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  • La grande attention de José Carlos Mariátegui au thème de l’éducation

    L’un des thèmes de prédilection de José Carlos Mariátegui est l’éducation. Il ne faut pas penser ici à l’éducation comme simple acquisition de savoirs ou de bonnes manières.

    Ce dont il parle, c’est pour ainsi dire d’une sensibilisation historique, à la fois intellectuelle, morale, technique et culturelle.

    Si celle-ci n’a pas lieu, le peuple ne peut pas être lui-même. José Carlos Mariátegui expose un point de révolutionnaire, de type démocratique et populaire.

    « Dans le processus d’éducation publique, comme dans d’autres aspects de notre vie, nous observons la superposition d’éléments étrangers combinés, insuffisamment acclimatés.

    Le problème réside dans les racines mêmes de ce Pérou, enfant de la conquête.

    Nous ne sommes pas un peuple qui assimile les idées et les peuples d’autres nations, les imprégnant de nos sentiments et de notre atmosphère, enrichissant ainsi, sans dénaturer, notre esprit national.

    Nous sommes un peuple où peuples autochtones et conquérants cohabitent, sans encore fusionner, sans encore se comprendre.

    La République se sent solidaire de la Vice-royauté, et même l’avoue.

    À l’instar de la Vice-royauté, la République est le Pérou des colonisateurs, plutôt que celui des autochtones.

    Les sentiments et les intérêts des quatre cinquièmes de la population ne jouent pratiquement aucun rôle dans la formation de la nation et de ses institutions.

    L’éducation nationale n’a donc pas d’esprit national, mais plutôt un esprit colonial et colonisateur.

    Lorsque l’État fait référence aux Indiens dans ses programmes d’éducation publique, il ne les considère pas comme des Péruviens égaux à tous les autres.

    Il les considère comme une race inférieure. La République ne diffère en rien de la Vice-royauté à cet égard. »

    On en revient à la question de l’observateur et ici José Carlos Mariátegui se situe absolument à rebours de l’élitisme latino-américain de l’Uruguayen José Enrique Rodó, dont l’essai Ariel eut un immense retentissement à la suite de sa publication en 1900.

    José Carlos Mariátegui ne fait pas confiance aux criollos, aux élites issues de la colonisation, là où justement José Enrique Rodó les présente comme porteuses d’un degré de civilisation supérieur de l’humanité.

    José Carlos Mariátegui

    L’esprit aristocratique esthético-littéraire est insupportable à José Carlos Mariátegui, qui s’intéresse résolument aux questions esthétiques et littéraires, mais à travers un prisme démocratique. Il ne relève ni du positivisme, ni de l’art pour l’art, ni du décadentisme.

    « Dans le culte des humanités, libéraux, vieille aristocratie foncière et jeune bourgeoisie urbaine ne faisaient qu’un.

    Tous deux se plaisaient à concevoir les universités et les collèges comme des usines à érudits littéraires et juridiques.

    Les libéraux n’étaient pas moins friands de rhétorique que les conservateurs. Personne ne revendiquait une orientation pratique visant à stimuler le travail et à pousser les jeunes vers le commerce et l’industrie.

    (Encore moins nombreux étaient ceux qui réclamaient une orientation démocratique, visant à garantir l’accès à la culture à tous.)

    L’héritage espagnol n’était pas exclusivement psychologique et intellectuel. C’était avant tout un héritage économique et social.

    Le privilège de l’éducation subsistait pour la simple raison que persistaient ceux de la richesse et de la caste.

    La conception aristocratique et littéraire de l’éducation correspondait parfaitement à un régime et à une économie féodaux.

    La révolution d’indépendance n’avait pas éliminé ce régime et cette économie au Pérou. Il ne pouvait donc pas avoir renoncé à ses conceptions particulières de l’enseignement. »

    Le leitmotiv de José Carlos Mariátegui, c’est la dénonciation non pas simplement de la colonisation, mais de l’esprit apporté par la colonisation, des mentalités qui ont été installées.

    On en revient toujours à la question du matériau humain.

    « Il est parfaitement compréhensible que les colonies d’Angleterre, nation destinée à l’hégémonie à l’ère capitaliste, aient reçu les ferments et les énergies spirituelles et matérielles d’une époque florissante, tandis que les colonies d’Espagne, nation enchaînée aux traditions de l’ère aristocratique, aient reçu les germes et les défauts d’une décadence.

    Les Espagnols ont apporté leur esprit médiéval à la colonisation de l’Amérique. Ils n’étaient que des conquérants [=conquistadors], pas vraiment des colonisateurs.

    Lorsque l’Espagne a cessé de nous envoyer des conquistadors, elle a commencé à ne nous envoyer que des vice-rois, des ecclésiastiques et des médecins (…).

    Les États-Unis sont l’œuvre du pionnier, du puritain et du juif, esprits animés d’une puissante volonté de puissance et orientés vers des fins utilitaires et pratiques.

    Au Pérou, en revanche, s’est établie une race qui, sur son propre sol, ne pouvait être qu’une race indolente et rêveuse, mal préparée aux entreprises de l’industrialisme et du capitalisme.

    Les descendants de cette race, en revanche, ont hérité de ses défauts plutôt que de ses vertus. »

    Ce qui ramène à la question de la nation péruvienne : celle-ci reste à mettre en place, car la majorité de sa population a été écarté du processus initial à la base même de la naissance du pays.

    Le besoin historique propre au Pérou est de type national-démocratique.

    « De ce fait, l’Université n’a pas joué un rôle progressiste et créatif dans la vie péruvienne, se trouvant non seulement étrangère, mais contraire aux besoins profonds et aux courants vitaux de la vie péruvienne.

    La caste des propriétaires fonciers coloniaux qui, au cours d’une période turbulente de domination militaire, a pris le pouvoir dans la République est le moins national, le moins péruvien des facteurs impliqués dans l’histoire du Pérou indépendant. »

    José Carlos Mariátegui est ainsi, en un certain sens, l’intellectuel qui a réussi à ne pas être happé par l’idéologie dominante ; se tournant réellement vers le peuple, il a su en voir les intérêts et appeler à l’éveil des consciences, par le Parti Communiste.

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  • José Carlos Mariátegui : le protestantisme, le déisme, la franc-maçonnerie, le socialisme

    On notera que de manière très intéressante, José Carlos Mariátegui souligne l’importance du protestantisme comme idéologie propre à la bourgeoisie.

    Il a compris que les mentalités de l’entrepreneur étaient en phase avec le protestantisme, alors que le catholicisme lui opposait des comportements freinant le capitalisme.

    « Si le culte somptueux et la liturgie majestueuse possédaient un pouvoir de suggestion unique pour s’imposer au paganisme indigène, le catholicisme espagnol, en tant que conception de la vie et discipline de l’esprit, manquait de capacité à créer des éléments de travail et de richesse dans ses colonies.

    C’est, comme je l’ai observé dans mon étude de l’économie péruvienne, le point faible de la colonisation espagnole.

    Cependant, il serait arbitraire et extrême de tenir le catholicisme, qui, dans d’autres pays d’Amérique latine, a su se rapprocher astucieusement des principes de l’économie capitaliste, pour seul responsable du médiévalisme récalcitrant de l’Espagne, qui a entraîné sa lente et pénible évolution vers le capitalisme.

    Les congrégations, en particulier celles des Jésuites, opéraient dans la sphère économique avec plus d’habileté que l’administration civile et ses administrateurs.

    La noblesse espagnole méprisait le travail et le commerce ; la bourgeoisie, très retardée dans son progrès, était contaminée par les principes aristocratiques.

    Mais, de manière générale, l’expérience de l’Occident révèle de manière très concrète la solidarité entre capitalisme et protestantisme.

    Le protestantisme apparaît dans l’histoire comme le levain spirituel du processus capitaliste.

    La Réforme protestante contenait l’essence, le germe de l’État libéral. Le protestantisme et le libéralisme, respectivement courants religieux et tendances politiques, ont correspondu au développement des facteurs de l’économie capitaliste.

    Les faits corroborent cette thèse.

    Le capitalisme et l’industrialisme n’ont nulle part porté autant de fruits que parmi les nations protestantes.

    L’économie capitaliste n’a atteint son plein potentiel qu’en Angleterre, aux États-Unis et en Allemagne.

    Et, au sein de ces États, les populations de foi catholique ont instinctivement conservé des goûts et des habitudes rurales et médiévales. (La Bavière catholique est également rurale.)

    Quant aux États catholiques, aucun n’a atteint un degré d’industrialisation plus élevé.

    La France – que l’on ne peut juger à l’aune du marché financier cosmopolite de Paris ou du Comité des Forges – est plus agricole qu’industrielle.

    L’Italie – bien que sa démographie l’ait poussée vers la voie du travail industriel qui a créé les centres capitalistes de Milan, Turin et Gênes – conserve sa tendance agraire.

    Mussolini se complaît fréquemment à vanter l’Italie rurale et provinciale, et dans l’un de ses derniers discours, il a souligné son aversion pour l’urbanisme et l’industrialisation excessifs, en raison de leur influence dépressive sur le facteur démographique.

    L’Espagne, le pays le plus fermé dans sa tradition catholique – qui a expulsé les Juifs de son sol – présente la structure capitaliste la plus arriérée et la plus anémique, aggravée par le fait que son essor industriel et financier n’a pas été au moins compensé par une grande prospérité agricole, peut-être parce que, tandis que le propriétaire foncier italien a hérité d’un sentiment agraire profondément enraciné de ses ancêtres romains, le noble espagnol s’est accroché aux préjugés des professions nobles.

    Le dialogue entre les carrières militaire et littéraire en Espagne ne reconnaissait aucune autre primauté que celle de la profession ecclésiastique.

    La première étape de l’émancipation de la bourgeoisie est, selon Engels, la Réforme protestante.

    « La Réforme de Calvin, écrit le célèbre auteur de l’Anti-Dühring, répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque.

    Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial concurrentiel, le succès et l’échec ne dépendent ni de l’activité ni de la capacité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de sa volonté.« 

    La rébellion contre Rome des bourgeoisies les plus évoluées et les plus ambitieuses conduisit à la création d’Églises nationales destinées à éviter tout conflit entre le temporel et le spirituel, entre l’Église et l’État.

    La libre recherche contenait l’embryon de tous les principes de l’économie bourgeoise : libre concurrence, libre industrie, etc.

    L’individualisme, indispensable au développement d’une société fondée sur ces principes, trouva son meilleur encouragement dans la morale et la pratique protestantes.

    Marx a clarifié plusieurs aspects de la relation entre protestantisme et capitalisme.

    L’observation suivante est particulièrement éclairante : « Le système monétaire est essentiellement catholique ; le système de crédit est éminemment protestant.

    Ce qui sauve, c’est la foi : la foi dans la valeur monétaire, considérée comme l’âme de la marchandise, la foi dans le système de production et son ordre prédestiné, la foi dans les agents de production qui personnifient le capital, lequel a le pouvoir d’accroître la valeur par lui-même.

    Mais de même que le protestantisme ne s’affranchit presque jamais des fondements du catholicisme, le système de crédit ne s’élève pas au-dessus des fondements du système monétaire.« 

    Et ce ne sont pas seulement les dialecticiens du matérialisme historique qui constatent cette consanguinité des deux grands phénomènes. »

    De manière très intelligente, il constate concernant ce thème que :

    « En France, comme dans d’autres pays où la Réforme n’a pas pris racine, la révolution bourgeoise et libérale n’a pu se réaliser sans le jacobinisme et l’anticléricalisme. »

    Ici, le déisme et la franc-maçonnerie jouent un rôle très important ; on sait comment la Troisième République était en France un régime s’appuyant largement sur la franc-maçonnerie pour contrer les forces féodales et monarchistes.

    Cela joue également au Pérou :

    « Nos libéraux venaient, pour la plupart, des loges maçonniques, qui jouèrent un rôle si actif dans les préparatifs de l’Indépendance, que presque tous professèrent le déisme qui fit de la franc-maçonnerie, dans les pays latins, une sorte de substitut spirituel et politique de la Réforme. »

    Cependant, le déisme n’est pas une religion véritable et elle n’a pas été en mesure de remplacer le catholicisme.

    On sait comment le déisme a été imposé pendant la Révolution française, pour une courte période, comme religion officielle, avant que la tentative n’échoue bien sûr.

    Le catholicisme a maintenu ses positions au Pérou :

    « Dans les colonies espagnoles d’Amérique du Sud, la situation était très différente. Au Pérou en particulier, la révolution se heurta à un système féodal intact.

    Les affrontements entre pouvoirs civil et ecclésiastique n’avaient aucun fondement doctrinal. Ils reflétaient une querelle interne.

    Ils reposaient sur un état latent de concurrence et d’équilibre, typique des pays où la colonisation était perçue comme une forme d’évangélisation et où l’autorité spirituelle tendait facilement à l’emporter sur l’autorité temporelle.

    Dès le départ, la constitution républicaine proclama le catholicisme religion nationale.

    Fidèles à la tradition espagnole, ces pays manquaient d’éléments de la Réforme protestante.

    Le culte de la Raison aurait été encore plus exotique chez des peuples peu actifs intellectuellement et dotés d’une culture philosophique faible et clairsemée.

    Les raisons d’être d’autres latitudes historiques n’existaient pas pour l’État laïc. Nourri par le catholicisme espagnol, l’État péruvien dut s’établir comme un État semi-féodal et catholique. »

    La position de José Carlos Mariátegui est bien sûr de considérer que la religion est le produit d’une situation historique ; l’anticléricalisme est une expression bourgeoise dans son rejet de la féodalité, pas une cause socialiste.

    Ce n’est pas forcément une cause intellectuelle laïque, d’ailleurs, cela peut correspondre à des exigences nationalistes qui s’opposent à l’approche mondialiste et cosmopolite de l’Église catholique romaine, comme en France justement à l’époque de José Carlos Mariátegui avec le conflit entre l’Action française et l’Église.

    En décembre 1926, les membres de l’Action française ne sont pas excommuniés mais « traités avec la plus grande sévérité en pécheurs publics, privés des sacrements et des funérailles religieuses ».

    Voici ce que dit José Carlos Mariátegui :

    « Le socialisme, conformément aux conclusions du matérialisme historique – à ne pas confondre avec le matérialisme philosophique – considère les formes ecclésiastiques et les doctrines religieuses comme propres et inhérentes au régime socio-économique qui les soutient et les engendre.

    Il s’attache donc à modifier ces dernières, et non les premières.

    Le socialisme considère la simple agitation anticléricale comme une diversion libérale bourgeoise.

    En Europe, il représente un mouvement caractéristique des peuples où la Réforme protestante n’a pas assuré l’unité de la conscience civile et religieuse, et où le nationalisme politique et l’universalisme romain existent dans un conflit, ouvert ou latent, que le compromis peut apaiser, mais non annuler ou résoudre. »

    Comme on le voit, ce sont toujours les mentalités qui intéressent José Carlos Mariátegui – ou plus exactement, il a compris que l’humanité était, aux yeux du matérialisme dialectique, un matériau humain, qu’il reconnaissait dans toute sa dignité.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui sur la religion

    La religion est naturellement un sujet d’intense réflexion pour José Carlos Mariátegui.

    Comme avec la religion on parle de fantasmes, de rêveries mentales, et que lui s’intéresse aux mentalités, il ne pouvait qu’y accorder une grande attention.

    C’est aussi que l’empire inca avait ses propres conceptions religieuses et que la colonisation est venue les briser.

    Ici, il faut prendre en compte que la religion de l’empire inca était profondément différente de celle de l’empire aztèque.

    Dans le premier cas, on a une forme assez statique avec une administration bureaucratique imbriquée dans le clergé, dans le cadre d’une perspective intégrante à visée impériale.

    Dans le second cas, on a une religion militariste marquée du sceau des sacrifices humaines propre à une Cité – État exigeant des tributs de son environnement asservi.

    Dans les deux cas, toutefois, les anciens cultes se sont glissés bien souvent dans le catholicisme, avec l’accord tacite des colonisateurs espagnols soucieux d’obtenir des conversions le plus rapidement possible.

    Les aspects marquants sont ici les formes dévotionnelles, mais également le mysticisme ; on notera ici évidemment le culte à Rosa de Lima (Isabel Flores de Oliva, 1586-1617), la première sainte américaine canonisée, ainsi que la statue dénommée Señor de los Temblores (Seigneur des tremblements) de la cathédrale de Cuzco.

    Peinture du 17e siècle relative au tremblement de terre à Lima,
    on y voit la procession avec la statue du Señor de los Temblores.

    José Carlos Mariátegui tente, à son habitude, d’évaluer la situation, de soupeser le poids des différents aspects jouant dans le phénomène général.

    « Le culte catholique s’est superposé aux rites indigènes, ne les absorbant pas plus que partiellement.

    L’étude du sentiment religieux en Amérique espagnole doit donc commencer par les cultes rencontrés par les conquistadors.

    La tâche n’est pas aisée. Les chroniqueurs de la colonie ne pouvaient considérer ces conceptions et pratiques religieuses que comme un ensemble de superstitions barbares.

    Leurs versions déforment et ternissent l’image du culte aborigène.

    L’un des rites mexicains les plus singuliers – celui qui révèle que l’idée de transsubstantiation était connue et appliquée au Mexique – était, pour les Espagnols, un simple tour du diable.

    Cependant, même si la critique moderne ne s’est pas encore accordée sur la mythologie péruvienne, on dispose de suffisamment d’éléments pour comprendre sa place dans l’évolution religieuse de l’humanité.

    La religion inca manquait de puissance spirituelle pour résister à l’Évangile. Certains historiens déduisent de certaines découvertes philologiques et archéologiques la parenté entre la mythologie inca et la mythologie hindoustanie.

    Mais leur thèse repose sur des similitudes mythologiques, c’est-à-dire formelles ; pas strictement spirituelles ou religieuses.

    Les caractéristiques fondamentales de la religion inca sont son collectivisme théocratique et son matérialisme.

    Ces caractéristiques la différencient substantiellement de la religion hindoustanie, si spiritualiste par essence.

    Sans en arriver à la conclusion de Valcárcel selon laquelle le peuple de Tawantinsuyo était pratiquement dépourvu de l’idée de « l’au-delà », ou se comportait comme tel, il est impossible d’ignorer le caractère maigre et sommaire de sa métaphysique.

    La religion quechua était un code moral plutôt qu’une conception métaphysique, un fait qui nous rapproche beaucoup plus de la Chine que de l’Inde.

    État et Église étaient absolument identiques ; religion et politique reconnaissaient les mêmes principes et la même autorité (…).

    Identifiée au régime social et politique, la religion inca ne pouvait survivre à l’État inca.

    Elle poursuivait des fins temporelles plutôt que spirituelles.

    Elle se préoccupait du royaume de la terre plutôt que du royaume des cieux.

    Elle constituait une discipline sociale plutôt qu’individuelle.

    Le même coup frappa mortellement la théocratie et la théogonie.

    Ce qui devait survivre de cette religion, dans l’âme indigène, n’était pas une conception métaphysique, mais les rites agraires, les pratiques magiques et le sentiment panthéiste. »

    Il faut ici se rappeler que l’Espagne procédant à la colonisation, c’est l’Espagne qui vient de vaincre l’invasion arabo-musulmane au moyen de la Reconquista, et qui instaure une impitoyable inquisition, de dimension raciale même, à la suite de la victoire.

    La féodalité espagnole victorieuse s’est précipitée dans un culte religieux dépassant très largement les attentes de l’Église catholique romaine, et ce dans une perspective d’unification sous l’égide de la monarchie.

    Ce processus commencé en 1492, année justement de la « découverte de l’Amérique », se prolonge sur le continent ; José Carlos Mariátegui ne manque pas de souligner que :

    « Et si la Conquête est une entreprise militaire et religieuse, la Colonisation n’est rien d’autre qu’une entreprise politique et ecclésiastique. »

    Le clergé joue un rôle essentiel dans la colonisation ; l’exemple du Paraguay est connu, où les jésuites purent librement mettre en place une sorte d’État théocratique sur un territoire pratiquement aussi grand que la France, en colonisant les Guaranis.

    Ce dernier cas est intéressant, car le clergé a, outre le rôle de facteur idéologique propre à la colonisation, également joué le rôle de passeur d’idées et de techniques, sans compter leur rôle prépondérant dans le domaine de la traduction.

    L’Église catholique romaine se voulait, en effet, universelle, dans le prolongement de l’empire romain, s’établissant justement sur ses ruines.

    José Carlos Mariátegui constate ainsi :

    « Ils importèrent des semences, des sarments de vigne, des animaux domestiques et des outils, ainsi que leurs dogmes et leurs rites. Ils étudièrent les coutumes des autochtones.

    Le catholicisme, avec sa liturgie somptueuse et son culte pathétique, était doté d’une capacité peut-être unique à captiver une population qui ne pouvait pas s’élever soudainement à une religiosité spirituelle et abstraite (…).

    L’extériorité, les apparences du catholicisme, séduisirent facilement les Indiens.

    L’évangélisation et la catéchisation ne furent jamais pleinement réalisées dans leur sens profond, en raison de ce même manque de résistance autochtone.

    Pour un peuple qui n’avait pas distingué le spirituel du temporel, le pouvoir politique englobait le pouvoir ecclésiastique.

    Les missionnaires n’imposèrent pas l’Évangile ; ils imposèrent le culte, la liturgie, en les adaptant habilement aux coutumes autochtones. Le paganisme aborigène survécut sous le culte catholique. »

    Ces lignes sont très importantes, car elles caractérisent les attitudes d’une population passée d’un mode de production à un autre, de manière forcée, et transportant donc nécessairement avec eux des mentalités, des manières de sentir les choses, des approches des phénomènes, des sentiments.

    José Carlos Mariátegui note à ce titre que l’Église catholique romaine n’a jamais poursuivi, en tant que tel, les infidèles en Amérique latine, au sens où l’inquisition a pu le faire en Espagne pour qui n’appliquait pas les règles et les principes à la lettre.

    La répression a frappé les hérésies, car elle remettait en cause la position dominante de l’Église catholique romaine ; quant au reste, il y avait de très importantes marges de manœuvre.

    On comprend tout de suite le souci : alors que la critique de la religion est déjà compliquée de par sa double nature – oppression morale et expression populaire -, en Amérique latine cela prend une tournure encore plus complexe du fait des caractéristiques d’une religion à la fois adoptée et adaptée par les populations locales.

    José Carlos Mariátegui remarque ici également que les gens venant d’Afrique, issus de l’esclavage, ont encore apporté une autre approche de la religion, dans le prolongement du « sensualisme fétichiste » propre aux caractères tribaux africains.

    Il va de soi que dans certains pays, cela joue de manière massive ; on peut penser au Brésil dans le rapport à la religion, mais cela concerne de multiples domaines et on peut penser au développement de la musique cumbia en Colombie.

    Le processus de métissage exige d’être compris en suivant tout son développement particulièrement multiple.

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  • Régionalisme et indigénisme selon José Carlos Mariátegui

    On ne soulignera jamais assez que José Carlos Mariátegui n’est ni un régionaliste, ni un indigéniste ; c’est un communiste.

    Il refuse justement les pièges relevant d’une pseudo-décentralisation ou d’une autonomie anti-historique. Il affirme et réaffirme le sens de l’Histoire.

    C’est la raison pour laquelle il voit bien le piège que présente le régionalisme.

    « L’un des défauts de notre organisation politique est, sans aucun doute, son centralisme.

    Mais la solution ne réside pas dans un fédéralisme enraciné et inspiré par le féodalisme.

    Notre organisation politique et économique doit être profondément revue et transformée. »

    Il observa avec intelligence d’où vient justement l’idéologie du régionalisme.

    « Le fédéralisme n’apparaît pas dans notre histoire comme une revendication populaire, mais plutôt comme une revendication des patrons locaux et de leur clientèle.

    Il n’a pas été formulé par les masses indigènes. Son prosélytisme n’a pas dépassé les limites de la petite bourgeoisie des anciennes villes coloniales. »

    Il y a d’ailleurs un conflit historique au sujet de l’administration, ce qui est toujours inévitable dans un régime non socialiste : les couches dominantes se concurrencent entre elles afin de s’arroger des prérogatives.

    C’est là le vrai sens de l’affrontement entre centralisation et décentralisation.

    « Le seul conflit idéologique, le seul contraste doctrinal du premier demi-siècle de la République, est celui qui oppose conservateurs et libéraux.

    Ce conflit ne se caractérise pas par une opposition entre la capitale et les régions, mais plutôt par un antagonisme entre les « encomenderos » ou propriétaires fonciers, descendants du féodalisme et de l’aristocratie coloniaux, et le demos métis des villes, héritiers de la rhétorique libérale de l’indépendance.

    Cette lutte transcende naturellement le système administratif.

    La Constitution conservatrice de Huancayo, en abolissant les municipalités, exprime la position conservatrice sur l’idée d’autonomie gouvernementale.

    Mais, tant pour les conservateurs que pour les libéraux de l’époque, la centralisation ou la décentralisation administrative n’occupait pas le devant de la scène. »

    De la même manière, il ne prône pas l’indigénisme, car pour lui il y a bien eu une civilisation des Indiens, et on ne peut pas être et avoir été.

    Mais si la civilisation a disparu, ses populations sont encore là et forment une réalité historique, qui s’aligne sur la tendance dominante justement : celle de la révolution mondiale.

    Le vrai indigénisme, en tant qu’affirmation des Indiens, tient en l’alignement avec le Socialisme.

    « Le colonialisme, reflet du sentiment de la caste féodale, s’est livré à une idéalisation nostalgique du passé. L’indigénisme, en revanche, a des racines vivantes dans le présent.

    Il puise son inspiration dans les protestations de millions d’hommes. La vice-royauté était ; l’Indien est.

    Et tandis que la liquidation des vestiges du féodalisme colonial est imposée comme une condition élémentaire du progrès, la revendication de l’Indien, et donc de son histoire, est insérée dans le programme d’une Révolution.

    Il est donc clair que de la civilisation inca, plus que de ce qui est mort, ce qui nous intéresse, c’est ce qui est resté.

    Le problème de notre époque est de ne pas savoir comment était le Pérou. Il s’agit plutôt de savoir comment est le Pérou.

    Le passé nous intéresse dans la mesure où il peut nous aider à expliquer le présent.

    Les générations constructives ressentent le passé comme une racine, comme une cause. Ils ne le ressentent jamais comme un programme.

    La seule chose qui survit presque de Tawantinsuyo [le « tout de quatre parts », c’est-à-dire l’empire inca] est l’Indien. La civilisation a péri ; la race n’a pas péri.

    Le matériel biologique de Tawantinsuyo se révèle, après quatre siècles, indestructible et, en partie, immuable.

    L’homme évolue plus lentement qu’on ne le suppose dans ce siècle de vitesse.

    La métamorphose de l’homme bat des records à l’époque moderne.

    Mais il s’agit là d’un phénomène propre à la civilisation occidentale, qui se caractérise avant tout comme une civilisation dynamique.

    Ce n’est pas par hasard que cette civilisation a dû découvrir la relativité du temps.

    Dans les sociétés asiatiques – apparentées sinon consanguines à la société inca – on observe un certain quiétisme et une certaine extase.

    Il y a des moments où il semble que l’histoire s’arrête. Et la même forme sociale perdure, pétrifiée, pendant de nombreux siècles.

    Ce n’est donc pas une hypothèse risquée que de penser que l’Indien a peu changé spirituellement en quatre siècles.

    La servitude a sans aucun doute déprimé sa psyché et sa chair.

    Cela l’a rendu un peu plus mélancolique, un peu plus nostalgique.

    Sous le poids de ces quatre siècles, l’Indien est devenu moralement et physiquement courbé.

    Mais les profondeurs sombres de son âme n’ont guère changé.

    Dans les montagnes escarpées, dans les ravins lointains, là où la loi de l’homme blanc n’a pas encore atteint, l’Indien maintient encore sa loi ancestrale. »

    Ces derniers mots laissent comprendre comment les universitaires « post-coloniaux » pensent pouvoir s’approprier José Carlos Mariátegui, alors qu’en réalité celui-ci fait une analyse concrète du matériau humain à travers les modes historiques de production.

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  • Le nécessaire renouveau du Pérou devenant vraiment lui-même

    José Carlos Mariátegui, dans ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, accorde une place au régionalisme. C’est que c’est un piège bien connu monté par les forces féodales.

    Sous prétexte de lutter contre le pouvoir central, les notables s’approprient des droits et renforcent leur propre domination.

    L’analyse de José Carlos Mariátegui est prétexte à une longue présentation du Pérou.

    C’est que, en effet, il faut dépasser les apparences. Le découpage régional du Pérou est artificiel, comme il le souligne :

    « Il est difficile de définir et de délimiter au Pérou des régions qui existaient historiquement en tant que telles.

    Les départements sont issus des intendances artificielles de la vice-royauté.

    Par conséquent, ils ne possèdent aucune tradition ni réalité véritablement issue du peuple et de l’histoire péruviens. »

    Comment faut-il alors voir les choses ? Voici ce qu’il nous dit :

    « Selon la géographie physique, le Pérou est divisé en trois régions : la côte, les hauts plateaux et les montagnes. (Au Pérou, la seule région clairement définie est la nature.) »

    Plus précisément :

    « Cette division n’est pas seulement physique. Elle transcende toute notre réalité sociale et économique.

    Les montagnes, sociologiquement et économiquement, manquent encore de signification. On pourrait dire que les montagnes, ou plutôt la forêt, sont un domaine colonial de l’État péruvien.

    Mais la côte et les hauts plateaux , quant à eux, sont effectivement les deux régions entre lesquelles la population est distinguée et divisée, à l’image du territoire.

    Les hauts plateaux sont indigènes ; la côte est espagnole ou métisse (selon votre préférence, car les termes « indigène » et « espagnol » ont ici un sens très large). »

    On a ainsi une contradiction entre les hauts plateaux et la côte, et celle-ci est une clef pour comprendre ce qui empêche le Pérou d’apparaître comme nation historique.

    La capitale, Lima, sur la côte, est d’ailleurs née artificiellement, elle n’est pas le produit de tout un parcours historique, des liens avec le commerce et l’industrie.

    On a ici un aspect essentiel : le Pérou, en substance, est intrinsèquement divisé.

    « Le Pérou côtier, héritier de l’Espagne et de la conquête, domine de Lima jusqu’au Pérou des hautes terres, mais il n’est pas démographiquement et spirituellement suffisamment fort pour l’absorber.

    L’unité péruvienne reste à réaliser ; elle ne se présente pas comme un problème d’articulation et de coexistence, au sein des limites d’un seul État, de plusieurs anciens petits États ou de villes libres.

    Au Pérou, le problème de l’unité est bien plus profond, car ce qui doit être résolu ici n’est pas une pluralité de traditions locales ou régionales, mais une dualité de race, de langue et de sentiment, née de l’invasion et de la conquête du Pérou indigène par une race étrangère qui n’a pas réussi à fusionner avec la race indigène, ni à l’éliminer ou à l’absorber. »

    En fin observateur, José Carlos Mariátegui voit comment cela joue sur l’état d’esprit, sur les manières de voir les choses.

    « Le sud est essentiellement avec des hauts plateaux.

    Au sud, la côte se rétrécit. C’est une étroite bande de terre sur laquelle le Pérou côtier et métis n’a pas réussi à s’établir.

    Les Andes avancent vers la mer, transformant la côte en une étroite corniche. Par conséquent, les villes ne se sont pas formées sur la côte, mais dans les hauts plateaux. Sur la côte sud, on ne trouve que des ports et des criques.

    Le sud a réussi à rester propre aux hauts plateaux, voire indigène, malgré la Conquête, la Vice-royauté et la République.

    Vers le nord, la côte s’élargit. Elle devient dominante économiquement et démographiquement. Trujillo, Chiclayo et Piura sont des villes à l’esprit et au caractère espagnols.

    La circulation entre ces villes et Lima est aisée et fréquente. Mais ce qui rapproche le plus à la capitale, c’est l’identité, la tradition et les sentiments. »

    Selon José Carlos Mariátegui, l’aspect révolutionnaire de la contradiction, ce sont les hauts plateaux.

    Et en faisant sauter le verrou féodal, les hauts plateaux peuvent l’emporter sur la côte.

    Le Pérou peut émerger, comme unité, comme pays véritablement indépendant, populaire et donc allant au socialisme, à rebours de ce qui s’est passé au moment de la rupture avec l’Espagne.

    « Dans les hauts plateaux les vestiges du féodalisme espagnol persistent, bien plus profondément enracinés et bien plus puissants que dans le reste de la République.

    Le besoin le plus urgent et le plus douloureux pour notre progrès est la liquidation de ce féodalisme, qui constitue une survivance de la Colonie.

    La rédemption, le salut de l’Indien, est le programme et l’objectif du renouveau péruvien.

    Les hommes nouveaux veulent que le Pérou repose sur ses fondements biologiques naturels.

    Ils ressentent le devoir de créer un ordre plus péruvien, plus autochtone.

    Et les ennemis historiques et logiques de ce programme sont les héritiers de la Conquête, les descendants de la Colonie.

    Autrement dit, les chefs locaux.

    À cet égard, il n’y a aucune équivoque possible. »

    José Carlos Mariátegui explique ainsi que la révolution a une dimension historique : outre la lutte des classes, elle porte la cause démocratique des Indiens, et même elle porte l’existence réelle du Pérou lui-même.

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  • La nature du régime péruvien aux yeux de José Carlos Mariátegui

    Pour José Carlos Mariátegui, la question féodale n’a pas été abordée historiquement au moment de l’indépendance du Pérou en raison du caractère simplement naissant de la bourgeoisie, ainsi que du caractère « extrasocial » des Indigènes.

    Par conséquent, la bourgeoisie qui apparaît est en fait une haute bourgeoisie enracinée dans le féodalisme.

    José Carlos Mariátegui préfigure parfaitement le concept de « bourgeoisie bureaucratique » qui va être développé par la suite par le maoïsme.

    « Pendant la période de domination militaire, au lieu de renforcer le demos urbain, l’aristocratie foncière s’est renforcée.
    Le commerce et la finance étant contrôlés par des étrangers, l’émergence d’une bourgeoisie urbaine vigoureuse était économiquement impossible.

    L’éducation espagnole, radicalement étrangère aux objectifs et aux besoins de l’industrialisme et du capitalisme, ne préparait pas des commerçants ou des techniciens, mais des avocats, des écrivains, des théologiens, etc.

    Ceux-ci, à moins de se sentir particulièrement voués au jacobinisme ou à la démagogie, devaient constituer la clientèle de la caste des possédants.

    Le capital commercial, presque exclusivement étranger, ne pouvait que s’étendre et s’associer à cette aristocratie, qui, de plus, maintenait, tacitement ou explicitement, sa domination politique.

    Ainsi, l’aristocratie foncière et ses alliés bénéficiaient de la politique fiscale et de l’exploitation du guano et du salpêtre.
    Ainsi, forcée par son rôle économique, cette caste assuma le rôle de classe bourgeoise au Pérou, sans toutefois perdre ses préjugés coloniaux et aristocratiques.

    Ainsi, en fin de compte, les catégories bourgeoises urbaines – professions libérales, commerçants – furent finalement absorbées par le civilisme [= le Partido Civil représentant la haute bourgeoisie enrichie avec le guano cherchant à mettre les militaires de côté dans l’État]. »

    Puisqu’il y a donc une forme de continuité historique à travers l’indépendance, on a ainsi le paradoxe que :

    « Les privilèges de la colonie avaient engendré ceux de la République. »

    Il y a, bien entendu, de réelles expressions libérales, capitalistes. Mais elles se font asphyxier, corrompre.

    « Au sein de l’état-major civiliste, on trouvait quelques libéraux modérés qui tendaient à imprimer à la politique de l’État une orientation capitaliste, la séparant autant que possible de sa tradition féodale.

    Mais la prédominance de la caste féodale au sein du civilisme, ainsi que le retard imposé par la guerre à notre processus politique, empêchèrent ces avocats et juristes civils d’avancer dans cette direction.

    Face au pouvoir du clergé et de l’Église, le civilisme manifesta généralement un pragmatisme passif et un positivisme conservateur qui, à quelques exceptions près, ne cessèrent de le caractériser mentalement. »

    On remarque que pour exprimer la faiblesse des libéraux « réels », José Carlos Mariátegui fait intervenir la question du clergé.

    C’est là un aspect très important et essentiel en Amérique latine.

    Même quand il y a eu des avancées libérales modernistes, systématiquement il y a l’affrontement avec le clergé et l’Église. L’histoire du Mexique, que José Carlos Mariátegui connaît très bien, est le plus exemplaire à ce sujet.

    Et c’est là également où José Carlos Mariátegui est brillant. Il constate avec sagacité les rapports intellectuels, le rôle des mentalités, le poids des idéologies.

    Et cela, il le doit à son positionnement humain. José Carlos Mariátegui est un réfractaire, il a réussi à s’affirmer en-dehors et contre les couches dominantes, cherchant à avoir un niveau aussi haut qu’elles, mais de manière révolutionnaire.

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  • L’indépendance du Pérou, la révolution libérale impossible

    On a vu comment José Carlos Mariátegui a compris le problème péruvien : l’indépendance a été réalisée par en haut, le féodalisme est resté, les notables se sont aussi transformés en capitalistes intermédiaires pour les pays occidentaux.

    De manière dialectique, cela veut dire que la révolution libérale n’a pas eu lieu. José Carlos Mariátegui ne fait jamais que constater le caractère rétrograde des couches dominantes au Pérou.

    Il les pose régulièrement en contraste avec des couches dominantes modernes, capitalistes.

    Lui-même n’est pas favorable à une modernisation.

    Mais il a conscience que, dialectiquement, une définition par la négative est nécessaire. De là vient sa critique de la République qui, finalement, n’en est pas réellement une.

    Elle brise la grande propriété terrienne, mais pas celle des grands propriétaires terriens, seulement celle des communautés indiennes.

    « Examinons maintenant comment le problème foncier s’est posé sous la République.

    Pour clarifier ma vision de cette période, en lien avec la question agraire, je dois souligner une idée que j’ai déjà exprimée concernant la nature de la révolution donnant l’indépendance au Pérou.

    La révolution a trouvé le Pérou en retard dans la formation de sa bourgeoisie.

    Les éléments d’une économie capitaliste étaient plus embryonnaires dans notre pays que dans d’autres pays d’Amérique latine, où la révolution s’appuyait sur une bourgeoisie moins latente et moins naissante.

    Si la révolution avait été un mouvement des masses indigènes ou avait représenté leurs revendications, elle aurait nécessairement eu un caractère agraire.

    On a déjà bien étudié comment la Révolution française a particulièrement bénéficié à la classe rurale, sur laquelle elle a dû s’appuyer pour empêcher le retour de l’Ancien Régime.

    Ce phénomène, d’ailleurs, semble propre aux révolutions bourgeoise et socialiste, à en juger par les conséquences plus définies et plus stables du renversement du féodalisme en Europe centrale et du tsarisme en Russie.

    Dirigées et menées principalement par la bourgeoisie et le prolétariat urbains, l’une et l’autre de ces révolutions ont eu pour bénéficiaires immédiats les paysans.

    En Russie notamment, cela a été cette classe qui a récolté les premiers fruits de la révolution bolchevique, car aucune révolution bourgeoise n’avait encore eu lieu dans ce pays, laquelle aurait liquidé le féodalisme et l’absolutisme et instauré un régime libéral-démocratique à leur place.

    Mais pour que la révolution démocratique-libérale ait eu ces effets, deux prémisses étaient nécessaires : l’existence d’une bourgeoisie consciente des buts et des intérêts de son action, et l’existence d’un état d’esprit révolutionnaire au sein de la classe paysanne, et surtout, sa revendication du droit à la terre dans des conditions incompatibles avec le pouvoir de l’aristocratie foncière.

    Au Pérou, encore moins que dans d’autres pays d’Amérique, la révolution pour l’indépendance n’a pas répondu à ces prémisses.

    La révolution a triomphé grâce à la solidarité continentale obligatoire des peuples qui se sont rebellés contre la domination espagnole et parce que la situation politique et économique mondiale a joué en sa faveur.

    Le nationalisme continental des révolutionnaires hispano-américains, combiné à cette communauté forcée des destins, a mis à égalité les peuples les plus avancés dans leur marche vers le capitalisme et les plus arriérés sur la même voie.

    Étudiant la Révolution argentine, et donc la Révolution américaine, [Esteban] Echeverría [1805-1851, principale figure du romantisme libéral en Argentine] classifie les classes comme suit :

    « La société américaine, dit-il, était divisée en trois classes, chacune ayant des intérêts opposés, sans aucun lien de sociabilité morale et politique.

    La première était composée des hommes en robe, du clergé et des patrons ; la seconde était composée de ceux qui s’enrichissaient grâce au monopole et aux caprices de la fortune ; la troisième était composée des paysans, appelés « gauchos » et « compadritos » dans le Río de la Plata, « cholos » au Pérou, « rotos » au Chili et « léperos » au Mexique.

    Les castes indigènes et africaines étaient des esclaves et avaient une existence extrasociale.

    La première vivait sans produire et disposait du pouvoir et des privilèges de l’hidalgo ; c’était l’aristocratie, composée principalement d’Espagnols et de très peu d’Américains.

    La seconde profitait, exerçant tranquillement son industrie et son commerce ; c’était la classe moyenne qui siégeait dans les cabildos [= les corps administratifs coloniaux gérant les municipalités] ; la troisième, unique productrice par le travail manuel, était composée d’artisans et de prolétaires de toutes sortes.

    Les descendants américains des deux premières classes, ayant reçu une éducation en Amérique ou dans la péninsule, furent ceux qui portèrent haut la bannière de la révolution. »

    La Révolution [latino-]américaine, plutôt qu’un conflit entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie marchande, produisit en bien des cas leur collaboration, soit par l’imprégnation des idées libérales qui marquait l’aristocratie, soit parce que cette dernière, dans bien des cas, ne voyait dans la révolution qu’un mouvement d’émancipation vis-à-vis de la couronne espagnole.

    La population paysanne, qui au Pérou était indigène, n’eut pas en la révolution une présence directe, active.

    Le programme révolutionnaire ne représentait pas ses revendications.

    Mais ce programme s’inspirait de l’idéologie libérale.

    La révolution ne pouvait ignorer les principes qui tenaient compte des revendications agraires existantes, fondés sur la nécessité pratique et la justice théorique de libérer la propriété foncière du joug féodal.

    La République intégra ces principes dans ses statuts.

    Le Pérou ne disposait [cependant] pas d’une classe bourgeoise pour les appliquer en harmonie avec ses intérêts économiques et sa doctrine politique et juridique.

    Or, la République – car tel était le cours et le mandat de l’histoire – devait se fonder sur des principes libéraux et bourgeois.

    Cependant, les conséquences pratiques de la révolution, concernant la propriété agraire, ne pouvaient manquer de se limiter aux limites fixées par les intérêts des grands propriétaires.

    C’est pourquoi la politique de désengagement de la propriété agraire, imposée par les fondements politiques de la République, ne s’attaqua pas aux latifundia.

    Et – bien que les nouvelles lois ordonnèrent la distribution des terres aux indigènes – elle s’attaqua, en échange, au nom des postulats libéraux, à la « communauté ».

    S’inaugure ainsi un régime qui, quels qu’étaient ses principes, aggravait d’un certain degré la condition des indigènes au lieu de l’améliorer.

    Et ce n’était pas la faute de l’idéologie qui inspirait la nouvelle politique et, correctement appliquée, aurait dû mettre fin à la domination féodale sur la terre, transformant les indigènes en petits propriétaires terriens.

    La nouvelle politique abolit formellement les « mitas », les encomiendas, etc.

    Elle comprenait un ensemble de mesures qui signifiaient l’émancipation des peuples indigènes en tant que serfs.

    Mais, comme, d’un autre côté, elle laissait intacts le pouvoir et la force de la propriété féodale, elle invalidait ses propres mesures de protection des petits propriétaires et des travailleurs agricoles.

    L’aristocratie foncière, sinon ses privilèges initiaux, conserva ses positions de fait.

    Elle demeura la classe dominante au Pérou. La révolution n’avait pas véritablement porté une nouvelle classe au pouvoir.

    La bourgeoisie professionnelle et marchande était trop faible pour gouverner.

    L’abolition du servage n’était donc qu’une déclaration théorique. Parce que la révolution n’avait pas touché les latifundia.

    Et le servage n’est qu’une des facettes du féodalisme, mais pas le féodalisme lui-même. »

    José Carlos Mariátegui met systématiquement en tension les choses lorsqu’ils les présente. C’est un révolutionnaire et il parvient à voir comment les choses s’agencent vraiment, au-delà des apparences.

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  • Le gamonalisme au Pérou

    Le gamonalisme est un terme qui n’existe pas en français ; c’est une retranscription du mot espagnol, qui désigne la domination « gamonale », c’est-à-dire celle des grands propriétaires terriens (avec les haciendas) qui sont en même temps des notables.

    Le terme est employé spécifiquement pour les Andes, le Pérou, l’Équateur, la Bolivie.

    José Carlos Mariátegui a l’intelligence de comprendre que même si de manière formelle la loi prétend des choses, il y a la réalité humaine.

    José Carlos Mariátegui

    Les êtres qui portent un mode de production sont réels. Ils agissent et interagissent selon comment ils ont été façonnés par l’Histoire.

    Il constate ainsi que, malgré les apparences, le féodalisme est bien resté en place au Pérou.

    Et il souligne bien que la situation des Indiens est relative à ce féodalisme. Il n’est pas un auteur « post-colonial » qui se fonde sur les identités.

    « Le « gamonalisme » invalide inévitablement toute loi ou ordonnance de protection indigène.

    Le propriétaire foncier, le latifundiste, est un seigneur féodal.

    Face à leur autorité, soutenue par l’environnement et les coutumes, la loi écrite est impuissante.

    Le travail gratuit est interdit par la loi, et pourtant le travail gratuit, et même le travail forcé, subsistent dans les latifundia.

    Le juge, le sous-préfet, le commissaire, l’instituteur, le percepteur, tous sont asservis aux grands domaines. La loi ne peut prévaloir contre les gamonales.

    Tout fonctionnaire qui persisterait à l’appliquer serait abandonné et sacrifié par le pouvoir central, auprès duquel les influences du gamonalisme sont toujours omnipotentes, agissant directement ou par l’intermédiaire du Parlement, par les deux moyens avec la même efficacité (…).

    Le chef local d’aujourd’hui, comme l’encomendero d’hier, n’a guère à craindre de la théorie administrative. Il sait que la pratique est différente.

    Le caractère individualiste de la législation républicaine a incontestablement favorisé l’absorption des biens indigènes par de grands domaines.

    La situation des Indiens, à cet égard, a été abordée de manière plus réaliste par la législation espagnole.

    Mais la réforme juridique n’a pas plus de valeur pratique que la réforme administrative, face à un féodalisme dont la structure économique demeure intacte.

    L’appropriation de la plupart des biens communaux et individuels indigènes est déjà accomplie.

    L’expérience de tous les pays issus du système féodal nous montre, en outre, que le droit libéral n’a pu fonctionner nulle part sans la dissolution du fief.

    L’hypothèse selon laquelle le problème indigène est un problème ethnique est alimentée par les idées impérialistes les plus dépassées.

    Le concept de races inférieures a servi l’Occident blanc dans son œuvre d’expansion et de conquête.

    Espérer l’émancipation indigène d’un croisement actif de la race aborigène avec des immigrants blancs relève d’une naïveté antisociologique, concevable seulement dans l’esprit rudimentaire d’un importateur de moutons mérinos.

    Les peuples asiatiques, auxquels les Indiens ne sont en rien inférieurs, ont admirablement assimilé la culture occidentale, dans ses aspects les plus dynamiques et créatifs, sans transfusions de sang européen.

    La dégénérescence de l’Indien péruvien est une invention bon marché des juristes féodaux.

    La tendance à considérer le problème indigène comme un problème moral incarne une conception libérale et humanitaire du XIXe siècle, inspirée par les Lumières, qui, dans l’ordre politique occidental, anime et motive les « Ligues des Droits de l’Homme ».

    Les conférences et sociétés antiesclavagistes en Europe, qui ont dénoncé, plus ou moins sans succès, les crimes des colonisateurs, sont nées de cette tendance, qui a toujours fait un usage excessif de ses appels au sens moral de la civilisation. »

    José Carlos Mariátegui reconnaît le caractère central de la question indienne et il dénonce les « libéraux » et les « conservateurs » qui ont toujours refusé de l’affronter, ou bien seulement en mettant en avant une philosophie humanitaire.

    Mais cette question, il le souligne tout le temps, n’est pas de nature ethnique. José Carlos Mariátegui se fonde toujours sur le principe du mode de production.

    Toute question relevant de l’oppression forme un aspect démocratique, et cet aspect démocratique s’insère lui-même dans la tendance historique menant au socialisme.

    José Carlos Mariátegui est toujours formel sur ce point.

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  • La question agraire au Pérou et les traditions collectivistes incas

    L’empire inca se situe dans le prolongement des cultures « amérindiennes » et mésoaméricaine ; rien que son nom le montre : Tahuantinsuyu, le « tout de quatre parts », les quatre directions étant fondamentales dans toutes les cultures américaines précolombiennes.

    Il était vaste, comprenant la quasi-totalité des territoires actuels du Pérou et de l’Équateur, ainsi qu’une partie importante de la Bolivie, du Chili et une toute petite partie de l’Argentine (en superficie c’est plus de trois fois la France).

    (wikipédia)

    Tout un réseau de routes – autour de 30 000 kilomètres – permettait la connexion entre les différentes parties de l’empire centralisé depuis sa capitale Cuzco.

    C’est que l’État central jouait un rôle essentiel, comme dans les empires égyptien et perse, avec la même question des grands travaux d’irrigation.

    Les travaux collectifs étaient en général très importants, avec un État central chapeautant des unités locales autosuffisantes, puisqu’il n’y avait dans l’empire ni marché (ni troc), ni monnaie, ni d’ailleurs d’écriture.

    Un aspect mystérieux concernant le dernier point reste les quipus, des cordelettes avec des nœuds permettant d’accumuler des statistiques, mais leur utilisation reste encore largement inconnue.

    En tout cas, l’administration centrale disposait de toutes les informations quant à la population et la production, et c’est elle qui décidait des stocks et de la redistribution des biens (maïs et quinoa, pommes de terre lyophilisées, outils, vêtements, armes, médicaments, etc.).

    En pratique, on a ainsi un clergé et un appareil militaire-administratif qui parasite la société, mais en faisant en sorte que celle-ci soit collectivement mobilisée pour assurer une stabilité générale à l’ensemble sur le plan de la vie quotidienne.

    Quand on sait cela, on comprend quel choc cela a dû être pour les Indiens. Leur mode de vie était assuré et stable, il existait une cohérence communautaire et une entraide encadrée par l’État. Le colonialisme avait tout renversé, transformant la vie quotidienne en une terrible bataille.

    José Carlos Mariátegui présente comme suit tout cet arrière-plan fondamental de la réalité péruvienne alors.

    « Le problème agraire se présente, avant tout, comme celui de la liquidation du féodalisme au Pérou. Cette liquidation aurait déjà dû être menée à bien par le régime démocratique bourgeois formellement instauré par la révolution d’indépendance.

    Mais au Pérou, en cent ans de régime républicain, nous n’avons pas connu de véritable classe bourgeoise, ni de véritable classe capitaliste.

    L’ancienne classe féodale, camouflée ou déguisée en bourgeoisie républicaine, a conservé ses positions.

    La politique de désappropriation de la propriété agraire initiée par la révolution d’indépendance, conséquence logique de son idéologie, n’a pas conduit au développement de la petite propriété.

    L’ancienne classe des propriétaires fonciers n’a pas perdu sa prédominance.

    La survie d’un régime latifundiste a entraîné, en pratique, le maintien des latifundia. Il est bien connu que la désappropriation [=la vente des terres appartenant à l’Église, des municipalités, mais également des communautés indigènes] a porté atteinte à la communauté.

    Et le fait est qu’au cours d’un siècle de républicanisme, la grande propriété agraire s’est renforcée et étendue malgré le libéralisme théorique de notre Constitution et les nécessités pratiques du développement de notre économie capitaliste.

    Les expressions du féodalisme survivant sont au nombre de deux : le latifundia et le servage.

    Ces expressions se renforcent mutuellement et sont consubstantielles, et leur analyse nous amène à la conclusion que le servage, qui pèse lourdement sur la population indigène, ne peut être éliminé sans éliminer le latifundia.

    Affiché de cette manière, le problème agraire du Pérou ne se prête pas à des distorsions trompeuses.

    Il apparaît dans toute son ampleur comme un problème économico-social – et donc politique – dominé par des hommes qui agissent sur ce plan factuel et conceptuel.

    Et toute tentative de le transformer, par exemple, en un problème technico-agricole dominé par les agronomes est vaine (…).

    Nous ne renonçons pas, à proprement parler, à l’héritage espagnol ; nous renonçons à l’héritage féodal.

    L’Espagne nous a apporté le Moyen Âge : l’Inquisition, le féodalisme, etc. Puis elle nous a apporté la Contre-Réforme : un esprit réactionnaire, une méthode jésuite, une casuistique scolastique.

    Nous nous sommes péniblement libérés de la plupart de ces éléments par l’assimilation de la culture occidentale, parfois obtenue par l’Espagne elle-même.

    Mais nous ne nous sommes pas encore libérés de son fondement économique, ancré dans les intérêts d’une classe dont l’hégémonie n’a pas été effacée par la révolution pour l’indépendance.

    Les racines du féodalisme sont intactes. Sa persistance est responsable, par exemple, du retard de notre développement capitaliste.

    Le régime de propriété foncière détermine le régime politique et administratif de toute la nation.

    Le problème agraire – que la République n’a pas encore réussi à résoudre – domine tous nos problèmes. Les institutions démocratiques et libérales ne peuvent prospérer ni fonctionner dans une économie semi-féodale.

    Concernant le problème indigène, la subordination au problème foncier est encore plus absolue, pour des raisons particulières. La race indigène est une race d’agriculteurs.

    Le peuple inca était composé de paysans, se consacrant généralement à l’agriculture et au pastoralisme. L’industrie et les arts avaient un caractère domestique et rural.

    Au Pérou inca, le principe selon lequel « la vie vient de la terre » était plus vrai que chez tout autre peuple.

    Les travaux publics et les projets collectifs les plus admirables du Tawantinsuyo avaient des finalités militaires, religieuses ou agricoles (…).

    Le communisme inca – qui ne saurait être nié ni diminué pour s’être développé sous le régime autocratique des Incas – est donc qualifié de communisme agraire.

    Les caractéristiques fondamentales de l’économie inca – selon César Ugarte, qui définit les traits généraux de notre processus avec une grande prudence – étaient les suivantes :

    « Propriété collective des terres arables par l’ayllu, ou groupe de familles apparentées, bien que divisée en lots individuels non transférables ; propriété collective de l’eau, des pâturages et des forêts par la marca, ou tribu, c’est-à-dire la fédération d’ayllus établie autour d’un même village ; coopération commune dans le travail ; appropriation individuelle des récoltes et des fruits.« 

    La destruction de cette économie – et donc de la culture qui la soutenait – est l’un des points faibles les moins contestables du colonialisme, non pas parce qu’elle a entraîné la destruction des formes indigènes, mais parce qu’elle n’a pas réussi à les remplacer par des formes supérieures.

    Le régime colonial a désorganisé et anéanti l’économie agraire inca, sans la remplacer par une économie plus rentable.

    Sous une aristocratie indigène, les natifs constituaient une nation de dix millions d’hommes, dotée d’un État efficace et organique dont l’action s’étendait à toutes les sphères de sa souveraineté ; sous une aristocratie étrangère, les indigènes étaient réduits à une masse dispersée et anarchique d’un million d’hommes, tombés dans la servitude et le « felahismo » [le statut de fellahs comme au Moyen-Orient].

    Les données démographiques sont, à cet égard, les plus convaincantes et les plus décisives.

    Contre tous les reproches que l’on peut adresser au régime inca – au nom de concepts libéraux, c’est-à-dire modernes, de liberté et de justice – il y a le fait historique, positif et matériel, qu’il a assuré la subsistance et la croissance d’une population qui, à l’arrivée des conquistadors au Pérou, comptait dix millions d’habitants [voire selon les dernières estimations entre 12 et 16 millions] et qui, en trois siècles de domination espagnole, était tombée à un million.

    Ce fait condamne le colonialisme, non pas sur le plan abstrait, théorique ou moral – ou quel que soit le terme – de la justice, mais sur le plan pratique, concret et matériel de l’utilité.
    Le colonialisme, incapable d’organiser ne serait-ce qu’une économie féodale au Pérou, y a greffé des éléments d’une économie esclavagiste. »

    José Carlos Mariátegui souligne ici un point essentiel du vécu des Indiens.

    Cependant, il ne fait pas un fétiche du passé, il n’est pas un « indigéniste ». Et il a analysé d’autre part la réalité féodale instaurée par l’Espagne.

    Sa position est ainsi que le Pérou doit réellement naître encore, de manière démocratique, par la mise en mouvement des larges masses, en fait indiennes, qui avaient été mises de côté à l’indépendance. Cela passe par la révolution et le triomphe du socialisme.

    Cela est couramment nié, depuis plusieurs décennies, dans les universités occidentales où il existe un engouement très net pour José Carlos Mariátegui.

    Sa dimension communiste est en effet effacée et il n’est gardé que son analyse de la réalité indienne pour en faire un précurseur de la critique « post-coloniale ».

    L’interprétation « post-coloniale » de José Carlos Mariátegui vise à en faire un démocrate bourgeois moderniste, qui lutte pour les droits des minorités et des marginaux (ce qui n’est en réalité qu’une manière de réimpulser le système en place, en lui apportant du sang neuf).

    En réalité, José Carlos Mariátegui est celui qui parvient à comprendre l’ensemble de la situation et donc à dénoncer le féodalisme servant d’arrière-plan à la situation générale.

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  • La réalité des Indiens au cours du processus de naissance du Pérou

    Il faut porter son regard maintenant sur un autre aspect de la démarche de José Carlos Mariátegui.

    Celui-ci a bien constaté que ce sont les élites liées à l’Espagne qui ont abandonné celle-ci et mené la « révolution » donnant naissance à l’indépendance.

    Or, la grande majorité de la population consiste en les « Indiens ».

    Et elle a été directement frappée par le colonialisme et l’instauration d’une réalité féodale largement empreinte d’esclavagisme.

    Ici encore, José Carlos Mariátegui est en mesure de nous donner un panorama tout à fait clair de la situation.

    « La population de l’Empire inca, selon des estimations prudentes, n’était pas de moins de dix millions. Certains l’estiment à douze, voire quinze millions.

    La Conquête fut avant tout un massacre effroyable.

    Les conquistadors espagnols, en raison de leur faible nombre, ne purent imposer leur domination qu’en terrorisant la population indigène, chez laquelle les armes et les chevaux des envahisseurs, considérés comme des êtres surnaturels, produisaient une impression superstitieuse.

    L’organisation politique et économique de la colonie qui suivit la Conquête ne mit pas fin à l’extermination de la race indigène. La vice-royauté instaura un régime d’exploitation brutale.

    L’avidité pour les métaux précieux orienta l’activité économique espagnole vers l’exploitation des mines, qui, sous les Incas, avaient été exploitées à une échelle très modeste, en raison du manque d’or et d’argent à des fins ornementales et de l’ignorance de l’utilisation du fer par les Indiens, peuple essentiellement agricole.

    Pour l’exploitation des mines et des « obrajes » (ateliers), les Espagnols ont instauré un système massif de travail forcé et non rémunéré, qui a décimé la population aborigène.

    Celle-ci n’a pas été réduite à un simple état de servitude – comme cela aurait été le cas si les Espagnols s’étaient limités à l’exploitation des terres tout en préservant le caractère agraire du pays – mais, dans une large mesure, à l’esclavage.

    Les voix humanitaires et civilisatrices ne manquaient pas pour prendre la défense des Indiens auprès du roi d’Espagne.

    Le père [Bartholomé] de Las Casas excella dans cette défense.
    Les Lois des Indes s’inspiraient de la protection des Indiens, reconnaissant leur organisation typique en « communautés ».

    Cependant, en pratique, les Indiens restèrent à la merci d’un système féodal impitoyable qui détruisit la société et l’économie incas, sans les remplacer par un ordre capable d’organiser progressivement la production.

    La tendance des Espagnols à s’installer sur la côte chassa les aborigènes de cette région à tel point que la main-d’œuvre manqua.

    La vice-royauté chercha à résoudre ce problème en important des esclaves noirs, des individus bien adaptés au climat et aux rigueurs des vallées chaudes ou des plaines côtières, mais inadaptés au travail dans les mines des montagnes froides.

    L’esclave noir renforça la domination espagnole qui, malgré le dépeuplement indigène, se serait autrement sentie démographiquement trop faible par rapport à l’Indien, bien que soumis, hostile.

    Les Noirs se consacrèrent au service domestique et aux métiers.

    Les Blancs se mêlaient facilement aux Noirs, donnant naissance à ce métissage, l’un des types de population côtière les plus fortement attachés aux valeurs espagnoles et les plus réfractaires aux valeurs indigènes.

    Comme chacun le sait, la révolution pour l’indépendance n’était pas un mouvement indigène. Elle fut promue et menée en faveur des Créoles et même des Espagnols des colonies.

    Elle bénéficia cependant du soutien des masses indigènes.

    De plus, certains Indiens éclairés, comme Pumacahua, jouèrent un rôle important dans son développement. Le programme libéral de la révolution incluait logiquement la rédemption de l’Indien, conséquence automatique de l’application de ses principes égalitaires.

    Ainsi, parmi les premiers actes de la République figuraient plusieurs lois et décrets favorables aux Indiens.

    Furent ordonnées la distribution des terres, l’abolition du travail non rémunéré, etc. ; mais comme la révolution au Pérou ne représentait pas l’avènement d’une nouvelle classe dirigeante, toutes ces dispositions restèrent à l’état de texte, faute de dirigeants capables de les mettre en œuvre.

    L’aristocratie foncière de la colonie, maître du pouvoir, conserva ses droits féodaux sur les terres et, par conséquent, sur les Indiens. Toutes les dispositions apparemment destinées à la protéger n’ont rien fait pour contrer le système féodal qui perdure encore aujourd’hui.

    La Vice-royauté apparaît moins coupable que la République. À l’origine, elle portait l’entière responsabilité de la misère et de la dépression des Indiens.

    Mais, à l’époque de l’Inquisition, une grande voix chrétienne, celle du frère Bartolomé de Las Casas, défendit avec véhémence les Indiens contre les méthodes brutales des colonisateurs.

    Dans la République, il n’y a jamais eu de défenseur plus efficace et plus obstiné de la race aborigène.

    Si la Vice-royauté était un régime médiéval et étranger, la République est formellement un régime péruvien et libéral. Par conséquent, la République a des devoirs que la Vice-royauté n’avait pas. Il était du devoir de la République d’élever le statut des Indiens. Et contrairement à ce devoir, la République a appauvri les Indiens, aggravé leur dépression et exacerbé leur misère. Pour les Indiens, la République a signifié l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante qui s’est systématiquement approprié leurs terres.

    Chez une race aux coutumes et à l’âme agraires, comme la race indigène, cette dépossession a constitué une cause de dissolution matérielle et morale.

    La terre a toujours été la seule joie de l’Indien. L’Indien a épousé la terre. Il estime que « la vie vient de la terre » et y retourne.

    Par conséquent, l’Indien peut être indifférent à tout, sauf à la possession de la terre que ses mains et son souffle cultivent et fertilisent religieusement.

    Le féodalisme créole s’est comporté, à cet égard, avec plus d’avidité et de dureté que le féodalisme espagnol.

    En général, l’« encomendero » espagnol a souvent fait preuve de nobles habitudes de seigneurie.

    L’« encomendero » créole a tous les défauts du plébéien et aucune des vertus de l’hidalgo.

    Bref, la servitude de l’Indien n’a pas diminué sous la République.

    Toutes les révoltes, toutes les tempêtes indiennes ont été noyées dans le sang.

    Les revendications désespérées de l’Indien ont toujours reçu une réponse martiale. »

    José Carlos Mariátegui est un fin observateur ; il a été capable de saisir comment les « Indiens » ont été confrontés à un profond changement de situation.

    Il va en tirer toute une série de conclusions : le Pérou reste à fonder par l’affirmation des masses mises de côté, ces masses sont indiennes, elles portent encore des traits collectivistes de l’époque inca.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui et le chevauchement des modes de production

    La guerre du Pacifique, qui marqua la défaite face au Chili, précipita le Pérou dans une situation déjà plus que délicate. Le pays dut littéralement capituler devant le capital britannique en raison de son endettement.

    Cela produisit la mise en place du Grace Contract en 1888, où le Pérou dut céder son réseau ferroviaire pour 66 ans au Comité Inglés de Tenedores de Bonos de la Deuda Externa del Perú, qui forma The Peruvian Corporation.

    Le Pérou devait également construire 160 km de voie ferrée de plus, accorder l’utilisation des ports sans frais, accepter la priorité britannique d’exportation du guano dans une large mesure, etc.

    Comment José Carlos Mariátegui analyse-t-il cette situation ?

    « Les phases fondamentales de ce chapitre dans lesquelles notre économie, convalescente de la crise d’après-guerre, s’organise peu à peu sur des bases moins coûteuses mais plus solides que celles du guano et du salpêtre, peuvent se résumer schématiquement dans les faits suivants :

    1) L’émergence de l’industrie moderne.

    L’implantation d’usines, de centrales électriques, de transports, etc., qui ont transformé, avant tout, la vie sur la côte.

    La formation d’un prolétariat industriel avec une tendance croissante et naturelle à adopter une idéologie de classe, qui coupe l’une des vieilles sources du prosélytisme du caudillo et change les termes de la lutte politique.

    2) La fonction du capital financier.

    L’émergence de banques nationales qui financent diverses entreprises industrielles et commerciales, mais qui opèrent dans un cadre étroit, subordonnées aux intérêts du capital étranger et des grandes propriétés foncières ; et l’établissement de succursales de banques étrangères servant les intérêts de la finance américaine et anglaise.

    3) La réduction des distances et l’augmentation du trafic entre le Pérou et les États-Unis et l’Europe.

    Grâce à l’ouverture du canal de Panama, qui a considérablement amélioré notre position géographique, le processus d’intégration du Pérou à la civilisation occidentale s’est accéléré.

    4) Le dépassement progressif de la puissance britannique par la puissance américaine.

    Le canal de Panama, plutôt que de rapprocher le Pérou de l’Europe, semble l’avoir rapproché des États-Unis.

    La participation du capital américain à l’exploitation du cuivre et du pétrole péruviens, qui sont deux de nos plus gros produits, fournit une base large et durable à la domination croissante des Yankees.

    Les exportations vers l’Angleterre, qui constituaient en 1898 56,7 % de la production totale, n’atteignirent en 1923 que 33,2 %.

    Au cours de la même période, les exportations vers les États-Unis ont augmenté de 9,5 % à 39,7 %.

    Et ce mouvement a été encore plus prononcé dans les importations, puisque tandis que la part des États-Unis est passée de 10,0 % à 38,9 % sur cette période de vingt-cinq ans, celle de la Grande-Bretagne est tombée de 44,7 % à 19,6 %.

    5) Le développement d’une classe capitaliste, au sein de laquelle la vieille aristocratie cesse de prévaloir comme auparavant.

    La propriété agraire conserve son pouvoir ; mais décline celui des patronymes vice-royaux. Se constate le renforcement de la bourgeoisie.

    6) L’illusion du caoutchouc.

    À son apogée, le pays croyait avoir trouvé l’Eldorado dans les montagnes, qui ont temporairement acquis une valeur extraordinaire dans l’économie et, surtout, dans l’imaginaire du pays.

    De nombreux individus de la « forte race des aventuriers » affluent vers la montagne. Avec la baisse des prix du caoutchouc, cette illusion, d’origine et de caractéristiques plutôt tropicales, est brisée.

    7) Les profits excessifs de la période européenne. La hausse des prix des produits péruviens entraîne une croissance rapide de la richesse privée nationale.

    S’opère un renforcement de l’hégémonie de la côte dans l’économie péruvienne.

    8) La politique de prêt.

    La restauration du crédit péruvien à l’étranger a conduit l’État à recourir à nouveau aux prêts pour mettre en œuvre son programme de travaux publics.

    Dans ce rôle également, l’Amérique du Nord a remplacé la Grande-Bretagne. Riche en or, le marché new-yorkais offre les meilleures conditions.

    Les banquiers yankees étudient directement les possibilités de placer des capitaux dans des prêts aux États d’Amérique latine.

    Et ils veillent, bien sûr, à ce qu’ils soient investis avec des bénéfices pour l’industrie et le commerce américains.

    Il me semble que ce sont là les principaux aspects de l’évolution économique du Pérou dans la période qui commence avec l’après-guerre.

    Cette série de notes récapitulatives ne comprend pas un examen détaillé des vérifications ou propositions ci-dessus.

    Je n’ai proposé qu’une définition schématique de quelques traits essentiels de la formation et du développement de l’économie péruvienne.

    Je voudrais souligner une dernière observation : dans le Pérou d’aujourd’hui, coexistent des éléments de trois économies différentes.

    Sous le système économique féodal né de la Conquête, quelques vestiges vivants de l’économie communiste indigène existent encore dans les montagnes.

    Sur la côte, sur le sol féodal, se développe une économie bourgeoise qui, du moins dans son développement mental, donne l’impression d’une économie arriérée. »

    La capacité analytique de José Carlos Mariátegui s’exprime ici de manière formidable. Il a compris que les modes de production n’étaient pas séparées par des murailles de Chine ; il est capable de lire les emboîtements des activités humaines, leurs caractères et leurs structures.

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  • Le guano et le salpêtre au Pérou

    Les passages sur le guano et le salpêtre dans les Sept essais de José Carlos Mariátegui ont quelque chose de littéralement « génial ».

    C’est un exemple de sa capacité à exprimer une situation avec un caractère vivant.

    Cela fait qu’on a une véritable exposition de la situation particulière au sein d’un mode de production, en pleine considération de ses multiples aspects et de ses rapports avec la réalité économique.

    Précisons de quoi il en retourne.

    Le guano consiste en les excréments d’oiseaux marins, accumulés pendant des siècles en sorte de monticules, qu’on peut utiliser comme engrais, en raison de la présence d’azote, de phosphore et de potassium ; le terme vient du quechua, la langue issue des Incas, avec le mot wánu.

    Le guano péruvien fut hautement réputé, du moins jusqu’à la découverte des engrais élaborés au moyen de la chimie au tout début du 20e siècle.

    La récolte du guano aux îles Chincha

    La part du guano dans les recettes du Pérou passa de 5 % en 1846 à 80 % au début des années 1870.

    Durant cette période, la course au guano se répandit rapidement partout, au point que les États-Unis mirent en place un Guano Islands Act en 1856 :

    « Chaque fois qu’un citoyen des États-Unis découvre un gisement de guano sur n’importe quelle île, rocher ou îlot, qui n’est pas sous la juridiction légale d’un autre gouvernement et pas occupé par des citoyens d’un autre gouvernement, et prend possession pacifiquement de celle-ci, et l’occupe de la même façon, cette île, rocher ou îlot peut, à la discrétion du président, être considérée comme appartenant aux États-Unis. »

    Une centaine d’îles du Pacifique passèrent ainsi sous contrôle des États-Unis, sans être formellement annexé ; c’est le principe des zones insulaires des États-Unis, comme par exemple Puerto Rico (et le Groenland est désormais clairement visé par exemple).

    En plus du guano, on a le salpêtre, parfois appelé nitrate.

    C’est un minéral qu’on utilise comme engrais et pour la fabrication d’explosifs ; il fut hautement recherché jusqu’à la découverte dans la première partie du 20e siècle de la synthèse industrielle de l’ammoniac.

    La bataille pour le salpêtre a même abouti à une guerre entre le Pérou, la Bolivie et le Chili, avec ce dernier cherchant à s’approprier des territoires riches en mines et à empêcher une confédération entre le Pérou et la Bolivie.

    La guerre du Pacifique (1879-1884) fut une victoire chilienne, avec une perte de territoires pour le Pérou et la Bolivie (qui perdit alors son accès à la mer).

    On notera ici que les conditions extrêmement difficiles pour récupérer le guano et le salpêtre produisit une immigration organisée depuis la Chine, avec notamment 100 000 migrants chinois présents momentanément au Pérou entre 1850 et 1875.

    Il y eut également la mise en esclavage de 1400 indigènes de l’île de Pâques.

    Voici donc ce que nous dit José Carlos Mariátegui à ce sujet :

    « Commençons par noter que le guano et le salpêtre, substances humbles et grossières, ont joué dans les réalisations de la République un rôle qui semblait réservé à l’or et à l’argent à une époque plus chevaleresque et moins positiviste.

    L’Espagne nous aimait et nous protégeait en tant que pays producteur de métaux précieux.

    L’Angleterre nous préférait comme producteur de guano et de salpêtre.

    Mais ce geste différent ne révélait évidemment pas un motif différent. Ce qui a changé, ce n’est pas le mobile ; c’était le moment.

    L’or du Pérou perdait son pouvoir d’attraction au moment où, en Amérique, la baguette du pionnier découvrait l’or de Californie.

    En revanche, le guano et le salpêtre – qui pour les civilisations précédentes n’auraient eu aucune valeur mais qui, pour une civilisation industrielle, ont acquis un prix extraordinaire – constituaient une réserve presque exclusivement nôtre.

    L’industrialisme européen ou occidental – phénomène en plein développement – avait besoin de se procurer ces matériaux depuis la lointaine côte du Pacifique Sud.

    L’exploitation de ces deux produits n’a cependant pas été entravée, comme c’est le cas pour d’autres produits péruviens, par l’état rudimentaire et primitif des transports terrestres.

    Pour extraire l’or, l’argent, le cuivre et le charbon des entrailles des Andes, il fallait surmonter des montagnes escarpées et de vastes distances, le salpêtre et le guano se trouvaient sur la côte, presque à portée des navires qui venaient les récupérer.

    L’exploitation facile de cette ressource naturelle a dominé toutes les autres manifestations de la vie économique du pays. Le guano et le salpêtre occupaient une place disproportionnée dans l’économie péruvienne.

    Leurs revenus sont devenus la principale source de recettes fiscales. Le pays semblait riche. L’État a utilisé son crédit sans mesure. Il vécut dans l’extravagance, hypothéquant son avenir sur la finance anglaise.

    Voilà, dans ses grandes lignes, toute l’histoire du guano et du salpêtre pour l’observateur qui se considère comme un pur économiste.

    Le reste, à première vue, appartient à l’historien. Mais dans ce cas, comme dans tous les autres, la situation économique est beaucoup plus complexe et significative qu’il n’y paraît.

    Le guano et le salpêtre servaient surtout à créer un commerce actif avec le monde occidental à une époque où le Pérou, géographiquement mal situé, n’avait pas beaucoup de moyens d’attirer sur son sol les courants colonisateurs et civilisateurs qui fertilisaient déjà d’autres pays de l’Amérique indo-ibérique.

    Ce commerce a placé notre économie sous le contrôle du capital britannique, auquel, en raison des dettes contractées en garantie des deux produits, nous avons dû plus tard céder l’administration des chemins de fer, c’est-à-dire les bases mêmes de l’exploitation de nos ressources.

    Les profits du guano et du salpêtre créèrent les premiers éléments solides du capital commercial et bancaire au Pérou, où la propriété avait jusqu’alors conservé un caractère aristocratique et féodal.

    Les profiteurs directs et indirects des richesses côtières ont commencé à former une classe capitaliste.

    Au Pérou se forma une bourgeoisie, confondue et liée dans son origine et sa structure à l’aristocratie, formée principalement par les successeurs des encomenderos et des propriétaires fonciers de la colonie, mais obligée par sa fonction d’adopter les principes fondamentaux de l’économie et de la politique libérales.

    Les résultats suivants sont liés à ce phénomène, auquel je fais référence dans plusieurs passages des études qui composent ce livre [ici José Carlos Mariátegui cite son article « Le fait économique dans l’histoire péruvienne » publié dans Mundial, le 14 août 1925.] :

    « Aux premiers jours de l’Indépendance, la lutte entre factions et chefs militaires apparaissent comme une conséquence de l’absence d’une bourgeoisie organique.

    Au Pérou, la révolution a trouvé les éléments d’un ordre libéral bourgeois moins définis et plus tardifs que dans d’autres pays d’Amérique latine.

    Pour que cet ordre fonctionne de manière plus ou moins embryonnaire, une classe capitaliste vigoureuse devait être établie.

    Pendant que cette classe s’organisait, le pouvoir était à la merci des caudillos militaires.


    Le gouvernement de [Ramón] Castilla [qui fut le « caudillo » en chef du pays de 1844 à 1862] a marqué l’étape de solidification d’une classe capitaliste.


    Les concessions de l’État et les profits tirés du guano et du salpêtre ont créé le capitalisme et une bourgeoisie.

    Et cette classe, qui s’organisa plus tard avec le « civilisme » [= le Partido Civil représentant la haute bourgeoisie enrichie avec le guano cherchant à mettre les militaires de côté dans l’État], se dirigea très vite vers la conquête totale du pouvoir. »

    Une autre facette de ce chapitre de l’histoire économique de la République est l’affirmation de la nouvelle économie comme une économie à prédominance côtière.

    La recherche d’or et d’argent a forcé les Espagnols, contrairement à leur tendance à s’installer sur la côte, à maintenir et à étendre leurs avant-postes dans les montagnes.

    L’exploitation minière, activité fondamentale du régime économique établi par l’Espagne sur le territoire où s’était auparavant épanouie une société authentique et typiquement agraire, nécessitait l’établissement des fondations de la colonie dans les montagnes.

    Le guano et le salpêtre sont venus remédier à cette situation. Ils ont renforcé la puissance de la côte.

    Ils ont stimulé la sédimentation du nouveau Pérou dans les basses terres.

    Et ils ont accentué le dualisme et le conflit qui constituent jusqu’à présent notre plus grand problème historique.

    Ce chapitre sur le guano et le salpêtre ne peut donc être isolé du développement ultérieur de notre économie. Voilà les racines et les facteurs du chapitre qui a suivi.

    La guerre du Pacifique, conséquence du guano et du salpêtre, n’a pas annulé les autres conséquences de la découverte et de l’exploitation de ces ressources, dont la perte nous a tragiquement révélé le danger d’une prospérité économique soutenue ou cimentée presque exclusivement sur la possession de richesses naturelles, exposées à l’avidité et aux assauts de l’impérialisme étranger ou au déclin de ses applications en raison des mutations continues produites dans le domaine industriel par les inventions de la science.

    [Le Français Joseph] Caillaux [= homme politique radical qui fut à la tête du gouvernement, six fois ministre des Finances, etc.] nous parle, avec une pertinence capitaliste évidente, de l’instabilité économique et industrielle qu’engendre le progrès scientifique.

    Dans la période dominée et caractérisée par le commerce du guano et du salpêtre, le processus de transformation de notre économie de féodale à bourgeoise a reçu son premier élan vigoureux.

    Il est, à mon avis, indiscutable que si, au lieu d’une métamorphose médiocre de l’ancienne classe dirigeante, il y avait eu l’émergence d’une classe dotée d’un nouveau souffle et d’un nouveau talent, ce processus aurait progressé de manière plus organique et plus sûre.

    L’histoire de notre après-guerre le prouve. La défaite – qui provoqua, avec la perte des territoires salpêtres, un long effondrement des forces productives – n’apporta pas, en compensation, même dans cet ordre de choses, une liquidation du passé. »

    On a un excellent aperçu de la situation ; c’est très bien présenté et on saisit parfaitement de quoi il en retourne.

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  • Le caractère et la structure féodale du Pérou indépendant

    José Carlos Mariátegui s’intéresse aux mentalités ; il sait qu’un mode de production est porté par des gens réels, qui reproduisent la vie sociale.

    Leur manière d’être et de se comporter agit sur le plan économique, ce qui est particulièrement vrai lorsqu’on a un pays nouveau.

    Mais ce pays est nouveau sans l’être, car le Pérou a une particularité essentielle.

    Tout comme « l’empire aztèque » existait dans une large partie du Mexique, il y avait au Pérou un empire, celui des Incas.

    Cela implique un certain niveau de développement, une réelle situation économique et politique, au sens où on peut parler d’une civilisation avancée.

    Et le colonialisme espagnol, s’il les a démolies, n’a pas remplacé de manière dynamique les anciennes manières d’être.

    Des fiefs ont été attribués par la Couronne espagnole ; le fameux système des haciendas, de type féodal et marqué des formes d’esclavagisme, a prévalu dans le pays.

    Le développement du Pérou comme colonie a ainsi été cassé dès le départ.

    Voici en quels termes José Carlos Mariátegui pose la question.

    « L’héritage et l’éducation espagnols du propriétaire terrien créole pèsent lourdement sur lui, l’empêchant de percevoir et de comprendre clairement tout ce qui distingue le capitalisme du féodalisme.

    Les aspects moraux, politiques et psychologiques du capitalisme ne semblent pas avoir trouvé ici leur place.

    Le capitaliste créole, ou plutôt le propriétaire terrien, a le concept de rente avant celui de production.

    Le sens de l’aventure, l’élan créatif et le pouvoir d’organisation qui caractérisent le capitaliste authentique sont presque inconnus chez nous.

    La concentration capitaliste a été précédée d’une période de libre concurrence.

    La grande propriété moderne ne découle donc pas de la grande propriété féodale, comme l’imaginent probablement les propriétaires terriens créoles.

    Au contraire, son émergence a nécessité la fragmentation et la dissolution de la grande propriété féodale.

    Le capitalisme est un phénomène urbain : il possède l’esprit d’une ville industrielle, manufacturière et marchande.

    C’est pourquoi l’un de ses premiers actes fut la libération de la terre, la destruction du fief.

    Le développement de la ville devait être nourri par la libre activité de la paysannerie.

    Au Pérou, contrairement au sens de l’émancipation républicaine, la création d’une économie capitaliste a été confiée à l’esprit du fief – antithèse et négation de l’esprit du bourg. »

    José Carlos Mariátegui

    Les féodaux sont parfois devenus des capitalistes, mais en se posant comme des serviteurs des entreprises des pays déjà capitalistes.

    On a ainsi des féodaux et des capitalistes qui servent d’intermédiaires au vrai capitalisme. Et ce sont les deux forces économiques majeures, qui forment ainsi une sorte de monde parallèle, absolument intouchable.

    « La classe des propriétaires fonciers n’a pas réussi à se transformer en une bourgeoisie capitaliste, maîtresse de l’économie nationale.

    L’exploitation minière, le commerce et les transports sont tous entre les mains de capitaux étrangers. Les propriétaires fonciers se sont contentés de servir d’intermédiaires à ces derniers dans la production du coton et du sucre.

    Ce système économique a maintenu une organisation semi-féodale dans l’agriculture, qui constitue le fardeau le plus lourd pour le développement du pays.

    La survie du féodalisme sur la côte se reflète dans la langueur et la pauvreté de sa vie urbaine. Le nombre de villes et de villages sur la côte est insignifiant.

    Et le village lui-même n’existe guère que dans les quelques lopins de terre où la campagne enflamme encore la joie de ses parcelles au milieu de l’agriculture féodale.

    En Europe, le village descend du fief dissous. Sur la côte péruvienne, le village existe à peine, car le fief, plus ou moins intact, subsiste toujours.

    L’hacienda – avec sa maison plus ou moins classique, la rancheria généralement misérable, et son exploitation de canne à sucre et ses entrepôts – est le type dominant de groupement rural.

    Tous les points d’un itinéraire sont marqués par les noms de fermes. L’absence du village, la rareté de la ville, prolongent le désert dans la vallée, dans les terres cultivées et productives.

    Les villes, selon une loi de la géographie économique, se forment régulièrement dans des vallées, au point où leurs routes se croisent.

    Sur la côte péruvienne, de riches et vastes vallées, qui occupent une place importante dans les statistiques de la production nationale, n’ont pas encore donné naissance à une ville.

    À peine à ses carrefours ou à ses gares, prospère parfois un bourg, ville stagnante, paludéenne, décharnée, sans santé rurale et sans vêtements urbains.

    Et dans certains cas, comme dans la vallée de Chicama, les latifundia ont commencé à étouffer la ville.

    La négociation capitaliste devient plus hostile aux droits de la ville qu’au château ou au domaine féodal. Il lui conteste son métier, la dépossède de sa fonction.

    Dans le féodalisme européen, les éléments de croissance, les facteurs de vie au village, étaient, malgré l’économie rurale, beaucoup plus importants que dans le semi-féodalisme créole.

    La campagne avait besoin des services de la ville, même si elle restait fermée. Elle avait surtout un surplus de produits de la terre qu’elle avait à lui offrir.

    Alors que là, le domaine côtier produit du coton ou de la canne à sucre pour les marchés lointains.

    Une fois le transport de ces produits assuré, leur communication avec le voisinage n’a plus d’intérêt que secondaire.

    La culture des cultures vivrières, lorsqu’elle n’a pas été complètement éliminée par la culture du coton ou de la canne à sucre, est destinée à alimenter la consommation de la hacienda.

    Le village, dans de nombreuses vallées, ne reçoit rien de la campagne ni ne possède rien de la campagne.

    Il vit donc dans la misère, de tel ou tel métier urbain, des hommes qu’il fournit pour travailler dans les domaines, de sa triste fatigue de la station par laquelle transitent annuellement plusieurs milliers de tonnes des fruits de la terre.

    Un coin de campagne, avec ses hommes libres, avec sa communauté travailleuse, est une oasis rare dans une succession de fiefs déformés, avec des machines et des rails, sans les ornements de la tradition seigneuriale.

    Dans de nombreux cas, l’hacienda ferme complètement ses portes à tout commerce extérieur : les « tambos » ont le droit exclusif d’approvisionner leur population.

    Cette pratique, qui d’une part reflète l’habitude de traiter le travailleur comme une chose et non comme une personne, d’autre part empêche les villages de remplir la fonction qui garantirait leur subsistance et leur développement au sein de l’économie rurale des vallées.

    L’hacienda, en monopolisant la terre et les industries, le commerce et les transports qui y sont liés, prive la ville de ses moyens de subsistance, la condamnant à une existence sordide et maigre. »

    José Carlos Mariátegui dresse ici un portrait très vivant ; c’est l’une de ses grandes qualités que cette capacité à formuler ainsi les choses.

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  • L’indépendance du Pérou, une « révolution par en haut »

    Il faut mentionner dès le départ une des principales thèses de José Carlos Mariátegui, celle qui est même la principale sur le plan historique.

    Selon lui, l’indépendance du Pérou a été artificielle, car elle a été menée par en haut.

    Ce sont les élites installées par la colonisation qui se sont rebellées contre leurs maîtres ; voilà pourquoi il parle de

    « la révolution de l’indépendance, un mouvement de la population créole et espagnole – et non de la population indigène ».

    Cette affirmation est profondément révolutionnaire et José Carlos Mariátegui est ici le premier à avoir posé les choses de manière concrète et vraie concernant l’Amérique latine.

    José Carlos Mariátegui

    Il n’y avait pas de bourgeoisie latino-américaine pour mener une révolution démocratique et instaurer le libéralisme.

    Ce qu’il y avait, c’était des forces féodales et ce sont elles qui ont décroché par rapport à l’Espagne, lorsque celle-ci subissait l’invasion napoléonienne.

    Ces forces féodales ont « inventé » des pays et se sont alignés sur les grandes puissances capitalistes afin de s’insérer dans l’économie mondiale et d’assurer une base stable à leur domination.

    José Carlos Mariátegui pose ici de manière subtile que le Royaume-Uni était le pays porteur du capitalisme et que, partant de là, il avait tout intérêt à apporter son soutien à l’indépendance des colonies espagnoles en Amérique.

    La France, paradoxalement, était bien plus rétive à agir ainsi, car elle avait connu alors la Restauration. Les idées de la révolution française avaient touché l’Amérique, mais l’appui vint donc du Royaume-Uni, qui entrevoyait des connexions commerciales nouvelles.

    José Carlos Mariátegui constate ainsi la convergence entre les intérêts des élites criollos d’Amérique et le capitalisme se développant à l’échelle mondiale, notamment par l’intermédiaire du Royaume-Uni.

    « La politique de l’Espagne a complètement entravé et contrarié le développement économique des colonies en leur interdisant tout commerce avec d’autres nations et en leur réservant, en tant que métropole, le droit exclusif de tout commerce et de toute entreprise au sein de ses possessions.

    L’impulsion naturelle des forces productives des colonies s’efforçait de rompre ce lien.

    L’économie naissante des formations nationales embryonnaires d’Amérique avait un besoin urgent, pour se développer, de se libérer de l’autorité rigide et de s’émanciper de la mentalité médiévale du roi d’Espagne.

    Le chercheur contemporain ne peut manquer de voir ici le facteur historique dominant de la révolution d’indépendance sud-américaine, inspirée et mue, de toute évidence, par les intérêts des populations créoles, voire espagnoles, bien plus que par ceux des populations autochtones.

    Considérée sous l’angle de l’histoire mondiale, l’indépendance sud-américaine apparaît déterminée par les besoins du développement de la civilisation occidentale, ou plutôt capitaliste.

    Le rythme du phénomène capitaliste a joué un rôle moins apparent et ostensible dans le développement de l’indépendance, mais il a été sans doute beaucoup plus décisif et profond que l’écho de la philosophie et de la littérature des Encyclopédistes (…).

    L’Espagne ne pouvait fournir abondamment ses colonies qu’en ecclésiastiques, médecins et nobles.

    Ces colonies aspiraient à des choses plus pratiques et avaient besoin d’outils plus modernes.

    Par conséquent, elles se tournèrent vers l’Angleterre, dont les industriels et les banquiers, colonisateurs d’un nouveau genre, voulaient à leur tour dominer ces marchés, remplissant ainsi leur rôle d’agents d’un empire naissant grâce à une économie manufacturière et de libre-échange.

    Les intérêts économiques des colonies espagnoles et ceux de l’Occident capitaliste étaient parfaitement alignés, même si, comme souvent dans l’histoire, les protagonistes historiques des deux camps n’en étaient pas pleinement conscients. »

    On a ici une capacité d’analyse typique de José Carlos Mariátegui : il sait lire les tendances, les convergences, les articulations.

    Il a vu comment les indépendances latino-américaines se sont faites par en haut, et comment les élites locales se sont faites aspirées par le capitalisme en expansion, principalement alors celui du Royaume-Uni.

    Ce faisant, il a vu comment l’indépendance péruvienne a consisté à tout changer pour que rien ne change.

    Le féodalisme, empreint d’esclavagisme, s’est maintenu à travers l’instauration de la République marquant la fin du colonialisme espagnol.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui, un regard sur les caractères et les structures d’une société

    En ce début de second quart du 21e siècle, il existe de très nombreux jeux de simulation sur ordinateur où l’on doit gérer une ville, un pays, une civilisation, un empire, une armée, etc.

    Des millions de personnes à travers le monde jouent à Civilization, Hearts of Iron IV, Europa Universalis IV, Victoria 3, SimCity, Manor Lords, Anno, Railway Empire, Tropico, Cities: Skylines, Stardew Valley, RimWorld, Factorio, etc.

    Cela reflète le développement d’une capacité complexe nouvelle. Les êtres humains parviennent toujours plus à avoir de la distance par rapport à l’économie, la politique, l’environnement, les idéologies.

    Si tous ces jeux reposent sur des conceptions plus ou moins sérieuses de la réalité, il n’en reste pas moins qu’il y a une mentalité nouvelle, un niveau de conscience sociale bien plus élevée qu’il y a cent ans.

    Le Péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930), il y a cent ans justement, disposait déjà de cette capacité.

    José Carlos Mariátegui

    Il était parmi les très rares personnes sur la planète à cette époque à disposer d’un recul suffisant pour pouvoir observer ce qui se passe, comprendre la nature de l’évolution en cours, affirmer quel doit être le cours des choses.

    Ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, son ouvrage majeur publié en 1928, ont eu l’effet d’une bombe intellectuelle.

    La capacité à présenter les choses de manière claire, tout en allant au fond des choses, a valu un immense prestige à José Carlos Mariátegui.

    José Carlos Mariátegui

    Voici par exemple comment il raconte la colonisation, soulignant son caractère et sa structure.

    Analyser le caractère et la structure des choses est la qualité suprême de José Carlos Mariátegui, penseur à la fois d’une extrême finesse et d’une capacité analytique hors norme.

    « Jusqu’à la Conquête, le Pérou développa une économie spontanée et libre, issue du sol et du peuple péruviens. Dans l’Empire inca, regroupement de communautés agricoles et sédentaires, l’aspect le plus intéressant était l’économie.

    Tous les témoignages historiques s’accordent sur le fait que le peuple inca – travailleur, discipliné, panthéiste et simple – vivait dans l’aisance matérielle.

    Les moyens de subsistance étaient abondants et la population augmentait. L’Empire ignorait radicalement le problème de Malthus [avec la surpopulation amenant un effondrement des ressources].

    L’organisation collectiviste, dirigée par les Incas, avait affaibli l’esprit individuel des Indiens ; mais elle avait extraordinairement développé chez eux, au bénéfice de ce régime économique, l’habitude de l’obéissance humble et religieuse à leur devoir social.

    Les Incas tirèrent tous les bénéfices sociaux possibles de cette vertu de leur peuple, enrichissant le vaste territoire de l’Empire par la construction de routes, de canaux, etc., et l’étendant en soumettant les tribus voisines à leur autorité.

    Le travail collectif, l’effort commun, furent fructueusement mis à profit à des fins sociales.

    Les conquistadors espagnols détruisirent, sans pouvoir la remplacer naturellement, cette formidable machine de production.

    La société indigène, l’économie inca, fut complètement anéantie par le coup de la Conquête.

    Les liens de son unité brisés, la nation se dissolvait en communautés dispersées.

    Le travail indigène cessa de fonctionner de manière unie et organique.

    Les conquistadors se préoccupèrent presque exclusivement de distribuer et de se disputer l’abondant butin de guerre.

    Ils dépouillèrent les temples et les palais de leurs trésors ; ils se partagèrent les terres et les peuples, sans même envisager leur avenir en tant que forces et moyens de production.

    La vice-royauté marque le début du processus difficile et complexe de formation d’une nouvelle économie.

    Durant cette période, l’Espagne s’efforce d’organiser politiquement et économiquement sa vaste colonie.

    Les Espagnols commencent à cultiver la terre et à exploiter les mines d’or et d’argent.

    Sur les ruines et les vestiges d’une économie socialiste, ils jettent les bases d’une économie féodale.

    Mais l’Espagne n’envoie pas une force colonisatrice importante au Pérou, tout comme elle n’en envoie pas dans ses autres possessions.

    La faiblesse de l’empire espagnol réside précisément dans son caractère et sa structure, davantage militaires et ecclésiastiques que politiques et économiques.

    De larges bandes de pioneers ne débarquent pas dans les colonies espagnoles comme elles le font sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre.

    Presque rien ne débarque en Amérique espagnole, hormis des vice-rois, des courtisans, des aventuriers, des ecclésiastiques, des médecins et des soldats.

    Par conséquent, aucune véritable force colonisatrice ne se forme au Pérou.

    La population de Lima [la « ville des rois » capitale de la Vice-royauté du Pérou c’est-à-dire pratiquement toute l’Amérique du Sud] se compose d’une petite cour, d’une bureaucratie, de quelques couvents, d’inquisiteurs, de marchands, de domestiques et d’esclaves.

    Le pioneer espagnol manquaient également de capacité à créer des groupes de travail. Au lieu d’utiliser les Indiens, il semblait vouloir les exterminer.

    Les colonisateurs n’étaient pas suffisamment autosuffisants pour créer une économie solide et organique.

    L’organisation coloniale a échoué dès sa fondation. Elle manquait de base démographique.

    Les Espagnols et les métis étaient trop peu nombreux pour exploiter les richesses du territoire à grande échelle.

    De plus, comme les haciendas côtières nécessitaient l’importation d’esclaves noirs, les éléments et les caractéristiques d’une société féodale se sont mêlés à ceux d’une société esclavagiste. »

    José Carlos Mariátegui présente ici de manière limpide la nature de la colonisation espagnole, avec son impact ; c’est ce qui lui permet de comprendre l’évolution en cours, les tendances de fond.

    Il est l’exemple d’une pensée s’élevant à la hauteur de toute une époque.

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