La CFDT en tandem avec la CGT et Mai 1968

Dès sa fondation, la CFDT maintient évidemment la ligne de l’unité d’action avec la CGT.

Le 10 janvier 1966 est signé un accord CGT-CFDT ; en pratique, le contenu de l’accord tient surtout du programme revendicatif de la CFDT élaboré en avril 1965. Les deux pensent être gagnants, pour les raisons suivantes.

Pour la CGT, il s’agit de renforcer l’agitation sociale ; à l’arrière-plan, il y a son parti politique, le Parti communiste français, même si officiellement c’est la CGT qui est la courroie de transmission du Parti communiste français.

Pour la CFDT, il y a les moyens de davantage se faire connaître, surtout depuis la transformation de la CFTC en CFDT, et de davantage s’ancrer dans les « réformes de structure ». La CFDT observe avec attention les modifications sociales et économiques faites par le gaullisme, elles les considèrent comme erronées et en proposent d’autres.

C’est qu’elle propose surtout, c’est une planification démocratique, dont les principaux ressorts sont :

– une politique fiscale différente ;

– la nationalisation de la banque, du crédit, de l’industrie pharmaceutique, du pétrole, des télécommunications ;

– la mise en place d’organismes politiques régionales aux pouvoirs étendus pour jouer sur l’économie.

Tout cela relève de la « planification démocratique », et on voit aux exigences qu’il faut comprendre comme une sorte de « démocratie planificatrice ». C’est pourquoi la CFDT ne cesse d’appuyer la construction européenne, qu’elle voit comme un vecteur de démocratisation, la démocratisation permettant des orientations nouvelles.

La ligne est totalement distincte de celle de la CGT qui veut renverser le gaullisme, gaullisme que la CFDT veut contourner avec la construction européenne.

En pratique, si on regarde les implications, on peut dire que la CGT est alignée sur la superpuissance sociale-impérialiste soviétique et la CFDT sur la superpuissance impérialiste américaine.

L’opposition commune au gaullisme les amène pourtant à agir ensemble et l’année 1966 prolonge de manière approfondie la liaison CGT-CFDT.

Le travail en commun se généralise à la base avec de multiples grèves, alors qu’une manifestation commune a lieu le 15 mars devant le siège à Paris du syndicat patronal, le CNPF, puis un meeting commun au mois de mai.

Une déclaration commune CGT-CFDT est réalisée en août 1967 ; lorsque la CFDT tient son 34e congrès en novembre 1967, le bilan est considéré comme positif : « l’unité d’action » fonctionne, l’unité n’est que tactique et la CFDT continue de progresser.

Mais, en même temps, la CFDT refuse de s’aligner sur la CGT qui soutient le rapprochement entre les socialistes et le PCF, au nom du refus de la politique. Elle joue ainsi un rôle majeur dans l’apolitisme du côté des travailleurs.

Le schéma se répète à l’occasion de Mai 1968. Le mouvement étudiant possédait une véritable charge révolutionnaire, ce que la CFDT refuse. Aussi s’aligne-t-elle sur la CGT, farouchement opposé au mouvement, pour la grève et la manifestation du 13 mai 1968, réalisée avec l’UNEF, et où se rassemblent un million de personnes.

La CFDT se contente de parler de « revendications » et de « démocratie sociale, économique et politique » ; son discours est celui d’un existentialisme chrétien. On lit ainsi dans la revue Syndicalisme CFDT :

« Quand les jeunes réclament – avec des méthodes qui peuvent être maladroites, anarchiques, choquantes quelques fois pour des « adultes », mais cela ne change rien au problème de fond – un nouveau style de relations entre maîtres et élèves, la participation des étudiants à l’organisation et à la vie des facultés, à l’élaboration des programmes, ils s’inscrivent très exactement dans le combat fondamental que les travailleurs mènent de leur côté pour mettre en cause le pouvoir capitaliste dans l’entreprise, dans l’économie, dans la nation, le combat pour une démocratie réelle, qui assure à tous les niveaux de la société la participation des hommes. »

Cette conception de la « participation » des hommes aux différents aspects de la société est exemplaire de l’existentialisme chrétien et de la notion d’autogestion, qui s’associe à une lecture petite-bourgeoise anarchisante de ce qu’est l’État et de ce que sont les structures sociales.

De ce fait, la CFDT n’appellera pas, pas plus que la CGT, à la grève générale durant les événements de mai et juin 1968. Sa ligne se résume parfaitement avec ce qu’on lit dans son communiqué du 16 mai 1968 :

« La CFDT dont l’action est déterminée par la volonté d’associer le plus largement possible les travailleurs aux décisions qui les concernent, les appelle aujourd’hui à discuter, à s’organiser et à agir sur tous les lieux de travail (…).

La lutte des étudiants pour la démocratisation des universités est de même nature que celle des travailleurs pour la démocratisation des entreprises.

A la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures administratives à base d’autogestion… L’extension des libertés syndicales, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, la garantie de l’emploi, le droit des travailleurs à la gestion de l’économie et de leur entreprise doivent être affirmés avec plus de force. »

La perspective de la CFDT, c’est l’établissement de commissions de travail qui analysent les différents aspects des entreprises et œuvrent à sa « démocratisation ».

En l’absence de tout contenu, de toute ligne idéologique, cela ne fait que contribuer à la cogestion, mais cela apparaît comme ultra-démocratique de par la ligne de la CGT qui n’aborde aucun aspect de la vie quotidienne et se contente de revendications sur le pouvoir d’achat et les conditions de travail.

C’est en ce sens que le fait de coller à la CGT permet à la CFDT d’acquérir à la fois une légitimité et une dimension « moderne ».

Le processus continue bien évidemment pour cette raison lorsque, fin mai 1968, la France est paralysée par la grève. La CGT et la CFDT font un communiqué commun pour demander des négociations, ce que le gouvernement lance dans la foulée.

Ces négociations, qui commencèrent le 25 mai avec la CFDT, la CGT, la CGT-FO, la CGC, la CFTC (maintenue), la FEN, le syndicat patronal CNPF et les représentants des PME est un triomphe pour la CFDT. De syndicat chrétien à la marge du mouvement ouvrier, elle se voit obtenir une légitimité complète.

Vu de 2023 où la CFDT a dépassé la CGT en termes du nombre d’adhérents, on semble assister à un processus inéluctable où un syndicat existentialiste-moderniste « mange » littéralement un syndicat revendicatif.

D’ailleurs, lorsque l’UNEF organise un meeting au stade de Charléty à Paris le 27 mai 1968, la CFDT est de la partie et elle apparaît comme le lieu où doivent s’investir les « contestataires » liés à Mai 1968. La CFDT, avec son discours ultra-démocratique, capte toute la petite-bourgeoisie s’imaginant une force « révolutionnaire ».

Dans la foulée, la CFDT appuie alors Mendès-France, chef de file des socialistes qui se réorganisent, et demande aux travailleurs de cesser leur action en général pour se tourner vers les élections de juin 1968 (où les forces conservatrices obtiennent un succès général).

Et elle développe une nouvelle thématique, accolée à la planification démocratique : l’autogestion.

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La CFDT et la société de consommation

La planification démocratique de la jeune CFDT vise à empêcher que ne triomphe une « société de consommation » aliénée, une société de consommateurs individuels.

Pourquoi ? Parce qu’elle permettrait de maintenir la « consommation collective (éducation, santé, logement, culture, etc. ».

Cette thèse part du principe d’anticiper ce qui va arriver. Le groupe Reconstruction se focalise depuis le départ sur les États-Unis et à sa suite, la CFDT considère que les États-Unis forment le modèle, avec un regard toujours plus critique toutefois.

Elle affirme donc que la France va connaître une urbanisation croissante, que l’on va vivre plus longtemps, que le progrès technique va connaître une dimension inconnue jusqu’à présent (par l’énergie atomique, l’automation, l’énergie sans fil…). Il y a un grand suivi des bouleversements techniques.

En même temps, la CFDT comprend que cela implique une déqualification des travailleurs en raison de l’évolution si rapide, et des conditions de travail marqué par l’ennui, la perte du sens de travailler, même si la situation permet un confort matériel plus marqué.

Il y a à la fois un regard réaliste, matérialiste, permis paradoxalement par une ancienne base catholique romantique critique du capitalisme… et un idéalisme humaniste-existentialiste.

Ici, la CFDT s’appuie notamment de la figure de Jacques Ellul, un philosophe dénonçant le monde moderne et technique sur une base à la fois anarchiste et chrétienne. Les êtres humains seraient totalement conditionnés par les médias, la télévision, le cinéma, les structures du travail, la technique moderne, etc.

Jacques Ellul (wikipédia)

André Jeanson, qui sera le dirigeant de la CFDT de 1967 à 1970 (et qui dira ensuite que « la CFDT a été Mai 68 »), résume cette approche de la CFDT en expliquant en 1963 que :

« Malgré les forces contraires, la société industrielle moderne est encore assez fluide pour se laisser arracher aux perspectives d’une civilisation du « gadget » et d’un conformisme déshumanisant ; pour se laisser pousser dans la voie de la démocratie et de l’épanouissement des hommes. »

Autrement dit, comme la CFDT l’expose à sa fondation, il faut critiquer le capitalisme, mais ce qui est appelé « capitalisme » c’est en réalité un non-partage des fruits de la civilisation :

« La société de consommation avec ses normes ambiantes, ses signes de « bonheur moyen », marque la réalité de la vraie pauvreté : un enseignement de classe, l’absence de culture, la pénurie de logements, l’accélération des cadences de travail, la longueur des horaires aggravée par la durée des trajets, l’angoisse en face d’un avenir professionnel incertain devant l’accélération du développement des techniques, l’oppression dans la vie du travail, l’exploitation quotidienne, autant de réalités qui constituent une forme moderne d’exploitation, c’est-à-dire subir sans jamais décider.

Une société restera foncièrement injuste tant que la valeur d’un homme sera considérée en fonction d’un modèle social de consommation et non en fonction de sa seule qualité d’homme. »

Cette critique de la société de consommation va prendre un tournant radical à la suite de Mai 1968.

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La CFDT, le modèle américain et la planification démocratique

La CFTC a été travaillée au corps par Reconstruction, pour aboutir à la CFDT. Et il est un aspect essentiel à saisir, sans quoi on ne peut pas comprendre pourquoi la CFDT a dénoncé la société de consommation dans les années 1970 : l’arrière-plan américain.

La référence de Reconstruction, ce sont les États-Unis. Reconstruction a soutenu tant l’OTAN que le plan Marshall ; il voit en les États-Unis et le Royaume-Uni des pays avec une continuité constitutionnelle permettant la « modernisation » par le syndicalisme.

Le 1er mai 1966, à l’occasion de ses vingt ans, Reconstruction rappelle de la manière suivante l’importance de sa référence au modèle américain.

« A l’époque où « le modèle américain » ne s’imposait pas comme aujourd’hui à l’imitation et à la critique européennes, c’était une originalité de présenter des organisations syndicales des Etats-Unis, celles notamment appartenant au C.I.O. (Congrès des Organisations d’Industrie), leurs modes d’action, la société où elles s’inséraient pour la réformer en coopération avec les intellectuels « libéraux » et les politiques qui, à la suite de F.D. Roosevelt, se situent, comme plus tard le président Kennedy, « à la gauche du centre ».

La reconnaissance du rôle majeur des États-Unis dans le monde d’après-guerre est un des traits de l’attitude initiale de Reconstruction.

Et il ne s’agissait pas de reconnaître simplement un fait de puissance : une étude de la société économique américaine modifiée par le New Deal en avait révélé la complexité, empêchant de n’y voir que capitalisme, et capitalisme schématiquement conçu selon un marxisme vulgaire, facile lieu trop commun dans l’intelligentsia française.

A cela s’ajoutaient le sentiment de la vitalité de la démocratie en Amérique, du civisme et de la liberté d’expression malgré les puissances de conformisme et de corruption, et aussi la connaissance des meilleurs aspects du Labor américain, au C.I.O. notamment : — l’action d’hommes tels que Sidney Hillman et Walter Reuther, — un internationalisme aussi sincère que moderne manifeste dans la fondation de la Fédération Syndicale Mondiale et l’effort ultérieur pour en sauver l’unité, — le maintien d’exigences idéales, d’une grande ouverture d’esprit, d’un constant travail éducatif dans de riches organisations de masse, — la conception et la mise en œuvre de programmes tant d’éducation que d’action politiques.

Ce degré d’information explique l’attitude positive du milieu « Reconstruction » à l’égard du Plan Marshall : attitude raisonnée, comportant une action de défense des intérêts ouvriers.

L’unité d’action avec des fédérations C.G.T. dans cette défense s’acompagnait chez des animateurs de Reconstruction comme les secrétaires fédéraux C.F.T.C. Fernand Hennebicq, Charles Savouillan, Raymond Marion d’un refus brutal de seconder la propagande antiaméricaine du P.C. et des « partisans de la paix », élément de la politique extérieure de Staline. Face au dictateur soviétique (dont le Rapport
Khrouchtchev devait plus tard révéler en U.R.S.S. même l’esprit humanitaire), le Pacte Atlantique avec les Etats-Unis apparaissait comme un moyen d’équilibre indispensable. »

Reconstruction soutient donc tout le milieu socialiste anti-communiste. Dans les pays occidentaux, l’aile droite des socialistes avait systématiquement liquidé l’aile gauche ; en France, néanmoins, les socialistes ne parvenaient pas à se maintenir après cette liquidation. C’est ce qui explique une relance à l’apparence plus « dure », tout en restant sur le plan des valeurs de l’aile droite des socialistes d’après-guerre.

Le projet de Reconstruction fait donc écho au New Deal américain et au syndicat américain AFL-CIO, au Labour anglais ; il y a l’idée d’œuvrer à une modification des orientations de l’économie capitaliste. D’où la thématique de la « planification démocratique ».

Cette planification s’oppose à la planification de type communiste ; elle reste indéfinie dans une large mesure, tout en exprimant l’idée d’une orientation imposée au capitalisme.

C’est à partir de son congrès de 1959 que la CFTC assuma ce principe d’une « planification démocratique », fruit d’une réflexion commencée en son sein en 1953 sous l’impulsion de Reconstruction.

La possibilité d’un tel choix remonte à loin. Dans les années 1930, la CFTC s’était mise de côté par rapport au corporatisme catholique, ce qui avait amené la signature des dirigeants de la CFTC avec ceux de la CGT (ayant éjecté les communistes) pour le « manifeste des douze » en 1940.

Le mot d’ordre ici, c’est le « syndicalisme libre ». Par conséquent, c’est à ce « syndicalisme libre » de jouer un rôle toujours plus grand dans la société et l’économie.

En ce qui concerne la dimension économique, cette position est celle du syndicalisme français en général. Le syndicalisme français, né dans l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, reste marqué par la tendance à ce que les syndicats jouent un rôle toujours essentiel dans l’économie. Même la CGT-Force ouvrière, qui quitte la CGT liée aux communistes, reste sur cette ligne.

La particularité de la CFTC-CFDT, par contre, c’est qu’en raison de l’humanisme-existentialisme, ce rôle syndical est élargi à la société. La grande particularité de la jeune CFDT, c’est d’avoir un discours systématisé appelant à changer la vie quotidienne.

Il faut bien voir ici le double aspect, sans quoi on rate toute la substance de la CFDT. D’un côté, c’est un syndicat « libre » prônant un humanisme n’allant pas bien loin et se contentant d’accompagner le capitalisme sur le plan social.

De l’autre, c’est un syndicat qui, en raison de la dimension « existentialiste » et de son acceptation de la modernité, va assumer une critique en règle de la « société de consommation ».

En fait, la CFDT est la seule organisation qui, en France, dans les années 1960-1970, constate l’expansion du capitalisme et la modification des mentalités, des habitudes, du travail, de la culture, bref que tout cela a une portée de civilisation.

Et avant d’arriver à cette critique de la société de consommation, qui commence réellement en 1968, il y a une phase intermédiaire, celle de la « planification démocratique », dont l’optique est critique du capitalisme, sans pour autant appeler à un bouleversement en tant que tel.

La planification démocratique de Reconstruction s’inscrit simplement dans le cadre du « socialisme démocratique », c’est-à-dire de l’aile droite des socialistes de l’après-guerre. C’est en raison de Mai 1968 qu’elle va acquérir, un temps limité, une portée « révolutionnaire ».

Initialement, une première tentative approfondie de donner un contenu à ce concept de planification démocratique au sein de la CFDT se déroula lors du congrès des 11-12 mars 1962, avec 400 participants d’horizons divers (CFDT, journalistes, universitaires, figures politiques, etc.).

Et au moment de sa fondation en 1964, en remplacement de la CFTC, la CFDT propose la « planification démocratique » comme moyen de transformer la société.

La définition fournie est alors la suivante :

« Une économie au service des besoins du peuple suppose une nationalisation du système bancaire et de secteurs-clés de l’économie.

Aux formes anciennes et nouvelles du capitalisme, nous opposons une économie où la fonction d’investissement deviendra une responsabilité publique.

La planification démocratique de l’économie – où l’ensemble des citoyens participera aux décisions importantes concernant leurs conditions de vie – est capable d’assurer à la fois la culture des masses populaires, le plein emploi et l’élévation constante du niveau de vie. »

Autrement dit, la planification démocratique se veut une sorte de combinaison d’orientations sociales et économiques choisies par en bas, modifiant les « priorités » économiques.

Et cette planification démocratique va être opposée à la « société de consommation ».

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La CFTC et le rôle du SGEN

Il faut souligner la particularité du Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN), mis en place en novembre 1937 avec une dizaine de personnes, et son rôle historique comme vecteur de Reconstruction dans la CFTC et comme force menant à la CFDT.

C’est en effet le SGEN qui pousse à ce que le Congrès de 1946 de la CFTC aille dans le sens d’une interdiction pour des mandatés syndicaux de disposer de mandats politiques.

Mais, surtout, le SGEN est né comme structure refusant un alignement religieux. Les membres du SGEN appréciaient la CGT, mais restaient dans l’anticommunisme et par conséquent se sont tournés vers la CFTC. Par contre, les statuts soulignaient dès le départ que c’est la démarche de la CFTC qui était soutenue, et que par contre le SGEN n’assurait aucune référence religieuse.

Voici ce que disait la carte d’adhésion au SGEN dès ses débuts :

« Le Syndicat déclare s’inspirer dans son action professionnelle : déclare s’inspirer dans son action Profession.

– de l’engagement qu’ont pris ses membres, en entrant dans un service statutairement laïque et neutre de faire abstraction, dans leur enseignement, de toute doctrine d’autorité et préférence de parti pour former seulement les jeunes esprits à l’usage de la raison et de la liberté ;

– de l’attachement de ses membres à l’Ecole publique, du sentiment de son unité, de la conscience de son rôle social ;

– de la tradition universitaire oui refuse de faire dépendre le recrutement et l’avancement des maîtres de l’adhésion à une quelconque doctrine d’Etat ;

– de la conviction que l’Enseignement Public contribue à former de futurs citoyens non pas en leur imposant une doctrine mais en suscitant dans la jeunesse des forces qui se mettront librement au service du bien public.

Conscient de la solidarité de ses membres avec les autres fonctionnaires et l’ensemble des salariés, solidarité qui demande une liaison permanente avec des organisations usant des mêmes méthodes,

le Syndicat se déclare solidaire de la Fédération Française des Syndicats Professionnels de Fonctionnaires et de la Confédération Franoaise des Travailleurs Chrétiens. »

Plus concrètement, il était impossible pour la CFTC de s’implanter dans l’Éducation nationale en raison de son alignement sur l’Église catholique. L’opposition à la religion était bien trop fort. La rencontre du SGEN fondé par l’agrégé de lettres Guy Raynaud de Lage et la CFTC était donc entièrement pragmatique.

Le SGEN avait besoin d’un syndicat confédéral où se placer et la CFTC profitait d’une section dont les professions – instituteurs et professeurs – étaient grandement hostiles à la religion.

Ce rapport de double nature du SGEN avec la CFTC – intégré mais laïc – est essentiel à connaître, dans la mesure où c’est le SGEN qui va être le plus grand vecteur de Reconstruction dans la CFTC.

C’est le SGEN qui le premier, dès la fin de la seconde guerre mondiale, pousse à la déconfessionnalisation de la CFTC. C’est le SGEN qui, en 1955, met en valeur le « socialisme démocratique », pour une motion obtenant 40,8 % des voix au congrès de la CFTC où il est notamment dit que :

« Conscient de l’extrême difficulté qu’éprouvent les salariés français à obtenir une répartition nouvelle, non seulement des revenus mais du pouvoir : problème que ne résoudra pas un néocapitalisme, acceptant la tradition ouvrière française, socialiste non de parti mais de conception économique, constatant que pour le mouvement ouvrier européen, un socialisme démocratique peut seul fournir l’alternative au mythe totalitaire,

le Congrès reconnaît qu’en visant à une planification qui fera de la fonction d’investissement une responsabilité publique, l’action syndicale, dans tous les secteurs, s’attaque au régime capitaliste de l’entreprise. »

C’est le SGEN qui pousse à ce que la CFTC s’assume comme le premier syndicat ; dans sa résolution de Poitiers en 1956, le SGEN explique ouvertement que son objectif est de :

« permettre à la C.F.T.C. de faire face à ses responsabilités de première centrale non communiste de ce pays, par le développement d’un syndicalisme militant, strictement non confessionnel, attaché à une action de transformation sociale et de planification économique dans le respect des valeurs libérales, essentielles à la démocratie, — valeurs dont l’Université a la garde. »

C’est le SGEN qui fournit l’idéologie pour passer d’un existentialisme catholique à un existentialisme « socialiste démocratique », comme ici avec l’explication faite au congrès de 1957 :

« Aux plus traditionnels de nos collègues que nous supposons, par hypothèse, inconditionnellement attachés au libéralisme universitaire, héritage du XIXe siècle, nous n’avons cessé de rappeler que la tâche du XXe siècle, dans sa seconde moitié surtout, était de le maintenir vivant au sein de la transformation sociale et de la planification économique dont la jeunesse intellectuelle sent, depuis la Libération, la nécessité et l’attrait.

Dans l’effort de synthèse dynamique qui fut et demeure le nôtre, faut-il, après les leçons de 1957 (XXe congrès du P. C. soviétique, évolution polonaise, crise hongroise), nous justifier encore d’avoir rappelé aux plus jeunes et aux plus ardents la pérennité nécessaire des valeurs libérales ? »

L’acteur principal du SGEN, c’est Paul Vignaux, qui en fut le dirigeant de 1948 à 1970. L’aspect principal de sa nature est que cet ancien de la Jeunesse ouvrière chrétienne devenu agrégé de philosophique a passé la seconde guerre mondiale aux États-Unis, travaillant pour les institutions universitaires et militaires américaines, en liaison avec le syndicalisme de ce pays.

On a tous les ingrédients pour l’avènement du syndicalisme « moderniste » de la CFDT ensuite, dont Paul Vignaux fut un artisan majeur. La CFTC, pour le SGEN, était à la fois un sas, un outil et un vecteur ; voici comment Paul Vignaux décrit en amont du congrès de 1957 le statut du SGEN par rapport à la CFTC :

« 1) Cette affiliation statutaire n’est rien d’autre qu’une adhésion collective à des méthodes d’action syndicale et de transformation sociale. Elle n’implique aucune adhésion à une doctrine d’Eglise, adhésion qui, aux yeux du syndicat, relève de la seule conscience individuelle des syndiqués.

2) Par ailleurs, la mention de la morale sociale chrétienne à l’article 1er des statuts confédéraux ayant rappelé de quelle inspiration se réclamaient les fondateurs de la C.F.T.C. et peuvent se réclamer ses militants, la suite du même article précise les méthodes d’action syndicale et de transformation sociale qu’acceptent les organisations confédérées ainsi que les valeurs fondamentales à respecter et promouvoir dans leur action — valeurs communes proposées aux incroyants comme aux croyants de diverses confessions.

3) Seules ces méthodes et ces valeurs jointes à celles définies dans l’article 2 des statuts du S.G.E.N.. constituent la norme suprême de décisions syndicales ; aucune autre ne peut être introduite, dans les délibérations syndicales, même en invoquant la mention de la morale sociale chrétienne dans les statuts confédéraux.

A tous ceux qui lui apportent son adhésion, le S.G.E.N. se présente ainsi comme une organisation véritablement laïque dont l’indépendance garantit le respect de toutes les consciences.

Il appartient aux responsables syndicaux de s’opposer à l’introduction, dans les débats intérieurs à l’organisation, de toute considération qui altérerait cette laïcité et compromettrait cette indépendance. »

Finalement, on peut pratiquement dire qu’après que le SGEN ait rejoint la CFTC, c’est finalement la CFTC qui a rejoint le SGEN et est devenu alors CFDT.

La déclaration du SGEN pour son vingtième anniversaire, en 1957, anticipe entièrement la CFDT dans sa nature :

« Le Congrès.

à l’occasion du XXe anniversaire du Syndicat Général de l’Education Nationale affilié à la C.F.T.C.

proclame la fidélité de l’organisation à ses buts fondamentaux
— de syndicat universitaire,
— de syndicat général,
— de syndicat confédéré,
buts énoncés dans ses statuts et précisés par ses Congrès :

– participer à l’édification d’un service public de l’Education Nationale et de la Recherche Scientifique qui réponde au droit du citoyen et au devoir de l’Etat proclamés en 1946 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés, est un devoir de l’Etat » (préambule de la Constitution) ;

– Promouvoir un esprit de laïcité non moins respectueux des croyances que de l’incroyance, afin que l’enseignement public devienne, de plus en plus, par son seul rayonnement, un lieu de rencontre fraternelle des Français, maîtres et élèves, de toutes origines et de toutes orientations ;

– Maintenir la tradition universitaire de culture désintéressée tout en équipant l’Université française pour les tâches nationales que lui imposent les nécessités techniques et les besoins civiques d’un grand pays moderne ;

– Défendre, dans cette perspective, et avec la préoccupation de l’unité du service public, les intérêts individuels et collectifs de son personnel ;

– Par une action collective au sein de la première confédération non communiste du pays, susciter une alliance des travailleurs manuels et intellectuels dans un climat de démocratie antitotalitaire hors duquel il n’y a ni autonomie du mouvement ouvrier, ni liberté de pensée ;

– Maintenir et promouvoir les valeurs libérales qu’incarne l’Université au sein des transformations qu’appellent, dans la société française, la justice sociale et le développement de l’économie : redistribution équitable du revenu par la Sécurité Sociale, les prestations familiales, l’abolition des privilèges fiscaux instaurés au détriment des salariés ;

– planification démocratique de l’économie qui exclue l’abandon de la fonction d’investissement à des pouvoirs anonymes et irresponsables et en soumette l’exercice à un contrôle effectif de travailleurs, afin d’assurer en particulier l’équipement matériel et humain du service public de l’Education Nationale et de la Recherche Scientifique. »

Cette importance du SGEN, avec Paul Vignaux ayant passé la seconde guerre mondiale aux États-Unis, se retrouve à Reconstruction, dont Paul Vignaux fut évidemment un cadre majeur.

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La CFTC devient CFDT

Les 6 et 7 novembre 1964, le congrès extraordinaire de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), avec 3000 délégués à Issy-les-Moulineaux en banlieue parisienne, approuve par 70,11 % des voix la modification de la nature du syndicat confédéral, donnant naissance à la Confédération française démocratique du travail (CFDT).

Si la totalité des délégués n’a pas voté en faveur de la transformation, une partie significative des opposants accepte toutefois de rester dans les rangs, la direction faisant d’incessants appels en ce sens.

Seulement moins de 10 % des membres de la CFTC scissionnent, maintenant le nom de CFTC pour leur structure, sous la direction de deux mineurs, Jean Bornard et Joseph Sauty, qui reflètent une affection profonde chez les mineurs du Nord pour le syndicalisme chrétien.

La CFDT, qui s’appelle au départ CFDT (cftc), cherchera par tous les moyens juridiques à empêcher l’utilisation du nom CFTC ; si sur le plan matériel, elle conservera tous les biens syndicaux, elle ne parviendra toutefois pas à empêcher l’existence d’une CFTC « maintenue ».

Les quatre premiers paragraphes du préambule de la CFDT suffisent en soi pour comprendre la nature du nouveau syndicat remplaçant l’ancienne CFTC.

Le premier paragraphe assume le mouvement ouvrier, alors que la CFTC est née en dehors du celui-ci ; néanmoins, au lieu de la lutte des classes, on a un humanisme-existentialisme.

« Tout le combat du mouvement ouvrier pour la libération et la promotion collective des travailleurs et des travailleuses est basée sur la notion fondamentale que tous les êtres humains sont doués de raison et de conscience et qu’ils naissent libres et égaux en dignité et en droits. »

Suivant les conceptions humanistes-existentialistes, les problèmes ne sont pas les classes, mais l’organisation sociale, les « structures » qui tendent à l’emporter dans une société toujours plus complexe.

« Dans un monde en évolution, marqué par les progrès techniques qui devraient servir à son épanouissement, le travailleur est plus que jamais menacé par des structures et des méthodes déshumanisantes ou technocratiques qui font de lui un objet d’exploitation et d’asservissement. »

Ce qui est fondamental dans cette démarche, c’est le côté repli humaniste-existentialiste sur soi, typiquement français. Et cela à l’époque de l’affirmation du tiers-monde et du maoïsme.

« Face aux conflits qui déchirent le monde, aux menaces de destruction de l’humanité par les armes nucléaires, les exigences de justice, de fraternité et de paix entre les peuples sont plus impérieuses que jamais. »

Tout ramène à l’idéologie « syndicaliste ».

« Le syndicalisme est pour les travailleurs l’instrument nécessaire de leur promotion individuelle et collective et de la construction d’une société démocratique. »

Prenant la parole, le secrétaire général Eugène Descamps le souligne assez : la CFDT est opposée au communisme, dans sa définition même, et il s’agit de récupérer les adhérents de la CGT, ce qui est dit à demi-mot bien entendu.

« Ce que demande votre Confédération, c’est d’être les uns et les autres des hommes de dialogue et de tolérance.

L’effort de convergence est aussi indispensable pour le Mouvement ouvrier. D’autres hommes ont autant de générosité que nous. Il faut détruire les barrières qui existent entre démocrates.

Nous ne croyons pas au déterminisme de l’histoire et c’est pourquoi nous ne sommes pas des marxistes.

La Centrale que nous voulons construire sera humaniste, elle sera démocratique. Il faut faire une « terre des hommes » [allusion au titre d’un recueil d’essais autobiographiques de l’auteur humaniste-existentialiste chrétien Antoine de Saint-Exupéry]. »

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les paroles de toute fin de congrès, qui sont en apparence très engagées.

« Partons d’ici avec la conscience d’avoir fait notre devoir. Fidèles au passé et marchant vers l’avenir, vous ferez de la CFDT l’instrument de libération de la classe ouvrière. »

C’est Maurice Bouladoux qui prononça ces derniers mots qui sont clairement une simulation de discours révolutionnaire. On parle ici en effet d’un cadre historique du syndicalisme chrétien, qui avait adhéré aux centristes du Mouvement républicain populaire après 1945 et était une figure de l’unification européenne, de fait sous supervision américaine.

On retrouve ici le « modèle américain » cher à Reconstruction. Et si Maurice Bouladoux ne fait pas partie de Reconstruction, en pratique il ne s’y est pas opposé et a joué le rôle de passeur fournissant la CFTC clef en main à celle-ci.

Cela explique que Maurice Bouladoux, qui a été secrétaire de la CFTC de 1948 à 1953, puis président de 1953 à 1961, est devenu ensuite président honoraire, le restant au sein de la CFDT jusqu’en 1997, année de son décès.

Qui plus est, Maurice Bouladoux était, au moment de sa prise de parole finale, pas moins que… le président de la Confédération internationale des syndicats chrétiens (il l’a été de 1961 à 1973).

Quant au reste de son parcours, on le voit membre pendant de longues années d’innombrables institutions françaises et internationales (Conseil économique, Conseil économique et social, Banque française pour le commerce extérieur, Conférences internationales du travail…), et il fut également nommé commandeur de la Légion d’Honneur en France, et a reçu l’ordre Saint-Grégoire-le-Grand de la part du Vatican.

Cela fait beaucoup pour quelqu’un annonçant que la CFDT devient « l’instrument de la classe ouvrière ».

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La CFTC en tandem avec la CGT : la pratique

Reconstruction va batailler fermement pour que sa ligne de l’unité d’action avec la CGT s’impose, et en 1952 la CFTC sera au bord de la rupture entre l’ancienne direction voulant maintenir la logique confessionnelle et la minorité exigeant que la CFTC s’ouvre et parte à l’assaut des grandes masses pour les ravir à la CGT, la CGT-Force ouvrière étant hors du coup.

Il y a même la démission de cadres dirigeants de la CFTC appartenant à la minorité, en octobre 1952 ; le congrès de mai 1953 aboutit cependant à leur réintégration et la mise en place d’un vaste compromis.

Ce compromis va permettre à Reconstruction de systématiser son idéologie de l’unité d’action, et d’accompagner les premiers efforts en ce sens.

Albert Detraz, secrétaire de la Fédération CFTC du Bâtiment et du Bois, tient une « chronique de
l’unité d’action » et ses réflexions sont compilées dans une étude en 1957 largement diffusée, puis rééditée en 1961.

Ainsi, concrètement, tout en refusant les initiatives politiques anti-guerre de la CGT, la CFTC se coordonne avec elle pour les luttes limitées aux revendications sociales.

C’est le cas notamment en 1950 lors d’une loi sur les conventions collectives qui provoqua une vague de grève d’en moyenne trois semaines. La CFTC y gagna en prestige et l’alliance avec la CGT se reproduisit dans la grève des fonctionnaires d’août 1953.

Ce fut un mouvement fort, avec le 7 août 1,5 million de fonctionnaires en grève aux côtés de 400 000 cheminots et de 100 000 agents d’EDF ; d’autres secteurs rejoignirent le mouvement, dont les métallurgistes, portant à 4 millions le nombre de grévistes le 13 août.

Et, dans ce cadre, la CFTC en profita pour négocier avec le gouvernement aux côtés de la CGT-Force ouvrière, mettant la CGT de côté.

Ce scénario se reproduisit à de nombreuses reprises. La CFDT se plaça systématiquement comme combative aux côtés de la CGT et comme prompte à la négociation avec la CGT-Force ouvrière.

En théorie, la CGT aurait dû parer à cette tactique. Elle ne le fit cependant pas, car à partir de 1952, elle a abandonné sa ligne d’avoir des revendications politiques, surtout anti-guerre. Rien qu’en 1950, la CGT avait organisé 1500 arrêts de travail pour désorganiser la production d’armement ou les transports militaires.

A partir de 1953 et la prise du pouvoir en URSS par le révisionnisme, la CGT basculait dans une posture syndicaliste révolutionnaire aux côtés du Parti communiste français électoraliste ; cela laissait d’autant plus d’espace pour les initiatives de la CFTC.

Le PCF devenu révisionniste s’oriente par rapport à la théorie du « capitalisme monopoliste d’Etat »

Eut ainsi lieu un intense aller-retour d’articles critiques de la part de la CGT et de la CFTC, la CGT mettant le paquet pour chercher à stopper la CFTC sur le plan des idées en 1956-1957 : « Comment aller de l’avant dans la voie de l’unité », « Sur quelques aspects du problème de l’unité », «  Unité syndicale et démocratie syndicale », « La lutte des travailleurs contre l’exploitation et pour le bien-être, base de l’unité de la classe ouvrière internationale », «  Soyons précis », « Pour la défense efficace des intérêts ouvriers, pour l’unité de la classe ouvrière » (Lettre ouverte à la CFTC), « Ecartons les vrais obstacles », etc.

Le point culminant fut la campagne de la CGT pour l’unité syndicale en 1957, qui échoua ; à partir de là, il était clair que la CFTC était en mesure de pratiquer « l’unité d’action », tout en évitant toute unité organique.

Le coup d’État gaulliste de 1958 et la capitulation de l’ensemble de la gauche française accentua encore plus la situation, plaçant la CGT dans une situation de dépendance pour apparaître constructive.

Fameuse caricature de Jean Effel, avec le général Massu, de Gaulle, le radical Félix Gaillard, Marianne symbolisant la République, le socialiste Guy Mollet

Pour cette raison, le 28 mai 1958, alors qu’ils avaient appelé à manifester pour la veille initialement, le PCF et la CGT rejoignirent les manifestations CFTC et CGT-Force ouvrière contre le coup d’État.

La CFTC pratiquait dans les faits un double jeu. Plus l’initiative avait une portée politique, gouvernementale, plus elle se tournait vers la CGT-Force ouvrière ; plus il s’agissait de simples revendications, plus elle se tournait vers la CGT.

Autrement dit, la CFTC avait comme rôle historique à la fois d’épauler la CGT-Force ouvrière pour renforcer le réformisme et les négociations, et de pousser la CGT à édulcorer son contenu de par les nécessités d’un front syndical.

La Guerre d’Algérie continua de renforcer cette situation et le 8 février 1962, lors de la manifestation contre la guerre qui culmina dans la charge de police amenant la mort de huit personnes, les organisations appelantes étaient la CGT, la CFTC et le syndicat étudiant UNEF.

Lors de la grande grève du secteur public en 1964, la CFTC dispose d’un « comité de liaison » œuvrant avec le « Comité d’action » de la CGT.

La même année, la CFTC devint la CFDT, Confédération française démocratique du travail.

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La CFTC en tandem avec la CGT : la théorie

Lorsque, en 1947, il y a une scission dans la CGT, avec l’émergence de la CGT-Force ouvrière, Reconstruction salue cette :

« réaction syndicaliste contre le contrôle des syndicats par un parti totalitaire ».

Quant à la CFTC, elle met immédiatement en place un cartel inter-confédéral avec la CGT-Force ouvrière, qui ne durera pas.

La raison, on la trouve expliquée en 1964, dans les propos d’André Bergeron, à la tête de la CGT-Force ouvrière. Il s’agit d’une évaluation générale de la CFTC, dans un article publié dans les « Nouvelles », une publication internationale du syndicat AFL-CIO, violemment anticommuniste et qui, avec la CIA, a œuvré à l’émergence de la CGT-Force ouvrière en 1947.

André Bergeron dénonce l’approche de la CFTC qui perpétuellement se tourne vers la CGT, alors que justement la CGT-Force ouvrière combat celle-ci de manière ininterrompue :

« Les militants Force Ouvrière ont été, et sont encore, constamment gênés par le comportement des syndicats chrétiens qui, non seulement acceptent, mais provoquent l’unité d’action, voulant jouer le rôle de charnière, de trait d’union entre la C.G.T. et Force Ouvrière.

La Confédération Force Ouvrière a, plusieurs fois, fait savoir aux dirigeants des syndicats chrétiens qu’elle ne serait pas hostile à un rapprochement avec la C.F.T.C. à condition que ses organisations cessent de pratiquer l’unité d’action avec la C.G.T. communiste.

La réponse a toujours été la même : « nous ne craignons pas les communistes et n’éprouvons aucun complexe à leur égard ! ». L’histoire démontre qu’ils se font de dangereuses illusions (…).

En appliquant presque en permanence leur tactique d’unité d’action avec la C.G.T., les organisations de la C.F.T.C. créent en France une dangereuse situation dont les communistes risquent fort en définitive d’être les bénéficiaires.

Créer un courant unitaire est chose facile. Il est moins aisé de le canaliser. Mais les dirigeants chrétiens ont-ils bien conscience des risques que leur comportement fait courir au syndicalisme libre ? »

Et, effectivement, la CGT-Force ouvrière va toujours rejeter la CFTC (et la CFDT qu’elle deviendra), en raison des liens avec la CGT, que la CGT-Force ouvrière récusait totalement.

Il faut bien comprendre ici le paradoxe d’une CFTC (puis CFDT) très proche de la CGT-Force ouvrière, mais se tournant en permanence vers la CGT, au nom du concept appelé « unité d’action ».

Cette unité d’action a été théorisée de manière très précise par Reconstruction, ce qu’Edmond Maire, dirigeant de la CFDT, reconnaît ouvertement dans son ouvrage Pour un socialisme démocratique en 1971 :

« On doit dire et je pense que personne ne s’en choquera à la C.F.D.T. d’aujourd’hui
que c’est la minorité C.F.T.C., le courant Reconstruction avec Paul VIGNAUX qui a mis au point notre théorie de l’unité d’action. »

Alors que, donc, la CGT-Force ouvrière quittait la CGT en la boycottant de manière absolue, Reconstruction a promu un suivi soutenu de la CGT par l’unité d’action devant servir le syndicalisme « libre ». Il fallait suivre autant que possible la CGT pour la remplacer.

La première affirmation de cette position date de décembre 1948 : Reconstruction met en avant une « lettre aux militants », écrite par Charles Savouillan, autour du thème de « l’unité d’action » avec la CGT.

Charles Savouillan dit la chose suivante. La scission de la CGT-Force ouvrière a affaibli la CGT qui ne peut plus jouer à « qui m’aime me suive ».

Elle ne peut plus faire pression et va désormais essayer de gagner des points par la « décomposition » de ses partenaires, en menant une action commune, sur la base des revendications hors CGT mais cherchant à séparer la base de la direction afin de la recruter dans le processus de lutte.

Or, rappelle Charles Savouillan, toute la ligne de la CGT est décidée par le Parti communiste. Cela veut dire qu’on peut « lire » la tactique communiste et la retourner en son contraire… et profiter soi-même de l’unité d’action, aux dépens de la CGT.

Ce serait même d’autant plus nécessaire que la grande majorité des travailleurs est avec la CGT ! Il s’agit de faire en sorte que le « syndicalisme libre » l’emporte sur le « totalitarisme ».

Il conclut ainsi son analyse de plusieurs pages sur la stratégie et la tactique communistes en disant que :

« La situation des forces sociales dans un pays, l’intérêt des travailleurs tel qu’il apparaît dans cette situation, peuvent rendre opportune, nécessaire même l’unité d’action entre des syndicalistes non-communistes et les organisations syndicales à direction communiste.

Mais comme dit le proverbe : « lorsqu’on veut manger la soupe avec le diable, il faut avoir une grande cuillère ».

Lorsqu’on pratique l’unité d’action avec la CGT, il faut savoir ce qu’est la CGT, ce qu’elle veut. Il ne s’agit pas seulement de distinguer l’action strictement professionnelle de l’action politique qui l’élargit et la déborde, selon la stratégie communiste : nous reprendrons ce problème.

Il s’agit, dans la coïncidence même l’objectif immédiats, de demeurer conscients de ce que nous sommes et voulons. »

Voici comment, a posteriori, en janvier 1971, Reconstruction présente sa démarche historique de reconquête syndicale :

« L’idée directrice d’unité d’action, telle qu’élaborée à « Reconstruction », implique la conscience d’un rapport de force syndicale qui, dans une situation de prépondérance communiste, motive pour une minorité non-communiste le recours de fait au pluralisme confédéral.

Si cette minorité envisage avec les organisations majoritaires à direction communiste une relation de partenaires dans l’unité d’action, elle se situe d’abord à l’égard de ces mêmes organisations comme leur concurrente.

En 1948 et dans les années suivantes, les militants qui, à « Reconstruction », préconisaient l’unité d’action avec la C.G.T. ne dissimulaient pas leur projet d’une reconquête syndicaliste de milieux syndicalement dominés par des organisations à direction communiste.

L’implantation dans ces milieux industriels de la C.F.T.C. devenue C.F.D.T. a sans doute accru cette concurrence, donnée fondamentale de l’unité d’action qui vise et parvient à la limiter, dans certains domaines (…).

Confirmant l’attente des fondateurs de « Reconstruction », l’expérience a d’ailleurs montré que, dans des milieux de travail où ils étaient jusqu’alors peu connus, les syndicats C.F.T.C. devenant C.F.D.T. étendaient leur audience et s’implantaient en pratiquant l’unité d’action dans des conditions qui sauvegardent leur personnalité.

Si le problème de cette sauvegarde a été exactement posé, si l’on a pu y trouver des solutions pratiques, c’est en se référant à l’histoire de l’action communiste internationale depuis Lénine, par une analyse de la tactique des « fronts unique, commun, etc. » et en y opposant une conception, délibérément non communiste, de l’unité d’action intersyndicale. »

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La CFTC après 1945 : le découplage formel avec les centristes et l’Église

Reconstruction a posé une dynamique qui est essentielle pour la CFTC en développant une idéologie syndicale qui lui est propre. Il faudra du temps cependant avant que la mutation ne se réalise pleinement.

Car si Reconstruction fait bien partie du camp où se retrouvent non-gaullistes et non-communistes, la CFTC penche à droite de ce camp et non à sa gauche.

Au lendemain immédiat de la guerre, la CFTC a surtout été un vivier pour la reconstitution des centristes. Ainsi, un tiers des députés du MRP, le grand mouvement centriste, soit une cinquantaine de parlementaires, vient de la CFTC, de nombreux cadres ont la double casquette.

Il faut savoir ici qu’il a existé au début du 20e siècle un parti catholique en Allemagne, le Zentrum ; l’Église catholique a toujours fait en sorte d’éviter cela pour la France.

Un tel tandem MRP-CFTC posait donc un changement de ligne, pour un choix qui avait toujours voulu être évité. Aussi, dès la fin de la guerre, la dynamique est-elle cassée.

Si en juin 1945, en raison des succès du tandem, la tentative faite au Congrès de la CFTC de séparer le syndicat de la politique avait encore échoué (par 62 % des voix contre 38%), en février 1946, le Comité national de février 1946 décida par contre, par 110 voix contre 43, de rendre impossible le cumul de mandats politiques.

Paul Vignaux, porte-parole du Syndicat général de l’Éducation nationale, fait alors immédiatement voter à l’unanimité par le Comité national une résolution pour souligner le découplage.

Paul Vignaux (wikipédia)

Il est très clairement souligné qu’un échec gouvernemental risquait d’emporter la CFTC. Autrement dit, la CFTC risquerait d’être « grillé » aux yeux des masses et d’échouer par rapport à la CGT…

« Considérant

– la gravité de la situation économique et morale du pays,

– le danger que la masse déçue ne perde confiance dans le syndicalisme et les institutions libres,

– l’obligation pour le mouvement syndical de dégager les leçons de l’expérience,

Le Comité national constate

– que les travailleurs, qui n’ont point marchandé leur confiance au précédent gouvernement, subissent aujourd’hui les effets de l’absence de politique économique, cohérente et suivie,

– que la représentation du mouvement syndical dans de nombreux organismes officiels, de caractère consultatif, n’a pu empêcher le développement de cette situation,

– qu’une participation de ce genre comporte le risque permanent de faire endosser au syndicalisme des responsabilités qu’en réalité il ne partage pas.

En conséquence, le Comité national déclare

– qu’ayant affirmé dès novembre 1940 que notre défaite, au seuil de la guerre, ne tenait pas à l’exercice de la liberté des citoyens, le syndicalisme chrétien se doit aujourd’hui d’affirmer que la reconstruction économique et morale du pays exige un climat de liberté, de contrôle et de responsabilités démocratiques.

Dans cet esprit, le Comité national précise

– que la C.F.T.C. détermine son action dans une indépendance totale à l’égard des partis,

– que cette indépendance interdit ait mouvement toute formule de confiance politique globale à un homme ou à un gouvernement, à un ou plusieurs partis, et l’oblige à donner seulement son approbation et son concours à des mesures définies,

– que la même indépendance exige que les positions adoptées par les représentants syndicaux dans leurs relations avec les pouvoirs publics soient nettement définies et devant leurs mandants, et devant l’opinion publique, afin que, dans chaque cas, le syndicalisme chrétien prenne ses responsabilités et seulement les siennes. »

Le congrès de la CFTC de juin 1946 avalisa par 4 006 voix contre 1 255 ce choix de séparation du MRP.

C’était là une reconnaissance de la nature purement syndicale de la CFTC et, fort logiquement, la tendance de fond se prolongea. En octobre 1946, les Comités Nationaux durent se prononcer sur deux formulations devant remplacer l’ancienne au sujet de l’inspiration sociale.

Le premier article des statuts affirmait en effet que la CFTC se fondait sur la doctrine sociale de l’Église, et les expériences corporatistes directement catholiques, surtout autrichienne et espagnole, avaient largement décrédibilisées ce rêve clérical.

La direction proposa une modification, exprimée comme suit :

« La C.F.T.C. s’inspire, dans son action, des principes de la doctrine chrétienne, et notamment des commentaires et précisions apportés par les encycliques pontificales relatives aux questions sociales et économiques. »

François Henry, au nom du Syndicat général de l’Éducation nationale, proposa une version plus ambiguë :

« La Confédération se réclame et s’inspire, dans son action, des principes de la morale sociale chrétienne. »

La seconde proposition l’emporta et le Congrès de 1947 sépara formellement le syndicat des textes officiels de l’Église catholique.

C’était là un véritable saut, puisque la CFTC, officiellement, ne faisait que se réclamer et s’inspirer de la « morale sociale chrétienne ».

Cela ne se fit pas sans heurts. En 1952-1953, le conflit interne fut assez important et le président Gaston Teissier remit au pas les forces cherchant à laïciser trop fortement le mouvement ; ce qu’il dit dans une réponse à Eugène Descamps, un des principaux responsables de Reconstruction, illustre bien la nature du conflit :

« Mon ami, notre maison n’est pas socialiste. Nous ne sommes pas socialistes, nous n’avons rien à voir avec eux. Ce n’est pas à vous de définir l’orientation de notre centrale. C’est à nous, Bureau confédéral ! Pas à un dirigeant de fédération qui n’a pas de mandats. »

C’était pour Gaston Teissier l’occasion de parler comme « président » dont la fonction était d’assurer le « maintien de la doctrine ». Cependant, du moment que le lien organique était coupé avec les centristes et l’Église, il était évident que cela n’avait plus de sens.

Inévitablement, la CFTC se devait d’assumer une autre orientation, de fait une ligne « syndicaliste anti-autoritaire » dans le style « socialiste démocratique » établi par Reconstruction.

En 1961, Eugène Descamps, que dénonçait Gaston Teisser, devint secrétaire général de la CFTC ; c’était un métallurgiste : pour la première fois le poste de secrétaire général ne revenait pas à la Fédération des employés issus du SECI. C’en était fini de l’ancienne CFTC.

L’année 1964 couronna alors le processus avec la transformation de la CFTC en Confédération française démocratique du travail (CFDT).

Le symbole de la CFDT (cftc) en 1964-1965

Les 6 et 7 novembre à Paris, 70,1 % des mandats des 2300 délégués soutiennent la transformation qui est largement acceptée, 10 % des effectifs seulement décidant de maintenir l’ancienne forme et de continuer en parallèle, en tant que CFTC maintenue.

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La CFTC et Reconstruction

Le mot d’ordre du congrès de 1947 de la CFTC est « Libérons l’Homme de la machine et de l’argent ». Cela reflète l’existentialisme social pétri dans l’existentialisme catholique ; on trouve exactement la même démarche au sein du syndicat étudiant UNEF.

La Résistance, avec son alliance gaulliste-communiste, donne naissance à une génération idéaliste mêlant idéaux sociaux et exigences existentielles façonnées dans le christianisme.

C’est le groupe « Reconstruction », base d’un mouvement, qui est la source de ce tournant post-catholique, ou plutôt de ce prolongement social où le catholicisme prend le masque d’une philosophie sociale « moderne ».

Ce mouvement tourne autour de revues ; de simples cahiers de notes et d’études initialement (janvier 1946-février 1948) initialement, on passe à une publication régulière avec les Bulletins des groupes Reconstruction (mars 1948-septembre 1953), qui se développent en les Cahiers des groupes Reconstruction (octobre 1953-juillet 1956), et finalement en les Cahiers Reconstruction (août 1956-juillet 1974).

On peut dire que Reconstruction a bombardé mensuellement son idéologie dans sa revue de 1948 à 1968, servant de fermentation intellectuelle à la CFTC.

Reconstruction dit la chose suivante : il faut que le syndicat assume les questions de politiques sociales et de politiques économiques. Il ne peut pas rester à l’écart de ces deux questions et doit par conséquent directement s’adresser à l’État.

Le numéro 1 des cahiers de Reconstruction, en janvier 1946, présente ainsi l’alternative :

« De deux choses l’une :

– ou ces syndicalistes trouvent devant eux, comme à VICHY, un Etat autoritaire prêt à devenir totalitaire, incarné dans des hommes qui veulent se réserver la vue et l’action d’ensemble. D’autorité, les, syndicalistes seront réduits à un rôle consultatif et à un rôle d’exécutants, comme dans la Charte du 4 octobre 1941 ; les organisations ouvrières, mises en tutelle, seront enfermées chacune dans sa « profession » ; en définitive, l’appareil gouvernemental s’emploiera à briser le mouvement ouvrier.

– ou les syndicalistes sont citoyen d’un Etat démocratique, qui laisse subsister en dehors de lui des forces nationales indépendantes, usant de la pleine liberté d’expression. Dans cette atmosphère, le syndicalisme pourra prendre position sur tous les problèmes intéressant, à son avis, le monde du travail. Plus il y aura de démocratie vivante, intense dans toute l’activité nationale,
plus le mouvement syndical aura de chance de grandir et d’agir. »

Dans le contexte de l’époque, cela donne la chose suivante. Il y a les gaullistes, de droite et pour un État fort, et les communistes qui veulent la dictature du prolétariat. Entre les deux, il y a toute une aire occupée par les centristes, les socialistes, les anarchistes. Reconstruction affirme qu’il faut se poser comme élément de cette aire, comme « syndicalistes anti-totalitaires ».

Reconstruction reprend d’ailleurs l’idée socialiste d’un capitalisme organisé ; dans le numéro 1 on lit ainsi la chose suivante. On se rappellera que le Parti communiste français, devenu révisionniste en 1953, développera par la suite le même argumentaire avec sa thèse du « capitalisme monopoliste d’État ».

« Fait caractéristique également de notre époque, l’influence sociale et politique des entreprises groupées en monopoles, les liaisons étroites qui s’établissent entre leurs dirigeants et les dirigeants de l’Etat, notamment lorsque celui-ci, ayant à diriger l’économie, cherche des compétences qu’il trouve naturellement dans les milieux industriels et financiers.

L’Etat dirigeant tend à devenir un Etat-des-monopoles (Ce que les Anglo-Saxons appellent Monopoly-State). »

Reconstruction se revendique ainsi rapidement du « socialisme démocratique ». L’éditorial du Cahier 21-22 (juin-juillet 1955) définissait ainsi la ligne idéologique :

« Traditionnellement, le mouvement syndical français est contestation du capitalisme.

Cet anticapitalisme ne doit pas rester dangereusement vague.

Dès qu’il reconnaît que son action tend « à une planification démocratique de l’économie qui fera de la fonction d’investissement une responsabilité publique », le syndicalisme prend un aspect socialiste — au sens que la théorie économique moderne peut donner à ce terme, au sens également que lui a donné la déclaration de Francfort (1951) lors de la reconstitution de l’Internationale Socialiste.

A la fois comme alternative au mythe totalitaire du communisme et par opposition au néo-capitalisme d’après-guerre, le socialisme démocratique s’est défini de nos jours sous l’influence prédominante des mouvements ouvriers britannique et scandinave.

Et, comme le remarquait en rejetant une notion sectaire de la laïcité, l’organe d’un syndicat « minoritaire » C.F.T.C., les pays européens les plus avancés dans la voie du socialisme démocratique « sont ceux où le mouvement ouvrier socialiste n’a pas été le moins respectueux des consciences religieuses » (Ecoles et Education, 29 juin 1955). »

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La CFTC à côté de la Résistance

La défaite face à l’Allemagne nazie amena, logiquement, la CFTC, à s’aligner sur la CGT. Cette dernière, en juillet 1940, avait éjecté les communistes et s’était empressé d’enlever de ses statuts la lutte des classes et l’abolition du salariat.

Des discussions CGT-CFTC se développèrent alors, aboutissant à une réaction commune à leur dissolution par l’État en août 1940.

Cette réaction, dénommée le « Manifeste des douze » en raison des douze auteurs (9 CGT et 3 CFTC) composant un « Comité d’études économiques et sociales », consiste en une synthèse du réformisme de la CGT et de l’esprit social-catholique.

Il est parlé de la nécessité d’un « syndicat libre dans la profession organisée », qui contribuerait à « réaliser une économie dirigée à des fins anticapitalistes ».

On est là dans une soumission à l’esprit corporatiste fasciste assumant la négation de la lutte des classes :

« La lutte des classes qui a été jusqu’ici un fait plus qu’un principe ne peut disparaître que :

— Par la transformation du régime du profit.

— Par l’égalité des parties en présence dans les transactions collectives.

— Par un esprit de collaboration entre ces parties, esprit auquel devra se substituer, en cas de défaut, l’arbitrage impartial de l’État (…).

Au régime capitaliste doit succéder un régime d’économie dirigée au service de la collectivité. La notion du profit doit se substituer à celle du profit individuel. Les entreprises devront désormais être gérées suivant les directives générales d’un plan de production, sous le contrôle de l’Etat avec le concours des syndicats de techniciens et d’ouvriers. »

Cela explique la paralysie complète tant de la CGT que de la CFTC face à la Charte du travail promulgué par le régime collaborateur de Pétain en octobre 1941.

Il faudra la Résistance pour que les militants, déboussolés, parviennent à une réorganisation, dont l’expression majeure est la formation du Mouvement ouvrier français le 1er mai 1942, une structure CGT-CFTC.

Si cela est marginal dans le contexte, cela va être d’une grande signification de par l’immense impact des communistes. Ceux-ci, qui avaient été interdits par l’État en 1940 et exclus de la CGT, sont réintégrés dans celle-ci suivant les accords du Perreux d’avril 1943.

La CFTC, liée à une CGT anticommuniste et se brisant sur l’Occupation, se retrouve alors désormais liée à une CGT totalement revigorée et où les communistes jouent un grand rôle.

Cela aboutit à un Comité inter-fédéral d’entente des deux syndicats en 1944, qui publie en juillet de la même année un « Appel aux travailleurs français », en août un appel à la grève générale insurrectionnelle.

La CFTC, à la marge de l’Histoire, se voyait propulsée aux premières loges par l’intermédiaire de son alliance avec la CGT liée aux communistes… alliance effectuée à l’époque où la CGT avait exclu les communistes.

La CFTC tenta même de pousser l’initiative le plus loin possible, avec un bricolage pour fabriquer une sorte de super-syndicat à deux têtes, mais cela fut repoussé par une CGT désormais dirigée par les communistes qui comprirent la menace de parasitage généralisé et proposèrent une fusion.

Cette fusion fut bien entendu refusée par la CFTC, par deux fois. Qui plus est, la vague de syndicalisation liée à la Résistance lui permettait d’avoir une formidable base, avec 750 000 adhérents (contre 5,5 millions pour la CGT).

Le symbole de la CFTC après la seconde guerre mondiale

La CFTC, de syndicat marginal, avait ainsi d’abord profité de la massification du Front populaire, puis ensuite de celle de la Résistance, sans jamais avoir été une force motrice. Elle avait simplement su être présente au bon moment, par deux fois, en s’alignant sur la CGT.

Il va de soi que, profitant d’une telle aubaine, elle fit le choix de quitter le second congrès de la Fédération syndicale mondiale de septembre 1945, afin de participer à la reconstitution de la Confédération internationale des syndicats chrétiens.

C’était une victoire parfaite pour l’Église, et ce d’autant plus que la CFTC était reconnue comme un syndicat relevant de la Résistance.

Aux élections de la Sécurité sociale de 1947, la CFTC récolta 26,36 % des voix (soit pratiquement 1,5 million de votants) ; surtout, une nouvelle génération de cadres se formait.

Parmi eux, on a Charles Savouillan des Métaux, Fernand Hennebicq de l’Électricité, Paul Vignaux de la SGEN, qui oeuvrèrent à monter le groupe « Reconstruction », qui va être au coeur de la minorité CFTC, avec notamment les fédérations où ils oeuvrent mais également le Bâtiment et la Chimie.

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Des débuts de la CFTC extérieurs à la lutte des classes

Les limites de la CFTC née en 1919 se révélèrent vite patentes. Les cheminots de la CFTC du Paris-Orléans et du réseau du Nord se cotisèrent par exemple pour devenir des actionnaires de leur entreprise, sans pour autant bien entendu qu’ils n’obtiennent ainsi aucune influence sur celle-ci.

Les propositions de partage du « produit », une idée lancée dès 1920, se heurtèrent pareillement à des refus complets du patronat ; la conception de la grève comme « dernier ressort » et les appels à la « conciliation », « l’arbitrage », se révélaient toujours plus hors-sol.

D’ailleurs, les conventions collectives passèrent en France de 355 à 20 entre 1920 et 1933. La CFTC avait ainsi participé à de multiples grèves, uniquement sur une base corporatiste.

On eut ainsi les banques en 1919, 1920, 1925, le textile dans le Nord et en Isère en 1920, 1921, 1931 et 1933 ; il y eut la métallurgie dans la Loire en 1924 et 1935, dans le Nord en 1935 ; il y eut la chaussure en 1932 (Fougères), le bâtiment en 1933 (Strasbourg) et 1935 (Nantes), la ganterie en 1934 et 1935 (Millau).

Elle l’avait fait, forcée par les faits, se retrouvant surtout, à la remorque de la CGT, alors que la CGT-U, lié aux communistes, fait figure d’avant-garde ouvrière. Ce qui fit que la CFTC resta extérieure au Front populaire, ne participant même pas aux discussions menant aux accords de Matignon à la suite des grandes grèves de 1936.

Il fallut d’ailleurs un combat interne pour que la ligne de la participation au mouvement du Front populaire l’emporte, ce qui fut confirmé ensuite par le Congrès de la CFTC des 30 mai et 1er juin 1936. C’est Jean Pérès, métallurgiste et secrétaire général adjoint, qui en fut le chef de file.

Ce ralliement, bien que tardif, eut deux aspects essentiels. Le premier est négatif. La grande conséquence syndicale du mouvement de 1936 et du Front populaire fut la réunification de la CGT, qui mit fin à la séparation de la CGT et de la CGT Unitaires.

Dans un tel cadre, la CFTC apparaît alors d’autant plus comme un facteur de division, en raison de sa volonté d’être à l’écart.

L’autre aspect, positif, est que la CFTC a les moyens de profiter de l’engouement massif des travailleurs pour l’engagement.

Deux facteurs vont jouer ici en faveur de la CFTC. Le premier est d’ordre qualitatif. Une « Jeunesse Ouvrière Chrétienne » a été fondée en 1927 et ses cadres qui aboutissent à la CFTC ont un style bien plus lié à la classe ouvrière qu’au christianisme. Cela permet d’acquérir une forme de légitimité, malgré un rejet général de la part des travailleurs conscients et liés à la SFIO ou au PCF.

La Jeunesse Ouvrière Chrétienne au stade du Parc des Princes à Paris en 1937

Le second est quantitatif. De par le caractère massif de la vague de syndicalisation en 1936, la CFTC profite elle-aussi, mécaniquement, de la situation.

Au début de l’année 1936, la CFTC s’appuyait sur 321 syndicats ; le 30 mai, elle en avait 803 en son sein, et un an plus tard, 2 048.

La CFTC disposait ainsi, en 1937, de 500 000 membres, un chiffre qui tient largement la route face à la CGT qui en a 4 millions.

Et, surtout, le mouvement d’adhésion lui permet de s’implanter nationalement là où elle ne disposait quasiment pas de base, voire n’en avait pas.

Autre effet bénéfique : la massification fit sauter l’existence de sections purement féminines et de celles avec uniquement des employés. La CFTC, organisme généré par le catholicisme pour un travail syndical, devenait un réel syndicat catholique.

La CFTC impulsa pour cette raison la ligne des « sections d’entreprise », modifiant sa politique d’adhésion par l’intermédiaire d’un organisme généra par l’Église catholique.

Des « Écoles normales ouvrières » sont mises en place en 1931, afin de former les adhérents dans l’esprit de la CFTC et empêcher ce que son président appelle le « gauchissement », « l’anémie spirituelle ».

Cette dimension intellectuelle-spirituelle aboutit notamment en 1937 à la mise en place d’un Syndicat général de l’éducation nationale, bien entendu de taille extrêmement réduite, mais qui met dès le départ de côté la référence à la doctrine sociale de l’Église et qui, vingt ans plus tard, jouera un rôle d’aiguillon vers les socialistes en étroite liaison avec Reconstruction.

La CFTC s’empresse alors de jouer un rôle contre-révolutionnaire actif. Elle s’oppose bien entendu à la grève générale du 30 novembre 1938. Mais surtout, elle met en place par l’intermédiaire de Paul Vignaux tout un processus de réflexion sur « l’économie » organisée à mettre en place.

C’est-à-dire que la séquence du Front populaire terminée, la CFTC était de masse et l’hégémonie de l’Église catholique permettait à celle-ci de proposer, avec une nouvelle dimension, son corporatisme.

On lit dans la directive du 21 novembre 1937 la façon dont c’est assumé :

« Le syndicalisme chrétien est un mouvement syndicat respectueux de la loi française et de ses exigences.

Il est exclusivement professionnel dans son action et indépendant dans sa direction qui doit être assurée par les professionnels seuls prenant leur entière responsabilité.

Il n’est donc pas du domaine de l’Action Catholique. Mais la caractéristique morale du syndicalisme chrétien est de vouloir respecter dans ses principes, dans sa direction et dans son action, les principes chrétiens et la doctrine sociale catholique plus particulièrement définis dans les encycliques, et notamment Rerum Novarum, Quadragesimo Anno, Divini Redemotoris, et dans la lettre de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Liénart (…).

La loi de 1884-1920, les décrets d’administration publique, les arrêtés ministériels successifs et les décisions du Conseil d’État formant jurisprudence, ont posé le principe de la liberté du recrutement syndical. Rien ne saurait donc s’opposer à la possibilité d’un recrutement restreint entre catholiques, ou entre professionnels acceptant les mêmes principes et la même doctrine sociale.

Cette restriction au recrutement doit faire cependant l’objet d’une acceptation personnelle, constatée au moyen de la feuille d’adhésion… c’est là un moyen indispensable.

Si l’on veut, d’autre part, conserver au syndicalisme chrétien sa « ligne », il est nécessaire que, non seulement les militants et dirigeants, mais la masse syndicale, soient et restent profondément imbus des principes chrétiens, quelle que soit la largeur du recrutement, afin d’éviter que, par une lente ou brutale perversion de la masse, des éléments adverses bouleversent l’organisation tout entière.

La qualité des syndiqués ressortira donc essentiellement de la base même du recrutement et du soin que l’on apportera à éduquer la masse syndicale et à la mettre à même de bien comprendre la portée des engagements que prend chaque syndiqué en adhérant à un syndicat de la C.F.T.C.

En conséquence, le recrutement syndical de la C.F.T.C. devra se faire de préférence dans les œuvres catholiques qui rassemblent des travailleurs. Il sera donc indispensable que, d’accord avec le secrétariat confédéral, les dirigeants régionaux ou départementaux du syndicalisme chrétien entrent en contact avec ceux de ces diverses œuvres, en vue d’établir, peu à peu, une très franche et très cordiale collaboration en accord, du reste, avec les hautes autorités religieuses.

En ce qui concerne le recrutement dans les milieux simplement « sympathisants » ou « désabusés », ou même « non chrétiens », il y aura lieu d’agir avec la plus grande prudence.

On devra éviter tout particulièrement de faire une propagande intensive dans ces milieux, tant que la masse syndicale nettement chrétienne ne sera pas déjà solidement assise.

On devra, de même, apporter la plus grande réserve à profiter de certains moments de désaffection ou découragement des adhérents d’autres mouvements syndicaux, pour amener ces mêmes adhérents aux syndicats chrétiens, ces adhésions n’étant pas d’une qualité suffisante et pouvant même devenir dangereuses si elles se produisaient en masse. »

La défaite face à l’Allemagne nazie allait toutefois changer la donne… et pourtant la CFTC allait tirer de nouveau son épingle du jeu.

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Naissance de la Confédération française des travailleurs chrétiens

Le grand saut vers le syndicalisme catholique organisé n’a pas été tant décidé par en haut du côté catholique qu’il n’a été le produit logique d’une structuration par en bas, même si de manière corporatiste.

C’est ainsi la Fédération des syndicats féminins de Paris qui est à l’origine de la demande de la mise en place d’une structure de dimension officiellement nationale de la part du Syndicat des employés de commerce et d’industrie (SECI).

Naturellement, à l’arrière-plan, il s’agit d’un plan de conquête de la part de l’Église catholique, qui ne voulait pas se faire déborder alors que les forces productives sont massivement en expansion.

La preuve est qu’incapable de s’implanter dans la classe ouvrière, le syndicalisme catholique a utilisé les employés et les femmes pour asseoir une base, tout en restant fondamentalement hostile au mouvement ouvrier en tant que tel.

Cependant, le processus est parallèle à l’Église, il a son moteur du côté des travailleurs catholiques chapeautés par du personnel religieux qui lui-même agit de manière relativement autonome par rapport au Vatican.

L’établissement d’un syndicat de dimension nationale pour les catholiques est donc artificiel dans ses fondements, mais reste lié à la dignité du réel de par la pseudo-autonomie des associations de travailleurs.

Un bon exemple est l’Union Catholique du Personnel des Chemins de Fer qui devient en 1918 la Fédération des Syndicats Professionnels de Cheminots de France et des Colonies ; farouchement opposé à la lutte de classe et uniquement tourné vers les catholiques, la Fédération rentre avec difficultés à la CFTC paradoxalement en raison de la dimension directement confessionnelle.

Il y a de vraies contradictions intérieures, dans le rapport entre confession et définition professionnelle du travail. Toutefois, la stabilité est obtenue de par le prestige de l’Église. Cela explique que, par la suite, les syndicalistes catholiques défendront le principe d’un « syndicalisme libre », refusant la soumission « du social à l’économique », y compris dans des régimes pro-catholiques comme l’austro-fascisme.

La naissance de la Confédération française des travailleurs chrétiens se déroule en 1919, alors que l’Église a largement profité de la première guerre mondiale pour renforcer son influence, à la fois par l’échec et l’écrasement du mouvement ouvrier organisé, et par sa ligne sociale dans un contexte de misère.

Le logo de la CFTC

Les 1er et 2 novembre 1919, les 200 délégués catholiques représentent ainsi pas moins de 350 syndicats, et le chiffre monte à 578 lors du premier congrès à la Pentecôte 1920. Il y a alors 156 000 membres.

En voici la répartition sociale.

Employés
(en fait employés, techniciens
et agents de maîtrise)
43 000
Cheminots35 000
Ouvriers du textile14 500
Mineurs10 000
Métallos8 000
Ouvriers du bâtiment7 000

C’est Jules Zirnheld qui est le président de la CFTC ; lui-même eut préféré que le dernier terme soit « catholique » et non « chrétien ».

Il céda en raison de l’option prise par l’Église en ce domaine ; d’ailleurs, la Confédération internationale des syndicats chrétiens fondée en 1919 et dont est membre la CFTC penche du côté de l’inter-confessionnalisme (les autres sections à part la France étant l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse, la Tchécoslovaquie).

Confédération française des travailleurs chrétiens – Confédération internationale des syndicats chrétiens

Il s’agissait en effet d’élargir au maximum l’influence catholique, et donc d’être capable d’aspirer les courants chrétiens non catholiques, notamment en Alsace-Lorraine, et c’était d’autant plus vrai pour la section allemande, étant donné que l’Allemagne était divisée pour moitié-moitié entre catholiques et luthériens.

Cette dimension tactique ressort d’autant plus alors que le premier article des statuts de la CFTC affirmait que :

« La confédération entend s’inspirer dans son action de la doctrine sociale définie dans l’encyclique Rerum novarum. »

La ligne est tout à fait simple : sur le plan professionnel, la CFTC agit librement ; par contre sur le plan des idées, l’arrière-plan est le catholicisme.

Et, de toutes façons, pour rejoindre la CFTC, il faut passer par un organisme généré par l’Église catholique, que ce soit une paroisse ou une association rentrant dans le cadre catholique. La CFTC n’agit qu’au sein de ce cadre ; elle se pose de manière indépendante à l’Église… mais son existence y est intégrée.

Un aumônier du travail épaulait en ce sens chaque organisation, comme « consultant », ce que les statuts justifiaient par ailleurs en affirmant que :

« La confédération entend faire appel aux concours des forces religieuses, morales et intellectuelles susceptibles d’aider à la formation professionnelle et sociale des travailleurs et capables de développer en eux les qualités de discipline, de dévouement et de loyauté indispensables pour assurer le plein épanouissement de l’organisation professionnelle. »

La Conférence internationale des syndicats chrétiens de 1919 souligne bien que :

« Notre idéal syndical chrétien, fait de fraternité, notre conception économique réclamant la collaboration des classes et la coopération pour la production, nous empêcheront toujours de nous rallier à une doctrine basée sur la lutte des classes. »

La CFTC n’est de fait rien d’autre que la section française des syndicats montés dans différents pays par l’Église catholique, dans le sens du corporatisme et de l’union dans des syndicats « mixtes » des patrons et des ouvriers.

L’objectif, comme le dit le congrès de 1920, c’est la généralisation du corporatisme.

« Les commissions mixtes [des travailleurs et des employeurs] pourront, du reste, devenir, par leur généralisation et l’extension de leur zone d’influence, les véritables organismes représentatifs de la profession organisée, dans la localité, dans la région, dans la nation. »

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La mise en place du syndicalisme catholique en France

La formalisation de la doctrine sociale de l’Église catholique à partir de 1891 était à la fois un point de départ et un aboutissement.

Issue de la féodalité et alliée à la bourgeoisie conservatrice, l’Église catholique ne pouvait pas aller dans le sens du libéralisme. Elle ne pouvait que mettre en avant un romantisme idéalisant le passé, l’époque des corporations médiévales. C’est le sens de l’encyclique Rerum novarum, avec sa mise en valeur des corporations.

En même temps, l’expérience avait montré que l’Église ne pouvait pas impulser d’elle-même des organisations ouvrières, et d’ailleurs l’encyclique souligne bien qu’il ne saurait y avoir de modèle.

Toute l’activité de l’Église devait donc être de happer des ouvriers pour les chapeauter, avec comme centre de gravité les corporations.

Les débuts étaient forcément expérimentaux. On a ainsi le patron Léon Harmel qui appliqua directement les principes de l’encyclique dans son usine, établissant une première expérience majeure ; l’abbé Six fut de son côté une figure majeure de l’organisation des ouvriers sur ces principes, dans le Nord de la France.

Le patron Léon Harmel (1829-2015)

On a, surtout, un long et patient travail d’intégration d’ouvriers, avec des appels d’air par l’intermédiaire d’associations et d’œuvres, de conférences et de congrès. On a ainsi un congrès international catholique qui se réunit en 1886 à Liège en Belgique et rejette le travail comme marchandise.

Le socialisme est évidemment rejeté et le congrès prône le travail comme fonction sociale au sein d’une société où chaque partie a son rôle spécifique à jouer : les composantes de la société doivent s’organiser en corporations et s’unir dans des entités mixtes.

Pour la France, le processus est lent et difficile. Il y a surtout à Lyon, en 1886, une corporation de la soierie lyonnaise, comme syndicat mixte puis uniquement avec des employés ; à Saint-Étienne se met en place un syndicat des passementiers, à Paris un syndicat des voyageurs et des représentants.

Un congrès se tient à Reims en 1893 ; si c’est un congrès ouvrier, tous relèvent cependant d’entités mixtes avec les patrons, sauf le regroupement des « Vrais travailleurs » de Roubaix.

Le congrès appelle néanmoins à un corporatisme avec intermédiaire, puisqu’il propose des regroupements ouvriers indépendants, pour s’unir nécessairement avec des équivalents patronaux.

C’est dans le Nord de la France que cette option corporatiste prend le plus. Une Union syndicale textile se fonde à Lille en juin 1893, avec Leclercq, suivi immédiatement d’une Union syndicale métallurgique dans la même ville.

Ces deux structures fondent, avec un équivalent à Roubaix, un syndicat du textile à Halluin et un syndicat de mineurs à Arras, une Union démocratique du Nord publiant le journal Le peuple.

Cette Union ne progressera guère ; elle se verra rejointe seulement par un syndicat du bâtiment de Rennes et une association d’ouvriers et d’employés d’Annonay, puis en 1903 par une Union ouvrière textile à Armentières à la suite d’une grève.

La bourgeoisie conservatrice s’oppose en effet formellement à l’initiative, refusant l’embauche aux travailleurs de ces unions syndicales, dont le nombre ne dépasse pas 2500. En effet, pour la bourgeoisie, tout doit passer immédiatement par les « syndicats » mixtes et rien ne doit atténuer la dimension corporatiste.

L’Église catholique s’aligne sur cette position et sa presse, massive alors, soutient les « Jaunes », qui agissent comme briseurs de grève au nom du respect de la propriété privée et de la collaboration de classe.

Et lorsque l’Union des associations ouvrières catholiques se réunit en 1906 à Lourdes, elle considère comme juste la position des jaunes.

Un événement va tout changer. En effet, en 1887, le frère Hiéron qui travaille dans les écoles chrétiennes et cherche à améliorer le placement des élèves sur la base de l’association de persévérance religieuse Saint Benoît Labre.

Il fonde alors en 1887 le SECI – Syndicat des employés de commerce et d’industrie.

L’initiative est entièrement corporatiste, puisqu’il s’agit d’aider les élèves et que ceux-ci s’entraident. Il faut être catholique, avoir une bonne réputation, être coopté par deux membres et passer par une année de probation.

Il y a toutefois le principe d’organiser des conférences pour comprendre l’économie et c’est cet aspect qui va jouer un rôle essentiel. C’est d’autant plus vrai que l’entité est tellement dans une optique corporatiste qu’elle réfute la tentative du patron Léon Harmel de mise en place d’un « comité protecteur » (même si de l’argent sera accepté).

C’est Marc Sangnier (1973-1950), avec le mouvement nommé Le Sillon, qui publie L’Éveil démocratique à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, qui va se faire le chantre de cette indépendance corporatiste, en faisant la promotion de l’acceptation d’ouvriers non catholiques du moment qu’ils acceptent la perspective proposée.

Marc Sangnier

Le Vatican rejettera finalement le « Sillon » en 1910, lui reprochant son « modernisme social ». Cela va toutefois donner un mouvement où ce sont les thèses corporatistes catholiques qui forment la substance, sans pour autant que cela soit présenté tel quel.

Le SECI ne se dit jamais chrétien, ne mentionne jamais le clergé ou la doctrine sociale de l’Église dans son journal L’Employé. Il se présente comme une expression des travailleurs seulement, même si le cas échéant le dirigeant Gaston Teissier a à sortir les textes du pape pour ramener l’ordre dans les rangs.

C’est le point de départ du syndicalisme catholique, qui ne se veut surtout pas dépendant de l’Église, se contentant de souligner la nécessité de syndicats de production et de consommateurs s’unifiant de manière interclassiste à l’échelle du pays, pays présenté comme déstructuré par la Révolution française.

Pour le SECI, il faut donc le corporatisme à tous les niveaux, « l’entente des classes » et toujours refuser la violence et la « guerre sociale ». Ce discours est d’autant plus facile à développer que le SECI se tourne avant tout vers les employés, qui n’ont pas le vécu des ouvriers.

Il s’implante dans cette couche sociale notamment à Paris, Lille, Rennes, Reims, Nantes, Angers, Besançon, Calais ; la seule autre couche sociale où le SECI a une influence tient aux instituteurs des écoles privées, qui s’organisent en fédération en 1905.

Dans la classe ouvrière, les initiatives restent éparses et isolées ; on a un syndicat à l’arsenal de Brest, des syndicats ouvriers catholiques parisiens dans l’ameublement, le livre, la métallurgie, l’habillement, le bâtiment et l’alimentation…

Et si on a très peu d’ouvriers, la dimension féminine-religieuse est significative, avec des regroupements ne concernant que des femmes, unie en une Union centrale des syndicats féminins formant le « syndicat de l’Abbaye ».

On trouve ainsi à Lyon un syndicat d’employées de commerce, un syndicat d’ouvrières de l’aiguille, un syndicat d’ouvrières en soie… On a à Voiron un syndicat du tissage, à Grenoble un syndicat de la ganterie et de l’aiguille et un syndicat des employées… et à Paris des syndicats d’ouvrières et d’employées du textile et du vêtement.

Le mouvement est également présent à Bourges, Angers, Saumur, Poitiers. Et c’est à partir de cette base féminine à Paris que le SECI décide de proposer une entité nationale : la Confédération française des travailleurs chrétiens.

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Vers la doctrine sociale de l’Église catholique

François-René de La Tour du Pin Chambly, marquis de La Charce (1834-1924) joua le rôle que La Mennais ne fut pas en mesure de jouer : c’est lui qui fait toute une théorie sociale pour l’Église.

Il le fit en intégrant la dimension sociale de La Mennais avec l’approche « associationniste » de Buchez ; en pratique, cela ne donnait rien d’autre que la théorie bien connue du « corporatisme ». La Tour du Pin, dont l’objectif était « un ordre social chrétien », fut d’ailleurs un idéologue majeur pour l’Action française de Charles Maurras.

Néanmoins, on est là dans des positions théoriques catholiques visant surtout à contenir la question sociale ; c’est en fait dans les « œuvres » qu’il faut trouver une dynamique et c’est d’ailleurs la constante du catholicisme social de n’avancer qu’à travers malentendus de travailleurs trompés par l’Église.

François-René de La Tour du Pin

On retrouve ainsi La Tour du Pin dans l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, lancée en 1871 s’inspirant de l’Association des jeunes ouvriers mise en place en 1855 par le religieux Maurice Maignen. Cette dernière ne s’adressait toutefois qu’à des jeunes apprentis.

1871 fut une année marquée par la Commune de Paris et le monarchiste Albert de Mun qui mit en place l’Oeuvre avait directement en tête d’affaiblir le camp socialiste, en cherchant à organiser des ouvriers dans des structures où l’Église catholique disposerait de l’hégémonie sur le plan de valeurs.

Avec le soutien de l’Église, ce fut un succès relatif qui permit, en quelques années, de parvenir à rassembler 37 500 ouvriers et 7 600 membres de la grande bourgeoisie dans 375 cercles, avec en perspective la mise en avant de « syndicats mixtes ».

Ce principe de « syndicats mixtes » sera à la base du catholicisme social. Mais, surtout, ces cercles n’étaient pas directement encadrés par l’Église : ce sont des laïcs qui géraient tout, même si l’organisation et les idées étaient habilement chapeautées par les religieux. On a ici le modèle organisationnel du catholicisme social.

Albert de Mun, qui dirigeait l’Oeuvre, ne se préoccupait pas d’ailleurs de l’aspect doctrinaire ; c’est son secrétaire Félix de Roquefeuil qui se chargea du « vernis » idéologique, qui servait d’arrière-plan seulement.

L’Église catholique décida alors de formaliser la démarche. Sous l’influence notamment de La Tour du Pin, le pape Léon XIII publia l’encyclique Rerum novarum (« Des choses nouvelles »), en 1891. Cela inaugura la « doctrine sociale de l’Église catholique ».

Voici ce qu’on lit notamment dans l’encyclique :

« A tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques du monde catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique.

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.

La soif d’innovations qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. En effet, l’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des moeurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit.

Partout, les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui seul suffit à prouver combien de graves intérêts sont ici engagés. Cette situation préoccupe à la fois le génie des savants, la prudence des sages, les délibérations des réunions populaires, la perspicacité des législateurs et les conseils des gouvernants. En ce moment, il n’est pas de question qui tourmente davantage l’esprit humain (…).

Le problème n’est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. D’autre part, le problème n’est pas sans danger, parce que trop souvent d’habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles.

Quoi qu’il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation d’infortune et de misère imméritées.

Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection (…).

Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’Etat.

Moyennant ce transfert des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des richesses et de leurs avantages, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux présents.

Mais pareille théorie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique.

D’ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’Etat et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social (…).

L’erreur capitale, dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.

Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre.

Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.

La concorde engendre l’ordre et la beauté. Au contraire, d’un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens admirables et variés.

Et d’abord tout l’ensemble des vérités religieuses, dont l’Eglise est la gardienne et l’interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice (…).

Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête.

Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures, que d’ailleurs il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de la santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats. »

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Le fondamentaliste catholique La Mennais et le socialiste utopique catholique Buchez

La révolution française ne pouvait qu’ébranler les fondamentaux d’une Église catholique jusque-là entièrement imbriquée dans l’appareil d’État. Une expression de la muraille qui se lézarde tint à Félicité de La Mennais (1782-1854). Ce prêtre avait demandé la chose suivante pour son enterrement :

« [qu’il se déroule] au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres. On ne mettra rien sur ma tombe, pas même une simple pierre. Mon corps sera porté directement au cimetière, sans passer par aucune église ».

C’est que La Mennais était un fondamentaliste : il considérait qu’il fallait une religion maintenant sa dimension populaire. Pour cette raison, il menait un activisme très virulent, quitte à entrer en rupture avec l’Église elle-même.

Son point de vue est initialement exprimé dans Essai sur l’indifférence en matière de religion, consistant en plusieurs tomes entre 1817 et 1823 et où il vise somme toute Martin Luther, Jean-Jacques Rousseau et René Descartes.

L’œuvre fut un très grand succès à l’époque dans le camp conservateur, et lui-même écrit avec l’écrivain romantique catholique Chateaubriand dans Le Conservateur littéraire. En 1828, dans Les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, il se fait l’ardent défenseur d’une Église catholique française entièrement sous la direction de Rome.

Hughes Félicité Robert de Lamennais

L’idée de La Mennais, c’est qu’il fallait conserver l’énergie de la révolution française, qui ne disparaîtrait de toutes façons pas, mais en la dirigeant dans le sens de l’Église. Cela impliquait de mettre l’Église du côté de l’État, afin de se préserver de tout « souci » politique et d’apparaître comme une force ancrée dans son temps.

Ce que La Mennais visait, c’était de contourner le libéralisme qui par définition se heurtait à l’Église, en plaçant l’Église sur un terrain où elle ferait figure de progrès à côté du libéralisme. Pour que cela fonctionne par contre, il faut une très forte figure du Pape, qui doit en quelque sorte apparaître comme un îlot de stabilité dans des sociétés libérales troublées.

L’Église réfuta la démarche de La Mennais à l’époque, mais telle fût en fait sa ligne de conduite dans la plupart des pays occidentaux à partir de 1945. Il est vrai toutefois que l’Église avait compris que, sous une certaine forme, La Mennais représentait la capitulation face au libéralisme au sein de l’Église.

Cela se voit très bien avec la mise en place d’un journal en septembre 1830, L’Ami de l’ordre, qui devint L’Avenir, et ne dura que jusqu’en novembre de l’année suivante. Les thèses qu’on y trouve correspondent tout à fait aux contradictions du romantisme français : on y trouve d’ailleurs de proche Alphonse de Lamartine, Chateaubriand, Victor Hugo, Alfred de Vigny.

D’un côté, il y a une sensibilité populaire, pour les droits du peuple, comme expression d’une nouvelle sensibilité. De l’autre, il y a l’idéalisation de la monarchie et de la religion d’avant la Révolution : la ligne pour une monarchie française centralisée, avec un catholicisme français entièrement focalisé sur Rome.

En pratique, le journal assume le libéralisme politique, au nom de la séparation de l’Église et de l’État ; il veut la liberté de presse, la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté de conscience et la liberté de suffrage. La propriété est évidemment vue comme une chose sacrée, qui doit toutefois se systématiser.

En décembre 1831, La Mennais se rend au Vatican, avec les deux autres principales figures de son journal, Henri Lacordaire, lui aussi un religieux, et Charles de Montalembert, un laïc. Le rejet fut total et le pape Grégoire XVI met un terme à l’aventure en août 1832 avec l’encyclique Mirari vos (« vous vous étonnez peut-être ») qui, sans nommer L’Avenir, se chargeait de condamner chacune de ses thèses.

Seul La Mennais décida de ne pas se soumettre ; Henri Lacordaire devient de son côté, avec la revue Le Correspondant, le chef de file d’un catholicisme libéral très mesuré (et provoquant une petite scission éphémère, L’Ère nouvelle), ayant une inquiétude sociale notamment avec Frédéric Ozanam, qui avait participé à l’organisation de bienfaisance « Société de Saint-Vincent-de-Paul » qui tint de nombreuses conférences.

La Mennais chercha à continuer sur sa lancée ; il publia dans la foulée Paroles d’un croyant, ce qui lui valut en 1834 la réponse par une nouvelle encyclique de Grégoire XVI, Singulari Nos, entièrement et ouvertement consacré aux « erreurs de La Mennais ».

Celui-sort alors de l’Église et publiera notamment en 1837 Le livre du peuple, mais son parcours est terminé, lui-même décédant au milieu du siècle. C’est alors le médecin Philippe Buchez (1796-1865) qui prend le relais.

Philippe Buchez

Initialement, Philippe Buchez est dans le camp de la révolution française et même du socialisme utopique ; c’est justement par un courant socialiste utopique, celui de Saint-Simon, qu’il va se tourner vers le catholicisme.

Il s’agit d’un bricolage : Philippe Buchez voit en la religion une forme sociale capable de pousser les êtres humains à être moins individualistes. Ce faisant, il passe objectivement du camp socialiste utopique au catholicisme, où se fait connaître notamment avec son Essai d’un traité complet de philosophie du point de vue du catholicisme et du progrès social (1830) et son Introduction à la science de l’histoire, ou science du développement de l’humanité (1833).

Philippe Buchez passa alors, comme La Mennais, à la trappe historiquement, en raison de sa position ambiguë jusqu’à la capitulation pendant la révolution de 1848.

Néanmoins, des typographes s’inspirent de sa démarche et fondent un « organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers », intitulé L’Atelier, qui sera publié de septembre 1840 à juillet 1850. Son mot d’ordre sera la suivant :

« Christianisme et Révolution ne font qu’un ; et le seul tort de l’Église, c’est de ne pas être révolutionnaire ».

En pratique, L’Atelier est en réalité socialiste utopique. Il prône la mise en place d’associations ouvrières de production, c’est-à-dire de petites unités artisanales collectives. Une « Association des ouvriers bijoutiers en doré » sera ainsi fondée en 1834 et tiendra jusqu’en 1873, dans une marginalité quasi totale toutefois.

Au-delà de cette utopie « associationniste », il appelle à la réglementation du placement, la limitation de la journée de travail, un salaire minimum, l’abolition du livre de travail, la fin du marchandage et la transformation des prud’hommes.

Il ouvre en ce sens la séquence du « christianisme social », qui ne pouvait naître qu’avec des ouvriers se tournant vers l’Église et agissant parallèlement à elle.

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