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  • Les deux modalités : encomiendas et haciendas

    Lors de la Reconquista, la monarchie espagnole a joué sur plusieurs tableaux.

    Elle a remis des terres reprises aux musulmans à des nobles, des chevaliers, des ordres militaires s’étant fait remarquer lors des opérations militaires. C’était une manière de motiver l’esprit d’aventure.

    Ces terres étaient habitées par des chrétiens, mais pas seulement : il y avait des juifs et des musulmans, qui ont été acceptés (jusqu’en 1492), mais seulement comme citoyens de seconde zone, avec l’exigence de la soumission, des tributs, du travail extorqué.

    La monarchie espagnole a également fait en sorte que des colons puissent venir travailler la terre dans les zones reprises aux musulmans.

    Certains étaient libres et avaient des accords pouvant éviter d’être trop défavorables par rapport au Seigneur local, pour d’autres il y avait une dépendance plus poussée (avec une redevance, une location, etc.).

    On a deux choses fondamentales : la remise de terre et l’emploi des populations locales (avec une hiérarchie allant du colon aux juifs et musulmans en passant par les chrétiens réduits à la servitude).

    C’est très exactement le modèle de ce qui a été mis en place en Amérique.

    Rappelons que la colonisation de ce continent a été réalisée par des conquistadors, c’est-à-dire surtout des membres de la petite noblesse (les « hidalgos »), voire de couches non nobles mais propices à la formation d’aventuriers et de mercenaires.

    Les conquistadors étaient avides de richesses, ce sont eux qui ont forcé de manière résolue la colonisation, sans forcément attendre d’autorisations, et même parfois en s’y opposant.

    Leur esprit indiscipliné inquiéta la monarchie espagnole, qui avait toutefois besoin d’eux alors que le potentiel de l’Amérique s’avérait toujours plus immense.

    Dès le départ de la colonisation et des avancées des conquistadors, la monarchie espagnole met ainsi en place l’encomienda. Le principe est simple : le roi d’Espagne « confiait » à un colon espagnol (l’encomendero) une partie de ses nouveaux sujets.

    On parle bien sûr des Indiens : officiellement, ceux-ci devaient découvrir la foi chrétienne et être protégés, en échange de différents services. En pratique, c’était la justification de l’asservissement des Indiens, de manière très cruelle, rapprochant plus de l’esclavage que du servage.

    La monarchie espagnole avait trouvé cette méthode pertinente pour éviter d’être débordée par les conquistadors, car les terres restaient la propriété de la Couronne. C’est le travail des Indiens qui était confié aux conquistadors, et ce en théorie afin de contribuer à l’évangélisation.

    Cette mise en place des encomenderos a grandement contribué, avec les maladies importées d’Europe et inconnues des Indiens, à l’effondrement démographique de la population colonisée. Autour de 90 % des Indiens meurent en l’espace de quelques décennies.

    Une fois le processus de conquête terminé, la monarchie espagnole se débarrassa du système, qui avait deux inconvénients. Le premier était le comportement barbare des encomenderos, le second le manque de productivité.

    La monarchie espagnole avait besoin en Amérique d’une vaste production agricole, de grands élevages, d’une extraction minière de grande ampleur. Cela nécessitait une organisation du travail efficace et pouvant être supervisée.

    C’est ce qui amène à l’établissement d’une base directement féodale en Amérique, qui impliquait de reconnaître des titres fonciers à des nobles en tant que tels.

    Dans les faits, cela correspond à la hacienda. C’est un grand domaine, pratiquant l’agriculture et l’élevage, voire les deux.

    Elle relève de la propriété privée, dont on hérite ou que l’on peut acheter. Les travailleurs consistent bien entendu en les Indiens, qui peuvent être officiellement engagés, mais qui en réalité sont forcés à différentes activités et surtout poussés à s’endetter, ce qui les ramène au statut d’esclave.

    Cet endettement passait par le principe suivant : la hacienda était autosuffisante et les Indiens forcés d’acheter dans la boutique de la hacienda. Ce lieu, avec des prix élevés, consistait en le piège pour tromper les Indiens et les asservir « légalement ».

    Et tout cet environnement autosuffisant économiquement amenait le grand propriétaire terrien, haciendado à faire pratiquement ce qu’il voulait sur son domaine.

    Il est très difficile d’avoir des chiffres, mais on peut considérer qu’il y avait à peu près 30 000 haciendas dans le Mexique actuel et 20 000 dans le Pérou actuel.

    C’est la base de la formation sociale de grands propriétaires terriens, qui ne vont jamais perdre leur hégémonie dans les pays d’Amérique latine, même s’ils devront plus ou moins la partager avec les capitalistes des villes, qui de leur côté s’aligneront très vite surtout sur les pays capitalistes européens (le Royaume-Uni avant tout) puis sur les États-Unis.

    Et le patriarcat latino-américain est le produit de cette formation sociale, prolongement des conquistadors, avec une logique de grands propriétaires agricoles et de cow-boy mangeant de la viande, avec une attitude de conquérant, une aisance dans l’expression de l’ultra-violence, l’obséquiosité et le conservatisme.

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    Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique

  • L’Amérique latine, des « peninsulares » aux incessants coups d’État

    Les présentations des pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique visent à saisir leur parcours propre, les spécificités de leurs émergences historiques.

    Avec José Carlos Mariátegui qui a réussi à magistralement analyser le parcours historique du Pérou, on sait qu’il faut voir le parcours vivant de la réalité : la vie du mode de production, le parcours du matériau humain en transformation, les manières dont les choses et les êtres humains s’agencent.

    Il ne s’agit pas de faire un fétiche de réalités spécifiques à tel ou tel pays et de s’imaginer que tout dépendrait de ça. Il n’existe pas de telles « structures » décisives.

    L’objectif, c’est au contraire de voir l’Histoire en mouvement, de reconnaître la dignité du réel.

    Et ce qu’il faut toujours garder en tête, c’est que la naissance des pays d’Amérique latine ne se produit pas lors d’une simple crise, avec la monarchie espagnole incapable de conserver le contrôle de ses colonies.

    La naissance des pays d’Amérique latine est elle-même une crise, qui ne s’est jamais terminée. Les incessants coups d’État le prouvent. Il est constamment recherché un équilibre, une stabilité, alors qu’en réalité la contradiction est interne.

    Cette contradiction consiste initialement en la vitalité de la contradiction entre Espagnols peninsulares et Espagnols criollos.

    La monarchie espagnole, lorsque le continent américain est « découvert » en 1492 par Christophe Colomb, vient tout juste de triompher des envahisseurs musulmans. C’est ce qu’on appelle, du point de vue de la monarchie espagnole, la « Reconquista ».

    La Reconquista et sa victoire s’accompagnent de deux modalités.

    D’une part, on est dans une opération militaire de guerre, de prise de contrôle, d’établissement du pouvoir. Cela veut dire que les guerriers sont soutenus, remerciés, valorisés : les chefs de guerre se voient, au fur et à mesure des avancées, remettre des terres, avec notamment des juifs et des musulmans à leur service (avant leur expulsion en 1492).

    Il va se produire la même chose en Amérique.

    D’autre part, on est dans une reconquête et dans une peur paranoïaque de perdre ce qui a été conquis. Par conséquent, les Espagnols des territoires non conquis se voient accorder davantage de confiance que ceux des territoires conquis.

    Les Juifs et les musulmans seront même finalement expulsés, car considérés comme un risque potentiel. Et ceux qui se convertissent seront vus comme suspects par une inquisition fanatique débordant même les consignes du Vatican et obéissant aux exigences particulièrement brutales de la monarchie espagnole.

    Pendant deux siècles, obtenir des postes à responsabilité impliquait en Espagne de prouver sa  limpieza de sangre, sa « pureté de sang », c’est-à-dire la preuve qu’on n’était pas d’une famille de juifs ou de musulmans convertis.

    Il y a une hiérarchie « ethnique » qui est établie, où il est considéré que plus proche on est historiquement du noyau dur de la monarchie espagnole reconquérante, plus on est fidèle à celle-ci.

    Il va se produire la même chose en Amérique.

    L’attribution de fiefs aux conquistadors faisant la conquête de l’Amérique et la hiérarchie ethnique vont permettre à la monarchie espagnole de très vite être en mesure d’établir un pouvoir très fort.

    Sur le long terme, cela ne pouvait que se retourner en son contraire. C’est ce qui donne naissance aux pays indépendants d’Amérique latine, par en haut.

    Mais ces pays sont donc le produit d’un échec, ils sont la négation d’une incapacité.

    Ils sont ainsi eux-mêmes incapables.

    Il faut donc la négation de la négation, c’est-à-dire la réelle naissance des pays d’Amérique latine comme nations, sur une base populaire, donc démocratique.

    L’indépendance des pays issus de la colonisation espagnole en Amérique ne signifie pas que différentes nations ont émergé, seulement qu’un territoire a acquis son autonomie complète. Il est affirmé que des nations sont nées, mais c’est erroné : ce n’est pas la fin, mais le tout début de l’émergence nationale.

    L’indépendance n’est pas le couronnement de l’émergence des nations, mais le tout début. Et la nation émerge, de manière tourmentée, dans un territoire se prétendant déjà nation, mais relevant en réalité d’une construction par en haut.

    Voilà pourquoi chaque pays d’Amérique latine connaît, dans son histoire, une instabilité chronique, des affrontements déchirants de proportion immense, des fuites en avant permanentes de la part des régimes, une opposition frontale entre une petite minorité très aisée vivant à l’écart et des larges masses dans une pauvreté chronique et une précarité prononcée.

    Les révolutions démocratiques sont donc inévitables en Amérique latine ; les masses populaires ne sauraient accepter de s’affirmer numériquement et culturellement et d’être pourtant des laissés pour compte du progrès des forces productives, d’être repoussés avec hostilité de la part de l’appareil d’État.

    L’affirmation d’un État nouveau – ce qui veut dire la guerre populaire – est inéluctable comme nécessité historique. L’Amérique latine va voir les nations naître – ce qui implique la révolution démocratique portée par la classe ouvrière et allant de manière ininterrompue au socialisme.

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    Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique

  • L’Argentine

    L’Argentine a une histoire très simple à comprendre, tout est très lisible une fois qu’on a saisi la clef.

    Si par contre on suit les événements un par un, on se retrouve devant une avalanche de faits et il faudrait des années d’études pour obtenir ne serait-ce qu’un aperçu.

    (wikipedia)

    Sur quoi faut-il se fonder ? Sur le port de Buenos Aires.

    Il est adéquatement placé sur la côte atlantique du point de vue européen, et pourtant la monarchie espagnole a fait l’erreur stratégique de le mettre de côté, puis de le négliger.

    Initialement, la ville de Buenos Aires est établie en 1536 sous le nom de Puerto de Nuestra Señora Santa María del Buen Ayre, le Port de Notre-Dame-Sainte-Marie-du-Bon-Vent.

    Le choix fait référence au culte catholique, en relation avec les attentes des marins d’un « bon vent ».

    Néanmoins, les attaques des Indiens amenèrent rapidement à l’abandon des installations réalisées, après une situation dramatique marquée par la faim la plus complète.

    Trois soldats, pendus pour avoir mangé un cheval en cachette, virent ainsi leurs cadavres dévorés.

    La colonisation espagnole revint rapidement à la charge cependant, avec une reconstitution en 1580 comme Ciudad de la Santísima Trinidad y Puerto Santa María de los Buenos Aires, Ville de la Très Sainte Trinité et Port de Notre-Dame-Sainte-Marie-du-Bon-Vent.

    Buenos Aires vu par un marin néerlandais, vers 1628

    Le facteur clef fut ici que les colons avaient amené des vaches, ce qui a permis de maintenir une alimentation et, par la systématisation de l’élevage, d’agrandir la petite colonie.

    On a ici un aspect essentiel pour le développement du mode de production.

    L’introduction dans cette partie de l’Amérique latine d’un animal modifié sur un nombre très important de générations en Europe représente un événement de la plus haute importance.

    Le développement de l’Argentine se confond directement, par la suite, justement avec cette production de viande et de cuir fondée sur l’exploitation animale.

    Tableau de 1888 de l’Italien Ignacio Manzoni où un cowboy argentin (un « gaucho ») montre à un étranger le mode de rôtissage local typique (l’asado, également un événement social), alors qu’une jeune fille lui remet un maté à boire

    Et cela se combine avec la démarche de la colonisation, consistant en l’établissement de bases productives, « super »-productives, au moyen de l’accumulation de capacités de production.

    Mais avant d’arriver à comment l’Argentine est née comme projet colonial, et même comme double projet colonial, il faut voir sa situation à sa fondation.

    Et, initialement, Buenos Aires consiste surtout en un port qui est simplement constaté par la monarchie espagnole, et en pratique délibérément délaissé.

    En effet, la monarchie espagnole avait organisé deux bases fondamentales dans sa colonisation. La première était la ville de Mexico, fondée sur les ruines de Tenochtitlan ; la seconde, c’était la ville de Lima, fondé en 1535.

    Au Nord, il y a la Vice-royauté de la Nouvelle Espagne, avec comme axe les restes de l’empire aztèque et un étalement jusqu’à l’Amérique centrale.

    Au Sud, il y a la Vice-Royauté du Pérou, avec comme axe les restes de l’empire inca, et un étalement tout autour.

    Les empires espagnol (en bleu) et portugais (en vert) en Amérique

    Buenos Aires est donc à l’écart des deux bases principales et la monarchie espagnole, étant ce qu’elle est, lui interdit de pratiquer le commerce avec l’Europe.

    Son statut, dans sa zone, est d’être un support éventuel en cas de soucis avec les Indiens ou les Portugais du Brésil, rien de plus.

    En Amérique latine, tout est entièrement subordonné à Lima et au port de Callao, par qui tout doit passer.

    C’était totalement absurde pour deux raisons.

    Les deux cercles sont concentrés sur Lima (avec le port de Callao) et Buenos Aires ; le canal de Panama n’existant pas encore, les navires de Lima vont jusqu’en Amérique centrale, déposent leurs marchandises qui sont ensuite transportées à pied pour ensuite repartir en navire depuis les Caraïbes

    La première, c’est que Buenos Aires se situe dans une zone qui fut appelée le Río de la Plata (la rivière de l’argent) ; long de 280 km, c’est pour certains un estuaire, pour d’autres un golfe, voire un fleuve.

    Le Río de la Plata, avec Buenos Aires et Montevideo

    Deux fleuves y débouchent, le Río Paraná et le Río Uruguay ; le Río Paraná est long de 4 099 km, le Río Uruguay de 1838 km.

    Il était évident que tout processus de pénétration à l’intérieur des terres allait profiter de ces deux fleuves et attribuer un rôle toujours plus important à Buenos Aires.

    C’était même encore plus vrai car le Portugal avait largement commencé à coloniser le Brésil.

    Or, exactement à cette époque, il s’était mis en place une « Union ibérique », union de l’Espagne et du Portugal, avant que ce dernier ne se révolte.

    L’Union ibérique fut éphémère ; elle ne dura que de 1580 à 1640. Mais on est au tout début de l’histoire de Buenos Aires et cela fait que le port put irradier sur une très vaste zone.

    Elle fut pour cette raison le débouché de tous les contrebandiers agissant de manière considérable un peu partout.

    Les universités fondées dans l’empire colonial espagnol : pour l’Argentine actuelle, on a l’Université de Córdoba en 1613, alors que celle de Buenos Aires n’a été fondée qu’après l’indépendance, en 1821

    La monarchie espagnole a réagi de manière assez rapide à cette situation, procédant en 1603 à l’expulsion de tous les Portugais, acteurs majeurs de la contrebande, notamment concernant l’argent des mines de Potosí, en Bolivie.

    Le Portugal, en 1680, finit par réagir avec la mise en place d’une colonie sur la côte en face de Buenos Aires, dénommée Colônia do Santíssimo Sacramento, dans le but de prolonger la contrebande.

    La monarchie espagnole vint écraser l’entreprise, avec succès sur le plan militaire.

    Cela n’assécha toutefois pas la contrebande. Buenos Aires, donnant sur l’Atlantique, bien à l’écart de Lima, était trop intéressante de par son emplacement.

    Ce fut particulièrement vrai pour les marchands d’esclaves, qui ne cessèrent de monter en puissance.

    Entre 100 000 et 200 000 esclaves venus d’Afrique passèrent par Buenos Aires, un chiffre très difficile à évaluer, surtout en raison du rôle de plaque tournante du port de la ville, les esclaves étant dispatchés dans toute la région, voire jusqu’au Pérou.

    La Grande-Bretagne joue un rôle majeur dans ce trafic, tant légalement qu’illégalement, à partir de 1713, date du Traité d’Utrecht entre les grandes puissances européennes.

    Il était alors évident que Buenos Aires jouait un rôle toujours plus important.

    Le roi d’Espagne Charles III fit alors de Buenos Aires une « Intendencia » en 1772, avant de finalement fonder une nouvelle entité en 1776, la Vice-royauté du Río de la Plata.

    Une scène de la Vice-royauté de du Río de la Plata., vers 1784-1806

    Le territoire de cette Vice-royauté correspond aujourd’hui à l’Argentine, à la Bolivie, au Paraguay, à l’Uruguay, une partie du Chili, ainsi que du sud du Brésil.

    Cela officialisait l’ouverture du port de Buenos Aires et l’économie se mit à fleurir, puisque enfin le passage était libre alors que le territoire directement concerné se voyait largement agrandi.

    Le passage de la Bolivie à la Vice-royauté du Río de la Plata, au lieu du Pérou, est l’expression majeure de ce renversement historique.

    Les fermes laitières se transformèrent en grands ranchs, avec la viande exportée notamment au Brésil et les cuirs en Grande-Bretagne (puis au Royaume-Uni).

    Buenos Aires dut cependant aussi faire face aux pirates anglais, néerlandais, français, danois ; surtout, la ville dut faire face à une tentative britannique de prise de contrôle de la région.

    Une vue de Buenos Aires en 1820

    1600 soldats britanniques prirent Buenos Aires en juin 1806, mais la révolte locale et l’intervention espagnole les en chassa dès le mois d’août dans la bataille de la Reconquista.

    10 000 soldats britanniques revinrent quelques mois après, mais leur avant-garde de 5 000 hommes fut défaite et l’opération s’arrêta net.

    Un acteur majeur du côté de Buenos Aires fut Jacques de Liniers, un Français passé au service du roi d’Espagne.

    Mais celui-ci s’appuya surtout sur la mobilisation populaire, avec des milices montées de toute pièce.

    Cela galvanisa l’esprit populaire et cela juste avant que la monarchie espagnole ne s’effondre sur elle-même en raison de l’invasion napoléonienne.

    De plus, au cours de la seconde tentative britannique, le vice-roi Rafael de Sobremonte avait été mis de côté pour son inefficacité déjà prouvée en 1806 lors de la défense ratée de Buenos Aires.

    Il y avait donc déjà une cassure nette de Buenos Aires avec la monarchie espagnole.

    Les ferments d’une affirmation locale étaient déjà présents, tant par le parcours autonome du port de Buenos Aires par rapport à la colonisation classique mexicano-péruvienne, que par la résistance face aux Britanniques.

    Une vue de la cathédrale de Buenos Aires en 1829

    Une réaction des Espagnols péninsulaires, nés dans la métropole et formant la caste supérieure, consista en une tentative de coup de force en 1809, qui échoua. Vint alors la « semaine de mai », en 1810, où une junte locale prit le pouvoir.

    Elle fut mise en place par la tenue d’un cabildo ouvert, c’est-à-dire d’une réunion extraordinaire du conseil municipal de fait élargi.

    C’était de fait l’autonomie décisionnelle des criollos, les Espagnols nés en Amérique, par rapport à une monarchie espagnole ne fonctionnant plus du tout en raison de l’invasion napoléonienne.

    Le Cabildo ouvert de 1810 à Buenos Aires vu par Pedro Subercaseaux en 1910

    Encore cela était-il valable seulement pour Buenos Aires. Qu’allait-il en être dans le reste des territoires de la Vice-royauté du Río de la Plata ?

    C’est très exactement là que se joue l’histoire argentine. C’est la période décisive, tout ce qui va s’ensuivre dépend précisément du foyer de contradictions se formant ici.

    Quel est le problème ? Il est simple : ce qui se passe à Buenos Aires se déroule au début du 19e siècle.

    Néanmoins, on n’est pas à l’échelle d’un pays.

    On est dans une ville, de 60 000 habitants environ, avec surtout des Criollos en majorité, une petite minorité d’Espagnols péninsulaires ayant les postes les plus importants, autour de 30 % de noirs et de métis.

    Et cette ville est à la marge d’un empire colonial, avec des provinces avoisinantes formant un arrière-pays où, dans les faits, tout reste à développer.

    Si on veut donc analyser une situation concrète à un moment concret, on doit donc dire que ce qui se déroule à Buenos Aires en 1810 flotte littéralement historiquement.

    On pourrait assimiler la révolte des criollos à une révolte urbaine contre le pouvoir central telle qu’on en a vu régulièrement au moyen-âge européen. On serait alors dans une situation féodale.

    Il serait également possible d’envisager les choses autrement, en considérant qu’il s’agit d’un affrontement uniquement propre aux castes dominantes, et alors il faudrait pencher vers une situation propre à l’antiquité, avec une révolution de palais.

    Ou, peut-être de manière plus pertinente, il faut rapprocher la situation de Buenos Aires à celle de l’empire d’Alexandre le Grand.

    Lorsque ce dernier meurt, les provinces se séparent les unes des autres, avec un satrape à sa tête.

    La province coloniale est loin et le pouvoir central est affaibli ou dysfonctionnel : il y a sécession.

    Le découpage des provinces de l’Argentine en 1820

    Tout cela pour dire que, en 1810, les classes au sens historique du terme sont loin d’être existantes en tant que tel.

    Il n’y a même pas de cadre national unifié, donc au sens strict on est même avant l’éclosion du capitalisme puisque celui-ci permet celui-là.

    On a pourtant bien des marchands et des commerçants, avec une insertion dans des échanges avec l’Europe, donc un capitalisme réel même si peu élargi.

    Tout cela est dû à la situation historique de Buenos Aires et à l’erreur stratégique commise initialement par la monarchie espagnole de considérer que l’existence de celle-ci serait toujours secondaire.

    Et c’est la raison pour laquelle il faut considérer que la colonisation ne se termine pas avec la fondation de l’Argentine. Au contraire, il y a une seconde session de colonisation.

    Le premier drapeau officiel des provinces unies du Río de la Plata, à partir de 1818

    Deux faits le montrent très simplement : la guerre civile et l’immigration.

    Il y a ainsi bien une proclamation d’indépendance de l’Argentine en 1816 et un affrontement victorieux avec les forces liées à la monarchie espagnole.

    Cependant, c’est la guerre civile qui s’ensuit. Les pouvoirs locaux voient l’affirmation d’un caudillo, sorte de chef suprême, tout le monde se faisant la guerre afin d’obtenir l’hégémonie.

    Sur le papier, on a les fédéralistes qui affrontent les tenants de l’unité, c’est-à-dire ceux favorables à l’hégémonie de Buenos Aires.

    Mais, en pratique, on est dans une situation digne du moyen-âge européen.

    De ce fait, on a une Confédération argentine qui porte au pouvoir Juan Manuel de Rosas, un fédéraliste qui en pratique favorisa finalement Buenos Aires, et mit en place des escadrons d’assassins, la Sociedad Popular Restauradora (connue sous le nom de Mazorca).

    20 000 opposants furent assassinés, jusqu’à la mort de Juan Manuel de Rosas en 1852.

    Tout cela est dramatique et, surtout, clairement dans une logique de fuite en avant. Il y a la tendance historique, de la part des dominants, à tenter de « verrouiller » l’Argentine.

    Le manque total de clarté idéologique, les innombrables événements de cette époque, la multiplication immense des acteurs… ne doivent donc pas appeler à une lecture raisonnable, à une interprétation matérialiste comme on le ferait pour une société bourgeoise.

    On est ici dans une tentative artificielle de forcer les choses, qui relève du féodalisme, avec des barrières qui tombent au point qu’on en revient par moments aux attitudes tyranniques de l’esclavagisme, le tout avec des éléments du capitalisme largement présents.

    Ce processus fut tellement violent qu’il aboutit même à la séparation de Buenos Aires de la Confédération argentine, de 1852 à 1861.

    Le drapeau de Buenos Aires indépendant, de 1852 à 1861
    Le drapeau de la Confédération argentine, de 1852 à 1861

    Buenos Aires fut ensuite victorieuse militairement sur la Confédération argentine à la bataille de Pavón en septembre 1861 ; chaque armée avait autour de 16 000 soldats.

    En comparaison, la guerre de Sécession au même moment en Amérique du Nord va opposer 2 millions de soldats contre un million, faisant entre 600 000 et 800 000 morts. La guerre franco-allemande de 1870 concerna trois millions de soldats.

    On voit tout de suite la nature de la question. On est à petite échelle, on est pas dans un système historique peu développé, tout est très marginal sur le plan historique.

    Le rôle des individus, des aventuriers, des carriéristes, des opportunistes… joue autant qu’il y a des centaines, voire des milliers d’années.

    On est dans une situation où des factions s’affrontent, sans avoir en rien une véritable envergure qui les porte historiquement.

    Naturellement, moins ils en ont, plus ils forceront le trait sur ce plan. Voici quelques lignes lyriques de Bartolomé Mitre. Il fut président du gouvernement de l’État de Buenos Aires de 1860 à 1862, puis président de l’Argentine de 1862 à 1868.

    « Chaque jour qui passe me convainc davantage que les pays du Rio de la Plata sont de beaux pays pour y vivre et y mourir.

    C’est en eux que l’on vit la vie tempêtueuse de la passion, que le cœur se répand en une atmosphère échauffée par des sentiments généreux, que l’intelligence a un culte, des idées et des inspirations reflétées dans les hommes et dans les événements publics, les baignant de cette lumière brillante qui caractérise toutes nos choses si petites qu’elles soient.

    Il est beau d’y mourir parce qu’en mourant dans la plénitude de l’énergie on peut s’écrier : j’ai vécu! »

    La victoire à la bataille de Pavón en 1861 va permettre à Buenos Aires de dicter ses conditions à la Confédération argentine qu’elle réintégra.

    Au cours de ce processus, Buenos Aires devient une ville au sens strict : elle perd son statut de province (dont le territoire s’était élargi d’ailleurs au fur et à mesure).

    Autrement dit, le reste du pays se voit renforcé parallèlement à la reconnaissance de Buenos Aires comme centre névralgique du pays, en tant que capitale et par son port.

    La promenade de Juillet (qui donne donc sur la mer) à Buenos Aires vers 1867

    Commence alors ce qu’on doit appeler la seconde vague de colonisation.

    De 1857 à 1940, le pays accueille une population nouvelle, en masse : 2,9 millions d’Italiens, 2 millions d’Espagnols, 239 000 Français, ainsi que des centaines de milliers de Polonais, Russes, Turcs, Allemands, Austro-Hongrois, Britanniques, Portugais, Yougoslaves, Suisses, Belges, etc.

    En 1809, il y avait 406 000 habitants en Argentine. Commence alors la grande séquence.

    Il y en a 935 000 habitants en 1849, 1,3 millions dix ans plus tard, 1,7 millions vingt ans plus tard.

    Il y a 2,5 millions d’habitants en 1880, 4,5 millions en 1895. On passe à 7,8 millions en 1914 !

    Puis on a 15,8 millions d’habitants en 1947, 20 millions en 1960, 45 millions en 2022. On a alors une progression qu’on peut qualifier de « normal ».

    Buenos Aires, 1937, vue nocturne de la Avenida de Mayo et de la Avenida Roque Sáenz Peña depuis le Palacio Ayerz

    La capitale a, bien entendu, connu une croissance parallèle. En 1778, Buenos Aires avait 24 000 habitants. En 1836, elle en avait 62 000.

    On a alors une progression fulgurante, puisqu’elle en a ensuite 313 000 en 1880, 660 000 en 1895, 1,5 millions en 1914, 2,9 millions en 1947.

    Elle en a désormais 3 millions, mais 16 millions si on compte l’agglomération.

    Ce qui compte véritablement, c’est que de 1857 à 1940, on a une immigration massive qui se déverse sur le pays.

    Mais plus que d’immigration, il faut parler de colonisation.

    Car les immigrants ne s’insèrent pas seulement dans un cadre préexistant : ils l’élargissent.

    Ils remplissent les provinces, et les provinces elles-mêmes s’agrandissent, puisque de 1878 à 1885, l’Argentine procède à la « conquête du désert », c’est-à-dire à l’élimination des dernières régions encore sous contrôle des Indiens.

    L’avancée avant la « conquête du désert » (wikipedia)
    Les quatorze provinces de l’Argentine et en vert le territoire des Mapuches de l’Est de la cordillère des Andes (« Puelmapu ») (wikipedia)
    La conquête du désert (wikipedia)

    Cette colonisation à la fois territoriale et de peuplement appuie ce qui est déjà en place. On a ainsi tout un système où un propriétaire foncier confiait ses terres à des grands métayers, qui eux-mêmes les louaient par parcelles.

    Et les principales familles criollos issues de la première colonisation possédaient de vastes terres arables et des pâturages, allant jusqu’à 500 000 hectares.

    On a ainsi un processus de « l’un dans l’autre » ; l’ancienne colonisation s’imbrique dans la nouvelle, et inversement.

    Cela permit un cycle d’accumulation marqué : en 1920, l’Argentine était le premier exportateur de blé et de viande, tout en ayant un capitalisme qui se développait, avec notamment des industries du textile, du ciment, du verre, de la métallurgie, de l’électrotechnique et de la construction navale.

    Bien sûr, ici Buenos Aires accueillait les 2/3 des entreprises et les ouvriers, dans leur très large majorité, étaient nés hors d’Argentine.

    Le théâtre Colón de Buenos Aires, datant de 190! et dédié à l’opéra et au ballet, la ville étant un centre mondial des spectacles et du théâtre

    Les vaches, Buenos Aires et l’immigration sont les facteurs clefs de l’émergence de l’Argentine, dont la naissance ne date pas de la proclamation de l’indépendance, ni de la colonisation-immigration.

    Sa naissance provient de la contradiction entre la proclamation de l’indépendance et la colonisation-immigration, de leur enchevêtrement.

    Cela veut dire aussi qu’il y a une multitude de couches différentes se superposant durant cette période.

    Ainsi, si Buenos Aires est en 1914 une ville historiquement moderne, dans les provinces par contre on trouvait aisément des rapports féodaux, voire semi-esclavagistes dans les plantations de canne à sucre, de tabac et de maté.

    Et le capital britannique jouait un rôle majeur dans l’économie, dont le symbole était que les 25 000 km du réseau ferroviaire relevaient d’entreprises britanniques.

    Le capital venant des États-Unis commença également à s’installer massivement.

    Cela fit que, lorsque commence la première générale du capitalisme en 1914-1917, l’Argentine se retrouve sans perspectives. Si la croissance avait été continue, elle aurait pu très largement s’affirmer.

    Mais un ralentissement, lié à la situation mondiale, impliquait que le « l’un dans l’autre » des deux vagues de colonisation commence à jouer à plein : la contradiction entre la première vague de colonisation et la seconde devenait alors principale.

    D’un côté, cela permettait à l’Argentine de se poser comme réalité historique. On avait dépassé la simple proclamation et il ne s’agissait plus que de simplement Buenos Aires.

    De l’autre, ce n’était pas une naissance liée à l’émergence du capitalisme dans un cadre féodal.

    C’était le produit d’un port oublié se retrouvant au croisement d’échanges, pour obtenir son autonomie et parvenir à devenir la pièce maîtresse de toute une zone régionale.

    L’immigration depuis l’Europe accentua le processus de développement et de modernisation, lui accordant des touches démocratiques, avec des masses immigrées cherchant à trouver une place par le travail et l’esprit d’entreprise, et parfois en étant porteuses de valeurs socialistes.

    Néanmoins le cadre restait fondamentalement prisonnier du « l’un dans l’autre ».

    Cela veut dire qu’il y avait l’État et les poids lourds économiques qui étaient issus de la première colonisation, qui se définissaient par ce processus.

    C’est de là que vient le caractère explosif de la réalité politique argentine, qui est prisonnière de cet arrière-plan.

    Il y a ainsi, en permanence, la tentative de concilier l’ancien cadre propre à la première colonisation avec l’acquisition de la modernité propre à la seconde colonisation. Le processus a été horriblement violent.

    Les années 1930 sont appelées la décennie infâme, car le gouvernement conservateur gouvernait par la fraude, dans une ambiance ignoble.

    Les dirigeants de la décennie infâme

    En 1943, c’est le coup d’État militaire puis Juan Perón qui l’emporte aux élections de 1946, mettant en place un régime populiste. Il s’ensuivit un coup d’État militaire en 1955, un nouveau en 1962, encore un autre en 1966.

    Juan Perón revint en 1973, un coup d’État militaire se produisit de nouveau en 1976.

    Juan Perón

    La dictature militaire fut cruelle dans sa répression généralisée et paranoïaque, causant la « disparition » de 30 000 personnes, enfermant 9 000 prisonniers politiques, provoquant l’exil de 1,5 million de personnes (le pays a alors 32 millions d’habitants).

    Le gouverneur militaire de Buenos Aires Ibérico Saint Jean llegó a parfaitement résumé la ligne en cours alors : « d’abord, nous tuerons tous les subversifs, ensuite nous continuerons avec leurs complices, et finalement nous éliminerons les indifférents ».

    Cette phrase révèle le fond de la question, car l’Argentine n’a certainement pas connu une réelle contestation révolutionnaire de haut niveau à ce moment-là, malgré une très grande contestation, y compris violente.

    En réalité, le régime argentin est en permanence obligé de contrecarrer la « modernité » et la massification provoquée par la seconde colonisation, afin de sauver le cadre propre à la première colonisation.

    C’est ce qui explique que Juan Perón est un fasciste, mais peut donner l’image d’un simple populiste, voire d’une personnalité de « gauche » ou socialisante : en réalité, il relève de la seconde colonisation, il se veut ainsi « moderne » et de masse.

    Juan Perón

    L’armée, elle, a toujours cherché à revenir au cadre traditionnel, national-argentin tel que défini dans la première colonisation.

    La tentative de concilier les deux tendances, le « l’un dans l’autre », a donné naissance à de nombreux bricolages depuis le retour à la « démocratie » en 1983, dont le dernier exemple est l’idéologie du libertarien Javier Milei.

    Celui-ci a une approche typique de la « modernité » et des masses, mais rejette en même temps le populisme de Juan Perón.

    Il veut en fait, sans le savoir, tenter de formuler un « l’un dans l’autre » équilibré, avec d’un côté un conservatisme idéologique, de l’autre un refus d’un État « de masse ».

    Javier Milei avec une tronçonneuse, symbole de sa volonté de réduire l’existence de l’Etat (wikipedia)

    Il va de soi que la réponse révolutionnaire consiste justement en la position inverse – mais cela présuppose le rejet idéologique du triptyque vaches – Buenos Aires – immigration, c’est-à-dire de l’esprit de colonisation, l’esprit d’entrepreneuriat.

    Le libertarianisme de Javier Milei n’est qu’une expression directe de l’esprit argentin produit depuis Buenos Aires : non pas tant machiste que colonial – conquérant.

    On voit ici à quel point l’Argentine n’est pas le Pérou, ni le Mexique. Il n’y a pas eu de population intégrée en masse dès le départ dans un système bien rôdé.

    Il ne s’agit pas d’une situation où on a à l’origine une contradiction entre des criollos bien installés durant la colonisation et abusant des Indiens et des masses placées dans une situation féodale ou soumise à un capitalisme bureaucratique.

    On a un phénomène de colonisation par en bas, mais en deux temps, et la seconde vague (par une immigration de masse encadrée, assumée, sélectionnée, etc.) est chapeautée par la première.

    C’est le facteur déterminant.

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    Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique

  • Le Chili

    (wikipedia)

    Lorsqu’on pense à la destruction d’une civilisation en Amérique, on pense avant tout aux Incas ou aux Aztèques.

    On a ensuite à l’esprit les Amérindiens écrasés par les États-Unis et le Canada (ainsi que la France et l’Angleterre).

    Puis, on se souvient qu’il y avait également de nombreuses tribus dispersées en Amérique centrale, ainsi qu’en Amérique du Sud.

    En réalité, il existait d’autres peuples très nombreux, dont l’un d’eux consiste en les Mapuches.

    Et si la monarchie espagnole a, en quelque sorte, repris de manière totalement différente la domination des Aztèques pour la vice-royauté de Nouvelle-Espagne et celle des Incas pour la vice-royauté du Pérou, les Mapuches ont été quant à eux purement et simplement éliminés.

    Et ce processus a duré non pas un ou deux siècles, mais jusqu’au 19e siècle.

    La naissance du Chili et son affirmation tiennent à cette colonisation aux dépens des Mapuches ; la dynamique que cela accorde à l’État chilien tient en une nature particulièrement agressive et expansionniste.

    C’est même, paradoxalement, l’un des pays latino-américains au régime parmi les plus militarisés.

    Paradoxalement, car il ne s’agit pas ici d’avoir simplement un caudillo, un brillant général prenant les commandes du pays.

    Dans sa genèse même, le Chili naît comme pays sous contrôle d’une oligarchie capable de centraliser la direction du pays et d’attribuer au développement des caractéristiques véritablement violentes.

    C’est que le Chili est né comme conquête en marge de la prise de contrôle de l’empire inca par la monarchie espagnole.

    L’empire inca s’était étalé dans le Nord actuel du Chili à la fin du 14e siècle ; il avait été toutefois freiné par la résistance armée des tribus des Mapuches, le principal peuple présent dans une région très peuplée, puisque la population indienne alors présente sur le territoire du Chili actuel était d’environ un million de personnes.

    L’empire inca (wikipedia)

    La monarchie espagnole construisant la vice-royauté du Pérou sur les ruines de l’empire inca, les affrontements avec les Mapuches voisins furent immédiats. Et ils ne cesseront plus, s’étalant au total de 1536 à 1810.

    La première mauvaise expérience espagnole se produisit dès le départ, avec la première tentative d’exploration, par Diego de Almagro. De manière notable, celui-ci fut ensuite tué pour avoir tenté de s’approprier le pouvoir au Pérou, où il avait été initialement mis de côté.

    La conquête du Chili actuel représentait, à l’époque, un vecteur pour les aventuriers, pour une seconde vague de conquistadors.

    La grande figure de ce processus est Pedro de Valdivia.

    Portrait posthume de Pedro de Valdivia

    Il parvint en 1541 à établir les fondements d’une première ville, sur les bords du Río Mapocho : Santiago de la Nueva Extremadura.

    C’est la future Santiago du Chili ; Nouvelle-Estrémadure était le nom donné à la région nord du Chili.

    Ce nom disparaîtra assez rapidement, au profit de celui de Chili, sans qu’on connaisse réellement son origine, très vraisemblablement d’origine indienne.

    Fondation de Santiago de Nueva Extremadura,
    peinture de Pedro Lira (1888)

    Fort de sa lancée, Pedro de Valdivia devint gouverneur en 1541 et le territoire grandissant va dans la foulée être connu comme royaume du Chili, puis Capitainerie générale du Chili.

    Pedro de Valdivia mit également en place les bases de nouvelles villes : La Serena (1544), Concepción (1550), Santa María la Blanca de Valdivia ainsi que Santa María Magdalena de Villa Rica et La Imperial (1552), Los Confines et Santiago del Estero (1553).

    Plusieurs d’entre elles, ainsi que d’autres, furent détruites par les Mapuches dans le cadre de la grande révolte de 1598, avec notamment la bataille de Curalaba (où périrent 50 Espagnols et 300 Indiens supplétifs).

    On retrouve ici la première grande contradiction du Chili naissant. On a les villes qui s’opposent aux campagnes. Mais les villes ne sont pas de véritables villes, ni les campagnes de véritables campagnes. Les villes ne sont pas nées des campagnes et il ne s’agit pas du même peuple dans les deux cas.

    Qui sont les Espagnols ? La caste véritablement supérieure chez eux, qui décide de tout, consiste en les Espagnols « péninsulaires », nés en Espagne. Ils relèvent de l’élite politique, militaire, religieuse et intellectuelle.

    En dessous d’eux, il y a des Espagnols nés en Amérique, qu’on appelle les criollos, les créoles.

    Ils agissent dans le cadre d’une colonisation de peuplement et la couche supérieure chez eux descend directement des premiers conquistadors, à qui on a remis des territoires en récompense, avec le droit d’utiliser la force pour employer la main-d’œuvre indienne (officiellement pour leur édificatio).

    Femmes de la colonie, Pedro Subercaseaux, 1900

    Rapidement, les colons espagnols établiront la culture du blé et mettront en place des élevages. Leurs techniques agricoles sont bien plus développées que celles des Indiens, tout comme naturellement leurs armements, leurs tactiques militaires, leur organisation politique, etc.

    C’est qu’en face, dans les campagnes, les Indiens sont très loin d’être parvenus au féodalisme. En fait, au sens strict, ils n’en sont même pas encore au stade des cités–États et du mode de production esclavagiste.

    Les plus nombreux, les Mapuches, étaient des semi-nomades s’appuyant sur une agriculture extensive.

    Carte des peuples avant la colonisation (wikipedia)

    Si les Chon et les Changos étaient des chasseurs et pêcheurs, les Atacameños élevaient des lamas et des alpagas tout en ayant une agriculture fondée sur l’irrigation et une solide connaissance de l’emploi de l’or, de l’argent et du cuivre.

    Les Pazioca (connus sous le nom de Diaguitas) étaient quant à eux passés maîtres dans l’art de la céramique ; ils consistaient en des chasseurs-cueilleurs ayant fait un grand pas dans l’élevage et l’agriculture.

    Les Kawésqar étaient nomades, mais sur les mers, vivant sur des canots et des pirogues parfois assemblés. Il en allait de même pour les Yahgan, tandis que les Selknam vivaient principalement de la chasse du guanaco (l’animal sauvage dont descend le lama).

    D’autres peuples encore existaient, plus ou moins liés aux Mapuches ; dans tous les cas, on est au niveau d’organisation tribale ou clanique.

    Une famille mapuche, 1848, par l’explorateur français Claude Gay, premier directeur du Musée national d’histoire naturelle du Chili

    La colonisation espagnole put donc s’appuyer sur deux leviers : l’écrasement militaire et la corruption des chefs.

    Si on ajoute à cela les maladies apportées par les Espagnols (et inconnues des Indiens) et la mise en semi-esclavage, cela fit que la population indienne du Chili n’était plus composée que de 125 000 à 150 000 personnes au début du 19e siècle.

    Tout cela se déroula parallèlement à l’avancée coloniale et à l’établissement des villes, en relation avec le développement économique.

    Rancagua est fondée en 1743 (sous le nom de Santa Cruz de Triana), la ville minière de Copiapó en 1744, Punta Arenas en 1848, Puerto Montt en 1853, la ville d’Antofagasta avec son port pour exporter le phosphate en 1868.

    Le développement autonome de cette colonisation fut même reconnue par la monarchie espagnole. Ainsi, en 1778, le Chili obtint le statut de capitainerie générale.

    Le royaume du Chili en 1776 (wikipedia)

    Cela signifiait qu’un capitaine général, nommé par la monarchie espagnole, était investi des pouvoirs civils et militaires, alors qu’auparavant c’est la vice-royauté du Pérou qui restait le centre de décision.

    En 1798, c’est la séparation de la capitainerie générale du Chili d’avec la vice-royauté du Pérou qui fut officialisée.

    Cela veut dire que, avant même que ne s’enclenche un processus d’indépendance, la colonisation du Chili avait pris un caractère spécifique.

    Cela implique que l’indépendance du Chili ne modifie pas en soi une tendance déjà présente, relevant d’un élan colonial. Cela se prouve dans les événements qui suivront justement.

    Et les difficultés initiales pour l’obtention de l’indépendance ne doivent pas être considérées autrement que comme de simples vicissitudes – inversement, l’idéologie réactionnaire du Chili attribue à cette lutte une nature héroïque, spécifique, de haute valeur, etc.

    Le processus a simplement consisté en un va-et-vient.

    Lorsque la monarchie espagnole s’effondra sous les coups de l’invasion napoléonienne, la capitainerie générale allait former la base administrative pour la prise du pouvoir par les élites créoles, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique.

    Ceux-ci formaient une véritable aristocratie, avec une véritable logique de caste ; les métis étaient mis à l’écart et formaient une sorte de catégorie intermédiaire, tandis que les Indiens se retrouvaient en bas de l’échelle.

    En 1810, le gouverneur fut déposé et une Junte gouvernementale mise en place, pavant la voie à la tenue d’un congrès en 1811 et en 1812 ce fut l’indépendance.

    Tableau de 1945 de Pedro Subercaseaux présentant
    la proclamation et le serment de l’indépendance de 1812

    Il s’ensuivit une victoire puis une défaite, et enfin dans le contexte général en Amérique latine, où les indépendantistes se soutenaient initialement les uns les autres, la défaite des Espagnols.

    Le processus d’affirmation coloniale reprit alors son cours, sous la supervision des criollos désormais.

    Symbole de cette continuité, une figure majeure de l’indépendance et par ailleurs Director Supremo entre 1817 et 1823 fut Bernardo O’Higgins.

    Or, son père Ambrosio O’Higgins, un Irlandais passé au service de la Couronne espagnole, avait été pas moins que vice-roi du Pérou et gouverneur du Chili !

    Cela en dit long sur la nature sociale des créoles, qui ne voulaient en pratique que mettre de côté les Espagnols « péninsulaires », nés en Espagne, afin de s’approprier littéralement un pays en pleine expansion.

    Bernardo O’Higgins
    par José Gil de Castro, 1820

    Il faut ici souligner le caractère très restreint sur le plan numérique des affrontements entre troupes indépendantistes et royalistes.

    La bataille de Rancagua en 1814 opposa 2000 hommes à 4500 hommes, celle de Maipú en 1818 vit l’engagement total de 12 000 hommes environ.

    On est dans un conflit élitiste dès le départ, qui concerne des groupes sociaux qui tentent de mobiliser largement, mais sans jamais parvenir à une dimension de masse.

    Cette dernière ne va exister qu’après l’indépendance, et pour le Chili cela va passer par des séries d’initiatives brutalement bureaucratiques.

    Cela tient au fait que, par l’élan colonial, la direction chilienne a immédiatement obtenu une certaine cohérence.

    Le drapeau du Chili de 1812 à 1912

    Cela n’a pas empêché, bien sûr, le chaos initial et les affrontements internes, car on ne parle pas d’une classe née historiquement à travers un parcours cohérent.

    Les criollos forment dès le départ une couche bureaucratique – parasitaire vivant à l’ombre de la domination espagnole. La disparition de celle-ci leur a valu de prendre les commandes et cela ne pouvait se faire que de manière tourmentée.

    Néanmoins, le Chili a réussi rapidement à mettre en place un régime défini de manière approfondie, avec une réelle substance conforme aux exigences des criollos.

    La figure-clef ici fut Diego Portales (1793-1837), qui fut ministre de la Guerre, ministre des Affaires étrangères et ministre de l’Intérieur, tout en étant le plus grand capitaliste financier du pays.

    Diego Portales en 1937

    C’est lui qui fut l’artisan de l’établissement d’un régime présidentiel fort. Le président avait un droit de veto absolu ; il choisissait tous les hauts fonctionnaires, ainsi que les officiers et les diplomates.

    Il était à la fois commandant en chef des forces armées du pays et l’inspecteur en chef de la police ; le gouvernement lui-même lui était entièrement subordonné.

    Cela ne fut obtenu qu’au prix d’une guerre civile, en 1829-1830, faisant 2000 morts et marquant la défaite des forces libérales représentant la bourgeoisie commerçante et les marchands d’affaires.

    Les pelucones (les « gros bonnets ») l’emportèrent sur les pipiolos (les « sans expérience », les « candides »).

    La Constitution de 1833 exigeait de ce fait, pour être élu, d’être un homme sachant lire et écrire et remplissant les conditions de propriété.

    Il était nécessaire d’avoir un revenu d’au moins 500 pesos pour être élu à la Chambre des députés du Congrès, et d’au moins 2 000 pesos pour être élu au Sénat.

    C’était là l’affirmation des grands propriétaires terriens, qui formaient une véritable aristocratie.

    Plus particulièrement au Chili s’est mis en place l’inquilinat, où des personnes endettées devaient travailler gratuitement pour un propriétaire terrien (dans l’élevage, l’abattage surtout) en échange d’un lopin de terre.

    L’inquilinat ne disparaîtra que dans les années 1960, les forces productives rendant caduc ce véritable servage relevant du semi-esclavage. Et ce n’était qu’un aspect de la réalité féodale du Chili.

    En 1868, 2 300 propriétaires possédaient 70 % des terres cultivées, le reste étant aux mains de 27 000 petits et moyens propriétaires, qui bien entendu tombaient aisément dans les mains des usuriers.

    Quant au reste, l’écrasante majorité des paysans, soit la moitié de la population, n’avait aucune terre.

    Le régime présidentiel fort n’était ainsi que le masque d’une terrible oppression, où l’on n’avait pas simplement les criollos au pouvoir, mais en fait une véritable oligarchie structurée.

    Rapidement, l’opposition entre les pelucones et les pipiolos devint secondaire ; les grands propriétaires terriens avaient l’hégémonie, mais il est évident que les forces féodales convergeaient avec les capitalistes toujours moins nationaux et toujours plus liés aux Britanniques, et inversement.

    Cette convergence fut dénoncée dans le roman Don Guillermo, de 1860 et dans une perspective satirique et fantastique. Écrit par José Victorino Lastarría, on trouve le périple de Don Guillermo, un aristocrate, au pays d’Espelunco (anagramme de « pelucones »).

    José Victorino Lastarría

    José Victorino Lastarría dut s’exiler à Lima, en raison de son action dans le cadre de la Sociedad de la Igualdad (Société de l’Égalité) fondée par Francisco Bilbao et Santiago Arcos sur une base libérale-démocratique tournée vers le peuple.

    Fondée en avril 1850, elle eut immédiatement un vif succès, avec 4000 adhérents, menant une vaste campagne d’agitation.

    Dès novembre de la même année, le régime ordonna l’état de siège dans la capitale Santiago et procéda à son interdiction.

    La révolte libérale que cela provoqua immédiatement à Santiago et La Serena ne parvint à aucun succès ; une seconde révolte dans la capitale, où Benjamín Vicuña Mackenna joua un rôle important, fut pareillement écrasée un an plus tard.

    Le parcours de Benjamín Vicuña Mackenna est ici significatif. Il fut effectivement un acteur majeur en 1851, alors qu’il avait été nommé à 19 ans le secrétaire de la Société de l’Égalité.

    Mais il était le petit-fils de l’Irlandais Juan Mackenna, général de l’armée chilienne lors de l’indépendance ; son père Francisco Ramón Vicuña Larraín avait également joué un grand rôle politique.

    Et lorsque les libéraux furent « intégrés » au régime par les conservateurs par la suite, Benjamín Vicuña Mackenna accepta de se soumettre, et devint l’intendant de la capitale.

    Portrait de Benjamín Vicuña Mackenna comme intendant de la capitale

    Cela montre la faiblesse du libéralisme, porté par des idées bourgeoises européennes, mais sans réelle bourgeoisie nationale pour les porter.

    La tentative de révolte libérale en 1859, par 2000 hommes en armes, n’eut une porte historique qu’anecdotique.

    Au Chili, les féodaux avaient le dessus dès le départ, avec les libéraux désormais liés au Royaume-Uni mis de côté se sont soumis, avec un Chili devenant semi-féodal semi-colonial, tandis qu’une petite fraction, relevant réellement de la bourgeoisie nationale, a tenté de se soulever, sans succès.

    L’échec de 1850-1851 conditionne le développement du Chili, marqué par une centralisation au service d’une oligarchie qui, de simple force féodale, a réussi à constituer un véritable capitalisme bureaucratique.

    Cela implique une agressivité très active, avec des initiatives ininterrompues du régime.

    Manuel Bulnes, président du Chili de 1841 à 1851 (et chef de l’armée de 1841 jusqu’à sa mort en 1866)

    Celui-ci fit la guerre au Pérou de 1836 à 1839, occupant notamment Lima, afin d’empêcher la mise en place d’une confédération entre celui-ci et la Bolivie.

    Il mena la « pacification de l’Araucanie » de 1861 à 1883, écrasant la dernière poche contrôlée par les Mapuches.

    Il mena la guerre du Pacifique contre le Pérou et la Bolivie entre 1879 et 1884, annexant une partie du territoire de ces deux pays. La « chilenisation » fut particulièrement brutale et systématique.

    Il annexa l’île de Pâques en 1888 et revendiqua une partie de l’Antarctique.

    Le Chili « tricontinental » actuel comme il se représente, avec ses revendications maritimes

    Ce processus expansionniste accompagnait l’insertion de l’économie chilienne au service de la principale puissance alors, le Royaume-Uni.

    Fort de sa situation, l’oligarchie associa sa dimension féodale à une ouverture avec les capitalistes britanniques, donnant au Chili une nature semi-coloniale.

    Dès 1840, les mines de cuivre chiliennes alimentaient les fonderies britanniques, au prix bien entendu de l’exploitation la plus dure des travailleurs.

    Dès les années 1860, il y avait au Chili 1500 mines de cuivre, couvrant quasiment 50 % de la production mondiale.

    En 1870, des gisements d’argent ont été découverts à Caracoles, dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, provoquant un réel développement en ce domaine, le Chili étant au premier rang des exportateurs.

    Les débuts de la mine de Caracoles

    Le Chili exportait également le guano et le salpêtre ; l’extraction du charbon fut mise en place (notamment utilisé pour les mines de cuivre, le charbon étant auparavant britannique).

    Tout cela contribua fortement à la mise en place d’une réelle industrie (chaussures, meubles, etc.) et le chemin de fer apparut pour la première fois en 1852 dans le nord du pays, reliant la ville minière de Copiapó à la ville portuaire de Caldera.

    Naturellement, ce chemin de fer était sous contrôle du capital britannique, comme beaucoup d’entreprises minières et bien sûr l’industrie du salpêtre (à 84%). 45 % des importations chiliennes étaient britanniques.

    Des travailleurs chiliens dans la production de salpêtre,  Biblioteca del Congreso Nacional de Chile

    Cette avancée tout au long du 19e siècle ne pouvait toutefois aller sans déséquilibre.

    Le président José Manuel Balmaceda Fernández tenta de s’arroger tellement de prérogatives que cela déboucha sur un conflit avec le parlement. L’armée de terre soutint le premier, la marine le second et cela produisit la guerre civile de 1891, avec 10 000 morts.

    Le parlement l’emporta et encadra par la suite la présidence jusqu’en 1925, date où l’armée imposa une nouvelle constitution à la suite du coup d’État militaire du 11 septembre 1924.

    Cette date rappelle immédiatement celle du 11 septembre 1973, où l’armée fit pareillement un coup d’État, sous la direction du général Augusto Pinochet.

    Et, concrètement, les deux coups d’État ont une nature similaire.

    En 1924, le pays était en crise, parce que tout l’élan économique du 19e siècle était épuisé.

    Le cours du cuivre avait baissé, le salpêtre n’était plus nécessaire car on pouvait en produire de manière synthétique, les dettes devenaient trop grandes.

    Cela voulait dire un renforcement de la contradiction entre les forces féodales et celles liées à la dimension semi-coloniale du pays.

    En 1973, le gouvernement de Salvador Allende s’appuyait sur la petite-bourgeoisie pour faire basculer le pays dans un rapprochement avec le social-impérialisme soviétique.

    Là encore cela renforçait la contradiction entre les forces féodales et celles liées à la dimension semi-coloniale du pays.

    Pourquoi cela ? Pour une raison très simple.

    La partie des couches dominantes qui est liée le plus directement à la dimension semi-coloniale doit toujours ajuster sa propre réalité, afin de rester au service de forces impérialistes.

    Par contre, la partie des couches dominantes qui repose sur le féodalisme se doit de toujours aller dans le sens de renforcer le conservatisme.

    On a en apparence une même opposition conservateurs/modernistes dans les pays capitalistes, par exemple entre les Républicains et les Démocrates aux États-Unis.

    Néanmoins, on parle là d’une opposition entre des secteurs capitalistes.

    Dans un pays semi-féodal semi-colonial comme le Chili, cette opposition n’a pas la même nature.

    Elle n’exprime pas le fruit d’un développement capitaliste « naturel », avec une perspective offensive de développement, mais une tentative de colmater les brèches et de maintenir un équilibre entre deux forces fondamentales « contrôlant » le pays au moyen d’un capitalisme bureaucratique.

    La junte militaire en 1973

    On a une preuve très simple de cela avec la constitution de 1980. Elle est rédigée par la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Un référendum l’approuva la même année, par 69 % de oui contre 31 % de non.

    Il va de soi que la fraude fut de rigueur. Cependant, même si la constitution de 1980 fut largement amendée, elle est toujours en vigueur.

    Une tentative de la « gauche » de la remplacer en 2020 fut rejetée par 62 % des voix contre 38 % (avec 85 % de participation).

    Une seconde tentative de la remplacer, en 2023 et cette fois venant de la « droite », fut elle aussi rejetée, par 55,7 % des voix contre 44,3 % des voix (avec 84,5 % de participation).

    Il y a la surface du régime, avec l’équilibre institutionnel entre les forces liées au féodalisme, celles liées au colonialisme, les deux formant le capitalisme bureaucratique.

    Et il y a la base réelle, où cohabitent le semi-féodalisme et le semi-colonialisme comme deux aspects contradictoires, avec l’armée faisant basculer les choses d’un côté ou de l’autre.

    De par l’importance de la superpuissance impérialiste américaine, qui a remplacé le Royaume-Uni, on se doute que c’est par la fuite en avant que se résolvent les problèmes.

    Cependant, c’est vrai à la base même. Le Chili est né comme projet colonial en expansion et c’est cela qui a façonné historiquement les « élites ».

    Le Chili a ainsi toujours été une sorte de « démocratie des élites », avec des scènes de conflit qui, finalement, aboutissent toujours à la convergence et à la collusion.

    La capitale Santiago aujourd’hui

    C’est la raison pour laquelle le Parti Communiste a dès le départ été réprimé dans le sang ; entre 1927 et 1931, c’est par centaines que les communistes sont torturés, emprisonnés, exilés.

    Il existera jusqu’en 1938 de manière relativement clandestine. Suivra une petite accalmie avant une interdiction en 1947, accompagné de l’établissement d’un camp de concentration à Pisagua.

    Pour cette raison et de par l’ampleur de la répression qui a suivi en 1973, l’opposition révolutionnaire aujourd’hui au Chili est constituée de mouvements levant le drapeau mapuche et d’une très forte scène anarchiste insurrectionnaliste prônant la lutte armée.

    Il s’agit là de deux forces qui naissent sur le seul terrain laissé libre sur le plan des idées et de la pratique par l’oligarchie chilienne et son régime « d’équilibre ».

    Il va de soi que c’est erroné, car les Mapuches n’ont pas été une nation, et que l’anarchisme vise un capitalisme qui est en fait bureaucratique (ce qui fait que les anarchistes expriment en réalité un libéralisme réel, de type capitaliste).

    Néanmoins, cela reflète une véritable résistance à la nature fondamentale de l’État chilien, né par et pour l’expansion, focalisé sur les questions militaires et il ne peut pas en être autrement.

    Pourquoi ? Car le Chili fait 4 265 kilomètres de long, pour une largeur d’entre 15 et 350 km. C’est une catastrophe stratégique du point de vue militaire.

    Il faut donc entretenir, par définition même, une puissante armée. Les soldats retraités ont leur propre caisse de retraite, à hauteur de 15 % du budget des armées, qui lui-même forme 7 % des dépenses publiques.

    Le Chili a moitié moins d’habitants que l’Argentine (19,7 contre 45,7), mais son budget militaire est plus élevé (4,1 milliards de dollars contre 3,1).

    Il faut ajouter à cela l’existence des Carabineros, strict équivalent des Carabinieri italiens, étant donc une force paramilitaire présente non pas simplement dans les campagnes (comme les gendarmes français) mais également dans les villes.

    Les Carabineros ont été mis en place en 1927, dans le prolongement de la mise en place de la constitution de 1925.

    Ils reflètent l’esprit militaire qui prédomine au Chili, dans le cadre d’un État né par et pour l’expansion.

    Le régime est toujours obligé d’aller de l’avant dans cette perspective : c’est là sa principale faiblesse, source de ses déséquilibres auxquels il répond nécessairement par l’intermédiaire de l’armée comme « arbitre » du rapport entre l’aspect semi-féodal et l’aspect semi-colonial.

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    Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique

  • Le cambriolage du Louvre relève de la lutte de classe

    Le cambriolage du Louvre est un événement dramatique aux yeux des amis de la culture française, c’est une tragédie du point de vue des nationalistes qui idéalisent le passé.

    C’est un non-événement dommageable pour les gestionnaires libéraux du pays, c’est un fait divers pour les contestataires professionnels de la politique.

    Pour qui se fonde sur le matérialisme dialectique, par contre, c’est un événement de la plus haute importance et cela relève de la lutte de classe.

    Celle-ci ne concerne, en effet, nullement seulement l’économie. La question révolutionnaire, ce n’est certainement pas qu’une question de répartition des richesses.

    Toute révolution relève d’une transformation du mode de vie. Le mode de vie esclavagiste bouleverse celui des chasseurs-cueilleurs, tout comme le féodalisme révolutionne celui de l’esclavagisme.

    Le capitalisme transforme de fond en comble le féodalisme, et naturellement le socialisme dépasse en profondeur les habitudes, les mentalités propres au capitalisme.

    C’est pourquoi, en plus de la révolution socialiste, il y a la nécessité ensuite de procéder à plusieurs révolutions culturelles.

    Cependant, de par l’importance de la société de consommation dans le capitalisme, il va de soi qu’une révolution culturelle, ou quelque chose qui s’en approche, est également nécessaire avant la révolution socialiste.

    Le cambriolage du Louvre est ici un excellent exemple de cette question. Les masses, prisonnières de la vie quotidienne du capitalisme, ne sont pas en mesure de porter une attention suffisante à un tel événement.

    En même temps, ces mêmes masses relèvent de tout un parcours historique.

    L’émergence de la nation française s’est accompagnée d’un vaste développement de la culture. Le Louvre représente un aspect historique essentiel de cette culture.

    Mutiler le Louvre, c’est mutiler l’Histoire des masses françaises et donc les masses elles-mêmes.

    Elles ne peuvent pas ne pas le ressentir, et cela malgré toutes les contaminations d’idéologies cosmopolites ou identitaires relevant des fictions générées par une société capitaliste de consommation qui divise pour régner.

    Il n’y a pas de place pour le Louvre et plus généralement l’Histoire populaire dans l’idéologie cosmopolite inclusive de l’Union européenne, ni dans le nationalisme français fantasmant un passé idéalisé.

    Il n’y a pas non plus de place pour le Louvre du côté des bobos profitant avidement des richesses des centres-villes, ni du côté des travailleurs aliénés éjectés à la périphérie des villes et écrasés socialement, marginalisés culturellement.

    En fait, le Louvre ne peut être défendu que par ceux et celles assumant la civilisation.

    Et conformément au principe « Socialisme ou retombée dans la barbarie », seul le prolétariat, classe qui n’a rien à perdre, est en mesure de porter la transformation nécessaire pour avancer sur le plan de la civilisation.

    Le capitalisme n’a pas besoin du Louvre, il a besoin de l’art contemporain. Voilà pourquoi il maltraite le Louvre et pourquoi, également, il le marginalisera, le transformera en attraction commerciale, touristique.

    C’est déjà le cas avec les marches forcées de consommateurs en ses lieux, prenant des photos et incapables d’apprécier les valeurs esthétiques et historiques des œuvres. C’est bien entendu vrai dans tous les musées du monde.

    La notion même de musée est incompatible avec la consommation permanente et le caractère ostentatoire qui lui est liée. Le musée exige la connaissance et la patience, deux notions hostiles en soi à la société capitaliste de consommation.

    Le musée, c’est, si l’on veut, l’antithèse sur le plan existentiel du smartphone et de l’agitation qui l’accompagne. Le smartphone apporte des stimuli éphémères, des satisfactions artificielles ; il est concentré sur l’ego, sur la vie individuelle, sur la nouveauté permanente.

    La visite d’un musée apporte inversement une satisfaction esthétique, le sentiment océanique d’appartenir à un développement historique.

    Et le Louvre apporte de manière très marquée une telle sensation d’appartenir à l’humanité en transformation.

    L’attaque du Louvre est ainsi une attaque contre une telle sensation. Ce n’est pas simplement un cambriolage relevant de l’esprit de rapine. C’est un pillage relevant de la barbarie attaquant la civilisation.

    Le barbare méprise la culture, car il ne la comprend pas, il n’en voit pas le sens ni la signification. Ce qui compte pour lui, c’est le pragmatisme propre au vol et dans un esprit d’agression.

    En ce sens, le fait même de chercher à cambrioler est d’une portée culturelle aussi grande que le cambriolage lui-même. C’est une expression de barbarie morale, intellectuelle et spirituelle. C’est la mentalité du cannibale pour qui tout ce qui existe est propice au parasitisme.

    Le capitalisme se fait, en pratique, rattraper par ceux qui sont plus capitalistes que les bourgeois eux-mêmes.

    Les voleurs, les gangsters, les narcos… appliquent les principes du capitalisme, mais en effaçant toute règle et en revenant à l’utilisation de démarches relevant du féodalisme, et même de l’esclavagisme.

    C’est le retour de formes sociales passées, ce qui est la preuve que le capitalisme a fait son temps.

    Le Louvre se retrouve victime dans une telle situation, et il faut rapidement une armée rouge pour le défendre, pour en faire une forteresse de la culture.

    Seul le pouvoir populaire, organisé autour de la classe ouvrière, peut parvenir à écraser les forces hostiles à la culture et à la civilisation.

    C’est ce qui correspond à la nécessité historique du Parti Matérialiste Dialectique.

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  • Le matérialisme dialectique et la dialectique d’avoir tort ou raison

    Deux personnes discutent ; appelons les A et B.

    Elles sont en désaccord : A pense avoir raison, B également.

    On part du principe que leurs points de vue ne se distinguent pas par des nuances, mais constituent une différence.

    Cela veut dire que A considère que B a tort, et inversement.

    Peu importe que l’un ait réellement raison ou que ce soit l’autre ; possiblement les deux peuvent avoir tort, voire même raison.

    Ce qui compte, c’est seulement leur différence.

    Ce qu’il s’agit de remarquer ici, c’est que l’erreur serait de considérer que A doit positivement reconnaître le point de vue de B, ou B celui de A.

    En effet, si elles sont en désaccord, A considère que B formule le point de vue négatif, et B considère la même chose pour le point de vue de A.

    A, en ayant raison, nie le point de vue de B, tout comme B nie le point de vue de A.

    A considère que le point de vue de B n’existe pas : il est absurde.

    Et B voit la même chose pour le point de vue de A.

    Mais, en plus d’être absurde, le point de vue erroné freine le point de vue juste, selon l’un et l’autre.

    Cela veut dire qu’ils ont la même perspective, mais pour deux points de vue différents.

    C’est là une contradiction, au-delà même de la contradiction concernant ce qu’ils disent.

    Le fait même de poser la différence implique la contradiction.

    Maintenant, quel est l’intérêt de remarquer cela ?

    C’est de constater que convaincre quelqu’un, ce n’est pas l’amener à rejoindre positivement son propre point de vue.

    Lorsque quelqu’un n’a pas le même point de vue qu’un autre, il ne s’agit pas simplement d’une « absence » de point de vue, mais d’une négation du point de vue.

    Autrement dit, lorsque les révolutionnaires discutent avec des non-révolutionnaires, ces derniers n’expriment pas seulement l’absence de point de vue révolutionnaire, mais également sa négation.

    Ce qui veut dire que convaincre quelqu’un, ce n’est jamais simplement l’amener à exprimer positivement un point de vue, comme le considérait par exemple le philosophe grec de l’antiquité Socrate, qui expliquait qu’il faut faire accoucher les âmes, qu’il faut amener l’esprit à rejoindre un point de vue, en posant les bonnes étapes dans le cheminement de la pensée.

    En réalité, toute détermination est négation.

    On ne rejoint pas un point de vue par une adhésion positive, mais d’abord par une négation – celle de sa propre négation initiale.

    Le positif naît comme négation de la négation.

    Et, en même temps, la négation de la négation n’existe pas, car toutes les contradictions sont reliées, rien n’existe isolément.

    C’est pourquoi, en pratique, la lutte pour la vérité apparaît comme combat entre l’ancien et le nouveau.

    Cela nous permet de saisir l’explication de Lénine au sujet de la conscience révolutionnaire, qui ne naît jamais spontanément chez les travailleurs.

    Elle vient de l’extérieur de leur vécu direct dans le travail salarié dans le capitalisme ; elle est produite par une compréhension scientifique de l’ensemble des rapports sociaux.

    Il y a d’abord dans la conscience d’un travailleur la négation de la négation de la révolution, car le travailleur avait accepté qu’il ne devait pas y avoir de révolution.

    Puis cette négation de la négation s’efface, en fait, dans la compréhension révolutionnaire de la société, c’est-à-dire la compréhension scientifique du monde, le matérialisme dialectique.

    C’est là qu’on constate l’affrontement entre l’ancien et le nouveau, la transformation ininterrompue de la matière éternelle dans un univers infini.

  • L’arbre préfère le calme, mais le vent continue de souffler: la France basculera inévitablement dans la Guerre Populaire

    L’arbre préfère le calme, mais le vent continue de souffler. La bourgeoisie exige la tranquillité pour ses affaires, la petite-bourgeoisie est perpétuellement angoissée à l’idée d’être prise entre deux feux, les masses laborieuses espèrent toujours être en mesure d’améliorer leur sort.

    C’est là tout à fait normal ; l’être humain est un animal qui cherche à se préserver et, s’il le peut, à s’épanouir. C’est dans l’ordre des choses, c’est un sentiment naturel, même s’il peut apparaître comme égoïste.

    Toutefois, on ne saurait en faire un fétiche. Il n’y a pas de « fin de l’Histoire » parce que la bourgeoisie l’aurait décidée. Il n’y a pas de capitalisme en expansion permanente.

    La France des ronds-points et des centre-villes bobos est de toute façon inacceptable, tout comme est condamnable le nivellement par le bas qu’impose constamment le capitalisme de masse.

    Le mode de vie capitaliste a en effet une dimension de masse : sans la consommation de masse, il n’y a pas de capitalisme moderne.

    Mais nous, communistes, célébrons les masses et leur créativité, pas le capitalisme de masse, son absence de sens, son exploitation du tiers-monde.

    Il n’est ni possible ni souhaitable d’avoir comme modèle des petits propriétaires qui vont au McDonald’s, commandent sur Amazon et Temu, sont fascinés par la téléréalité, scrollent à l’infini sur Facebook, Youtube, TikTok et Instagram, sont obsédés par les fausses bonnes affaires de Carrefour et Lidl, font de l’apéro et du barbecue l’alpha et l’oméga de la convivialité, banalisent la pornographie et la prostitution, voient d’un œil positif les chasseurs et les pêcheurs, etc.

    Même si on admettait qu’il n’y avait pas de crise du capitalisme français, le niveau de civilisation dans notre pays exigerait la révolution, tellement la société française est marquée par la décadence, : l’abrutissement, le nivellement par le bas ainsi qu’une vie quotidienne aliénée, pleine d’agressions, sans même parler de l’exploitation toujours plus dure psychiquement

    Nous ne voulons pas pour autant de l’élitisme et du retour d’une aristocratie. Ce que nous exigeons, c’est le développement de la culture, de l’intelligence, de la science.

    Nous voulons que les masses commandent tout dans la société, nous attendons le meilleur d’elles et ne cédons en rien là-dessus, car nous avons une absolue confiance en elles.

    C’est pourquoi nous disons que la solution historique aux problèmes de la société française, c’est la Guerre Populaire, c’est la grande séparation historique entre les masses laborieuses et la société capitaliste avec ses valeurs consuméristes, superficielles, racoleuses et morbides.

    Le peuple en mouvement, s’organisant et prenant les armes pour prendre le pouvoir, pour instaurer son propre pouvoir, voilà ce qui est à l’ordre du jour et se produira inéluctablement, de par la loi historique exigeant le passage du mode de production capitaliste au socialisme.

    Il peut y avoir des détours dans l’avènement de la Guerre Populaire, notamment en raison du basculement dans la nostalgie, les religions, le comportement de cannibale social, la quête d’un bouc-émissaire, l’extrême-droite.

    Cependant, en tant que communistes, nous savons que la Guerre Populaire émergera inévitablement. Nous le savons, car nous voyons comment l’avenir veut transformer le présent, comment la révolution veut devenir la grande actualité dans notre pays.

    C’est la raison pour laquelle nous arborons, défendons et appliquons les enseignements du Communisme, de Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong, du marxisme-léninisme-maoïsme c’est-à-dire du matérialisme dialectique.

    Nous maintenons bien haut le drapeau rouge, affirmant qu’il ne doit en rien être sali par des idéologies de contre-bande.

    Être communiste, ce n’est certainement pas se mettre à la remorque de la CGT, s’imaginer que le Hamas apporterait quelque chose de positif au monde, pratiquer le racolage sur les réseaux sociaux ou bien utiliser le nationalisme comme levier démagogique.

    Il n’y a pas de place pour le révisionnisme et l’opportunisme ; le matérialisme dialectique est la science de notre époque, qui permet de transformer la réalité.

    Et que dit la réalité politique de notre pays ? Elle expose qu’il y a trois camps :

    – celui des modernisateurs, qui veulent réimpulser et restructurer le capitalisme (au moyen de l’intelligence artificielle, des migrants, de l’idéologie LGBT, des acquis sociétaux, du cannabis, du syndicalisme, etc.) ;

    – celui des conservateurs, qui visent à freiner le moindre développement, congeler les mœurs, voire retourner en arrière au moins sur le plan des mentalités ;

    – celui qui n’est pas celui de la bourgeoisie de gauche ni celui de la bourgeoisie de droite, mais du prolétariat, avec en perspective la Guerre Populaire pour établir l’État socialiste et aller au communisme.

    Ce camp de la Guerre Populaire, c’est celui des communistes authentiques, qui assument la ligne de la révolution.

    « La tâche centrale et la forme suprême de la révolution, c’est la conquête du pouvoir par la lutte armée, c’est résoudre le problème par la guerre.

    Ce principe révolutionnaire du marxisme-léninisme est valable partout, en Chine comme dans les autres pays. » (Mao Zedong)

    Être communiste, c’est vouloir la révolution, c’est rêver et œuvrer à un océan armé de masses, affrontant le régime, le renversant, faisant flotter le drapeau rouge sur l’Élysée, l’Assemblée nationale, tous les ministères.

    Voilà pourquoi, plein d’amour pour les masses, nous les critiquons durement. Nous sommes très exigeants envers elles, parce que nous attendons le meilleur d’elles.

    Au sens strict nous attendons absolument tout d’elles, car nous savons que tout repose sur elles.

    Nous voulons la Guerre Populaire, qui établisse le Nouveau Pouvoir, qui fasse émerger l’État socialiste à partir des masses organisées et conscientes, qui prennent leur destin en main !

    « [Friedrich] Engels nous a appris qu’il y a deux pouvoirs sur la terre, la force armée de la réaction et la masse inorganisée.

    Si nous organisons ce pouvoir, ce qui est en puissance devient en acte, le potentiel devient réel, ce qui est loi et nécessité devient un fait frappant, qui balaie tout ce qui se croyait ferme.

    Sans être soutenu par la masse rien n’est solide, tout n’est que château de cartes, et quand elle parle, tout frémit, l’ordre commence à trembler, les plus hautes cimes s’abaissent, les étoiles prennent une autre direction, parce que les masses font et peuvent tout.

    Si cette conviction commence à faillir en nous, l’âme des communistes commence à tomber en morceaux (…).

    Que nous a dit le Président Mao ?

    Que nous les athées nous n’avons qu’une seule divinité, les masses ; ce sont ces dieux que nous invoquons pour qu’ils nous écoutent, et quand cela se produira, il n’y aura plus d’exploitation.

    Forgeons les militants selon ces critères, aujourd’hui plus que jamais et demain encore plus.

    Les masses exigent à cor et à cris l’organisation de la rébellion.

    C’est pourquoi le Parti, ses dirigeants, ses cadres et militants ont une obligation, aujourd’hui impérative, un destin : organiser le pouvoir désorganisé de la masse, et cela ne se fait que les armes à la main.

    Il faut armer la masse, pas à pas, secteur par secteur, jusqu’à l’armement général du peuple, et lorsque cela arrivera il n’y aura plus d’exploitation sur la terre. » (Parti Communiste du Pérou, Commençons à démolir les murs et à déployer l’aurore, 1980)

    La société française est en crise, car c’est le mode de vie capitaliste qui s’effondre, en raison de la bêtise qu’il provoque, des comportements antisociaux qu’il génère, de l’individualisme qu’il produit à la chaîne, de l’indifférence qu’il engendre, de la nervosité permanente qu’il déclenche.

    Les gens le comprennent sans le comprendre, ils le voient sans le voir. Nous sommes ainsi dans le camp des masses, mais nous sommes en décalage avec elles. Voilà ce qui fait que

    « nous sommes, nous communistes, des gens d’une facture à part. Nous sommes taillés dans une étoffe à part. » (Staline)

    Nous savons que ce qui a l’air stable ne l’est jamais, car tout se transforme ; nous n’en avons pas peur, car nous savons que la révolution triomphera inéluctablement, instaurant le socialisme, menant au Communisme.

    Ce qui a été ne peut plus être : le nouveau chasse l’ancien. Il n’y aura jamais aucun retour à la France du passé, il n’y a pas de place pour la nostalgie.

    Entièrement tournés vers l’avenir, tout en assumant le meilleur du passé, nous sommes révolutionnaires, et les masses ne le sont pas encore, telle est la contradiction.

    Cette contradiction a un sens historique : la révolution. La révolution consiste en le saut qualitatif de cette contradiction, avec les masses rejoignant l’avant-garde, suivant le principe : les masses font l’Histoire, le Parti les dirige.

    Les communistes assument l’avenir, alors que les masses sont enfermées mentalement, socialement, culturellement dans un présent trompeur, épuisant, plein d’aliénations et d’exploitations, de culs-de-sacs moraux et sentimentaux, d’agressions. Puis vient la révolution où les deux pôles de la contradiction se rejoignent.

    Cela implique que l’avant-garde et les masses soient sur le même terrain historique. Tout cosmopolitisme mène à la faillite ; il faut toujours agir en pleine conscience de ce qu’est le pays, de ce que sont les masses dans ce pays, de ce qu’est le parcours historique du pays.

    Un communiste se doit de connaître Montaigne et l’humanisme, Calvin et les guerres de religion, Molière ainsi que Racine lors du grand siècle que fut le 17e siècle, l’Encyclopédie et les Lumières, Balzac et le développement du capitalisme français, le Parti communiste français de l’Internationale Communiste avec le Front populaire et la Résistance.

    Sans cela, il n’est ni possible de connaître les mentalités françaises, ni le parcours historique propre à la France.

    Les Français sont rationalistes et sceptiques, par nature ; c’est ce qu’ils appellent être cartésien, en référence à René Descartes et sa méthode de tout réanalyser en permanence depuis le début.

    L’écrivain français Romain Rolland, dans une discussion avec Staline en 1935, dit fort justement :

    « Il faut tenir compte du tempérament, de l’idéologie propre de chaque pays, – et je parlerai ici seulement de la France. La méconnaissance de cette idéologie de nature peut causer − elle cause en fait − de graves malentendus.

    Il ne faut pas attendre du public même sympathisant de France cette « dialectique » de la pensée, qui est devenue en U.R.S.S. une seconde nature.

    Le tempérament français est habitué à une logique abstraite de l’esprit raisonneur et rectiligne, moins expérimentale que déductive. Il faut la bien connaître, pour la surmonter.

    C’est un peuple, une opinion, qui sont habitués à raisonner. Il faut toujours leur donner des raisons de l’action. »

    S’appuyer sur le rationalisme des Français, mais dépasser leur scepticisme, voilà la clef pour affirmer le matérialisme dialectique ; dans la lutte de classe plus directement, seule la compréhension de la dialectique peut les amener à se transcender, car sans cela ils ne comprennent pas ce qu’est un saut qualitatif, et donc le principe de révolution, et ainsi la nécessité de la Guerre Populaire.

    L’Histoire trouve toujours son chemin, c’est à cela que nous contribuons, dans le cadre français, et nous sommes certains qu’inexorablement, la proposition historique révolutionnaire s’imposera, que les masses françaises se transformeront en océan armé instaurant le Nouvel État.

    Le capitalisme français peut essayer de s’en sortir par tous les moyens, il peut endormir les masses et chercher les corrompre, il peut utiliser les médias de manière agressive, il peut payer une armée d’intellectuels bourgeois utilisant les universités comme outil de légitimité.

    Tout cela ne changera rien au destin du prolétariat qui est de s’élever au niveau d’une classe dominante.

    La dictature du prolétariat est inéluctable, et elle s’applique dans tous les domaines : la politique, l’économie, les questions militaires, la culture, la littérature et les arts, l’écologie.

    La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine populaire, avec Mao Zedong, a bien montré l’ampleur du combat.

    Il en va de la transformation de l’humanité, de son épanouissement, par sa propre reconnaissance qu’elle est une composante de Biosphère qu’est la planète Terre, et qu’elle doit cesser de faire la guerre à celle-ci, tout comme elle doit cesser de faire la guerre à elle-même.

    C’est le besoin de Communisme qui ne peut que se généraliser et il ne faut jamais reculer devant la dimension démesurée de ses propres buts. Il faut assumer les grandes séparations, et la Guerre populaire jusqu’au Communisme !

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  • Le matérialisme dialectique et les sauts ininterrompus de la pensée

    Avec la religion, l’humanité a trouvé un moyen de combiner deux de ses tendances naturelles.

    En effet, l’humanité sortant de l’animalité a découvert, à ses débuts, avec grand effroi les sentiments et les émotions positives et négatives.

    Vivant sans recul ces événements à l’intérieur de lui-même, l’être humain sortant progressivement de l’animalité a attribué ce qui se déroulait à des forces extérieures.

    Lorsqu’il ressentait la joie, le bonheur, c’est que des forces positives, lumineuses, l’entraînaient à elles, et inversement la peine et la douleur étaient provoquées par des forces négatives, souterraines.

    La religion se propose toujours comme une combinaison idéale, sur le plan moral et psychologique, afin d’éviter la bataille permanente entre cette dimension négative et cette dimension positive.

    S’il faut éviter le diable, il n’est pas pour autant possible de rejoindre Dieu avant la mort ; la religion de nature monothéiste s’oppose au vécu hyperactif, toujours basculant dans un sens ou dans un autre, du paganisme.

    Par la suite, le capitalisme a prôné la neutralité des mentalités, l’objectivité de la pensée, afin d’être en mesure de travailler efficacement et de respecter l’ordre social, c’est-à-dire concrètement d’accumuler du capital.

    Naturellement, cela rentre en conflit avec la promotion de l’individualisme, de la toute puissance de l’ego, ce qui en retour provoque les maladies mentales qui se développent parallèlement au capitalisme dans une humanité niant sa propre dimension naturelle.

    Le Communisme, inversement, réaffirme le caractère animal de l’être humain et souligne que l’humanité, en conservant les avancées de son parcours, doit revenir dans la Nature qu’elle a quittée lors de son développement en « solitaire » avec l’émergence de l’agriculture et la domestication des animaux.

    Pour cette raison, le matérialisme dialectique affirme qu’il n’existe jamais de pensée stable, froide, statique.

    La pensée pure n’existe pas, c’est toujours une réflexion d’un être concret, consistant en les reflets de son interaction dans la réalité.

    L’univers entier consiste en des vagues de matière qui se soutiennent, se répercutent et se heurtent les unes les autres, et il en va de même pour ce qui se déroule dans le cerveau humain.

    Ainsi, il y a constamment des sauts dans la pensée humaine, et ces sauts ne s’arrêtent jamais, même s’ils peuvent être de nature très différente, et de nature d’autant plus différente que l’être humain est capable de s’intéresser à des domaines plus nombreux, et qui plus est en s’y impliquant.

    La clef est ici que toute pensée, en tant que vague, va s’avancer, puis se heurter à une autre vague, ce qui va inversement la relancer, la faire rebondir.

    Dit différemment : toute pensée est initialement forcément une négation, s’exprimant de manière négative – mais il ne s’agit pas d’en faire un fétiche. Ce qui compte, c’est sa transformation en son contraire, en vague positive – c’est ce qu’on appelle la créativité.

    Voici un schéma grossier présentant le mouvement général de la pensée.

    L’aspect négatif se heurte à la réalité, en tant que contradiction du particulier et de l’universel ; le passage à l’universel permet le retour au particulier.

    Le point 0 n’est pas le lieu de la pensée, mais il en représente l’arrière-plan ; c’est si l’on veut le Nirvana espéré par les bouddhistes, l’objectif de la méditation des musulmans soufis, le but du refus de la pensée des chrétiens, le calme qui est l’objectif du judaïsme, etc.

    En réalité, le 0 est inatteignable, car il n’existe pas : quelque chose « qui n’existe plus » rejoint en fait l’infinité de la matière en transformation.

    Voilà pourquoi la pensée, initialement négative ou, comme le dirait le romantisme, obscure, dépressive, triste, élégiaque, etc., se transforme par cette confrontation entre le 0 et l’infini dans leur nature dialectique à quelque chose de constructif, de positif, de lumineux.

    Il faut effectuer la plongée dans le négatif pour parvenir au positif, car il n’existe pas de positif sans négatif.

    Il est nécessaire d’aller en bas pour aller en haut, c’est le principe de la « concentration », de l’inspiration, qui prennent de manière négative quelqu’un, pour lui permettre justement d’avoir une pensée productive.

  • Le Parti Communiste du Pérou et la pensée Gonzalo, suite de la pensée Mariátegui

    Ce qui s’est déroulé est facile à comprendre. La révolution d’Octobre 1917 a initié la première vague de la révolution mondiale, et immanquablement les échos étaient différents selon les pays.

    Cela est dû au développement inégal : il n’y allait pas avoir des Partis Communistes se formant de manière automatique, récupérant immédiatement le meilleur niveau (au départ, l’Internationale Communiste a considéré que c’était le cas, avant de se remettre en cause).

    José Carlos Mariátegui est le fruit naturel du mouvement ouvrier au Pérou ; il est vrai que son approche initiale, pour cette raison, est très inégale et peut sembler confuse vue de l’extérieur.

    Mais c’est qu’il cherche à dire des choses profondes et qu’il ne dispose pas des concepts pour cela. Il est donc obligé de forcer des concepts existants, de les détourner.

    On a un excellent exemple avec le préalable aux Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne.

    De manière totalement surprenante et même aberrante pour un marxiste, il mentionne Friedrich Nietzsche, en expliquant qu’il suit le principe de celui-ci comme quoi il s’investit personnellement dans ses idées, et qu’il n’a pas écrit un livre pour écrire un livre, mais parce qu’il a des idées et que celles-ci rassemblées forment un livre.

    Ce que José Carlos Mariátegui veut dire, c’est qu’il s’implique totalement, et que ce livre correspond à sa démarche personnelle en tant que telle. Éprouvant le besoin de le dire, il utilise un mot de Nietzsche semblant correspondre à son besoin d’expression.

    Dans le préalable, il rejette également à la fois les prétentions universitaires et abstraites et la soumission à un style latino-américain.

    C’est le sens de la référence à l’Argentin Domingo Faustino Sarmiento, qui avait mis en avant l’éducation et critiquait le style des « caudillos » (les seigneurs de la guerre qui d’ailleurs avaient précipité l’Argentine dans la guerre interne tout au long du 19e siècle) et des « gauchos » (l’équivalent des cow-boys pour cette partie du monde).

    « Tout cet ouvrage n’est rien d’autre qu’une contribution à la critique socialiste des problèmes et de l’histoire du Pérou. Certains m’accusent d’être européanisé, inconscient des réalités et des enjeux de mon pays.

    Que mon travail me justifie face à cette conjecture mesquine et égoïste. J’ai reçu ma meilleure éducation en Europe.

    Et je crois qu’il n’y a pas de salut pour l’Indo-Amérique sans science et pensée européennes ou occidentales.

    [Domingo Faustino] Sarmiento, qui demeure l’un des créateurs de l’identité argentine, était en son temps un critique européanisé. Il ne trouvait pas de meilleure façon d’être Argentin.

    Je répète une fois de plus que je ne suis pas un critique impartial et objectif. Mes jugements sont guidés par mes idéaux, mes sentiments, mes passions.

    J’ai une ambition déclarée et énergique : contribuer à la création du socialisme péruvien. Je suis aussi éloigné que possible de la technique professorale et de l’esprit universitaire.

    C’est tout ce que je dois loyalement mettre en garde le lecteur au début de mon livre.

    Lima, 1928 »

    On a alors deux possibilités : soit on prend la démarche de José Carlos Mariátegui de manière formelle, mais alors on est unilatéral. Soit on prend son approche comme étant concrète, relevant du développement inégal et on voit ce qu’il ressort de principal.

    C’est la raison pour laquelle les communistes péruviens ont compris le sens historique de José Carlos Mariátegui.

    Cela tend naturellement à considérer que ce qui compte, ce ne sont pas telles ou telles références qu’il a pu faire, mais sa pensée comme tendance historique.

    Et là apparaissent l’affirmation de la nécessité de la révolution, le besoin du Parti, la compréhension du verrou féodal au Pérou, l’oppression semi-coloniale subie également, la place des Indiens comme vaste majorité mise de côté à l’indépendance, la « modernisation » déformée provoquée par l’impérialisme, l’expérience historique des Indiens à travers l’empire inca.

    Les communistes péruviens ont alors rapproché cela de la pensée Mao Zedong en Chine ; tout comme Mao Zedong a porté personnellement une critique révolutionnaire de la situation chinoise, José Carlos Mariátegui a fait somme toute la même chose au Pérou.

    José Carlos Mariátegui étant décédé, forcément émerge à un moment une nouvelle pensée, portée par quelqu’un d’autre : c’est là que Abimael Guzmán Reynoso dit Gonzalo joue un rôle.

    Gonzalo

    Et lorsque le Parti Communiste du Pérou assume de déclencher la guerre populaire en 1980, il procède en même temps à la reconnaissance de la pensée, car sans la pensée pas de guerre populaire.

    D’où ce que dit le Parti Communiste du Pérou en 1988 :

    « Au cours du processus de son développement toute révolution qui lutte pour le prolétariat comme classe dirigeante et, surtout, pour le Parti Communiste, ce défenseur des inaltérables intérêts de classe, engendre un groupe de chefs et, principalement un qui la représente et la dirige, un chef doué d’une autorité et d’un ascendant reconnus.

    Dans notre réalité cela s’est matérialisé, par nécessité et par hasard historiques, en la personne du Président Gonzalo, le chef du Parti et de la révolution.

    Mais, de plus, et ceci représente le fondement de toute direction, les révolutions engendrent une pensée qui les guide et qui est le résultat de l’application de la vérité universelle de l’idéologie du prolétariat international aux conditions concrètes de chaque révolution.

    Cette pensée-guide est indispensable pour obtenir la victoire et conquérir le Pouvoir et, plus encore, pour poursuivre la révolution et maintenir toujours le cap sur l’unique et grandiose but : le Communisme.

    Cette pensée-guide, quand elle réalise un bond qualitatif d’importance décisive pour le processus révolutionnaire qu’elle dirige, s’identifie au nom de l’homme qui l’élabora théoriquement et pratiquement.

    Dans notre cas, ce phénomène fut d’abord spécifié comme pensée-guide, puis comme pensée-guide du Président Gonzalo et, postérieurement, comme pensée Gonzalo, parce que c’est le Président qui l’a engendrée en appliquant, d’une façon créative, le marxisme-léninisme-maoïsme aux conditions concrètes de la réalité péruvienne, dotant ainsi le Parti et la révolution d’une arme indispensable qui garantit le triomphe. »

    On a ici, de manière intéressante, la pensée de José Carlos Mariátegui qui a été niée initialement, et cette négation a connu elle-même une négation, ce qui fait une négation de la négation.

    En même temps, on a en fait ici une contradiction entre l’universel et le particulier.

    C’est au Pérou que la nuance, le contraste, la différence a été la plus forte entre la dimension universelle de la première vague de la révolution mondiale et le caractère particulier de chaque révolution dans un pays.

    En fait, il ne suffisait pas de dire, contre Trotsky et son fantasme d’une « révolution permanente », que la révolution mondiale se produit pays par pays, et qu’il existe pour chaque révolution des étapes.

    Contre le cosmopolitisme de Trotsky, il fallait également souligner le caractère interne de tout processus, et donc du processus révolutionnaire.

    C’est d’ailleurs pour cela que la reconstitution d’un vrai Parti Communiste par Gonzalo est passé par la pensée Mariátegui : les organismes générés avaient comme premier critère de s’insérer dans la pensée Mariátegui.

    C’est la pensée qui est toujours le socle du Parti et de son travail révolutionnaire réel (et non le contraire).

    Et cette pensée émerge de par la dignité du réel, dans la rupture subjective avec la situation historique et l’élévation au niveau scientifique du matérialisme dialectique.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • La faction rouge en défense de la pensée Mariátegui

    La grande polémique sino-soviétique eut un impact significatif au Pérou, où la majeure partie du Parti choisit de s’aligner sur la critique anti-révisionniste réalisée par le Parti Communiste de Chine.

    Elle s’organisa en 1964 comme Partido Comunista del Perú, avec comme organe de presse Bandera Roja (Drapeau rouge),tandis que, de leur côté, les révisionnistes publiaient Unidad.

    On lit dans Bandera Roja, publié à partir de 1963, que le Partido Comunista del Perú se situe naturellement dans la continuité de José Carlos Mariátegui.

    En mars 1966, dans l’article « Le P.C.P. sur le chemin de Mariátegui », il est spécifié que :

    « José Carlos Mariátegui, maître et grand fondateur du Parti, fut sans l’ombre d’un doute un marxiste brillant et conséquent. Sa vie et son œuvre en sont des preuves évidentes.

    Personne avant, ni même aujourd’hui, n’a analysé avec une telle profondeur et de manière magistrale la société péruvienne, et ainsi Mariátegui armé du marxisme-léninisme nous livre la première vision interprétative de notre réalité et du processus de notre révolution (…).

    Notre Parti reprend la ligne marxiste-léniniste que lui a imprimé son fondateur : José Carlos Mariátegui, et signale la reprise du chemin que jamais nous ne devons abandonner. »

    Cependant, le dirigeant du Partido Comunista del Perú – Bandera Roja, Saturnino Paredes, n’avait compris que de manière très partielle la dénonciation du révisionnisme ; il s’associera d’ailleurs par la suite à l’Albanie d’Enver Hoxha, transformant une fraction du Parti en Partido Comunista Peruano (Marxista-Leninista).

    Deux autres fractions majeures existaient alors, prenant leur indépendance en 1969.

    La première forma le Partido Comunista del Perú – Patria Roja, qui se voulait anti-« dogmatique », un prétexte pour l’opportunisme généralisé.

    La seconde consista en la réelle tendance de gauche, portée par la fracción roja mise en place dans la région d’Ayacucho par Abimael Guzmán Reynoso, né en 1934.

    On lit dans Bandera Roja publié par la fraction rouge, dans l’éditorial de janvier-février 1969 intitulé « Reconstruire le Parti pour la Guerre Populaire en se fondant sur Mao, Mariátegui et la Ve Conférence » :

    « La situation est excellente.

    L’impérialisme yankee, le révisionnisme soviétique et tous les autres réactionnaires marchent à leur fin en désespérés à l’agonie, pendant que les peuples révolutionnaires en ascension s’orientent par le marxisme-léninisme actuel, la pensée Mao Zedong, garantissant leur triomphe.

    Cela montre que le problème du pouvoir, le problème central de toute révolution, est chaque jour plus péremptoire et urgent, étant une unique clef : la guerre populaire. »

    Cette fraction rouge mit en place un Comité Régional José Carlos Mariátegui en 1970, systématisant l’étude du travail de ce dernier. Dans son document de 1972 « Apprenons de Mariátegui et suivons son chemin », on lit :

    « Le marxisme-léninisme est une vérité universelle, les lois générales extraites de l’expérience de plus de cent ans de lutte de la classe ouvrière internationale, une expérience systématisée et élevée au rang de théorie par les grands dirigeants du prolétariat : Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Zedong.

    Mais si cette vérité incontestable est indispensable, elle ne suffit pas à elle seule à comprendre l’essence d’un processus révolutionnaire concret et à le mener au triomphe ; pour mener une révolution concrète, il est nécessaire d’en découvrir les lois concrètes, qui, bien qu’elles s’ajustent aux lois universelles, sont des spécifications qui ne peuvent être ignorées sous peine de faire échouer la révolution.

    Le grand Lénine a dit aux révolutionnaires de l’Orient qu’ils avaient une tâche à accomplir s’ils voulaient faire la révolution : découvrir les lois de la révolution dans les pays arriérés ; Lénine enseignait que le marxisme avait établi les lois du processus révolutionnaire en particulier dans les sociétés capitalistes, mais qu’il fallait encore les fixer pour les pays assujettis à l’oppression impérialiste et sur les bases desquels avaient survécu des systèmes féodaux, et qu’une telle tâche s’avérait indispensable pour le développement révolutionnaire dans les pays arriérés, tâche que seulement peut accomplir ses prolétaires révolutionnaires et dans laquelle personne ne pouvait les remplacer.

    Les marxistes des pays arriérés se sont adaptés à cet enseignement, travail qui a porté ses fruits et brille aujourd’hui comme une nouvelle étape de la conception du prolétariat dans Mao Zedong ; marxisme-léninisme pensée Mao Zedong, et qui dans notre pays a mûri dans le CHEMIN DE MARIÁTEGUI qui continue de guider les prolétaires révolutionnaires péruviens et illumine le sentier combattant de l’Amérique latine.

    Fidèle au mandat de Lénine, Mariátegui a fusionné la vérité universelle du marxisme-léninisme avec les conditions concrètes, spécifiques au processus révolutionnaire péruvien ; adhérant fermement à la « méthode marxiste », il a analysé notre société, l’a définie, a établi ses lois et a prévu son développement.

    Son résultat est le CHEMIN DE MARIÁTEGUI, unique voie révolutionnaire et tâche toujours en suspens qui ne peut en aucun cas être confondue avec le mouvement contre-révolutionnaire fasciste dont souffre aujourd’hui notre peuple.

    Mariátegui a révélé le caractère semi-féodal et semi-colonial de la société péruvienne, soulignant qu’avec le développement du capitalisme, notre assujettissement s’accentuerait, car à l’époque de l’impérialisme, il n’y avait pas de place pour un développement capitaliste indépendant.

    Il a souligné le caractère national-démocratique de la révolution, indiquant que ce n’est qu’une fois l’exploitation féodale et impérialiste brisée et écrasée que la révolution socialiste pourrait commencer.

    Il a enseigné le rôle principal de la paysannerie à notre époque, un rôle qu’elle pouvait jouer grâce à l’émergence et au développement de la classe ouvrière péruvienne, seule capable de mener la révolution dans le pays.

    Il a indiqué que la petite-bourgeoisie ne pouvait mener la nation qu’à une ivresse nationaliste, mais non à la libération, et que la bourgeoisie nationale n’affichait une position anti-impérialiste que face à l’agression armée directe de l’impérialisme.

    Il a souligné que la révolution ne pouvait être menée que par un Parti communiste s’appuyant sur une base sociale d’ouvriers et de paysans et adhérant fermement au marxisme-léninisme.

    Il a affirmé la nécessité d’un Front unique anti-impérialiste et anti-féodal, basé sur une alliance ouvrière-paysanne, dans lequel la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale feraient partie tant qu’elles accepteraient l’hégémonie du prolétariat.

    Il a soutenu la nécessité de mobiliser, d’organiser et d’armer les masses populaires ; que plus qu’un programme, le peuple a besoin d’armes pour conquérir ses droits et les défendre, que les masses ont besoin d’armes pour la lutte, la lutte insurrectionnelle devrait descendre des Andes : de la campagne à la ville par la violence des masses, par la guerre populaire.

    C’est le résultat que Mariátegui a trouvé de l’application du marxisme-léninisme aux conditions concrètes du pays et de l’Amérique latine ; c’est la CHEMIN DE MARIÁTEGUI DONT LA VALIDITÉ EST PLEINEMENT EN VIGUEUR, AUQUEL ONT FERMEMENT ADHÉRÉ LES RÉVOLUTIONNAIRES PÉRUVIENS , ET PLUS ENCORE LES RÉVOLUTIONNAIRES PÉRUVIENS QUI LUTTENT SOUS LES DRAPEAU DU MARXISME-LÉNINISME PENSÉE MAO ZEDONG. »

    Une grande bataille interne fut menée dans le Front Étudiant, conquis politiquement entre 1963 et 1966.

    Furent mis en avant des fronts comme la Federación de Barrios de Ayacucho (Fédération des quartiers d’Ayacucho), le Frente de Defensa del Pueblo (Front de défense du peuple) et la Federación Provincial de Campesinos de Huamanga (Fédération provinciale des paysans de Huamanga).

    L’Université de la province de Huamanga devint un bastion du mouvement et fut le lieu des réunions du Centro de Trabajo Intelectual Mariátegui (Centre du travail intellectuel Mariátegui) en 1971 et 1972.

    Alors que les étudiants du mouvement devenaient des professeurs des écoles notamment dans la région d’Ayacucho, d’autres structures furent fondées : le Movimiento Clasista Barrial (Mouvement de classe des quartiers), le Movimiento Femenino Popular (Mouvement féminin populaire), le Movimiento de Obreros y Trabajadores Clasistas (Mouvement des ouvriers et des travailleurs de classe), le Movimiento de Campesinos Pobres (Mouvement des paysans pauvres).

    La systématisation des organismes générés fut décidée à la troisième session du Comité Central en 1973 ; leur première caractéristique était définie comme « avoir adhéré à Mariátegui, c’est-à-dire qu’ils ont adopté la ligne du parti ».

    C’est la raison pour laquelle le Frente Estudiantil Revolucionario (Front Étudiant Révolutionnaire) constitué en 1973 avait comme mot d’ordre Por el sendero luminoso de Mariátegui, c’est-à-dire « pour / par le sentier lumineux de Mariátegui ».

    Le Frente Estudiantil Revolucionario explique dans son manifeste de 1973 :

    « Avec la proposition de servir la reconstitution du FER en tant qu’organisation pleinement identifiée aux luttes populaires que dirige le prolétariat pour la Révolution nationale démocratique, le Front étudiant révolutionnaire « Pour le Sentier lumineux de Mariátegui » a émergé au niveau national.

    Ce fut une étape décisive dans la lutte entre deux lignes qui, ascendantes, a débuté dès sa constitution.

    En définissant des camps face à une série de variantes opportunistes, il a été possible d’exprimer la définition du FER comme une organisation classiste de masse qui adhère à la Pensée de Mariátegui. »

    Cette Fédération se définit ainsi comme l’union organique de « ceux d’entre nous qui adhèrent pleinement et inconditionnellement à la pensée de Mariátegui ».

    Une publication de cette Fédération donne la définition suivante du cadre idéologique de cette « pensée de Mariátegui ».

    On aura compris que celle-ci est posée comme équivalent péruvien de la « pensée Mao Zedong » qui existe en Chine.

    Telle est l’initiative d’Abimael Guzmán Reynoso, dit Gonzalo : il faut une compréhension de la réalité historique nationale en transformation.

    Et les Péruviens profitent de José Carlos Mariátegui, qui a fait pour le Pérou la même chose que Mao Zedong en Chine : José Carlos Mariátegui a pareillement analysé le pays, fondé le Parti, posé les jalons de la révolution.

    Voici ce qu’on lit dans « Mariátegui en les drapeaux de la Révolution Péruvienne ».

    On remarquera que les Andes sont présentées comme le centre névralgique de la révolution.

    Cela sera toujours affirmé par le Parti Communiste du Pérou, et l’iconographie produite reprendra de manière très régulière les codes relevant de la culture des Indiens.

    Il n’y aura par contre jamais aucun indigénisme ou une expression séparatiste quelconque.

    « D’une analyse scientifique « conforme à la méthode marxiste » de la réalité péruvienne dérive sa constatation que la société péruvienne est de nature semi-coloniale et semi-féodale.

    Il souligna également qu’à mesure que le capitalisme se développe grandit notre asservissement, car à l’ère de l’impérialisme, il n’y avait pas de place pour un développement capitaliste indépendant.

    Il souligna également le caractère national-démocratique de la révolution péruvienne et qu’une fois cette étape franchie, la révolution « devient, par ses objectifs et sa doctrine, une révolution prolétarienne ».

    Il indiqua le rôle de la paysannerie comme force principale de la révolution et le rôle moteur du prolétariat en son sein ; que la révolution ne pouvait être guidée que par le Parti Communiste, avant-garde organisée du prolétariat péruvien fermement attaché au marxisme-léninisme ; et la nécessité d’un Front uni national-démocratique fondé sur une alliance ouvrière-paysanne, composé à la fois de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie nationale, à condition que celles-ci acceptent l’hégémonie du prolétariat.

    Il a manifesté la nécessité de mobiliser, d’organiser et d’armer les masses ; outre un programme unique, le peuple avaient besoin des armes pour conquérir et défendre ses droits ; les masses devaient s’armer pour la lutte insurrectionnelle qui descendrait des Andes, des campagnes aux villes, par la violence des masses, de la Guerre Populaire.

    Lors de la première Conférence communiste latino-américaine (Buenos Aires, juin 1929), trois documents préparés par Mariátegui furent présentés : « Historique et développement de l’action de classe », « Point de vue anti-impérialiste » et « Aperçu du problème indigène ».

    Ces documents, ainsi que les Statuts et le Programme du PCP et les Thèses d’affiliation à la Troisième Internationale, sont des documents intemporels et la concrétisation théorique d’un processus complet entamé des années auparavant.

    L’œuvre de Mariátegui exige une analyse rigoureuse de la part des révolutionnaires péruviens afin de systématiser ses thèses et ses conclusions, une action pratique et théorique, comme unique garantie de suivre son chemin, le chemin de la révolution péruvienne ; dans la confrontation entre théorie et praxis, nous pourrons développer sa pensée, développer le marxisme au Pérou. »

    En 1976 se tint la cinquième session du Comité Central du Parti Communiste du Pérou ; son mot d’ordre fut « Revenir pleinement à Mariátegui et impulser la Reconstitution ! ».

    Une Réunion nationale des organismes générés fut ensuite réalisée en mars 1977, afin d’aborder le thème de « construire la lutte armée ».

    Au cours de ce processus, le mouvement mit de côté une ligne opportuniste de droite, qui considérait la situation comme non révolutionnaire, ainsi qu’une autre ligne opportuniste de droite, qui elle considérait la lutte armée comme impossible.

    Une ligne opportuniste de gauche fut également rejetée, autour cette fois de la question des modalités de la guerre populaire.

    Les VI et VII sessions plénières du Comité Central aboutissent en ce sens à la production en mars 1977 du document « Développer la construction, principalement du Parti, en fonction de la lutte armée ».

    La neuvième session élargie du Comité Central, entre mai et juillet 1979, définit ensuite Abimael Guzmán Reynoso comme « chef du Parti et de la révolution » ; il est connu sous le pseudonyme de Gonzalo.

    Le 17 mai 1980, le Parti Communiste du Pérou déclenche la lutte armée, dont la stratégie est expliquée dans le fameux document ILA 80.

    On a alors la pensée Gonzalo, qui remplace la pensée Mariátegui, en la prolongeant historiquement.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • Le « mariáteguisme »

    Les trois documents présentés par les communistes péruviens lors de la première conférence communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires sont, au sens strict, le noyau dur de la conception de José Carlos Mariátegui.

    On peut les résumer comme suit :

    a) L’indépendance nationale a été réalisée par en haut, donnant naissance à une bourgeoisie vendue à l’impérialisme, avec un féodalisme se maintenant à l’arrière-plan.

    Les masses entièrement mises à l’écart sont indiennes et cela tombe bien, elles disposent d’un arrière-plan progressiste historiquement avec les restes du communisme inca.

    b) L’anti-impérialisme ne suffit pas, car ce serait oublier l’aspect interne, et justement le féodalisme se maintient à l’arrière-plan.

    Qui plus est, la domination impérialiste modernise l’économie, selon ses besoins.

    c) Le mouvement communiste du Pérou est le fruit d’un processus dans le pays lui-même et il faut se fonder sur ce parcours historique afin de bien calibrer la proposition révolutionnaire.

    D’où la fondation au Pérou d’un Parti socialiste en fait dirigé par un noyau communiste et aligné sur l’Internationale Communiste.

    Ces trois points préfigurent le point de vue communiste qui va être adopté ensuite.

    L’idée d’un Parti socialiste dirigé par le noyau communiste, c’est ni plus ni moins ce qui va être mis en place dans tous les pays de l’Est européen après 1945.

    La reconnaissance du parcours national spécifique a d’ailleurs fait que l’Internationale Communiste, comme Parti Communiste mondial centralisé, procède à sa dissolution en mai 1943.

    La compréhension de la modernisation de l’économie des pays du tiers-monde par l’impérialisme (et non d’une situation statique d’exploitation), donnant naissance à un capitalisme bureaucratique, a été acquise dans les années 1960, grâce aux communistes chinois.

    Ce sont pareillement les communistes chinois qui ont souligné le rôle prioritaire du verrou féodal.

    Et ce sont également les communistes chinois qui ont souligné l’importance des mœurs, des attitudes, des comportements, des mentalités… dans l’évolution historique : c’est la base même du principe de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

    José Carlos Mariátegui annonce ainsi de nombreux points qui vont être compris bien après sa mort.

    C’est la raison pour laquelle, dans les années 1930 et 1940, il reste incompris.

    À sa mort, le poste de dirigeant du Parti revient à Eudocio Ravines, qui deviendra un anti-communiste après 1945.

    Le Parti socialiste prend alors le nom de Parti Communiste, mais la décision de la modification date d’une réunion à laquelle avait participé José Carlos Mariátegui, le 4 mars 1930.

    La réunion marqua également la fondation de la Jeunesse Communiste.

    Si le rôle historique de José Carlos Mariátegui dans la fondation du Parti est reconnu, le « mariatéguisme » est mis de côté, un processus officialisé à la toute fin de l’année 1933.

    Le Comité Central du Parti Communiste, dirigé par Eudocio Ravines, publie en effet le document « Sous la bannière de Lénine ! Instructions pour la Journée des Trois L [Lénine Liebknecht Luxembourg] ».

    « Même si on ne saurait mécaniquement séparer la personnalité de Mariátegui du mariatéguisme, il est évident, bien entendu, que la pratique révolutionnaire de sa vie a de profondes divergences avec le courant mariatéguiste qu’a créé sa pensée et sa plume.

    Le combattant plein d’abnégation et tenace José Carlos, pour son honnêteté et sa sincérité même dans l’erreur, pour avoir été le fondateur des premiers groupes communistes – bien qu’avec une orientation mariatéguiste – et pour avoir été l’un des premiers à ouvrir le feu contre l’APRA, se plaçant sous la bannière de l’Internationale Communiste, a été, est et continuera d’être notre camarade contre tous ces agents qualifiés du bloc féodal-bourgeois qui cherchent à prendre son nom et son image pour combattre le PCP et le mouvement révolutionnaire.

    Le mariateguisme est une confusion d’idées provenant des sources les plus diverses. Il n’existe guère de tendance qui n’y soit représentée.

    Avant de s’abreuver à la source du marxisme et, plus particulièrement, du léninisme, Mariátegui avait connu le mouvement révolutionnaire à travers les tendances non prolétariennes les plus diverses. Il a commis de graves erreurs, non seulement théoriques, mais aussi pratiques.

    Il existe en réalité très peu de points de contact entre le léninisme et le mariateguisme, et ces contacts sont plutôt accessoires.

    Le mariateguisme confond le problème national avec le problème agraire ; il attribue une fonction progressiste à l’impérialisme et au capitalisme au Pérou ; il substitue la tactique et la stratégie révolutionnaires au débat et à la discussion, etc.

    Notre position contre le mariateguisme est et doit être celle d’un combat implacable et irréconciliable, étant donné qu’il entrave la bolchevisation organique et idéologique de nos rangs, qu’il empêche le prolétariat de s’armer des arsenaux du léninisme et du marxisme, qu’il entrave la croissance rapide du Parti communiste et la formation de ses cadres, qu’il constitue l’un des obstacles les plus sérieux à notre positionnement à l’avant-garde des événements majeurs et à notre rôle d’avant-garde des exploités dans leurs luttes et leurs actions.

    Le premier à reconnaître cette essence du mariatéguisme et donc à la combattre sans merci fut le camarade Mariátegui lui-même. Sa mort ne l’empêche pas de continuer à lutter à nos côtés contre le mariaéguisme, l’APRAisme, l’anarcho-réformisme et d’autres tendances qui n’ont rien à voir avec les intérêts de classe du prolétariat. Et cette lutte idéologique doit être lancée avec force et menée jusqu’à ses ultimes conséquences avec fermeté et inflexibilité. »

    On aura compris que la mise en avant de Rosa Luxembourg, tout en mentionnant ses erreurs, a servi de prétexte pour critiquer José Carlos Mariátegui de la même manière.

    La critique formelle et la plus aboutie de ce prétendu mariatéguisme fut ensuite écrite par Vladimir Miroshevsky, et publiée sous la forme d’un article publié d’abord en URSS, puis repris par la revue du Parti Communiste à Cuba, Dialéctica, en mai-juin 1942, à l’occasion de son premier numéro.

    La critique du mariatéguisme exprime trois peurs. La première est que le rôle réel du Parti Communiste n’ait pas été comprise et qu’il y ait une tendance à relativiser son existence, dans une tendance de type socialiste des années 1920.

    Ce n’est pas ce que dit José Carlos Mariátegui, mais des gens qui se méfient fondamentalement, qui ne comprennent pas ce qu’il représente, qui ne voient pas son analyse concrète de la situation au Pérou, auront tendance mécaniquement à aller en ce sens.

    La deuxième, c’est de s’imaginer que l’impérialisme puisse amener des améliorations dans un pays du tiers-monde.

    Là encore, ce n’est pas ce que dit José Carlos Mariátegui.

    Mais une lecture unilatérale va amener à penser que le capitalisme ne peut pas évoluer, progresser, qu’un pays semi-colonial ne saurait connaître aucune transformation, aucune « modernisation ».

    Cette incompréhension va amener une importante capitulation dans le mouvement communiste après 1945, avec l’émergence du révisionnisme, qui est aussi l’expression d’une stupeur devant un capitalisme se modernisant au lieu de maintenir une situation statique et toujours en train d’empirer.

    La troisième, c’est l’indigénisme. Lorsque José Carlos Mariátegui dit que les Indiens consistent en la majorité mise de côté et qu’ils vont faire la révolution, une lecture unilatérale va en faire un théoricien indigéniste.

    Pire encore, cela peut apparaître même comme une forme de populisme. C’est le sens de la critique de Vladimir Miroshevsky.

    Celui-ci n’a pas compris ce que dit José Carlos Mariátegui au sujet de l’empire inca et s’imagine que la thèse exprimée consiste à dire que les Indiens sont déjà communistes, seraient déjà communistes.

    En réalité, José Carlos Mariátegui dit que leur parcours leur permet de s’engouffrer plus facilement dans le communisme ou plus exactement le socialisme, et ce d’autant plus que l’indépendance péruvienne les a mis de côté.

    Vladimir Miroshevsky affirme donc que José Carlos Mariátegui a la même position que les socialistes-révolutionnaires russes d’avant 1917, qui s’imaginaient que les paysans possédaient encore une réelle vie communautaire.

    Rappelons ici que Karl Marx avait affirmé à son époque que la communauté paysanne russe possédait des traits pouvant permettre effectivement un progrès plus rapide de la cause révolutionnaire, mais Lénine a constaté ensuite avec justesse que le capitalisme avait pénétré les campagnes, les modifiant en profondeur.

    Néanmoins, si Vladimir Miroshevsky dénonce le mariatéguisme, il ne touche pas à José Carlos Mariátegui, affirmant qu’à la fin de sa vie il s’était parfaitement aligné sur l’Internationale Communiste et le marxisme-léninisme.

    José Carlos Mariátegui est d’ailleurs présenté comme « un jeune écrivain talentueux, qui a cherché à ‘‘se rapprocher du peuple’’ », même s’il « y avait beaucoup de confusion dans ses opinions », puisque par exemple « il se considérait comme un ‘‘marxiste’’, mais voyait en même temps dans le théoricien du syndicalisme Georges Sorel l’un de ses professeurs ».

    Vladimir Miroshevsky présente donc José Carlos Mariátegui comme un petit-bourgeois sincère, avec des limitations de classe, l’amenant ainsi à se rapprocher de l’APRA et à croire que les paysans indiens suffiraient pour une révolution, sans rôle réel pour la classe ouvrière.

    Cependant, il est souligné que José Carlos Mariátegui n’a pas suivi l’APRA dans sa démarche devenant populiste et lié à l’impérialisme britannique. Reste que le Parti socialiste qu’il a fondé témoignerait de son manque de confiance en les principes du Parti Communiste, en la classe ouvrière.

    Il aurait « vu en le prolétariat un simple ‘‘adjuvant’’ pour les masses paysannes indiennes ».

    Et, selon Vladimir Miroshevsky, les explications de José Carlos Mariátegui sur la nature collectiviste de l’empire inca reposeraient « sur des spéculations fantastiques ».

    Reste que tout comme Vladimir Miroshevsky a bien été obligé de reconnaître que José Carlos Mariátegui ne s’est pas aligné sur l’APRA, il est forcé également d’admettre qu’il n’y a eu strictement aucun alignement sur le romantisme inca.

    L’attitude finale adoptée est donc de dire que tout cela n’est pas très clair et que, somme toute, ce que dit José Carlos Mariátegui se rattache à la théorie de la révolution permanente, qui nie qu’il y a des étapes nécessaires dans le processus de transformation révolutionnaire.

    « Du point de vue du marxisme-léninisme, le mouvement révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux fait partie de la révolution socialiste mondiale.

    Elle se déroule dans les conditions de la crise générale du capitalisme, dans les conditions de la lutte des deux mondes – bourgeois et socialistes.

    Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, à un certain stade du développement de la révolution, la dictature du prolétariat et la construction socialiste réussie sont possibles.

    Toutefois, ‘‘la transition vers la dictature du prolétariat n’est possible ici que par un certain nombre d’étapes préparatoires, uniquement à la suite de la période d’escalade de la révolution démocratique bourgeoise en une révolution socialiste, et de la construction socialiste réussie – dans la plupart des cas – uniquement sous la condition d’un soutien direct des pays de la dictature prolétarienne’’ (Programme de l’Internationale communiste).

    La tâche immédiate de la révolution au Pérou n’est pas de se battre pour l’organisation de la société socialiste, mais la lutte pour le renversement de la domination des classes des propriétaires et de l’oppression impérialiste.

    L’alliance de classe du prolétariat avec la paysannerie sous l’hégémonie du prolétariat, dirigée par le Parti communiste, constitue une condition nécessaire à cette lutte, qui se développe à travers plusieurs étapes en une révolution socialiste.

    Pour Mariátegui, qui ne comprenait pas le rôle historique du prolétariat, niait la nécessité de son hégémonie dans le mouvement révolutionnaire et s’est concentré sur les « instincts collectivistes » de la paysannerie péruvienne, cette question était différente. »

    José Carlos Mariátegui est donc remercié pour son travail et salué pour sa sincérité, mais rejeté pour ses limitations.

    « Les vues de Mariátegui sous leur forme originale – comme dans la forme qu’il les a développées dans la période précédant sa transition vers la bannière de l’Internationale communiste – ont été les vues du « socialisme » petit-bourgeois, une sorte de modification du narodisme [= le populisme russe des socialistes-révolutionnaires] sur le sol péruvien.

    Mariátegui voulait sincèrement lutter pour le socialisme et était convaincu de la possibilité d’une révolution socialiste au Pérou.

    Il n’était pas l’un des démagogues bourgeois (par ailleurs assez nombreux en Amérique latine), pour qui le bavardage sur le socialisme n’est qu’un moyen de tromper les masses laborieuses.

    Mais ses vues n’avaient rien à voir avec le socialisme prolétarien. Ce sont les rêves utopiques d’un intellectuel petit-bourgeois dans un pays paysan arriéré (…).

    Mais Mariátegui n’était pas seulement un ‘‘socialiste’’ utopique petit-bourgeois. Il était avant tout un démocrate révolutionnaire.

    Son ‘‘socialisme’’ n’est qu’une belle phrase, reflétant dans une forme déformée et idéalisée des aspirations réelles de millions de paysans péruviens à changer radicalement leur situation, à renverser toutes les anciennes autorités, à détruire l’oppression du propriétaire (…).

    Le fait que Mariátegui ait exprimé, en fait, les aspirations démocratiques révolutionnaires de la paysannerie indienne, était sa force et sa faiblesse.

    La force réside en ce que que, reflétant les espoirs et les désespoirs des millions de paysans indiens, écrasés par l’exploitation des propriétaires et l’oppression de l’impérialisme, il était le héraut des idées du peuple, de la révolution de masse.

    Il a clairement vu que les grands problèmes sociaux ont été résolus avec le sang et le fer; il s’est moqué de la peur des réformateurs nationaux bourgeois devant la révolution.

    La faiblesse, par la paysannerie indienne, relativement à ses propres forces, qui n’est pas guidée par le prolétariat révolutionnaire et revendique un rôle indépendant dans la lutte révolutionnaire, et n’est pas en mesure d’obtenir une amélioration radicale des conditions de son existence.

    Mariátegui, à la fin de sa vie, réalisa la faiblesse de sa position petite-bourgeoise et, surmontant l’idéologie « populaire », entra dans la voie de la lutte pour l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise, antiféodale et anti-impérialiste. »

    Tout cela est bien tourmenté et on sent comment il y a surtout une tendance unilatérale à se débarrasser de la complexité de la figure de José Carlos Mariátegui.

    La réponse péruvienne ne se fit pas attendre : dès le numéro 2 de Dialéctica, en juillet-août 1943, on a un article écrit par Jorge del Prado, qui prend la place d’Eudocio Ravines à la tête du Parti.

    Son titre est explicite : « Mariátegui, marxiste-léniniste, fondateur du Parti communiste, premier propagateur et applicateur du marxisme au Pérou. »

    À partir ce moment-là, José Carlos Mariátegui devient une figure absolument intouchable auprès des communistes péruviens, et son prestige révolutionnaire s’élargit particulièrement dans le monde.

    Cependant, l’influence du révisionnisme soviétique joue à plein et va casser littéralement en deux le Parti.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui et la première conférence communiste latino-américaine : le capitalisme bureaucratique

    C’est le document sur la question du racisme en Amérique latine qui eut le plus de retentissement lors de la première conférence communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires.

    Néanmoins, il y eut deux autres contributions péruviennes, là encore formulées par José Carlos Mariátegui.

    Elles sont relativement courtes, mais pleines de finesses naturellement.

    La première s’intitule Arrière-plan et développement de l’action classiste (c’est-à-dire de classe).

    Ici, il faut savoir que quelques semaines plus tôt, le 17 mai 1929, s’est fondé la Confederación General de Trabajadores del Perú (Confédération Générale des Travailleurs du Pérou), dont les statuts et le programme de lutte ont été rédigés par José Carlos Mariátegui.

    C’est tout un aboutissement du processus d’affirmation révolutionnaire. Mais le document retrace surtout le cheminement des idées, à travers les luttes.

    On a donc un historique qui part de Manuel González Prada (1844-1918), aligné sur l’anarchisme, jusqu’à l’acceptation du socialisme comme doctrine par José Carlos Mariátegui.

    Et il est souligné le rejet du « populisme démagogique et inconcluant », ainsi que du « caudillisme personnaliste », le caudillo désignant en Amérique latine un démagogue souvent chef de guerre se présentant comme le sauveur providentiel du peuple et de la nation, etc.

    Ce document, en soi, ne présente pas un intérêt essentiel dans ce qu’il raconte. Il exprime pourtant un point de vue fondamental : celui que la contradiction est interne.

    José Carlos Mariátegui présente l’affirmation du socialisme au Pérou comme le fruit de luttes sociales et idéologiques au Pérou même.

    Ce faisant, par contradiction, il rejette le principe d’une idéologie « importée ».

    La seconde autre contribution a comme titre Point de vue anti-impérialiste ; elle présente comme on s’en doute la manière dont il faut comprendre la question. C’est aussi une sorte de bilan.

    José Carlos Mariátegui avait, en effet, collaboré avec Víctor Raúl Haya de la Torre.

    Celui-ci qui avait fondé en 1924, à Mexico, l’Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) et notamment publié en 1927, à Buenos Aires, Pour l’émancipation de l’Amérique latine.

    Les cinq points fondamentaux de l’Alianza Popular Revolucionaria Americana, connu sous l’acronyme APRA, étaient les suivants :

    « 1. Action contre l’impérialisme yankee ;

    2. Pour l’unité politique de l’Amérique latine ;

    3. Pour la nationalisation des terres et des industries ;

    4. Pour l’internationalisation du canal de Panama ;

    5. Pour la solidarité avec tous les peuples et toutes les classes opprimés du monde. »

    On est ici dans la variante la plus à gauche du nationalisme latino-américain formulé en 1900 par l’Uruguayen José Enrique Rodó dans son essai Ariel.

    La prétention à l’anti-impérialisme était, pour cette raison, relativement vaine et José Carlos Mariátegui en constata vite la nature.

    De fait, le projet de parti unique latino-américain cessa bien vite ; l’APRA devint un mouvement politique seulement péruvien en 1928 et bascula très vite dans le populisme.

    On lit dans Point de vue anti-impérialiste au sujet de toute cette prétention latino-américaine bourgeoise :

    « Dans quelle mesure la situation des républiques latino-américaines peut-elle être assimilée à celle des pays semi-coloniaux ?

    La situation économique de ces républiques est indéniablement semi-coloniale, et à mesure que leur capitalisme se développe et, par conséquent, la pénétration impérialiste, ce caractère de leur économie doit s’accentuer.

    Mais les bourgeoisies nationales, qui voient dans la coopération avec l’impérialisme la meilleure source de profit, se sentent suffisamment maîtres du pouvoir politique pour ne pas se préoccuper sérieusement de souveraineté nationale.

    Ces bourgeoisies, en Amérique du Sud, qui n’a pas encore connu l’occupation militaire yankee, à l’exception du Panama, ne sont pas prédisposées à admettre la nécessité de lutter pour une seconde indépendance, comme le supposait naïvement la propagande de l’APRA.

    L’État, ou plutôt la classe dirigeante, n’aspire pas à une autonomie nationale plus large et plus certaine.

    La révolution pour l’indépendance est relativement trop proche, ses mythes et ses symboles trop vivants, dans la conscience de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

    L’illusion de la souveraineté nationale persiste dans ses principaux effets.

    Prétendre qu’un sentiment de nationalisme révolutionnaire, semblable à celui qui, dans des conditions différentes, représente un facteur de la lutte anti-impérialiste dans les pays semi-coloniaux soumis à l’impérialisme au cours des dernières décennies en Asie, serait une grave erreur. »

    José Carlos Mariátegui, conséquemment à sa propre analyse, dit que la bourgeoisie nationale est issue de l’indépendance conquise face aux Espagnols, et que par la manière dont elle est née, elle ne se sent aucune attache avec le peuple.

    Et là, de manière brillante, il affirme que l’anti-impérialisme ne suffit pas. Il a compris que la contradiction est interne et, effectivement, il a toujours souligné que c’est le verrou féodal qui empêchait le Pérou d’avancer historiquement.

    « La divergence fondamentale entre les éléments péruviens qui ont initialement accepté l’APRA – comme un projet de front unique, jamais comme un parti, ni même comme une organisation efficace et pérenne – et ceux extérieurs au Pérou qui l’ont ensuite définie comme un Kuo Min Tang latino-américain, réside dans le fait que les premiers restent fidèles à la conception socio-économique révolutionnaire de l’anti-impérialisme, tandis que les seconds expliquent ainsi leur position : « Nous sommes de gauche (ou socialistes) parce que nous sommes anti-impérialistes.»

    L’anti-impérialisme est ainsi élevé au rang de programme, d’attitude politique, de mouvement autosuffisant qui mène spontanément, par un processus inconnu, au socialisme, à la révolution sociale.

    Ce concept conduit à une surestimation excessive du mouvement anti-impérialiste, à une exagération du mythe de la lutte pour la « seconde indépendance », à un romantisme selon lequel nous vivons déjà l’époque d’une nouvelle émancipation.

    D’où la tendance à remplacer les ligues anti-impérialistes par une organisation politique.

    De l’APRA, initialement conçue comme un front uni, une alliance populaire, un bloc des classes opprimées, nous sommes passés à l’APRA définie comme le Kuo Min Tang latino-américain.

    Pour nous, l’anti-impérialisme ne constitue pas et ne peut pas constituer, en soi, un programme politique, un mouvement de masse capable de prendre le pouvoir.

    L’anti-impérialisme, même s’il pouvait mobiliser la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationalistes aux côtés des masses ouvrières et paysannes (nous avons déjà catégoriquement nié cette possibilité), n’annule pas l’antagonisme entre les classes, ni ne supprime leurs divergences d’intérêts. »

    Pour José Carlos Mariátegui, la propagande de l’APRA de Víctor Raúl Haya de la Torre consiste en une :

    « prédication confuse et messianique qui, tout en se présentant comme relevant de la lutte économique, fait en réalité principalement appel à des facteurs raciaux et sentimentaux. »

    José Carlos Mariátegui fait alors une remarque brillante. C’est un passage qui préfigure la compréhension de ce qu’est le capitalisme bureaucratique, comme capitalisme dans un pays semi-féodal semi-colonial.

    Si on a en effet une conception « purement » anti-impérialiste, alors seul compte l’anti-impérialisme et on s’imagine que le pays victime de l’impérialisme ne connaît aucun développement économique.

    Une telle vision est cependant unilatérale, anti-dialectique. José Carlos Mariátegui a, quant à lui, très bien compris le nœud des contradictions qui existent.

    Et il constate donc qu’il existe une contradiction entre l’impérialisme et le féodalisme d’un pays, même si ce féodalisme forme un verrou à l’expression démocratique.

    Il peut donc y avoir une confrontation de l’impérialisme avec le féodalisme, ou des modifications.

    C’est le principe du capitalisme bureaucratique, qui va être développé en tant que tel dans les années 1960 dans le cadre du maoïsme.

    « Les intérêts du capitalisme impérialiste coïncident-ils nécessairement et fatalement dans nos pays avec les intérêts féodaux et semi-féodaux de la classe des propriétaires fonciers ?

    La lutte contre le féodalisme est-elle nécessairement et totalement identifiée à la lutte anti-impérialiste ?

    Certes, le capitalisme impérialiste utilise le pouvoir de la classe féodale, dans la mesure où il la considère comme la classe politiquement dominante.

    Mais leurs intérêts économiques ne sont pas les mêmes.

    La petite bourgeoisie, sans exclure les plus démagogiques, si elle modère dans la pratique ses pulsions nationalistes les plus marquées, peut parvenir à la même alliance étroite avec le capitalisme impérialiste.

    Le capital financier se sentira plus en sécurité si le pouvoir est entre les mains d’une classe sociale plus large qui, en satisfaisant certaines revendications pressantes et en entravant l’orientation de classe des masses, est mieux placée que la vieille et détestée classe féodale pour défendre les intérêts du capitalisme, pour en être le gardien et l’initiateur.

    La création de la petite propriété, l’expropriation des grands domaines et la liquidation des privilèges féodaux ne sont pas immédiatement contraires aux intérêts de l’impérialisme.

    Au contraire, dans la mesure où les vestiges du féodalisme ont entravé le développement d’une économie capitaliste, ce mouvement de liquidation du féodalisme coïncide avec les exigences de la croissance capitaliste, promue par les investissements et les techniciens de l’impérialisme.

    La disparition des grands domaines et l’instauration à leur place d’une économie agraire fondée sur ce que la démagogie bourgeoise appelle la « démocratisation » de la propriété foncière, le remplacement des anciennes aristocraties par une bourgeoisie et une petite bourgeoisie plus puissantes et influentes – et donc plus à même de garantir la paix sociale – ne sont en rien contraires aux intérêts de l’impérialisme.

    Au Pérou, le régime Leguia, bien que timide dans la pratique quant aux intérêts des grands propriétaires terriens et des patrons locaux, qui le soutiennent largement, n’hésite pas à recourir à la démagogie, à fustiger le féodalisme et ses privilèges, à tonner contre les anciennes oligarchies et à promouvoir une répartition des terres qui ferait de chaque ouvrier agricole un petit propriétaire.

    C’est précisément de cette démagogie que le léguaïsme tire sa plus grande force. Il n’ose pas toucher à la grande propriété.

    Mais le mouvement naturel du développement capitaliste – projets d’irrigation, exploitation de nouvelles mines, etc. – va à l’encontre des intérêts et des privilèges du féodalisme.

    À mesure que les terres arables s’étendent et que de nouveaux centres de travail émergent, les grands propriétaires terriens perdent leur principal atout : la disponibilité absolue et inconditionnelle de la main-d’œuvre.

    À Lambayeque, où des projets d’irrigation sont actuellement en cours, les activités capitalistes du comité technique qui les supervise, présidé par un expert américain, l’ingénieur Sutton, sont rapidement entrées en conflit avec les intérêts des grands propriétaires féodaux.

    Ces grands propriétaires terriens sont principalement producteurs de sucre.

    La menace de perdre leur monopole sur la terre et l’eau, et donc les moyens de déposséder à volonté la population laborieuse, les rend fous et les pousse à une attitude que le gouvernement, bien qu’étroitement lié à nombre de ses éléments, qualifie de subversive ou antigouvernementale.

    Sutton présente les caractéristiques d’un homme d’affaires capitaliste américain.

    Sa mentalité et son travail se heurtent à l’esprit féodal des propriétaires terriens.

    Sutton a par exemple établi un système de distribution d’eau fondé sur le principe selon lequel la propriété de l’eau appartient à l’État.

    Les propriétaires terriens considéraient le droit à l’eau comme annexé à leur droit à la terre.

    Selon leur théorie, les eaux leur appartenaient ; elles étaient et demeurent la propriété absolue de leurs domaines. »

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  • José Carlos Mariátegui et la première conférence communiste latino-américaine : la question du racisme

    C’est le délégué péruvien Hugo « Saco » Pesce qui présenta les thèses de José Carlos Mariátegui sur les Indiens lors de la première conférence communiste latino-américaine. Le discours prononcé a été écrit par les deux, même si, bien entendu, c’est José Carlos Mariátegui qui en forme le socle.

    C’est un document de portée stratégique, une analyse qui se présente comme une contribution, tout en fournissant des éléments clefs : c’est typique du style de José Carlos Mariátegui.

    Voici les principaux points :

    « Ce n’est que ces dernières années que nous avons assisté à l’émergence d’études rigoureuses et impartiales visant à révéler la véritable nature des éléments qui constituent le problème racial parmi nous.

    Des travaux sérieux de critique marxiste ont récemment commencé à paraître, étudiant consciencieusement la réalité de ces pays, analysant leurs processus économiques, politiques, historiques et ethniques, faisant fi des paradigmes académiques et savants, et posant les problèmes actuels en lien avec le fait fondamental : la lutte des classes.

    Mais ce travail est récent et ne concerne que quelques pays.

    Pour la majorité des pays d’Amérique latine, les camarades délégués des partis respectifs ont trouvé des informations insuffisantes ou falsifiées : cela explique pourquoi les contributions informatives à cette conférence ont nécessairement révélé un contenu insuffisant et, dans certains cas, un caractère confus dans leur approche du problème racial (…).

    En Amérique latine, le problème racial sert, entre autres, à la spéculation intellectuelle bourgeoise pour masquer ou ignorer les véritables problèmes du continent.

    La critique marxiste a l’impérieuse obligation de le présenter dans ses termes véritables, en se débarrassant de toute distorsion casuistique ou pédante. Économiquement, socialement et politiquement, le problème racial est, fondamentalement, celui de la liquidation du féodalisme (…).

    La colonisation de l’Amérique latine par la race blanche n’a eu, comme il est facile de le prouver, que des effets retardateurs et déprimants sur la vie des peuples autochtones.

    Leur évolution naturelle a été interrompue par l’action avilissante des Blancs et des métis.

    Des peuples tels que les Quichuas et les Aztèques, qui avaient atteint un niveau avancé d’organisation sociale, ont régressé, sous le régime colonial, jusqu’à devenir des tribus agricoles dispersées.

    Les éléments de civilisation qui subsistent dans les communautés autochtones du Pérou sont, avant tout, ce qui subsiste de l’ancienne organisation autochtone.

    Dans l’agriculture féodale, la civilisation blanche n’a pas créé de centres de vie urbaine ; elle n’a même pas toujours été synonyme d’industrialisation et de mécanisation ; elle a également été utilisée comme un moyen de subsistance.

    Sur les latifundia péruviens, à l’exception de certains élevages de bétail, la domination blanche ne représente aucun progrès par rapport à la culture aborigène.

    Nous appelons l’exploitation féodale des autochtones sur les grandes propriétés agricoles le « problème autochtone ».

    L’Indien, dans 90 % des cas, n’est pas un prolétaire, mais un serf.

    Le capitalisme, en tant que système économique et politique, se révèle incapable, en Amérique latine, de construire une économie affranchie des handicaps féodaux (…).

    Camarades : le réalisme d’une politique révolutionnaire, sûre et précise, dans l’appréciation et l’utilisation des faits sur lesquels elle doit agir dans ces pays, où la population indigène ou noire représente une part importante et joue un rôle majeur, peut et doit transformer le facteur racial en facteur révolutionnaire.

    Il est essentiel de donner au mouvement du prolétariat indigène ou noir, agricole et industriel, un caractère clair de lutte de classe.

    « Nous devons donner aux populations indigènes ou noires asservies », a déclaré un camarade du Brésil, « la certitude que seul un gouvernement d’ouvriers et de paysans de toutes races qui habitent le territoire les émancipera véritablement, car seul cela peut éteindre le régime des grands domaines et le régime industriel capitaliste et les libérer définitivement de l’oppression impérialiste. » (…)

    Le problème racial n’est pas commun à tous les pays d’Amérique latine et ne présente pas les mêmes proportions ni les mêmes caractéristiques dans tous ceux qui en souffrent.

    Si dans certains pays, il est d’importance limitée ou localisé à l’échelle régionale, ce qui signifie qu’il n’influence pas significativement le processus socio-économique, dans d’autres, il est clairement présent (…).

    Les Indiens « Incas » occupent, presque sans discontinuité, formant des conglomérats assez compacts, un vaste territoire qui s’étend sur plusieurs États.

    Ces Indiens, pour la plupart des « montagnards », occupent principalement les régions andines de la « sierra » ou des grands plateaux andins, s’étendant jusqu’aux montagnes du Pérou, de l’Équateur, du nord du Chili, de la Bolivie et de certains territoires du nord de l’Argentine.

    L’économie de ces peuples autochtones est principalement liée à la terre qu’ils cultivent depuis des temps immémoriaux.

    Ils vivent dans un climat froid et sont prolifiques : les destructions massives de l’époque coloniale et les métissages massifs qui ont fortement réduit leur nombre n’ont pas empêché une croissance démographique considérable, qui se poursuit aujourd’hui malgré l’exploitation à laquelle ils sont soumis.

    Ils parlent leurs propres langues, riches, nuancées et apparentées, dont les principales sont le quichua et l’aymara. Leur civilisation a connu des périodes de splendeur remarquable.

    Elle conserve aujourd’hui d’importants vestiges de talents picturaux, plastiques et musicaux.

    Ces peuples autochtones, principalement au Pérou et en Bolivie, où ils constituent 60 à 70 % de la population, ainsi qu’en Équateur et au Chili, où ils constituent également une part importante de la population, sont à la base de la production et de l’exploitation capitalistes et posent donc un problème fondamental.

    Au Pérou, en Équateur, au Chili et dans une partie de la Bolivie, où ils sont liés à l’agriculture et à l’élevage, leurs revendications sont principalement de nature agraire (…).

    Les Indiens du « groupe aztèque » occupent une grande partie du Mexique et du Guatemala, où ils constituent la grande majorité de la population. Leur évolution historique et leur haute civilisation sont bien connues.

    Leur économie et leurs caractéristiques, ainsi que leur importance sociale et leur rôle actuel, sont analogues à ceux des Indiens « incas ».

    Leur importance « purement raciale » est niée par le délégué mexicain, qui affirme qu’« il n’y a pas de problème indien au Mexique (sauf dans l’État du Yucatán), mais plutôt une lutte de classes ».

    Ces peuples autochtones, souvent qualifiés de « sauvages », sont ethniquement très différents de leurs prédécesseurs.
    Ils sont répartis presque exclusivement dans les régions forestières et fluviales du continent, au climat chaud, notamment dans certains États d’Amérique centrale, en Colombie (Chibchas) et au Venezuela (Muysca), dans les Guyanes, dans la région amazonienne péruvienne appelée « Montaña » (Campas), au Brésil et au Paraguay (Guarani), et en Argentine et en Uruguay (Charrúas).

    Leur dispersion, en petits groupes, dans de vastes régions forestières, et leur nomadisme lié aux besoins de la chasse et de la pêche, avec une agriculture quasi inexistante, sont des caractéristiques clairement opposées à celles des Indiens (Incas).

    Leur ancienne civilisation n’a probablement atteint qu’un niveau très bas. Leurs nombreuses langues et dialectes, généralement pauvres en termes abstraits, et leur tendance à la destruction numérique de la race sont également des caractéristiques opposées à celles des Indiens (Incas).

    Leur identité par rapport à la population importe généralement peu : leurs contacts avec la « civilisation » et leur rôle dans la structure économique de chaque pays sont très limités, voire inexistants.

    Là où la colonisation ibérique ne les a pas directement détruits, la race à l’état pur a subi des réductions décisives en raison d’intenses métissages, comme ce fut le cas notamment en Colombie, où 2 % de la population est de race pure et 89 % de métis ; comme ce fut le cas au Brésil, où les autochtones « forestiers » représentent un peu plus de 1 %, aux côtés de 60 % de « mamelucos » ou métis (…).

    Outre les deux races autochtones mentionnées précédemment, la race noire est présente en proportions importantes en Amérique latine.

    Les pays où elle prédomine sont Cuba, les Antilles et le Brésil.
    Si la majorité des Amérindiens sont liés à l’agriculture, les Noirs travaillent généralement principalement dans l’industrie.

    Quoi qu’il en soit, ils sont au cœur de la production et de l’exploitation.

    Les Noirs, importés par les colonisateurs, ne sont pas attachés à la terre comme les Amérindiens, n’ont pratiquement pas de traditions propres et ne possèdent pas de langue maternelle, parlant espagnol, portugais, français ou anglais (…).

    En général, pour les pays comptant une forte population noire, leur situation constitue un facteur social et économique important.

    En tant qu’exploités, ils ne sont jamais isolés, mais se tiennent plutôt aux côtés de personnes exploitées d’autres couleurs.

    Pour tous sont formulées des revendications propres à leur classe.

    En Amérique latine, qui compte plus de 100 millions d’habitants, la majorité de la population est composée d’autochtones et de Noirs.

    Mais il y a plus : quel est leur statut social et économique ? Les autochtones et les Noirs sont, pour la plupart, inclus dans la classe des ouvriers et des paysans exploités, et ils constituent la quasi-totalité de ces mêmes classes.

    Ce dernier élément suffirait à souligner pleinement l’importance de la race en Amérique latine comme facteur révolutionnaire. Mais d’autres particularités s’imposent à notre réflexion.

    Les races susmentionnées sont présentes dans tous les États et constituent une immense couche qui, avec son double caractère commun – racial et exploité – est répandue dans toute l’Amérique latine, au-delà des frontières artificielles maintenues par les bourgeoisies nationales et les impérialistes.

    Les Noirs, liés entre eux par la race ; les Indiens, liés entre eux par la race, la culture, la langue et l’attachement à la terre commune ; les Indiens et les Noirs, qui sont en commun et également à la base de la production et qui sont, en commun et également, objets de l’exploitation la plus intense, constituent, pour ces multiples raisons, d’immenses masses qui, unies aux prolétaires et aux paysans exploités, aux métis et aux blancs, devront nécessairement se soulever de manière révolutionnaire contre leurs maigres bourgeoisies nationales et l’impérialisme monstrueusement parasitaire, afin de les submerger irrésistiblement et, cimentant la conscience de classe, établir en Amérique latine le gouvernement des ouvriers et des paysans (…).

    Il est de mon devoir de souligner ici, camarades, que l’une des tâches les plus urgentes de nos partis est la révision immédiate de toutes les données historiques actuelles accumulées par les critiques féodales et bourgeoises, élaborées à leur intention par les services statistiques des États capitalistes, et présentées à notre examen dans toute leur distorsion, nous empêchant de considérer avec précision les valeurs incarnées par les races aborigènes primitives.

    Seule la connaissance de la réalité concrète, acquise grâce au travail et à l’élaboration de tous les partis communistes, peut nous fournir une base solide pour établir les conditions de l’existant et pour élaborer des directives conformes à la réalité.

    Notre recherche historique est utile, mais nous devons avant tout surveiller l’état actuel des populations indigènes, évaluer leur développement intellectuel et affectif, sonder l’orientation de leur pensée collective et évaluer leurs forces d’expansion et de résistance.

    Tout cela, nous le savons, est conditionné par les précédents historiques, d’une part, mais surtout par leurs conditions économiques actuelles.

    Voilà ce que nous devons comprendre en détail.

    La vie des Indiens, les conditions de leur exploitation, leurs possibilités de lutte, les moyens les plus pratiques pour l’avant-garde du prolétariat de pénétrer parmi eux, la manière la plus appropriée de s’organiser : tels sont les points fondamentaux que nous devons approfondir afin de mener à bien la tâche historique qui incombe à chaque parti.

    La lutte des classes, réalité primordiale reconnue par nos partis, revêt sans aucun doute des caractéristiques particulières lorsque la grande majorité des exploités appartiennent à une race et que les exploiteurs appartiennent presque exclusivement à une autre.

    J’ai tenté de démontrer, camarades, certains des problèmes essentiellement raciaux qu’exacerbent le capitalisme et l’impérialisme, certaines des faiblesses, dues également au retard culturel des races, que le capitalisme exploite à son profit exclusif.

    Quand l’oppression économique la plus dure pèse sur les épaules d’une classe productrice, et quand s’y ajoute le mépris et la haine dont elle est soumise en tant que race, il ne faut rien de plus qu’une compréhension simple et claire de la situation pour que cette masse se lève comme une seule et même personne et rejette toute forme d’exploitation (…).

    Le VIe Congrès de l’Internationale Communiste a une fois de plus mis en évidence la possibilité pour les peuples à l’économie rudimentaire d’initier directement une organisation économique collective, sans passer par la longue évolution que d’autres peuples ont connue.

    Nous pensons que parmi les populations « arriérées », aucune, autant que la population indigène inca, ne présente des conditions si favorables pour que le communisme agraire primitif, fondé sur des structures concrètes et un profond esprit collectiviste, se transforme, sous l’hégémonie de la classe prolétarienne, en l’un des fondements les plus solides de la société collectiviste prônée par le communisme marxiste.

    [Suit une présentation de la situation des amérindiens dans chaque pays latino-américain.]

    Au Mexique, contrairement aux pays mentionnés précédemment, il n’existe aucune animosité envers les Amérindiens.

    Le pourcentage d’Amérindiens de pure souche est si élevé, et surtout, le métissage est si important, que les caractéristiques raciales amérindiennes sont des caractéristiques nationales.

    Des présidents de la République, des généraux et des hommes d’État de pure souche amérindienne ont été élus, et les Amérindiens ne rencontrent pas la résistance spirituelle ou brutale qui afflige les Amérindiens d’autres nations (…).

    Il est intéressant de noter un fait.

    Ces races [il est désormais parlé des Amérindiens n’ayant pas atteint un certain niveau de civilisation], parfois importantes, sont celles qui ont le plus contribué à la formation ethnique des nations qui se sont constituées sur leur territoire, ayant donné lieu à des métissages extrêmement intenses avec les envahisseurs, les réduisant à des groupes extrêmement rares et, dans le même temps, isolés de la côte, de son économie et de sa culture.

    Ce phénomène est particulièrement visible en Colombie, où elles représentent moins de 2 % contre environ 86 % des métis ; au Brésil, où elles représentent un peu plus de 1 % contre 60 % des « mamelouks » (hors mulâtres).

    Toute cette coopération biologique leur a valu l’absorption quasi totale de leur race et la réduction des noyaux « purs » au statut de « sauvages ».

    Dans d’autres nations, leurs contacts avec les envahisseurs ont été brefs et violents.

    Les Indiens des forêts, pour la plupart, se sont repliés vers l’intérieur et n’ont contribué qu’en très faible nombre au métissage, comme ce fut le cas en Équateur, au Pérou, en Uruguay et dans d’autres États (…).

    En Amérique latine, les populations métisses et mulâtres sont réparties dans toutes les classes sociales, laissant toutefois toujours la race blanche prédominante au sein de la classe exploiteuse.

    Après l’Indien et le Noir, elle occupe une place assez importante au sein de la classe prolétarienne.

    Ils n’ont absolument aucune revendication sociale propre, si ce n’est celle de se libérer du mépris que les Blancs leur infligent.

    Leurs revendications économiques se confondent avec celles de la classe à laquelle ils appartiennent.

    Dans les nations où ils constituent la quasi-totalité de la population, leur existence en tant que grand prolétariat et paysannerie leur confère un rôle important dans la lutte révolutionnaire (…).

    À ce stade, la nature fondamentalement économique et sociale du problème racial en Amérique latine apparaît clairement, tout comme le devoir de tous les partis communistes d’empêcher les déviations intéressées que la bourgeoisie cherche à imposer à la solution de ce problème, en l’orientant exclusivement sur une dimension raciale.

    Ils ont également le devoir de souligner la nature économique et sociale des luttes des masses exploitées, indigènes ou noires, en détruisant les préjugés raciaux, en dotant ces mêmes masses d’une conscience de classe claire, en les orientant vers leurs revendications concrètes et révolutionnaires, en les éloignant des solutions utopiques et en affirmant leur identité avec les prolétaires métis et blancs, en tant qu’éléments de la même classe productrice et exploitée (…).

    Le problème indigène, dans la plupart des cas, s’identifie à celui de la terre.

    L’ignorance, le retard et la misère des peuples indigènes ne sont que la conséquence de leur servitude.

    Les latifundias féodales maintiennent l’exploitation et la domination absolue des masses indigènes par la classe possédante.

    La lutte des peuples indigènes contre les gamonales a toujours reposé sur la défense de leurs terres contre l’absorption et la dépossession. Il existe donc une revendication indigène instinctive et profonde : la revendication foncière.

    Donner à cette revendication un caractère organisé, systématique et défini est la tâche à laquelle la propagande politique et le mouvement ouvrier ont le devoir de coopérer activement (…).

    Sur la base de ces conclusions, je crois que les revendications des travailleurs indiens ou noirs exploités peuvent et doivent être présentées de la manière suivante, ou d’une manière similaire élaborée par le Congrès :

    I. Lutte pour la terre de ceux qui la travaillent, expropriés sans indemnisation.

    a) Latifundia de type primitif : fragmentation et occupation par les communautés voisines et les ouvriers agricoles qui les cultivent, éventuellement organisés en communauté ou collectivement.

    b) Latifundia de type industrialisé : occupation par les ouvriers agricoles qui les exploitent, organisés collectivement.

    c) Les terres cultivées par les métayers leur seront transmises.

    d) Les propriétaires fonciers qui cultivent leurs terres en resteront propriétaires.

    II. Organisation d’organisations spécifiques : syndicats, ligues paysannes, blocs ouvriers et paysans, liaisons entre ces organisations, indépendamment des préjugés raciaux, et organisations urbaines.

    Lutte du prolétariat et de la paysannerie indigènes ou noirs pour les mêmes revendications que celles qui constituent l’objectif de leurs frères de classe appartenant à d’autres races.

    Armement des ouvriers et des paysans pour conquérir et défendre leurs revendications.

    III. Abrogation des lois contraignantes pour les peuples indiens ou noirs : systèmes féodaux d’esclavage, conscription routière, recrutement militaire, etc.

    Seule la lutte des indiens, des prolétaires et des paysans, en étroite alliance avec le prolétariat métis et blanc contre le régime féodal et capitaliste, peut permettre le libre développement des caractéristiques raciales indiennes (et notamment des institutions à tendance collectiviste) et créer des liens entre les peuples indiens de différents pays, par-delà les frontières actuelles qui divisent les anciennes entités raciales, les conduisant à l’autonomie politique de leur race.

    (Applaudissements.) »

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  • José Carlos Mariátegui et l’Internationale Communiste

    Contrairement à ce qu’on peut peut-être s’imaginer, le mouvement communiste a émergé tardivement en Amérique latine, et a vite connu d’énormes complications.

    Reflet de cette situation, lors du premier congrès de l’Internationale Communiste en 1919, il n’y avait aucun délégué latino-américain de présent.

    Au deuxième congrès, en 1920, il y avait un délégué du Mexique.

    Au troisième congrès en 1921, il y avait deux représentants du Mexique, ainsi que deux de l’Argentine.

    Au quatrième congrès, en 1922, il y avait deux Argentins, un Brésilien, un Chilien et un Mexicain.

    Au cinquième congrès, en 1924, on avait un Argentin, un Brésilien, un Mexicain.

    On a alors une amélioration notable, même si en fait dans la quasi totalité des cas, les délégués ne sont pas d’origine latino-américaine eux-mêmes, mais des cadres communistes occidentaux attribués aux Partis latino-américains.

    L’Internationale Communiste décide alors en 1925 de mettre en place un bureau pour l’Amérique latine, ce qui est réalisé le 15 avril 1926.

    Au sixième congrès de l’Internationale Communiste, en 1928, il y avait ainsi 17 représentants d’Amérique latine (dont 6 avec voix en fait consultative), avec comme pays représentés l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, le Mexique, le Paraguay, l’Uruguay.

    Le délégué de Cuba ne fut pas en mesure de venir.

    C’est le véritable début d’une politique de grande ampleur. De manière notable, on a en 1929 trois latino-américains qui sont élus au Conseil général de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale : le peintre muraliste mexicain Diego Rivera, le révolutionnaire nicaraguayen Augusto César Sandino, et José Carlos Mariátegui.

    En 1929 se tient également en mai la conférence latino-américaine de l’Internationale Syndicale Rouge, à Montevideo en Uruguay, puis en juin la première conférence communiste latino-américaine qui a, on l’aura compris, comme objectif de cimenter cette émergence du mouvement communiste.

    Se tenant à Buenos Aires, elle accueillit 14 délégations. Les pays représentés ayant pleins droits, de par leur rapport étroit avec l’Internationale Communiste, étaient les suivants : Argentine (8 délégués), Brésil (4), Colombie (3), Cuba (3), Équateur (3), Guatemala (3), Mexique (2), Paraguay (1), Uruguay (3).

    Les autres pays représentés étaient les suivants : Bolivie (2 représentants), Chili (avec un empêchement en raison de la répression), El Salvador (2), Panama (2), Pérou (2), Venezuela (1).

    En pratique, l’unité des points de vue prédomina cependant et la Conférence fut un grand succès sur ce plan.

    Elle marque, concrètement, la naissance du mouvement communiste en Amérique latine, de par la reconnaissance des noyaux fondateurs étant parvenus à installer le mouvement dans chaque pays.

    Furent également présents des représentants de l’Internationale communiste, de l’Internationale des Jeunes Communistes, du Parti Communiste des États-Unis, du Parti Communiste français, du Secrétariat sud-américain de l’Internationale communiste et du Secrétariat sud-américain de l’Internationale des jeunes communistes.

    La conférence avait à l’ordre du jour les points suivants :

    – la situation internationale de l’Amérique latine et les dangers de guerre ;

    – la lutte anti-impérialiste et les problèmes tactiques des Partis Communistes d’Amérique latine ;

    – la question syndicale ;

    – la question paysanne ;

    – le problème des races en Amérique latine ;

    – le travail de la Ligue anti-impérialiste ;

    – le mouvement de la Jeunesse Communiste ;

    – les questions d’organisation ;

    – le travail du secrétariat sud-américain ;

    – point sur la solution de la crise au sein du Parti Communiste d’Argentine.

    Il n’est ici pas bien difficile de voir le problème.

    En 1929, les Partis Communistes en Europe ont déjà dû faire face à une problématique nouvelle : la révolution mondiale n’a pas renforcé leurs forces, ils doivent s’installer dans la durée, donc s’acclimater aux réalités propres à leur pays.

    Or, à lire les points du jour de la conférence communiste latino-américaine de 1929, on a l’impression qu’il s’agit simplement de faire en sorte que les Partis Communistes se présentent comme un écho de ce qui se passe finalement loin d’eux.

    Et c’est malheureusement ce qui se passe, puisqu’on est dans une démarche d’impulser de l’extérieur des organisations communistes.

    Vittorio Codovilla, qui prend la parole au début, encadre ainsi dès le départ les discussions.

    Lui-même est italien, ayant émigré en Argentine à 18 ans, pays où il a pris la tête des communistes.

    « Quelle est la période historique actuelle et quelles sont les perspectives du mouvement révolutionnaire mondial ?

    Camarades, nous vivons une période historique marquée par l’aggravation des contradictions capitalistes, des conflits inter-impérialistes, l’accélération des crises révolutionnaires, des guerres et des luttes révolutionnaires.

    En un mot : c’est l’étape finale du capitalisme.

    Notre affirmation sera corroborée par l’analyse que nous tenterons de faire brièvement de la situation internationale et de celle des pays d’Amérique latine face aux dangers de guerre, contre lesquels nous devons lutter avec ténacité et énergie, car ils sont les plus immédiats. »

    Pour ne pas être faux, cette affirmation manque de vérité concernant la capacité à impulser de l’intérieur même de l’Amérique latine quelque chose qui soit solide.

    La collision avec la position de José Carlos Mariátegui était inévitable.

    Non pas qu’il y ait une différence quant à l’interprétation de l’impérialisme.

    C’est de toute façon partout le même constat : les États-Unis ont arraché la première place au Royaume-Uni et disposent de l’hégémonie en Amérique latine.

    Les élites latino-américaines en panique ont réagi en célébrant l’identité latino-américaine, sa « spécificité », sa « mission », etc., avec comme manifeste l’essai intitulé Ariel, publié en 1900, de l’Uruguayen José Enrique Rodó.

    Voici les chiffres des investissements capitalistes américains d’avant-guerre et d’après-guerre, plus précisément en 1912 et en 1928, donnés à la conférence par Vittorio Codovilla.


    (millones de dólares)

    AnteguerraPostguerra
    Cuba2201.400
    México8001.288
    Chile15451
    Argentina40450
    Brasil50388
    Perú35169
    Venezuela3162
    Colombia2125
    Bolivia1086
    Uruguay577
    Costa Rica746
    Honduras340
    Guatemala2037
    El Salvador335
    Panamá331
    Ecuador1030
    Haití428
    Santo Domingo428
    Nicaragua320
    Paraguay418
    Guayanas58

    José Carlos Mariátegui se tenait solidement sur les positions de l’Internationale Communiste ; il n’a jamais été un oppositionnel et n’a jamais été considéré comme tel.

    Cependant, sa finesse d’esprit lui faisait comprendre comment des modes de production différents se combinaient dans la situation propre au Pérou.

    José Carlos Mariátegui

    Sans connaître cela, ceux qui regardaient ses positions ne pouvaient que trouver étrange sa volonté de s’adapter aux conditions nationales alors qu’il y avait « l’urgence » de la question de la guerre et de la révolution mondiale.

    Sa position sur les Indiens issus de l’empire inca et leur rapport au communisme laissait également forcément dubitatif.

    Cela apparaissait comme une sorte de romantisme, sans rapport avec les exigences du moment.

    Lors de la première conférence communiste latino-américaine, le délégué de l’Internationale Communiste, le camarade Luis (en fait le Suisse Jules Humbert Droz), prenant la parole pour poser le cadre révolutionnaire considère ainsi comme nécessaire la révolution de type bourgeoise-démocratique anti-impérialiste.

    Il donne le contenu suivant à ce concept :

    « La révolution démocratique bourgeoise a une mission économique : briser la domination du féodalisme, de l’impérialisme, de l’Église et des grands propriétaires fonciers ; libérer l’Amérique latine des entreprises impérialistes ; et résoudre la question agraire en restituant la terre à ceux qui la travaillent, que ce soit sous forme de distribution individuelle aux paysans, de restitution aux communautés agricoles ou collectivement aux travailleurs agricoles, sous forme de coopératives de production, de communautés rurales ou d’entreprises collectives.

    Son objectif est donc la nationalisation de la terre, du sous-sol, des transports et des grandes entreprises impérialistes ; l’annulation des dettes de l’État, la création d’un gouvernement ouvrier et paysan fondé sur des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats, l’abolition de l’armée et son remplacement par une milice ouvrière et paysanne, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, la journée de huit heures pour la population, la journée de six heures dans les mines et autres travaux insalubres, la sécurité sociale, etc. »

    José Carlos Mariátegui ne se place pas en opposition à cela, toutefois il envisage avec beaucoup de profondeur les modalités concrètes du développement interne propre au Pérou.

    Cependant, sa pensée était en développement. Il observait, constatait, accompagnait et commençait seulement à synthétiser les questions générales de la révolution péruvienne.

    Cela se heurtait ici immanquablement à l’Internationale Communiste qui avait le grand souci de transmettre les fondamentaux du marxisme-léninisme et de la révolution en exigeant une forme bien stricte.

    José Carlos Mariátegui se fit ainsi taper sur les doigts pour avoir fondé non pas un Parti Communiste du Pérou, mais un Parti Socialiste du Pérou.

    Ce dernier disposait d’un noyau dur communiste et était aligné sur l’Internationale Communiste, mais José Carlos Mariátegui considérait qu’il fallait maintenir une enveloppe socialiste pendant un temps afin de correspondre à la situation péruvienne et à l’affirmation du communisme comme idéologie.

    Cela pouvait sembler étrange, mais c’était forcément mieux qu’un Parti Communiste du Mexique fondé très rapidement (en 1917 comme Parti Socialiste Ouvrier puis en novembre 1919 en tant que tel) par un Indien, Manabendra Nath Roy, qui fonda également le Parti Communiste d’Inde en 1925, pour ensuite abandonner le communisme après 1945.

    L’un des principaux cadres du Parti Communiste du Mexique fut l’Américain Charles Shipman, qui pareillement abandonna le communisme ; il en alla de même pour deux autres américains, Linn A. E. Gale et Bertram Wolfe.

    Et dans ce contexte, c’est un Japonais, Katayama Sen, qui réorganisa le Parti en 1921 !

    On a une situation très différente du Pérou avec José Carlos Mariátegui et ceux qui se développèrent à ses côtés. Il y a ainsi un rendez-vous raté.

    Cela se traduisit par les réponses de la première conférence communiste latino-américaine aux thèses de José Carlos Mariátegui sur les Indiens.

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  • José Carlos Mariátegui, l’autodidacte

    José Carlos Mariátegui est un intellectuel. Mais il s’est formé tout seul, en tant qu’autodidacte.

    Né le 14 juin 1894 sur la côte au Sud du Pérou, à Moquega, il a cependant grandi en périphérie de Lima.

    Sa mère Maria Amalia La Chira était, en effet, très croyante et se sépara pour une raison religieuse de son mari, Francisco Javier Mariátegui.

    Ce dernier était le petit-fils d’une figure de l’indépendance, Francisco Javier Mariátegui Tellería (l’un des signataires de l’indépendance), qui avait été excommuniée en raison de son anticléricalisme et de son appartenance à la franc-maçonnerie.

    Sa mère couturière éleva seule ses enfants, au nombre de six mais dont trois moururent jeunes.

    José Carlos Mariátegui commença à travailler à quinze ans pour un quotidien, La Prensa, où, de coursier il devint très rapidement journaliste.

    José Carlos Mariátegui

    Il fonda même deux quotidiens qui ne durèrent toutefois pas, Nuestra Epoca et surtout La Razón, avec César Falcón.

    D’esprit polémiste, il prit partie pour les réformes et pour les travailleurs.

    José Carlos Mariátegui

    Le président Augusto Leguía, instaurant un régime bien plus dur, envoya alors en « mission » d’études José Carlos Mariátegui et César Falcón en 1919, une manière de les exiler.

    César Falcón alla en Espagne. José Carlos Mariátegui fut lui envoyé en Italie où il assista à la fondation du Parti Communiste en 1921, rencontra de nombreux communistes dont Antonio Gramsci, et plus généralement de nombreux intellectuels (les libéraux Benedetto Croce et Giovanni Papini, les artistes devenant pro-fascistes Piero Gobetti et Filippo Tommaso Marinetti, l’écrivain Prezzolini).

    Il se maria également à une Italienne, Ana Chiappe, et voyagea en France (où il rencontra Romain Rolland ainsi que le groupe Clarté autour de Henri Barbusse), en Allemagne, en Autriche, en Hongrie et en Tchécoslovaquie.

    Ana Chiappe

    À son retour en 1923, José Carlos Mariátegui était devenu un communiste et s’engagea dans l’activité révolutionnaire, devenant le chef de file des partisans de l’Internationale Communiste et de l’URSS. Il perdit malheureusement l’année suivante sa jambe, blessée depuis l’enfance.

    En 1925, il publia La scène contemporaine ; en 1926, il fonda le journal Amauta (le maître en quechua, la langue issue des Incas), qui aborde des sujets de politique, de philosophie, relevant des arts et de la littérature, ainsi que de la science.

    En 1928, il fonda et prit la tête du Parti Socialiste du Pérou, affilié à l’Internationale Communiste ; en 1928, il publia les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne.

    Avec un tel parcours, on se doute que José Carlos Mariátegui accordait une grande importance à l’alignement idéologique, aux convergences théoriques, aux rôles pratiques, à la fonction politique, aux conséquences économiques.

    Formé en-dehors du circuit de la bourgeoisie, il était en mesure d’avoir un aperçu sur la situation générale et sur les nécessités historiques en ce domaine.

    C’est d’autant plus vrai en Amérique latine, une zone qui a toujours été influencée et influençable, où la base féodale a tellement ravagé les choses qu’il est toujours particulièrement ardu de se faire une idée nette sur les choses et sur les gens.

    De manière éminemment subtile, José Carlos Mariátegui constate ici que :

    « Trois influences se succèdent dans le processus éducatif de la République [du Pérou] : l’influence, ou plutôt l’héritage espagnol, l’influence française et l’influence nord-américaine.

    Mais seule l’influence espagnole a dominé complètement en son temps.

    Les deux autres se sont insérées médiocrement dans le cadre espagnol, sans en modifier profondément les lignes fondamentales.

    L’histoire de l’éducation publique au Pérou se divise ainsi en trois périodes marquées par ces trois influences.

    Les limites de chaque période sont floues.

    Mais au Pérou, c’est un défaut commun à presque tous les phénomènes et à presque toutes les choses.

    Même chez les hommes, on observe rarement un contour clair, un profil catégorique.

    Tout apparaît toujours un peu flou, un peu confus. »

    Ce qui est notable ici, c’est que l’Internationale Communiste considérera souvent que José Carlos Mariátegui ne présentait pas un contour clair, un profil catégorique, que son approche était un peu confuse.

    José Carlos Mariátegui

    Il faut noter ici le paradoxe fondamental de José Carlos Mariátegui, sa contradiction interne.

    Celui-ci n’a pas connu une formation marxiste sérieuse, relevant de la social-démocratie européenne (c’est-à-dire somme toute allemande, autrichienne, tchèque, russe, serbe).

    Il n’est pas passé « par en haut », en s’appuyant sur une idéologie systématisée à laquelle il aurait eu accès et qu’il aurait assimilé.

    Il a fait comme les intellectuels des pays d’Amérique latine après la révolution russe d’octobre 1917 : il a pioché dans ce qu’il pouvait.

    Pratiquement tous ces intellectuels ont échoué dans leur démarche ; ils ont vite abandonné ou bien, au bout d’un certain temps, l’Internationale Communiste leur a fait comprendre qu’ils avaient une fausse vision des choses.

    José Carlos Mariátegui, lui, en bricolant littéralement avec les moyens du bord, est parvenu à réaliser une analyse de très haut niveau, tout à fait en concordance avec Marx et Engels, Lénine et Staline, et même dans ce que dira Mao Zedong.

    C’est un tour de force, surtout quand on voit les références qu’il emploie et qu’il contorsionne littéralement pour parvenir à exprimer un point de vue révolutionnaire.

    Car il passe, en fait, par en bas. Il rassemble les données, constate les choses et remarque tous les commentaires effectués.

    Il part de ces derniers, mais étant révolutionnaire, il les déforme, les modifie, les ré-interprète pour parvenir à formuler une analyse réelle du Pérou, une conception authentiquement révolutionnaire.

    José Carlos Mariátegui cite de très nombreux auteurs bourgeois et, pire encore, il n’hésite pas à reprendre des concepts, pour les utiliser à sa manière.

    Il fait ainsi référence à George Sorel, le théoricien syndicaliste révolutionnaire de la violence comme « moyen suprême » de toutes les époques et de la « grève générale » comme mythe mobilisateur.

    George Sorel s’est imaginé être en accord avec Lénine, mais bien entendu toute son approche est fausse, toute son œuvre est inacceptable de bout en bout.

    Voir José Carlos Mariátegui faire référence à lui pour appuyer ses propres réflexions est particulièrement choquant.

    Sauf qu’à chaque fois, José Carlos Mariátegui exprime sa propre pensée, et celle-ci seulement. Il dit ainsi :

    « Comme l’avait prédit Sorel, l’expérience historique des dernières décennies a prouvé que les mythes révolutionnaires ou sociaux actuels peuvent occuper les consciences les plus profondes des hommes avec la même plénitude que les mythes religieux antiques. »

    En disant « comme l’avait prédit Sorel », José Carlos Mariátegui sort du marxisme.

    Mais ce qu’il fait dire à Sorel est seulement un outil pour sa propre réflexion. En l’occurrence, l’extrait est tiré d’une longue critique du rationalisme bourgeois, qui prétend anesthésier les esprits.

    Le problème est donc simple : à moins de parvenir à suivre exactement sa démarche, et à comprendre son importance, on ne peut qu’appréhender avec scepticisme la fulgurance de la pensée de José Carlos Mariátegui.

    L’Internationale Communiste accueillera avec une grande méfiance son approche, les communistes du Pérou mettront eux-mêmes un certain temps avant de comprendre la signification de son œuvre.

    Le style de celle-ci fait toutefois que le mal est fait. José Carlos Mariátegui est tiré dans tous les sens au Pérou, ainsi que dans toute l’Amérique latine ; au Venezuela, les « bolivariens » Hugo Chávez puis Nicolás Maduro ont parfois fait référence à lui, par exemple.

    Surtout, depuis le début des années 2000, dans les pays occidentaux où il est utilisé comme auteur « décolonial », « post-colonial », « post-moderne », etc.

    Si on étudie le fond, et plus concrètement ses thèses, José Carlos Mariátegui est cependant absolument un communiste, et ses positions préfigurent celles de Mao Zedong concernant la question du féodalisme dans les pays du tiers-monde.

    José Carlos Mariátegui a ainsi analysé la situation des Indigènes, il a défendu leur cause, mais il ne s’est jamais aligné sur « l’indigénisme ».

    De la même manière, ce n’est pas parce que José Carlos Mariátegui dénonce le colonialisme se maintenant malgré « l’indépendance » qu’il dénonce de manière populiste un « néo-colonialisme », bien au contraire : il considère que le Pérou indépendant a une base semi-féodale semi-coloniale, que la nation péruvienne reste à mettre en place, que l’indépendance a été réalisée par une minorité et à l’écart des masses.

    Le Pérou reste à faire : il n’y a donc pas d’indigénisme qui tienne, ni d’anti-impérialisme unilatéral et, de fait, fictif.

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