Suivent
alors à cet Aristote matérialiste (qui a été vu par Karl Marx,
Friedrich Engels, Lénine) deux autres Aristote :
a) il y a celui qui va chercher des intermédiaires
divins directs au moteur premier, et va les placer dans les cieux.
Pour lui, les étoiles sont des êtres vivants parfaits,
accomplissant impeccablement leur acte ; ils sont ce qui
encerclent notre monde, tout comme le moteur premier les encercle.
Notre propre accomplissement est parallèle aux leurs, d’où
l’astrologie comme principe d’explication ce qui nous arrive ;
b) à rebours de cet Aristote idéaliste, il y a
celui qui affirme que l’être humain ne pense pas et que sa pensée,
si elle est adéquate, ne fait que refléter l’accomplissement
général de l’univers. C’est l’Aristote ici pratiquement athée,
puisque l’univers est uniquement ce qu’il est, avec l’être humain
étant un animal raisonnable dont l’esprit est comme une tablette
d’argile sur laquelle vient écrire la réalité.
Ce second Aristote est celui de la falsafa
arabo-persane, avec Alfarabi, Avicenne, Averroès. Il faut ici en
saisir la genèse.
Avec Aristote, nous nous situons à la fin de la
Grèce antique, juste à la veille de son effondrement. Socrate et
son disciple Platon tentent de procéder à une régénération au
moyen d’un idéalisme ultra-violent, avec un système de castes et
de mysticisme hiérarchique.
Aristote, lui-même un disciple de Platon, propose quant à lui au contraire un matérialisme complet. L’un de ses disciples sera pas moins qu’Alexandre le grand et c’est lui qui scelle le destin de la Grèce, profitant de l’affrontement de Sparte et Athènes pour vaincre ces deux forces établies et établir le début d’un empire à prétention universelle.
Alexandre le grand, dans une mosaïque de Pompéi, second siècle de notre ère.
Ce sera ensuite Rome qui prendra le relais, mais il faudra attendre la civilisation islamique arabo-persane et ses philosophes pour qu’Aristote soit compris et établi comme le grand maître de la pensée. Cette falsafa, terme pour désigner la philosophie en arabe, se fera elle-même entièrement anéantie par la réaction religieuse musulmane, mais ses effets iront jusqu’où en Europe où cela lancera l’averroïsme latin, puis l’humanisme.
Ainsi, à la lumière du matérialisme historique,
nous avons de nombreux points de repère. On sait déjà qu’Aristote
s’arrache à Platon et à son système fondé sur un « monde
des idées ». Cela, tout le monde l’a vu. Cependant, il y a
deux autres faits qui vont nous aider à nous orienter.
Le premier, c’est que contrairement à la légende
de Platon et Aristote comme grands philosophes d’une Grèce antique
idéalisée, on est avec ces deux philosophes au moment du grand
effondrement de la Grèce.
D’ailleurs, la pensée d’Aristote disparaît, ou
plus exactement se transforme, puisque le stoïcisme est ni plus ni
moins qu’une variante de l’aristotélisme. Le stoïcisme n’a conservé
que les éléments « utiles » de la pensée d’Aristote
pour la nouvelle période, et cela dans un contexte déjà celui de
la Rome antique.
Or, cela signifie qu’Aristote n’est pas parvenu à
élaborer un système de pensée fermé, suffisamment équilibré
pour se maintenir. C’est un point très important pour comprendre
« La métaphysique » : qui y cherche un
système ne peut qu’échouer.
Le second fait, c’est que la civilisation
islamique arabo-persane a produit une philosophie dont Aristote a été
le héraut, « La métaphysique » une référence
essentielle. Cette philosophie a été portée par des titans du
matérialisme : on peut s’appuyer sur eux pour comprendre « La
métaphysique ».
Il faut bien saisir ici dialectiquement que même
si « La métaphysique » n’est pas un système fermé,
elle porte en elle l’exigence d’un système fermé.
Aristote vise clairement dans les textes de « La métaphysique »
à opposer un système de pensée complet opposé au système de
pensée complet (quant à lui idéaliste) de Platon.
Conversation imaginaire entre l’aristotélicien Averroès et le néo-platonicien Porphyre (qui vécut huit siècles plus tôt). Liber de herbis, par Monfredo de Monte Imperiali, XVe siècle.
C’est pour cette raison que l’approche
d’Aristote ne pourra réapparaître qu’avec la civilisation
islamique arabo-persane : il fallait raisonner à la base en
termes de système complet pour pouvoir appréhender les thèses
systématiques d’Aristote.
Il va ainsi y avoir une montée en puissance de
l’interprétation d’Aristote en rapport avec la révélation
coranique qui se veut elle aussi système complet. Sans l’affirmation
par l’Islam d’une nature organisée de l’univers, avec des valeurs
psychologiques, morales, sociales, etc. qui y sont associées, il n’y
avait pas l’espace pour saisir la philosophie d’Aristote (en tant que
système complet, en tant que système complet par ailleurs non
terminé dans sa mise en place).
Voilà pourquoi seul le matérialisme dialectique, qui est également une cosmologie complète touchant à tous les domaines (psychologie, morale, société, etc.) peut saisir réellement la démarche d’Aristote.
Récapitulons ce à quoi est arrivé Aristote. Il
dit : de nombreuses choses existent, je l’admets. Il est
matérialiste, il les appréhende par les sens. Puis il dit :
les choses ont différents aspects, et ces aspects existent tous. Le
fait d’exister implique donc différentes manières de l’être.
Il prolonge sa réflexion et en arrive alors au
point où il constate que dans ces manières d’être, il en est de
plus importantes que d’autres. Et que même ces manières plus
importantes – plus importantes car plus primordiales, comme un
homme musicien est homme avant d’être musicien – doivent relever
d’une manière générale d’être.
Le processus est le suivant : vue de la
réalité => réalité composée de choses qu’on peut décrire =>
l’essentiel de ces choses est ce qui compte le plus => l’essentiel
de ces choses existe en raison d’une cause => cette cause porte
l’accomplissement de ce qui est causé => le fait d’aller de la
cause au causé est porté par Dieu qu’on peut résumer par la
formule cause=causé, modèle complet d’accomplissement.
Cette manière générale d’être, d’exister,
c’est donc l’accomplissement. Cela reflète le mode de production
esclavagiste, où ce qui est fait relève tant d’un aboutissement (la
chose faite) que d’un ordre (il faut faire la chose), ordre
impliquant que le processus de formation d’une chose était connue
par avance.
Aristote résume cela ainsi dans le livre IX,
Thêta (Θ) ;
« C’est que tout phénomène qui se produit tend,
et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est
le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de
la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la
puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte.
C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue
que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin
de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour
construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer
scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on
ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en
soit encore à s’exercer.
Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation
scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce
n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même
besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.
Quant à la matière, elle est aussi en puissance,
puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est
en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle
doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour
celles dont la fin propre est un mouvement (…).
Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en
réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à
les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte
de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ;
et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant.
L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à
la puissance, sous le point de vue de la production. »
Aristote appelle entéléchie l’acte complet,
parfait. Et à l’arrière-plan du monde, on a un acte parfait, pur en
lui-même, sorte de gigantesque fin en soi. Dans le livre IX, Thêta
(Θ), Aristote exprime cela ainsi :
« Comme l’Être est, d’une part, tantôt un
objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que,
d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance,
ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que
c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie. »
Puisque tout est être, tout est accomplissement d’un acte, par conséquent l’existence est elle-même, en son fond, une sorte de gigantesque accomplissement d’un acte éternel. Cet acte est réalisé par le moteur premier, par un Dieu qui vit à l’écart mais par sa nature complète et absolue, engendre un accomplissement complet et absolu dans l’existence.
Il faut bien voir une chose très particulière :
d’un côté, Aristote dit que la substance la plus authentique n’a
pas de matière, de l’autre que l’accomplissement ne se déroule que
dans la matière.
Dans le livre XII, Lambda (Λ), il dit de manière
formelle que :
« Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit
qu’il y a [pure hypothèse, qu’Aristote réfute] autant d’Idées
qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées
différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête,
etc.
Tout est matière dans le monde ; et la matière
dernière est la matière de la substance par excellence. Mais si la
production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les
choses de la nature. »
En effet, le moteur premier, sorte de super
substance, ne connaît pas la destruction, ni réellement la
production car il est en acte éternel, permanent, ininterrompu, etc.
Mais faut-il alors pencher plutôt du côté de la
nature et voir en le moteur premier un principe absolu (tel Averroès,
voire confondre l’univers et le moteur, comme le fit Spinoza), ou
bien voir en la nature une existence somme toute secondaire par
rapport au moteur premier (comme le fait, avec des influences
idéalistes, Avicenne, ou dans une version totalement réactionnaire
Thomas d’Aquin) ?
Aristote ne tranche pas, car pour lui il y a trois
niveaux : la matière, le jeu des formes et de la substance,
puis le moteur premier. Dans le livre VII, Zêta (Ζ), il explique
ainsi :
« Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que
ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à
proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la
rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ;
que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a
préalablement de la matière, et que le résultat total se compose,
partie de matière, et partie, de forme. »
Cela implique en fait, conformément à la thèse
de « l’ordre » préalable à tout acte (comme reflet du
mode de production esclavagiste), qu’il n’y a jamais de
transformation, simplement la rencontre d’éléments existant déjà.
Dans l’univers d’Aristote, rien de nouveau ne peut se produire, car
tout mouvement est circulaire, l’être humain se produisant de
génération en génération, les formes nouvelles ne faisant que
répéter des formes ayant existé déjà par le passé, etc.
La société se re-produisant, l’univers se
re-produit pareillement.
Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, a souligné les défauts d’une telle approche, soulignant l’opposition entre dialectique et métaphysique :
« Pour le métaphysicien, les choses et leurs
reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude
isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre,
fixes, rigides, donnés une fois pour toutes.
Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit
oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou
bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut
pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et
le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de
façon tout aussi rigide.
Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à
fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon
sens.
Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il
reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon
sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se
risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir
métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de
vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se
heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle
elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en
contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets
singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur
devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres
l’empêchent de voir la forêt.
Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par
exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou
non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème
est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très
bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite
rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa
mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le
moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas
un événement unique et instantané, mais un processus de très
longue durée.
Pareillement, tout être organique est, à chaque
instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des
matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des
cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment; au bout
d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est
totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes
de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même
et cependant un autre.
A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons
encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et
négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit
de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement;
pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne
valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que,
dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion
générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se
résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où
causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet
maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.
Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée
n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. »
Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique
Aristote entend remonter le plus haut possible
dans la nature de ce qui existe. Il dit : les choses existent
avec une matière façonnée en une certaine forme, qui réalisent un
acte, mieux : qui sont un acte. Tout découle d’une cause et est
une conséquence.
Cependant, on a un souci ici, à savoir que ce
mouvement présuppose un début et une fin, et ce de manière
ininterrompue. Comment fonder le principe de l’existence sur quelque
chose qui ne s’arrête jamais, et surtout ce qui est périssable ?
Aristote sort alors un concept nouveau pour
parvenir à cadrer le tir de sa réflexion : la substance, terme
traduisant en grec ancien ousia, et dont l’insuffisance dans la
traduction a amené certains à inventer celui d’étance pour
chercher à correspondre au sens d’alors. Ousia est de fait un nom
verbal tiré du verbe être (einai).
On arrive alors au cœur de la « métaphysique ». La substance est le mode opératoire de ce qui s’affirme comme forme/matière.
Version latine du commentaire de La Métaphysique d’Aristote par Averroès (1126-1198).
Pour prendre un exemple concret, voyons ce qui est
dit dans le livre Zêta, le septième. Aristote part d’une idée
simple : il y a des choses qui sont et il y a des choses qui
sont parce que d’autres choses sont. Dans ce second cas, il veut
dire qu’il y a des remarques quantitatives, qualitatives, sur les
affections, sur les actions… qui concernent ce qui relève du
premier cas.
Dans la phrase « un homme marche », ce
qui compte c’est « un homme », le fait qu’il marche
est secondaire. Il faut selon Aristote se tourner vers le principal
et aller le plus loin possible dans cette démarche, et alors on
saura ce qu’est « l’être ».
Ce qui est principal, il l’appelle
« substance », ce qui est secondaire est appelé
« attribut ». La définition très connue de la substance
par Aristote, qu’on trouve dans le live V, Delta (Δ), est tournée
de manière complexe, mais résume cette opposition entre « quelque
chose » d’un côté, et ce qui n’est pas vraiment de l’autre :
« On appelle substance, dans chaque chose, ce qui
la fait ce qu’elle est, et ce dont l’explication constitue la
définition essentielle de cette chose. »
La question de la substance devient alors
centrale, puisque tout dépend d’elle. Aristote n’hésite pas à
affirmer que :
« En vérité, l’objet éternel de toutes les
recherches, présentes et passées, le problème toujours en
suspens : qu’est-ce que l’Être ? revient à demander :
qu’est-ce que la Substance ? »
Il faut donc, au-delà de regarder le
rapport forme/matière, au-delà de saisir la dynamique de l’acte
possible, en cours ou réalisé, s’intéresser au phénomène
en lui-même, pour voir jusqu’où on peut remonter dans l’affirmation
d’un aspect indépendant.
Si l’on dit : un musicien monte les marches
de l’escalier, on a un homme qui sait faire de la musique qui est en
mouvement, et on a surtout un homme.
Dans le livre XII. Lambda (Λ), Aristote affirme
ainsi que :
« La substance est l’objet de nos études,
puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous
recherchons.
Si, en effet, l’on considère une chose quelconque
formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance ;
et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance
encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de
vue.
La qualité et la quantité ne viennent qu’après
elle ; et même, à parler d’une manière absolue, la qualité
et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce ne sont que
des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité
que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit.
Nous disons néanmoins de la qualité et de la quantité
qu’elles sont, comme nous le disons aussi du Non-blanc. »
Et il y a toujours une substance au cœur de tout
phénomène ; pour qu’une chose soit dite au sujet de quelque
chose, il faut en effet cette chose. Si la substance du blanc existe,
elle est elle-même en fait surtout existante dans son rapport à
quelque chose qui est blanc.
Dans Thêta, le neuvième livre, Aristote résume
cela en disant que :
« Nous avons antérieurement traité de l’Être
compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire de la
substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de
l’Être. C’est, en effet, par leur rapport à la substance que
toutes les autres espèces d’êtres, quantité, qualité et tous
les modes dénommés de la même manière, sont appelés aussi du nom
d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance, ainsi que
nous l’avons établi dans nos premières études. »
Seulement, si la substance est périssable comme
tout phénomène, alors on est coincé. Évidemment, les êtres
humains donnent des êtres humains et par les générations, et la
substance se maintient dans sa définition universelle. Cependant, si
l’on veut justifier le mouvement ininterrompu, on ne peut pas se
cantonner à cela, car on aurait une existence hachée en petits
morceaux.
Le matérialisme dialectique attribue quant lui le
mouvement à la matière elle-même, et pose la contradiction du fini
et de l’infini, ce problème est donc résolu pou lui. Aristote ne
parvenait pas à ce degré de compréhension et il lui fallait une
force qui puisse mettre en branle ce qui existe, qui justifie
l’existence même.
Et il voulait que cette force qui mette en branle
ne soit pas extérieur pour autant à ce qui existe.
Il lui faut donc déjà, d’un côté, mettre de
côté ce qui vit et périt, pour préserver l’affirmation
ininterrompue du mouvement (sans quoi il n’y a pas d’existence) ;
il dit dans le douzième livre, Lambda (Λ) :
« Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir
une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, ce sont
les premières qui sont les substances ; et ce qui fait que les
substances sont les causes de tout le reste, c’est que, sans les
substances, les modes des choses et leurs mouvements ne sauraient
exister (…).
Si toutes les substances étaient périssables, tout
absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que
le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel. »
Il y a donc, au-delà des substances, la substance
« pure », qui est comme les autres au sens où elle
témoigne d’un processus, d’un acte, avec une conséquence se
réalisant ; cette substance pure est par contre éternelle, car
elle est ce qui porte la notion de mouvement en général.
C’est le « moteur premier », l’acte
pur, s’accomplissant éternellement de manière parfaite, posant le
principe de l’existence comme accomplissement. C’est « Dieu ».
Dans Epsilon (Ε), le sixième livre, Aristote
formule de la manière suivante sa grande thèse générale :
« La Science première a pour objet l’indépendant
et l’immobile (…).
S’il n’y avait pas, outre les substances qui ont une
matière, quelque substance d’une autre nature, la Physique serait
alors la science première.
Mais s’il y a une substance immobile, c’est cette
substance qui est antérieure aux autres, et la science première est
la philosophie.
Cette science, a titre de science première, est aussi la
science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra
d’étudier l’être en tant qu’être, l’essence, et les
propriétés de l’être en tant qu’être. »
La substance immobile, c’est le moteur premier, qui meut mais n’est lui-même pas mu, qui s’accomplit lui-même et porte le principe universel du mouvement comme accomplissement. S’intéresser à cette substance mobile, c’est comprendre comment les choses peuvent exister.
Les choses changent, se modifient ; parfois
elles n’existaient pas auparavant. Il faut qu’Aristote explique cela
et il ne suffit pas de dire qu’un moteur premier, sorte de Dieu –
mouvement, permet tout cela. Il ajoute donc deux concepts à celui de
matière et de forme. Le premier, c’est celui d’acte, le second c’est
celui de puissance.
La puissance est secondaire comme concept, parce
qu’elle signifie qu’un acte est potentiellement réalisable. Mais
qu’est-ce qu’un acte ? C’est la réalisation concrète justement
de ce qui était en puissance. On tourne en rond et c’est inévitable,
car c’est le moyen qu’a trouvé Aristote pour justifier la
rationalité de la réalité.
Pour lui, chaque chose s’accomplit et c’est là le
sens de son existence ; reflétant la conception passive du
scientifique propre à un mode de production esclavagiste, il admire
cela et y voit le sens de la vie, et il se dit que si cela
s’accomplit, c’est que cela a été fait pour s’accomplir.
On a, au-delà de la vision non dialectique, une
véritable affirmation de la beauté de l’existence naturelle,
matérielle ; c’est un regard authentiquement apaisé, serein,
qui se pose sur le monde reconnu dans toute sa dignité.
Ne connaissant pas le mouvement intérieur, il a
donc par contre eu besoin de rationaliser le mouvement depuis
l’extérieur. Si une chose est faite, c’est dans un but ; la
réalisation de ce but avec succès est l’accomplissement de la chose
en tant qu’acte. Le concept appelé « en acte » devient
nécessairement central dans son dispositif intellectuel.
Si l’on prend par exemple une maison, c’est une
certaine matière (les briques, le bois, les pierres, etc.) ;
cette matière est disposée d’une certaine manière, c’est la forme.
Et en tant qu’acte, une maison est un abri.
Dans le huitième livre, Êta (Η), Aristote
souligne qu’il faut faire attention à une telle distinction, pas
forcément aisée à cerner :
« Il faut prendre garde que, dans quelques cas, on
ne voit pas bien si le nom de la chose exprime la substance composée
de la forme et de la matière, ou s’il exprime l’acte et la
forme. Par exemple, on ne voit pas si le mot Maison signifie, en
commun et tout ensemble, un abri formé de briques, de bois et de
pierres, arrangés dans telle disposition ; ou si ce mot
signifie seulement l’acte et la forme, c’est-à-dire que la
maison est un abri. »
Aristote appelle « entéléchie », un
mot qu’il a inventé à partir du mot « parfait » en
grec, cet accomplissement complet, absolu, d’un acte. L’entéléchie
est en fait ni plus ni moins qu’un acte correspondant parfaitement à
la nature de la chose en acte. Cette réalisation fait d’elle ce
qu’elle devait être. C’est une lecture que l’on peut qualifier de
vitaliste.
D’où la formule qu’on trouve dans le livre VIII,
Êta (Η) :
« Il n’y a donc pas d’autre cause de l’unité
que la cause motrice, qui fait passer l’être de la puissance à
l’acte. »
La conception d’Aristote, c’est que l’être de
chaque chose, c’est son accomplissement.
Cependant, ce vitalisme a beau être restrictif
dans ses modalités d’expression de la complexité réelle de la
matière (que seul le matérialisme dialectique saura montrer), il
relève d’une lecture de la réalité assumant celle-ci sans chercher
autre chose au-delà d’elle. Aristote célèbre le monde tel qu’il
est, pour ce qu’il est ; rien que pour cela, il est un titan de
l’Histoire humaine.
Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote est
en mesure de constater, avec pour la première fois une vision
matérialiste synthétique, complète, une affirmation du monde
matériel :
« Tout dans l’univers est soumis à un ordre
certain, bien que cet ordre ne soit pas semblable pour tous les
êtres, poissons, volatiles, plantes.
Les choses n’y sont pas arrangées de telle façon que
l’une n’ait aucun rapport avec l’autre. Loin de là, elles sont
toutes en relations entre elles ; et toutes, elles concourent,
avec une parfaite régularité, à un résultat unique.
C’est qu’il en est de l’univers ainsi que d’une
maison bien conduite. Les personnes libres n’y ont pas du tout la
permission de faire les choses comme bon leur semblé ; toutes
les choses qui les regardent, ou le plus grand nombre du moins, y
sont coordonnées suivant une règle précise, tandis que, pour les
esclaves et, les animaux, qui ne coopèrent que faiblement à la fin
commune, on les laisse agir le plus souvent selon l’occasion et le
besoin.
Pour chacun des êtres, le principe de leur action
constitue leur nature propre ; je veux dire que tous les êtres
tendent nécessairement à se distinguer par leurs fonctions
diverses ; et, en général, toutes les choses qui contribuent,
chacune pour leur part, à un ensemble quelconque, sont soumises à
cette même loi. »
Il va de soi que cette vision cosmologique d’un monde organisé était corrompue par l’esclavagisme. Cependant, il faut bien distinguer les deux aspects ; sans cela, on ne comprend pas justement la vision totale concernant l’univers des successeurs arabo-persans d’Aristote, de Spinoza, de Hegel, du matérialisme dialectique.
Aristote ne connaît pas la transformation d’une chose par
elle-même, donc il est obligé d’attribuer l’origine des
changements à une cause extérieure. Et, justement, il est évident
que pour qu’il y ait une chose, ou un changement possible d’une
chose, il faut que cette dernière ait un répondant en elle-même,
sans quoi il ne se passerait rien.
On ne peut pas avoir une table comme enfant ; on ne peut pas
non plus envoyer un nuage par la poste. Si les choses se font, c’est
qu’elles ont un essence permettant qu’elles soient faites.
Pour tenter d’y voir clair, Aristote est donc obligé de casser
les choses en plusieurs parties, de les décomposer : en ce
qu’elles sont quelque chose avec une certaine forme et d’une
certaine matière, et en ce qu’elles ont des particularités les
amenant à pouvoir connaître des changements sous l’effet d’une
impulsion extérieure, etc.
En clair, en l’absence de dialectique de ce qui se passe à
l’intérieur d’une chose, Aristote est obligé de se tourner vers
l’extérieur et de lier l’intérieur à l’extérieur, sans quoi
il ne se passerait rien, chaque chose restant infiniment elle-même,
sans que jamais nulle part rien ne puisse se passer.
D’où les concepts de forme, d’essence, de matière, de sujet, de mouvement, etc., qui vont lui permettre de chercher à délimiter toutes les possibilités de combinaison pouvant exister dans les choses, les phénomènes.
Une version médiévale de La Métaphysique.
Pour donner un exemple concret, cela donne la chose suivante. On a
un vase en métal. Il est d’une certaine matière, en l’occurrence le
métal. C’est là une forme de cause, au sens où pour exister, le
vase s’appuie sur le métal qui le compose. Sans ce métal, il n’y
aurait pas de vase.
Tous les vases ne sont pas en métal, donc le rapport entre le
vase et le métal n’est par contre pas généralisable.
Ce vase a également une forme. Celle-ci n’est pas qu’en trois
dimensions, elle consiste également en sa réalité fonctionnelle,
existentielle. Les choses n’existent pas par hasard, elles ont une
forme adaptée à leur environnement, leur entourage, la réalité où
elles se meuvent, leur rôle, leur fonction, etc. La forme est ainsi
la manière d’être par rapport aux autres choses.
La vase a ainsi une forme de vase, sinon ce ne serait pas un vase,
mais autre chose.
Comme on le voit, on prend avec Aristote une chose et on en
décortique la nature, la fonction, l’origine, le rapport qu’on a
avec elle, ses qualités, ses rapports à la quantité, etc. Aristote
en dresse le catalogue le plus poussé possible, ce qui rend très
souvent les choses à la limite de l’incompréhensible sous
l’overdose d’aspects et de rapports.
Dans le cinquième livre, Delta, Aristote souligne toutefois
l’importance de saisir la notion de cause de cette manière. Il ne
s’agit pas de chercher le vase comme abstraction intellectuelle, ce
qui reviendrait à la notion d’idée comme chez Platon. Chez ce
dernier, le vase « pur », « parfait », existe
dans le monde des idées ; le vase ici-bas n’en est qu’un pâle
reflet.
Aristote ne veut pas d’un tel système en appelant à l’au-delà.
Aussi se protège-t-il de cela en faisant intervenir le concept de
« principe ». Le vase est un tel principe : il a une
fonction bien particulière, commençant avec un acte bien précis.
Ce qu’il appelle cause, par contre, c’est la réalité directe à laquelle obéit le phénomène. C’est sa « raison d’être » au sens matériel, pas abstrait. Si l’on veut, le principe répond à la question : « Où cela commence-t-il ? », tandis que la cause répond à la question : « en vertu de quoi y a-t-il telle chose ? ».
Une représentation arabe d’Aristote, autour du XIIIe siècle.
Aristote a fourni historiquement un travail énorme sur le plan
logique pour établir les différents rapports existant entre les
phénomènes. Ainsi, il dit qu’il y a quatre nuances dans les
causes, qui forment des doubles oppositions pouvant s’unir.
Une cause peut être individuelle ou relever de l’ensemble du
même genre d’individus. Par exemple, tel peintre peint tel
tableau, mais au sens strict tous les peintres peignent des tableaux.
La cause peut relever du hasard, ne se passer donc que rarement, ce
qu’Aristote appelle « accident », mais des hasards
peuvent également relever d’un certain genre (comme le fait de
glisser en raison du verglas).
A cela s’ajoute donc leur opposition, car on peut dire Gérard
sculpte une statue comme on peut dire le sculpteur sculpte une
statue, ainsi en même temps que Gérard le sculpteur sculpte une
statue. Une autre nuance précisée par Aristote est que l’action
peut être simplement potentielle, « en puissance »
(Gérard est en mesure de sculpter), ou bien se réaliser, être « en
acte » (Gérard en tant que sculpteur est en train de
sculpter).
Tout ce système de causes a comme vecteur le mouvement et joue
sur le rapport forme/matière. La matière est présente et elle
prend une forme particulière. Mais cette forme existe aussi, sinon
il faudrait à l’infini créer la forme et la matière. Il y a donc
quelque chose avant la matière et la forme, quelque chose qui permet
au jeu de causes et de conséquences de s’enchaîner. Cette chose,
c’est le mouvement, et c’est ce mouvement le thème de « La
métaphysique ».
Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote présente de la
manière suivante la nécessité de cette force suprême soutenant
littéralement l’existence :
« Tout changement change quelque chose, par quelque
chose, et en quelque chose :
Par quelque chose, c’est le premier moteur ;
Quelque chose, c’est la matière ;
et En quelque chose, c’est la forme.
Le devenir se perdrait dans l’infini, si ce n’est pas
seulement l’airain qui devient sphérique, et qu’il faille encore
que la forme sphérique devienne aussi, et que l’airain lui-même
ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point d’arrêt. »
Si on veut en effet prendre de l’airain et en faire une boule, il
faut :
– que l’airain existe au préalable ;
– que le concept de sphère existe au préalable également.
Toute la pensée d’Aristote est une considération comme quoi si une chose existe, c’est qu’elle a une nature en tant que telle comme production, et que cette production a été décidée.
C’est justement dans sa théorie de la
connaissance que va puiser Aristote pour formuler la base de la
métaphysique (au sens d’une synthèse théorique des règles de
l’univers). Cela n’a pas été vu jusque-là, pour une raison très
simple : on ne peut saisir le matérialisme d’Aristote qu’à la
lumière de sa forme plus développée : le matérialisme
dialectique.
La clef réside dans la différence de ce qui est
valorisé de la part d’Aristote d’un côté, du matérialisme
dialectique de l’autre. Ce dernier considère que le mouvement de la
matière est infinie et éternelle, qu’il y a des sauts. Tout
s’appuie sur la transformation interne.
Aristote ne connaît pas ce principe de la
transformation. Il ne voit que les choses en mouvement, ou bien en
train de changer. Pourquoi cela ?
Il ne voit que les choses en mouvement, parce
qu’il appartient à une couche parasitaire profitant du travail des
esclaves. Il est décidé, les esclaves se mettent en mouvement,
meuvent des choses, jusqu’à ce que le travail soit fait.
Il ne voit que les choses en changement, parce
qu’il est un scientifique profitant d’un statut social parasitaire,
ce qui l’amène à être ainsi purement contemplatif.
On a ici la clef absolue pour comprendre la
méthode philosophique d’Aristote. Il va de soi que seule la
perspective matérialiste dialectique permet de voir cela aussi
aisément ; cela témoigne de la faillite intellectuelle de
centaines d’années de raisonnements religieux ou bourgeois.
Aristote ne connaît pas la transformation, il ne
sait pas ce qu’est le travail. Il raisonne en termes théoriques, en
profitant de sa mise à l’écart du travail. Par conséquent, son
mode de représentation est passif et son identité de savant
correspond à celui faisant du savoir contemplatif le sens même de
sa démarche.
Le livre Alpha soulignait bien cette dimension
passive de la connaissance ; c’est en saisissant par les sens la
réalité et en la comprenant qu’on est véritablement conforme à
son existence. A la lumière du matérialisme historique, on relie
cela au mode de production d’alors – l’esclavagisme – et on peut
reconstruire sa dynamique intellectuelle.
En fait, tout devient extrêmement facile si on
inverse les choses présentées dans le livre Alpha ; il est
frappant de voir comment tout cela a échappé aux commentateurs
bourgeois.
Chez Aristote, une chose est connue quand elle est
saisie entièrement, non pas par l’activité concrète, mais
intellectuellement.
Mais si cette chose existe, c’est qu’elle a été
poussée en ce sens.
Soit cela a été dans sa nature d’aller dans
cette direction, soit elle est le produit d’une activité, d’une
énergie en ce sens. Que ce soit un enfant ou une sculpture, il y a
une intention derrière, une intention qui savait ce qui allait être
mis en branle.
Il en va de même avec l’esclavagiste qui dit à
l’esclave de mener telle activité à bien.
Aristote renverse donc en fait la perspective. De
la même manière que l’on connaît lorsqu’on étudie la physique au
bout de la chaîne, il y a la connaissance au début de la chaîne, à
la source. De la même manière qu’on a un résultat parce qu’un
esclave a fait quelque chose, ce qui l’a mis en mouvement,
l’ordre qui lui a été donné, présuppose qu’à la base on savait
ce qui allait se passer.
La connaissance d’une chose existe lorsque cette chose est réalisée mais également, selon Aristote, à la base même, avant que cette chose ne se produise, n’existe. C’est le reflet du mode de production esclavagiste dans sa conception.
La Métaphysique, une version d’entre 1311 et 1321, à la bibliothèque du Vatican
Cela a l’air simple dit ainsi, mais des centaines
et des centaines d’années de réflexion n’ont jusqu’à présent
jamais permis une lecture aussi limpide, et c’est peu dire. Sans le
matérialisme dialectique, tout est terriblement tortueux, tourmenté,
insaisissable ; on reste empêtré dans des discours
ultra-techniques et sa sans fin.
De quoi parle alors Aristote dans « La
métaphysique » ? L’œuvre consiste en fait en toute une
série de réflexions sur les modalités propres à la mise en
mouvement depuis le début de la chaîne. De mouvement ou de
changement ? Aristote ne parviendra pas à véritablement saisir
les nuances de leurs différences, par incompréhension de ce qu’est
une transformation.
Bloqué dans une perspective purement passive, il
n’a été en mesure que de concevoir des choses recevant une
impulsion extérieure. Que les choses apparaissent ou bien soient
modifiés restait de toutes façons secondaires par rapport au
principe du mouvement venant d’ailleurs.
La définition de cet « ailleurs » et
de son rapport à la chose est le sujet de « La métaphysique ».
Et comme le mouvement de l’extérieur donne le sens à l’existence
d’une chose, alors on obtient la définition de la chose elle-même.
On va au-delà de la chose, pour savoir ce qu’elle est vraiment : c’est la méta-physique.
Il faut ici souligner le tournant que représente
Aristote. Historiquement, Socrate a comme disciple Platon, Platon a
comme disciple Aristote, et Aristote aura comme disciple Alexandre le
grand. Mais Aristote est entré en rupture avec Platon, car il n’est
pas d’accord pour trouver dans l’au-delà les explications à la
réalité matérielle.
S’il a été pendant dix-neuf ans son disciple, ce
n’est pas pour rien : il est d’accord avec Platon pour affirmer
qu’il est possible de parler de la réalité matérielle, que cette
réalité est disposée selon un certain ordre.
Cependant, Aristote n’est pas d’accord pour dire
que cet ordre est de type mathématique ; il n’est pas d’accord
non plus pour dire que ces chiffres mathématiques façonnent la
matière brute selon des « images » idéales qui seraient
dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas d’accord non plus avec
l’idée d’un au-delà, dont il compte tout à fait se passer.
En ce sens, Aristote est un matérialiste.
L’ouvrage appelé « La métaphysique » est aussi une
compilation de textes réfutant l’idéalisme de Platon, rejetant le
principe d’un monde logico-mathématique, explorant les concepts liés
à l’explication de la réalité matérielle. Les remarques
d’Aristote à ce sujet dans « La métaphysique » sont
innombrables.
C’est là un aspect absolument essentiel, dont il
faut comprendre tout la signification ; Lénine l’a parfaitement
remarqué. Nous en avons en effet la chance de disposer de ses notes
au sujet de « La métaphysique ». A un moment, il cite le
livre 11 (Kappa), et plus précisément son chapitre 3, Aristote y
disant :
« le mathématicien néglige également la chaleur,
le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne
conserve que la quantité… Il en fait tout autant avec l’être. »
Voici la citation dans son intégralité :
« C’est comme le mathématicien, qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses.
Ainsi, il ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent.
Il ne conserve que la quantité et le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. [Il en fait tout autant avec l’être.] »
Après avoir noté ce que dit Aristote, Lénine
note en commentaire :
« C’est ici le point de vue du matérialisme
dialectique, mais par hasard, pas ferme, pas développé, en plein
vol. »
Un peu plus loin, Lénine écrit encore dans ses
notes :
« Le livre 13, chapitre 3, résout cette difficulté [des mathématiques à établir un rapport à la réalité] de manière excellente, précise, claire, matérialiste (les mathématiques et les autres sciences abstraient un des aspects du corps, du phénomène, de la vie). Mais l’auteur ne s’en tient pas de manière conséquente à ce point de vue. »
On comprend ici que Lénine a tout à fait compris
qu’Aristote est un précurseur de Hegel et de sa critique des
mathématiques comme incapables de saisir la réalité autrement que
comme processus terminé.
Lénine a bien vu qu’il existe un parcours allant
d’Aristote à Hegel (Marx a entrevu que Spinoza précédait
immédiatement Hegel, malheureusement les cinq classiques du
matérialisme dialectique ne connaissaient pas Averroès et Avicenne,
les deux principales figures intermédiaires par rapport à
Aristote).
L’idéalisme pose une logique formelle, affirmant
qu’il existe des briques statiques formant l’univers, ce qui exige un
créateur à ces briques, un créateur qui a également fait des
choix logico-mathématiques consistant en des lois.
Le matérialisme rejette cette perspective qui
prend la matière au bout d’une transformation et ne comprend pas que
la matière continue de se transformer ; les mathématiques ne
peuvent saisir qu’un instant T à la fin du processus, elles ne
peuvent pas saisir le processus, ni sa nature.
Aristote est ici celui qui, le premier, a compris cela et l’a affirmé ; il n’est toutefois pas parvenu à compenser par une lecture réellement matérialiste, par incompréhension (historique) de la dialectique.
Pour Aristote, la connaissance générale ayant
atteint le point le plus haut est la « philosophie première »,
c’est-à-dire le mode de connaissance de la base de la réalité
permettant à ce qui existe d’exister. Aristote reste donc
matérialiste ; non seulement il part du sensible pour arriver à
la connaissance, mais cette connaissance peut atteindre la
complétude, elle est capable de saisir l’ensemble de la réalité.
Aristote aurait pu capituler en route, faire des
connaissances des moments épars d’une réalité aux multiples
aspects. Il maintient cependant le cadre général et il le fait sans
s’appuyer, comme le fait Platon, sur des idées qui existeraient
au-delà de la réalité.
Aristote a ainsi une approche matérialiste,
naturaliste ; il considère qu’il existe un ordre naturel.
Disposer de la connaissance de ce pourquoi et comment les choses
existent est non seulement possible, mais également souhaitable,
parce qu’ainsi on se confond avec l’ordre cosmique. C’est là
un aspect matérialiste moniste de la plus haute valeur.
Le stoïcisme surgira comme généralisation de
cette thèse de fusion entre sa propre activité et ce qui est
nécessaire.
Or, on existe naturellement en saisissant les
choses naturelles de manière naturelle. C’est là où on découvre
le sens de « La métaphysique ».
Car Aristote ne dit toutefois pas qu’il faut en
rester au niveau immédiat de la perception, car là on en reste à
ce qui est naturel, et c’est en réalité avec la nature
elle-même qu’il faut se confondre.
Chez Aristote, l’être humain est réellement
lui-même lorsqu’il contemple la nature et qu’il la reflète par
le savoir.
Chez Aristote, l’être humain est naturel,
mais par la connaissance il a accès à la notion de nature en tant
que tel. C’est là un aspect essentiel, car c’est cette liaison entre
nature et connaissance humaine, entre réalité matérielle naturelle
en tant que principe et connaissance en tant que maîtrise des
principes, qui va permettre l’affirmation selon laquelle l’être
humain ne pense pas, que penser ce n’est que refléter l’ordre
naturel universel en raisonnant de manière adéquate.
Si l’on rate cette dimension matérialiste de son approche, on n’accède pas à la thèse d’Aristote, puis de la falsafa arabo-persane, sur l’intellect agent et la pensée comme reflet.
Première page de La Métaphysique, d’une édition de 1837
Malheureusement, les cinq classiques du marxisme
ne connaissaient pas cet aspect, reconnaissant Aristote comme un
matérialiste qui s’est enlisé (mais donc pas qui s’est enlisé
jusqu’au bout, jusqu’à la question du rapport entre la pensée et le
réel).
Il faut bien saisir que si Aristote a produit un
matérialisme faible en de nombreux points, il a formulé l’exigence
du rapport à la totalité, où celle-ci écrit sur les esprits
humains comme sur une tablette d’argile.
Tout se fonde sur sa conception matérialiste –
naturaliste, qui préfigure le matérialisme – panthéiste de
Spinoza.
Ainsi, chez Aristote, chaque chose se définit par
rapport à sa propre définition naturelle ; c’est le principe
du bien absolu existant lorsque la nature est elle-même. Être dans
le vrai, c’est être dans le bien, c’est savoir comment une chose est
juste, adéquate, conforme.
Il faut reconnaître l’existence de la réalité, mais également en saisir son essence, c’est-à-dire son ordre interne, son mode de fonctionnement, sa nature. On comprend alors la nature en général.
Aristote explique ainsi que :
« Savoir uniquement pour savoir, appartient surtout
à la science de ce qu’il y a de plus scientifique.
En effet, celui qui veut apprendre dans le seul but
d’apprendre, choisira sur toute autre la science par excellence,
c’est-à-dire la science de ce qu’il y a de plus scientifique ;
et ce qu’il y a de plus scientifique, ce sont les principes et les
causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que
nous connaissons les autres choses, et non pas les principes par les
sujets particuliers.
Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes
les autres, est celle qui connaît pourquoi il faut faire chaque
chose ; or, ce pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en
général, c’est le bien absolu dans toute la nature. »
« La métaphysique » n’appelle pas
simplement à connaître les choses et leur fonctionnement, mais
également à saisir leur nature et le caractère naturel de
celle-ci.
C’est une anticipation du principe des lois
naturelles auxquelles obéissent les phénomènes et en ce sens,
Aristote est le premier à poser les bases de la science.
Il faut également saisir un aspect très
important, lié au contexte historique. A maintes reprises dans le
premier livre, Aristote souligne que la philosophie est née chez
ceux qui n’avaient pas besoin de travailler pour vivre, qui
profitaient déjà de toutes sortes de commodité. C’est parce
qu’ils disposaient de temps libre que certaines personnes ont pu se
tourner vers des activités scientifiques, philosophiques.
Par conséquent, en déduit Aristote, les
interrogations de haute valeur sur le plan de la pensée sont
toujours gratuites ; elles ne visent pas à améliorer la
réalité matérielle, puisque le confort matériel est la base sur
laquelle peut exister justement une pensée développée, dénuée du
souci de la bataille pour la vie quotidienne.
C’est un constat qu’on peut faire effectivement à
l’époque et Aristote a raison de mentionner que les activités
intellectuelles des prêtres égyptiens reposaient sur leur statut
social les plaçant à part, à l’abri du besoin.
Cependant, Aristote ne voit pas l’autre aspect
de la question, à savoir que la dimension purement contemplative du
rapport à la science est également le reflet de la position
parasitaire des couches supérieures du mode de production
esclavagiste. Tel est le point de vue du matérialisme historique.
C’est une dimension très importante, expliquant
pourquoi Aristote n’est pas parvenu à la dialectique et, de fait,
dans l’état alors des choses, ne pouvait pas y parvenir. Il faudra
la classe ouvrière pour que l’on puisse atteindre une
compréhension matérialiste de la dialectique, de la transformation.
Aristote est obligé, dans son époque, puisqu’il
ne voit pas comment les choses se transforment d’elles-mêmes, de
par leur contradiction interne, de s’appuyer sur le principe des
causes et des conséquences.
Le texte sur Physique écrit
par Aristote est l’ouvrage qui fait de cette question des causes et
des conséquences, de la compréhension de la nature de ces causes et
conséquences, l’alpha et l’oméga de la connaissance de la
réalité ; « La métaphysique » consiste en le
regard sur la nature de ce qui permet ce jeu de causes et
conséquences, c’est la philosophie première.
Si l’on parvient à saisir le pourquoi des
choses qui existent, et si l’on remonte le plus haut possible dans
le jeu des causes et des conséquences, en en saisissant la nature,
alors on saisit ce qu’est l’univers.
Dans le livre XI, Kappa (Κ), Aristote synthétise
cela de la manière suivante :
« L’on peut affirmer que les études de la
Physique ne s’appliquent pas aux choses en tant qu’elles
existent, mais bien plutôt en tant qu’elles sont soumises au
mouvement. »
Aristote reconnaît l’existence de la réalité
matérielle ; il ne la remet pas du tout en cause. Averroès va
reprocher à Avicenne d’avoir sous-estimé cet aspect essentiel
d’Aristote et d’avoir trop cherché à faire de la métaphysique une
sorte de domaine intermédiaire entre le monde matériel tel qu’on
peut le percevoir et le Dieu-démarreur.
En réalité, la métaphysique n’est pas chez
Aristote au-delà de la physique, mais est son véritable noyau dur.
C’est l’explication de son mode de fonctionnement interne… A ceci
près qu’Aristote ne connaissait pas le principe de la contradiction
interne et ne voyait pas que le mouvement est une propriété de la
matière.
En ce sens, le premier livre, Alpha, est un
manifeste matérialiste, même si non dialectique ; ses
premières lignes sont à ce titre très connues dans l’histoire de
la philosophie. Elles attribuent au sens l’origine de la
connaissance, mais également l’origine de la volonté de
connaître. Ce faisant, Aristote expose de manière déformée la
théorie matérialiste dialectique du reflet.
Le matérialisme dialectique affirme que l’être
humain est de la matière, que la sensibilité de cette matière
particulière reflète le mouvement général de la matière,
mouvement qui est lui-même reflet sensible de la matière elle-même
par ailleurs, le processus général connaissant des sauts
qualitatifs dans un univers en quelque sorte en forme d’oignon. Il
n’y a que de la matière dont les couches se répondent les unes
aux autres, par le reflet en elles du reste.
Aristote, en très grand matérialiste cependant
prisonnier de son époque, ne parvient pas bien sûr à une telle
compréhension mais pourtant y tend de manière substantielle. Les
premières lignes de « La métaphysique » sont d’une
grande envergure :
« Tous les hommes ont un désir naturel de savoir,
comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les
connaissances qui s’acquièrent par les sens.
On les recherche, en effet, pour elles-mêmes et
indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à
la vue ; car ce n’est pas seulement dans un but pratique,
c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en
quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela
vient de ce qu’elle nous fait connaître plus d’objets, et nous
découvre plus de différences. »
Aristote est ici un vrai matérialiste, qui place
les sens au centre de l’activité de l’être humain en tant que
forme vivante. On existe par les sens et ce sont ces sens qui
déterminent l’existence.
Mais ce qui semblait relativement secondaire
auparavant prend, à la lumière du matérialisme dialectique, une
importance capitale. Aristote fait en effet de la vue le sens le plus
important. Pour lui, voir c’est vivre pleinement et par conséquent,
nous recherchons beaucoup de choses à voir.
Or, c’est là ni plus ni moins que l’affirmation
du reflet comme mode d’existence. Plus on peut, non seulement
ressentir, mais cerner des choses, les saisir par la vue, plus on
existe. Ce qui se reflète dans le regard permet de davantage
exister.
Aristote s’évertue alors à saisir la
différence entre les êtres humains et les animaux, car ceux-ci
ressentent aussi. Il la voit dans la capacité à généraliser ce
qu’il a vu. Une véritable expérience, chez Aristote, n’est pas
un simple vécu, mais un vécu vu de nombreuses fois, appréhendé de
nombreuse fois par la mémoire. Il dit ainsi :
« C’est la mémoire qui dans l’homme produit
l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs d’une même chose
constituent une expérience ; aussi l’expérience paraît-elle
presque semblable à la science et à l’art. »
Cette manière de combiner la théorie et la
pratique par l’intermédiaire de l’expérience vécue,
appréhendée, est tout à fait matérialiste. Naturellement,
Aristote ne vivait pas dans une société où la classe ouvrière
existait, il ne pouvait pas saisir le principe de l’activité
transformatrice.
Toutefois, il a bien compris que la généralisation
de l’expérience aboutissait à un saut qualitatif dans l’esprit.
Cette conception de l’accumulation des souvenirs est tout à fait
juste pour s’orienter.
Cela est d’autant plus vrai qu’au-delà de
l’expérience comme renouvellement d’une connaissance sensible,
il y a l’art (au sens de la manière, de la technique)
d’appréhender les fondements, c’est-à-dire la connaissance des
fondements de ce qui fait l’expérience. C’est là un niveau de
connaissance supérieur, une compréhension théorique.
Il y a ainsi la connaissance sensible immédiate,
l’expérience comme accumulation d’une même connaissance
sensible, l’art d’appréhender les fondements comme connaissance du
phénomène auquel est lié cette connaissance sensible.
Aristote formule donc différents niveaux de
saisie dans le rapport à la matière ; il résume cela par
l’image suivante :
« Aussi on regarde en toute circonstance les
architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en
sagesse aux simples manœuvres, parce qu’ils savent la raison de ce
qui se fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces
espèces inanimées qui agissent sans savoir ce quelles font, par
exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle (…).
Sous le rapport de la sagesse, l’expérience est
supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte
au manœuvre et la théorie à la pratique. Il est clair d’après
cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la science de
certains principes et de certaines causes. »
Aristote attribue donc une valeur supérieure à
la connaissance, car elle a une portée universelle que n’a pas la
sensibilité immédiate. La sensibilité ne peut saisir que le
particulier, alors que la connaissance a une dimension universelle.
Évidemment, Aristote ne voit pas le rapport dialectique et ne sait
pas que la pratique, dans sa dimension transformatrice, porte
également en elle l’universel.
Cependant, Aristote pose déjà le principe de la
connaissance atteignant l’universel, par l’intermédiaire de la
sensibilité accumulée. C’est là une thèse matérialiste. Ne
connaissant pas le principe de la transformation, il fut obligé de
faire de l’art, de la science, un fétiche ; c’était là
pencher vers une connaissance générale contemplative… Mais
c’était déjà l’affirmation d’une connaissance générale,
c’est-à-dire de la science.
Et, aspect important à ne pas perdre de vue, Aristote ne fait pas de la connaissance quelque chose se baladant au-dessus de la matière, comme Platon, Descartes, etc. ; la connaissance reste ancrée dans la matière. C’est cela qui est expliqué dans « La métaphysique ».
« La métaphysique » est donc un
bricolage de textes d’Aristote et, comme si cela ne suffisait pas, le
titre de l’œuvre qu’ils forment l’est également. On le doit à
Andronicos de Rhodes ; comme il a choisi de placer ces textes
après ceux sur la physique, il a simplement pris comme titre
la métaphysique, c’est-à-dire « après
la physique », du moins c’est ce qui semble en apparence, car
il est également possible de traduire le titre par « au-delà
de la physique ».
Rien que l’interprétation du choix de ce terme
pose déjà un vrai casse-tête et de plus, pour ajouter au problème,
Aristote n’utilise lui-même pas ce terme de « métaphysique » :
ce dont il parle dans « La métaphysique », c’est de la
philosophie première (πρώτη φιλοσοφία – protē
philosophia).
La question est ainsi de savoir ce qu’il faut
comprendre par « métaphysique ». S’agit-il d’un
prolongement de la physique à un niveau supérieur, ou plutôt plus
profond ? S’agit-il au contraire d’un espace coupé de la
physique, se situant sur un autre plan, de type mystique, voire
divin ? S’agit-il d’un discours même sur Dieu directement ?
Et ce Dieu a-t-il une réelle existence ou bien n’est-il qu’un simple
principe justificateur, un simple outil intellectuel en attendant
mieux ?
Pour dire les choses plus directement : soit
« La métaphysique » traite du cœur de la Physique, de
son noyau dur, soit cette œuvre annonce un plan supérieur plus ou
moins inaccessible, mais relativement compréhensible.
L’anecdote d’Ibn Sina, Avicenne (980-1037), le géant de la philosophie de la civilisation islamique arabo-persane, le grand commentateur de « La métaphysique » au moyen-âge, est ici éloquente et possède un sens très profond :
« Alors je revins à l’étude de la science divine. Je lus le livre intitulé : Métaphysique (d’Aristote).
Mais je n’en comprenais rien ; les intentions de son auteur restaient obscures pour moi ; j’eus beau relire quarante fois ce livre, d’un bout à l’autre, au point de le savoir par cœur, je n’en saisis ni le sens ni le but ; je désespérais de l’entendre par mes propres moyens et je me dis : « Ce livre est incompréhensible ».
Un jour, enfin, je passais par le bazar des libraires. Un marchand tenait un livre, dont il cria le prix ; il me le présenta dans mon découragement, je le repoussai, convaincu qu’il n’y avait nul profit en cette science.
Le vendeur insista, disant : « Achète ce livre ; il est à bon marché. Je le vends au prix de trois dirhems parce que son propriétaire est dans le besoin ». Je l’achetai donc : c’était le livre d’Abou-Nasr-al-Farabi, Commentaires sur la métaphysique.
Je revins à ma demeure et je m’empressai de le lire : sur le champ, les buts poursuivis par l’auteur de ce livre se découvrirent à moi parce que je le savais déjà par cœur. Tout réjoui de cet événement, je fis abondante aumône aux pauvres, en action de grâces, dès le lendemain. »
Aujourd’hui nous ne disposons pas de l’ouvrage d’Alfarabi, mais simplement de huit pages d’un texte à ce sujet, peut-être un synthèse, dont il existe deux versions relativement concordantes. Alfarabi y fait la remarque suivante, qui a forcément été ce qui a marqué Avicenne : « La métaphysique » ne traite pas de Dieu.
Avicenne, miniature persane.
Il faut considérer ici les choses à deux
niveaux. Chez Platon, on a le monde d’en bas et le monde d’en haut,
avec celui d’en bas qui n’est que l’image imparfaite de celui d’en
haut. Le sens de la philosophie est de s’intéresser au monde d’en
haut et les choses s’arrêtent là ; le platonisme sombrera
toujours plus dans le mysticisme, forcément, puisque le monde d’en
bas est sans intérêt réel, étant une copie imparfaite du monde
d’en haut.
C’est le sens caché de l’allégorie de la caverne
et cela donnera ce qu’on appelle le néo-platonisme.
Aristote, quant à lui, rejette ce monde d’en haut. Ce qui l’intéresse, c’est la réalité matérielle, c’est la nature, d’où son obsession pour la science concrète, notamment la biologie. Il n’y a pas pour lui de « monde des idées » dont la réalité serait une copie. Il reconnaît toute sa valeur à la réalité.
Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510). A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées. A droite, Aristote désigne le sol, la matière.
Cependant, pour s’en sortir, il est comme les
déistes de l’époque de la révolution française : il a besoin
d’un démarreur, d’une origine au monde, d’un grand architecte, d’un
grand horloger, d’une entité ayant mis toute la réalité en
mouvement. Aristote l’appelle « moteur premier », ou bien
Dieu, c’est même là d’ailleurs le sens réel, historiquement
parlant, du concept de Dieu.
Cela signifie que chez Aristote, on n’a pas un
monde d’en bas et un monde d’en haut, mais deux mondes cohabitant :
le monde réel d’un côté, Dieu comme grand démarreur de l’autre.
Les deux coexistent, éternellement (puisque si Dieu est toujours
pareil et que donc s’il joue le rôle d’un démarreur, il le faut
éternellement, et donc le monde existe lui aussi, parallèlement,
éternellement).
Or, « La métaphysique » ne parle de
Dieu comme grand démarreur, et c’est cela qu’Avicenne a compris en
lisant Alfarabi. L’ouvrage parle de pourquoi il y a une réalité
matérielle : c’est cela, la réelle « métaphysique ».
Cela laissera bien entendu place à un vaste débat pour savoir si chez Aristote le « démarreur » divin avait une importance ou pas, c’est-à-dire si Aristote était plutôt un matérialiste déiste ou plutôt un athée faisant avec les moyens du bord.
Il n’existe pas d’ouvrage d’Aristote s’intitulant
« La métaphysique » et d’ailleurs lui-même n’emploie
pas ce terme : c’est l’un des grands paradoxes concernant un
ouvrage assemblé de bric et de broc dont l’impact fut extrêmement
important sur le plan des idées.
Aussi tortueuse cependant que soit sa formulation
et inappropriée que soit sa construction, « La métaphysique »
est un véritable manifeste où est affirmée la possibilité de
comprendre le sens et la nature de l’univers. Malgré ses faiblesses,
c’est donc un appel matérialiste, une sorte d’équivalent inversé
de la Torah, de la Bible, de l’Avesta, des Upanishads ou encore du
Coran.
Ce qu’on appelle « La métaphysique »
est concrètement un bric-à-brac de textes attribués à Aristote,
qui vécut dans les années 300 avant notre ère ; il y en a
quatorze, formant des « livres ».
Ces livres de « La métaphysique »
sont historiquement désignés par des lettres grecques ou des
chiffres romains : I. Alpha (Α) ; II. Petit alpha (α) ;
III. Bêta (Β) ; IV. Gamma (Γ) ; V. Delta (Δ) ; VI.
Epsilon (Ε) ; VII. Zêta (Ζ) ; VIII. Êta (Η) ; IX.
Thêta (Θ) ; X. Iota (Ι) ; XI. Kappa (Κ) ; XII.
Lambda (Λ) ; XIII. Mu (Μ) ; XIV. Nu (Ν).
L’histoire de ces livres est raconté comme suit
si l’on en croit Strabon et Plutarque ; c’est un aspect
important, car « La métaphysique » n’a nullement les
traits d’un ouvrage terminé par son auteur.
A la base, le disciple d’Aristote dénommé
Théophraste, et également son successeur à la tête de son école
(appelée le Lycée), aurait confié ses propres manuscrits, ainsi
que ceux d’Aristote, à Néleus. Lui-même voyagea et les laissa à
ses héritiers qui, refusant de les remettre aux rois de Pergame, les
cachèrent dans une cave sans s’en soucier davantage.
Le lieutenant du gouverneur d’Athènes, Appellicon
de Téos, découvrit leur existence et les acquit ; leur état
était déjà très mauvais. Les copies qui en furent faites furent
par ailleurs défectueuses, et plus tard celles-ci arrivèrent à
Rome, car la bibliothèque d’Apellicon fut emmenée comme prise de
guerre. On a alors Tyrannion, précepteur des fils de Cicéron, qui y
a accès et les copia, les remettant ensuite à Andronicos de Rhodes,
au premier siècle avant notre ère.
Ce dernier était le chef de ce qui restait du
Lycée ; c’était le onzième successeur à Aristote, ce qui
témoigne de l’énorme distance existante entre ces textes et leurs
redécouvertes. C’est lui qui organisa « La métaphysique »
comme ouvrage en tant que tel.
Est-ce là la vérité, on ne le sait pas trop,
mais cela sous-tend si c’est le cas que d’importants documents
d’Aristote étaient inconnus de son école. La question du fait que
l’ensemble des textes de « La métaphysique » soit
réellement d’Aristote se pose également, même si l’ensemble des
professionnels de la question pense que c’est grosso modo bien le
cas, malgré qu’il y ait certainement quelques retouches, ajouts,
passages intercalés peut-être, provenant de ses propres autres
textes sans doute.
Dans tous les cas, le corpus de textes attribués
à Aristote relève de son courant de pensée.
En ce qui concerne « La métaphysique »,
le vrai souci est qu’il n’y a en tout cas aucune cohérence générale
dans les textes composant cet ouvrage, et ce n’est au mieux qu’une
ébauche d’un document général, voire même des notes, voire encore
des notes de cours.
En fait, à dire vrai, les propos ne sont pas
ordonnés et cette œuvre a des caractéristiques terribles la
rendant très ardue dans son étude : l’expression est hyper
technique, l’esprit très synthétique, il n’y a aucune continuité
dans le propos, il y a sans cesse des redites ou bien des références
à des choses non expliquées, et cela au point que « La
métaphysique » est, à proprement parler, littéralement
illisible.
Asclépios de Tralles raconte à ce sujet que :
« Le présent ouvrage n’a pas l’unité des autres
écrits d’Aristote, et manque d’ordre et d’enchaînement. Il laisse à
désirer sous le rapport de la continuité du discours ; on y
trouve des passages empruntés à des traités sur d’autres
matières ; souvent la même chose y est redite plusieurs fois.
On allègue avec raison, pour justifier l’auteur,
qu’après avoir écrit ce livre, il l’envoya à Eudème de Rhodes,
son disciple, et que celui-ci ne crut pas qu’il fût à propos de
livrer au public, dans l’état où elle était, une œuvre si
importante ; cependant Eudème vint à mourir, et le livre
souffrit en plusieurs endroits.
Ceux qui vinrent ensuite, n’osant y ajouter de leur chef,
puisèrent pour combler les lacunes, dans d’autres ouvrages, et
raccordèrent le tout du mieux qu’ils purent ».
Cela n’empêcha pas « La métaphysique » d’avoir une importance historique essentielle dans l’Histoire, de par ce qu’elle posait comme problématique et comme affirmation matérialiste.
Deng Xiaoping a réussi à couper la science de la
philosophie, ce qui signifie qu’il rejetait l’aspect universel du
matérialisme dialectique. Il y aurait d’un côté la science, de
l’autre la philosophie.
Cette « double vérité » était
nécessaire pour légitimer la domination du Parti « Communiste »
révisionniste. La science doit servir le capitalisme, et le Parti
« Communiste » devrait être la nouvelle bourgeoisie.
Le rejet du mouvement de 1989 a été le rejet de
l’option de dépasser cette « double vérité ». Le problème
est bien sûr que plus la science devient contrôlée par les
éléments bourgeois, plus elle est non-productive et aussi un
facteur de libéralisme.
C’est pourquoi l’idéologie du Parti
« Communiste » révisionniste a de plus en plus tendance
à se déplacer au-delà de la formule de Deng Xiaoping et à
réhabiliter Hu Yaobang. En fait, le mouvement de 1989 est venu trop
tôt, mais sa ligne est de plus en plus acceptée par le
révisionnisme.
Fondamentalement, le même processus a existé en
Union Soviétique ou dans le Parti « Communiste »
français. Le parti dirigeant faisait semblant d’être toujours sur
une ligne politique communiste, mais en fait, dans tous les domaines
et tous les sujets, il était sur une voie libérale.
Contaminée, l’option politique s’est effondrée à
la fin. C’est pourquoi Mao Zedong a formulé la GRCP comme une lutte
dans tous les domaines et tous les sujets, pour défendre le
socialisme dans les domaines culturel et scientifique.
Citons ici Friedrich Engels, qui, dans Dialectique de la Nature explique comment les chercheurs ont besoin de suivre la philosophie d’être vraiment scientifique :
« Les savants croient se libérer de la philosophie en l’ignorant ou en la vitupérant.
Mais, comme, sans pensée, ils ne progressent pas d’un pas et que, pour penser, ils ont besoin de catégories logiques, comme, d’autre part, ils prennent ces catégories, sans en faire la critique, soit dans la conscience commune des gens soi-disant cultivés, conscience qui est dominée par des restes de philosophies depuis longtemps périmées, soit dans les bribes de philosophie recueillies dans les cours obligatoires de l’université (ce qui représente non seulement des vues fragmentaires, mais aussi un pêle-mêle des opinions de gens appartenant aux écoles les plus diverses et la plupart du temps les plus mauvaises), soit encore dans la lecture désordonnée et sans critique de productions philosophiques de toute espèce, ils n’en sont pas moins sous le joug de la philosophie, et la plupart du temps, hélas, de la plus mauvaise.
Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques.
Les savants ont beau faire, ils sont dominés par la philosophie. La question est seulement de savoir s’ils veulent être dominés par quelque mauvaise philosophie à la mode, ou s’ils veulent se laisser guider par une forme de pensée théorique qui repose sur la connaissance de l’histoire de la pensée et de ses acquisitions.
Physique, garde-toi de la métaphysique ! [phrase attribuée à Newton] C’est tout à fait juste, mais dans un autre sens [Engels renverse Newton].
Les savants gardent à la philosophie un reste de vie factice en tirant parti des déchets de l’ancienne métaphysique.
Ce n’est que lorsque la science de la nature et de l’histoire aura assimilé la dialectique que tout le bric-à-brac philosophique — à l’exception de la pure théorie de la pensée — deviendra superflu et se perdra dans la science positive. »
Dialectique de la Nature
Le révisionnisme chinois s’est déplacé exactement dans le sens opposé: il a séparé la science de la philosophie, ce qui est impossible.
Comme nous l’avons vu, l’émergence du libéralisme
dans le domaine de la cosmologie a changé la situation pour le
révisionnisme chinois. En effet, l’émergence de scientifiques dans
ce cadre ouvert par le révisionnisme chinois a donné une
contribution importante à l’idéologie de contre-révolution
bourgeoise ouverte, au point que le régime révisionniste en a
lui-même été mis en difficulté.
Étudions plus précisément
ce processus.
Le rejet révisionniste de la cosmologie de Mao
Zedong
Au début des années 1980, l’objectif du
révisionnisme chinois était de détruire la conception maoïste de
la matière comme inépuisable, intarissable parce que chaque niveau
de la matière est divisible, le processus étant infini.
Les armes pour faire cela n’étaient pas
originales : il s’agissait bien entendu, d’une part, de la
mécanique quantique, qui théorisé le micro-monde comme étant
observable et prévisible grâce aux probabilités : sont ici
importants le « principe d’incertitude » de Heisenberg et
l’école de Copenhague avec Niels Bohr.
Ensuite, l’autre arme était le Big Bang : il y
aurait une origine de l’univers et la matière ne serait pas infinie,
la matière étant limitée et pour ainsi dire étirée dans un
univers en expansion.
Déjà en 1973, dans le premier numéro de la
nouvelle série de la Revue d’études en philosophie,
qui avait été arrêtée auparavant, un article écrit par Fang
Lizhi et Yin Dengxiang attaqua les enseignements effectués dans la
revue Journal de la dialectique de la nature, qui
soutenait la cosmologie de Mao Zedong.
Il exprimait la nécessité de considérer que l’univers était « fini » selon la science naturelle et « infini » du point de vue de la philosophie. C’était une façon de promouvoir le relativisme et le libéralisme.
Fang Lizhi
En fait, dans la science, les scientifiques
bourgeois faisaient la promotion de la même chose que Deng Xiaoping
en économie : tout serait trop compliqué, nécessitant une nouvelle
formulation, avec la nécessité d’être « flexible », et
non pas dogmatique, etc.
L’infinie divisibilité de la matière peut être
vrai, mais pas de la manière que l’on pensait auparavant, tout doit
être reconsidéré, etc.
L’influence du relativisme
Dès que les « débats » sur
l’indivisibilité de la matière ont été ouverts, la dialectique de
la nature pouvait être mise de côté, en particulier sous
l’influence de Fang Lizhi, un droitier qui a aidé Deng Xiaoping et
était l’un des activistes majeurs donnant naissance au mouvement de
1989 (il a été expulsé du Parti « communiste » en 1987
et a demandé l’asile à l’ambassade américaine à Pékin en 1989).
Néanmoins, et en parallèle avec la réforme de
Deng Xiaoping, le rejet officiel de la divisibilité de la matière a
pris du temps. Deng Xiaoping a progressivement transformé
l’idéologie officielle, au nom de la modernisation, de la science et
de la technologie qui serait « nouvelles » et devraient
être adoptées.
De la même manière, Zha Ruqiang joua un rôle
majeur dans le domaine de la science du révisionnisme chinois. Il a
été le principal promoteur de la conception dengiste dans la
science, produisant de nombreux documents, en essayant de produire
une toute nouvelle conception de la science, libérale d’un côté,
mais avec l’apparence du marxisme.
Au début des années 1980, la Chine a connu une
grande offensive idéologique des conceptions réactionnaires
traditionnelles occidentales : en psychologie cette offensive est
venue par Freud, Jung, Adler, Rogers, en philosophie à travers
Foucault, Heidegger, Lévi-Strauss, Derrida.
La tendance était de considérer que la science
devait être « autonome » de la philosophie, que le
libéralisme complet était nécessaire, avec une forte influence des
conceptions réactionnaires de Karl Popper, Thomas Kuhn et Imre
Lakatos.
Le rôle de Zha Ruqiang
Dans ce contexte, Zha Ruqiang a joué le rôle de
défenseur de l’hégémonie du Parti « communiste »
révisionniste.
D’un côté, selon Zha Ruqiang, c’était le temps
de la « troisième révolution industrielle », avec la
théorie quantique et la relativité, l’énergie nucléaire et la
technologie spatiale, la technologie informatique, il y avait la
nécessité d’une science « pratique ».
Ce fut directement utile pour la ligne de
modernisation de Deng Xiaoping.
De l’autre côté, Zha Ruqiang défendait le
« marxisme », et ainsi la théorie de l’indivisibilité
de la matière, parce que c’était une thèse nécessaire pour
justifier la nécessité scientifique du Parti « communiste »
révisionniste.
Ainsi, il a exprimé son désaccord avec Lukacs,
Marcuse, Sartre, Merleau-Ponty, Sidney Hook, ce qui signifiait qu’il
refusait les courants idéologiques occidentaux « de gauche »,
et a essayé de forger une continuité idéologique avec le passé.
La tâche était pratiquement impossible : comment
était-il possible de dire que la théorie de la divisibilité de la
matière était correcte, quand Mao Zedong l’avait formulé durant la
période de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, une
période entièrement rejetée par Deng Xiaoping et le régime
chinois?
Conséquence de la position théorique impossible du révisionnisme chinois
En effet, une fois que cette approche
« pratique », c’est-à-dire « dengiste »,
avait commencé, Zha Ruqiang pouvait lui-même être rejeté pour
avoir maintenu le concept de dialectique de la nature, même si
« adapté ».
Le « nouveau » marxisme du
révisionnisme chinois résumait le matérialisme dialectique à la
méthode de considérer un phénomène à travers son développement
et son changement.
C’est, de fait, exactement comment le Parti «
Communiste » français a toujours limité les enseignements de
Marx et Engels (ou Lénine et Staline) ; c’est le rejet
révisionniste du « dogmatisme », de la « scolastique »,
du « stalinisme », etc.
Ainsi, en 1986, la position de Zha Ruqiang a été
fortement attaquée par Fang Lizhi, Dong Guangbi, Ji Wulun, Han
Zenglu ; l’objectif principal était la philosophie, qui pouvait
être considérée comme un « outil utile », mais jamais
comme un guide. Hegel a été considéré comme la source des
erreurs, Kant et le positivisme ont été valorisés.
La tendance était à un rejet ouvert du
matérialisme dialectique.
Le choix du régime par le social-fascisme
Il était clair que si la critique du matérialisme
dialectique était généralisée, alors la science devait être
libéralisée, et si c’était le cas, alors le Parti « communiste »
ne pouvait prétendre à aucune légitimité idéologique.
Ce n’était pas la voie choisie par le Parti
« communiste » révisionniste en Chine, qui fit un plénum
en septembre 1986 et a décidé de rejeter la « libéralisation
bourgeoise ».
Conséquence de cela, en novembre, des
manifestations étudiantes commencèrent dans l’Anhui, où Fang Lizhi
appelé à « lutter », puis à Shanghai et à Beijing.
Le Parti « communiste » révisionniste
réprima ces manifestations, Fang Lizhi a été expulsé du « Parti
communiste » et Hu Yaobang, qui était secrétaire général du
parti de 1982 à 1987, a été mis de côté en raison de son
« soutien » aux manifestations.
Lorsque Hu Yaobang est mort en 1989, le 15 Avril,
ce fut prétexte à de nouvelles manifestations d’étudiants,
soutenant ses options, et c’est devenu la célèbre protestations de
la place Tian’anmen de 1989.
En effet, les Sept demandes faites
à la mi-avril 1989 étaient les suivantes :
1. Affirmer que les conceptions de Hu Yaobang sur
la démocratie et la liberté sont correctes ;
2. Admettre que les campagnes de lutte contre la
pollution spirituelle et la libéralisation bourgeoise étaient
erronées ;
3. Publier des informations sur les revenus des
dirigeants de l’État et des membres de leur famille ;
4. Mettre fin à l’interdiction de journaux privés
et arrêter la censure de la presse ;
5. Augmenter le financement pour l’éducation et
augmenter la rémunération des intellectuels ;
6. Mettre un terme aux restrictions sur les
manifestations à Beijing ;
7. Fournir une couverture objective sur les
étudiants dans les médias officiels.
Cela signifiait, pour être précis, d’aller
jusqu’au bout du processus de lutte contre la cosmologie de Mao
Zedong, à savoir le matérialisme dialectique. Mais le régime
social-fasciste n’était pas en mesure de perdre sa position
politique, et il lui fallait le « socialisme » comme
prétexte.
Par conséquent, la sixième plénum du Parti
« communiste » de Chine (12e Comité central), en
septembre 1986, fit une résolution sur la civilisation spirituelle,
s’opposant le marxisme comme dogme (ce qui signifie: le véritable
matérialisme dialectique), mais aussi à l’idée que le marxisme
était dépassé .
Et pour cette raison, le mouvement de 1989 a été
écrasé et la modernisation a pris un nouveau développement, que
nous pouvons tous voir aujourd’hui.
Conclusion
Fang Lizhi a évité la participation directe dans
le mouvement de 1989 alors que cela a dégénéré en mai, mais en
juin un mandat d’arrêt a été fait contre lui, car il était
considéré comme le principal organisateur des manifestations.
Il a ensuite cherché refuge à l’ambassade
américaine ; après une année, il a été autorisé à quitter
le pays. Il a joué ensuite un rôle aux États-Unis dans la
mobilisation en faveur de la naissance d’une classe bureaucratique
chinoise liée à ce pays.
Mais, historiquement, une autre direction a été
prise en Chine, qui est maintenant pratiquement dans la même
situation que la Russie tsariste : un pays réactionnaire, largement
ouvert à l’impérialisme, mais en essayant de gérer une
indépendance bourgeoise à travers les possibilités d’un pays
riche, qui ne peut arrivé bien entendu que par le fascisme.
Et nous pouvons voir ici un exemple intéressant de la façon dont le révisionnisme n’a pas un seul visage, mais deux face ; il y avait deux possibilités pour révisionnisme chinois. Toute évaluation de la contre-révolution chinoise après la mort de Mao Zedong doit prendre cela en compte.
Comment Deng Xiaoping a-t-il lancé à la lutte
contre le matérialisme dialectique? Il a dû apparaître comme
menant la réorganisation de l’idéologie, comme la remettant sur son
chemin.
Par conséquent, Deng Xiaoping prétendait agir au
nom de la « vérité ».
Lutte bourgeoise contre le « double soutien
inconditionnel »
Le 19 Septembre 1977, l’information a été donnée
comme quoi Deng a expliqué que « chercher la vérité des
faits » était « la quintessence de la pensée
philosophique de Mao Zedong », en parlant avec la figure
la plus importante du ministère de l’Éducation.
Six mois plus tard, le 11 mai 1978, le Guangming
Ribao (le Quotidien de Guangming) publia un
article intitulé La pratique est le seul critère pour
tester la vérité, qui était l’attaque de la ligne pragmatique
contre le « double soutien inconditionnel », qui
représente la fidélité au matérialisme dialectique.
Voici comment Deng Xiaoping explique le « double
soutien inconditionnel » :
« Il y a quelques jours, deux camarades
responsables de l’Administration générale du Comité central m’ont
rendu visite, et je leur ai dit que c’était une erreur de pratiquer
le « double soutien inconditionnel » [Il s’agit de :
« Soutenir résolument toutes les décisions du Président
Mao et soutenir invariablement toutes ses directives »].
Si l’on s’y conformait, on ne pourrait ni expliquer
pourquoi il a fallu me réhabiliter, ni affirmer que les activités
menées par les larges masses populaires en 1976, sur la place
Tian’anmen, « allaient dans le sens du sentiment et de la
raison » [Allusion à la manifestation anti-communiste du 5
avril, en conséquence de quoi Deng Xiaoping fut considéré comme
« contre-révolutionnaire » par Mao Zedong et le bureau
politique du Comité central].
Il est, en effet, impossible d’appliquer ce que le
camarade Mao Zedong a dit au sujet d’un problème spécifique, en un
lieu donné, à une époque précise et dans des conditions
particulières, à un autre problème surgi en un lieu différent, à
un autre moment et dans d’autres conditions.
Le camarade Mao Zedong lui-même a déclaré à maintes
reprises que certaines de ses paroles n’étaient pas tout à fait
exactes (…).
Le camarade Mao Zedong a avoué que lui-même avait
également commis des erreurs. Il a affirmé qu’il n’existe personne
qui soit dans la vérité à tout moment et en toute chose, et dont
chaque parole soit correcte.
Il disait encore : Ce serait déjà positif si les
mérites et les erreurs d’une personne pouvaient être évalués dans
un rapport de 70 à 30 pour cent ; après ma mort, si le
jugement de la postérité m’accorde un tel rapport, je serai très
content, très satisfait. »
Le « double soutien inconditionnel » est le contraire du marxisme, 24 mai 1977
Ce n’était pas tout. Deng Xiaoping a dû faire
appel à une réinterprétation des enseignements de Mao, toujours
dans l’esprit du rejet de la divisibilité de la matière. Deng
Xiaoping a pu réduire ce qui est apparu comme le maoïsme, dans une
sorte de « pensée Mao Zedong », qui était juste une
« méthode. »
Deng Xiaoping a ainsi expliqué:
« La pensée de Mao Zedong a développé le
marxisme-léninisme dans beaucoup de domaines. Elle forme un système,
qui n’est autre que le marxisme-léninisme développé.
Je propose donc que les camarades versés dans le travail
théorique, tout en menant à bien la compilation et la publication
des œuvres de Mao Zedong, consacrent de grands efforts à
l’explication, sous différents angles, de sa pensée en tant que
système. »
Pour une compréhension intégrale et correcte de la pensée de Mao Zedong, 21 juillet 1977
Le mouvement bourgeois de 1989
Cela nous amène directement au mouvement de 1989.
Ce qui s’est passé est la chose suivante: le 15 avril, Hu Yaobang
décéda.
Après avoir été l’un des responsables du Parti visés par la GRCP, il est devenu le chef de file des réformes économiques en Chine pendant les années 1980 ; il était l’homme de Deng Xiaoping, le numéro 2 du régime social-fasciste.
Hu Yaobang et Deng Xiaoping
Néanmoins, Hu Yaobang a estimé que le mouvement
de libéralisation devait aller plus rapidement. Pour cette raison,
il a refusé de critiquer le mouvement de protestation lancé en
décembre 1986.
Cette protestation était basée à l’Université
des Sciences et Technologies de Hefei, avec l’astrophysicien Fang
Lizhi comme figure principale.
Fang Lizhi a dû travailler dans une mine de
charbon au cours de la GRCP, il a été très actif dans la promotion
de la conception bourgeoise du monde : il était le principal
promoteur de la conception du « Big Bang », à l’encontre
du principe de la divisibilité de la matière.
Les responsables du mouvement de 1986 furent
exclus du Parti « communiste », et Hu Yaobang lui-même a
été mis de côté pour être sur la même ligne qu’eux.
Lorsqu’il est mort, en 1989, le mouvement libéral
bourgeois a commencé une nouvelle offensive. 50 000 étudiants ont
défilé 22 avril 1989 sur la place Tiananmen afin de participer à
la cérémonie commémorative pour la mort de Hu Yaobang et appeler
au libéralisme.
Ce fut le début des protestations de la place
Tiananmen, en 1989. Fang Lizhi choisit alors de demander asile à
l’ambassade américaine, et a ensuite déménagé aux États-Unis.
Le mouvement de 1989 était le produit de la contradiction inévitable entre le révisionnisme et l’utilisation du libéralisme dans le domaine de la cosmologie.