Le sens de la censure des Fleurs du mal

L’attaque du Figaro contre les Fleurs du mal mentionnait en particulier quatre poèmes ; ce sont ceux-là qui se feront ensuite viser par le procureur impérial Ernest Pinard, deux autres s’ajoutant pour la forme (il s’agit ainsi de Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire).

Des amendes furent infligées le 20 août 1857 à l’éditeur ainsi qu’à Baudelaire et les poèmes concernés doivent être retirés. Or, le paradoxe était que Lesbos avait déjà été publié dans la petite Encyclopédie poétique en 1850 et le Reniement de saint Pierre dans la Revue de Paris en 1852.

C’est que Baudelaire avait en fait très mal joué, son œuvre devenant l’objet d’une concurrence au sein de l’appareil d’État. Le recueil des Fleurs du mal avait en effet été publié à 1 100 exemplaires en juin 1857, soit quelques mois seulement après le procès concernant le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, publié en janvier 1857.

Le même procureur impérial que pour les Fleurs du mal, Ernest Pinard, avait alors immédiatement attaqué le roman, échouant dans son entreprise puisque le 7 février 1857, l’auteur était acquitté de la charge d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

La publication des Fleurs du mal était une occasion de rattraper cela.

Ernest Pinard en 1860, qui fut à la tête des réquisitoires contre Madame Bovary de Gustave Flaubert et des Fleurs du mal de Charles Baudelaire

Lorsque le journaliste Édouard Thierry du Moniteur du soir demanda la permission de parler des Fleurs du mal au ministre d’État Achille Fould, il la reçut.

Mais le ministre de la Justice Jacques-Pierre Abbatucci se précipita, voyant un moyen de soutenir une attaque contre le Moniteur du soir ayant été en première ligne en faveur du roman de Gustave Flaubert.

Le ministre de l’Intérieur Adolphe Billault le soutint, le Figaro fut le moyen de mener l’attaque et la peine reçue par Charles Baudelaire visa à équilibrer la non-peine de Gustave Flaubert.

Cette contre-offensive fut par ailleurs mesurée, raisonnant en termes de limite à donner. Les peines furent modérées et l’accusation d’offense à la morale religieuse tomba, ne restant que celle d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs.

Le procureur présenta lui-même les choses ainsi durant le procès :

« Mon Dieu ! Je ne demande pas la tête de Monsieur Baudelaire : je demande un avertissement seulement. »

Les Fleurs du mal avaient été le jouet d’un affrontement au sein de la France de Napoléon III, entre le régime conservateur et les factions libérales, alors que le peuple avait été écrasé en 1848 lors du succès de la révolution bourgeoise.

Baudelaire avait soutenu la révolution de 1848, mais s’était immédiatement dépolitisé, conformément à sa nature petite-bourgeoise. Il n’avait donc rien compris à ce qui était en jeu après 1848, avec la bataille entre les différentes tendances de la bourgeoisie (libérale, industrielle, bancaire, post-aristocratique, etc.) et ses Fleurs du mal tombèrent ainsi au plus mauvais moment.

Il saisit en tout cas relativement le problème puisqu’il ne fit pas appel, alors que le soir même du verdict, il était la tête rasée avec une chemise sans col, tel quelqu’un devant se faire guillotiner dans la foulée (la « toilette du guillotiné »). Il rédigea ensuite 35 nouveaux poèmes qu’il ajouta aux Fleurs du mal, désormais retranchés des poèmes incriminés.

Il essaya tout de même de faire tomber l’amende, au moyen d’une lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie.

La Lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie

La lettre est obséquieuse, élogieuse pour la justice, jouant sur la corde du pauvre poète, etc.

6 Novembre 1857

Madame,

Il faut toute la prodigieuse présomption d’un poëte pour oser occuper l’attention de Votre Majesté d’un cas aussi petit que le mien. J’ai eu le malheur d’être condamné pour un recueil de poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l’horrible franchise de mon titre ne m’ayant pas suffisamment protégé.

J’avais cru faire une belle et grande œuvre, surtout une œuvre claire ; elle a été jugée assez obscure pour que je sois condamné à refaire le livre et à retrancher quelques morceaux (six sur cent).

Je dois dire que j’ai été traité par la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du jugement impliquent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions.

Mais l’amende, grossie des frais inintelligibles pour moi, dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes, et, encouragé par tant de preuves d’estime que j’ai reçues d’amis si haut placés, et en même temps persuadé que le cœur de l’Impératrice est ouvert à la pitié pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles, j’ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix jours, de solliciter la toute gracieuse bonté de Votre majesté et de la prier d’intervenir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.

Daignez, Madame, agréer l’hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être
De Votre Majesté,le très dévoué et très obéissant serviteur et sujet,
Charles Baudelaire,
19, quai Voltaire.

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Les Fleurs du mal, échec de la promesse de la sensation multipliée

Les Fleurs du mal, à leur publication désarçonnèrent ceux qui attendaient tellement de Charles Baudelaire, cette pittoresque figure des milieux littéraires parisiens. Les bourgeois cultivés tablaient sur une œuvre qui soit un complément raffiné, un ajout accessible et ornemental, comme toutes les autres.

Or, avec les Fleurs du Mal en 1857, Charles Baudelaire n’est qu’un esthète raffiné, toisant et méprisant, idéaliste et aristocratique, ouvertement complaisant avec sa propre décadence.

Cela prit totalement par surprise ceux qui attendaient de lui quelque chose conforme à leurs longues attentes consommatrices, ce qu’avait initialement promis Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire en 1855

Le Figaro du 5 juillet 1857, sous la plume de Gustave Bourdin, exprime cette terrible déception.

CECI ET CELA

C’est aujourd’hui le tour des Fleurs du mal, de M. Charles Baudelaire, et des Lettres.

M. Charles Baudelaire est, depuis une quinzaine d’années, un poète immense pour un petit cercle d’individus dont la vanité, en le saluant Dieu ou à peu près, faisait une assez bonne spéculation; ils se reconnaissaient inférieurs à lui, c’est vrai mais en même temps, ils se proclamaient supérieurs à tous les gens qui niaient ce messie.

Il fallait entendre ces messieurs apprécier les génies à qui nous avons voué notre culte et notre admiration: Hugo était un cancre, Béranger un cuistre, Alfred de Musset un idiot, et madame Sand une folle. Lassailly avait bien dit: Christ va-nu-pieds, Mahomet vagabond et Napoléon crétin.

-Mais on ne choisit ni ses amis ni ses admirateurs, et il serait par trop injuste d’imputer à M. Baudelaire des extravagances qui ont dû plus d’une fois lui faire lever les épaules. Il n’a eu qu’un tort à nos yeux, celui de rester trop longtemps inédit. Il n’avait encore publié qu’un compte rendu de Salon très vanté par les docteurs en esthétique, et une traduction d’Edgar Poe.

Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésies; on l’a attendu si longtemps, qu’il pourrait arriver quelque chose de semblable à ce qui se produit quand un dîner tarde trop à être servi; ceux qui étaient les plus affamés sont les plus vite repus: l’heure de leur estomac est passée.

Il n’en est pas de même de votre serviteur. Pendant que les convives attendaient avec une si vive impatience, il dînait ailleurs tranquillement et sainement, et il arrivait l’estomac bien garni pour juger seulement du coup d’œil. Ce serait à recommencer que j’en ferais autant.

J’ai lu le volume, je n’ai pas de jugement à prononcer, pas d’arrêt à rendre mais voici mon opinion que je n’ai la prétention d’imposer à personne.

On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire; il y en a où l’on n’en doute plus: c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées.

-L’odieux y coudoie l’ignoble;- le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine.

Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables. Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des Fleurs du mal?

Je suis un cimetière abhorré de la lune.

Et au milieu de tout cela, quatre pièces, Le Reniement de Saint Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées, quatre chefs-d’œuvre de la passion, d’art et de la poésie; mais on peut le dire, mais on peut le dire, il le faut, on le doit: si l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités.

Il est ainsi tout à fait clair qu’à la sortie des Fleurs du mal, Charles Baudelaire n’est nullement un paria, un inconnu, c’est au contraire une figure connue dont il est attendu la première œuvre… et qui déçoit.

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Vers Les Fleurs du mal

Ayant développé son esthétique, Charles Baudelaire persiste dans le commentaire des artistes, avec de nombreux articles prétextes à d’incessantes digressions, qui seront par la suite rassemblés dans une œuvre appelée L’Art romantique, en 1852.

Il ne va cependant pas parvenir à réaliser immédiatement une application concrète que sera le recueil des Fleurs du mal. Il tente d’abord sa chance, en 1847, avec une nouvelle, La Fanfarlo.

On y trouve un dandy tentant de charmer une actrice et danseuse afin de rendre service à une femme mariée dont le mari la trompe. L’œuvre est d’une médiocrité ahurissante, formant un mélange de la propre vie de l’auteur (avec l’actrice et danseuse Jeanne Duval) et d’une série de plagiats à de nombreuses œuvres d’auteurs romantiques.

Jeanne Duval par Charles Baudelaire

Ce désastre littéraire à portée autobiographique fut rejeté par La Revue de Paris ; il paraîtra dans le Bulletin de la Société des Gens de Lettres de Charles Asselineau, qui publiera ensuite avec Théodore de Banville les œuvres complètes de Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire écrit alors Du vin et du haschisch en 1851, en partie le reflet de son activité au sein du club des haschischins, composé d’expérimentateurs des milieux littéraires parisiens.

C’est une mise en pratique de son esthétique de la « sensation multipliée » et c’est de manière lyrique qu’il présente de manière naturaliste les effets vécus. Il parle ainsi du haschisch, qu’il considère d’ailleurs comme inférieur au vin car trop propice à l’inaction.

« À peine la petite drogue absorbée, opération qui, du reste, demande une certaine résolution, car, ainsi que je l’ai dit, la mixture est tellement odorante qu’elle cause à quelques personnes des velléités de nausées, vous vous trouvez immédiatement placé dans un état anxieux.

Vous avez entendu vaguement parler des effets merveilleux du haschisch, votre imagination s’est fait une idée particulière, un idéal d’ivresse, et il vous tarde de savoir si la réalité, si le résultat, sera adéquat à votre préconception. Le temps qui s’écoule entre l’absorption du breuvage et les premiers symptômes varie suivant les tempéraments et aussi suivant l’habitude.

Les personnes qui ont la connaissance et la pratique du haschisch sentent quelquefois, au bout d’une demi-heure, les premiers symptômes de l’invasion.

J’ai oublié de dire que le haschisch causant dans l’homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très-vif des circonstances et des milieux, il était convenable de ne se soumettre à son action que dans des milieux et des circonstances favorables.

Toute joie, tout bien-être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde. Ne faites pas vous-même une pareille expérience, si vous avez à accomplir quelque affaire désagréable, si votre esprit se trouve porté au spleen, si vous avez un billet à payer. Je l’ai dit, le haschisch est impropre à l’action.

Il ne console pas comme le vin ; il ne fait que développer outre mesure la personnalité humaine dans les circonstances actuelles où elle est placée. Autant qu’il se peut, il faut un bel appartement ou un beau paysage, un esprit libre et dégagé, et quelques complices dont le talent intellectuel se rapproche du vôtre ; un peu de musique aussi s’il est possible. »

La démarche est naturaliste, le ton est psychologisant. Charles Baudelaire reprend en fait un écrit britannique, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais du dandy Thomas de Quincey, publié en 1822 puis rééditées en 1856.

Charles Baudelaire en parlera d’ailleurs directement et longuement dans les Paradis artificiels, un écrit publié en 1860 contenant également un poème du haschisch.

Cette fascination pour la « sensation multipliée » permise par les drogues s’associe à une grande fascination pour le morbide, Charles Baudelaire traduisant pour cette raison des œuvres de l’Américain Edgar Allan Poe rassemblées dans des Histoires extraordinaires publiées en 1856.

On est là au cœur du style dandy : élitiste, fasciné par l’étrange et le morbide en raison d’une oisiveté maladive d’ailleurs largement marquée par la consommation de drogues écrasantes comme le haschisch et l’opium.

C’est alors qu’il va écrire les Fleurs du mal.

L’œuvre est la rencontre de l’esthétique de la « sensation multipliée » qu’il a forgé en considérant qu’il fallait élargir le champ du vécu des « bourgeois »… et du propre dandysme de l’auteur.

Voici comment Louis Desprez raconte en 1884 dans Baudelaire et les Baudelairiens, de manière romancée et idéalisée, l’atmosphère à ce moment-là.

« Dans ce cercle de bohèmes pleins de talent, le mépris et la haine du bourgeois étaient de rigueur.

Gautier mettait un costume arabe pour continuer le carnaval de 1830, Gérard de Nerval avait besoin d’une tente pour y dormir à l’aise, Baudelaire affectait une mise grossière, portait des chemises de toile écrue et des paletots sacs, aimait à se faire passer pour un ivrogne aux yeux des profanes, ou, en plein salon officiel, qualifiait les femmes d’animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir.

C’était là le genre du groupe. Les initiés se réunissaient à l’hôtel Pimodan pour manger du haschich et trouver dans les rêveries bizarres de l’opium des inspirations que le spectacle de la vie grondante autour d’eux ne parvenait pas à leur donner.

Baudelaire prit dans ce cénacle son allure d’halluciné, garnit sa palette des tons violâtres et verdâtres de cadavres en décomposition ; il se passionna pour des écrivains rares tels qu’Aloysius Bertrand, l’auteur de Gaspard de la nuit, ou que le grand américain Edgard Poë.

Plus tard il a traduit magistralement les Histoires extraordinaires et s’est identifié avec son modèle.

Esprit laborieux, du reste, incapable d’écrire des poèmes de longue haleine, devant plus à l’art qu’à l’inspiration, il avait trente-cinq ans déjà lorsque, en 1856, il publia son unique volume de vers, les Fleurs du mal. »

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Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1846 et l’idéologie subjectiviste – impressionniste

Charles Baudelaire rééditera son approche du Salon de 1845 pour le Salon de 1846, son compte-rendu s’ouvrant par un appel servile « aux bourgeois ». Il s’agirait des les aider dans leur œuvre, dans leur direction de la société.

« Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice.

Les uns savants, les autres propriétaires ; — un jour radieux viendra où les savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.

En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété.

Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie.

Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas.

Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de l’éloge et du blâme, les accapareurs des choses spirituelles, vous ont dit que vous n’aviez pas le droit de sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens.

Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche.

Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.

Or vous avez besoin d’art.

L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal.

Vous en concevez l’utilité, ô bourgeois, — législateurs, ou commerçants, — quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil.

Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l’action quotidienne (…).

Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.

Quand vous avez donné à la société votre science, votre industrie, votre travail, votre argent, vous réclamez votre payement en jouissances du corps, de la raison et de l’imagination. Si vous récupérez la quantité de jouissances nécessaire pour rétablir l’équilibre de toutes les parties de votre être, vous êtes heureux, repus et bienveillants, comme la société sera repue, heureuse et bienveillante quand elle aura trouvé son équilibre général et absolu.

C’est donc à vous, bourgeois, que ce livre est naturellement dédié ; car tout livre qui ne s’adresse pas à la majorité, — nombre et intelligence, — est un sot livre. »

Il est évidemment étonnant que Charles Baudelaire dise des bourgeois qu’ils représentent la majorité, alors qu’ils sont naturellement bien moins nombreux que les prolétaires, dans un pays par ailleurs encore majoritairement paysan. Cela ne tient tellement pas que cela montre qu’il parle en fait du caractère dominant de la bourgeoisie.

C’est à la fois moqueur et en fait entièrement servile.

Et, en zélateur de la bourgeoisie, il passe au service de son idéologie nouvelle,consistant en le subjectivisme.

D’où une tentative de redéfinir le romantisme, comme une simple tentative individuelle de multiplier les sensations.

« Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.

Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver.

Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.

Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur [Stendhal] (…).

Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus.

Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. »

Suit alors une longue présentation des « coloristes » présentés comme des « poëtes épiques », car les peintres doivent basculer dans la couleur : Charles Baudelaire préfigure ici les principes de l’impressionnisme.

« L’harmonie est la base de la théorie de la couleur.

La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale.

La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général.

Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond.

La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie.

La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet si les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs.

Le style et le sentiment dans la couleur viennent du choix, et le choix vient du tempérament.

Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, riches et gais, riches et tristes, de communs et d’originaux.

Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la couleur de M. Catlin souvent terrible. »

Sa présentation des artistes du Salon de 1846 a donc, cette fois, une base esthétique justifiant l’évaluation faite. Cette fois, les remarques ne sont plus faites en passant, mais tiennent à de véritables petites analyses.

Charles Baudelaire exige désormais que ce qui soit moderne possède la même charge que le romantisme, mais sans être porté par l’Histoire comme l’est le romantisme : ce qui compte, c’est de porter individuellement le plus de couleurs possibles. C’est très exactement ce qui va être l’esthétique des Fleurs du mal.

Dans son journal intime, notant des phrases reflétant son état d’esprit, il parle de « sensation multipliée ».

C’est là son esthétique, conforme aux attentes d’une bourgeoisie plus riche et en attente de « multiplier » les sensations comme les marchandises.

« Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).

Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique. En référer à Liszt.

De la nécessité de battre les femmes. »

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Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1845 et la critique soumise à la bourgeoisie

De par son style de vie, Charles Baudelaire était tourné vers les bourgeois bohème menant la même vie que lui, ainsi que les artistes. Pour cette raison, ses premiers écrits correspondent à ce train de vie à la fois riche matériellement et délabré psychologiquement.

Charles Baudelaire raconte ainsi, à 24 ans, le Salon de 1845, sous le pseudonyme de Baudelaire Dufaÿs, décrivant de manière sommaire les œuvres présentes, à savoir les tableaux d’histoire, les portraits, les tableaux de genre, les paysages, les dessins et gravures, les sculptures.

Il se veut impartial et exigeant, tout en soulignant dès le départ qu’il s’oppose de fond en comble au romantisme, dans la mesure où selon lui le mot « bourgeois » n’est pas une insulte, qu’il est erroné de la part des artistes de la Bohème de dénoncer le bourgeois vivant traditionnellement, car lui aussi peut apprécier l’art, etc.

Cela se veut ironique et en fait pas du tout, dans une ambiguïté foncièrement opportuniste.

« Et tout d’abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l’anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d’aimer la bonne peinture, si ces messieurs savaient la lui faire comprendre, et si les artistes la lui montraient plus souvent.

Ce mot, qui sent l’argot d’atelier d’une lieue, devrait être supprimé du dictionnaire de la critique.

Il n’y a plus de bourgeois, depuis que le bourgeois — ce qui prouve sa bonne volonté à devenir artistique, à l’égard des feuilletonistes — se sert lui-même de cette injure.

En second lieu le bourgeois — puisque bourgeois il y a — est fort respectable ; car il faut plaire à ceux aux frais de qui l’on veut vivre.

Et enfin, il y a tant de bourgeois parmi les artistes, qu’il vaut mieux, en somme, supprimer un mot qui ne caractérise aucun vice particulier de caste, puisqu’il peut s’appliquer également aux uns, qui ne demandent pas mieux que de ne plus le mériter, et aux autres, qui ne se sont jamais doutés qu’ils en étaient dignes. »

Charles Baudelaire joue ici le rôle de passeur : il est celui qui articule le passage des artistes de la Bohème parisienne, d’esprit romantique, à l’élitisme idéaliste et aux exigences dandys.

William Haussoullier, La Fontaine de Jouvence (1844), oeuvre présente au Salon de 1845

Suivent ainsi des compte-rendus résolument serviles ou foncièrement destructeurs, Charles Baudelaire distribuant les bons et les mauvais points, avec comme critère non plus une quelconque affirmation romantique, de l’envergure, mais une sorte d’exigence précieuse. Voici quelques exemples de ses propos.

« M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. »

[Au sujet du tableau Dernières paroles de Marc-Aurèle de Delacroix] « Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris (…). Nous sommes ici en plein Delacroix, c’est-à-dire que nous avons devant les yeux l’un des spécimens les plus complets de ce que peut le génie dans la peinture.

Cette couleur est d’une science incomparable, il n’y a pas une seule faute, — et, néanmoins, ce ne sont que tours de force — tours de forces invisibles à l’œil inattentif, car l’harmonie est sourde et profonde ; la couleur, loin de perdre son originalité cruelle dans cette science nouvelle et plus complète, est toujours sanguinaire et terrible. »

« Que M. William Haussoullier ne soit point surpris, d’abord, de l’éloge violent que nous allons faire de son tableau »

[Au sujet de Rudolphe Lehmann] « Ses Italiennes de cette année nous font regretter celles de l’année passée. »

« M. Decamps a donc fait une magnifique illustration et de grandioses vignettes à ce poëme étrange de Samson — et cette série de dessins où l’on pourrait peut-être blâmer quelques murs et quelques objets trop bien faits, et le mélange minutieux et rusé de la peinture et du crayon — est, à cause même des intentions nouvelles qui y brillent, une des plus belles surprises que nous ait faites cet artiste prodigieux, qui, sans doute, nous en prépare d’autres. »

[Au sujet de Jésus chez Marthe et Marie de Laviron] « Tableau sérieux plein d’inexpériences pratiques. — Voilà ce que c’est que de trop s’y connaître, — de trop penser et de ne pas assez peindre. »

« M. Robert Fleury reste toujours semblable et égal à lui-même, c’est-à-dire un très-bon et très-curieux peintre. — Sans avoir précisément un mérite éclatant, et, pour ainsi dire, un genre de génie involontaire comme les premiers maîtres, il possède tout ce que donnent la volonté et le bon goût. »

[Au sujet de Granet] « Cela prouve tout simplement que c’est un artiste fort adroit et qui déploie une science très-apprise dans sa spécialité de vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très-roué et très-décoratif. »

[Au sujet d’Achille Devéria] « Voilà un beau nom, voilà un noble et vrai artiste à notre sens. »

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Charles Baudelaire : un parcours classique des milieux artistiques de la France du milieu du XIXe siècle

Charles Baudelaire est considéré comme une figure emblématique de la littérature française du XIXe siècle, mais il est en réalité un symbole né dans les années 1910. C’est que Charles Baudelaire représente l’essence même d’une nouvelle figure sociale : l’intellectuel relevant d’une petite-bourgeoisie existant dans les interstices de la capitale française en pleine expansion capitaliste.

Loin de la figure du « poète maudit », ignoré et sans liens sociaux, le réel Charles Baudelaire était un hyperactif de la sociabilité, un petit-bourgeois oscillant entre idéalisme esthétique et décadence, entre passion et haine pour le peuple, entre religiosité mystique et matérialisme, entre romantisme et réalisme.

Charles Baudelaire par Étienne Carjat vers 1862

C’est qu’il était issu d’une famille aisée, son père décédant tôt et lui laissant un important héritage (qu’il ne touchera qu’en partie) ; il fait partie de l’infime minorité passant son baccalauréat, alors qu’il fut accepté au prestigieux lycée Louis-le-Grand dont il fut exclu pour avoir avalé un mot donné destiné à lui par un ami et que le proviseur demandait de lui remettre.

Il devient ensuite critique d’art et journaliste, en vivant comme un dandy flambant son héritage en une année et demi, au point que sa mère le place sous tutelle en 1842 ; il consomme des drogues (haschisch, laudanum, opium) lors de ses fréquentations des milieux artistiques.

Charles Baudelaire en 1844 par Émile Deroy.

Dès 1843, il commença des lectures et dès 1845, il fait publier des poèmes et des chroniques dans des journaux et des revues ; il est alors une figure particulièrement appréciée, dont on attend la composition d’une œuvre importante.

Théophile Gautier raconte de la manière suivante cette époque, dans une notice pour la troisième édition des Fleurs du mal, dite définitive, en 1868, un an après la mort de l’auteur.

« La première fois que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut vers le milieu de 1849, à l’hôtel [particulier] Pimodan [sur l’île Saint-Louis au cœur de Paris], où nous occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l’épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun [autre nom de l’hôtel Pimodan] (…).

Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l’ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace qui, chez lui, doublait l’inspiration ; mais son nom commençait déjà à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d’attente, et la jeune génération, venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui.

Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait pour le plus fort.

Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses œuvres. Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très-ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante (…).

Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée.

Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman (…).

Contrairement aux mœurs un peu débraillées des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée.

Il mesurait ses phrases, n’employait que les termes les plus choisis, et disait certains mots d’une façon particulière, comme s’il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse. Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales.

La charge, très en honneur à Pimodan, était dédaignée par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s’interdisait pas le paradoxe et l’outrance.

D’un air très-simple, très-naturel et parfaitement détaché, comme s’il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température, il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie d’une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies (…).

Ses gestes étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n’aimait pas non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon goût.

On peut dire de lui que c’était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l’homme imbu des principes de [l’Anglais George] Brummel [dit le « beau Brummel, la première figure dandy]. »

Charles Baudelaire était ainsi un artiste, mais un artiste intellectuel, à l’esprit vif, profitant facilement d’un argent qu’il dépensait pour vivre de manière aussi opulente qu’il le pouvait.

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Al-Kindi, le grand introducteur

Al-Kindi a été limité par la situation historique qui, paradoxalement, lui permettait en même temps d’introduire les connaissances non-arabes. Il était bloqué dans son matérialisme en raison du poids de la religion. D’où la mise de côté qu’il a connu ensuite du côté des philosophes arabo-persans.

Il faut ainsi saisir le développement inégal et voir que l’accent historique se porte sur sa capacité à introduire Aristote – mais non pas de manière quantitative simplement, en présentant les textes, en les défendant.

Cela va bien plus loin que cela.

Comme on l’a vu, la période de récupération des connaissances dans tous les domaines de la part du califat abbasside implique l’élévation de la langue arabe sur le plan technique et le plan du vocabulaire. En effet, cela impliquait l’intégration de mots nouveaux et d’une bataille pour parvenir à des définitions correctes.

Cet aspect est essentiel, car il va y avoir une capacité technique qui va se développer dans la philosophie arabo-persane quant à l’emploi des termes adéquats, les manières de les relier de manière logique.

Al-Kindi joue ici un rôle clef, car il souligne cette importance, il illustre le passage de l’introduction des concepts hellénistiques dans la langue arabe mené par l’œuvre des traducteurs à leur digestion intellectuel : il fournit la direction initiale à donner à cette transformation de grande envergure. Son souci est ouvertement matérialiste, dans le prolongement direct d’Aristote. Il écrit ainsi un ouvrage Sur les définitions et les descriptions des choses.

C’est d’autant plus important que, par la suite, l’Islam cherchera à maintenir cette démarche de standardisation intellectuelle, mais de manière purement religieuse-rigoriste. Al-Kindi cherche, lui, à ce que les concepts soient des points d’appuis pour la raison.

Dans son livre de définitions, Al-Kindi dit par exemple de l’intellect (aql) qu’il pourrait être défini comme la substance la plus excellente de l’âme rationnelle. Sa nature concrète consiste en la faculté indiquant à la connaissance la vraie nature des choses.

La sensation (hiss) est la faculté qui perçoit les choses par l’intermédiaire de l’air, sa nature est d’être la faculté recevant l’impression des choses sensibles.

La matière (hayula) est ce qui a le pouvoir de recevoir différentes formes, c’est le corps de toutes les choses individuelles, qui s’appuient sur une essence.

La nature (tabia) est le principe du mouvement et du repos, c’est concrètement le pouvoir organisationnel des corps.

Ce sont là des définitions parfaitement aristotéliciennes, qu’on retrouve par ailleurs grosso modo dans le Paradis de la sagesse (Firdaws al-hikma) d’Ali Ibn Sahl Rabban al-Tabari (vers 838-870), un important ouvrage de médecine de 360 chapitres.

Cela signifie qu’Al-Kindi n’a pas fait qu’introduire des idées ou des concepts, il a également façonné le style pour les aborder et fournit le vocabulaire adéquat pour cela.

Il y a une dimension intellectuelle relevant d’une époque toute entière. Les mots se voient attribuer la capacité de conceptualiser scientifiquement.

Il suffit de penser à la définition de la continuité comme l’unification des limites, de la discontinuité comme division du continu, de l’ami comme étant soi-même bien qu’étant quelqu’un d’autre. Les définitions sont à la fois intellectuelles-techniques et civilisationnelles. Elles contribuent à l’esprit d’un époque, à sa formation – mise en place et à sa propre compréhension.

C’est cela qui doit être considéré comme l’aspect principal de l’activité historique d’Al-Kindi et de par le développement inégal, c’est cela qui a nui à sa capacité de se précipiter dans le matérialisme d’Aristote.

Il ne pouvait se tourner vers Aristote que par le califat, mais le califat le retenait en même temps de se tourner entièrement. Tel est le drame historique d’Al-Kindi.

De là la quête « mathématique » d’Al-Kindi, qui cherche dans la tradition de Pythagore et de Platon des « codes » pour relier la philosophie matérialiste d’Aristote à l’idéalisme religieux.

Al-Kindi considère ainsi qu’il y a cinq polyèdres indivisibles constituant l’univers :

– la pyramide, polyèdre composé de quatre triangles, lié au feu ;

– le cube, polyèdre composé de six carrés, lié à la terre ;

– l’octaèdre, polyèdre composé de huit triangles, lié à l’air ;

– l’icosaèdre, polyèdre composé de vingt triangles, lié à l’eau ;

– le dodécaèdre, polyèdre composé de douze pentagones, lié à la cinquième essence, la quintessence.

Pour donner un exemple de cette fantasmagorie, l’icosaèdre a vingt faces, or :

20 = 2 × 2 × 5

Ce qui fait que dans 20 on a les chiffres 1, 2, 4, 5, 10. Si on les additionne, on a :

1 + 2 + 4 + 5 + 10 = 22

Or, 22 est plus grand que 20, et c’est ce qui expliquerait que l’eau est plus « lourde », qu’elle irait vers le bas…

Cependant, cette naïveté relève elle-même, au fond, d’une véritable inquiétude, celle de ne pas parvenir à une expression systématique de la philosophie d’Aristote.

En ce sens, c’est un vrai souci scientifique, à la fois d’une réelle candeur et d’une conformité avec l’exigence relevant de toute une époque consistant à lever le drapeau universel de la raison.

Al-Kindi est, à ce titre, un titan : il est le premier des Arabo-persans à avoir osé franchir le pas vers le matérialisme d’Aristote.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi et la question de l’éternité du monde

Philosophe musulman, Al-Kindi devait corriger Aristote. Ce dernier, en effet, en matérialiste, affirmait le caractère éternel du monde. Il avait besoin d’un Dieu originaire, mais c’était une fiction, puisqu’il se réduisait simplement à un « moteur premier » lui-même non mu.

Comme Aristote ne pouvait pas parvenir à la dialectique, il s’appuyait sur une opposition cause-conséquence et la première cause, Dieu, n’était que la cause des causes, le démarreur. Et comme ce démarreur n’était que lui-même, il avait toujours été là et par conséquent ce qu’il a démarré avait également été toujours là.

C’était là en opposition frontale avec la conception musulmane d’un monde issu de la création de Dieu. Al-Kindi considère pour cette raison qu’il fallait corriger Aristote.

Et, de toutes manières, le « moteur premier » d’Aristote est trop fictif : comment Aristote peut-il dire en même temps que tout a une cause et que quelque chose n’en a pas ?

Al-Kindi insiste donc sur la non-éternité du monde. Il dit la chose suivante. Étant donné que le temps et le mouvement sont des quantités, ils ne peuvent pas être infinis.

En effet, les quantités peuvent être dénombrés et si on enlève une partie à une autre, il est possible d’avoir une partie qui serait infinie et l’autre finie. Il résume cela ainsi dans Sur la quiddité [=l’essence] ce ce qui ne peut pas être infini et ce qui est dit être infini :

« Si jamais on enlève une chose d’une autre, le reste est plus petit que ce qui précédé la soustraction.

Si jamais une chose est enlevée à une autre, lorsqu’elle est remise à ce dont elle a été enlevée, la quantité résultante sera la même que la quantité d’origine.

Quand des choses finies sont combinées, le résultat est fini (…).

Assumons, alors, un corps infini, et imaginons que quelque chose lui est enlevé. Alors ce qui reste doit être ou fini ou infini.

Si ce qui reste est fini, alors quand on le remet où on l’a enlevé, qui est fini, son ensemble sera fini. Mais cet ensemble qui est fini a été d’abord considéré comme infini. Alors ce qui est infini est fini et c’est une contradiction impossible.

Si ce qui est enlevé du corps infini est fini, et que ce qui reste est infini, alors celui-ci sera plus petit qu’avant lui avoir enlevé quelque chose.

Parce que, quand on prend quelque chose d’une autre chose, ce qui reste est plus petit qu’auparavant.

Alors une chose infinie sera plus petite qu’une autre [et cela implique es limites à une chose infinie, puisqu’on peut les mesurer, or c’est impossible]. »

Par conséquent, il n’y a pas d’infini dans la réalité, et donc pas de temps infini, pas d’éternité du monde.

Cela sous-tend, bien sûr, que Dieu n’est pas dans le temps, mais qu’il a créé le temps, car lui est justement infini.

De la même manière, l’univers ne pet pas être infini non plus. En effet, le mouvement est lié au corps et le corps au mouvement, par conséquent le « corps » de l’univers ne peut pas être infini, car le mouvement ne connaît pas l’infini, pas plus que le temps.

Pour comprendre cela plus facilement, on peut appréhender ce problème classique de la philosophie de l’époque sur le temps. Imaginons un disque, avec deux points A et B à une certaine distance, peu importe où.

Disons que le disque est infini et en mouvement. Comme il est infini, la distance A et B est infinie. Cela fait que s’il est en mouvement, la distance entre A et B ne pourra jamais être parcouru…

L’exemple joue pour une sphère tournant sur elle-même, mais en fait on peut la généraliser. L’infini est compris à l’époque de manière quantitative, comme une quantité ininterrompue. Un tel infini est considéré comme empêchant quelque chose d’être, puisque cela ne se termine jamais s’il faut parcourir un tel infini.

Pour Al-Kindi :

« Il a été rendu clair que le temps ne peut pas être infini, étant donné qu’il ne peut pas y avoir de quantité ou quelque chose qui a une quantité qui soit infini en acte.

Ainsi, tout temps a une limite en acte, et le corps n’est pas antérieur au temps [car tout corps connaît le mouvement et le temps décrit le mouvement].

Il est donc impossible que le corps de l’univers soit infini, en raison de son être : l’être du corps de l’univers est nécessairement fini, et le corps de l’univers ne peut pas avoir toujours existé. »

Al-Kindi pense ici résoudre le problème à la fois au nom et au moyen de l’Islam. Dans le même esprit que le mutazilisme dominant à l’époque l’Islam du califat abbasside, il rejette toute caractéristique à Dieu, au nom de se pure unicité divine.

Toutes les choses sont des composés et n’existent sous une forme qui leur est propre que parce que Dieu leur permet d’être eux-même une seule chose.

Ce faisant, Al-Kindi penche clairement du néo-platonisme, par définition opposé à la philosophie d’Aristote. Et cela va être un lieu commun de l’époque que de mêler Platon à Aristote, avec plus ou moins de confusion, de sincérité et d’incohérences, afin de maintenir en place l’existence théorique de Dieu et une analyse poussée, de nature matérialiste, de la réalité.

Mais cela est en inadéquation totale avec l’approche d’Aristote et c’est la raison pour laquelle les partisans d’Aristote à la suite d’Al-Kindi mettront celui-ci de côté. Pour eux, il est impossible de ne pas, d’une manière ou d’une autre, assimiler l’univers à Dieu.

C’est que la philosophie d’Aristote est un panthéisme, où Dieu est un outil pratique pour expliquer un monde où tout fonctionne par cause et conséquence. Cette dimension panthéiste va ainsi ressortir puissamment chez Al-Farabi, Avicenne et Averroès.

Elle est neutralisée chez Al-Kindi.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

La tension religieuse et philosophique entre l’un et le multiple chez Al-Kindi

Le problème de l’approche historique d’ Al-Kindi, c’est qu’en agissant dans le cadre du califat, il était obligé de souligner l’unicité du « un » divin, en le séparant radicalement de la matière. Ce faisant, il coupait en quelque sorte la poire en deux, avec d’un côté la religion, de l’autre la philosophie au sens de science.

Seulement, il fallait bien qu’il explique comment Dieu, qui est tout, avait donné naissance au monde.

Autrement dit, en opposant l’un « divin » et le multiple « matériel », ce qu’Aristote ne fait pas (puisqu’il fixe tout en des catégories éternelles, Dieu étant seulement un « moteur »), Al-Kindi bute forcément sur le rapport entre le tout et les parties.

Le « un » devient pour ainsi dire sacré, sans division, qu’on ne peut pas partitionner. Et inversement, dans le monde matériel, tout est multiple, avec des choses qui sont séparées.

Al-Kindi cherche à s’échapper de cela en utilisant la lecture mathématique selon laquelle chaque chose est une unité et que le multiple est une association d’unités.

Or, ce faisant, il rejette de fait l’existence de la physique comme réalité totale. Il n’y a plus de place pour la notion d’ensemble, ni pour le principe de mouvement d’ensemble…

Supprimé cela, il n’y a plus de place pour le saut qualitatif, la qualité, l’infini.

C’est une lecture du monde comme association d’éléments « inébranlables » – ce qui ramène à Pythagore et à son disciple Platon, à une conception mathématique du monde.

Aristote avait lui une lecture physique du monde. Il avait pareillement un souci avec la notion d’infini, en raison de son incapacité historique à pouvoir réellement saisir la dialectique.

Il formula alors le point de suivant : tout est cause et conséquence et dans ce processus, il n’y a pas d’infini, les transformations ne connaissant pas de saut.

Tout se répète à l’infini en tant que tel, sans modification ; on a la poule et l’œuf, et il n’y a pas de première poule, ni de premier œuf.

Ainsi, le processus des causes et des conséquences est quant à lui infini dans le temps, puisque le moteur premier a toujours existé, donnant la première impulsion, et par conséquent le monde qu’il créé indirectement a toujours existé.

Il y a ainsi un infini dans le temps, parce que le processus de cause et de conséquence n’a pas de bornes dans le temps, mais il n’y a pas d’infini dans l’espace, car il n’y a pas de choses infinies qui seraient en mouvement infini, c’est-à-dire de saut qualitatif.

Aristote formule cela ainsi :

« L’infini n’est pas le même dans la grandeur, le mouvement et le temps, comme constituant une nature unique, mais les deux derniers sont dits infinis à raison de la première ; ainsi le mouvement est infini à cause de la grandeur parcourue (que ce soit un mouvement dans l’espace ou une altération ou un accroissement), et le temps est infini à cause du mouvement. »

On a ici un infini quantitatif. Or, Al-Kindi est musulman et le seul infini peut être divin. Pour lui, Dieu est la source de tout ; il dit dans Sur l’agent proche cause de la génération et de la corruption :

« Dans les choses évidentes aux sens – que Dieu vous révèle les choses cachées [l’œuvre est dédiée au calife] – il y a une indication claire de la providence d’un premier pourvoyeur.

J’entends un pourvoyeur pour chaque pourvoyeur, un agent pour chaque agent, un créateur pour chaque créateur, un premier pour tout premier, et une cause pour chaque cause (…).

Ce monde est organisé et ordonné : certaines parties de lui agissent sur d’autres, certaines sont liées à d’autres, et certaines sont soumises à d’autres.

C’est parfaitement arrangé de la meilleure manière possible en ce que tout ce qui vient à être vient à être ; tout ce qui trépasse trépasse, tout ce qui est stable reste stable, et tout ce qui cesse d’exister cesse d’exister.

C’est une grande indication pour une parfaite providence, une providence nécessitant un pourvoyeur. »

Et les choses s’arrêtent là. Al-Kindi n’explique pas le rapport entre l’un et le multiple : l’un reste totalement séparé. C’était le prix à payer pour en rester au cadre du califat. Et cela va produire le fait que les philosophes arabo-persans prolongeant l’élan d’Al-Kindi ne l’auront pas comme référence.

La tradition philosophique matérialiste d’Aristote implique en effet une analyse raisonnable de tout phénomène et la cassure entre l’un et le multiple imposée par Al-Kindi était tout simplement inacceptable.

Al-Kindi était en fait le premier philosophe musulman, et en même temps le dernier. Les philosophes suivants seront soit davantage philosophes, soit assimileront la philosophie à la religion et inversement.

Al-Kindi est un récupérateur d’un outil intellectuel ; c’est là sa grandeur, mais également sa limite historique.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi et le rapport entre le corps et l’esprit

Ce qui est marquant, c’est qu’Al-Kindi n’a aucun mal à se retrouver dans la mise en perspective matérialiste d’Aristote. C’est un fait notable. Non seulement Al-Kindi comprend ce que dit Aristote, ce qui demande déjà un certain niveau de réflexion, mais en plus il est tout à fait d’accord, ce qui signifie qu’il est lui-même porté par une vague matérialiste. Et, qui plus est, il est capable de synthétiser ce que dit Aristote et de l’expliquer de nouveau.

Dans son ouvrage sur la philosophie première, voici la présentation des sens.

« Ayant introduit dans ce qui précède ce qu’il convenait de mettre en tête de notre livre [à savoir le principe comme quoi étudier la base de la réalité est la clef de ce qui compose la réalité, ce qui est le sens de la « métaphysique » d’Aristote, faisons suivre ce début de sa suite naturelle.

Nous disons donc que l’existence, pour les hommes consiste en deux existences.

L’une est plus proche de nous et plus éloignée de la nature, c’est la perception au moyen des sens que nous possédons depuis le début de notre croissance et qui appartient au genre qui est commun à nous et à beaucoup des êtres autres que nous — j’entends par là le genre du vivant, qui est commun à l’ensemble des animaux.

Cette perception par les sens, où le sens se conjoint à ce qu’il sent, se fait instantanément et sans effort.

Elle est instable parce que ce à quoi nous nous conjoignons s’évanouit, s’écoule, change en chaque état selon l’une des espèces du mouvement : disparité de la quantité qui est en lui selon le plus et le moins, l’égalité et l’inégalité ; altération de la qualité qui est en lui selon le semblable et le dissemblable, le plus intense et le plus faible ; il est donc pour toujours dans une évanescence continuelle, un changement ininterrompu.

Mais c’est aussi ce dont les images persistent dans l’imaginative qui les conduit ensuite à la mémoire ; il est donc représenté et imaginé dans l’âme du vivant, et ainsi, même s’il n’a pas de stabilité dans la nature et donc s’en tient à distance et de ce fait reste caché, il est pourtant tout proche de ce qui sent, étant perçu par le sens dès que le sens se conjoint à lui.

Or tout ce qui est senti a toujours une matière, donc ce qui est senti est toujours un corps et <est senti> par un corps.

L’autre <perception> est plus proche de la nature et plus distante pour nous, c’est la perception de l’intellect.

Certes la perception consiste en deux perceptions: perception sensible, perception intellectuelle, étant donné que les choses sont soit universelles soit singulières.

J’entends par universels les genres par rapport aux espèces et les espèces par rapport aux individus ; j’entends par singuliers les individus par rapport aux espèces.

Or les individus singuliers et matériels sont l’objet des sens ; quant aux genres et aux espèces ils ne sont pas l’objet des sens ni ne sont perçus d’une perception sensible, mais ils sont l’objet de l’une des puissances de l’âme accomplie, je veux dire de l’âme humaine: la puissance qu’on appelle l’intellect humain. »

On a ainsi trois niveaux :

– les sens immédiats ;

– les sens immédiats qui se reflètent dans l’esprit ;

– ce qui relève non pas du particulier, mais du général, qui relève de l’esprit mais donc à un niveau plus élevé, qu’on doit appeler en fait l’esprit de synthèse.

Seulement voilà, pour qu’il y ait esprit de synthèse, il faut une synthèse. Cela implique qu’il y ait une expérience et une conceptualisation dans l’esprit à partir de cette expérience.

Cela signifie qu’il y a une liaison – dialectique – entre le particulier et le général.

Al-Kindi ne l’admet pas, son matérialisme ne va pas aussi loin, c’est sa limite historique et cela va de pair avec son intégration dans le califat et sa reconnaissance de l’unicité divine.

Il ne conçoit pas que l’esprit puisse, de lui-même, retrouver des principes universels, des catégories universelles. Cela ne peut relever que de Dieu, car un principe c’est une unité et tout ce qui est « un » appartient, au fond, à Dieu.

Il est pour cette raison obligée de repartir en arrière et de retomber dans l’idéalisme, en s’appuyant sur la conception de Platon (et plus exactement de Socrate) comme quoi on se « rappelle » des concepts, depuis la période où l’esprit n’était pas encore arrivé dans le corps, mais relevait de son origine, Dieu.

Cette conception franchement idéaliste a un parallèle avec la figure d’Abou Ma’shar al-Balkhî (787-886), qui a la même période a posé les bases d’une astrologie musulmane extrêmement développée.

Sa famille appartenait à l’élite intellectuelle du Khorassan, historiquement liée à la dynastie sassanide ; il a été largement influencé par l’astrologie indienne. Ses œuvres ont été une référence fondamentale par la suite dans la genèse de l’astrologie européenne.

Version du 15e siècle d’une oeuvre d’astrologie de Abou Ma’shar al-Balkhî datant de vers 850

Selon Abou Ma’shar al-Balkhî, l’astrologie était « le plus noble des arts en importance et le plus splendide en rang », car :

« Il est clair maintenant que Dieu le Créateur a donné aux étoiles des indications et des mouvements naturels, et que c’est comme résultat des forces de leurs mouvements naturels dans les quatre éléments [eau, air, terre, feu] que la composition des choses « naturées » prend place. »

Or, Al-Kindi avait une approche tout à fait similaire sur ce plan. Lui aussi croyait en l’astrologie., qui montrerait

« comment la Providence universelle [est réalisée] à travers la sagesse divine préalable ».

La raison était la suivante : pour Aristote, Dieu n’est qu’un moteur pour que le monde fonctionne selon le principe de cause et de conséquence. Les êtres humains sont des animaux, ils ne pensent donc pas, ce qu’ils peuvent faire c’est réfléchir et retrouver les fondements des choses par leur intellect.

Il existe un « intellect agent », une sorte de gigantesque base de données virtuelles, sur lequel se « connecte » tout intellect faisant l’expérience de quelque chose et parvenant à conceptualiser cette expérience.

Al-Kindi ne suit pas cette conception, pour lui on se « rappelle » de quand notre esprit, en tant qu’âme, était auprès de Dieu. Mais si on se rappelle, alors tout est déjà écrit.

Et comme il y a un mouvement des planètes qui est strict et « au-dessus » de nous, tel un intermédiaire entre nous et Dieu, alors on peut retrouver dans ce mouvement les mêmes mécanismes qui exigent que les choses se passent sur Terre.

Al-Kindi explique que c’est le sens du vers 6 de la sourate 66 du Coran, qui dit :

« Les étoiles et les arbres se prosternent. »

On a ainsi un très fort contraste entre d’un côté un réel matérialisme, au sens où les êtres humains se confrontent au réel, de manière particulière, ce qu’Al-Kindi reconnaît… et de l’autre un idéalisme considérant que tout ce qui est intellectualisé ne peut avoir comme source que Dieu.

Et comme c’est intellectualisé en Dieu, alors ce qui a été créé par Dieu « reflète » cette intellectualisation, surtout les étoiles qui sont « au-dessus » de nous.

C’est incohérent, mais cette incohérence est propre à la religion musulmane. Le catholicisme rejette le monde matériel : il faut en sortir, d’où les religieux vivant dans les monastères, se considérant comme purs esprits. Mais l’Islam accepte le monde, tout en reconnaissant en même temps un plan supérieur, divin.

Il y a une tension gigantesque entre ces deux aspects, entre un côté matériel pragmatique historiquement tribal et une unité inter-tribale au nom d’un Dieu fondamentalement au-dessus de tout.

Al-Kindi, dans l’esprit du califat abbasside, tente de gommer cette opposition, tout au moins de lui accorder une place telle qu’il n’y ait pas de conflit.

En ce sens, il est tout à fait en phase avec le califat abbasside affirmant que le Coran a été créé. Un Coran qui n’aurait pas été créé, mais coexistant à Dieu à la base, serait une source de tension entre le côté matériel pragmatique et l’unité inter-tribale au nom de Dieu au-dessus de tout.

Le Coran serait en effet à la fois dans le monde matériel et dans le monde spirituel. Il empêcherait le califat de n’être que lui-même, il le forcerait à pencher systématiquement en faveur des religieux, qui auraient leur mot à dire pour tout, sur tout.

En posant un Coran créé et non « incréé », le califat abbasside a clairement été l’expression d’une tentative d’établissement d’un califat avec une religion arabe et une administration persane, en mode impérial, la balance penchant vers l’État et non la religion.

Al-Kindi s’inscrit complètement dans cette perspective, ce qui le force à reculer par rapport à Aristote sur le plan du matérialisme.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

Al-Kindi et les unités de la nature chez Aristote et de Dieu dans l’Islam

Il faut bien comprendre pourquoi Al-Kindi, de culture musulmane au-delà de toute considération religieuse, a pu se tourner vers Aristote.

C’est qu’Aristote affirme le caractère uni de l’univers, avec les mêmes loi, ces lois devant être appréhendés par la « métaphysique » pour avoir un regarde adéquat sur la physique.

Il y a donc un ordre naturel, avec des considérations qui en découlent sur le bonheur et le malheur, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. La philosophie d’Aristote est un matérialisme de type panthéiste.

Or, l’Islam ne pratique pas le rejet de la réalité comme le christianisme. Il est, si l’on veut, un judaïsme maintenu et acceptant la figure du Christ comme prophète, ce qui amène certaines thèses selon laquelle l’Islam est issu des courants judéo-chrétiens issus de la démarche d’un Jacques, frère de Jésus, opposé au post-judaïsme de Paul.

En tout cas, il y a également dans l’Islam un ordre naturel, avec des considérations qui en découlent sur le bonheur et le malheur, le juste et l’injuste, le vrai et le faux.

Ainsi, de la même manière qu’un chrétien n’avait aucun problème à pouvoir discuter, sur le plan des thèmes, avec des philosophes relevant du platonisme (et du néo-platonisme), un musulman n’avait, à l’origine de la religion, pas de mal à saisir la problématique d’Aristote de comprendre le monde comme naturel et « codé » par des principes.

C’est d’autant plus vrai si l’on voit qu’Aristote avait développé un matérialisme de très haut niveau, systématisé, et que le nouveau régime qu’était le califat abbasside avait besoin d’un regard réaliste sur les choses.

Et c’est d’autant plus vrai si l’on voit que le califat abbasside est né d’une relativisation du Coran (comme « créé » et non « incréé) au nom de l’unicité divine parallèle à l’unité du régime.

L’insistance d’Al-Kindi sur ce principe d’unité est au cœur de sa démarche. Dieu est l’unité permettant les choses de se « maintenir » ; voici ce qu’il dit dans son écrit sur la philosophie première :

« S’il n’y a que la multiplicité, sans l’unité, elle sera en mouvement.

Car s’il n’y a pas unité, il ne peut pas y avoir un état unique.

Et s’il n’y a pas d’état unique, alors il n’y a pas de repos, parce que le repos est ce qu’il y a dans un état unique, sans altération ou transition en cours.

S’il n’y a pas de repos, alors rien n’est au repos, et tout ce qui n’est pas au repos est en mouvement.

Qui plus est, s’il n’y a que la multiplicité, alors il n’y a pas de mouvement non plus, car le mouvement c’est le changement, de place, ou bien de quantité, de qualité ou de substance, et tout changement est un changement en quelque chose d’autre.

Mais ce qui est autre que la multiplicité, c’est l’unité.

Ainsi, s’il n’y a pas d’unité, alors le changement ne peut pas appartenir à la multiplicité.

Mais nous avons supposé que l’unité relève du non-être [c’est-à-dire fait l’hypothèse qu’elle n’existait pas], ainsi le changement de la multiplicité relève du non-être [puisqu’il se change en ce qui n’existe pas], et ainsi le mouvement relève du non-être.

Donc, s’il n’y a que la multiplicité, avec pas d’unité, alors comme nous l’avons dit il n’y a ni mouvement, ni repos. Et c’est une contradiction impossible. Il est ainsi impossible qu’il n’y ait pas d’unité. »

Al-Kindi reprend en fait la problématique de fond opposant Platon et Aristote. Platon dit que tout change dans le monde matériel et que, logiquement, il existe un monde avec des modèles des choses. Chaque chose sur Terre a son exemplaire « idéal » dont il n’est que le reflet imparfait.

Aristote réfute l’existence d’un monde idéal et se concentre sur le principe de la transformation des choses selon leur propre nature, ce qu’il appelle « l’entéléchie ».

Seulement voilà, Al-Kindi est croyant et doit sauver l’existence des « modèles ». Pour autant, il n’est pas platonicien et ne croit pas en un monde « idéal » avec ces « modèles ».

Il modifie donc la question en opposant l’un et le multiple. Il y a bien des choses multiples sur Terre, mais pour que chaque chose existe séparément, il faut bien qu’elles soient uniques. Et pour qu’elles soient uniques, il faut le principe de l’unité. Ce principe, c’est Dieu.

Al-Kindi est ainsi, en quelque sorte, matérialiste pour ce qui concerne ce qu’il y a sur Terre, mais il considère que l’existence de ce qui est naturel a besoin d’un support : l’unité divine permettant le principe d’unité. En ce sens il rejoint les discours néo-platoniciens pour maintenir le Dieu de l’Islam.

C’était lourd de conséquences pour sa propre perspective matérialiste, qui connaît un obstacle de fond : celui de la question de l’intellect, de la réflexion.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside

La convergence historique entre le califat modernisé et Al-Kindi

Dans son ouvrage sur la philosophie première, Al-Kindi nous précise la nature de la philosophie de telle manière qu’on saisit aisément le rapport avec la mise en place d’un nouveau régime.

Le régime dit en effet la chose suivante : l’Islam est la conception du monde qu’il faut que tout le monde adopte, je suis le représentant de cette conception du monde en tant que gouvernement centralisé et organisé capable de structurer une société en expansion qui existe conformément à ces valeurs.

Le précédent califat était né de la conquête et existait par la conquête ; avec le califat abbasside, on a pour la première fois un empire islamique organisé, reprenant donc des éléments de l’empire perse pour l’organisation.

Or, Al-Kindi dit la chose suivante : il faut qu’il y ait une formation intellectuelle, rationnelle, des gens en général, du moins de ceux les plus avancés. Cette formation est nécessaire, en raison de l’importance des sciences, qui touchent tous les domaines.

Cependant, ces sciences sont naturelles et en ce sens elles sont unifiées. Leur nature unifiée peut être comprise au moyen d’Aristote, qui a cherché à établir les principes de cette base unifiée. C’est ce qui a été appelé la « métaphysique ».

Aristote était pourtant un matérialiste, comment cela peut-il se conjuguer avec une démarche propre à un califat ?

Première page du Manuscrit sur le déchiffrement des messages cryptographiques d’Al-Kindi

C’est qu’il existait cependant dans un cadre historique particulier, celui de l’affirmation d’un nouveau type de califat, dépassant la simple dimension tribale-militaire conquérante. Et ce califat nouveau, littéralement arabo-persan, comptait attirer à lui tout ce qu’il y avait d’utile et d’intelligent afin que sa mise en place soit la meilleure possible.

C’était le caractère positif, universaliste, de l’affirmation impériale du califat abbasside. D’où la coexistence productive entre le califat et les intellectuels, ces derniers étant nécessaires pour l’administration, la guerre, l’architecture, la médecine, la formation intellectuelle des cadres, l’émergence de l’adab comme système des bonnes manières, etc.

Al-Kindi a donc toute sa place et sa reprise de la philosophie matérialiste d’Aristote, où l’univers est un tout avec une seule base, converge aisément avec un régime expliquant que la société est un tout avec une seule base également.

Voici ce que dit Al-Kindi dans son ouvrage sur la philosophie première.

« Dans la science des choses en leurs vérités, il y a la science de la Souveraineté, la science de l’Unicité, la science de la vertu, la science entière de ce qui est utile, la voie qui y mène, l’éloignement et la vigilance à l’égard de ce qui est nuisible.

Or, l’acquisition de tout cela est ce qu’ont apporté les prophètes véridiques de la part de Dieu – que sa louange soit exaltée.

Car les prophètes véridiques – que Dieu les bénisse – nous apprennent à reconnaître la souveraineté de Dieu seul et à nous attacher aux vertus qu’il agrée, à nous écarter des vices, qui sont par essence contraire aux vertus, et à préférer celles-ci. »

On a ainsi l’unicité divine, avec le Coran qui est même défini comme créé, d’une part, et le caractère unique du calife de l’autre. Et là-dessus vient se superposer le caractère unique de l’unicité scientifique, qu’a posé Aristote avec la « métaphysique ».

C’est le principe d’un califat comme empire religieux avec une administration développée s’appuyant sur des cadres profitant des arts et des sciences. C’est un projet littéralement utopique, porté par une vague historique consistant en la synthèse de peuples dépassant leurs divisions.

Cette vague retombera vite : dès le 9e siècle, la califat se noie dans des divisions ethniques, religieuses, la féodalité de type militaire devenant l’aspect principal de manière marquée et sanglante.

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Al-Kindi assume la philosophie première d’Aristote

Al-Kindi fut ainsi l’expression d’une affirmation impériale du califat abbasside, avec un inlassable travail, consistant en vraisemblablement 290 œuvres, réparties de la manière suivante en ce qui concerne les thèmes :

– 32 en géométrie (Sur les visées du livre d’Euclide, Sur les différentes perspectives, Sur la division et la construction d’un triangle et d’un rectangle, Sur l’utilisation de la géométrie pour façonner un astrolabe, Sur l’utilisation de la géométrie pour faire un cadran solaire, etc.) ;

– 22 en médecine (Sur la médecine d’Hippocrate, Sur la nourriture létale et la médecine, Sur les remèdes contre les poisons, Sur les causes et les traitements contre la lèpre, Sur la morsure d’un chien enragé, Sur la douleur de l’estomac et l’arthrite, etc.) ;

– 22 en philosophie (Sur la philosophie première, concernant ce qui est sous les choses naturelles, et l’unicité, Qu’on ne peut pas atteindre la philosophie sans connaissance des mathématiques, L’ordre des livres d’Aristote, Sur les explications concernant les généralités de la pensée, etc.) ;

– 16 en astronomie (Sur l’astronomie de Ptolémée, Sur les questions concernant les caractéristiques des étoiles, Sur le fait que chaque pays est lié à l’un des signes du zodiaques et à une des étoiles, Sur les causes des phénomènes météorologiques, Sur l’endroit frappé par les rayons du soleil, etc.) ;

– 12 en physique (Sur les types de pierre, Sur ce qui teinte et donne de la couleur, Sur la raison pourquoi l’atmosphère la plus haute est froide alors près de la terre c’est chaud, La raison pourquoi le brouillard apparaît et les causes qui l’amènent à des moments donnés, etc.) ;

– 11 en arithmétique (Introduction à l’arithmétique, Sur la composition des nombres, Sur l’unicité du point de vue du nombre, L’utilisation du calcul indien, Explication des nombres que Platon mentionne dans sa République, etc.) ;

– 9 en logique (Introduction exhaustive à la logique, Sur la physique [d’Aristote], Sur l’utilisation d’un outil pour la dérivation des syllogismes, etc.) ;

– 7 en musique (Grand épître de l’harmonie, Introduction à l’art de la musique, Sur le rythme, etc.) ;

– 5 en psychologie (Que l’esprit est une substance simple, immortelle qui exerce une influence sur les corps, Compte-rendu sur l’accord des philosophes concernant les symptômes de l’amour, Sur la cause du sommeil et du rêve et ce que l’esprit saisit symboliquement, etc.) ;

Il faut ajouter à ces thèmes la géologie, la zoologie (sur les pigeons par exemple), l’habileté à manier l’épée, la parfumerie, l’hygiène sexuelle, le verre, les miroirs, les sphères. On sait cela grâce à une liste fournie par un marchand de livres du Xe siècle, Ibn al-Nadīm.

Manuscrit grec de la Métaphysique d’Aristote, entre 1311 et 1321

Son œuvre la plus connue est sur la « philosophie première » et dédiée au calife Mu‘tasim. Elle sous-tend que la philosophie, en tant que réflexion sur l’expression correcte des idées, est compatible avec le pouvoir politique, mais également avec le pouvoir religieux revendiqué par le pouvoir politique, puisque on est dans le cadre du califat.

Ce que pose Al-Kindi, c’est que même si les philosophes grecs n’étaient pas musulmans, l’usage de la philosophie en tant que méthode correcte n’est pas pour autant sans valeur, bien au contraire, dans la mesure où elle permet de mieux saisir la religion, ce qui est par ailleurs une nécessité.

Dans son explication de la « philosophie première », c’est-à-dire de la métaphysique défini par Aristote, il dit ainsi :

« Celui des arts humains qui a la dignité la plus haute, le rang le plus noble, est l’art de la philosophie.

On la définit comme étant « la science des choses en leurs vérités dans la mesure où l’homme en est capable ».

Le but du philosophe est en effet d’atteindre dans sa science le vrai, et dans son action d’agir selon le vrai ; non pas l’activité sans fin car nous nous interrompons, et l’activité cesse, lorsque nous parvenons au vrai.

Or, ce que nous cherchons du vrai, nous ne le trouvons pas sans lui trouvé une cause, et la cause de l’être de toute chose et de sa stabilité est le vrai puisque tout ce qui a une existence a une vérité et qu’ainsi, nécessairement, le vrai est, pour des existences qui sont.

La philosophie la plus noble et du plus haut rang est la philosophie première : je veux dire la science du Vrai premier qui est la cause de tout vrai (…).

C’est donc à bon droit qu’on appelle philosophie première la science de la Cause première, étant donné que tout le contenu de la philosophie est inclus dans la science qu’on a de la Cause première et qu’ainsi elle est première par la noblesse, première par le genre, première par le rang du point de vue de ce qui est scientifiquement le plus certain, et première par le temps puisque la Cause première est la cause du temps (…).

Il est de notre devoir le plus nécessaire de ne pas blâmer quiconque nous a aidés à acquérir des profits légers et menus ; que dire alors de ceux qui nous ont aidés à acquérir des profits importants, réels, considérables (…).

Ils nous ont rendu plus abordables les recherches [des choses] vraies et cachées en nous fournissant les prémisses qui aplanissent pour nous les chemins du vrai.

Si en effet ils n’avaient pas existé jamais nous n’aurions rassemblé, même en les recherchant intensément tout au long de nos vies, ces principes vrais au moyen desquels nous parvenons au terme de nos recherches [des choses] cachées.

Tout cela n’a pu se rassembler que dans les siècles précédents qui se sont écoulés, siècle après siècle, jusqu’au temps qui est le nôtre, au prix d’une recherche intense, d’une étude sans relâche, d’une fatigue assumée dans ce but (…).

Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de races éloignées de nous et de nations différentes ; pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n’est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l’apporte, nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli. »

Comme on le voit, Al-Kindi assume de se placer dans la perspective d’Aristote, celle de la science de la cause fondamentale des choses (‘ilm ḥaq al-awwal), et il le revendique ouvertement.

L’origine non-arabe et non-musulmane d’Aristote ne lui pose pas problème, car il considère qu’il existe un chemin vers la sagesse, vers la compréhension de la nature du monde.

C’est un moment historique, permis par l’établissement du califat abbasside œuvrant à une unification-universalisation. Il est flagrant qu’Al-Kindi était ni plus ni moins qu’à la pointe de toute une vague d’appropriation des apports intellectuels et scientifiques des civilisations voisines.

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Le califat abbasside comme synthèse arabe, perse, grecque dans le cadre du féodalisme impérial oriental

La première grande entité politique issue de l’émergence de l’Islam est le califat omeyyade, qui fut par ailleurs relativement bref, existant de 661 à 750, mais il parvient à élargir de manière marquée les conquêtes initiales du tout début de l’Islam.

La dynastie omeyyade fait la conquête de la Syrie et de l’Égypte, mais aussi de la Perse, et s’installe à Damas, ville arabe mais pénétrée de la culture grecque par l’hellénisme syriaque.

Le califat omeyyade en 750, avec en orange l’unification arabe avec Mahomet, en orange clair les conquêtes des trois premiers califes (632-656), puis celles de la dynastie omeyyade (661-750) – l’empire romain byzantin est en vert

Il se produit alors un phénomène particulièrement marquant. D’un côté, en Syrie, en Égypte, et dans le Caucase, l’islam reste minoritaire jusqu’au XIIe siècle. De l’autre, il se répand avec succès en Perse, notamment auprès de l’ancienne aristocratie persane.

Cette différenciation peut s’expliquer comme suit. L’Islam est une religion militaire et son organisation repose sur une dynamique tribale-conquérante. Les villes naissent ainsi sur le tas, comme accroissement numérique de garnisons établis en un endroit.

Dans les territoires où il y avait une grande division et un éparpillement, il y a une résistance passive à l’occupation ; dans les territoires où il existe des forces relativement fortes, il y a une résistance active.

C’est ce qui fait qu’en 750 la dynastie des Abbassides prend le pouvoir dans le monde islamique. Elle profite d’un appui persan, notamment depuis la région du Khorassan, et reprend d’ailleurs de manière marquée des traits de l’empire perse.

En effet, il y a la mise en place d’une administration extrêmement développée, allant jusqu’à la bureaucratie.

C’est une modernisation sans pareille par rapport à l’arriération tribale des Arabes. On peut considérer le califat abbasside comme une expression de la shu’ubiyya, une révolte générale des non-arabes au IXe siècle, principalement des Perses, au nom de l’importance de leur propre culture.

Le terme trouve sa source dans la Sourate 49 du Coran, Les appartements privés :

« Ô hommes Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons partagés en peuples [Shu`ûb] et en tribus [Qabâ’il] afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux. Dieu est omniscient et instruit de tout. »

Il faut noter ici le rôle d’Ibn Al-Muqaffa (vers 720-756), un auteur perse qui inaugure la littérature arabe non religieuse, avec une version en arabe de Kalîla wa Dimna, elle-même la version persane des fables du Pañchatantra, dont s’inspirera Jean de la Fontaine par la suite.

Cela montre d’ailleurs que les commentateurs bourgeois n’ont pas du tout compris les Fables de La Fontaine, qui ne sont pas du tout une critique du roi, mais au contraire, en tant qu’œuvre pour le dauphin un « miroir des princes », une œuvre éducative pour savoir comment se comporter.

Manuscrit arabe de Kalîla wa Dimna copié en Syrie en 1220 (avec les deux chacals: Dimna est à gauche et Kalîla à droite)

C’est le sens de la perspective indienne initiale et d’ailleurs Ibn al-Muqaffa est l’auteur d’un ouvrage majeur, Al-Adab al-kabîr, le grand adab définissant l’étiquette à la court, dans le prolongement des manières de l’empire persan. Le terme adab va ensuite de fait désigner dans le monde islamique la correction des gens éduqués, poursuivant dans le nouveau cadre les valeurs de la paideia hellénistique sur le fond.

Ibn al-Muqaffa mourra par contre à 36 ans, victime des violentes batailles pour le pouvoir au sein de la nouvelle élite. Il en ira de même pour la famille des Ibn al-Muqaffa, historiquement des dirigeants héréditaires bouddhistes devenant les grands conseillers des débuts du califat abbasside, contrôlant de fait même le califat avant de se voir écraser par le cinquième calife Hâroun ar-Rachîd.

On notera que ce dernier fit systématiser l’usage du papier au lieu du parchemin dans l’administration de l’empire, à la suite de la découverte de la technique de la production du papier à la suite de la victoire sur les forces chinoises en 751 à la bataille de Talas (à la frontière actuelle entre le Kazakhstan et le Kirghizistan).

Présentation sommaire de l’emplacement de la bataille de Talas

Car s’il y a progrès par la synthèse culturelle sur le territoire de l’empire, cela formait en même temps tout un appareil mi-califat mi-empire, avec non plus simplement un ville-garnison, mais une capitale-ville-garnison au service d’un calife gérant de manière féodale un immense territoire en expansion.

C’est de là que vient tout le principe du calife, avec son vizir, les batailles pour renverser le vizir, ou le calife, ou les deux, etc.

La capitale instituée, Bagdad, va ainsi se développer de manière formidable, devenant une plaque commerciale de grande envergure, étant la première ville au monde à passer la barre du million d’habitants, entre le VIIIe et le IXe siècle. Elle est d’ailleurs à une trentaine de kilomètres de l’ancienne capitale sassanide, Ctésiphon.

Bagdad entre 767 et 912

Elle aspire aussi de fait les forces culturelles accumulées à Gundishapur, faisant passer plus largement les connaissances du syriaque à l’arabe, et avec elles en particulier, les concepts et les valeurs de l’hellénisme.

On a alors tout un développement systématique des traductions autour des chrétiens syriaques de l’Église nestorienne, dont la christologie était parallèle aux prétentions impériales du califat des abbassides, et donc jusqu’à un certain point compatible avec lui. La principale figure est ici Hunayn Ibn Ishaq (vers 808-873), qui poursuit les traduction du grec vers le syriaque menées depuis le Ve siècle par Serge de Reshaina, et les étend vers l’arabe.

La maîtrise du grec et de l’arabe est alors une capacité de grande valeur, que le calife Al-Ma’mūn (786-833) faisait payer au poids pour stimuler la production. Les traducteurs syriaques jouent ici un rôle central de par leur double maîtrise de ces langues.

Représentation arabe du 12e siècle d’une bibliothèque du califat abbasside (les livres sont couchés à plat, le titre étant sur la tranche)

La transformation de la langue arabe est alors rapide et profonde, ainsi que le rapporte Al-Jahiz (vers 776-867), qui fut le plus grand partisan de l’hellénisation de la langue arabe, et l’auteur du fameux Kitāb al-hayawān (Livre des animaux). Ressentant le chemin qui restait à parcourir pour faire de l’arabe une langue conceptuelle en mesure de remplacer le grec, il présente ainsi les traductions de son époque et leur effet sur sa langue :

« Si celui qui écrit bien en grec est traduit par celui qui écrit bien l’arabe et si l’arabe est moins éloquent que le grec, le contenu et la traduction ne présenteront pas d’insuffisances et le grec se devra de pardonner à l’arabe le manque d’éloquence dans la traduction arabe. »

Ainsi, absorbant l’héllénisme par le syriaque d’une part et toute la culture persane d’autre part et même au-delà d’elle, une partie des cultures indiennes, la langue arabe devient dès lors véritablement une langue conceptuelle en mesure de porter un nouvel élan civilisationnel, appuyé par la formidable concentration urbaine que constitue Bagdad.

Le géographe al-Yaqûbi (mort vers 897) commence ainsi par Bagdad sa description du monde produite au IXe siècle, allant même à la surnommer le « nombril de la Terre », centre physique de l’Humanité, tout comme La Mecque consistuerait son centre métaphysique.

Et, dans cette démarche de sur-accumulation urbaine et bureaucratique, on trouve Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī, connu en Europe sous le nom d’Alkindus et surtout d’Al-Kindi.

Il est né à Koufa en 801, étudiant à Bassorah où son père avait été le gouverneur et décédé à Bagdad en 873 – les trois principales villes du monde islamique d’alors, toutes naturellement nées initialement comme garnison, comme « ville-camp ».

Et c’est lui qui est au cœur de ce qu’on va appeler la Falsafa, la philosophie arabo-persane, de base islamique mais grecque de substance, puisque la principale référence est Aristote, avec certaines influences de Platon.

Aristote dans une  miniature d’un manuscrit arabe du XIIIe siècle

Le monde islamique a récupéré, de manière systématisée, les textes de Platon et d’Aristote, développant leurs points de vue parallèlement à une intense activité scientifique (médecine, al-chimie, astronomie, mathématiques, musique, géographie, histoire, etc.).

Al Kindi va même, pour cette activité, obtenir l’appui de trois califes abbassides.

Le calife Al-Ma’mūn (786-833) est ainsi à l’origine des « maisons de la sagesse » (Dâr al-Hikma ou Beit Al-Hikma), qui servent de bibliothèques et de bases pour tout ce que le califat compte de gens tournés vers les sciences. Cela va permettre une confluence de tous les apports grecs et indiens, ainsi que persans.

Al-Ma’mūn envoyant une ambassade à l’empereur Théophile dans la chronique du 11e siècle de Jean Skylitzès

Al-Ma’mūn fit construire un observatoire à Bagdad, alors que pour un traité de paix avec Byzance il exigea une copie de l’Almageste, ouvrage du IIe siècle de Claude Ptolémée rassemblant toutes les connaissances en mathématiques et en astronomie de l’époque.

Il soutint le mathématicien Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī (vers 780-850), qui vécut ainsi à Bagdad : le mot algorithme vient de son nom latinisé, Algoritmi, alors que l’un de ses ouvrages a donné le mot algèbre (Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala, Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison).

Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī était par ailleurs astrologue, astronome et géographe, dans la tradition de la culture islamique exigeant une culture très avancée de type polymathe, c’est-à-dire dans de multiples domaines.

Première page de l’Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison, vers 863

Al-Ma’mūn fit même en sorte qu’en 827, l’interprétation officielle de l’Islam sunnite soit dans le califat ce qu’on appelé le mutazilisme, portés par le « Peuple de la justice et de l’unicité divine » (Ahl al-ʿadl wa al-tawḥīd), avec une grande insistance sur le libre-arbitre et le rationalisme dans le rapport à la religion.

L’émergence de ce courant repose sur une position intermédiaire par rapport à la « faute grave » (kabira), c’est-à-dire la considération qu’un musulman effectuant une telle faute grave ne sort pas de l’Islam, mais ne peut pas être accepté comme musulman en tant que tel.

C’était le reflet du besoin du Califat de trouver une position centriste face à toutes les innombrables factions musulmanes causant de très graves troubles politiques. Cela accordait également aux lettrés une position privilégiée, puisque apportant des connaissances rationnelles utilisables à la compréhension de la religion.

Enfin, c’était un moyen de cimenter les Arabes et les convertis, sur une base nouvelle, non plus simplement arabo-tribale.

La bannière du califat abbasside était entièrement noire, étant appelé l’étendard de l’aigle ou simplement de l’étendard et ayant déjà été employé par Mahomet

Et, pour bien asseoir ce positionnement pragmatique pro-interprétation, le mutazilisme rejeta le principe du Coran incréé, au nom de l’unicité divine : un Coran qui aurait toujours co-existé à Dieu serait incompatible avec l’unité divine, ce serait un « associationnisme ». Une telle analyse plaçait le Coran au second rang et empêchait toute focalisation littéraliste en sa direction.

Il fallait passer par le raisonnement et donc par l’appareil administratif-religieux central qu’était le califat.

Al-Ma’mūn et ses deux successeurs Mu‘tasim (833-842) et Wathiq (842-847) tentèrent même d’écraser par la force les courants réfutant le rationalisme théologique et la position « intermédiaire », mais ce fut un échec et le califat islamique sunnite ne se remit substantiellement jamais de l’échec de cette perspective réellement impériale.

L’influence d’Ahmad Ibn Hanbal (780-865), le principal ennemi du mutazilisme, ne cessa alors pas, avec comme point d’orgue l’insistance sur l’interprétation littéral du Coran placé au centre de toute réflexion.

Cela produisit toutefois un espace suffisamment large pour l’émergence des philosophes musulmans puisant chez les Grecs, levant le drapeau matérialiste d’Aristote, alors que cette « Falsafa » arabo-persane servira ensuite de passeur de philosophie pour l’Europe qui, grâce à cela, produira l’humanisme et s’arrachera au moyen-âge.

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Les empires romain et persan à la veille de l’émergence de l’Islam

Au cours des IIIe – IVe siècles, le monde connaît des changements de grande envergure.

Les innombrables querelles autour de la figure du Christ marquant cette époque reflètent toute une instabilité au cœur de l’empire romain, dont la contradiction interne est irrésolue et non résoluble : d’un côté, les conquêtes forment une modalité impériale à prétention universelle, de l’autre l’esclavage avec sa déshumanisation particulière est la base du mode de production de ce même empire.

Plus largement, deux empires vont s’affirmer alors, prenant le relais de l’empire romain antique qui se pensait jusque-là comme une fédération de cités esclavagistes autour de Rome comme métropole suprême et de son empereur, dont le culte universel était censé garantir l’unité de l’ensemble.

On a ainsi déjà l’empire romain lui-même, totalement réformé sous l’égide de Constantin Ier (306-337).

Tête du colosse en bronze de Constantin
IVe siècle, musées du Capitole

L’État passe en effet tout entier dans les mains de l’aristocratie militaire impériale et impose partout une administration civile centralisée visant à unifier le droit et le fisc. De ce fait, l’ensemble des populations se voit considérer comme membre d’une même Cité, rassemblées dans une même Église, au sens littéral d’assemblée, de troupeau, devant parvenir à dépasser la question de l’esclavagisme sous sa forme antique.

Pour marquer cette refondation, Constantin fonde en 330 une nouvelle « Rome » comme capitale de l’Empire : Constantinople, établie sur le site de l’antique cité grecque de Byzance. Cette nouvelle ville représente la synthèse d’une idéologie à la fois religieuse et étatique, s’appuyant sur la religion chrétienne, qualifiée de « césaro-papisme », dont la marque sera déterminante pour l’époque du féodalisme.

Dès lors, Constantinople est la capitale impériale et les autres villes perdent de fait leur statut de « cités ». Elles passent progressivement sous la coupe de la figure de l’évêque, recruté dans les grandes familles aristocratiques dominantes.

L’empire romain à la mort de Constantin Ier

Toutes les résistances à ce processus sont écrasées, notamment dans les grandes agglomérations de Syrie : Antioche ou Édesse, ou en Égypte, avec Alexandrie. Les préceptes religieux sont uniformisés, par l’intermédiaire de grands conciles dits œcuméniques, aux dépens de variantes locales dissidentes, telles celles d’Antioche ou d’Édesse (Église nestorienne et jacobite en Syrie), de Cappadoce (Église grégorienne en Arménie) ou d’Alexandrie (Église copte et Église arienne, et d’autres encore).

Ce processus fut prolongé au cours des Ve et VIe siècles, avec une série d’empereurs (Théodose, Justinien, Maurice, Zénon et Héraclius), et un droit unifié établi à travers des codes, dont le plus connu est le code Justinien. Dans le même temps, le grec remplace peu à peu le latin, qui ne se maintient que dans les parties occidentales conquises par les « barbares » germaniques, qui s’ancrent dans le giron de la romanité chrétienne, mais en la transformant dans une autre direction.

Justinien sur une mosaïque de l’église San Vitale de Ravenne en Italie

Concernant les parties formellement « romaines » maintenues sous l’autorité directe de Constantinople, cela impliquait toutefois de faire également le tri dans tout ce qui relevait de l’héritage héllénistique antique, c’est-à-dire la période de culture grecque au sens le plus large allant d’Alexandre le grand jusqu’à la domination romaine, soit entre 323 avant notre ère et 30 avant notre ère, puis de cette date à celle de la christianisation « impériale » imposée par Constantin et ses sucesseurs.

En Syrie, en Égypte et en Anatolie, les « académies » de l’hellénisme traditionnel sont réprimées ; Justinien ferme les écoles de philosophie athéniennes, celles d’Alexandrie subissent le même sort, comme l’illustre le massacre par les chrétiens d’Hypatie, une philosophe, astronome et mathématicienne.

Ivoire Barberini avec l’empereur Justinien triomphant, probablement vers 540-550

Pareillement, les écoles d’Antioche et d’Édesse sont fermées et leurs maîtres, philosophes des pensées traditionnelles ou chrétiens hérétiques, sont chassés.

Un nouvel hellénisme, universaliste et officiel s’impose, sous la forme idéologique du christianisme catholique et orthodoxe et dans le cadre de la monarchie impériale, appuyé par un droit civil uniforme et une armée centralisée. Les figures intellectuelles de cette époque sont les « Pères de l’Église ».

Ce processus n’est évidemment ni uniforme ni complet, les capacités de l’État central restant relatives de par les conditions historiques, ce qui fait que des particularismes locaux, égyptiens, syriens et dans une moindre mesure arméniens, se maintiennent largement.

Cette affirmation impériale à la suite de Constantin connaît toutefois un pendant, avec la Perse. Celle-ci s’appuyait sur une grande tradition déjà, elle avait affronté la Grèce, Alexandre le grand, puis Rome.

La dynastie des Sassanides, qui contrôlait l’empire perse à partir de 224, maintint cette démarche d’isolement, systématisant son propre patrimoine, faisant du mazdéisme de Zoroastre la religion d’État.

La carte de l’Empire sassanide, avec tout à l’Ouest en son sein l’Arménie juste avant l’empire romain byzantin, et à l’Est l’empire indien gupta (320-550)

Sa référence officielle était d’ailleurs la dynastie des Achéménides (559-330 avant notre ère), dont elle se prétendait l’héritière directe ; le premier sassanide Ardachir Ier, qui se fit « Sāhān Sāh » (c’est-à-dire roi des rois) et fonda la capitale impériale de Gur, prétendait agir comme successeur immédiat du prêtre Sassan, censé être un descendant du dernier achéménide, Darius III.

L’Empire sassanide mena de larges conquêtes, cependant elle restait fondamentalement élitiste, s’appuyant sur une aristocratie fermée où même la religion possédait une dimension hermétique-initiatique.

La raison historique est la suivante. Sauf sur ses marges orientales du Khorassan et occidentales de Mésopotamie et du Caucase, et ponctuellement sur le plateau persan ou le long de la Caspienne, l’Empire perse restait marqué par le nomadisme et l’élevage pastoral et il était complètement ouvert aux assauts des nomades indo-européens, ou de plus en plus turco-mongols, des steppes d’Asie centrale.

Il était donc impossible de forcer l’unification par en haut, étant donné qu’il fallait maintenir une certaine stabilité dans les communautés agricoles (du Caucase et de l’actuel Azerbaïdjan) et dans les villes de Mésopotamie.

L’Empire perse fit pour cette raison le choix contraire de l’Empire romain de Constantin, acceptant le caractère multiple de l’empire, se contentant d’un féodalisme tributaire.

Tour de pierre zoroastrienne sur le site archéologique de Naqsh-e Rostam (2 400 ans), où le roi sassanide Shapur Ier fit graver les hauts faits de son règne sur trois côtés, à chaque fois dans une langue parlée dans l’empire: le grec, le parthe, le perse (à l’arrière-plan le mausolée de Darius II)

Il alla même jusqu’à encourager les courants chrétiens dissidents de l’empire romain afin de les satelliser à son avantage, en particulier les Églises syriaques, jacobites et nestoriennes, qui connaîtront en Perse et en Asie centrale un large succès.

Dans le Caucase, les Églises locales sont également poussées à se couper des Romains et à développer leur propre alphabet en s’appuyant sur l’alphabet syriaque : c’est ainsi que sont formés les alphabets arméniens et géorgiens.

La nouvelle ville d’Antioche de Shapur, ainsi dénommée car fondée par le second roi sassanide Shapur Ier après la prise d’Antioche, et connue également sous le nom de Gondishapur, devint dans ce cadre au fur et à mesure un centre majeur de la connaissance, où se développe la philosophie dans le prolongement d’Aristote, les mathématiques, la médecine, l’astronomie.

La ville dispose du premier hôpital d’enseignement de l’Histoire, ainsi que d’une bibliothèque et d’un observatoire.

Un évêque et astronome (traitant notamment de l’astrolabe ainsi que des constellations), Sévère Sebôkht, y traduit notamment en araméen syriaque (c’est-à-dire l’araméen d’Édesse) les Analytiques d’Aristote et présente pour la première fois le principe des chiffres utilisés en Inde en mathématiques, qui sera dans la foulée repris par les mathématiciens arabes.

Art sassanide avec des bouquetins se confrontant, 5-6e siècles

La langue araméenne, notamment dans sa version syriaque y devient la langue scientifique, absorbant les concepts grecs et les transmettant au persan, mais aussi au géorgien et à l’arménien de cette époque.

Ayant digéré le christianisme dans ses versions dissidentes ainsi que la pensée philosophique grecque, la langue syriaque infiltre aussi largement à cette époque la langue arabe et les communautés juives de la région.

Concernant les Sassanides, cet élan participe de l’idée d’une restauration achéménide, dans le sens où l’araméen était déjà jadis la langue administrative de l’Empire, mais ici, la démarche va beaucoup plus loin sur le plan de la civilisation.

Il faut bien saisir qu’il y a une profonde dimension hellénistique dans cette démarche. Déjà, parce que la nouvelle ville d’Antioche de Shapur a comme premiers habitants des exilés ou des déportés chrétiens. Ensuite, parce qu’on retrouve tout un dispositif grec, celui de la paideia, c’est-à-dire d’une éducation des jeunes de l’élite dans sens spirituel-civilisationnel, avec comme perspective une manière de vivre codifiée.

Si l’on regarde le zoroastrisme ou les valeurs générales mêmes de l’empire persan, on retrouve cette approche grecque intellectuel-élitiste de formation de manière aristocratique d’hommes de décision, par une initiation mêlant formation intellectuelle, activités physiques et artistiques.

Une tombe zoroastrienne

On avance, en tant qu’homme supérieur, à travers des étapes initiatiques, tel un chevalier. Cette manière d’appréhender les choses va jouer de manière fondamentale dans l’élaboration de l’ésotérisme de l’Islam chiite par la suite, rencontrant notamment les pensées néo-platonicienne, stoïcienne et l’aristotélisme développées à partir du corpus helléno-syriaque constitué à partir de cette époque.

Et, donc, l’Empire perse va avoir une influence massive sur l’Égypte, la Syrie-Palestine, la Mésopotamie et le Caucase, bataillant pendant toute son existence avec l’empire romain mis en place par Constantin.

Les deux forces s’affrontent jusqu’à l’épuisement, alors que les tribus arabes s’unifient avec Mahomet, profitant des échos de cette vague culturelle unificatrice diffusée de manière concurrence mais complémentaire par ces deux empires.

Celui-ci constate d’ailleurs l’affrontement des deux empires, dans la sourate Ar-Rum, avec des propos allusifs et poétiques-mystiques. Les Perses avaient en fait pris Damas en 613 et Jérusalem en 614, pour être finalement défaits lors de la bataille de Ninive en 627.

Le champ était libre pour la conquête islamique de l’Empire persan, puis l’offensive contre l’Empire romain.

C’était une entrée dans le féodalisme à travers de nouveaux chemins pour l’hellénisme.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside