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  • Le néoplatonisme et la concurrence populaire avec le christianisme

    Contrairement à Plotin dont le néo-platonisme se cantonnait dans l’absolu, Jamblique reconnaît le particulier. Il ne s’adresse pas seulement aux plus sages qui ont déjà une connexion au divin, mais à tout un chacun.

    Ce qui fait l’intérêt de la position de Jamblique, c’est alors bien entendu que chaque individu, ayant une âme, doit mener sa propre quête de Dieu.

    Son âme a une nature définie, une valeur de très grande importance : elle est le « moyen terme » entre l’éternel et le non-éternel, le raisonnable et le non-raisonnable, ce qui est statique et ce qui est en mouvement, entre le non-généré et le généré, bref entre Dieu et la matière.

    Chaque individu est pratiquement Jésus-Christ, âme divine s’incarnant dans la matière, fusionnant avec elle. Cela signifie que chaque individu a son rôle dans la genèse de la réalité par le Démiurge, étant un vecteur de celui-ci dans la formation de la multiplicité, par opposition à l’Un divin, unique et ne changeant jamais, étant toujours unité et seulement unité.

    Par les rites adéquats, l’âme est à la fois présente dans la réalité terrestre mais sa forme devient pratiquement divine : les êtres humains ont une porte vers les dieux.

    Une telle démarche a une conséquence sociale, ce qui permet bien entendu une concurrence avec le christianisme, alors que la position de Plotin ne faisait de l’âme individuelle qu’une émanation de la super-âme.

    Cette théorisation est très importante dans le contexte où vit Jamblique, dans la seconde partie du IIIe siècle. Le paganisme connaît les assauts du christianisme ; à la fin du IVe siècle, ce dernier aura triomphé dans le monde gréco-romain.

    Un rôle décisif a été joué ici par l’empereur romain Constantin Ier, qui régna pas moins que de 306 à 337 (Jamblique meurt en 325), partisan acharné du christianisme, alors qu’à sa suite seul l’empereur Julien, empereur de 361 à 363, tentera de rétablir le paganisme, en s’appuyant notamment sur la perspective mystique de Jamblique.

    Ce dernier, par ailleurs, ne semble pas avoir d’écrits visant explicitement le christianisme. Jamblique avait la même démarche que l’hindouisme : tous les cultes avaient le même socle, partant de là ses seuls vrais concurrents étaient les mystiques plaçant Dieu entièrement hors du monde.

    Voici, par exemple, comment Jamblique justifie que l’âme, saturée de matière, peut s’adresser directement à de multiples dieux, et pas simplement à « l’Un », et cela directement dans la matière, et non pas seulement avec des dieux dans le ciel :

    « Je suppose que tu demandes —et ce doute est le tien— pourquoi, les dieux habitant seulement le ciel, les théurges invoquent des dieux terrestres et souterrains?

    Mais ta question est intacte dans son point de départ, que les dieux habitent seulement le ciel: en effet, tout est plein d’eux.

    Mais d’où vient que certains d’entre eux sont appelés aquatiques ou aériens et ont reçu en partage les uns une région, les autres une autre et qu’il leur a été distribué des portions des corps circonscrites, bien qu’ils possèdent une puissance infinie, indivisible et illimitée?

    Comment conserveront-ils leur union réciproque s’ils sont circonscrits par des déterminations particulières et séparés par la diversité des lieux et des corps qui leur sont subordonnés?

    A toutes ces questions et aux innombrables questions similaires, il n’y a qu’une seule solution, si l’on considère comment se fait la répartition divine.

    La divinité, qu’elle ait reçu en partage certaines parties de l’univers, par exemple le ciel ou la terre, ou des villes sacrées, ou des pays, ou même des bois ou des statues sacrées, rayonne au dehors de tout, comme le soleil illumine tout de ses rayons au dehors de lui.

    De même que la lumière enveloppe ce qu’elle illumine, de même la puissance des dieux contient tout ce qui participe d’elle au dehors d’elle. »

    C’est là un paganisme complet et Jamblique en souligne la tradition « secrète », venant des Égyptiens, conformément à la démarche néo-platonicienne :

    « Je veux d’abord interpréter pour toi la théologie des Égyptiens ceux-ci, en effet, imitent la nature du tout et la démiurgie des dieux et révèlent par des symboles certaines images des notions mystiques, cachées et invisibles, de même que la nature, dans les formes sensibles, a exprimé jusqu’à un certain point par des symboles les raisons invisibles des choses et que la démiurgie a esquissé par les images apparentes la vérité des idées.

    Sachant donc que les supérieurs se plaisent à voir les inférieurs se rendre semblables à eux et voulant remplir ceux-ci de bien par une imitation aussi exacte que possible, les Égyptiens ont trouvé le mode de la mystagogie cachée dans les symboles, approprié aux dieux. »

    Les rites ont, par conséquent, une fonction cosmique capitale, dans la mesure où les êtres humains pratiquent des rites conformément à leur statut au sein de l’Univers, ce qui contribue à la stabilité de celui-ci, au maintien de l’ordre. Les rites font participer les êtres humains à l’activité du Démiurge en tant que tel, dans la mesure où le monde a été généré et façonné par celui-ci et où la participation aux rites les amène à son statut, à son rôle de préservation de l’Univers.

    Il faut donc se plonger dans la matière, afin que l’âme puisse rejoindre l’« Un » suprême : en assumant la multiplicité de la création, on retrouve la création de l’Un dans sa vraie nature et on peut s’associer, revenir à lui.

    Il va de soi qu’on retrouve là ce qui va être la théorie de toutes les expériences mystiques de type magique, dont la kabbale juive est l’un des exemples les plus connus.

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  • Le néoplatonisme, Jamblique et les rites magiques

    Si Plotin penche unilatéralement pour l’esprit se séparant du corps et d’un monde « inférieur », la formation divine de ce dernier fait que Jamblique considère qu’en découvrir les secrets permet de retrouver le divin.

    Jamblique a une approche plus chrétienne, comme on peut le voir, car Plotin affirmait que l’âme individuelle conservait toujours un lien inébranlable avec l’Un, dont elle était issue ; au sens strict, l’âme ne s’alliait selon Plotin jamais vraiment au corps :

    « S’il convient que je déclare ici nettement ce qui me paraît vrai, dusse-je me mettre en contradiction avec l’opinion générale, je dirai que notre âme n’entre pas tout entière dans le corps : par sa partie supérieure, elle reste toujours unie au monde intelligible, comme, par sa partie inférieure, elle l’est au monde sensible. »

    Chez Jamblique, par contre, le contact permanent de l’âme à sa source est rompu et l’âme doit pour ainsi dire utiliser la matière pour s’en sortir.

    Cela signifie que la porte de sortie n’est pas dans une extase individuelle comme chez Plotin, mais dans une communion avec l’ordre matériel dans la mesure et seulement dans la mesure où il y a une partie divine en cet ordre.

    On a ici, non plus seulement une dimension mystique, mais déjà une dimension religieuse. On a dans les faits exactement la différence entre le culte de la dévotion au-delà des rites telle qu’on la trouve en Inde, la bhakti, et la religion mystique avec ses rites précis et réguliers, parfaitement codifiés, reflet de l’ordre « naturel » du monde.

    On a également ici la même opposition entre la poésie classique française du XVIe siècle et son culte du Beau idéal et la poésie romantique et symboliste, puis contemporaine, qui voit du beau « partout », y compris dans les objets banals, qu’il faudrait déchiffrer.

    On retrouve d’ailleurs le même type de reproche que la poésie contemporaine fait à la poésie classique, dans ce que Jamblique reproche à Porphyre : le monde serait désenchanté sans la présence du divin dans la réalité terrestre.

    On peut rapproche cela, également, du christianisme dans son reproche au judaïsme, avec la critique faite comme quoi le monde matériel est dévitalisé si on n’y ajoute pas l’incarnation de Dieu dans Jésus.

    L’incarnation du divin dans le monde matériel se fait, bien entendu, par les nombres, par les combinaisons chiffrées, dans l’esprit pythagoricien qui est la base même du platonisme.

    Voici un exemple de comment Platon, dans les Lois, relie la question du calcul aux rites nécessaires et propres à l’ordre cosmique :

    « Touchant la guerre, tu sais quelles sciences et quels exercices leur contiennent; mais pour ce qui regarde les lettres, la lyre et la science du calcul dont nous avons dit que chacun devait apprendre ce qui s’applique à la guerre, à l’administration domestique et aux affaires publiques, et encore ce qui sert à connaître les révolutions du soleil, de la lune et des autres astres, autant que cette connaissance est nécessaire dans un État; je veux parler de la distribution des jours selon les mois, et des mois selon les années, afin que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant la place qui leur convient, dans l’ordre marqué par la nature, donnent à l’État un air de vie et d’activité, et procurent aux dieux les honneurs qui leur sont dus, et aux citoyens une plus grande intelligence de ces objets; sur tout cela, tu n’as pas encore, mon cher, reçu du législateur les instructions suffisantes. »

    Plotin, au nom de l’extase individuelle, avait totalement abandonné cette perspective, pour passer dans une image clairement similaire au mysticisme individuel hindou, opposé à toute participation à la vie sociale, à la collectivité.

    Son disciple Porphyre se situait dans la même perspective ; voici comment il rejette les rites dans son Traité sur l’abstinence de la chair des animaux :

    « La fin et la perfection de l’homme consistent à mener une vie spirituelle (…). Il faut d’abord renoncer à tout ce qui nous attache aux choses sensibles et à tout ce qui nourrit les passions, ne s’occuper que du spirituel (…). Il ne faut songer qu’à perfectionner l’âme, imposer silence aux passions, afin qu’autant qu’il est possible, nous menions une vie toute intellectuelle (…).

    Les bons génies donnent des avis à tous les hommes mais tous les hommes ne les entendent pas : comme il n’y a que ceux qui ont appris à lire qui puissent lire. Toute la magie n’est qu’un effet des opérations des mauvais génies et ceux qui font du mal aux hommes par des enchantements, rendent de grands honneurs aux mauvais génies, surtout à leur chef.

    Ces esprits ne font occupés qu’a tromper par toute sorte d’illusions et de prodiges. Les filtres amoureux sont de leur invention : l’intempérance, le désir des richesses, l’ambition viennent d’eux, et principalement l’art de tromper; car le mensonge leur est très familier.

    Leur ambition est de passer pour dieux ; et leur chef voudrait qu’on le crût le grand dieu. Ils prennent plaisir aux sacrifices ensanglantés : ce qu’il y a en eux de corporel s’en engraisse ; car ils vivent de vapeurs et d’exhalaisons, et se fortifient par les fumées du sang et des chairs.

    C’est pourquoi un homme prudent et sage se gardera bien de faire de ces sacrifices, qui attireraient ces génies. Il ne cherchera qu’a purifier entièrement son âme, qu’ils n’attaqueront point, parce qu’il n’y a aucune sympathie entre une âme pure et eux (…).

    C’est pourquoi les théologiens ont observé avec grande attention l’abstinence de la viande.

    L’Égyptien nous en a découvert la raison, que l’expérience lui avait apprise. Lorsque l’âme d’un animal est séparée de son corps, par violence , elle ne s’en éloigne pas, et se tient près de lui.

    Il en est de même des âmes des hommes qu’une mort violente a fait périr ; elles restent près du corps : c’est une raison qui doit empêcher de se donner la mort.

    Lors donc qu’on tue les animaux, leurs âmes se plaisent auprès des corps qu’on les a forcés de quitter; rien ne peut les en éloigner : elles y sont retenues par sympathie ; on en a vu plusieurs qui soupiraient près de leurs corps.

    Les âmes de ceux dont les corps ne sont point en terre, restent près de leurs cadavres : c’est de celles là que les magiciens abusent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéir, lorsqu’ils sont les maîtres du corps mort, ou même d’une partie.

    Les théologiens qui sont instruits de ces mystères et qui savent quelle est la sympathie de l’âme des bêtes pour les corps dont elles ont été séparées, avec quel plaisir elles s’en approchent, ont avec raison défendu l’usage des viandes, afin que nous ne soyons pas tourmentés par des âmes étrangères qui cherchent à se réunir à leurs corps et que nous ne trouvions point d’obstacles de la part des mauvais génies en voulant nous approcher de dieu.

    Une expérience fréquente leur a appris que dans le corps il y a une vertu secrète qui y attire l’âme qui l’a autrefois habité. C’est pourquoi ceux qui veulent recevoir les âmes des animaux qui savent l’avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taures, des éperviers.

    L’âme de ces bêtes entre chez eux en même temps qu’ils font usage de ces nourritures, et leur fait rendre des oracles comme des divinités.

    C’est donc avec raison que le philosophe qui est en même temps le prêtre du dieu suprême, s’abstient dans ses aliments de tout ce qui a été animé : il ne cherche qu’à s’approcher de dieu tout seul, en prévenant les persécutions des génies importuns.

    Il étudie la nature; et en qualité de vrai philosophe, il s’applique aux signes et comprend les diverses opérations de la nature.

    Il est intelligent, modeste, modéré, toujours occupé de son salut, et de même que le prêtre d’un dieu particulier s’applique à placer convenablement ses statues et à se rendre habile dans les mystères, dans les cérémonies, dans les expiations, en un mot dans tout ce qui a rapport au culte de son dieu, aussi le prêtre du dieu suprême étudie avec attention les expiations et tout ce qui peut l’unir à dieu. »

    Il y a ainsi deux formes de néo-platonisme : la première est d’ordre extatique-mystique d’orientation personnelle, la seconde est ouvertement tournée vers le rituel et le mysticisme de masse.

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  • Le néoplatonisme et les «Oracles chaldaïques»

    Jamblique est le premier à véritablement faire du néo-platonisme une magie philosophique. Plotin, lui, revendiquait une philosophie qui, parce qu’elle était idéaliste, avait une dimension magique.

    Cependant, Plotin faisait pencher sa construction intellectuelle vers l’Un, coupant court à toute activité autre que la fusion extatique vers l’un. Son modèle est celui du yogi indien, pas du mage perse.

    Jamblique inverse la tendance et cela d’autant plus qu’il doit faire face à la concurrence du christianisme. Cependant, il y a l’arrière-plan toute une polémique sur la nature du monde matériel.

    Pour Plotin, dans la tradition platonicienne, le monde matériel est une chose mauvaise puisqu’elle emprisonne l’âme, mais il accepte la situation comme étant naturelle, propre à la création. Il dit, à ce niveau, la même chose que le christianisme.

    Il y a, par contre, tout un courant au sein du platonisme reprenant la thèse de Platon selon laquelle le monde a été créé par un « démiurge », donc une forme divine secondaire (puisque l’Un n’est jamais que tourné que vers lui-même), sauf qu’il considère en définitive que ce démiurge est mauvais.

    On a ainsi une opposition totale et conflictuelle entre l’esprit et la matière ; non pas un univers à deux niveaux, mais une guerre entre le bien et le mal. Cette conception sera qualifiée de « gnostique » et le problème est qu’il n’est pas forcément aisé de distinguer le gnosticisme du néo-platonisme, car les deux considèrent qu’il y a une science « cachée » de l’univers, une « gnose ».

    Ainsi, certains néo-platoniciens comme Plotin et Porphyre rejette la magie et combattent ouvertement les gnostiques, mais à partir de Jamblique les néo-platoniciens se rapprochent des gnostiques, dont ils forment un courant parallèle ou concurrent.

    Une œuvre important, dans ce contexte, fut les λόγια c’est-à-dire les paroles, enseignements, ou bien encore Oracles, l’œuvre prenant par la suite le nom d’Oracles chaldaïques. Ecrite vers 170, soit avant l’émergence du néo-platonisme, elle est attribuée à une révélation des dieux, voire à l’âme de Platon.

    La première partie consiste d’ailleurs en une présentation de la philosophie de Platon, notamment et surtout, comme on s’en doute, du Timée, alors que la seconde explique des rituels.

    Plus le néo-platonisme se développé, plus sa référence aux « oracles » est profonde. Plotin les connaissait, mais ne s’y réfère pas, Porphyre le fait un peu, Jamblique le fait beaucoup, Proclus le fera ensuite énormément.

    Ainsi, Jamblique considère ouvertement les mages chaldéens comme ayant acquis le savoir primoridal, au même titre que Platon ou que Hermès Trismégiste, une figure mythique issu d’un syncrétisme gréco-égyptien, le dieu grec Hermès fusionnant avec le dieu Thot, devenant par la suite le personnage mythique du savoir « secret » au centre de l’idéologie de l’alchimie.

    On est là au coeur d’une quête pour une science sacrée et cachée, qui demande un sens du mysticisme le plus radical, associé à une transmission du savoir de type initiatique. La tendance est générale et les disciples de l’école néo-platonicienne abandonnèrent d’ailleurs la plupart Porphyre pour suivre Jamblique dans cette perspective magique.

    Un penseur semble avoir joué un rôle ici important, son approche étant liée aux Oracles chaldaïques : Numénios d’Apamée, qui a vécu au 2e siècle et se situait dans le prolongement du platonisme. On a également ici, en effet, un syncrétisme général, au point que Numénios dit même :

    « Après avoir cité et avoir pris pour sceaux les témoignages de Platon, il faudra remonter plus haut et les rattacher aux enseignements de Pythagore, puis en appeler aux peuples fameux, en évoquant leurs mystères, leurs dogmes, leurs fondations de cultes, qui sont en accord avec Platon, tout ce qu’ont établi les brahmanes, les juifs, les Mages, les Égyptiens. »

    Voici sa conception du rapport entre « Le premier Dieu et le Démiurge », dans son Traité du bien :

    « Le premier Dieu demeure en lui-même; il est simple, parce que, concentré tout entier en lui-même, il ne peut subir aucune division.

    Le second Dieu est un en lui même, mais il se laisse emporter par la matière, qui est la dyade; s’il l’unit, elle le divise, parce que la nature de la matière est de désirer et d’être dans un écoulement continuel.

    Tant qu’il contemple l’intelligence, il demeure immobile en lui-même; mais lorsqu’il abaisse ses regards sur la matière et qu’il s’en occupe, il s’oublie lui-même: il s’attache au sensible, il l’orne et il contracte quelque chose des qualités de la matière avec laquelle il a désiré entrer en rapport (…)/

    Nous ferons la déclaration suivante: le premier Dieu ne fait aucune oeuvre et il est vraiment Roi, tandis que le Dieu qui gouverne tout, en parcourant le ciel, n’est que Démiurge.

    C’est pourquoi nous participons à l’intelligence quand elle descend et se communique à tous les êtres qui peuvent la recevoir. Pendant que Dieu [le Démiurge] nous regarde et se tourne vers chacun de nous, il arrive que la vie et la force se répandent dans nos corps échauffés de ses rayons; mais, s’il se retire dans la contemplation de soi-même, tout s’éteint, tandis que l’intelligence continue de vivre et jouit d’une existence bienheureuse (…).

    Il y a le même rapport entre le premier Dieu et le Démiurge qu’entre celui qui sème et celui qui cultive. L’un, étant la semence de toute âme, répand ses germes dans toutes les choses qui participent de lui. L’autre, en législateur, cultive, distribue et transporte dans chacun de nous les semences qui proviennent du premier Dieu (…).

    Ainsi le premier Dieu est immobile, le second se meut; l’un ne contemple que l’intelligible, l’autre regarde l’intelligible et le sensible. Ne soyez pas étonné que j’aie ainsi parlé: car j’ai à dire quelque chose de plus étonnant encore. Tandis que le second Dieu est en mouvement, le premier Dieu reste dans une immobilité que j’appellerai un mouvement inné. C’est ce mouvement qui est le principe de l’ordre, de la conservation et de la perpétuité de l’univers (…).

    Comme Platon savait que le Démiurge seul était connu des hommes, tandis que le premier Dieu, qu’il appelle l’intelligence, leur était inconnu, il s’est exprimé sur ce sujet en des termes qui reviennent à dire: « O hommes, l’intelligence que vous soupçonnez n’est pas la première intelligence; il en est une autre plus ancienne et plus divine. ». »

    Cette insistance sur le rôle du Démiurge était capitale pour le tournant vers la magie, car on a ici un déplacement en apparence secondaire, en réalité absolument significatif.

    Plotin pouvait bien faire une philosophie où le Démiurge, appelé chez lui l’âme du monde, avait une place résolument secondaire, même l’intelligence issu du divin étant secondaire par rapport à l’Un.

    Mais si l’âme du monde est issu de l’intelligence (du divin), alors le monde matériel lui-même avait une composition interne qui, non seulement était issu du divin comme le soulignait Plotin, mais qui en plus avait une nature interne divine.

    Reconnaître cette nature, sa composition, c’était alors acquérir les pouvoirs magiques en se liant au Démiurge.

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  • Le néoplatonisme et le tournant vers la magie

    Plotin est la grande figure du néo-platonisme et il a frappé si fort dans l’idéalisme qu’il a, en fait, fermé les portes du paganisme. Après Plotin, c’est le christianisme qui se charge de développer les thèses du néo-platonisme, les adaptant aisément au cadre religieux chrétien.

    La falsafa arabo-persane reprendra également le néo-platonisme, mais pour l’épurer et rétablir la démarche de l’aristotélisme authentique.

    Il y eut pourtant d’autres néo-platoniciens à la suite de Plotin, essaimant le monde gréco-romain. Plotin, qui venait d’Égypte romaine, s’était installé à Rome où son disciple, le phénicien Porphyre, prit le relais. C’est d’ailleurs lui qui amena Plotin à écrire, Porphyre compilant et publiant ce qui sera connu sous le nom d’Ennéades.

    On trouve ensuite Jamblique, d’une famille princière d’Emèse en Syrie actuelle, où il fonda une école, et enfin, à Athènes, Syrianos et Proclos (connu en France sous le nom de Proclus).

    Tous les néo-platoniciens, après Plotin, basculèrent dans un mysticisme païen outrancier, auquel Plotin était lié mais en tentant d’en synthétiser une forme nouvelle.

    Sa tentative ne fut pas reprise (à part par le christianisme, notamment avec Pseudo-Denys l’Aréopagite), le culte des dieux et la magie devenant des vecteurs essentiels de la sagesse mystique.

    Le néo-platonisme apparaît alors comme un mouvement idéologique tentant à la fois de prolonger son opposition formelle au matérialisme d’Aristote, tout en cherchant à éviter d’avoir à assumer le christianisme.

    Alors que Plotin a tenté de renouveler le platonisme, ses successeurs se cantonnent à un platonisme renouvelé, piochant de manière éclectique et confuse pour sauvegarder l’idéalisme païen.

    Voici un exemple avec ce que dit Porphyre dans un Traité sur le précepte Connais-toi toi-même, adressé à Jamblique :

    « Platon a raison de nous recommander dans le Philèbe de nous séparer de tout ce qui nous entoure et nous est étranger, afin de nous connaître nous-mêmes à fond, de savoir ce qu’est l’homme immortel et ce qu’est l’homme extérieur, image du premier, et ce qui appartient à chacun d’eux.

    À l’homme intérieur appartient l’intelligence parfaite ; elle constitue l’homme même, dont chacun de nous est l’image.

    À l’homme extérieur appartient le corps avec les biens qui le concernent.

    Il faut savoir quelles sont les facultés propres à chacun de ces deux hommes et quels soins il convient d’accorder à chacun d’eux, pour ne pas préférer la partie mortelle et terrestre à la partie immortelle, et devenir ainsi un objet de pitié et de risée dans la tragédie et la comédie de cette vie insensée, enfin pour ne pas prêter à la partie immortelle la bassesse de la partie mortelle et devenir misérables et injustes par ignorance de ce que nous devons à chacune de ces deux parties. »

    Voici comment il formule les choses encore dans le Traité de l’Âme :

    « D’un côté, il y a l’homme qui n’a d’autre occupation que la bonne chère, comme les brutes.

    D’un autre côté, il y a l’homme qui, par son talent, sauve le navire dans la tempête, ou rend la santé la ses semblables, ou découvre la vérité, ou trouve la méthode qui convient à la science, ou invente des signaux de feu, ou tire des horoscopes, ou, par des machines, imite les œuvres du créateur. »

    Dans le cadre de cet éclectisme, Porphyre écrivit de très nombreux ouvrages ; celui intitulé Introduction aux Catégories d’Aristote et connu sous le nom d’Isagogè (Introduction, en grec) eut un grand succès de par sa problématique, mais contribuant grandement à la confusion et l’incompréhension des différences essentielles entre platonisme et aristotélisme.

    C’est avec son disciple Jamblique (vers 242-325) qu’a ensuite lieu le basculement dans le mysticisme le plus total. Rien ne change bien sûr dans les fondamentaux, avec les considérations fascinées sur le « Un » parfait, comme ici dans une lettre à Macédonius sur le destin :

    « Tous les êtres doivent à l’Un leur existence : car l’Être premier dérive immédiatement de l’Un.

    À plus forte raison, les causes universelles doivent à l’Un leur puissance efficace, sont contenues dans un seul enchaînement et se rapportent au Principe qui est antérieur à la multitude.

    De cette manière, comme les causes qui constituent la Nature sont multiples, qu’elles appartiennent à des genres différents et dépendent de plusieurs principes, la multitude dépend d’une Cause unique et universelle, toutes choses sont enchaînées ensemble par un lien unique, et la liaison des causes multiples remonte à la puissance unique de la Cause la plus compréhensive (…).

    L’essence de l’âme est par elle-même immatérielle et incorporelle, non-engendrée et impérissable ; elle possède par elle-même l’être et la vie, elle se meut par elle-même, elle est le principe de la nature [végétative] et de tous les mouvements du corps.

    Tant que l’âme reste ce qu’elle est par son essence, elle a en elle-même une vie libre et indépendante.

    Lorsqu’elle se donne aux choses engendrées, et qu’elle se subordonne au mouvement de l’univers, elle est soumise au Destin et devient l’esclave des nécessités physiques. Lorsqu’elle s’applique à l’acte intellectuel, qui est libre et indépendant, elle fait volontairement ce qui est de son ressort, elle participe réellement de Dieu, du bien et de l’intelligible. »

    Toutefois, Jamblique est celui qui a insisté, en rupture avec Plotin et Porphyre, sur la nécessité de la magie, l’œuvre la plus connue qui lui soit attribuée étant Les mystères des Égyptiens, des Chaldéens et des Assyriens.

    Jamblique insiste en fait sur la source des savoirs de Socrate et Platon, c’est-à-dire tant Pythagore d’un côté, que les mysticisme orientaux, en particulier égyptiens, de l’autre.

    S’il est ainsi vrai que l’Un est l’objectif et qu’il est le seul à exister, il y aurait pour autant une « science » magique de la réalité.

    Les prières et les sacrifices, les exercices de purification et les oracles, le culte des images et l’intégration dans un parcours initiatique, les sacrifices à dates précises et la croyances aux génies et aux démons, tout cela aurait un sens, relevant du déchiffrement mystique du monde.

    Le mot à employer ici est celui de « théurgie ».

    Chez Plotin, on est dans une démarche contemplative : on s’élève jusqu’à « l’Un » et on bascule dans l’extase. Dans la théurgie au sens strict, c’est-à-dire ce qu’on appelle la magie, les pratiques mystiques (prières, rites comme les sacrifices, vénération d’objets sacrés, etc.) permettent de rentrer en contact avec le divin, d’en acquérir certains pouvoirs (la divination, la lévitation, etc.).

    Ce courant « magicien » était, en fait, inhérent au platonisme depuis l’effondrement d’Athènes. Il accompagne d’autant plus l’effondrement du mode de production esclavagiste ; il témoigne de la fin d’une époque.

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  • Le néoplatonisme, l’ordre socio-cosmique et la réincarnation

    Qu’est-ce qui distingue alors le néo-platonisme du christianisme ? Eh bien, l’origine grecque, et sans doute l’origine hindoue, c’est-à-dire dans les deux cas, une conception socio-cosmique du monde, où l’ordre social est le produit de la réalité divine et où la réincarnation est la clef de voûte de l’équilibre.

    Le néo-platonisme est la conception la plus développée du paganisme antique ; il n’est plus païen au sens strict, car il a unifié l’Univers et ne s’attarde plus sur les éléments naturels, tel que le soleil, la lune, les arbres, etc.

    Cependant, il existe comme dans le paganisme un ordre interne à l’Univers, ce que Charles Baudelaire a célébré dans ses poèmes des Fleurs du Mal avec le principe des « correspondances ». Ce qui correspond se répond, ayant une sympathie naturelle.

    Voici comment Plotin théorise cela :

    « Ni le Soleil, ni aucun astre en général n’entend les vœux qu’on lui adresse.

    S’il les exauce, c’est par la sympathie que chaque partie de l’univers a pour les autres, comme, si l’on touche une partie d’une corde tendue, on ébranle toutes les autres, ou bien encore comme, si l’on fait vibrer une des cordes d’une lyre, toutes les autres vibrent à l’unisson, parce qu’elles appartiennent toutes à un même système d’harmonie.

    Si la sympathie va jusqu’à faire répondre une lyre aux accords d’une autre, à plus forte raison doit-elle être la loi de l’univers, où règne une seule harmonie, quoique son ensemble comprenne des contraires, aussi bien que des parties semblables et analogues.

    Les choses qui nuisent aux hommes comme la colère qui, avec la bile, se rapporte à l’organe du foie, n’ont pas été faites pour nuire aux hommes [c’est la théorie des « humeurs », la bile jaune venant du foie étant en rapport avec la violence, la bile noire venant de la rate étant en rapport avec la mélancolie, ce que Baudelaire appelle le spleen, le terme anglais pour la rate].

    C’est comme si une personne en blessait une autre par mégarde en prenant du feu à un foyer : elle est sans doute l’auteur de la blessure parce qu’elle fait passer du feu d’une chose dans une autre; mais la blessure n’a lieu que parce que le feu ne peut être contenu par l’être auquel il est transmis. »

    Le néo-platonisme assume donc, comme Platon (ou Charles Baudelaire), le principe de la réincarnation comme moyen d’équilibre de l’ordre socio-cosmique :

    « Il y a encore une considération qu’il ne faut pas mépriser, c’est qu’il ne suffit pas d’examiner uniquement le présent, qu’on doit tenir compte aussi des périodes passées et de l’avenir afin d’y voir s’exercer la justice distributive de la divinité.

    Elle fait esclaves ceux qui ont été maîtres dans une vie antérieure, s’ils ont abusé de leur pouvoir; et ce changement leur est utile.

    Elle rend pauvres ceux qui ont mal employé leurs richesses : car la pauvreté sert même aux gens vertueux. De même, ceux qui ont tué sont tués à leur tour ; celui qui commet l’homicide agit injustement, mais celui qui en est victime souffre justement.

    Ainsi, il y. a harmonie entre la disposition de l’homme qui est maltraité et la disposition de celui qui le maltraite comme il le méritait.

    Ce n’est pas par hasard qu’un homme devient esclave, est fait prisonnier ou est déshonoré. Il a commis lui-même les violences qu’il subit à son tour.

    Celui qui a tué sa mère sera tué par son fils ; celui qui a violé une femme deviendra femme pour être à son tour victime d’un viol.

    De là vient la parole divin appelée Adrastée : car l’ordre dont nous parlons ici est véritablement Adrastée, est véritablement une Justice, une Sagesse admirable. »

    Voici un autre passage précisant les modalités de la réincarnation ; la dimension païenne pour le coup particulièrement arriérée est frappante.

    « Ceux qui ont exercé les facultés humaines renaissent hommes.

    Ceux qui n’ont fait usage que de leurs sens passent dans des corps de brutes et particulièrement dans des corps de bêtes féroces, s’ils se sont abandonnés aux emportements de la colère; de telle sorte que, même en ce cas, la différence des corps qu’ils animent est conforme à la différence de leurs penchants.

    Ceux qui n’ont cherché qu’à satisfaire leur concupiscence et leurs appétits passent dans des corps d’animaux lascifs et gloutons.

    Enfin ceux qui» au lieu de suivre leur concupiscence ou leur colère, ont plutôt dégradé leur sens par leur inertie, sont réduite à végéter dans des plantes : car ils n’ont dans leur existence antérieure exercé que leur puissance végétative, et ils n’ont travaillé qu’à devenir des arbres.

    Ceux qui ont trop aimé les jouissances de la musique, et qui ont d’ailleurs vécu purs, passent dans des corps d’oiseaux mélodieux.

    Ceux qui ont régné tyranniquement deviennent des aigles, s’ils n’ont pas d’ailleurs d’autre vice. Enfin, ceux qui ont parlé avec légèreté des choses célestes, tenant toujours leurs regards élevés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent toujours vers les hautes régions de l’air.

    Celui qui a acquis les vertus civiles redevient homme; mais, s’il ne possède pas ces vertus à un degré suffisant, il est transformé en un animal sociable, tel que l’abeille ou tout autre être de cette espèce. »

    C’est précisément en raison de cette liaison trop forte avec le mode de production esclavagiste que le néo-platonisme ne pourra pas généraliser sa position pour la porter jusqu’à la féodalité.

    >Sommaire du dossier
     

  • Le dualisme du néoplatonisme : la même base que le christianisme

    Il va de soi que le néo-platonisme ressemble outrageusement au christianisme apparu juste avant lui ; en fait, les deux courants se sont nourris l’un l’autre. On ne peut nullement comprendre le christianisme, surtout le catholicisme, sans connaître Plotin et ses thèses qui forment le squelette même du mysticisme anti-matérialiste, où il s’agit de se tourner uniquement vers ce qui n’est pas matière.

    Voici ce que dit Plotin par exemple sur le rapport entre l’Un, l’intelligence et l’âme (ici désigné par l’intellect) – on croirait lire une explication du rapport entre « le Père, le Fils et le Saint-Esprit » :

    « L’Intelligence est belle sans doute ; elle est la plus belle des choses, puisqu’elle est éclairée d’une pure lumière, qu’elle brille d’un pur éclat, qu’elle contient les êtres intelligibles, dont notre monde, malgré sa beauté, n’est qu’une ombre et qu’une image.

    Quant au monde intelligible, il est placé dans une région brillante de clarté, où il n’y a rien de ténébreux ni d’indéterminé, où il jouit en lui-même d’une vie bienheureuse. Son aspect ravit d’admiration, surtout si l’on sait y pénétrer et s’y unir.

    Mais, de même que la vue du ciel et de l’éclat des astres fait chercher et concevoir leur auteur, de même la contemplation du monde intelligible et l’admiration qu’elle inspire conduisent à en chercher le père.

    On se dit alors : quel est celui qui a donné l’existence au monde intelligible? où et comment a-t-îl engendré l’Intellect si pur, ce fils si beau qui tient de son père toute sa plénitude ?

    Ce principe suprême n’est lui-même ni intellect, ni fils, il est supérieur à l’Intellect, qui est son fils.

    L’Intellect, son fils, est après lui, parce qu’il a besoin de recevoir de lui son intellection et la plénitude qui est sa nourriture; il tient le premier rang après Celui qui n’a besoin de rien, pas même d’intellection.

    L’Intellect possède cependant la plénitude et la véritable intellection parce qu’il participe du Bien immédiatement.

    Ainsi, le Bien, étant au-dessus de la véritable plénitude et de l’intellection, ne les possède pas et n’en a pas besoin ; sinon, il ne serait pas le Bien. »

    Dans la même logique que le christianisme, Dieu a créé le monde par « bonté », parce que c’est le prolongement de sa propre nature.

    « Or, comme ce pouvoir ne devait pas être arrêté ni circonscrit dans son action par jalousie, il fallait qu’il y eût une procession continue, jusqu’à ce que, de degré en degré, toutes choses fussent descendues jusqu’aux dernières limites du possible : car c’est le caractère d’une puissance inépuisable de communiquer ses dons à toutes choses, de ne pas souffrir qu’aucune d’elles en soit déshéritée, puisqu’il n’y a rien qui empêche chacune d’elles de participer à la nature du Bien dans la mesure où elle en est capable. »

    On retrouve même chez Plotin le cœur de l’argumentation chrétienne sur la nature « insuffisante » du monde en raison des crimes, des choses mauvaises, etc., c’est-à-dire qu’on a déjà la conception du « meilleur des mondes possibles », sans avoir à attendre Leibniz au XVIIe siècle.

    Plotin synthétise ce point de vue de manière très brève :

    « On n’a point le droit de blâmer ce monde, de dire qu’il n’est pas beau, qu’il n’est pas le meilleur possible des mondes corporels, ni d’accuser la cause dont il tient l’existence.

    D’abord, ce monde existe nécessairement : il n’est pas l’oeuvre d’une détermination réfléchie ; il existe parce qu’une essence supérieure l’engendre naturellement semblable à elle-même. »

    Exactement comme dans le christianisme, on a un appel au retour au « Père ». On a ici la théorie de la religion comme porte spirituelle que les âmes doivent franchir pour redevenir libres. Plotin parle ouvertement de nécessité de la « conversion » et il développe exactement le même thème du malin, du diable, que dans le catholicisme :

    « Comment se fait-il que les âmes oublient Dieu, leur père? Comment se fait-il qu’ayant une nature divine, qu’étant issues de Dieu, elles le méconnaissent et se méconnaissent elles-mêmes?

    L’origine de leur mal, c’est l’audace, la génération, la première diversité, le désir de n’appartenir qu’à elles-mêmes [c’est-à-dire le désir qui a conduit les âmes à se séparer primitivement de Dieu et à s’unir aux corps].

    Dès qu’elles ont goûté du plaisir de posséder une vie indépendante, usant largement du pouvoir qu’elles avaient de se mouvoir elles-mêmes, elles se sont avancées dans la route qui les écartait de leur principe, et maintenant elles sont arrivées à un tel éloignement de Dieu qu’elles ignorent même qu’elles en ont reçu la vie.

    De même que des enfants séparés de leurs familles dès leur naissance et nourris longtemps loin d’elles en arrivent à méconnaître leurs parents ainsi qu’eux-mêmes ; de même les âmes, ne voyant plus ni Dieu ni elles-mêmes, se sont dégradées par l’oubli de leur origine, se sont attachées à d’autres objets, ont admiré tout plutôt qu’elles-mêmes, ont prodigué leur estime et leur amour aux choses extérieures, et, brisant le lien qui les unissait aux choses divines, s’en sont écartées avec dédain.

    L’ignorance où elles sont de Dieu a donc pour cause leur estime des objets sensibles et leur mépris d’elles-mêmes. Comme chacune d’elles admire et recherche ce qui lui est étranger, elle reconnaît par là même qu’elle vaut moins.

    Or, dès qu’elle croit moins valoir que ce qui naît et périt, qu’elle se regarde comme plus méprisable et plus périssable que les objets qu’elle admire, elle ne saurait plus concevoir la nature ni la puissance de Dieu.

    Pour convertir à Dieu les âmes qui se trouvent dans de pareilles dispositions, pour les élever au Principe suprême, à l’Un, au Premier, il faut raisonner avec elles de deux manières.

    D’abord, on doit leur faire voir la bassesse des objets qu’elles estiment maintenant (nous en avons parlé suffisamment ailleurs) ; puis, il faut leur rappeler l’origine et la dignité de l’âme. La démonstration de ce second point est [logiquement] antérieure à celle du premier; exposée avec clarté, elle sert à l’établir. »

    À la différence du christianisme, le néo-platonisme considère par contre, dans le prolongement du Timée de Platon, qu’il n’existe que le Dieu vivant issu de Dieu, et que donc le monde est éternel tout comme le Dieu vivant engendré par Dieu.

    Non seulement d’ailleurs le christianisme va largement puiser en général dans le néo-platonisme, mais en plus les tendances mystiques reconnaîtront dans le néo-platonisme une démarche essentiellement similaire à la leur.

    >Sommaire du dossier

  • Le néoplatonisme et le concept de «procession»

    Plotin appelle à l’extase dans la compréhension de la nature de Dieu ; pour parvenir à cette extase, il faut que l’âme cesse de se mêler au corps. Il y a donc une bataille et le néo-platonisme de Plotin fournit les arguments théoriques les plus « purs » de chaque religion : il y a une séparation entre le corps et l’esprit, il y a une bataille entre eux.

    La religion est le levier pour comprendre comment se focaliser sur l’âme et parvenir à rejeter un corps à dévaloriser. Plotin résume cela ainsi :

    « En un mot, il faut dire que la vie dans un corps est par elle-même un mal; mais, par la vertu, l’âme se place dans le bien, non en conservant l’union qui existe, mais en se séparant du corps. »

    Écouter son corps, c’est faire pencher l’âme du mauvais côté :

    « On dira peut-être que la méchanceté est la faiblesse de l’âme.

    Car l’âme mauvaise est impressionnable, mobile, facile à entraîner au mal, portée à écouter ses passions, également prompte à se mettre en colère et à se réconcilier; elle cède inconsidérément à de vaines idées ; semblable aux ouvrages les plus faibles de l’art et de la nature, qui sont facilement détruits par les vents et par les tourbillons. »

    Bien entendu, ce qui définit le « mal », c’est tout ce qui relève du contraire de Dieu qui est bon car auto-suffisant, entièrement en paix, sans division, harmonieux depuis le début et en tout, etc. Plotin insiste beaucoup sur cette approche opposant de manière manichéenne le bien et le mal :

    « Pour mieux déterminer le Mal, on peut se le représenter comme le manque de mesure par rapport à la mesure, comme l’indétermination par rapport au terme, comme le manque de forme par rapport au principe créateur de la forme, comme le défaut par rapport à ce qui se suffit à soi-même, comme l’illimitation et la mutabilité perpétuelle, enfin comme la passivité, l’insatiabilité et l’indigence absolues. »

    Le prophète Mani a, par ailleurs, vécu à la même époque que Plotin et même accompagné les troupes de Sapor Ier, chef perse qu’affrontait justement Gordien III qu’accompagnait Plotin.

    On est dans une même dynamique mystique orientale, où l’âme cherche à « s’échapper » de la matière, avec une opposition formelle entre esprit et matière. Le rejet de la conception d’Aristote faisant des esprits des tablettes vides mais sensibles où les objets extérieurs viennent « écrire », est bien entendu formellement réfuté et cela au nom de « l’Un ».

    Puisque, en effet, l’âme « sent » au fond d’elle qu’elle relève d’un « tout », qui est absolu, alors il n’est pas possible de faire de l’esprit un miroir de la réalité ambiante. En fait, le néo-platonisme tente de rejeter le matérialisme de l’époque, en affirmant que celui-ci n’est pas en mesure de concevoir la totalité, en le réduisant à une vision « vulgaire » et basse des choses.

    La capacité à raisonner hors de cette bassesse serait la preuve de la liaison de l’âme avec l’âme suprême. Les animaux ne seraient que « sensations », l’être humain avec la raison en plus pourrait se tourner vers « l’Un ».

    Naturellement, il se pose alors le problème de pourquoi l’âme est prisonnière du corps, sans compter qu’il faut expliquer pourquoi l’âme suprême aurait produit ces âmes dispersés. Le risque serait de dire que l’esprit aurait besoin de la matière.

    Plotin invente pour contourner le problème le concept de « procession » : chaque entité procède de manière naturelle à une émanation, une sorte d’image amoindrie. L’Un donne l’intelligence, l’intelligence l’âme, l’âme le monde.

    A chaque étape, l’émané se tourne vers l’émanant, voilà pourquoi l’âme qui donne le monde ne le regarde pas, n’est pas « inclinée » vers lui :

    « Quant à nous, nous croyons que si l’Âme a créé le monde, ce n’est pas parce qu’elle a incliné [vers la matière], mais plutôt parce qu’elle n’a pas incliné.

    Pour incliner ainsi, il aurait fallu que l’Âme eût oublié les intelligibles ; mais, si elle les avait oubliés, comment aurait-elle créé le monde? D’après quoi l’aurait-elle formé? Elle l’a formé sans doute d’après les intelligibles qu’elle avait contemplés là-haut. Si elle s’en est souvenue en formant le monde, elle n’avait pas incliné.

    Elle n’avait donc pas une notion obscure des intelligibles ; sinon, elle aurait incliné vers eux pour en avoir une intuition claire : car, pourquoi n’aurait-elle pas voulu rentrer dans le monde intelligible, puisqu’elle en conservait quelque souvenir ? »

    La Nature est donc pratiquement mécanique, l’âme pouvant « imaginer », ce que la Nature ne peut pas, n’étant que l’image de l’Âme :

    « Comment la Sagesse propre à l’Âme universelle diffère-t-elle de la Nature?

    C’est que la Sagesse occupe dans l’Âme le premier rang et la Nature le dernier, puisqu’elle n’est que l’image de la Sagesse ; or, si la Nature n’occupe que le dernier rang, elle doit aussi n’avoir que le dernier degré de la Raison qui éclaire l’Âme.

    Qu’on se représente un morceau de cire où la figure imprimée sur une face pénètre jusqu’à l’autre, et dont les traits bien marqués sur la face supérieure n’apparaissent que d’une manière confuse sur la face inférieure : telle est la condition de la Nature ; elle ne connaît pas, elle produit seulement, elle transmet aveuglément à la matière la forme qu’elle possède, comme un objet chaud transmet à un autre, mais à un moindre degré, la chaleur qu’il a lui-même.

    La Nature n’imagine même pas : car l’acte d’imaginer, inférieur à celui de penser, est cependant supérieur à celui d’imprimer une forme, comme le fait la Nature. La Nature ne peut rien saisir ni rien comprendre, tandis que l’Imagination saisit l’objet adventice, et permet à celui qui imagine de connaître. »

    Il faut bien noter ici que ce n’est pas Dieu qui donne le monde, car lui-même en tant qu’unité primordiale n’a besoin de rien. L’intelligence qui est son image, son sous-produit, a abouti à l’âme et celle-ci à la matière.

    Voilà pourquoi la quête de l’Un ne saurait passer par des mots :

    « Pourquoi n’est-il [= l’Un] pas resté en lui-même, et a-t-il laissé ainsi découler de lui la multiplicité qu’on voit dans les êtres et que nous voulons ramener à lui?

    Nous allons le dire. Invoquons d’abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu’à lui par la prière; or, la seule manière de le prier, c’est de nous avancer solitairement vers l’Un, qui est solitaire.

    Pour contempler l’Un, il faut se recueillir dans son for intérieur, comme dans un temple, et y demeurer tranquille, en extase, puis considérer les statues qui sont pour ainsi dire placées dehors [l’Âme et l’Intelligence], et avant tout la statue qui brille au premier rang [l’Un], en la contemplant de la manière que sa nature exige. »

    >Sommaire du dossier

  • Le néoplatonisme et «l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure»

    Ce qui caractérise la position de Plotin, c’est qu’il fournit une théorie religieuse présentée de manière philosophique.

    C’est là exactement le même schéma que celui fournit par Platon dans l’allégorie de la caverne : le monde matériel n’est qu’un pâle reflet d’un monde idéal, qui lui-même a comme source le « Un » absolu, source de tout et seule réalité authentique.

    Sauf que, contrairement à Platon cherchant à renouveler un style aristocratique, Plotin se cantonne à célébrer une sorte de prière silencieuse amenant à la béatitude par l’extase de la compréhension de la nature de Dieu.

    Dieu n’est pas simplement un concept idéal, mais l’objectif suprême : Plotin prend Platon au pied de la lettre, ne gardant que la dimension mystique. Il peut donc dire :

    « Puisque le mal règne ici-bas et domine inévitablement en ce monde, et puisque l’âme veut fuir le mal, il faut fuir d’ici-bas. Mais quel en est le moyen?

    C’est, dit Platon, de nous rendre semblables à Dieu. Or nous y réussirons en nous formant à la justice, à la sainteté, à la sagesse, et en général à la vertu.

    Si c’est par la vertu qu’a lieu cette assimilation, le Dieu à qui nous voulons nous rendre semblables possède–t–il lui–même la vertu? Mais quel est ce Dieu?

    Sans doute c’est celui qui semble devoir posséder la vertu au plus haut degré, c’est l’Âme du monde, avec le principe qui gouverne en elle et qui a une sagesse admirable [l’Intelligence suprême]. Habitant ce monde, c’est à ce Dieu que nous devons chercher à ressembler. »

    Chaque être humain possède, en effet, une âme et par conséquent, le bonheur naturel n’est pas possible, cela ne concerne que les animaux. Plotin explique cela de la manière suivante :

    « Si bien vivre et être heureux nous semblent choses identiques, devons-nous pour cela accorder aux animaux le privilège d’arriver au bonheur? S’il leur est donné de suivre sans obstacle dans leur vie le cours de la nature, qu’est-ce qui empêche de dire qu’ils peuvent bien vivre?

    Car, si bien vivre consiste soit à posséder le bien-être, soit à accomplir sa fin propre, dans l’une et l’autre hypothèse les animaux sont capables d’y arriver : ils peuvent en effet posséder le bien-être et accomplir leur fin naturelle. »

    Hors de question, cependant, d’affirmer comme Aristote que comprendre le monde, c’est en saisir l’âme et contempler la réalité de manière heureuse. Plotin a été influencé par la philosophie indienne, bien qu’on ne sache pas dans quelle mesure, lui-même tentant même de suivre les opérations militaires de Gordien III, qui furent toutefois un échec, pour visiter la Perse et l’Inde.

    De toutes manières, contrairement à l’opinion bourgeoise, le monde gréco-romain n’est en rien « européen » et est largement ouvert à l’Asie. La position de Plotin est pratiquement la même que celle de l’hindouisme, avec la négation de l’action, de la réflexion, le repli sur soi-même, etc.

    Il faut non pas acquérir la sagesse, mais s’épurer, se couper de tout ce qui est matériel, se « retrancher » :

    « Rentre en toi-même, et examine-toi.

    Si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté.

    Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n’est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue, jusqu’à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière, jusqu’à ce que tu voies la tempérance assise en ton sein dans sa sainte pureté. »

    C’est le moyen de reconnaître le divin dont tout est issu et qui vit dans une pureté totale, hors à la fois de la théorie et de la pratique :

    « Si le Bien est supérieur à l’être, il doit être aussi supérieur à l’action, à l’intelligence et à la pensée.

    Car il faut reconnaître comme étant le Bien le principe duquel tout dépend, tandis que lui-même ne dépend de rien.

    C’est à cette condition que le Bien est vraiment le principe vers lequel toutes choses tendent. Il faut donc qu’il persiste dans son état, et que tout se tourne vers lui, de même que, dans un cercle, tous les rayons aboutissent au centre.

    Nous pouvons en voir un exemple dans le soleil : il est un centre pour la lumière qui est en quelque sorte suspendue à cet astre. Aussi est-elle partout avec lui et ne s’en sépare-t-elle pas; et quand même vous voudriez la séparer d’un côté, elle n’en resterait pas moins concentrée autour de lui. »

    Comme chez Platon, on sait déjà tout, pour le retrouver il faut savoir qu’on est « rien » et qu’il n’y a que « l’Un » :

    « En effet, ce n’est pas en parcourant les objets extérieurs que l’âme a l’intuition de la sagesse et de la vertu, c’est en rentrant en elle-même, en se pensant elle- même dans sa condition primitive: alors elle éclaircit et elle reconnaît en elle-même des images divines, souillées par la rouille du temps. »

    >Sommaire du dossier

  • Le néoplatonisme et l’architecture des «hypostases»

    L’idée de Plotin était simple, mais géniale. Puisque Aristote niait le monde « d’en haut », la seule réponse possible était d’accepter cela, mais en niant pour autant le monde d’en bas. Ne reste alors qu’un seul monde, qui n’est plus matériel et qu’il reste alors à définir.

    Plotin invente alors un système à trois niveaux. La raison de l’ajout d’un élément est l’importance fondamentale pour l’idéalisme de mener l’offensive contre le concept d’intellect développé par Aristote. Ce concept est la clef de voûte du matérialisme d’Aristote, c’est par là que passeront Avicenne et Averroès, pour aboutir à Spinoza, qui lui-même aboutira à Hegel, puis Karl Marx.

    Plotin va procéder de manière très prudente. Le point de départ est ce qu’il appelle le « Premier » qui est en même temps « Infini », le « Bien », le « Simple » qui est en même temps « Absolu », qui est nécessairement « Un ».

    On a ensuite l’Intelligence comme second niveau, qui est une sorte de conscience suprême issue de l’Un se regardant comme dans un miroir.

    Enfin, l’Âme compose le troisième niveau, lui-même divisé en deux niveaux : un tourné vers l’Intelligence, l’autre vers le bas c’est-à-dire la matière.

    Ces trois niveaux sont appelés « hypostases » et cette division tripartite se retrouve dans l’âme humaine.

    Le plus bas niveau de l’âme humaine et l’âme sensitive ou non raisonnable, végétative, qui s’oppose à l’âme raisonnable, cette dernière étant placé sous « l’Intelligence ». On l’aura compris il s’agit de nier l’âme sensitive, liée à la matière, pour s’appuyer uniquement sur l’âme raisonnable et même dépasser celle-ci en fusionnant avec l’Intelligence.

    En effet, ce qui est Bon, Beau l’est de toute éternité et il n’est pas possible de raisonner à son sujet : il est seulement possible de le reconnaître, en fusionnant avec l’Intelligence qui est justement la conscience de l’Un d’être ce Bon, ce Beau.

    Par conséquent, la clef du plotinisme et du néo-platonisme en général vise à nier la science au profit de la pure contemplation. Aristote appelait à raisonner sur le monde, pour se mettre en adéquation avec l’intellect universel.

    A ce bonheur intellectuel sous le mode du raisonnement, Plotin appelle au bonheur sous la forme de l’extase ; il peut le faire car il a accepté la négation du monde « d’en haut » uniquement pour le fusionner avec celui « d’en bas », en niant ce dernier.

    Plotin a élaboré un système où Dieu est partout et nulle part, n’étant tout et rien car étant absolument toujours le même, unique, unité primordiale. Le sens de l’existence est ce Dieu, centre vers lequel tout est tourné :

    « Il faut que nous ayons en nous la cause et le principe de l’intelligence, Dieu, qui n’est point divisible, qui subsiste, non dans un lieu, mais en lui-même, qui est contemplé par une multitude d’êtres, par chacun des êtres aptes à le recevoir, mais qui reste distinct de ces êtres, de même que le centre subsiste en lui-même, tandis que les rayons viennent tous aboutir à lui de tous les points de la circonférence.

    C’est ainsi que nous-mêmes, par une des parties de nous-mêmes, nous touchons à Dieu, nous noue y unissons, nous y sommes en quelque sorte suspendus ; or, tous sommes édifiée en lui quand nous nous tournons vers lui.»

    Ou, pour reprendre une de ses explications plus poétique :

    « On peut comparer l’Un à la lumière, l’être qui le suit [l’Intellect] au Soleil, et le troisième [l’Âme] à l’astre de la Lune qui reçoit sa lumière du Soleil. »

    Il s’ensuit naturellement une tension très forte : en tant qu’être humain, on ne peut fusionner avec l’Un alors qu’on le doit. La conséquence est qu’il faut s’identifier à lui et parvenir à rompre avec la matière.

    C’est là la différence avec le platonisme, qui avait construit un idéal dans le monde « d’en haut » pour mieux exiger l’idéal dans le monde « d’en bas » : le modèle de société ultra-élitiste trouvait en Socrate et Platon leurs idéologues.

    Le néo-platonisme supprime la distinction entre en haut et en bas, pour nier totalement (et non relativement comme chez Platon) l’existence réelle du bas, seul le haut existant.

    Il faut donc quitter le bas à tout prix, l’âme doit quitter le corps et ainsi la base de la rupture avec la matière, c’est non seulement la rupture avec les sens, mais également avec la raison ; c’est cela qu’on a affaire à un mysticisme.

    Plotin dit, de fait :

    « Lorsque nous nous élevons, l’Un se révèle non pas comme la raison, mais comme quelque chose de plus beau que la raison, comme quelque chose qui s’éloigne d’autant de ce qui arrive par hasard ; car la racine du logos [du langage au sens de discours raisonnable] qui existe par elle-même et en laquelle toutes choses s’achèvent est comme un principe et un fondement d’un arbre immense vivant selon le logos ; elle demeure elle-même par elle-même et donne à l’arbre d’être, selon le logos que cet arbre a reçu. »

    On a ici ce qui est appelé en philosophie une ontologie, un discours sur « l’être » qui, par définition, échappe justement à tout discours, le discours n’étant qu’une conséquence de l’existence de l’être.

    C’est pourquoi le néoplatonisme fournit la clef idéologique de toute religion, en fournissant une théorie générale de la fuite et du refuge ; il s’agit de fuir le monde matériel, afin de prendre refuge dans la source divine.

    >Sommaire du dossier

  • Le dualisme du néoplatonisme et la ligne immense de Plotin

    Né en 205 à Lycopolis, ville d’Egypte sous contrôle romain, Plotin étudia à Alexandrie avant de devenir, à Rome, la principale figure du courant néo-platonicien émergeant alors.

    Le terme de néo-platonicien fut conçu au XIXe siècle, Plotin et les néo-platoniciens se considérant simplement comme platoniciens ; cependant, leur méthode apportait une perspective uniquement mystique exigeant une identification précise.

    Le néo-platonisme liquide, en effet, toutes les réflexions platoniciennes, pour n’en conserver que l’idéalisme tourné, non pas dans un sens politique comme avec la République de Platon, modèle de société de castes, mais dans un sens mystique.

    En apparence, on a donc un platonisme réduit à l’allégorie de la caverne : le monde matériel est illusoire, n’étant que le reflet d’un monde intermédiaire, lui-même sous-produit du Dieu suprême. Les prisonniers de la caverne croient réels les ombres sur les murs, alors que le philosophe sait que des marionnettes sont déplacées devant un feu et qu’il y a même, à l’extérieur, le Soleil qui est la vraie lumière.

    On a donc un monde d’en haut et un monde d’en bas, le premier seulement étant vrai, unifié, idéal, bon, le second une illusion, divisé, mauvais, matériel. Plotin, en bon platonicien, explique ainsi :

    « C’est de ce monde véritable et un que tire son existence le monde sensible qui n’est point véritablement un : il est en effet multiple et divisé en une pluralité de parties qui sont séparées les unes des autres et étrangères entre elles.

    Ce n’est plus l’amitié qui y règne, c’est plutôt la haine, produite par la séparation de choses que leur état d’imperfection rend ennemies les unes des autres. »

    Les âmes proviennent du monde d’en haut et sont emprisonnés dans la matière, en bas ; leur mission est donc de remonter à la source, de retourner à l’unité du monde d’en haut.

    C’est là du platonisme tout ce qu’il y a de plus traditionnel : élever l’âme au monde supérieur est le noyau dur de l’idéologie de Socrate et Platon. Plotin souligne toujours qu’il ne fait redire Platon, célébrant son culte du Beau idéal situé au-delà de la matière.

    On a le même élitisme spiritualiste, d’esprit gréco-romain, comme on peut le voir dans cette mise en valeur d’attitudes et de comportements par Plotin :

    « Que doit être celui qu’il s’agit d’élever à ce monde ? Il doit tout savoir, ou du moins être le plus savant possible, comme le veut Platon. Il doit, dans la première génération, être descendu ici-bas pour former un philosophe, un musicien, un amant. Car ce sont là les hommes que leur nature rend les plus propres à être élevés au monde intelligible. »

    « Le Musicien se laisse facilement toucher par le beau et est plein d’admiration pour lui ; mais il n’est pas capable d’arriver par lui seul à l’intuition du beau ; il faut que des impressions extérieures viennent le stimuler. »

    « L’Amant, au rang duquel le musicien peut s’élever, soit pour rester à ce rang, soit pour monter plus haut encore, l’amant a quelque réminiscence du beau; mais comme il en est séparé ici–bas, il est incapable de bien savoir ce que c’est. »

    « Quant au Philosophe, il est naturellement disposé à s’élever au monde intelligible. Il s’y élance porté par des ailes légères, sans avoir besoin, comme les précédents, d’apprendre à se dégager des objets sensibles. II peut seulement être incertain sur la route à suivre et avoir besoin d’un guide. »

    Tout cela n’est, en soi, aucunement original et s’il n’y avait que cela, on ne verrait pas en quoi ce serait du néo-platonisme. La différence d’avec le platonisme tient en fait à l’ajout d’une sorte d’architecture en trois parties, pour contrer le matérialisme d’Aristote et sauver le platonisme.

    Plotin n’a pas hésité à reprendre des aspects de la philosophie d’Aristote, en la déviant pour l’intégrer au platonisme afin de combler les manques de celui-ci. Le néo-platonisme relit Aristote de manière idéaliste, afin d’y puiser des moyens pour justifier l’existence d’un « monde d’en haut » justement réfuté par Aristote.

    Plotin a également besoin de s’opposer au concept d’intellect, qui chez Aristote désigne l’esprit synthétique du monde auquel chaque esprit se « connecte » en quelque sorte en raisonnant correctement. Cet intellect collectif, typiquement matérialiste, s’oppose en effet à l’idéalisme et sa célébration des « âmes » individuelles.

    Pour réaliser son entreprise, Plotin va procéder de manière subtile. Tout d’abord, il va fusionner le monde d’en haut et d’en bas. Cela a l’air absurde, mais c’était le seul moyen de faire en sorte que l’intellect d’Aristote ne soit plus lié au monde matériel.

    Plotin, en effet, réfute toute valeur au monde matériel et le mouvement ne va jamais que dans un sens, depuis le monde d’en haut jusqu’au monde d’en bas. Toutefois, nous avons vu qu’il avait fait se fusionner les deux mondes.

    C’est là que Plotin réussit un coup de génie faisant de lui le titan absolu de toutes les religions. Il invente le concept de « procession » et affirme qu’il y a une sorte de naissance à chaque étape au sein d’une seule et même réalité, avec bien entendu une perte d’énergie à chaque fois.

    Voici comment il formule cela, toujours de manière poétique et relativement hermétique :

    « Ainsi, dans l’univers la vie ressemble à une ligne immense où chaque être occupe un point, engendrant l’être qui suit, engendré par celui qui précède, et toujours distinct, mais non séparé de l’être générateur et de l’être engendré dans lequel il passe sans s’absorber. »

    >Sommaire du dossier

  • Le néoplatonisme et l’agonie du matérialisme métaphysique

    Les néoplatoniciens n’ont jamais fait que redire ce que Platon avait dit (dans le Timée, entre autres). On sait peu de choses sur les platoniciens suivant l’effondrement d’Athènes, mais il est certain que les néoplatoniciens ne sont ici nullement originaux et n’ont jamais prétendu modifier ou renouveler Platon.

    Ce qui justifie d’une certaine manière le terme, c’est qu’ils intègrent dans leur philosophie ce qu’ils pensent être la philosophie d’Aristote, pourtant opposée à celle de Platon. Il ya là un moment complexe, éminemment dialectique.

    Les néoplatoniciens savaient, en effet, et en même temps ne savaient pas que la philosophie d’Aristote s’opposait formellement à celle de Platon. La raison en est la suivante.

    Déjà, la philosophie de Platon était politique, de type aristocratique-militaire : cet aspect gommé, il ne restait plus que le mysticisme élitiste le justifiant.

    Ensuite, Aristote était lui-même un aristocrate. Il assumait la science, et donc le matérialisme, mais il était limité par sa situation historique : il ne pouvait pas comprendre le principe de transformation, propre à la dialectique portée par la classe ouvrière.

    Par conséquent, on a chez Aristote un « éternel retour », ainsi qu’un Dieu anonyme et loin servant de « moteur premier », alors qu’il avait bien saisi que les humains ne pensaient pas et que la seule réalité était matérielle.

    C’était donc un « matérialisme métaphysique ». Il reconnaissait que le monde était organisé, mais un « Dieu » était nécessaire pour l’explication, même si c’était un Dieu passif, simple « moteur ».

    Avec la décadence générale provoquée par l’effondrement du mode de production esclavagiste en Grèce, la dimension matérialiste a été rejetée, et il n’est plus resté que le squelette métaphysique d’explication du monde.

    Les néoplatoniciens se sont alors appropriés ce qui restait de la philosophie, dégénérée, d’Aristote. L’Église catholique prolongera cela, donnant naissance à la scolastique, une manière figée et anti-scientifique de comprendre le monde.

    Pour cette raison, les penseurs de la bourgeoisie s’opposeront formellement à la scolastique, mais également donc à Aristote : Francis Bacon est ici le champion de l’expérience scientifique, du rejet des dogmes fondés sur la métaphysique. Il pava la voie au matérialisme anglais et au matérialisme français, qui rejetèrent ainsi pareillement Aristote.

    C’était là une erreur terrible, que ne firent pas bien sûr Avicenne, Averroès et Spinoza, qui eux défendaient le pré-matérialisme et le matérialisme comme système total.

    La conséquence fut que la bourgeoisie « oubliant » Aristote eut et a un mal fou à combattre les systèmes complets idéalistes, justement parce qu’ils sont des systèmes complets, alors que son matérialisme, par ailleurs décadent, est strictement incapable de former un système, par relativisme et libéralisme.

    Le matérialisme dialectique est par contre un authentique système complet, le point de départ (et non d’arrivée) de la science authentique.

    Ces aléas historiques permirent, donc, au néoplatonisme d’intégrer les restes de l’aristotélisme, qui au fond était une formidable anomalie, un matérialisme permis par l’activité d’une petite élite acceptant de se tourner vers la science plutôt que d’être simplement parasitaire.

    Les néoplatoniciens auront plus ou moins conscience de leur intégration de conceptions propres à Aristote, mais jamais ils ne s’en soucieront, et pour cause, seule la dimension métaphysique comptait.

    Du côté arabo-persan, Avicenne va le premier re-scinder Platon et Aristote, de manière relative, Averroès le faisant franchement, Spinoza terminant le processus, culminant sa démarche dans un authentique matérialisme, pas encore complètement débarrassé de métaphysique en apparence, mais déjà réellement moniste, entièrement opposé à tout dualisme, et en disant de manière ouverte que « Dieu » n’est en réalité que l’Univers.

    >Sommaire du dossier

  • Le dualisme du néoplatonisme : l’âme doit abandonner la matière

    Le principe du dualisme est que le monde matériel est insuffisant et qu’il faut se tourner vers le spirituel. L’âme des individus, c’est en fait une petite étincelle de l’âme du monde, du Dieu vivant. La matière est un degré inférieur de réalité, la seule réalité authentique étant le monde spirituel.

    L’âme est donc ce qui compte réellement et il s’agit d’abandonner les préoccupations matérielles. Plus on est un corps, moins on est une âme. Ce qui fait dire à Timée, dans l’œuvre éponyme de Platon :

    « A cause de tous ces accidents, aujourd’hui et depuis les premiers temps, l’âme commence par être sans intelligence, quand elle vient d’être unie à un corps mortel.

    Mais quand le courant de nourriture et d’accroissement diminue, et que les cercles de l’âme, prenant de la tranquillité, suivent leur voie propre et se modèrent avec le temps, alors réglant leurs mouvements à l’imitation de celui des cercles qui embrasse toute la nature, ils ne se trompent plus sur le même et sur le divers, et rendent sage l’homme dans lequel ils se trouvent.

    Et si en outre on a reçu une bonne éducation, on devient un homme accompli et parfaitement sain, et on évite la plus grande des maladies; tandis que celui qui a négligé son âme, traverse la vie d’un pas chancelant et retourne dans l’autre monde, sans avoir rien gagné dans celui-ci et chargé d’impureté. »

    « L’auteur du monde ayant achevé à son gré la composition de l’âme, il construisit au dedans d’elle tout ce qui est corporel, et rapprochant l’un de l’autre le centre du corps et celui de l’âme, il les unit ensemble; et l’âme infuse partout, depuis le milieu jusqu’aux extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit, en tournant sur elle-même, le divin commencement d’une vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps.

    Le corps du monde est visible; l’âme est invisible, elle participe de la raison et de l’harmonie des êtres intelligibles et éternels, et elle est la plus parfaite des choses qu’ait formées l’être parfait. »

    Le Dieu vivant possède toutefois une présence traversant toute la réalité, en tant que « temps ». Timée dit ainsi que :

    « La nature du modèle était éternelle, et le caractère d’éternité ne pouvait s’adapter entièrement à ce qui a commencé; Dieu résolut donc de faire une image mobile de l’éternité ; et par la disposition qu’il mit entre toutes les parties de l’univers, il fit de l’éternité qui repose dans l’unité cette image éternelle, mais divisible, que nous appelons le temps. »

    Tout cela forme la base d’une démarche dualiste authentique. Dieu étant tout puissant, il ne saurait être amené à faire quelque chose. Or, le monde existe. Il faut donc considérer que Dieu n’a aucune envie ni besoin, mais qu’il a produit, de par sa bonté, quelque chose de bon qui serait une conscience de lui-même.

    La tentative de la conscience de Dieu de saisir l’infinité de Dieu étant un échec par définition, on a alors une conscience consistant en un Dieu vivant intermédiaire entre Dieu en tant qu’unité totale et le monde matériel.

    On a là le cœur de la pensée de Timée, le plus haut développement du platonisme. C’est donc ce platonisme que les néoplatoniciens vont approfondir et adapter aux besoins d’une nouvelle époque, marquée par l’effondrement du système esclavagiste.

    La grande figure ouvrant cette période d’élaboration théorique, qui servira de source au christianisme, au judaïsme et à l’Islam pour former leurs théologies, est Ammonios Saccas, qui vécut à Alexandrie au IIIe siècle de notre ère.

    Il ne laissa pas d’écrits, dans la tradition du culte du secret propre aux pythagoriciens, et on ne connaît pratiquement rien de lui. Il eut pourtant de nombreux disciples qui diffusèrent ses conceptions, et on connaît également sa vision du monde grâce aux écrits de Némésios, qui vécut au IVe siècle de notre ère et devint évêque d’Émèse en Syrie.

    Voici ce que raconte Némésios, montrant que le cœur du néo-platonisme est le suivant : Platon raisonnait en termes de modèle : la vie sur Terre doit se conformer à l’idéal que l’on trouve dans le « ciel ».

    Dans le Timée de Platon, il est dit :

    « Or ce qu’il y a de divin en nous est de la même nature que les mouvements et les cercles de l’âme du monde. Il faut donc que chacun de nous, à l’exemple de ces cercles, corrige les mouvements qui sont déréglés dans notre tête dès leur origine même., en se pénétrant de l’harmonie et du mouvement de l’univers ; qu’il rende l’esprit qui conçoit conforme à l’objet conçu, comme cela devait être dans l’état primitif, et que par cette conformité il soit en possession de la vie la plus excellente que les dieux aient accordée à l’homme pour le présent et pour l’avenir. »

    Or, s’il n’y a plus d’élite aristocratique, on ne peut plus se conformer sur Terre, « en bas », à ce qui relève d’en haut, puisque sur Terre il n’y a plus de niveaux inférieurs, qu’auraient été les esclaves.

    Le système théorique et idéologique religieux justifiant l’esclavage chez Platon devient alors l’appel néoplatonicien à rejoindre à tout prix la source divine.

    Au lieu de vivre adéquatement sur Terre avec les « modèles » divins, il faut refuser la matière et se concentrer uniquement sur l’âme. Voici comment Némésios, donc, nous présente le point de vue d’Ammonios Saccas :

    « Il suffira d’opposer les raisons d’Ammonius, maître de Plotin, et celles de Numenius le Pythagoricien, à tous ceux qui prétendent que l’âme est matérielle. Or, voici ces raisons: « Les corps, n’ayant en eux rien d’immuable, sont naturellement sujets au changement, à la dissolution, et à des divisions infinies; il leur faut nécessairement un principe qui les contienne, qui en lie et en affermisse les parties : c’est ce principe d’unité que nous appelons âme.

    Mais si l’âme aussi est matérielle, quelque subtile que soit la matière qui la compose, qui pourra la contenir elle-même, puisque nous venons de voir que toute matière a besoin d’un principe qui la contienne? Il en sera de même à l’infini jusqu’à ce qu’enfin nous arrivions à une substance immatérielle. »

    « Ammonius, maître de Plotin, expliquait ainsi la difficulté qui nous occupe [l’union de l’âme et du corps] : L’intelligible est de telle nature qu’il s’unit à ce qui peut le recevoir, aussi intimement que s’unissent les choses qui s’altèrent mutuellement en s’unissant, et qu’en même temps, dans cette union, il demeure pur et incorruptible, comme le font les choses qui ne sont que juxtaposées.

    En effet, pour les corps, l’union altère les parties qui se rapprochent, puisqu’elles forment d’autres corps: c’est ainsi que les éléments se changent en corps composés, la nourriture en sang, le sang en chair et en d’autres parties du corps.

    Mais, pour l’intelligible, l’union se fait sans qu’il y ait d’altération: car il répugne à la nature de l’intelligible de subir une altération dans son essence. Il disparaît ou il cesse d’être, mais il n’est pas susceptible de changement.

    Or l’intelligible ne peut être anéanti: autrement Il ne serait pas immortel; et, comme l’âme est la vie, si elle changeait dans son union avec le corps, elle deviendrait autre chose et elle ne serait plus la vie.

    Que procurerait-elle donc au corps si elle ne lui donnait pas la vie? L’âme ne subit donc pas d’altération dans son union.

    Puisqu’il est démontré que l’intelligible est immuable dans son essence, il en résulte nécessairement qu’il ne s’altère pas en même temps que les choses auxquelles il est uni. L’âme est donc unie au corps, mais elle ne forme pas un mixte avec lui.

    La sympathie qui existe entre eux montre qu’ils sont unis: car l’être animé tout entier est un tout sympathique à lui-même et par conséquent véritablement un.

    Ce qui montre que l’âme ne forme pas un mixte avec le corps, c’est qu’elle a le pouvoir de se séparer de lui pendant le sommeil; qu’elle le laisse comme inanimé, en lui conservant seulement un souffle de vie, afin qu’il ne meure pas tout à fait; et qu’elle ne se sert que de son activité propre dans les songes, pour prévoir l’avenir et pour vivre dans le monde intelligible.

    Cela paraît encore quand elle se recueille pour se livrer à ses pensées: car, alors, elle se sépare du corps autant qu’elle le peut, et elle se retire en elle-même afin de pouvoir mieux s’appliquer à la considération des choses intelligibles.

    En effet, étant incorporelle, elle s’unit au corps aussi étroitement que sont unies les choses qui en se combinant ensemble périssent l’une par l’autre [et donnent ainsi naissance à un mixte]; en même temps, elle demeure sans altération, comme demeurent deux choses qui ne sont que juxtaposées, et elle conserve son unité; enfin, elle modifie selon sa vie propre ce à quoi elle est unie, et elle n’en est pas modifiée.

    De même que le soleil, par sa présence, rend tout l’air lumineux sans changer lui-même en rien, et de la sorte s’y mêle pour ainsi dire sans s’y mêler; de même l’âme, tout en étant unie au corps, en demeure tout à fait distincte.

    Mais il y a cette différence que le soleil, étant un corps, et par conséquent circonscrit dans un certain espace, n’est pas partout où est sa lumière, de même que le feu demeure dans le bois ou dans la mèche de la lampe, comme renfermé dans un lieu; mais l’âme, étant incorporelle et ne souffrant pas de circonscription locale, est tout entière partout où est sa lumière, et il n’est pas de partie du corps illuminé par elle dans laquelle elle ne soit présente tout entière.

    Ce n’est pas le corps qui commande à l’âme; c’est l’âme, au contraire, qui commande au corps. Elle n’est pas dans le corps comme dans un vase ou dans une outre; c’est plutôt le corps qui est en elle.

    L’intelligible n’est donc pas emprisonné par le corps; il se répand dans toutes ses parties, il les pénètre, il les parcourt et ne saurait être renfermé dans un lieu: car en vertu de sa nature, il réside dans le monde intelligible; il n’a point de lieu que lui-même ou qu’un intelligible placé encore plus haut.

    C’est ainsi que l’âme est en elle-même quand elle raisonne, et dans l’intelligence lorsqu’elle se livre à la contemplation. Lors donc qu’on affirme que l’âme est dans le corps, on ne veut pas dire qu’elle y soit comme dans un lieu on entend seulement qu’elle est en rapport habituel avec lui, et qu’elle s’y trouve présente, comme nous disons que Dieu est en nous.

    Car nous pensons que l’âme est unie au corps, non pas d’une manière corporelle et locale, mais par son rapport habituel, son inclination et sa disposition, comme un amant est attaché à celle qu’il aime.

    D’ailleurs, l’affection de l’âme n’ayant ni étendue, ni pesanteur, ni parties, ne saurait être circonscrite par des limites locales. Dans quel lieu ce qui n’a point de parties peut-il être renfermé?

    Car le lieu et l’étendue corporelle sont inséparables : le lieu est l’espace limité dans lequel le contenant renferme le contenu.

    Mais si l’on disait: Mon âme est donc à Alexandrie, à Rome, et partout ailleurs; on parlerait encore de lieu sans y prendre garde, puisque être à Alexandrie, ou, en général, être quelque part, c’est être dans un lieu: or, l’âme n’est absolument en aucun lieu, elle peut seulement être en rapport avec quelque lieu, puisqu’il a été démontré qu’elle ne saurait être renfermée dans un lieu.

    Lors donc qu’un intelligible est en rapport avec un lieu, ou avec une chose qui se trouve dans un lieu, nous disons, d’une manière figurée, que cet intelligible est dans ce lieu, parce qu’il y tend par son activité; et nous prenons le lieu pour l’inclination ou pour l’activité qui l’y porte.

    Quand il faudrait dire: C’est là que l’âme agit; nous disons: Elle est là. »

    >Sommaire du dossier

  • Le dualisme du néoplatonisme : le « Dieu vivant »

    Le « Timée » n’aurait pas eu l’effet idéologique qu’il a eu s’il ne consistait qu’en un simple dualisme opposant le matériel et l’immatériel. On y trouve une « explication » particulièrement développée des niveaux d’interaction entre l’immatériel et le spirituel.

    Cette explication est la seule qui « tienne debout » sur le plan intellectuel, à défaut d’être juste ; elle sera reprise par toutes les religions. Le néo-platonisme consiste précisément en l’approfondissement de cette explication.

    Que dit Timée ? Déjà, et c’est un argument typique des néoplatoniciens, il précise systématiquement qu’il ne peut pas réellement expliquer les choses, en raison de la différence de nature entre matériel et immatériel.

    Il ne peut que faire des rapprochements, il ne peut procéder que par analogie, observant des similitudes, des ressemblances ; le matériel n’est qu’une forme en quelque sorte délavée, aplanie, dévitalisée de l’immatériel.

    Timée dit ainsi, par exemple :

    « Mais, quand il s’agit d’exprimer une copie de ce qui est immuable, comme ce n’est qu’une copie, par analogie avec elle, l’expression aussi ne doit être que vraisemblable. Ce que l’existence est à la génération, la vérité l’est à l’opinion. Tu ne seras donc pas étonné, Socrate, si, après que tant d’autres ont parlé diversement sur le même sujet, j’essaye de parler des dieux et de la formation du monde, sans pouvoir vous rendre mes pensées dans un langage parfaitement exact et sans aucune contradiction. »

    « Et si nos paroles n’ont pas plus d’invraisemblance que celles des autres, il faut s’en contenter et bien te rappeler que moi qui parle et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes, et qu’il n’est permis d’exiger sur un pareil sujet que des récits vraisemblables. »

    « Mais, me renfermant dans la vraisemblance, comme je l’ai fait depuis le commencement de ce discours, je tâcherai d’émettre des opinions qui ne soient pas moins vraisemblables que celles des autres, et de traiter de nouveau mon sujet dans son ensemble et dans ses détails avec plus d’étendue qu’auparavant. »

    C’est là un des grands principes du mysticisme. La rationalité est considérée comme insuffisante à exprimer les choses. La raison en est que la réalité dont on peut parler n’est qu’un reflet d’une entité « unique » dont on ne peut, en fait, pas comprendre grand-chose, voire rien du tout, et encore moins, dans tous les cas, en parler.

    Étant donné que voir la réalité, c’est « fusionner » avec l’Un, il s’agit d’une expérience personnelle qu’on ne peut pas raconter à un autre, car parler à quelque d’autre relève du « multiple » alors que la fusion relève de « l’Un », de l’unité mystique.

    L’idée – à la base de toute religion, quelle que soit sa forme, jusqu’au new age – est que le monde n’est qu’une sorte de sous-niveau d’une super-entité divine. C’est un monisme matérialiste inversé, plus qu’un dualisme « tranquille » comme ce que les religions « sérieuses » préfèrent à mettre en avant, afin de ne pas se présenter comme trop « idéalistes » ou spiritualistes.

    Timée présente la réalité matérielle de la manière suivante : c’est un grand tout, une sorte de gigantesque être, composé de parties innombrables, consistant en une sorte de sphère.

    « Ainsi, il convient que ce qui doit être propre à recevoir dans toute son étendue des copies de tous les êtres éternels, soit dépourvu de toute forme par soi-même.

    En conséquence, cette mère du monde, ce réceptacle de tout ce qui est visible et perceptible par les sens, nous ne l’appellerons ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de ce que ces corps ont formé, ni aucun des éléments dont ils sont sortis; mais nous ne nous tromperons pas en disant que c’est un certain être invisible, informe, contenant toutes choses en son sein, et recevant, d’une manière très obscure pour nous, la participation de l’être intelligible, un être, en un mot, très difficile à comprendre. »

    « Il [c’est-à-dire ici Dieu] polit toute la surface de ce globe,avec le plus grand soin par plusieurs raisons;  ce morde n’avait besoin ni d’yeux ni d’oreilles, parce qu’il ne restait en dehors rien à voir ni rien à entendre; il n’y avait pas non plus autour de lui d’air à respirer; il n’avait besoin d’aucun organe pour la nutrition, ni pour rejeter les aliments digérés ; car il n’y avait rien à rejeter ni rien à prendre.

    Non ; il est fait pour se nourrir de ses pertes propres, et toutes ses actions, toutes ses affections lui viennent de lui-même et s’y renferment; car l’auteur du monde estima qu’il vaudrait mieux que son ouvrage se suffit à lui-même, que d’avoir besoin de secours étranger.

    De même, il ne jugea pas nécessaire de lui faire des mains, parce qu’il n’y avait rien à saisir ni rien à repousser ; et il ne lui fit pas non plus de pieds, ni rien de ce qu’il faut pour la marche; mais il lui donna un mouvement propre à la forme de son corps, et qui, entre les sept mouvements, appartient principalement à l’esprit et à l’intelligence.

    Faisant tourner le monde constamment sur lui-même et sur un même point, Dieu lui imprima ainsi le mouvement de rotation, et lui ôta les six autres mouvements, ne voulant pas qu’il fût errant à leur gré. Le monde enfin, n’ayant pas besoin de pieds, pour exécuter ce mouvement de rotation, il le fit sans pieds et sans jambes. »

    C’est ici l’un des grands fondamentaux du mysticisme : nous sommes au sein d’une sorte de Dieu vivant. Timée distingue ainsi Dieu de Dieu : il y a le Dieu en tant qu’un suprême, tourné vers lui-même, et il y a le Dieu artisan, créateur, façonnant la réalité. C’est un Dieu vivant, inférieur au Dieu suprême.

    C’est le fondement même du néo-platonisme.

    Celui qui est en pratique un second « Dieu » pour ainsi dire est en fait ici un « démiurge », un artisan suprême façonnant le monde, et il utilise les mathématiques. Timée explique longuement cette conception pythagoricienne, où Dieu jongle en quelque sorte avec les chiffres.

    Voici un exemple, relativement compréhensible, de cette perspective.

    « Voici comment il opéra cette division : d’abord il ôta du tout une partie, puis une seconde partie double de la première, une troisième valant une fois et demie la seconde et trois fois la première, une quatrième double de la seconde, une cinquième triple de la troisième, une sixième octuple de la première, une septième valant la première vingt-sept fois.

    Cela fait, il remplit les intervalles doubles et triples, en enlevant au tout encore d’autres parties qu’il plaça de manière à ce qu’il y eût dans chaque intervalle deux moyennes, dont la première surpasse un de ses extrêmes et est surpassée par l’autre d’une même partie de chacun d’eux, et dont la seconde surpasse un de ses extrêmes et est surpassée par l’autre d’un nombre égal. »

    Cette construction d’un Dieu à deux étages pour ainsi dire était là le prix à payer pour justifier l’existence de la réalité par un Dieu suprême qui, par définition, n’a besoin de rien. Voici comment Timée présente le processus de naissance du Démiurge :

    « C’est ainsi que le Dieu, qui existe de tout temps, avait conçu le Dieu qui devait naître; il le polit, l’arrondit de tous côtés, plaça ses extrémités à égale distance du centre, en forma un tout, un corps parfait, composé de tous les corps parfaits ; puis il mit l’âme au milieu, l’épandit partout, en enveloppa le corps ; et ainsi il fit un globe tournant sur lui-même, un monde unique, solitaire, se suffisant par sa propre vertu, n’ayant besoin de rien autre que soi, se connaissant et s’aimant lui-même.

    De cette manière il produisit un Dieu bienheureux. »

    >Sommaire du dossier

  • Le néoplatonisme et le «Timée» de Platon

    Le « Timée » est l’œuvre de Platon dont le succès fut le plus retentissant après l’effondrement d’Athènes ; durant l’obscur Moyen-Âge européen, il sera l’unique œuvre connue réellement qui soit issue de l’antiquité gréco-romaine, et son influence sera énorme.

    La raison en est que c’est une œuvre profondément mystique. Normalement, Platon œuvre à régénérer Athènes, et ce sur une base élitiste au possible ; son mysticisme est secondaire, visant à justifier l’élitisme. La disparition de cet élitisme, dû à l’effondrement du mode de production esclavagiste, a amené la récupération de son idéalisme.

    Le « Timée » étant l’œuvre la plus mystique de toutes celles connues, il fut à ce titre utilisé massivement par les différents mysticismes, principalement le néo-platonisme. Il faut bien noter ici que, naturellement, le néo-platonisme trouve dans le « Timée » des choses bien différentes de ce que Platon mettait en avant comme principal.

    Platon, en effet, fait parler dans le « Timée » la figure éponyme qu’est Timée de Locres : c’est un pythagoricien, croyant que « Dieu » a créé le monde au moyen de nombres, et que par conséquent il existe une harmonie des chiffres dans l’Univers.

    Au début de l’œuvre, il est fait un bref rappel de la nécessité d’une société organisée en castes, avec une collectivisation des efforts et une division élitiste du travail. Voici un exemple de comment Platon envisage son ordre social, de type aristocratique-militaire, avec les mariages tirés au sort, etc.

    « Puis il a été dit que nos guerriers ainsi élevés devaient s’estimer comme n’ayant en propre ni or ni argent ni aucun autre bien, mais que, recevant de ceux qu’ils défendent un salaire de leur protection suffisant à des hommes tempérants, ils doivent le dépenser en commun, vivre et manger ensemble, tout occupés du soin de la vertu, et libres de tous autres soucis. »

    Puis, Timée explique l’origine de l’Univers – le but étant bien sûr de légitimer l’ordre social proposé à l’initial. De manière plus ou moins délirante – au point que les chercheurs universitaires bourgeois affirment parfois que ce serait de « l’humour » afin de masquer cela – Timée explique l’origine du corps humain, de ses parties, du foie, des mains, des pieds, etc.

    De manière par contre beaucoup plus intéressante, on trouve aussi une réflexion cosmologique, sur la nature de l’Univers. C’est précisément cela qui va intéresser le néo-platonisme, les élucubrations sur les parties du corps, voire sur les nombres, étant passées à la trappe.

    Timée imagine un Dieu qui est totalement indépendant, qui produit indirectement un Dieu qui, lui, va donner naissance au monde.

    Voici les mots employés par Timée tout à la fin de l’œuvre :

    « Plaçons ici le terme de notre discours sur l’univers. Ainsi a été formé cet univers qui comprend tous les animaux mortels et immortels et en est rempli, animal visible renfermant tous les animaux visibles, Dieu sensible, image du Dieu intelligible, très grand et très bon, d’une beauté et d’une perfection accomplies, monde unique et d’une seule nature. »

    Ce que raconte en fait Timée dans l’œuvre de Platon, c’est la théorie idéaliste selon laquelle la « vraie » réalité ne serait pas matérielle. On retrouve ici le principe commun à toutes les religions, mais développée pour ainsi dire de manière « pure », uniquement théorique. Les thèses qu’on a ici sont retrouvables, sous différentes formes, dans toutes les religions.

    La conception que l’on trouve dans le Timée est la suivante : c’est en quelque sorte le principe des poupées russes. Dieu est un grand tout, sans limites et sans bornes, qui n’a ni début ni fin, qui est toujours le même. C’est le grand « 1 » , unique, toujours pareil.

    Or, nous voyons que sur notre planète tout naît et périt ; le monde est « visible, tangible et corporel ». On saisit notre environnement, par les sens et non par l’intelligence, alors forcément il y a une origine à cela, ce monde né ayant comme source quelque chose qui n’est pas né.

    Le monde est alors une sorte de reflet de quelque chose de parfait, ce parfait étant immatériel, le monde matériel étant une copie imparfaite, justement parce que matériel. Timée explique :

    « Le monde a donc été formé d’après un modèle intelligible, raisonnable et toujours le même ; d’où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde est une copie. »

    « En conséquence il mit l’intelligence dans l’âme, l’âme dans le corps, et il organisa l’univers de manière à ce qu’il fût, par sa constitution même, l’ouvrage le plus beau et le plus parfait. Ainsi, on doit admettre comme vraisemblable que ce monde est un animal véritablement doué d’une âme et d’une intelligence par la Providence divine. »

    « Dieu, voulant faire le monde semblable à ce qu’il y a de plus beau et de plus parfait parmi les choses intelligibles, en fit un animal visible, un et renfermant en lui tous les autres animaux, comme étant de la même nature que lui. »

    « Dieu donna au monde la forme la plus convenable et la plus appropriée à sa nature ; or la forme la plus convenable à l’animal qui devait renfermer en soi tous les autres animaux ne pouvait être que celle qui renferme en elle toutes les autres formes. C’est pourquoi, jugeant le semblable infiniment plus beau que le dissemblable, il donna au monde la forme sphérique, ayant partout les extrémités également distantes du centre, ce qui est la forme la plus parfaite et la plus semblable à elle-même. »

    C’est la même conception que celle, très connue, de l’allégorie de la caverne de Platon, avec une insistance ouverte par contre sur le caractère lié au divin d’une humanité devant retourner à la source, car elle en porterait une certaine pureté.

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  • Le dualisme du néoplatonisme : introduction

    Lorsque Platon et Aristote firent irruption sur la scène de l’Histoire, la cité-État d’Athènes était déjà profondément affaiblie. Sa concurrence avec Sparte avait épuisé les deux protagonistes, permettant à la Macédoine de finalement prendre le dessus. L’échec d’Alexandre le Grand à établir un empire macédonien dans la durée permit alors à Rome de former son propre empire, qui finit par vaciller sous son propre poids, ses propres contradictions.

    On est là dans le contexte de l’effondrement du mode de production esclavagiste. Étaient remis en cause des décennies, des siècles, voire un, deux, trois millénaires de traditions, de psychologie, de mentalités.

    Dans ce contexte, les mysticismes fleurirent. D’innombrables formes religieuses se développèrent, se mélangèrent, se divisèrent. Elles exprimaient des traditions tribales, pré-nationales, autant que des questions « philosophiques » à prétention scientifiques.

    Cependant, elles étaient surtout portées par la naissance d’un nouveau mode de production : elles assumaient la dignité individuelle universelle, ainsi que la reconnaissance de la communauté organisée et solidaire de ses membres.

    Plus personne ne doit être esclave, tout comme chaque individu existe en tant que tel, avec des droits élémentaires, avec la reconnaissance de sa personnalité propre. Bien entendu, cela se déroule dans un processus long et douloureux : le monde féodal a mis du temps à s’extirper du mode de production esclavagiste.

    Dans ce cadre, le « néo-platonisme » a joué un rôle essentiel, en tant que dispositif théorique, culturel, idéologique, de forme à la fois philosophique et religieuse.

    Les mysticismes s’élançant parallèlement à l’effondrement de Rome possédaient le plus souvent un dénominateur commun : ils en appelaient à une figure divine ayant donné naissance au monde et justifiant par là les tentatives d’établir des lois sociales, morales, voire scientifiques pour les situations les plus stables (comme dans le cas du monde arabo-persan avec l’Islam, avec l’apparition de la falsafa).

    Le christianisme fut le plus puissant de ces courants. Toutefois, dans le cadre des restes de la culture grecque, le néo-platonisme s’est parallèlement maintenu, s’approfondissant avant de littéralement fusionner avec le christianisme. Comprendre, de fait, le christianisme, tout comme le judaïsme ou encore l’Islam, est absolument impossible sans étudier sa base théorique portée historiquement par le néo-platonisme.

    Le projet de Platon était initialement politique ; il s’agissait de régénérer Athènes au moyen d’une idéologie élitiste et purement idéaliste. La cité devait, comme dans l’ouvrage connu en France sous le nom de « République », être organisée en castes, selon un modèle hiérarchique correspondant à ce qui serait divin.

    Les néo-platoniciens étaient à mille lieux de cette démarche. Ils étaient des individus dispersés, dans des sociétés en proie à une profonde insécurité : les cités-États avaient failli, le plus puissant empire qu’était Rome se voyait ébranlé par la faillite économique, les révoltes d’esclaves, les agressions barbares.

    La fuite dans la quête du divin correspondait à un état désordonné des sociétés ; pour cette raison, l’idéalisme de Platon fut très apprécié, purgé de ses prétentions politiques et résumé en un mysticisme absolu, amenant l’émergence d’un « néo-platonisme » aux conceptions « magiques ».

    Mysticisme religieux, le néo-platonisme côtoyait le christianisme qui se répandait parallèlement, portant la négation de l’esclavagisme. Alors, à l’ancienne aristocratie dominant en pratique la philosophie grecque, succédait une aristocratie intellectuelle dominant en théorie, à travers la figure de l’ascète, du mystique, du magicien.

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