État.

    Comme on le voit, les moyens de production, sous notre régime, ne sauraient aucunement être classés dans la catégorie des marchandises.

    Pourquoi alors parle-t-on de la valeur des moyens de production, de leur prix de revient, de leur prix de vente, etc. ?

    Pour deux raisons.

    Premièrement, cela est nécessaire pour les calculs, pour les règlements de comptes, pour établir la rentabilité ou la non-rentabilité des entreprises, pour vérifier et contrôler ces dernières. Mais ce n’est là que le côté formel de la question.

    Deuxièmement, cela est nécessaire pour pouvoir, dans l’intérêt du commerce extérieur, vendre des moyens de production aux États étrangers. Ici, dans le domaine du commerce extérieur, mais seulement dans ce domaine, nos moyens de production sont effectivement des marchandises et se vendent effectivement (sans guillemets).

    Ainsi donc, dans le domaine du commerce extérieur, les moyens de production fabriqués par nos entreprises conservent les propriétés de marchandises tant pour le fond que pour la forme, tandis que dans les échanges économiques à l’intérieur du pays, les moyens de production perdent les propriétés des marchandises, cessent d’être des marchandises, sortent de la sphère d’action de la loi de la valeur et ne conservent que l’apparence extérieure de marchandises (calculs, etc.)

    Comment expliquer cette particularité ?

    C’est que dans nos conditions socialistes le développement économique se fait non par révolutions, mais par modifications graduelles, lorsque l’ancien n’est pas purement et simplement aboli, mais change de nature pour s’adapter au nouveau, et ne conserve que sa forme ; le nouveau, pour sa part, ne supprime pas purement et simplement l’ancien, mais le pénètre, modifie sa nature, ses fonctions, n’en brise pas la forme mais l’utilise pour le développement du nouveau.

    Il en est ainsi des marchandises, mais aussi de la monnaie dans nos échanges économiques, il en va de même en ce qui concerne les banques qui, en perdant leurs anciennes fonctions et en en acquérant de nouvelles, conservent leur forme ancienne, utilisée par le régime socialiste.

    Si l’on envisage la question du point de vue formel, du point de vue des processus qui s’opèrent à la surface des événements, on en arrive à cette fausse conclusion que les catégories du capitalisme conservent soi-disant leur vigueur dans notre économie.

    Mais si l’on analyse la question du point de vue marxiste, qui distingue strictement entre le contenu du processus économique et sa forme, entre les processus profonds de développement et les phénomènes superficiels, — on ne petit arriver qu’à cette conclusion, la seule juste : c’est que chez nous se sont principalement conservés la forme, l’aspect extérieur des anciennes catégories du capitalisme ; quant au fond, ces catégories ont changé radicalement, selon les nécessités du développement de l’économie nationale, de l’économie socialiste.

    Quatrième point.

    Vous prétendez que la loi de la valeur exerce une action régulatrice sur les prix des « moyens de production » produits par l’agriculture et livrée à l’État aux prix de stockage. Ce disant, vous avez en vue des « moyens de production » comme les matières premières, par exemple, le coton. Vous auriez pu ajouter le lin, la laine et autres matières premières agricoles.

    Notons tout d’abord qu’en l’occurrence l’agriculture ne produit pas les « moyens de production », mais un des moyens de production : les matières premières. On ne doit pas jouer sur les mots « moyens de production ».

    Lorsque les marxistes parlent de la production des moyens de production, ils entendent tout d’abord la production des instruments de production, ce que Marx appelle les « moyens mécaniques de travail, dont l’ensemble peut être appelé l’ossature et la musculature de la production », système qui constitue les « indices distinctifs caractéristiques d’une époque donnée de la production sociale ».

    Mettre sur le même plan une partie des moyens de production (matières premières) et les moyens de production, y compris les instruments de production, c’est pécher contre le marxisme, qui part du rôle déterminant des instruments de production par rapport à tous les autres moyens de production.

    Chacun sait que les matières premières par elles-mêmes ne peuvent produire des instruments de production, bien que certaines variétés de matières premières soient indispensables à la fabrication des instruments de production, tandis qu’aucune matière première ne peut être produite sans instruments de production.

    Poursuivons. L’action que la loi de la valeur exerce sur le prix des matières premières produites dans l’agriculture, est-elle une action régulatrice, comme vous le prétendez, camarade Notkine ?

    Elle serait régulatrice si le « libre » jeu des prix des matières premières agricoles existait chez nous, si la loi de concurrence et d’anarchie de la production s’exerçait chez nous, si nous n’avions pas d’économie planifiée, si la production des matières premières n’était pas réglée par un plan. Mais étant donné que tous ces « si » sont inexistants dans notre système d’économie nationale, l’action de la loi de la valeur sur les prix des matières premières agricoles ne peut en aucune façon être régulatrice.

    Premièrement, les prix qui existent chez nous sur les matières premières agricoles sont stables, établis par un plan, et non « libres ».

    Deuxièmement, le volume de la production des matières premières agricoles n’est pas établi spontanément, ni par des éléments fortuits, mais par un plan. Troisièmement, les instruments de production nécessaires à la production des matières premières agricoles, ne sont pas concentrées entre les mains d’individus, ou de groupes d’individus, mais entre les mains de l’État.

    Que reste-t-il après cela du rôle régulateur de la loi de la valeur ? On voit qu’elle-même est réglée par les faits indiqués plus haut, inhérente à la production socialiste.

    Par conséquent, on ne peut nier que la loi de la valeur agit sur la formation des prix des matières premières agricoles, qu’elle en est un des facteurs. À plus forte raison ne doit-on nier le fait que cette action n’est, ni ne peut être régulatrice.

    Cinquième point.

    En parlant de la rentabilité de l’économie nationale, de l’économie socialiste, j’ai élevé des objections dans mes « Remarques » contre certains camarades qui prétendent que, étant donné que notre économie nationale planifiée n’accorde pas une préférence marquée aux entreprises rentables et admet, à côté de celles-ci, des entreprises non rentables, notre économie tue soi-disant le principe même de la rentabilité dans l’économie.

    Dans mes « Remarques », il est dit que la rentabilité des différentes entreprises et branches de production, ne saurait aucunement être comparée à la rentabilité supérieure que nous donne la production socialiste, qui nous prémunit contre les crises de surproduction et nous garantit une augmentation incessante de la production.

    Mais on aurait tort d’en tirer la conclusion que la rentabilité des différentes entreprises et branches de production n’a pas de valeur particulière et ne mérite pas une sérieuse attention. Évidemment, c’est faux.

    La rentabilité des différentes entreprises et branches de production a une importance énorme pour le développement de notre production. On doit en tenir compte en planifiant la construction aussi bien que la production. C’est l’abc de notre activité économique au stade de développement actuel.

    Sixième point.

    On ne sait pas au juste comment il faut comprendre ce que vous dites à propos du capitalisme : « la production élargie sous un aspect sensiblement déformé ». Pareilles productions, et encore élargies, n’existent pas dans la réalité.

    Après que le marché mondial s’est scindé et que la sphère d’application des forces des principaux pays capitalistes (États-Unis, Grande-Bretagne, France) aux ressources mondiales a commencé à se rétrécir, il est évident que le caractère cyclique du développement du capitalisme — accroissement et réduction de la production — doit cependant persister.

    Toutefois, l’accroissement de la production dans ces pays se fera sur une base restreinte, car le volume de la production ira diminuant dans ces pays.

    Septième point.

    La crise générale du système capitaliste mondial a commencé pendant la première guerre mondiale, notamment du fait que l’Union soviétique s’est détachée du système capitaliste. Ce fut la première étape de la crise générale.

    Pendant la deuxième guerre mondiale, la deuxième étape de la crise générale s’est développée, surtout après que se sont détachés du système capitaliste les pays de démocratie populaire en Europe et en Asie.

    La première crise à l’époque de la première guerre mondiale et la seconde crise à l’époque de la seconde guerre mondiale, ne doivent pas être considérées comme des crises distinctes, indépendantes, coupées l’une de l’autre, mais comme des étapes de développement de la crise générale du système capitaliste mondial.

    Cette crise générale du capitalisme mondial est-elle une crise uniquement politique ou uniquement économique ? Ni l’un ni l’autre.

    Elle est générale, c’est-à-dire une crise généralisée du système capitaliste mondial, englobant l’économie aussi bien que la politique. On conçoit qu’à la base de cette crise se trouvent la décomposition toujours plus accentuée du système économique capitaliste mondial, d’une part, et la puissance économique grandissante des pays qui se sont détachés du capitalisme : l’U.R.S.S., la Chine et les autres pays de démocratie populaire, d’autre part.

    21 avril 1952.

    Des erreurs du camarade L. Iarochenko

    Le camarade Iarochenko a fait tenir dernièrement aux membres du Bureau politique du Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. une lettre datée du 20 mars, portant sur un certain nombre de problèmes économiques débattus en novembre à la discussion que l’on sait. L’auteur de cette lettre se plaint que ni les principaux documents qui font le point de la discussion, ni les « Remarques » du camarade Staline « ne tiennent aucun compte du point de vue » du camarade Iarochenko.

    Dans sa missive, le camarade Iarochenko propose en outre qu’on l’autorise à écrire une « Économie politique du socialisme », en un an ou dix-huit mois, et qu’on lui adjoigne à cet effet deux assistants.

    Je crois qu’il faudra examiner quant au fond les doléances du camarade Iarochenko aussi bien que sa proposition.

    Commençons par les doléances.

    En quoi consiste donc le « point de vue » du camarade Iarochenko, dont il n’a été tenu aucun compte dans les documents précités ?

    I — L’erreur principale du camarade Iarochenko

    Si l’on veut en deux mots caractériser le point de vue du camarade Iarochenko, on doit dire qu’il n’est pas marxiste et, par suite, qu’il est profondément erroné.

    L’erreur principale du camarade Iarochenko, c’est qu’il s’écarte du marxisme quant au rôle des forces productives et des rapports de production dans le développement de la société ; qu’il exagère à l’extrême le rôle des forces productives et minimise pour autant celui des rapports de production, pour finir par déclarer que sous le socialisme les rapports de production font partie des forces productives.

    Le camarade Iarochenko veut bien admettre que les rapports de production jouent un certain rôle quand existent des « contradictions de classes antagonistes », attendu que dans ces conditions les rapports de production « contrarient le développement des forces productives ». Mais ce rôle, il le réduit à un rôle négatif, au rôle de facteur entravant le développement des forces productives, paralysant ce développement.

    Aux yeux du camarade Iarochenko, les rapports de production n’ont point d’autres fonctions, n’ont point de fonctions positives.

    Pour ce qui est du régime socialiste où les « contradictions de classes antagonistes » ont disparu et où les rapports de production « ne contrarient plus le développement des forces productives », le camarade Iarochenko estime qu’ici tout rôle indépendant, quel qu’il soit, des rapports de production, est exclu ; les rapports de production cessent d’être un facteur important du développement et sont absorbés par les forces productives, comme la partie dans le tout. Sous le socialisme,

    les rapports de production entre les hommes, dit le camarade Iarochenko, font partie de l’organisation des forces productives en tant que moyen, en tant qu’élément de cette organisation. (Voir la lettre du camarade Iarochenko au Bureau politique du Comité central.)

    Quelle est donc, dans ce cas, la principale tâche de l’économie politique du socialisme ? Le camarade Iarochenko répond :

    Le principal problème de l’économie politique du socialisme n’est donc pas d’étudier les rapports de production entre les hommes de la société socialiste, mais d’élaborer et de développer une théorie scientifique de l’organisation des forces productives dans la production sociale, une théorie de la planification du développement de l’économie nationale. (Voir le discours du camarade Iarochenko à l’Assemblée plénière de la discussion.)

    C’est ce qui explique proprement que le camarade Iarochenko ne s’intéresse pas à des problèmes économiques du régime socialiste tels que l’existence de formes différentes de propriété dans notre économie, la circulation des marchandises, la loi de la valeur, etc., car il estime que ce sont des problèmes de second ordre, propres à susciter uniquement des controverses scolastiques. Il déclare expressément que dans son économie politique du socialisme

    les controverses sur le rôle de telle ou telle catégorie de l’économie politique du socialisme — valeur, marchandise, argent, crédit, etc., — qui souvent revêtent chez nous un caractère scolastique, sont remplacées par de saines considérations sur une organisation rationnelle des forces productives dans la production sociale, sur l’élaboration des principes scientifiques qui seront à la base de cette organisation. (Voir le discours du camarade Iarochenko à la section de l’Assemblée plénière de la discussion.)

    Donc, une économie politique sans problèmes économiques.

    Le camarade Iarochenko croit qu’il suffit d’ « une organisation rationnelle des forces productives » pour passer du socialisme au communisme sans grandes difficultés. Il estime que c’est parfaitement suffisant pour passer au communisme. Il déclare expressément que

    sous le socialisme, la lutte pour l’édification d’une société communiste se réduit essentiellement à la lutte pour une organisation judicieuse des forces productives et leur utilisation rationnelle dans la production sociale. (Voir le discours à l’Assemblée plénière de la discussion.)

    Le camarade Iarochenko proclame triomphalement que

    le communisme est la forme la plus haute d’organisation scientifique des forces productives dans la production sociale.

    Ainsi, le régime communiste ne serait au fond qu’ « une organisation rationnelle des forces productives ».

    De tout ceci, le camarade Iarochenko conclut qu’il ne peut exister une économie politique commune à toutes les formations sociales ; qu’il doit exister deux économies politiques : l’une pour les formations sociales présocialistes, dont l’objet est l’étude des rapports de production entre les hommes ; l’autre pour le régime socialiste, dont l’objet doit être non pas l’étude des rapports de production, c’est-à-dire économiques, mais celle des problèmes de l’organisation rationnelle des forces productives.

    Tel est le point de vue du camarade Iarochenko.

    Que peut-on dire de ce point de vue ?

    Il est faux tout d’abord que le rôle des rapports de production dans l’histoire de la société se borne à celui d’entrave paralysant le développement des forces productives.

    Quand les marxistes disent que les rapports de production jouent le rôle d’entrave, ils n’envisagent pas tous les rapports de production, mais seulement les rapports de production anciens, qui ne correspondent plus à la croissance des forces productives, et, par suite, entravent leur développement. Mais outre les anciens rapports de production, il en existe, on le sait, de nouveaux, qui remplacent les anciens.

    Peut-on dire que le rôle des nouveaux rapports de production se réduit à celui d’entrave des forces productives ? Évidemment non. Les nouveaux rapports de production sont au contraire la force principale et décisive qui détermine, à proprement parler, le développement continu et vigoureux des forces productives ; et sans eux les forces productives sont condamnées à végéter, comme c’est le cas aujourd’hui dans les pays capitalistes.

    Nul ne peut nier le développement prodigieux des forces productives de notre industrie soviétique au cours des quinquennats. Mais ce développement ne se serait pas produit si, en Octobre 1917, nous n’avions substitué aux rapports de production anciens, capitalistes, des rapports de production nouveaux, socialistes.

    Sans cette révolution dans les rapports de production, dans les rapports économiques de notre pays, les forces productives végéteraient chez nous comme elles végètent à présent dans les pays capitalistes.

    Nul ne peut nier le développement prodigieux des forces productives de notre agriculture depuis 20-25 ans. Mais ce développement ne se serait pas produit si, aux années 30, nous n’avions substitué aux rapports de production anciens, capitalistes, des rapports de production nouveaux, collectivistes, dans les campagnes. Sans cette révolution dans la production, les forces productives de notre agriculture végéteraient comme elles végètent à présent dans les pays capitalistes.

    Certes, les nouveaux rapports de production ne peuvent rester ni ne restent éternellement nouveaux ; ils commencent à vieillir et entrent en contradiction avec le développement ultérieur des forces productives ; ils perdent peu à peu leur rôle de principal moteur des forces productives pour lesquelles ils deviennent une entrave. Alors, à la place de ces rapports de production périmés, apparaissent de nouveaux rapports de production dont le rôle est d’être le principal moteur du développement ultérieur des forces productives.

    Cette particularité du développement des rapports de production, — passant du rôle d’entrave des forces productives à celui de principal moteur qui les pousse en avant, et du rôle de principal moteur à celui d’entrave des forces productives, — constitue un des principaux éléments de la dialectique matérialiste marxiste. C’est ce que savent aujourd’hui tous les primaires du marxisme. C’est ce qu’ignore, paraît-il, le camarade Iarochenko.

    Il est faux, ensuite, que le rôle indépendant des rapports de production, c’est-à- dire économiques, disparaisse sous le socialisme ; que les rapports de production soient absorbés par les forces productives ; que la production sociale, sous le socialisme, se ramène à l’organisation des forces productives.

    Le marxisme considère la production sociale comme un tout présentant deux aspects indissociables : les forces productives de la société (rapports entre la société et les forces de la nature contre lesquelles celle-là lutte pour s’assurer les biens matériels qui lui sont indispensables), et les rapports de production (rapports des hommes entre eux dans le processus de la production).

    Ce sont deux aspects différents de la production sociale, bien qu’ils soient indissolublement liés entre eux. Et c’est parce qu’ils constituent deux aspects différents de la production sociale qu’ils peuvent exercer une action réciproque. Affirmer que l’un de ces aspects peut être absorbé par l’autre et devenir partie intégrante de celui-ci, c’est pécher de la manière la plus grave contre le marxisme.

    Marx dit :

    Dans la production, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités.

    Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les une avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, la production. (Karl Marx, Travail salarié et capital, suivi de Salaire, prix et profit, p. 39, Éditions sociales, Paris, 1941.)

    Il suit de là que la production sociale présente deux aspects qui, bien qu’indissolublement liés entre eux, n’en traduisent pas moins deux catégories de rapports différents : les rapports des hommes avec la nature (forces productives) et les rapports des hommes entre eux dans le processus de la production (rapports de production).

    Seule l’existence simultanée de ces deux aspects de la production nous donne la production sociale, qu’il s’agisse du régime socialiste ou d’autres formations sociales.

    Apparemment, le camarade Iarochenko n’est pas tout à fait d’accord avec Marx. Il estime que cette thèse de Marx n’est pas applicable au régime socialiste.

    C’est bien pourquoi il réduit la tâche de l’économie politique du socialisme à l’organisation rationnelle des forces productives, en faisant table rase des rapports de production, c’est- à-dire des rapports économiques, et en isolant de ceux-ci les forces productives.

    Il s’ensuit qu’au lieu d’une économie politique marxiste, le camarade Iarochenko nous propose quelque chose dans le genre de la « science générale de l’organisation » de Bogdanov.

    Ainsi donc, parti de cette idée juste que les forces productives sont les forces les plus mobiles et les plus révolutionnaires de la production, le camarade Iarochenko réduit cette idée à l’absurde, aboutit à la négation du rôle des rapports de production, des rapports économiques, sous le socialisme ; au lieu d’une production sociale au sens complet du mot, il nous propose une technologie de la production chétive et unilatérale, quelque chose dans le genre de la « technique de l’organisation sociale » de Boukharine.

    Marx dit :

    Dans la production sociale de leur existence [c’est-à-dire dans la production des biens matériels nécessaires à leur vie — J. S.], les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

    L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la hase concrète sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. (Voir la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique.)

    Autrement dit, chaque formation sociale, la société socialiste y comprise, a sa base économique constituée par l’ensemble des rapports de production entre les hommes.

    La question se pose : que devient, aux yeux du camarade Iarochenko, la base économique du régime socialiste ?

    Le camarade Iarochenko, on le sait, a déjà liquidé les rapports de production sous le socialisme en tant que domaine plus ou moins indépendant, faisant entrer le peu qui en subsistait dans l’organisation des forces productives.

    Le régime socialiste a-t-il sa base économique ? se demandera-t-on. Il est évident que les rapports de production ayant disparu, sous le socialisme, comme force plus ou moins indépendante, le régime socialiste reste sans base économique propre.

    Donc, un régime socialiste qui n’a pas de base économique. N’est-ce pas plutôt comique ?…

    Peut-il exister un régime social qui n’ait pas de base économique ? Le camarade Iarochenko, apparemment, estime que oui. Mais le marxisme, lui, estime que de pareils régimes sociaux n’existent pas.

    Il est faux, enfin, que le communisme soit l’organisation rationnelle des forces productives ; que le régime communiste se réduise essentiellement à l’organisation rationnelle des forces productives ; qu’il suffise d’organiser rationnellement les forces productives pour passer au communisme sans grandes difficultés.

    Il existe dans notre littérature une autre définition, une autre formule du communisme, la formule de Lénine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays. ». Apparemment, la formule de Lénine ne plaît pas au camarade Iarochenko, et il lui substitue une formule de son cru : « Le communisme est la forme la plus haute d’organisation scientifique des forces productives dans la production sociale. »

    D’abord, nul ne sait ce qu’est au juste cette « forme la plus haute d’organisation scientifique », ou organisation « rationnelle » des forces productives, prônée par le camarade Iarochenko, quel en est le contenu précis.

    Le camarade Iarochenko répète des dizaines de fois cette formule mythique dans ses discours à l’Assemblée plénière, aux sections de la discussion, dans sa lettre aux membres du Bureau politique ; mais nulle part il ne dit un seul mot pour tenter d’expliquer comment comprendre proprement cette « organisation rationnelle » des forces productives à laquelle se réduirait essentiellement le régime communiste.

    Ensuite, si l’on a à choisir entre les deux formules, ce n’est pas la formule de Lénine, la seule juste, qu’il faut rejeter, mais la pseudo-formule du camarade Iarochenko, manifestement tirée par les cheveux et non marxiste, empruntée à l’arsenal de Bogdanov, à la « science générale de l’organisation ».

    Le camarade Iarochenko croit qu’il suffit d’arriver à organiser rationnellement les forces productives pour obtenir l’abondance des produits et passer au communisme, passer de la formule : « à chacun selon son travail » à la formule : « à chacun selon ses besoins ».

    C’est une grave erreur qui dénote une incompréhension totale des lois du développement économique du socialisme. Le camarade Iarochenko se représente de façon simpliste, puérilement simpliste, les conditions pour passer du socialisme au communisme.

    Le camarade Iarochenko ne comprend pas qu’on ne saurait ni obtenir une abondance de produits susceptible de satisfaire tous les besoins de la société, ni passer à la formule « à chacun selon ses besoins », en laissant subsister des faits économiques comme la propriété collective kolkhozienne, la circulation des marchandises, etc.

    Le camarade Iarochenko ne comprend pas qu’avant de passer à la formule : « à chacun selon ses besoins », la société doit faire sa rééducation économique et culturelle en passant par une série d’étapes au cours desquelles le travail, qui n’était qu’un moyen d’assurer son existence, deviendra aux yeux de la société le premier besoin vital, et la propriété sociale la base immuable et intangible de l’existence de la société.

    Pour préparer le passage au communisme, passage réel et non purement déclaratif, on doit réaliser pour le moins trois conditions préalables, essentielles.

    1o Il faut, premièrement, assurer solidement non pas une « organisation rationnelle » mythique des forces productives, mais la croissance ininterrompue de toute la production sociale, en donnant la priorité à la production des moyens de production.

    Le développement prioritaire de la production des moyens de production est indispensable non seulement parce qu’elle doit permettre d’outiller ses propres entreprises aussi bien que celles de toutes les autres branches de l’économie nationale, mais encore parce que sans elle il est absolument impossible de réaliser la production élargie.

    2o Il faut, deuxièmement, par étapes successives, réalisées de façon que les kolkhozes et, par suite, l’ensemble de la société y trouvent leur avantage, élever la propriété kolkhozienne au niveau de la propriété nationale et substituer, également par étapes successives, le système de l’échange des produits à la circulation des marchandises, afin que l’activité du pouvoir central ou de quelque autre organisme économique central de la société puisse embrasser l’ensemble de la production sociale dans l’intérêt de la société.

    Le camarade Iarochenko se trompe quand il soutient que sous le socialisme il n’existe aucune contradiction entre les rapports de production et les forces productives de la société. Certes, nos rapports de production connaissent actuellement une période où ils correspondent pleinement à la croissance des forces productives et les fout progresser à pas de géant.

    Mais ce serait une erreur de se tranquilliser et de croire qu’il n’existe aucune contradiction entre nos forces productives et les rapports de production.

    Des contradictions, il y en a et il y en aura certainement, puisque le développement des rapports de production retarde et retardera sur le développement des forces productives. Si les organismes dirigeants appliquent une politique juste, ces contradictions ne peuvent dégénérer en antagonisme, et elles n’aboutiront pas à un conflit entre les rapports de production et les forces productives de la société.

    Il en ira autrement si nous faisons une politique erronée comme celle que recommande le camarade Iarochenko. Un conflit sera alors inévitable, et nos rapports de production peuvent devenir une très sérieuse entrave au développement des forces productives.

    Aussi les organismes dirigeants ont-ils pour tâche de noter en temps utile les contradictions qui mûrissent et de prendre à temps des mesures pour les surmonter en adaptant les rapports de production à la croissance des forces productives.

    Cela est vrai avant tout de faits économiques comme la propriété collective kolkhozienne, la circulation des marchandises. Certes, à l’heure actuelle, nous utilisons ces faits avec succès pour développer l’économie socialiste, et ils rendent à notre société d’incontestables services.

    Il n’est pas douteux qu’ils en rendront encore dans un avenir immédiat. Mais ce serait faire preuve d’une impardonnable cécité que de ne pas voir que, par ailleurs, ces faits commencent, dès aujourd’hui, à entraver le vigoureux développement de nos forces productives, en empêchant l’État de planifier entièrement l’économie nationale, et notamment l’agriculture.

    Il est hors de doute que plus nous irons et plus ces faits entraveront la croissance des forces productives de notre pays. Il s’agit donc de liquider ces contradictions en transformant progressivement la propriété kolkhozienne en propriété nationale et en substituant, aussi par étapes successives, l’échange des produits à la circulation des marchandises.

    3o Il faut, troisièmement, assurer un progrès culturel de la société qui permette à tous ses membres de développer harmonieusement leurs aptitudes physiques et intellectuelles, afin qu’ils puissent recevoir une instruction suffisante et devenir des artisans actifs du développement social ; qu’ils puissent choisir librement une profession sans être rivés pour toujours, en raison de la division existante du travail, à une profession déterminée.

    Que faut-il pour cela ?

    Il serait erroné de croire qu’un progrès culturel aussi important des membres de la société est possible sans de sérieuses modifications dans la situation actuelle du travail. Pour cela, il faut avant tout réduire la journée de travail au moins à 6 heures, puis à 5.

    Ceci est indispensable afin que tous les membres de la société aient les loisirs nécessaires pour recevoir une instruction complète. Il faut, pour cela, introduire ensuite l’enseignement polytechnique obligatoire, indispensable pour que les membres de la société puissent choisir librement une profession et ne soient pas rivés pour toujours à une profession déterminée.

    Pour cela, il faut encore améliorer radicalement les conditions de logement et augmenter le salaire réel des ouvriers et des employés au minimum du double, sinon davantage, d’une part en relevant directement le salaire en espèces, d’autre part et surtout, en pratiquant la baisse systématique du prix des objets de grande consommation.

    Telles sont les conditions essentielles qui prépareront le passage au communisme.

    C’est seulement lorsque toutes ces conditions préalables, prises dans leur ensemble, auront été réalisées, qu’on pourra espérer qu’aux yeux des membres de la société le travail a cessé d’être une corvée, pour devenir « le premier besoin de l’existence » (Marx) ; que « le travail, au lieu d’être un fardeau, sera une joie » (Engels) ; que la propriété sociale sera considérée par tous les membres de la société comme la base immuable et intangible de l’existence de la société.

    C’est seulement lorsque toutes ces conditions préalables, prises dans leur ensemble, auront été réalisées, qu’on pourra passer de la formule socialiste : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail », à la formule communiste : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».

    Ce sera le passage intégral d’une économie, économie du socialisme, à une autre économie, économie supérieure, l’économie du communisme.

    On voit que le passage du socialisme au communisme n’est pas une chose aussi simple que l’imagine le camarade Iarochenko.

    Vouloir ramener cette tâche complexe et multiple, qui demande des changements d’ordre économique extrêmement profonds, à une « organisation rationnelle des forces productives », comme le fait le camarade Iarochenko, c’est substituer le bogdanovisme au marxisme.

    II — Autres erreurs du camarade Iarochenko

    1o Parti d’un point de vue erroné, le camarade Iarochenko en tire des conclusions erronées sur le caractère et l’objet de l’économie politique.

    Le camarade Iarochenko, partant du fait que chaque formation sociale a ses lois économiques spécifiques, nie la nécessité d’une économie politique valable pour toutes les formations sociales. Mais il est complètement dans l’erreur, et il est ici en désaccord avec des marxistes comme Engels, comme Lénine.

    Engels dit que l’économie politique est

    la science des conditions et des formes dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé et dans lesquelles en conséquence, les produits se sont chaque fois répartis. (Anti-Dühring, p. 182.)

    Il suit de là que l’économie politique étudie les lois du développement économique non d’une formation particulière, mais des différentes formations sociales.

    Cette manière de voir était, on le sait, entièrement partagée par Lénine qui, dans ses remarques critiques au sujet du livre de Boukharine: l’Économie de la période de transition, a dit que Boukharine avait tort de borner la sphère de l’économie politique à la production des marchandises, et avant tout à la production capitaliste ; et il notait que Boukharine faisait ici « un pas en arrière par rapport à Engels ».

    À cette manière de voir répond entièrement la définition de l’économie politique donnée dans le projet de manuel d’économie politique, où il est dit que l’économie politique est la science qui étudie

    les lois de la production sociale et de la répartition des biens matériels aux différents degrés du développement de la société humaine.

    Et cela se conçoit. Les différentes formations sociales, dans leur développement économique, obéissent à leurs lois économiques spécifiques, mais aussi aux lois économiques communes à toutes les formations ; par exemple, à des lois comme celle de l’unité des forces productives et des rapports de production dans une même production sociale ; celle des relations entre les forces productives et les rapports de production dans le processus du développement de toutes les formations sociales.

    Par conséquent, les formations sociales ne sont pas seulement séparées l’une de l’autre par leurs lois spécifiques ; elles sont aussi reliées l’une à l’autre par les lois économiques qui leur sont communes à toutes.

    Engels avait parfaitement raison de dire :

    Pour mener jusqu’au bout cotte critique de l’économie bourgeoise, il ne suffisait pas de connaître la forme capitaliste de production, d’échange et de répartition. Les formes qui l’ont précédée ou qui existent encore à côté d’elle dans des pays moins évolués, devaient également être étudiées, tout au moins dans leurs traits essentiels, et servir de points de comparaison. (Anti-Dühring, p. 182- 183.)

    Il est évident qu’ici, dans cette question, le camarade Iarochenko fait écho à Boukharine.

    Poursuivons. Le camarade Iarochenko affirme que dans son « Économie politique du socialisme » « les catégories de l’économie politique : valeur, marchandise, argent, crédit, etc., sont remplacées par de saines considérations sur une organisation rationnelle des forces productives dans la production sociale » ; que, par suite, cette économie politique a pour objet non pas les rapports de production du socialisme, mais « l’élaboration et le développement d’une théorie scientifique de l’organisation des forces productives, d’une théorie de la planification de l’économie nationale, etc. », que sous le socialisme, les rapports de production perdent toute importance propre et sont absorbés par les forces productives dont ils deviennent partie intégrante.

    Je dois dire que jamais encore « marxiste » fourvoyé n’avait débité chez nous pareil charabia. En effet, qu’est-ce qu’une économie politique du socialisme sans problèmes économiques, sans problèmes de production ?

    Peut-il exister une économie politique de ce genre ? Que signifie remplacer, dans l’économie politique du socialisme, les problèmes économiques par les problèmes de l’organisation des forces productives ? Cela revient à abolir l’économie politique du socialisme. Et c’est ce que fait le camarade Iarochenko : il abolit l’économie politique du socialisme.

    En l’occurrence, il rejoint en tous points Boukharine. Boukharine disait qu’après la suppression du capitalisme, on doit supprimer l’économie politique. Le camarade Iarochenko ne le dit pas, mais il le fait, quand il liquide l’économie politique du socialisme.

    Il est vrai qu’il fait mine de ne pas être tout à fait d’accord avec Boukharine, mais ce n’est là qu’une ruse, et une ruse à bon marché. En réalité, il fait ce que prêchait Boukharine et contre quoi s’élevait Lénine. Le camarade Iarochenko marche sur les traces de Boukharine.

    Poursuivons. Le camarade Iarochenko ramène les problèmes de l’économie politique du socialisme aux problèmes de l’organisation rationnelle des forces productives, aux problèmes de la planification de l’économie nationale, etc.

    Mais il se trompe gravement. Les problèmes de l’organisation rationnelle des forces productives, de la planification de l’économie nationale, etc., sont l’objet non pas de l’économie politique, mais de la politique économique des organismes dirigeants. Ce sont deux domaines différents qu’on ne doit pas confondre.

    Le camarade Iarochenko a brouillé ces deux choses différentes, et le voilà en bien fâcheuse posture ! L’économie politique étudie les lois du développement des rapports de production entre les hommes. La politique économique en tire des conclusions pratiques, les concrétise et s’en inspire dans son activité quotidienne. Encombrer l’économie politique des problèmes de la politique économique, c’est la tuer en tant que science.

    L’objet de l’économie politique, ce sont les rapports de production, les rapports économiques entre les hommes. Ils englobent : a) les formes que revêt la propriété des moyens de production ; b) la situation des différents groupes sociaux dans la production et leurs relations réciproques ou, pour reprendre l’expression de Marx, « l’échange de leurs activités », qui découlent de ces formes ; c) les formes de répartition de produits, qui en dépendent entièrement.

    C’est tout cela qui, dans son ensemble, est l’objet de l’économie politique.

    Le mot « échange », qui figure dans la définition d’Engels, manque dans cette définition. Cela, parce que beaucoup entendent d’ordinaire par « échange » l’échange de marchandises, qui est le propre non pas de toutes les formations sociales, mais seulement de certaines d’entre elles, d’où parfois un malentendu, bien que par le mot « échange » Engels n’entende pas uniquement l’échange de marchandises.

    Or, on voit que ce qu’Engels entendait par le mot « échange » a trouvé place dans la définition précitée dont il est partie intégrante. Il s’ensuit que par son contenu cette définition de l’objet de l’économie politique coïncide entièrement avec celle d’Engels.

    2o Quant on parle de la loi économique fondamentale de telle ou telle formation sociale, on sous-entend habituellement que cette dernière ne peut avoir plusieurs lois économiques fondamentales, qu’elle ne saurait avoir qu’une loi économique fondamentale, précisément parce qu’elle est fondamentale. Sinon, nous aurions plusieurs lois économiques fondamentales pour chaque formation sociale, ce qui est en contradiction avec la notion même de loi fondamentale.

    Pourtant, le camarade Iarochenko est d’un autre avis. Il estime qu’il peut exister non pas une, mais plusieurs lois économiques fondamentales du socialisme. C’est incroyable, mais c’est un fait. Dans son discours à l’Assemblée plénière de la discussion, il dit :

    Le volume des fonds matériels de la production et de la reproduction sociales, et la relation qui existe entre eux, sont déterminés par la quantité et la perspective d’accroissement de la force de travail entraînée dans la production sociale. C’est la loi économique fondamentale de la société socialiste, qui conditionne la structure de la production et de la reproduction sociales sous le socialisme.

    C’est la première loi économique fondamentale du socialisme.

    Dans ce même discours, le camarade Iarochenko déclare :

    La relation qui existe entre les sections I et II est conditionnée dans la société socialiste par le besoin de produire des moyens de production dans les proportions nécessaires pour entraîner dans la production sociale toute la population apte au travail. C’est la loi économique fondamentale du socialisme, en même temps qu’une stipulation de notre Constitution, qui découle du droit au travail des citoyens soviétiques.

    C’est, pour ainsi dire, la seconde loi économique fondamentale du socialisme.

    Enfin, dans sa lettre aux membres du Bureau politique, le camarade Iarochenko déclare :

    Partant de là, on pourrait, ce me semble, formuler à peu près comme suit les traits et les dispositions essentiels de la loi économique fondamentale du socialisme : production toujours croissante et se perfectionnant sans cesse des conditions de vie matérielle et culturelle de la société.

    C’est déjà là une troisième loi économique fondamentale du socialisme.

    Toutes ces lois sont-elles des lois économiques fondamentales du socialisme ; ou seulement l’une d’entre elles, et laquelle ? À ces questions, le camarade Iarochenko ne donne aucune réponse dans sa dernière lettre aux membres du Bureau politique.

    Quand il formulait dans sa lettre aux membres du Bureau politique la loi économique fondamentale du socialisme, il avait sans doute « oublié » que dans son discours à l’Assemblée plénière de la discussion, trois mois auparavant, il avait déjà formulé deux autres lois économiques fondamentales du socialisme, croyant apparemment que cette combinaison plus que douteuse passerait inaperçue.

    Mais, on le voit, cet espoir ne s’est pas justifié.

    Admettons que les deux premières lois économiques fondamentales du socialisme formulées par le camarade Iarochenko soient nulles et non avenues ; que désormais le camarade Iarochenko considère comme loi économique fondamentale du socialisme la troisième formule, qu’il a exposée dans sa lettre aux membres du Bureau politique. Consultons la lettre du camarade Iarochenko.

    Le camarade Iarochenko y dit qu’il n’est pas d’accord avec la définition de la loi économique fondamentale du socialisme donnée dans les « Remarques » du camarade Staline. Il déclare :

    Le principal, dans cette définition, c’est « assurer au maximum la satisfaction… des besoins de toute la société ». La production est présentée ici comme un moyen d’atteindre ce but principal : satisfaire les besoins. Cette définition donne tout lieu de croire que la loi économique fondamentale du socialisme formulée par vous part non du primat de la production, mais du primat de la consommation.

    Il est évident que la camarade Iarochenko n’a rien compris au fond du problème, et qu’il ne voit pas que ses propos sur le primat de la consommation ou de la production n’ont absolument rien à voir ici. Quand on parle du primat de tel ou tel processus social sur un autre processus, on sous-entend d’ordinaire que ces deux processus sont plus ou moins de même nature.

    On peut et on doit parler du primat de la production des moyens de production sur la production des moyens de consommation, car dans les deux cas il s’agit de production, donc de choses qui sont plus ou moins de même nature.

    Mais on ne saurait parler, il serait faux de parler du primat de la consommation sur la production, ou de la production sur la consommation, car la production et la consommation sont deux domaines absolument distincts, liés entre eux il est vrai, mais cependant distincts.

    Le camarade Iarochenko ne comprend sans doute pas qu’il s’agit ici non du primat de la consommation ou de la production mais du but que pose la société devant la production sociale, de la tâche à laquelle elle subordonne la production sociale, par exemple, sous le socialisme. Le camarade Iarochenko sort donc, une fois de plus, tout à fait du sujet quand il dit que « la base de la vie de la société socialiste, comme de toute autre société, c’est la production ».

    Le camarade Iarochenko oublie que les hommes produisent non pour produire, mais pour satisfaire leurs besoins. Il oublie que si elle ne satisfait pas les besoins de la société, la production s’étiole et meurt.

    Peut-on, d’une façon générale, parler du but que poursuit la production capitaliste ou socialiste, des tâches auxquelles est subordonnée la production capitaliste ou socialiste ? J’estime qu’on le peut et qu’on le doit.

    Marx dit :

    Le but immédiat de la production capitaliste n’est pas la production des marchandises, mais de la plus-value ou du profit sous sa forme développée ; non pas du produit, mais du produit net. De ce point de vue le travail lui-même n’est productif qu’autant qu’il crée le profit ou le produit net pour le capital.

    Si l’ouvrier ne le crée pas, son travail est improductif. La masse du travail productif employé n’intéresse donc le capital que dans la mesure où grâce à elle — ou en relation avec elle, — croît la quantité du travail extra ; pour autant est nécessaire ce que nous avons appelé temps de travail nécessaire. Si le travail ne donne pas ce résultat, il est superflu et doit être arrêté.

    Le but de la production capitaliste consiste toujours à créer le maximum de plus-value ou le maximum de produit net avec un minimum de capital avancé ; si ce résultat n’est pas atteint par un travail excessif des ouvriers, le capital a tendance à produire ce produit avec le minimum de frais possible, à économiser la force de travail et les dépenses…

    Les ouvriers eux-mêmes se présentent ainsi, tels qu’ils sont dans la production capitaliste : uniquement des moyens de production et non un but en soi ni le but de la production (voir Théorie de la plus-value, t. II, deuxième partie).

    Ces paroles de Marx sont remarquables non seulement parce qu’elles définissent brièvement et exactement le but de la production capitaliste, mais encore parce qu’elles indiquent le but fondamental, la tâche principale qui doit être posée devant la production socialiste.

    Donc, le but de la production capitaliste, c’est le profit. Quant à la consommation, elle n’est nécessaire au capitalisme qu’autant qu’elle assure le profit. Hors de là, la question de la consommation n’intéresse pas le capitalisme. Celui-ci perd de vue l’homme et ses besoins.

    Quel est donc le but de la production socialiste, quelle est la tâche principale, à l’exécution de laquelle doit être subordonnée la production sociale sous le socialisme ?

    Le but de la production socialiste n’est pas le profit, mais l’homme et ses besoins, c’est-à-dire la satisfaction de ses besoins matériels et culturels. Le but de la production socialiste, ainsi qu’il est dit dans les « Remarques » du camarade Staline, est d’ « assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse accrus de toute la société ».

    Le camarade Iarochenko pense qu’il s’agit ici du « primat » de la consommation sur la production.

    C’est là, bien entendu, un manque de réflexion de sa part. En réalité, il s’agit ici non du primat de la consommation, mais de la subordination de la production socialiste à son but fondamental : assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse croissants de toute la société.

    Donc, assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse croissants de toute la société : voilà le but de la production socialiste : accroître et perfectionner constamment la production socialiste sur la base d’une technique supérieure : voilà le moyen d’atteindre ce but.

    Telle est la loi économique fondamentale du socialisme.

    Voulant conserver le « primat » de la production sur la consommation, le camarade Iarochenko affirme que la « loi économique fondamentale du socialisme », c’est d’ « accroître et de perfectionner constamment la production des conditions matérielles et culturelles de la société ».

    Cela est tout à fait faux. Le camarade Iarochenko mutile grossièrement et gâche la formule exposée dans les « Remarques » du camarade Staline.

    Chez lui la production, de moyen qu’elle était, devient le but, et il n’est plus besoin d’assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse accrus de la société. On a donc un accroissement de la production pour l’accroissement de la production, la production comme but en soi, et le camarade Iarochenko perd de vue l’homme et ses besoins.

    Aussi rien d’étonnant si, en même temps que l’homme, considéré comme but de la production socialiste, disparaissent dans la « conception » du camarade Iarochenko les derniers vestiges du marxisme.

    Par conséquent, ce qu’on trouve en définitive chez le camarade Iarochenko, ce n’est pas le « primat » de la production sur la consommation, mais quelque chose comme le « primat » de l’idéologie bourgeoise sur l’idéologie marxiste.

    3o Une question se pose à part : celle de la théorie de la reproduction de Marx. Le camarade Iarochenko affirme que la théorie de la reproduction de Marx n’est applicable qu’à la reproduction capitaliste, qu’elle ne renferme rien qui soit valable pour les autres formations sociales, la formation sociale socialiste y compris. Il dit :

    Transporter dans la production sociale socialiste le schéma de la reproduction que Marx a élaboré pour l’économie capitaliste, c’est se faire une conception dogmatique de la doctrine de Marx et se mettre en contradiction avec l’essence de sa doctrine. (Voir le discours du camarade Iarochenko à l’Assemblée plénière de la discussion.)

    Il affirme ensuite que

    le schéma de la reproduction de Marx ne correspond pas aux lois économiques de la société socialiste et ne peut servir de base à l’étude de la reproduction socialiste (ibid.)

    Parlant de la théorie de la reproduction simple de Marx, qui établit une relation définie entre la production des moyens de production (section I) et celle des moyens de consommation (section II), le camarade Iarochenko dit :

    La relation existant entre les sections I et II n’est pas conditionnée, en société socialiste, par la formule de Marx V+P de la section I et C de la section II. Dans les conditions du socialisme, ce rapport d’interdépendance dans le développement entre les sections I et II ne doit pas être (ibid.)

    Il affirme, que

    la théorie, élaborée par Marx, de la relation existant entre les sections I et II, est inacceptable dans nos conditions socialistes, car la théorie de Marx a pour base l’économie capitaliste et ses lois. (Voir la lettre du camarade Iarochenko aux membres du Bureau politique.)

    C’est ainsi que le camarade Iarochenko exécute la théorie de la reproduction de Marx.

    Certes, la théorie de la reproduction, que Marx a élaborée après avoir étudié les lois de la production capitaliste, reflète les traits spécifiques de la production capitaliste et revêt naturellement la forme des rapports de valeur propres à la production marchande capitaliste.

    Il ne pouvait en être autrement. Mais ne voir dans la théorie de la reproduction de Marx que cette forme, et ne pas apercevoir sa base, ne pas apercevoir son contenu fondamental, qui n’est pas valable uniquement pour la formation sociale capitaliste, c’est ne rien comprendre à cette théorie.

    Si le camarade Iarochenko comprenait quoi que ce soit en la matière, il aurait aussi compris cette vérité évidente que les schémas de la reproduction de Marx ne se bornent nullement à refléter les traits spécifiques de la reproduction capitaliste, qu’ils renferment aussi nombre de thèses fondamentales relatives à la reproduction, qui restent valables pour toutes les formations sociales, y compris et notamment la formation sociale socialiste.

    Des thèses fondamentales de la théorie de la reproduction de Marx, comme celle de la division de la production sociale en production des moyens de production et en production des moyens de consommation ; celle de la priorité donnée à la production des moyens de production lors de la reproduction élargie ; celle de la relation existant entre les sections I et II ; celle du produit net considéré comme source unique de l’accumulation ; celle de la formation et du rôle des fonds sociaux ; celle de l’accumulation considérée comme source unique de la reproduction élargie, — toutes ces thèses fondamentales de la théorie de la reproduction de Marx ne sont pas valables seulement pour la formation capitaliste, et aucune société socialiste ne peut s’abstenir de les appliquer pour planifier l’économie nationale. Fait significatif : le camarade Iarochenko, qui le prend de si haut avec les « schémas de la reproduction » de Marx, est lui-même obligé d’y recourir à tout moment lorsqu’il traite des problèmes de la reproduction socialiste.

    Mais qu’en pensait Lénine, qu’en pensait Marx ?

    Chacun connaît les remarques critiques de Lénine sur le livre de Boukharine : l’Économie de la période de transition. Dans ces remarques, on le sait, Lénine reconnaissait que la formule donnée par Marx de la relation existant entre les sections I et II, contre laquelle le camarade Iarochenko part en guerre, reste valable et pour le socialisme, et pour le « communisme pur », c’est-à-dire pour la seconde phase du communisme.

    Quant à Marx, on le sait, il n’aimait pas à se distraire de l’étude des lois de la production capitaliste, et il ne s’est pas préoccupé, dans son Capital, de savoir si ses schémas de la reproduction seraient ou non applicables au socialisme.

    Pourtant, au chapitre 20 du second tome du Capital, dans la rubrique « Le capital constant de la section I », où il traite de l’échange des produits de la section I à l’intérieur de cette section, Marx note, pour ainsi dire en passant, que l’échange des produits dans cette section se déroulerait sous le socialisme de façon aussi constante que sous le régime de la production capitaliste. Il dit :

    Si la production était sociale, au lieu d’être capitaliste, ces produits de la section I seraient tout aussi bien répartis de nouveau comme moyens de production dans les branches de production de cette section en vue de la reproduction ; une partie resterait directement dans la sphère de production où elle est née comme produit, une autre partie passerait dans d’autres branches de production. Il y aurait donc un va-et-vient continuel. (K. Marx, Le Capital, tome VIII, p. 42, Édit. Costes, Paris, 1932.)

    Il s’ensuit que Marx ne pensait nullement que sa théorie de la reproduction n’était valable que pour la production capitaliste, bien qu’il s’occupât alors de l’étude des lois de la production capitaliste. On voit qu’au contraire il estimait sa théorie de la reproduction également valable pour la production socialiste.

    Notons que Marx, analysant dans sa Critique du programme de Gotha l’économie du socialisme et de la période de transition au communisme, s’appuie sur les thèses fondamentales de sa théorie de la reproduction, qu’il considère manifestement comme obligatoires pour un régime communiste.

    Notons aussi que, dans son Anti-Dühring, Engels, critiquant le « système socialitaire » de Dühring et définissant l’économie du régime socialiste, s’appuie, lui aussi, sur les thèses fondamentales de la théorie de la reproduction de Marx qu’il considère comme obligatoires pour un régime communiste.

    Tels sont les faits.

    Il s’ensuit que là encore, dans la question de la reproduction, le camarade Iarochenko, malgré son ton dégagé à l’égard des « schémas » de Marx, s’est retrouvé sur un banc de sable.

    4o Le camarade Iarochenko termine sa lettre aux membres du Bureau politique en proposant qu’on le charge d’écrire l’Économie politique du socialisme. Il déclare :

    Partant de la définition — exposée par moi à la séance plénière, à la section et dans la présente lettre, — de l’objet de cette science qu’est l’économie politique du socialisme, et appliquant la méthode dialectique marxiste, je puis en un an, dix-huit mois au plus, et avec l’aide de deux assistants, élaborer les solutions théoriques des problèmes fondamentaux de l’économie politique du socialisme ; exposer la théorie, marxiste, léniniste-stalinienne de l’économie politique du socialisme, théorie qui fera de cette science une arme efficace dans la lutte du peuple pour le communisme.

    Il faut avouer que le camarade Iarochenko ne souffre pas d’un excès de modestie. Bien plus : on pourrait dire, pour user du style de certains hommes de lettres, que c’est « même juste le contraire ».

    Nous avons déjà dit que le camarade Iarochenko confond l’économie politique du socialisme avec la politique économique des organismes dirigeants.

    Ce qu’il considère comme l’objet de l’économie politique du socialisme — organisation rationnelle des forces productives, planification de l’économie nationale, constitution de fonds sociaux, etc. — regarde non l’économie politique du socialisme, mais la politique économique des organismes dirigeants.

    Cela, sans préjudice du fait que les graves erreurs commises par le camarade Iarochenko et son « point de vue » non marxiste n’engagent guère à confier pareille tâche au camarade Iarochenko.

    Conclusions :

    1) Les doléances du camarade Iarochenko à l’adresse des dirigeants de la discussion sont sans objet, car les dirigeants de la discussion, qui étaient des marxistes, ne pouvaient tenir compte, dans les documents qui font le point de la discussion, du « point de vue » non marxiste du camarade Iarochenko  ;

    2) La demande du camarade Iarochenko, — qu’il soit chargé d’écrire l’Économie politique du socialisme — ne peut être prise au sérieux, ne serait-ce que pour la raison qu’elle sent son Khlestakov [personnage principal de la pièce de Gogol : Révizor, N. Éd.] à plein nez.

    22 mai 1952.

    Réponse aux camarades A. V. Sanina et V. C. Venger

    J’ai reçu vos lettres. Les auteurs de ces lettres, on le voit, étudient à fond et sérieusement les problèmes économiques de notre pays. Ces lettres renferment bon nombre de formules justes et d’idées intéressantes. Cependant, on y trouve aussi de graves erreurs théoriques. Dans ma réponse, je tiens à m’arrêter précisément sur ces erreurs.

    1. Du caractère des lois économiques du socialisme

    Les camarades Sanina et Venger affirment que :

    c’est seulement grâce à l’activité consciente des hommes soviétiques, occupés à la production matérielle, que surgissent les lois économiques du socialisme.

    Cette thèse est absolument fausse.

    Les lois du développement économique existent-elles objectivement, en dehors de nous, indépendamment de la volonté et de la conscience des hommes ? Le marxisme répond à cette question par l’affirmative. Le marxisme estime que les lois de l’économie politique du socialisme sont le reflet, dans les cerveaux des hommes, des lois objectives, existant en dehors de nous.

    Or, la formule des camarades Sanina et Venger donne une réponse négative à cette question. C’est donc que ces camarades se placent au point de vue d’une théorie fausse, prétendant que les lois du développement économique sous le socialisme sont « créées », « transformées » par les organismes dirigeants de la société. Autrement dit, ils rompent avec le marxisme et s’engagent dans la voie d’un idéalisme subjectif.

    Sans doute, les hommes peuvent découvrir ces lois objectives, les connaître et, en se basant sur elles, les utiliser dans l’intérêt de la société. Mais ils ne peuvent ni les « créer », ni les « transformer ».

    Admettons un instant que nous nous soyons placés au point de vue de la théorie fausse qui nie l’existence des lois objectives dans la vie économique sous le socialisme et proclame la possibilité de « créer », de « transformer » les lois économiques.

    Qu’en résulterait-il ? Il en résulterait que nous serions plongés dans le chaos et les hasards ; nous serions les esclaves de ces hasards, nous n’aurions plus la possibilité non seulement de comprendre, mais simplement de démêler ce chaos de hasards.

    Il en résulterait que nous supprimerions l’économie politique comme science, car la science ne peut exister ni se développer sans reconnaître les lois objectives, sans les étudier. Or, la science une fois supprimée, nous n’aurions plus la possibilité de prévoir le cours des événements dans la vie économique du pays, c’est-à-dire que nous n’aurions plus la possibilité d’organiser la direction économique même la plus élémentaire.

    En fin de compte, nous nous trouverions soumis à l’arbitraire d’aventuriers « économiques », prêts à « supprimer » les lois du développement économique et à « créer » de nouvelles lois, sans comprendre les lois objectives, ni en faire état.

    Tout le monde connaît la formule classique de la position marxiste dans cette question, donnée par Engels dans l’Anti-Dühring.

    Les forces socialement agissantes, agissent tout à fait comme les forces de la nature : aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles.

    Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l’activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous les soumettre de plus en plus à notre volonté et d’atteindre nos buts grâce à elles. Et cela est particulièrement vrai des énormes forces productives actuelles.

    Tant que nous refusons obstinément à en comprendre la nature et le caractère, — et c’est contre cette compréhension que regimbent le mode de production capitaliste et ses défenseurs, — ces forces produisent tout leur effet malgré nous, contre nous, elles nous dominent, comme nous l’avons exposé dans le détail.

    Mais une fois saisies dans leur nature, elles peuvent, dans les mains des producteurs associés, se transformer de maîtresses démoniaques en servantes dociles.

    C’est là, la différence qu’il y a entre la force destructrice de l’électricité dans l’éclair de l’orage et l’électricité domptée du télégraphe et de l’arc électrique, la différence entre l’incendie et le feu agissant au service de l’homme.

    En traitant de la même façon les forces productives actuelles après avoir enfin reconnu leur nature, on voit l’anarchie sociale de la production remplacée par une réglementation socialement planifiée de la production, selon les besoins de la communauté comme de chaque individu ; ainsi, le mode capitaliste d’appropriation, dans lequel le produit asservit d’abord le producteur, puis l’appropriateur lui-même, est remplacé, par le mode d’appropriation des produits fondé sur la nature des moyens modernes de production eux-mêmes ; d’une part appropriation sociale directe comme moyen d’entretenir et de développer la production, d’autre part appropriation individuelle directe comme moyen d’existence et de jouissance. (Anti-Dühring, pp. 318-319.)

    2. Des mesures à prendre pour élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale

    Quelles mesures sont nécessaires pour élever la propriété kolkhozienne qui n’est évidemment pas une propriété du peuple, au niveau de propriété nationale ?

    Certains camarades pensent qu’il faut simplement nationaliser la propriété kolkhozienne, la proclamer propriété du peuple, comme on l’a fait en son temps, pour la propriété capitaliste. Cette proposition est tout à fait erronée et absolument inacceptable. La propriété kolkhozienne est une propriété socialiste, et nous ne pouvons en aucune façon en user avec elle comme avec la propriété capitaliste.

    Du fait que la propriété kolkhozienne n’est pas la propriété de tout le peuple, il ne suit pas du tout que la propriété kolkhozienne n’est pas une propriété socialiste.

    Ces camarades supposent que la remise de la propriété d’individus et de groupes d’individus en propre à l’État est l’unique ou, en tout cas, la meilleure forme de nationalisation.

    C’est faux. En réalité, la remise en propre à l’État n’est pas l’unique ni même la meilleure forme de nationalisation, mais la forme initiale de nationalisation, comme Engels le dit très justement dans l’Anti-Dühring. Il est évident qu’aussi longtemps que l’État existe, la remise en propre à l’État est la forme initiale de nationalisation la plus compréhensible.

    Mais l’État n’existera pas éternellement. Avec l’extension de la sphère d’action du socialisme dans la plupart des pays du monde, l’État dépérira, et il est évident que, par suite, la question de la remise des biens des individus et groupes en propre à l’État, ne se posera plus. L’État disparaîtra, mais la société restera. Par conséquent, l’héritier de la propriété nationale sera non plus l’État, qui aura disparu, mais la société elle-même, en la personne de son organisme économique dirigeant, central.

    Que faut-il donc entreprendre, en ce cas, pour élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale ?

    Les camarades Sanina et Venger proposent, comme mesure essentielle, de vendre en propre aux kolkhozes les principaux instruments de production concentrés dans les stations de machines et de tracteurs ; de décharger par ce moyen l’État de ses investissements de capitaux dans l’agriculture et de faire assumer aux kolkhozes la responsabilité de l’entretien et du développement des stations de machines et de tracteurs. Ils disent :

    Il serait faux de croire que les investissements kolkhoziens doivent être principalement affectés aux besoins culturels de la campagne kolkhozienne, tandis que l’État doit fournir, comme précédemment, la masse essentielle des investissements pour les besoins de la production agricole.

    Ne serait-il pas plus juste d’exonérer l’État de ces charges, puisque les kolkhozes sont parfaitement à même de les assumer ? Il y aura suffisamment d’entreprises où l’État pourra investir ses ressources, afin de créer dans le pays une abondance d’objets de consommation.

    Pour justifier leur proposition, les auteurs avancent plusieurs arguments.

    Premièrement. Se référant aux paroles de Staline disant que les moyens de production ne se vendent pas même aux kolkhozes, les auteurs de la proposition mettent en doute cette thèse de Staline et déclarent que l’État vend cependant aux kolkhozes des moyens de production, tels que le petit outillage comme faux et faucilles, petits moteurs, etc.

    Ils estiment que si l’État vend aux kolkhozes ces moyens de production, il pourrait également leur vendre tous les autres moyens de production, par exemple, les machines des S.M.T. (Stations de machines et tracteurs, N. Éd.)

    Cet argument ne tient pas. Certes, l’État vend aux kolkhozes le petit outillage, comme cela se doit d’après les Statuts de l’artel agricole et la Constitution. Mais peut-on mettre sur le même plan le petit outillage et ces moyens essentiels de la production agricole que sont les machines des S.M.T. ou, mettons, la terre qui, elle aussi, est un des moyens essentiels de la production dans l’agriculture.

    Il est clair que non.

    On ne peut pas le faire, le petit outillage ne décidant en aucune mesure du sort de la production kolkhozienne, tandis que les moyens de production tels que les machines des S.M.T. et la terre décident pleinement du sort de l’agriculture dans nos conditions actuelles.

    Il est aisé de comprendre que lorsque Staline dit que les moyens de production ne se vendent pas aux kolkhozes, il ne pense pas au petit outillage, mais aux moyens essentiels de la production agricole : les machines des S.M.T., la terre.

    Les auteurs jouent sur les mots « moyens de production » et confondent deux choses différentes sans s’apercevoir qu’ils font fausse route.

    Deuxièmement. Les camarades Sanina et Venger se réfèrent ensuite au fait qu’au début du mouvement kolkhozien de masse — fin de 1929 et début de 1930, — le Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. était lui-même partisan de la remise des stations de machines et de tracteurs en propre aux kolkhozes, ceux-ci devant rembourser la valeur des S.M.T. dans un délai de trois ans.

    Ils considèrent que, bien que cette initiative ait alors échoué, « en raison de la pauvreté » des kolkhozes, maintenant que les kolkhozes sont riches, on pourrait revenir à cette politique, à la vente des S.M.T. aux kolkhozes.

    Cet argument ne tient pas non plus.

    Le Comité central du P. C. (b) de l’U.R.S.S. avait effectivement pris une décision relative à la vente des S.M.T. aux kolkhozes, au début de 1930. Cette décision avait été prise sur la proposition d’un groupe de kolkhoziens de choc, à titre d’expérience, à titre d’essai, pour revenir à bref délai, sur cette question et l’examiner à nouveau.

    Or, la première vérification a montré le caractère irrationnel de cette décision et, au bout de quelques mois, c’est-à-dire à la fin de 1930, cette décision fut rapportée.

    L’extension du mouvement kolkhozien et le développement de l’édification des kolkhozes ont définitivement convaincu les kolkhoziens de même que les travailleurs dirigeants, que la concentration des principaux instruments de la production agricole entre les mains de l’État, dans les stations de machines et de tracteurs, est l’unique moyen d’assurer des rythmes élevés d’accroissement de la production dans les kolkhozes.

    Nous nous réjouissons tous de l’accroissement intense de la production agricole dans notre pays, de la production accrue des céréales, du coton, du lin, de la betterave, etc. Où est la source de cet accroissement ? Elle est dans la technique moderne, dans les nombreuses machines perfectionnées qui desservent toutes ces branches de production.

    Il ne s’agit pas seulement de la technique en général ; il s’agit que la technique ne peut pas rester immobile, qu’elle doit constamment s’améliorer ; la technique ancienne doit être mise hors de service et remplacée par une technique moderne qui, à son tour, cédera le pas à un matériel encore plus parfait.

    Sinon le progrès de notre agriculture socialiste serait inconcevable, inconcevables les grandes récoltes, l’abondance des produits agricoles. Mais que signifie mettre hors de service des centaines de mille tracteurs à roues et les remplacer par des tracteurs à chenilles, remplacer des dizaines de milliers de moissonneuses-batteuses périmées par de nouvelles, créer de nouvelles machines, par exemple, pour les cultures industrielles ?

    Cela signifie engager des dépenses se chiffrant par des milliards et qui ne pourront être récupérées que dans six ou huit ans. Nos kolkhozes, même s’ils sont des kolkhozes-millionnaires, peuvent-ils assumer ces dépenses ? Non, ils ne le peuvent pas, car ils ne sont pas à même de dépenser des milliards qui ne pourront être récupérés que dans six ou huit ans.

    L’État seul peut se charger de ces dépenses, lui seul étant capable de supporter les pertes entraînées par la mise hors de service des vieilles machines et leur remplacement par de nouvelles, lui seul étant capable de supporter ces pertes pendant six ou huit ans, et d’attendre l’expiration de ce délai pour récupérer ses dépenses.

    Que signifie, après tout cela, exiger que les S.M.T. soient vendues en propre aux kolkhozes ? Cela signifie faire subir aux kolkhozes des pertes énormes, les ruiner, compromettre la mécanisation de l’agriculture, ralentir la cadence de la production kolkhozienne.

    D’où la conclusion : en proposant de vendre les S.M.T. aux kolkhozes, les camarades Sanina et Venger font un pas en arrière et essaient de faire tourner à rebours la roue de l’histoire.

    Admettons un instant que nous ayons accepté la proposition des camarades Sanina et Venger, et commencé à vendre en propre aux kolkhozes les principaux instruments de production, les stations de machines et de tracteurs. Qu’en résulterait-il ?

    Il en résulterait, premièrement, que les kolkhozes deviendraient propriétaires des principaux instruments de production, c’est-à-dire qu’ils se trouveraient placés dans une situation exceptionnelle qui n’est celle d’aucune entreprise dans notre pays, car, on le sait, les entreprises nationalisées elles-mêmes ne sont pas chez nous propriétaires des instruments de production. Comment pourrait-on justifier cette situation exceptionnelle des kolkhozes, par quelles considérations de progrès, de marche en avant ?

    Peut-on dire que cette situation contribuerait à élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale, qu’elle hâterait, le passage de notre société du socialisme au communisme ? Ne serait-il pas plus juste de dire que cette situation ne pourrait qu’éloigner la propriété kolkhozienne de la propriété nationale et aboutirait à nous éloigner du communisme, au lien de nous en rapprocher.

    Il en résulterait, deuxièmement, un élargissement de la sphère d’action de la circulation des marchandises qui entraînerait dans son orbite une quantité énorme d’instruments de production agricole. Qu’en pensent les camarades Sanina et Venger ?

    L’élargissement de la sphère de la circulation des marchandises peut-il contribuer à notre avance vers le communisme ? Ne sera-t-il pas plus juste de dire qu’il ne peut que freiner notre avance vers le communisme ?

    L’erreur essentielle des camarades Sanina et Venger, c’est qu’ils ne comprennent pas le rôle et l’importance de la circulation des marchandises en régime socialiste ; ils ne comprennent pas que la circulation des marchandises est incompatible avec la perspective de passer du socialisme au communisme.

    Ils pensent sans doute que l’on peut, même sous le régime de la circulation des marchandises, passer du socialisme au communisme, que la circulation des marchandises ne peut en l’occurrence constituer un obstacle. C’est une grave erreur, qui part d’une incompréhension du marxisme.

    En critiquant la « commune économique » de Dühring, fonctionnant dans les conditions de la circulation des marchandises, Engels a montré, de façon probante, dans son Anti-Dühring, que l’existence de la circulation des marchandises doit amener inévitablement les « communes économiques » de Dühring à la renaissance du capitalisme.

    Évidemment, les camarades Sanina et Venger ne sont pas de cet avis. Tant pis pour eux. Mais nous, marxistes, nous partons de la thèse marxiste bien connue, selon laquelle le passage du socialisme au communisme et le principe communiste de la répartition des produits selon les besoins, excluent tout échange de marchandises et, par suite, la transformation des produits en marchandises et, en même temps, leur transformation en valeur.

    Voilà ce qu’il en est de la proposition et des arguments des camarades Sanina et Venger.

    Que faut-il donc entreprendre, en fin de compte, pour élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale ?

    Le kolkhoze est une entreprise d’un genre particulier. Il travaille sur la terre et cultive la terre qui n’est plus depuis longtemps une propriété kolkhozienne, mais nationale. Par conséquent, le kolkhoze ne possède pas en propre la terre qu’il cultive.

    Poursuivons. Le kolkhoze travaille à l’aide d’instruments essentiels de production, qui ne sont pas propriété kolkhozienne, mais nationale. Par conséquent, le kolkhoze ne possède pas en propre les principaux instruments de production.

    Ensuite. Le kolkhoze est une entreprise coopérative, il utilise le travail de ses membres et répartit les revenus parmi ses membres d’après les journées-travail fournies ; en outre, le kolkhoze possède des réserves de semences qui sont renouvelées chaque année et employés dans la production.

    La question se pose : qu’est-ce donc que le kolkhoze possède en propre, où est la propriété kolkhozienne dont il peut disposer eu toute liberté, comme il l’entend ?

    Cette propriété, c’est la production du kolkhoze, le fruit de la production kolkhozienne : blé, viande, beurre, légumes, coton, betterave, lin, etc., sans compter les bâtiments et les exploitations personnelles des kolkhoziens dans leurs enclos. Le fait est qu’une partie considérable de cette production, les excédents de la production kolkhozienne arrivent sur le marché et s’intègrent de cette façon au système de la circulation des marchandises.

    C’est ce qui empêcha actuellement d’élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale. C’est donc de ce côté-là qu’il faut activer le travail pour élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale.

    Pour élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale, il faut que les excédents de la production kolkhozienne soient éliminés de la circulation des marchandises et intégrés au système d’échange de produits entre l’industrie d’État et les kolkhozes. Là est l’essentiel.

    Nous n’avons pas encore de système développé d’échange de produits, mais il existe des embryons de cet échange sous forme de « paiement en marchandises » pour les produits agricoles.

    On sait que la production des kolkhozes cultivant le coton, le lin, la betterave, etc., est depuis longtemps « payée en marchandises » ; il est vrai que cela ne se fait que partiellement, pas en totalité, mais cela se fait tout de même. Remarquons en passant que le terme « paiements en marchandises », n’est pas heureux, qu’il faudrait le remplacer par « échange de produits ».

    La tâche est d’organiser dans toutes les branches de l’agriculture ces embryons d’échanges de produits et de les développer pour en faire un vaste système d’échange, de façon que les kolkhozes reçoivent pour leur production de l’argent, mais surtout les articles dont ils ont besoin.

    Ce système nécessitera un accroissement considérable de la production livrée par la ville au village ; il faudra donc l’introduire sans trop de précipitation au fur et à mesure de l’accumulation des articles produits par la ville.

    Mais il faut l’introduire méthodiquement, sans hésiter, en restreignant pas à pas la sphère de la circulation des marchandises et en élargissant la sphère des échanges de produits.

    Ce système, en restreignant la sphère de la circulation des marchandises, aidera à passer du socialisme au communisme. En outre, il permettra d’inclure la propriété essentielle des kolkhozes, la production kolkhozienne, dans le système d’ensemble de la planification nationale.

    Ceci sera un moyen réel et décisif pour élever la propriété kolkhozienne au niveau de propriété nationale dans nos conditions actuelles.

    Ce système est-il avantageux pour la paysannerie kolkhozienne ?

    Il l’est incontestablement. Avantageux parce que la paysannerie kolkhozienne recevra de l’État des produits en quantité beaucoup plus grande et à des prix meilleur marché qu’avec le système de circulation des marchandises.

    Tout le monde sait que les kolkhozes qui ont passé des contrats avec le Gouvernement pour des échanges de produits (« paiement en marchandises ») bénéficient d’avantages infiniment plus grands que les kolkhozes qui n’en ont pas conclu. Si l’on étend le système d’échanges des produits à tous les kolkhozes du pays, toute notre paysannerie kolkhozienne bénéficiera de ces avantages.

    28 septembre 1952.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Au sujet du discours de M. Churchill à Fulton

    1946

    QUESTION. – Comment jugez-vous le dernier discours prononcé par M. Churchill aux Etats-Unis?

    RÉPONSE. – J’estime que ce discours est un acte dangereux, qui vise à semer des germes de discorde entre les Etats alliés et à rendre plus difficile leur collaboration.

    QUESTION. – Peut-on estimer que le discours de M. Churchill compromet la paix et la sécurité mondiale?

    RÉPONSE. – Sans contredit, oui.  En fait, M. Churchill se trouve actuellement dans la position d’un fauteur de guerre.  Et il ne s’y trouve pas seul.  Il a des amis, non seulement en Angleterre, mais également aux Etats-Unis. 

    Il est à remarquer que, sous ce rapport, M. Churchill et ses amis rappellent d’une façon étonnante Hitler et ses amis. 

    Hitler a commencé la préparation à la guerre par sa proclamation d’une théorie raciale, où il déclarait que seules les personnes de langue allemande représentaient une nation « véritable » au sens complet du mot.

    M. Churchill, également, commence la préparation à la guerre par une théorie raciale, en affirmant que seules les nations de langue anglaise sont des nations – dans toute l’acception du mot – appelées à diriger les destinées du monde entier.

    La théorie raciale allemande amena Hitler et ses amis à conclure que les Allemands, en tant qu’unique nation « véritable », devaient commander aux autres nations. La théorie raciale anglaise amène M. Churchill et ses amis à cette conclusion que les nations de langue anglaise, en tant que seules « véritables », doivent régner sur les autres nations du monde.

    En fait, M. Churchill et ses amis, en Angleterre et aux Etats-Unis, présentent aux nations ne parlant pas anglais quelque chose comme un ultimatum : « Reconnaissez de bon gré notre domination, et tout alors ira bien ; dans le cas contraire, la guerre est inévitable. »

    Mais, si les nations ont versé leur sang au cours de cinq années d’une terrible guerre, c’est pour la liberté et l’indépendance de leur pays et non pas pour remplacer la domination des Hitler par celle des Churchill.

    Il est donc tout à fait probable que les nations qui ne parlent pas l’anglais, et qui représentent l’énorme majorité de la population du globe, n’accepteront pas de retourner à un nouvel esclavage.

    La tragédie de M. Churchill consiste dans le fait qu’il ne comprend pas, en « tory » endurci, cette vérité simple et évidente.

    Il n’y a aucun doute que la position prise par M. Churchill est une position qui mène à la guerre, un appel à la guerre contre l’URSS. Il est clair aussi que cette position de M. Churchill est incompatible avec le traité d’alliance qui existe actuellement entre l’Angleterre et l’URSS.

    Il est vrai que, pour embrouiller ses auditeurs, il déclare en passant que le traité anglo-soviétique d’aide mutuelle et de coopération pourrait être facilement prolongé pour une période de cinquante ans.  Mais comment peut-on concilier une telle déclaration de M. Churchill avec sa position qui mène à la guerre contre l’URSS, avec son prêche en faveur de la guerre contre l’URSS ?

    Il est clair que ces faits sont absolument inconciliables. 

    Et, si M. Churchill, invitant à la guerre contre l’URSS, estime cependant que le traité anglo-soviétique peut être prolongé et voir sa durée portée jusqu’à cinquante ans, cela montre qu’il considère ce traité comme un papier sans importance, qui ne lui sert qu’à couvrir et masquer sa position antisoviétique.

    C’est pourquoi l’on ne peut pas considérer sérieusement les fausses déclarations des amis de M. Churchill en Grande-Bretagne relatives à une prolongation du traité anglo-soviétique jusqu’à cinquante ans et plus. La prolongation du traité ne répond à rien si l’une des parties viole le traité et le transforme en un papier vide de sens.

    QUESTION. – Que pensez-vous de la partie du discours dans laquelle M. Churchill attaque le régime démocratique des Etats européens voisins de l’Union soviétique, et où il critique les relations de bon voisinage établies entre ces Etats et l’URSS ?

    RÉPONSE. – Cette partie du discours de M. Churchill présente un mélange d’éléments de calomnie avec des éléments de grossièreté et de manque de tact. 

    M. Churchill affirme que « Varsovie, Berlin, Prague, Vienne, Budapest, Belgrade, Bucarest, Sofia, toutes ces villes célèbres, avec la population d’alentour, se trouvent dans la sphère soviétique et subissent toutes, sous une forme ou une autre, non seulement l’influence soviétique, mais encore le contrôle toujours grandissant de Moscou ». M. Churchill qualifie tout cela de « tendances expansionnistes » sans limites de l’URSS.

    Il n’est pas nécessaire de faire un gros effort pour démontrer que M. Churchill calomnie grossièrement et sans pudeur aussi bien Moscou que les Etats voisins de l’URSS dont il est question plus haut.

    Premièrement, il est tout à fait absurde de parler de contrôle exclusif de l’URSS à Vienne et à Berlin, où se trouvent également des Conseils de contrôle alliés composés de représentants des quatre puissances, et où l’URSS n’a qu’un quart des voix. 

    Il arrive que certaines gens ne puissent pas faire autrement que de calomnier, mais il faut cependant garder la mesure.

    Deuxièmement, il ne faut pas oublier les circonstances suivantes : les Allemands ont envahi l’URSS à travers la Finlande, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie. Ils ont pu exécuter leur agression à travers ces pays parce que, dans ces derniers, existaient alors des gouvernements hostiles à l’Union soviétique.

    Par suite de l’invasion allemande, l’Union soviétique a perdu sans retour, dans les combats avec les Allemands, pendant l’occupation et par l’envoi d’hommes soviétiques dans les bagnes allemands, près de dix-sept millions de personnes. Autrement dit, les pertes de I’Union soviétique dépassent de plusieurs fois celles de la Grande- Bretagne et des Etats-Unis pris ensemble.

    Il est possible qu’en certains lieux on soit enclin à oublier ces pertes colossales du peuple soviétique, qui ont rendu possible la libération de l’Europe du joug hitlérien. Mais l’Union soviétique ne peut oublier ces pertes.

    On se demande ce qu’il peut bien y avoir d’étonnant dans le fait que l’Union soviétique, voulant garantir sa sécurité dans l’avenir, s’efforce d’obtenir que ces pays aient des gouvernements qui observent une attitude loyale envers l’URSS. 

    Comment peut-on, si l’on a tout son bon sens, qualifier ces intentions pacifiques de l’Union soviétique de tendances expansionnistes de notre Etat ?

    M. Churchill affirme, plus loin, que « le gouvernement polonais, se trouvant sous la domination des Russes, a été encouragé à formuler, vis-à-vis de l’Allemagne, des exigences énormes et injustifiées ». Chacun de ses mots est une calomnie grossière et insultante.

    La Pologne démocratique actuelle est dirigée par des hommes éminents.  Ils ont montré par leurs actes qu’ils savent défendre les intérêts et la dignité de leur patrie mieux que n’ont pu le faire leurs prédécesseurs.

    Quelles raisons peut invoquer M. Churchill pour affirmer que les dirigeants de la Pologne contemporaine peuvent tolérer dans leur pays la « domination » de représentants de quelque Etat étranger que ce soit? Les calomnies de M. Churchill contre les « Russes » ne sont-elles pas dictées par l’intention de semer des germes de discorde dans les relations entre la Pologne et l’Union soviétique ?

    M. Churchill n’est pas content que la Pologne ait effectué un tournant dans sa politique en faveur de l’amitié et de l’alliance avec I’URSS. 

    Il fut un temps où, dans les relations entre la Pologne et l’URSS, prédominaient des éléments de discorde et de contradictions.

    Cela donnait la possibilité, à des hommes d’Etat du genre de M. Churchill, de jouer de ces contradictions, de chercher à mettre la main sur la Pologne sous prétexte de la protéger des Russes, d’agiter le spectre de la guerre entre l’URSS et la Pologne et de conserver la position d’arbitre.

    Mais cette époque est révolue, car l’hostilité entre la Pologne et la Russie a fait place à l’amitié polono-soviétique. La Pologne actuelle, démocratique, ne veut plus être un « ballon de jeu » aux mains d’étrangers. Il me semble que c’est précisément cette circonstance qui irrite M. Churchill et la pousse à des sorties grossières, dépourvues de tact, contre la Pologne. Pensez donc : on ne le laisse pas jouer aux dépens d’autrui…

    En ce qui concerne les attaques de M. Churchill contre l’Union soviétique, à propos de l’extension des frontières occidentales de la Pologne, grâce à la reprise de territoires anciennement pris par l’Allemagne à la Pologne, il me semble que M. Churchill pipe ouvertement les dés.

    Comme on le sait, la décision relative aux frontières occidentales de la Pologne a été adoptée à la conférence de Berlin des trois puissances sur la base des demandes polonaises.  L’Union soviétique a déclaré à plusieurs reprises qu’elle considérait ces demandes comme justes et équitables.

    Il est tout à fait probable que M. Churchill n’est pas content de cette décision. 

    Mais pourquoi M. Churchill, sans ménager, ses flèches contre la position des Russes dans cette question, cache-t-il à ses auditeurs le fait que cette décision a été prise à l’unanimité à la conférence de Berlin et qu’elle a été votée non seulement par les Russes, mais également par les Britanniques et les Américains ? Pourquoi M. Churchill a-t- il eu besoin d’induire en erreur ses auditeurs ?

    M. Churchill affirme plus loin que « les Partis communistes étaient très faibles dans tous ces Etats d’Europe orientale, qu’ils ont acquis une force extraordinaire dépassant de beaucoup leur importance en effectifs et qu’ils s’efforcent d’instaurer partout un contrôle totalitaire », que « des gouvernements policiers dominent dans presque tous ces pays et que, à l’heure actuelle, il n’y existe aucune démocratie véritable, exception faite pour la Tchécoslovaquie ».

    Comme on le sait, en Angleterre, un seul parti dirige maintenant l’Etat : le Parti travailliste, alors que les partis d’opposition sont privés du droit de participer au gouvernement anglais.  Chez M. Churchill, cela s’appelle le véritable esprit démocratique. 

    En Pologne, en Roumanie, en Yougoslavie, en Bulgarie, en Hongrie, c’est un bloc de plusieurs partis qui gouverne, un bloc de quatre à six partis, et l’opposition, si elle est à peu près loyale, se voit assurer le droit de participer au gouvernement. 

    Chez M. Churchill cela s’appelle du totalitarisme, de la tyrannie, de la dictature policière.  Pourquoi?  Pour quel motif?  N’attendez pas de réponse de la part de M. Churchill.  M. Churchill ne comprend pas dans quelle position comique il se met avec ses discours criards sur le totalitarisme, la tyrannie et la dictature policière.

    M. Churchill voudrait que la Pologne soit gouvernée par Sosnkowski et Anders, la Yougoslavie par Mikhaïlovitch et Pavélitch, la Roumanie par le prince Stirbey et Radescu, la Hongrie et l’Autriche par n’importe quel roi de la maison des Habsbourg, et ainsi de suite. 

    Il voudrait nous convaincre que ces messieurs de la fourrière fasciste peuvent garantir « un ordre vraiment démocratique ». Tel est l’ « esprit démocratique » de M. Churchill.

    M. Churchill n’est pas loin de la vérité quand il parle de l’influence accrue des Partis communistes en Europe orientale.  Il convient cependant de noter qu’il n’est pas tout à fait précis.

    L’influence des Partis communistes a augmenté non seulement en Europe orientale, mais aussi dans tous les pays où avait auparavant dominé le fascisme (Italie, Allemagne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Finlande), ou bien où avait eu lieu l’occupation allemande, italienne ou hongroise (France, Belgique, Hollande, Norvège, Danemark, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Grèce, Union soviétique, etc.).

    L’accroissement de l’influence des communistes ne peut pas être considéré comme un fait du hasard, mais comme un phénomène entièrement légitime. 

    L’influence des communistes s’est accrue parce que, pendant les dures années de la domination fasciste en Europe, les communistes se sont montrés des combattants sûrs, audacieux, pleins d’abnégation, contre le régime fasciste et pour la liberté des peuples.

    M. Churchill rappelle quelquefois, dans ses discours, « les petites gens qui vivent dans des maisons modestes ».

    Il leur donne, en grand seigneur, des tapes amicales sur l’épaule et se dit leur ami.  Mais ces hommes ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire à première vue.  Ces « petites gens » ont leur point de vue, leur politique, et ils savent se défendre.

    Ce sont eux, les millions de ces « petites gens » qui ont battu M. Churchill et son parti en Angleterre, donnant leurs voix aux travaillistes.

    Ce sont eux, les millions de ces « petites gens », qui ont isolé en Europe les réactionnaires et les partisans de la collaboration avec le fascisme, et ont donné leur préférence aux partis démocratiques de gauche.

    Ce sont eux, les millions de ces « petites gens », qui, après avoir éprouvé les communistes dans le feu de la lutte et de la résistance au fascisme, ont décidé que les communistes méritaient pleinement la confiance du peuple.

    C’est ainsi que l’influence des communistes a augmenté en Europe. Telle est la loi du développement historique.

    Naturellement, M. Churchill n’est pas satisfait par un tel développement des événements, et il sonne l’alarme, faisant appel à la force.

    Mais M. Churchill n’était pas non plus satisfait de l’apparition du régime soviétique en Russie, après la Première Guerre mondiale.  A cette époque, il sonnait également l’alarme et organisa la campagne militaire « des quatorze Etats » contre la Russie, se proposant de faire tourner en arrière la roue de I’Histoire.

    Mais I’Histoire s’est avérée plus forte que l’intervention churchillienne et le donquichottisme de M. Churchill l’a amené à subir à l’époque une défaite complète.

    Je ne sais si M. Churchill et ses amis réussiront à organiser, après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle campagne militaire contre « l’Europe orientale ».

    Mais s’ils y réussissent, ce qui est peu probable, car des millions de « petites gens » montent la garde pour défendre la cause de la paix, on peut dire avec assurance qu’ils seront battus, de même qu’ils ont été battus autrefois, il y a de cela vingt-six ans.

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Ordre du jour du Commandant en chef des forces armées de l’URSS N°195

    1er mai 1943


    Camarades combattants de l’Armée et de la Flotte rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes, ouvriers et ouvrières, paysans et paysannes, travailleurs intellectuels ! Frères et sœurs qui vous trouvez momentanément sous le joug des oppresseurs allemands !

    Au nom du Gouvernement soviétique et de notre Parti bolchevik, je vous salue et vous félicite à l’occasion du 1er Mai !

    Les peuples de notre pays célèbrent le 1er Mai aux jours sévères de la guerre pour le salut de la Patrie.

    Ils ont confié leur sort à l’Armée rouge, et leur espoir n’a pas été déçu. Les guerriers soviétiques ont fait un rempart de leur corps pour défendre la Patrie et voilà bientôt deux ans qu’ils luttent pour sauvegarder l’honneur et l’indépendance des peuples de l’URSS.

    Pendant la campagne d’hiver de 1942-1943, l’Armée rouge a infligé de sérieuses défaites aux troupes hitlériennes ; elle a anéanti une quantité importante d’hommes et de matériel de l’ennemi, elle a encerclé et liquidé deux armées adverses devant Stalingrad, elle a capturé plus de 300 000 soldats et officiers ennemis et délivré du joug allemand des centaines de villes et des milliers de villages soviétiques.

    La campagne d’hiver a montré que la force offensive de l’Armée rouge s’était accrue.

    Nos troupes n’ont pas simplement bouté les Allemands hors du territoire dont ils s’étaient emparés dans l’été de 1942 ; elles ont encore occupé des villes et des régions qui étaient aux mains de l’ennemi depuis environ dix-huit mois.

    Les Allemands ont été dans l’impossibilité d’empêcher l’offensive de l’Armée rouge.

    Même pour opérer sa contre-offensive dans un secteur restreint du front, région de Kharkov, le commandement hitlérien s’est vu obligé de faire venir de l’Europe occidentale plus de trente nouvelles divisions.

    Les Allemands comptaient encercler les troupes soviétiques dans la région de Kharkov et leur infliger un « Stalingrad allemand ».

    Cependant la tentative du commandement hitlérien pour prendre sa revanche de Stalingrad a échoué.

    Dans le même temps les troupes victorieuses de nos alliés ont battu les armées italo-allemandes en Libye et en Tripolitaine ; elles ont expulsé l’ennemi de ces régions et continuent aujourd’hui de le battre en Tunisie ; la glorieuse aviation anglo-américaine porte aux centres de l’industrie de guerre d’Allemagne et d’Italie des coups foudroyants, annonciateurs de la formation d’un deuxième front en Europe contre les fascistes italo-allemands.

    Ainsi, pour la première fois dans cette guerre, le coup porté du côté de l’est par l’Armée rouge et le coup porté du côté de l’ouest par les troupes de nos alliés se sont fondus en un seul élan.

    Tous ces faits pris ensemble ont ébranlé jusque dans sa base la machine de guerre hitlérienne, modifié le cours de la guerre mondiale et créé les conditions nécessaires à la victoire sur l’Allemagne hitlérienne.

    En conséquence, l’ennemi a été obligé de reconnaître l’aggravation sensible de sa situation et de crier aussitôt à la crise de la guerre. L’ennemi s’efforce, il est vrai, de dissimuler ce que sa situation a de critique en faisant du battage autour de la mobilisation « totale ».

    Mais il n’est point de battage qui puisse démentir le fait que le camp fasciste traverse effectivement une crise grave.

    La crise dans le camp fasciste se traduit tout d’abord par ceci que l’ennemi s’est vu obligé de renoncer publiquement à son projet initial de guerre-éclair.

    Parler de guerre-éclair n’est plus de mode aujourd’hui dans le camp adverse ; les glapissements à propos de la guerre-éclair ont fait place à des jérémiades sur l’inévitable guerre de longue haleine.

    Si auparavant le commandement fasciste allemand faisait parade de sa tactique d’offensive-éclair, aujourd’hui il l’a rejetée ; les fascistes allemands ne se vantent plus d’avoir réalisé ou d’avoir le dessein de réaliser une offensive-éclair ; ils se glorifient d’avoir pu se dérober habilement aux manœuvres enveloppantes des troupes anglaises en Afrique du Nord ou à l’encerclement par les troupes soviétiques dans la région de Démiansk.

    La presse fasciste abonde en communiqués fanfarons disant que les troupes allemandes ont réussi à décamper du front et à éviter un nouveau Stalingrad dans tel ou tel secteur du front est ou du front de Tunisie.

    A croire que les stratèges hitlériens n’ont plus d’autre sujet de vantardise.

    La crise dans le camp fasciste se traduit ensuite par ceci, que les fascistes parlent de plus en plus souvent de la paix.

    A en juger d’après les informations de la presse étrangère, on pourrait tirer la conclusion que les Allemands voudraient obtenir la paix avec l’Angleterre et les Etats-Unis à condition que ces pays s’écartent de l’Union Soviétique ou, inversement, ils voudraient obtenir la paix avec l’Union Soviétique à condition qu’elle abandonne l’Angleterre et les Etats-Unis.

    Traîtres jusqu’à la moelle des os, les impérialistes allemands ont l’impudence de mesurer à leur aune les alliés, comptant qu’il s’en trouvera parmi eux pour mordre à l’hameçon.

    Ce n’est certes pas de gaieté de cœur que les Allemands dissertent sur la paix. Les propos sur la paix tenus dans le camp des fascistes, n’attestent qu’une chose : c’est qu’ils traversent une crise grave.

    Mais de quelle paix peut-il être question avec les brigands impérialistes du camp fasciste allemand, qui ont inondé de sang l’Europe et l’ont couverte de potences ?

    N’est-il pas clair que seuls l’écrasement total des armées hitlériennes et la capitulation sans conditions de l’Allemagne hitlérienne peuvent amener l’Europe à la paix ? Et si les fascistes allemands parlent tant de la paix, n’est-ce pas parce qu’ils sentent l’imminence de leur débâcle ? Le camp fasciste germano-italien traverse une lourde crise et est placé devant la catastrophe.

    Cela ne signifie pas évidemment que la débâcle de l’Allemagne hitlérienne soit déjà consommée.

    Non. L’Allemagne hitlérienne et son armée ont été ébranlées et traversent une crise, mais elles ne sont pas encore battues.

    Il serait puéril de croire que la catastrophe viendra toute seule, automatiquement.

    Il faut encore deux ou trois coups vigoureux de l’ouest et de l’est, pareils à celui qui a été porté à l’armée hitlérienne dans les derniers cinq ou six mois, pour que la débâcle de l’Allemagne hitlérienne devienne un fait accompli.

    Aussi bien les peuples de l’Union Soviétique et leur Armée rouge, de même que nos alliés et leurs armées, auront encore à mener une sévère et pénible lutte pour remporter la victoire totale sur les brutes hitlériennes.

    Cette lutte exigera d’eux de grands sacrifices, une fermeté à toute épreuve, une volonté de fer.

    Ils devront mobiliser toutes leurs énergies et toutes leurs ressources pour battre l’ennemi et frayer ainsi la voie à la paix.

    Camarades, le peuple soviétique fait preuve d’une sollicitude sans bornes pour son Armée rouge.

    Il est prêt à donner toutes ses forces pour augmenter encore la puissance militaire du pays des Soviets.

    En moins de 4 mois les peuples de l’Union Soviétique ont versé au fonds de l’Armée rouge plus de 7 milliards de roubles.

    Cela montre une fois de plus que la guerre contre les Allemands est réellement une guerre de toute la nation, de tous les peuples habitant l’Union Soviétique.

    Ouvriers, kolkhoziens, intellectuels travaillent sans relâche dans les entreprises et les institutions, dans les transports, les kolkhoz et les sovkhoz, en supportant avec courage et fermeté les privations engendrées par la guerre.

    Mais la guerre contre les envahisseurs fascistes allemands veut que l’Armée rouge reçoive en quantité plus grande encore : canons, chars, avions, mitrailleuses, pistolets-mitrailleurs, mortiers, munitions, équipements, vivres.

    Il faut donc que les ouvriers, les kolkhoziens, tous les intellectuels soviétiques redoublent d’énergie en travaillant pour le front.

    Il importe que tous nos hommes et tous nos établissements de l’arrière travaillent avec ensemble et précision, comme un mécanisme d’horlogerie bien réglé. Rappelons-nous le précepte du grand Lénine : « Dès l’instant que la guerre est inévitable, tout pour la guerre ; le moindre relâchement et la moindre mollesse doivent être punis selon la loi du temps de guerre. »

    Pour répondre à la confiance et à la sollicitude de son peuple, l’Armée rouge doit encore plus vigoureusement frapper l’ennemi, exterminer sans pitié les envahisseurs allemands, les chasser sans répit du sol soviétique. Au cours de la guerre, l’Armée rouge a enrichi son expérience militaire.

    Des centaines de milliers de combattants possèdent à la perfection le maniement de leurs armes.

    Nombreux sont les chefs qui ont appris à commander habilement leurs troupes sur le champ de bataille.

    Cependant on aurait tort de s’en tenir là.

    Les combattants doivent acquérir la maîtrise de leurs armes, les chefs doivent passer maîtres dans la conduite de la bataille.

    Mais cela non plus ne suffit pas.

    Dans l’art militaire, à plus forte raison dans une guerre comme celle d’aujourd’hui, on ne saurait rester sur place.

    S’arrêter, en l’occurrence, c’est retarder.

    Or tout le monde sait que les retardataires, on les bat.

    Aussi, ce qu’il faut surtout à présent, c’est que toute l’Armée rouge perfectionne quotidiennement son instruction militaire, que tous les chefs et combattants de l’Armée rouge s’assimilent l’expérience de la guerre, apprennent à se battre comme il convient pour remporter la victoire.

    Camarades combattants de l’Armée et de la Flotte rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

    En vous saluant et vous félicitant à l’occasion du 1er Mai, J’ORDONNE :

    1. A tous les combattants – fantassins, servants de mortiers, artilleurs, hommes de chars, aviateurs, sapeurs, agents de transmissions, cavaliers : de continuer sans relâche à perfectionner leur maîtrise militaire ; d’exécuter scrupuleusement les ordres de leurs chefs ; de se conformer aux statuts et règlements ; d’observer scrupuleusement la discipline; de maintenir le bon ordre et l’organisation.

    2. Aux commandants de toutes les armes et aux chefs de formations mixtes : de passer maîtres dans l’art de conduire les troupes, d’organiser avec intelligence l’action solidaire de toutes les armes et d’en assurer la direction pendant la bataille.

    Observer l’adversaire, améliorer les services de reconnaissance – yeux et oreilles de l’armée – en se souvenant bien qu’à défaut de tout cela on ne saurait battre l’ennemi à coup sûr.

    Élever la qualité du travail des états-majors dans l’armée, faire en sorte que les états-majors des unités et groupes de l’Armée rouge deviennent des organismes modèles de direction des troupes.

    Élever le travail sur les arrières de nos armées au niveau des exigences formulées par la guerre en cours, en se souvenant bien que du ravitaillement complet et à point nommé des troupes en munitions, équipements et vivres, dépend l’issue des opérations militaires.

    3. A toute l’Armée rouge : d’affermir et exploiter les succès des batailles de cet hiver, de ne pas céder à l’ennemi un seul pouce de notre terre, d’être prête à livrer des combats décisifs aux envahisseurs fascistes allemands.

    Faire preuve dans la défense de la fermeté et de la ténacité propres aux combattants de notre Armée.

    Dans l’offensive faire preuve de décision, conjuguer judicieusement l’action des troupes, opérer des manœuvres hardies sur le champ de bataille aboutissant à l’encerclement et à l’anéantissement de l’adversaire.

    4. Aux partisans et partisanes : de frapper vigoureusement les arrières de l’ennemi, ses voies de communication, ses dépôts militaires, ses états-majors et entreprises, de détruire ses moyens de liaison. Entraîner de vastes contingents de la population soviétique des régions envahies à lutter énergiquement pour leur délivrance, et sauver du même coup les citoyens soviétiques qui, sans cela, seraient emmenés en esclavage en Allemagne, exterminés par les brutes hitlériennes.

    Venger impitoyablement sur les envahisseurs allemands le sang et les larmes de nos femmes et de nos enfants, de nos mères, pères, frères et sœurs. Aider par tous les moyens l’Armée rouge en lutte contre les infâmes asservisseurs hitlériens.

    Camarades,

    L’ennemi a déjà éprouvé la vigueur des coups foudroyants de nos troupes. Le moment approche où l’Armée rouge, de concert avec les armées de nos Alliés, brisera l’échiné à la brute fasciste.

    Vive notre glorieuse Patrie !

    Vive notre vaillante Armée rouge !

    Vive notre vaillante Marine militaire !

    Vivent nos intrépides partisans et partisanes !

    Mort aux envahisseurs allemands !

    Le Commandant en chef

    Maréchal de l’Union Soviétique

    J. Staline

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Ordre du jour du Commissaire du peuple à la Défense de l’URSS N°55

    23 février 1942

    Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

    Les peuples de notre pays célèbrent le 24e anniversaire de l’Armée rouge, en cette heure grave de la guerre pour le salut de la Patrie, contre l’Allemagne fasciste qui attente lâchement et sans vergogne à la vie et à la liberté de notre Patrie.

    Sur toute l’étendue d’un front immense, qui va de l’océan Glacial à la mer Noire, les combattants de l’Armée et de la Flotte rouges livrent des combats acharnés pour chasser hors de notre pays les envahisseurs fascistes allemands, pour sauvegarder l’honneur et l’indépendance de notre Patrie.

    Ce n’est pas la première fois que l’Armée rouge a à défendre notre Patrie contre l’agresseur.

    L’Armée rouge a été créée, il y a vingt-quatre ans, pour lutter contre les troupes d’intervention étrangère qui voulaient démembrer notre pays et détruire son indépendance. Les jeunes détachements de l’Armée rouge, qui pour la première fois étaient entrés en campagne, battirent à plate couture les envahisseurs allemands devant Pskov et Narva, le 23 février 1918.

    C’est pourquoi le 23 février 1918 a été proclamé jour anniversaire de la naissance de l’Armée rouge.

    Celle-ci a grandi depuis, et elle s’est renforcée dans la lutte contre l’intervention étrangère. Elle a défendu et sauvegardé notre Patrie en se battant, en 1918, contre les envahisseurs allemands qu’elle a chassés d’Ukraine et de Biélorussie.

    Elle a défendu et sauvegardé notre Patrie en se battant, en 1919-1921, contre les troupes de l’étranger, celles de l’Entente, et les a boutées hors de notre pays.

    La mise en déroute de l’intervention étrangère pendant la guerre civile a assuré aux peuples de l’Union Soviétique une paix durable et la possibilité de travailler à l’oeuvre de construction pacifique.

    Ces vingt années de construction pacifique ont vu naître dans notre pays une industrie socialiste et une agriculture kolkhozienne, s’épanouir la science et la culture, se resserrer l’amitié des peuples de notre pays.

    Mais le peuple soviétique n’a jamais oublié que l’ennemi pouvait de nouveau attaquer notre Patrie.

    C’est pourquoi, parallèlement au progrès de l’industrie et de l’agriculture, de la science et de la culture, montait aussi la puissance militaire de l’Union Soviétique.

    Cette puissance, certains amateurs de terres d’autrui l’ont déjà éprouvée à leurs dépens. Et c’est ce dont se rend compte aujourd’hui la fameuse armée des fascistes allemands.

    Il y a huit mois l’Allemagne fasciste attaquait perfidement notre pays ; elle violait ainsi brutalement et lâchement le traité de non-agression.

    L’ennemi pensait qu’au premier choc l’Armée rouge serait battue et perdrait sa capacité de résistance. Mais il s’est lourdement trompé.

    Il n’a pas tenu compte de la solidité de l’arrière soviétique; il n’a pas tenu compte de la volonté de vaincre qui est celle des peuples de notre pays ; il n’a pas tenu compte de la fragilité de l’arrière européen de l’Allemagne fasciste ; il n’a pas tenu compte, enfin, de la faiblesse intérieure de l’Allemagne fasciste et de son armée.

    Au cours des premiers mois de la guerre, l’agression des fascistes allemands s’étant faite par surprise et de façon imprévue, l’Armée rouge a dû se replier, abandonner une partie du territoire soviétique.

    Mais, ce faisant, elle harcelait les forces ennemies et leur portait des coups rudes.

    Ni les combattants de l’Armée rouge, ni les peuples de notre pays n’ont douté que ce repli ne fût momentané, que l’ennemi serait arrêté et ensuite écrasé.

    Au cours de la guerre, l’Armée rouge acquérait de nouvelles forces vitales, recevait des renforts en hommes et en matériel ; de nouvelles divisions de réserve venaient à son aide.

    Et l’heure est venue où l’Armée rouge a pu passer à l’offensive dans les principaux secteurs de ce front immense.

    En peu de temps, elle a porté des coups successifs aux troupes fascistes allemandes devant Rostov-sur-Don et devant Tikhvine, en Crimée et devant Moscou.

    En des combats acharnés livrés devant Moscou, elle battit les troupes fascistes allemandes que menaçaient de cerner la capitale soviétique.

    Elle a rejeté l’ennemi loin de Moscou et continue à le refouler vers l’ouest. Les régions de Moscou et de Toula, des dizaines de villes et des centaines de villages dans d’autres régions, qui avaient été momentanément envahis par l’ennemi, sont entièrement libérés de l’invasion allemande.

    Maintenant les Allemands n’ont plus cet avantage militaire qu’ils avaient aux premiers mois de la guerre, grâce à leur agression faite de perfidie et de surprise.

    L’élément de surprise et d’imprévu, en tant que réserve de guerre des troupes fascistes allemandes, est désormais entièrement épuisé.

    Et c’est ainsi que l’inégalité des conditions de guerre due à la surprise de l’agression fasciste allemande, se trouve abolie.

    Maintenant l’issue de la guerre ne sera plus déterminée par ce facteur de contingence qui est la surprise, mais par des facteurs dont l’action s’exerce de façon constante : la solidité de l’arrière, le moral de l’armée, le nombre et la qualité des divisions, l’armement, les capacités d’organisation des cadres de l’armée. Une chose est à noter à ce propos : il a suffi que le facteur surprise disparaisse de l’arsenal des Allemands pour que l’armée fasciste se trouve placée devant une catastrophe.

    Les fascistes allemands estiment que leur armée est invincible; que dans une guerre seule à seule, elle battrait incontestablement l’Armée rouge.

    Aujourd’hui l’Armée rouge et l’armée fasciste font la guerre seule à seule.

    Bien plus : l’armée fasciste des Allemands est directement secondée sur le front par des troupes venant d’Italie, de Roumanie et de Finlande.

    L’Armée rouge ne bénéficie pas pour le moment d’une aide de ce genre. Et cependant la fameuse armée allemande essuie des défaites, tandis que l’Armée rouge connaît d’importants succès.

    Sous les coups vigoureux de l’Armée rouge, les troupes allemandes reculent vers l’ouest, subissant des pertes énormes en hommes et en matériel. Elles s’accrochent à chaque position, s’efforçant de différer le jour de leur débâcle.

    Mais l’ennemi aura beau faire, à présent l’initiative est entre nos mains, et tous les efforts tentés par la machine de guerre hitlérienne, rouillée et détraquée, ne peuvent contenir la poussée de l’Armée rouge.

    Le jour n’est pas éloigné où celle-ci, d’un coup vigoureux, rejettera l’ennemi forcené loin de Leningrad, le chassera hors des villes et des villages de Biélorussie et d’Ukraine, de Lituanie et de Lettonie, d’Estonie et de Carélie, délivrera la Crimée soviétique ; le jour n’est pas éloigné où, de nouveau, sur toute la terre soviétique, les drapeaux rouges flotteront victorieux.

    Ce serait cependant faire preuve d’une myopie impardonnable que de s’endormir sur les succès remportés et de s’imaginer que c’en est fait des troupes allemandes.

    Ce serait là pure vantardise et présomption indignes de l’homme soviétique.

    Il ne faut pas oublier que bien des difficultés nous attendent encore. L’ennemi subit des défaites, mais il n’est pas encore battu, et encore moins achevé. L’ennemi est encore fort.

    Il tendra ses dernières énergies pour obtenir des succès. Plus il sera battu, et plus il sera féroce.

    Il nous faut donc que la formation des réserves pour aider le front ne faiblisse pas un instant dans notre pays.

    Il faut que des unités toujours nouvelles partent au front pour y forger la victoire sur l’ennemi déchaîné. Il faut que notre industrie, notre industrie de guerre surtout, travaille avec une énergie redoublée.

    Il faut que chaque jour le front reçoive une quantité toujours plus grande de chars, d’avions, de canons, de mortiers, de mitrailleuses, de fusils, de pistolets-mitrailleurs, de munitions.

    Là est une des sources principales de la force, de la puissance de l’Armée rouge.

    Mais sa force n’est pas là seulement.

    Ce qui fait la force de l’Armée rouge, c’est avant tout qu’elle ne mène pas une guerre de conquête, impérialiste, mais une guerre pour le salut de la Patrie, une guerre libératrice et juste.

    L’Armée rouge a pour mission de libérer notre territoire soviétique des envahisseurs allemands, de délivrer de leur joug les citoyens de nos villages et de nos villes, qui étaient libres et vivaient humainement avant la guerre, et qui aujourd’hui sont opprimés, spoliés, ruinés et affamés; la mission de l’Armée rouge consiste enfin à délivrer nos femmes de la honte et des outrages que les brutes fascistes allemandes leur font subir.

    Est-il rien de plus noble et de plus élevé qu’une telle mission ? Aucun soldat allemand ne peut dire qu’il fait une guerre juste, car il ne peut pas ne pas voir qu’on le force à se battre pour piller et opprimer d’autres peuples.

    Pour le soldat allemand, la guerre n’a point de but noble et élevé, capable de l’exalter et dont il pourrait s’enorgueillir.

    Tandis que, au contraire, tout combattant de l’Armée rouge peut dire avec fierté qu’il mène une guerre juste, libératrice, une guerre pour la liberté et l’indépendance de sa Patrie. L’Armée rouge poursuit dans la guerre un but noble et élevé, qui la pousse à faire des exploits.

    Voilà pourquoi la guerre pour le salut de la Patrie engendre chez nous des milliers de héros et d’héroïnes, prêts à mourir pour la liberté de leur pays.

    Là est la force de l’Armée rouge.

    Là est aussi la faiblesse de l’armée des fascistes allemands.

    Il est des bavards, dans la presse étrangère, qui parfois prétendent que l’Armée rouge a pour but d’exterminer le peuple allemand et de détruire l’Etat allemand.

    C’est là évidemment un mensonge absurde et une calomnie peu intelligente contre l’Armée rouge.

    Celle-ci ne se propose pas et ne peut pas se proposer des buts aussi stupides. L’Armée rouge a pour mission de chasser de notre pays les occupants et de libérer la terre soviétique des envahisseurs fascistes allemands.

    Il est fort probable que la guerre pour la libération de la terre soviétique aboutisse au bannissement ou à la destruction de la clique de Hitler.

    Nous nous féliciterions d’un pareil dénouement. Mais il serait ridicule d’identifier la clique de Hitler avec le peuple allemand, avec l’Etat allemand. L’histoire montre que les Hitlers arrivent et passent, tandis que le peuple allemand, l’Etat allemand demeurent.

    Ce qui fait la force de l’Armée rouge, c’est enfin qu’elle ne nourrit pas et ne saurait nourrir la haine de race envers les autres peuples, y compris le peuple allemand ; qu’elle est formée dans l’esprit de l’égalité des droits de tous les peuples et de toutes les races ; formée dans le respect des droits des autres peuples.

    La théorie raciste des Allemands et la pratique de la haine des races ont fait de tous les peuples épris de liberté les ennemis de l’Allemagne fasciste.

    La théorie de l’égalité des races en URSS et la pratique du respect pour les droits des autres peuples ont fait que tous les peuples épris de liberté sont devenus les amis de l’Union Soviétique.

    Là est la force de l’Armée rouge.

    Là est aussi la faiblesse de l’armée des fascistes allemands.

    Il est des bavards, dans la presse étrangère, qui parfois prétendent que les citoyens soviétiques haïssent les Allemands, précisément parce qu’ils sont Allemands ; que l’Armée rouge extermine les soldats allemands, précisément parce qu’ils sont Allemands, en haine de tout ce qui est allemand ; que pour cette raison l’Armée rouge ne fait pas prisonniers les soldats allemands.

    C’est là encore un mensonge absurde et une calomnie peu intelligente contre l’Armée rouge.

    Celle-ci est exempte de toute haine de race.

    Elle ne connaît point ce sentiment subalterne, parce qu’elle est formée dans l’esprit de l’égalité des races et le respect pour les droits des autres peuples.

    Il ne faut pas oublier non plus que dans notre pays toute manifestation de la haine des races est punie par la loi.

    Evidemment, l’Armée rouge se voit obligée de détruire les envahisseurs fascistes allemands qui veulent asservir notre Patrie, ou qui, cernés par nos troupes, refusent de mettre bas les armes et de se rendre.

    L’Armée rouge les détruit, non point parce qu’ils sont Allemands d’origine, mais parce qu’ils veulent asservir notre Patrie. L’Armée rouge, de même que l’armée de tout peuple, a le droit et le devoir de détruire les asservisseurs de sa Patrie, quelle que soit leur nationalité.

    Dernièrement, dans les villes de Kalinine, Kline, Soukhinitchi, Andréapol, Toropetz, nos troupes avaient cerné les garnisons allemandes qui s’y trouvaient ; on leur avait proposé de se rendre et promis, dans ce cas, de leur conserver la vie.

    Les garnisons allemandes ont refusé de mettre bas les armes et de se rendre. On conçoit qu’il ait fallu les déloger de force et que nombre d’Allemands aient été tués.

    A la guerre comme à la guerre !

    L’Armée rouge fait prisonniers les soldats et les officiers allemands quand ils se rendent, et leur conserve la vie.

    L’Armée rouge détruit soldats et officiers allemands s’ils refusent de mettre bas les armes et tentent d’asservir militairement notre Patrie.

    Rappelez-vous les paroles du grand écrivain russe, Maxime Gorki : « Si l’ennemi ne se rend pas, on l’anéantit. »

    Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

    Je vous félicite à l’occasion du 24e anniversaire de l’Armée rouge !

    Je vous souhaite la victoire totale sur les envahisseurs fascistes allemands.

    Vivent l’Armée et la Flotte rouges !

    Vivent les partisans et les partisanes !

    Vivent notre glorieuse Patrie, sa liberté, son indépendance !

    Vive le grand Parti bolchevik qui nous conduit à la victoire !

    Vive le drapeau invincible du grand Lénine !

    Sous le drapeau de Lénine, en avant ! Écrasons les envahisseurs fascistes allemands !

    Le Commissaire du peuple à la Défense de l’URSS

    J. Staline

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Ordre du jour du Commissaire du peuple à la Défense de l’URSS N° 130

    1er mai 1942

    Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes, ouvriers et ouvrières, paysans et paysannes, travailleurs intellectuels, frères et sœurs qui, au-delà du front, à l’arrière des troupes fascistes allemandes, êtes momentanément tombés sous le joug des oppresseurs allemands !

    Au nom du Gouvernement soviétique et de notre Parti bolchevik, je vous salue et vous félicite à l’occasion du 1er Mai !

    Camarades, les peuples de notre pays célèbrent cette année la journée internationale du 1er Mai dans les conditions de la guerre pour le salut de la Patrie, contre les envahisseurs fascistes allemands.

    La guerre a laissé son empreinte sur tous les côtés de notre vie.

    Elle a également laissé une empreinte aujourd’hui sur la fête du 1er Mai. Les travailleurs de notre pays, tenant compte de la situation créée par la guerre, ont renoncé au repos férié, afin de consacrer cette journée à un travail intense pour la défense de notre Patrie.

    Vivant de la même vie que les combattants de notre front, ils ont changé cette fête du 1er Mai en une journée de travail et de lutte, pour apporter au front le maximum d’aide et lui donner un nombre encore plus grand de fusils, de mitrailleuses, de canons, de mortiers, de chars, d’avions, de munitions, de pain, de viande, de poisson, de légumes.

    C’est dire que le front et l’arrière forment chez nous un camp de guerre un et indivisible, prêt à triompher de toutes les difficultés dans la voie conduisant à la victoire sur l’ennemi.

    Camarades, plus de deux années se sont écoulées depuis que les envahisseurs fascistes allemands ont plongé l’Europe dans le gouffre de la guerre, subjugué les peuples épris de liberté, sur le continent européen – la France, la Norvège, le Danemark, la Belgique, la Hollande, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Yougoslavie, la Grèce, – dont ils sucent le sang pour enrichir les banquiers allemands.

    Plus de six mois se sont écoulés depuis que les envahisseurs fascistes allemands ont lâchement et perfidement attaqué notre pays, dont ils pillent et dévastent les villages et les villes ; ils violentent et assassinent la population pacifique de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Biélorussie, de l’Ukraine, de la Moldavie.

    Plus de dix mois se sont écoulés depuis que les peuples soviétiques, défendant l’honneur et la liberté de leur pays, mènent contre un ennemi forcené la guerre pour le salut de la Patrie.

    Dans cet intervalle de temps nous avons pu observer de bien près les fascistes allemands, comprendre leurs véritables intentions, connaître leur véritable physionomie, non point sur la foi de déclarations verbales, mais sur la foi de l’expérience de la guerre et de faits universellement connus.

    Qui sont-ils donc, nos ennemis, les fascistes allemands ? Quels sont ces hommes ? Que nous apprend à ce sujet l’expérience de la guerre ?

    On dit que les fascistes allemands sont des nationalistes qui sauvegardent l’intégrité et l’indépendance de l’Allemagne contre les atteintes des autres pays. C’est là évidemment un mensonge.
    Seuls des menteurs peuvent prétendre que la Norvège, le Danemark, la Belgique, la Hollande, la Grèce, l’URSS et autres pays épris de liberté voulaient attenter à l’intégrité et à l’indépendance de l’Allemagne.

    En réalité, les fascistes allemands ne sont pas des nationalistes, mais bien des impérialistes qui s’emparent des pays d’autrui et en sucent le sang pour enrichir les banquiers et les ploutocrates allemands.

    Goering, chef des fascistes allemands, est lui-même, comme on le sait, un des premiers banquiers et ploutocrates qui exploite des dizaines d’usines et de fabriques. Hitler, Goebbels, Ribbentrop, Himmler et autres gouvernants de l’Allemagne actuelle sont les chiens de garde des banquiers allemands.

    Ils font passer les intérêts de ces derniers avant tous les autres intérêts.

    L’armée allemande est aux mains de ces messieurs un instrument aveugle ; elle est appelée à répandre son propre sang et celui d’autrui, à se mutiler et à mutiler les autres non pas pour assurer les intérêts de l’Allemagne, mais pour enrichir les banquiers et les ploutocrates allemands.

    C’est ce qu’atteste l’expérience de la guerre.

    On dit que les fascistes allemands sont des socialistes qui s’appliquent à défendre les intérêts des ouvriers et des paysans contre les ploutocrates. C’est là évidemment un mensonge.

    Seuls des menteurs peuvent prétendre que les fascistes allemands – qui ont instauré le travail d’esclaves dans les usines et les fabriques et rétabli le régime du servage dans les villages d’Allemagne et des pays subjugués – sont les défenseurs des ouvriers et des paysans.

    Seuls des menteurs cyniques peuvent nier que le régime d’esclavage et de servage instauré par les fascistes allemands est avantageux aux ploutocrates et aux banquiers allemands, et désavantageux aux ouvriers et aux paysans.

    En réalité, les fascistes allemands sont des féodaux et des réactionnaires, et l’armée allemande une armée de féodaux qui répand son sang pour enrichir les barons allemands et rétablir le pouvoir des hobereaux.

    C’est ce qu’atteste l’expérience de la guerre.

    On dit que les fascistes allemands sont les porteurs de la culture européenne, qui mènent la guerre pour propager cette culture dans les autres pays. C’est là évidemment un mensonge.

    Seuls des menteurs de profession peuvent prétendre que les fascistes allemands, qui ont couvert l’Europe de potences, qui pillent et violentent la population pacifique, qui incendient et font sauter villes et villages et détruisent les valeurs culturelles des peuples de l’Europe, peuvent être les porteurs de la culture européenne.

    En réalité, les fascistes allemands sont les ennemis de la culture européenne, et l’armée allemande est une armée de l’obscurantisme médiéval, appelée à détruire la culture européenne afin d’instaurer la « culture » esclavagiste des banquiers et des barons allemands.

    C’est ce qu’atteste l’expérience de la guerre.

    Telle est la physionomie de notre ennemi, comme la fait apparaître et l’expose au grand jour l’expérience de la guerre.

    Cependant l’expérience de la guerre ne se borne pas à ces conclusions. L’expérience de la guerre montre en outre que, depuis que les hostilités sont engagées, de sérieux changements se sont produits aussi bien dans la situation de l’Allemagne fasciste et de son armée, que dans la situation de notre pays et de l’Armée rouge.

    Quels sont ces changements ?

    Il est certain avant tout que durant cette période, l’Allemagne fasciste et son armée sont devenues plus faibles qu’elles ne l’étaient il y a dix mois. La guerre a apporté au peuple allemand de grandes déceptions, des millions de victimes, la famine, la misère.

    On ne voit pas la fin de la guerre, et les réserves humaines sont près de s’épuiser, de même que le pétrole, de même que les matières premières. Le peuple allemand prend de plus en plus conscience de la défaite inévitable de l’Allemagne.

    Il se rend de plus en plus nettement compte que l’unique issue à la situation ainsi créée est de débarrasser l’Allemagne de la clique d’aventuriers Hitler-Goering.

    L’impérialisme hitlérien a occupé de vastes territoires en Europe, mais il n’a point brisé la volonté de résistance des peuples européens.

    La lutte des peuples asservis contre le régime des brigands fascistes allemands commence à se généraliser.

    Dans tous les pays occupés, le sabotage dans les usines de guerre, les dépôts allemands qui sautent, les trains militaires allemands qui déraillent, la mise à mort de soldats et d’officiers allemands sont devenus des faits coutumiers.

    La Yougoslavie d’un bout à l’autre, de même que les régions soviétiques occupées par les Allemands, sont embrasées par la guerre des partisans.

    Toutes ces circonstances ont abouti à affaiblir l’arrière allemand, et donc l’Allemagne fasciste en général.

    En ce qui concerne l’armée allemande elle est, malgré son opiniâtreté à se défendre, devenue beaucoup plus faible qu’il y a dix mois.

    Ses vieux généraux expérimentés, tels que Reichenau, Brauchitsch, Todt et autres, ont été ou tués par l’Armée rouge ou chassés par l’équipe des dirigeants fascistes allemands.

    Ses cadres officiers ont été en partie exterminés par l’Armée rouge, en partie ils se sont corrompus à la suite des pillages et des violences commis sur les populations civiles. Ses effectifs, sérieusement affaiblis au cours des opérations militaires, sont de moins en moins re-complétés.

    Il est certain, ensuite, qu’au cours de la période écoulée de la guerre, notre pays est devenu plus fort qu’il n’était au début de celle-ci.

    Non seulement nos amis, mais aussi nos ennemis sont obligés de reconnaître que notre pays est plus que jamais uni et groupé autour de son Gouvernement ; que l’arrière et le front de notre pays ne forment qu’un seul camp militaire qui frappe sur un but commun ; que les hommes soviétiques à l’arrière fournissent à notre front un nombre toujours plus grand de fusils et de mitrailleuses, de mortiers et de canons, de chars et d’avions, de vivres et de munitions.

    En ce qui concerne les relations internationales de notre Patrie, elles se sont ces derniers temps affermies et développées comme jamais. Tous les peuples épris de liberté se sont unis contre l’impérialisme allemand.

    Leurs regards sont tournés vers l’Union Soviétique.

    La lutte héroïque que mènent les peuples de notre pays pour leur liberté, leur honneur et leur indépendance, soulève l’admiration de toute l’humanité progressive.

    Les peuples de tous les pays pacifiques considèrent l’Union Soviétique comme une force capable de sauver le monde de la peste hitlérienne.

    Parmi ces pays épris de liberté, la première place revient à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, auxquels nous rattachent des liens d’amitié et d’alliance, et qui apportent à notre pays une aide militaire toujours plus grande contre les envahisseurs fascistes allemands.

    Tous ces faits témoignent que notre pays est devenu beaucoup plus fort.

    Il est certain, enfin, que dans la période écoulée, l’Armée rouge est devenue mieux organisée et plus forte qu’au début de la guerre.

    On ne peut considérer comme accidentel le fait universellement connu, qu’après un repli momentané dû à l’agression perfide des impérialistes allemands, l’Armée rouge a réalisé un tournant dans la marche de la guerre, elle est passée d’une défense active à une offensive victorieuse contre les troupes ennemies.

    C’est un fait que grâce aux succès de l’Armée rouge, la guerre pour le salut de la Patrie est entrée dans une nouvelle phase, où les terres soviétiques sont délivrées de la vermine hitlérienne.

    Il est vrai que l’Armée rouge a procédé à l’accomplissement de cette mission historique dans les conditions difficiles d’un rude hiver aux neiges abondantes, et cependant elle a remporté de grands succès.

    Ayant pris en main l’initiative des opérations militaires, l’Armée rouge a infligé aux troupes fascistes allemandes une série de défaites cruelles et les a obligées à se retirer d’une partie considérable du territoire soviétique.

    Les calculs des envahisseurs visant à profiter de l’hiver pour se ménager un répit et consolider leurs lignes de défense, ont fait fiasco.

    Au cours de son offensive, l’Armée rouge a détruit un grand nombre d’hommes et de matériel de l’ennemi, elle lui a pris une quantité importante de matériel et l’a obligé à dépenser, par anticipation, des réserves venues de la zone profonde de l’arrière, et qui étaient destinées aux opérations du printemps et de l’été.

    Tout cela témoigne que l’Armée rouge est devenue mieux organisée et plus forte ; que ses cadres officiers se sont trempés dans les batailles, et que ses généraux ont acquis plus d’expérience et plus de perspicacité.

    Un tournant s’est opéré aussi dans les effectifs de l’Armée rouge.

    Disparu l’esprit de quiétude et d’insouciance envers l’ennemi, qui se faisait jour parmi les combattants dans les premiers mois de la guerre pour le salut de la Patrie. Les atrocités, les spoliations et les violences commises par les envahisseurs fascistes allemands sur la population civile et les prisonniers de guerre soviétiques, ont guéri nos combattants de cette maladie. Ces derniers sont devenus plus farouches et plus impitoyables.

    Ils ont appris à haïr véritablement les envahisseurs fascistes allemands.

    Ils ont compris qu’il est impossible de vaincre l’ennemi sans avoir appris à le haïr de toutes les forces de leur cœur.

    Plus de ces bavardages sur l’invincibilité des troupes allemandes, que l’on entendait au début de la guerre et qui dissimulaient la peur devant les Allemands. Les fameux combats devant Rostov et Kertch, devant Moscou et Kalinine, devant Tikhvine et Leningrad, pendant lesquels l’Armée rouge a mis en fuite les envahisseurs fascistes allemands, ont convaincu nos combattants que les bavardages sur l’invincibilité des troupes allemandes n’étaient qu’une fable inventée par les propagandistes fascistes.

    L’expérience de la guerre a convaincu notre combattant que la prétendue bravoure de l’officier allemand est chose très relative, que l’officier allemand se montre courageux lorsqu’il a affaire à des prisonniers désarmés et aux populations civiles pacifiques, mais que son courage l’abandonne lorsqu’il se trouve en présence de la force organisée de l’Armée rouge.

    Souvenez-vous de ce dicton populaire : « Brave contre des moutons, mais mouton lui-même contre un brave. »

    Telles sont les conclusions qui découlent de l’expérience de la guerre contre les envahisseurs fascistes allemands.

    Qu’est-ce à dire ?

    C’est que nous pouvons et devons continuer à battre les envahisseurs fascistes allemands jusqu’à leur complète destruction, jusqu’à ce que le sol soviétique soit complètement délivré des scélérats hitlériens.

    Camarades, nous menons la guerre pour le salut de la Patrie, une guerre libératrice et juste.

    Nous ne voulons pas nous emparer des pays d’autrui, ni soumettre d’autres peuples. Notre but est clair et noble.

    Nous voulons délivrer notre sol soviétique des scélérats fascistes allemands.

    Nous voulons libérer nos frères ukrainiens, moldaves, biélorussiens, lituaniens, lettons, estoniens, caréliens, de la honte et de l’humiliation que font peser sur eux les scélérats fascistes allemands.

    Pour atteindre ce but, nous devons battre l’armée fasciste allemande et exterminer jusqu’au dernier les envahisseurs allemands, à moins qu’ils ne se constituent prisonniers. Il n’est point d’autre voie.
    Cela, nous pouvons et devons le faire à tout prix.

    L’Armée rouge a tout ce qu’il faut pour atteindre ce but élevé.

    Il ne lui manque qu’une chose : c’est de savoir utiliser entièrement contre l’ennemi le matériel de premier ordre que notre Patrie met à sa disposition.

    C’est pourquoi la tâche de l’Armée rouge, de ses combattants, mitrailleurs, artilleurs, servants de mortiers, hommes de chars, aviateurs et cavaliers, est d’apprendre l’art militaire, d’apprendre avec opiniâtreté, d’étudier leur arme à la perfection, de passer maîtres dans leur spécialité afin de savoir frapper l’ennemi à coup sûr.

    Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes !

    En vous saluant et vous félicitant à l’occasion du 1er Mai, j’ordonne :

    1. Aux combattants du rang : d’étudier le fusil à la perfection, de posséder la maîtrise de leur arme, de frapper l’ennemi sans jamais le manquer, comme le frappent nos glorieux tireurs de précision, qui exterminent les envahisseurs allemands !

    2. Aux mitrailleurs, artilleurs, servants de mortiers, conducteurs de chars, aviateurs : d’étudier leur arme à la perfection, de passer maîtres dans leur spécialité, de frapper à bout portant les envahisseurs fascistes allemands jusqu’à leur complète destruction !

    3. Aux commandants de troupes : d’étudier à la perfection la coordination des différentes armes, de passer maîtres dans la conduite des troupes, de montrer au monde entier que l’Armée rouge est capable de remplir sa grande mission libératrice !

    4. A l’Armée rouge tout entière : de faire en sorte qu’en 1942, elle achève d’écraser les troupes fascistes allemandes, de chasser du sol soviétique les scélérats hitlériens !

    5. Aux partisans et aux partisanes : d’intensifier la guérilla à l’arrière des envahisseurs allemands, de détruire les moyens de communication et de transport ennemis, de détruire les états-majors et le matériel de l’ennemi, de ne pas ménager les cartouches contre les oppresseurs de notre Patrie !

    Sous l’invincible drapeau du grand Lénine, en avant vers la victoire !

    Le Commissaire du peuple à la Défense de l’URSS

    J. Staline

    =>Oeuvres de Staline

  • Staline : Ordre du jour du Commandant en chef des forces armées de l’URSS N°70

    1er mai 1944

    Camarades soldats et marins rouges, sous-officiers, officiers et généraux, partisans et partisanes !

    Travailleurs de l’Union Soviétique ! Frères et soeurs temporairement tombés sous le joug des oppresseurs allemands et déportés au bagne fasciste, en Allemagne !

    Au nom du Gouvernement soviétique et de notre Parti bolchevik, je vous salue et vous félicite à l’occasion du 1er Mai !

    Les peuples de notre pays célèbrent le 1er Mai dans un moment où l’Armée rouge remporte des succès marquants.

    Depuis la débâcle des divisions allemandes devant Stalingrad, l’Armée rouge mène une offensive presque ininterrompue.

    Durant cette période, l’Armée rouge a avancé en combattant de la Volga au Séreth, des contreforts du Caucase aux Carpathes, en détruisant la vermine ennemie et la balayant du sol soviétique.

    L’Armée rouge a gagné au cours de la campagne de l’hiver 1943-1944 la bataille historique du Dniepr et de l’Ukraine-rive droite ; elle a anéanti les puissants ouvrages de défense des Allemands devant Leningrad et en Crimée ; par d’habiles et impétueuses opérations, elle a triomphé de la défense allemande sur le Boug méridional, le Dniestr, le Prout et le Séreth.

    Presque toute l’Ukraine, la Moldavie, la Crimée, les régions de Leningrad et de Kalinine, ainsi qu’une importante partie de la Biélorussie ont été nettoyée des envahisseurs allemands. La métallurgie du sud, les minerais de Krivoï Rog, de Kertch et de Nikopol, les terres fertiles comprises entre le Dniepr et le Prout, ont été rendus à la Patrie.

    Des dizaines de millions d’hommes soviétiques ont été arrachés à l’esclavage fasciste.

    C’est en accomplissant la grande oeuvre de libération du sol natal des envahisseurs fascistes, que l’Armée rouge a débouché sur nos frontières d’Etat avec la Roumanie et la Tchécoslovaquie ; elle continue aujourd’hui à battre les troupes ennemies en territoire roumain.

    Les succès de l’Armée rouge sont devenus possibles grâce à la juste stratégie et à la tactique du commandement soviétique, grâce au moral élevé et à l’élan offensif de nos soldats et officiers, grâce au bon équipement de nos troupes en matériel de guerre soviétique de premier ordre, grâce à l’art et au perfectionnement militaires de nos artilleurs, servants de mortiers, hommes de chars, aviateurs, agents de transmission, sapeurs, fantassins, cavaliers et éclaireurs.

    Nos grands alliés, les Etats-Unis d’Amérique et la Grande-Bretagne, ont contribué dans une mesure appréciable à ces succès ; ils tiennent le front en Italie contre les Allemands et détournent de nous une partie importante des troupes allemandes ; ils nous fournissent des matières premières stratégiques et des armements fort précieux ; ils soumettent à des bombardements systématiques les objectifs militaires de l’Allemagne, et ruinent ainsi sa puissance militaire.

    Mais les succès de l’Armée rouge auraient pu s’avérer éphémères, et ils eussent été réduits à néant au lendemain même de la première contre-attaque sérieuse de l’adversaire, si, à l’arrière, l’Armée rouge n’était appuyée par tout notre peuple soviétique, par tout notre pays.

    L’armée rouge a fait preuve d’un héroïsme inégalé dans les combats livrés pour la Patrie.

    Mais le peuple soviétique a payé sa dette à l’Armée rouge.

    Dans les conditions difficiles de la guerre, le peuple soviétique a réalisé des succès décisifs au point de vue de la production massive des armements, des munitions, des effets d’équipement, des vivres, ainsi qu’au point de vue de leur livraison régulière sur les fronts, à l’Armée rouge.

    La puissance de l’industrie soviétique a augmenté considérablement pendant l’année écoulée.

    Des centaines d’usines, de mines, des dizaines de stations électriques, de lignes de chemins de fer et de ponts, ont été mis en exploitation.

    Des millions d’hommes soviétiques sont venus dans les usines, se sont assimilé des professions extrêmement compliquées, sont passés maîtres dans leur métier.

    Nos kolkhoz et nos sovkhoz se sont tirés tout à leur honneur des épreuves de la guerre.

    Sans relâche, malgré les difficultés du temps de guerre, les paysans soviétiques travaillent aux champs ; ils ravitaillent notre armée et la population, et fournissent des matières premières à notre industrie. Quant à nos intellectuels, ils ont enrichi la science et la technique, la culture et l’art soviétiques de nouvelles réalisations et découvertes remarquables.

    Les femmes soviétiques ont rendu des services inappréciables à la défense nationale.

    Elles travaillent avec abnégation pour le front ; elles supportent courageusement toutes les difficultés du temps de guerre ; elles exaltent pour des actions d’éclat les combattants de l’Armée rouge, les libérateurs de notre Patrie.

    La guerre nationale a montré que le peuple soviétique est capable d’accomplir des prodiges et de triompher des plus dures épreuves.

    Les ouvriers, les kolkhoziens, les intellectuels soviétiques, le peuple soviétique tout entier, sont fermement résolus à hâter la débâcle de l’ennemi, à reconstruire intégralement les entreprises détruites par les fascistes, à faire en sorte que notre pays soit encore plus fort et prospère.

    Le bloc des Etats fascistes craque et se désagrège sous les coups de l’Armée rouge. La peur et le désarroi règnent aujourd’hui parmi les « alliés » roumains, hongrois, finlandais et bulgares d’Hitler.

    Aujourd’hui ces agents hitlériens dont les pays ont été ou sont en train d’être occupés par les Allemands, ne peuvent pas ne pas se rendre compte que l’Allemagne a perdu la guerre. La Roumanie, la Hongrie, la Finlande et la Bulgarie n’ont qu’une possibilité d’échapper au désastre, c’est de rompre avec les Allemands et de sortir de la guerre.

    Mais il est difficile de compter que les gouvernements actuels de ces pays soient capables de rompre avec les Allemands.

    Il faut croire que les peuples de ces pays auront à prendre eux-mêmes en main l’œuvre de leur libération du joug allemand.

    Plus vite les peuples de ces pays auront compris dans quelle impasse les hitlériens les ont acculés, plus vite ils cesseront toute aide à leurs oppresseurs allemands et à leurs agents-quisling dans leur propre pays, et moins il y aura de victimes et de destructions dans ce pays, du fait de la guerre ; plus ils pourront compter sur la compréhension des pays démocratiques.

    Grâce à son offensive victorieuse, l’Armée rouge a atteint nos frontières d’Etat sur une longueur de plus de 400 kilomètres; elle a libéré du joug fasciste allemand plus des trois quarts de la terre soviétique occupée.

    Il s’agit maintenant de nettoyer des envahisseurs fascistes toute notre terre et de rétablir les frontières d’Etat de l’Union Soviétique sur toute la ligne, de la mer Noire à la mer de Barentz.

    Mais on ne saurait borner notre tâche à l’expulsion des troupes ennemies hors des frontières de notre Patrie. Les troupes allemandes font penser aujourd’hui à un fauve blessé, obligé de ramper vers les abords de sa tanière, l’Allemagne, pour guérir ses blessures.

    Mais la bête, blessée, tapie dans sa tanière, n’en reste pas moins une bête dangereuse. Pour sauver du danger de l’asservissement notre pays et les pays alliés, il faut traquer le fauve allemand blessé, et l’achever dans sa propre tanière.

    En pourchassant l’ennemi, nous devons délivrer de l’esclavage allemand nos frères polonais, tchécoslovaques et les autres peuples d’Europe occidentale, nos alliés, qui sont sous la botte de l’Allemagne hitlérienne.

    Il est clair que c’est une tâche plus difficile que l’expulsion des troupes allemandes hors des frontières de l’Union Soviétique.

    Elle ne peut être accomplie que par les efforts conjugués de l’Union Soviétique, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis de l’Amérique du Nord, par des coups frappés en commun, – par les forces de nos troupes à l’est et les forces des troupes de nos alliés à l’ouest.

    Il est hors de doute que seul ce coup combiné peut amener l’effondrement total de l’Allemagne hitlérienne.

    Camarades soldats et marins rouges, sous-officiers, officiers et généraux, partisans et partisanes ! Travailleurs de l’Union Soviétique ! Frères et soeurs temporairement tombés sous le joug des oppresseurs allemands et déportés au bagne fasciste, en Allemagne !

    Je vous salue et vous félicite à l’occasion de la fête du 1er Mai !

    J’ORDONNE : En cette fête universelle des travailleurs, de tirer à 20 heures, à Moscou, Leningrad, Gomel, Kiev, Kharkov, Rostov, Tbilissi, Simféropol, Odessa, – 20 salves d’artillerie en l’honneur des victoires historiques de l’Armée rouge au front et des grands succès des ouvriers, des kolkhoziens et des intellectuels de l’Union Soviétique à l’arrière.

    Vive notre Patrie soviétique !

    Vivent notre Armée rouge et notre Marine militaire !

    Vive le grand peuple soviétique !

    Vive l’amitié des peuples de l’Union Soviétique !

    Vivent les partisans et les partisanes soviétiques ! Gloire immortelle aux héros tombés dans les combats pour la liberté de l’indépendance de notre Patrie ! Mort aux envahisseurs allemands !

    Le Commandant en chef

    Maréchal de l’Union Soviétique

    J. Staline

    =>Oeuvres de Staline