[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]
GENEVIEVE. – Je faisais partie d’une famille dévote. Surtout ma mère.
Certaine croyance m’est restée.
Quand j’étais petite, il y a eu comme un petit miracle. J’avais des verrues partout sur le visage, sur les mains, aux aisselles.
Ma mère m’a dit : » Va dans une église que tu ne connais pas et mets de l’eau bénite sur tes verrues. «
Je l’ai fait et quatre jours après mes verrues avaient disparu, sauf aux aisselles où j’avais oublié de mettre de l’eau bénite.
C’est bête mais c’est une cbose qui m’a marquée.
A ce moment-là, je voulais aller travailler dans une léproserie.
J’ai toujours voulu aller avec les plus malheureux mais je n’ai jamais voulu être religieuse. Maintenant, je ne vais plus à l’église.
A dix-huit ans, j’ai dit : » Ça va bien les singeries. Je peux prier toute seule si je veux. «
II y avait un défilé de curés chez nous mais je résistais.
Aujourd’hui, il m’arrive de prier comme ça : » Mon Dieu, si vous existez, faites quelque chose. «
J’ai fait baptiser mes enfants.
Ma fille a voulu faire sa communion.
Je l’ai laissée faire.
Les enfants choisiront, comprendront d’eux-mêmes.
Je veux les laisser faire.
J’envisageais la léproserie quand j’étais petite.
J’envisageais beaucoup de choses mais tout s’est passé le contraire de ce que j’imaginais, alors je n’imagine plus rien.
Oui, les curés me poussaient à aller à la messe mais je trouvais que ce que je vivais, c’était déjà une messe : c’était déjà la révolution avec ma mère.
Mon père est mort quand j’avais onze ans. Il était méchant mais j’étais sa préférée; lui, il était plutôt pour le communisme mais il ne faisait rien.
Il était très coléreux.
Ça nous rendait nerveux, mon frère et moi, et on avait des tics.
Pour nous guérir, mon père nous plantait devant la cuisinière, et le premier qui avait son tic, qui remuait l’œil ou l’épaule, recevait un coup de martinet. C’était un gros martinet à onze lanières. Il me semble qu’il aurait plutôt dû faire le contraire pour nous guérir.
Puis mon père, ma mère qui était trop petite pour nous attraper avec le martinet, a mis un manche à balai au bout.
A la maison, ce n’était pas la richesse mais on ne manquait de rien.
Jusqu’à la mort de mon père, j’ai eu une enfance heureuse. Après j’ai été chez les sœurs en semi-apprentissage.
Je travaillais et je préparais mon C.A.P. de dactylo mais je n’ai jamais voulu faire ce métier-là.
J’avais l’horreur des bureaux et des gens qui sont dedans.
Moi, je voulais être ouvrière, aller en usine.
Ma mère était déçue mais elle n’a rien dit : elle pensait que c’était quand même mieux que la léproserie !
J’avais un oncle qui faisait partie du conseil municipal dans une ville voisine.
Je trouvais que ce que faisait mon oncle était très beau : il s’occupait de la maison des jeunes, il s’occupait des cas sociaux, etc.
Il ne le racontait pas lui-même, il était trop modeste, mais on parlait de lui et quand je le voyais, une fois par an, vraiment je l’aimais.
Je ne pensais pas que je pourrais en faire autant.
Jusqu’à l’année dernière, j’ai voté Pompidou.
On était U.D.R. dans la famille. Je ne réfléchissais pas. Je faisais comme ma mère.
J’aimais le général de Gaulle parce que ma mère l’estimait. Maintenant, en sachant ce que je sais, je l’estime beaucoup moins.
A dix-huit ans, je suis sortie de chez les sœurs.
Ça ne se faisait pas dans ma famille, ce n’était pas respectable d’aller vivre dans un foyer. Alors j’ai tenu autant que j’ai pu chez ma mère.
J’ai épousé un gars que j’ai rencontré à l’usine, un gars que je connaissais à peine.
J’étais de ces filles qui pensaient qu’il ne faut rien faire avant le mariage.
Je ne savais rien, je n’avais jamais couché avec personne.
J’avais des principes que je trouve complètement idiots aujourd’hui. J
e ne mettrai pas des principes pareils dans la tête de mes enfants, ou si je le fais je mérite d’être pendue.
Évidemment, quand le gars et moi, on s’est connu dans le mariage, ça n’a pas marché.
Les filles maintenant ont raison d’essayer.
D’ailleurs, je pense que vivre ensemble, c’est mieux que le mariage, mais changer tout le temps ce n’est pas bon non plus si ça devient une routine.
Pour celles qui sont godiches comme moi, qu’elles essaient au moins avec leur fiancé.
Moi, je n’ai jamais réussi ma vie. Je n’ai pas honte de le dire.
Après mon divorce, j’ai connu un gars avec lequel je suis restée.
Celui-là vraiment, c’était mon idéal d’homme.
On s’accordait pour tout.
Je suis tombée enceinte et il a été tué dans un accident.
Ce gars-là, je ne l’oublierai jamais.
Je suis restée seule pendant deux ans avec mes trois enfants, et puis j’ai connu un jeune, un Espagnol qui voulait faire sa vie avec moi.
Mais il était trop jeune et j’avais déjà trois enfants.
Il a insisté.
Il revenait tout le temps.
Un jour, j’avais le cafard, je lui ai dit oui, mais je n’ai jamais voulu qu’il reste chez moi. Je n’aurais pas pu le garder tout le temps.
Je crois que j’aurai encore de la misère à ce qu’un homme reste chez moi.
L’Espagnol vient toujours me voir.
J’ai eu deux enfants avec lui.
Il s’est marié.
Sa femme le sait.
Il lui a dit : » Cette femme-là ne veut pas de moi mais j’irai toujours la voir. » Elle a accepté.
Elle aussi, elle voulait quitter sa famille.
Je n’ai pas voulu qu’il reconnaisse les enfants. Il ne me donne rien pour eux.
Ces enfants sont vraiment à moi, même s’ils l’appellent « Papa ».
Personne ne peut me les prendre tandis que les deux grands doivent aller chez leur père deux fois par mois, et je me demande toujours pourquoi.
Maintenant, je commence parfois, de nouveau, à avoir besoin d’affection.
Depuis que j’ai entamé la lutte, j’aimerais une compagnie à qui raconter tout ça.
L’Espagnol, quand je le vois, c’est le père de mes gosses, c’est tout, mais je ne peux pas lui parler, c’est un être égoïste et c’est ça qui ne me plaît pas.
Oui, c’est vrai, je ne sais pas ce qui se passe, j’ai de nouveau envie d’avoir quelqu’un avec moi.
Pas physiquement. Je suis une femme qui peut avoir des sentiments mais quand ça ne me dit rien, ça ne me dit rien.
Ça peut se faire une fois par an, tant pis.
Je suis plutôt difficile.
Mon docteur me dit que je suis plus maternelle que femme. Il a peut-être raison.
J’adore mes enfants et sans préférence pour l’un ou l’autre. On a trop souffert des préférences dans ma famille.
Ma sœur était détestée de mon père.
Elle lui ressemble pourtant.
Elle ne me donnerait pas un centime et pourtant elle est riche : elle fait les marchés en Normandie. D’ailleurs, je ne lui demanderai jamais rien. Pas si bête!
J’ai fait une erreur avec ma fille. Je l’ai trop prise pour une adulte.
Je lui ai raconté toutes mes peines, elle a tout partagé.
Maintenant, elle a onze ans et elle a déjà tout sur les épaules.
L’autre jour, je suis partie faire une action. Elle a pensé que je pourrais aller en prison.
Elle m’a dit : » T’en fais pas, Maman, avec les petits, je me démerderai « , et c’est vrai, elle s’en occupe aussi bien que moi, même quand ils sont malades.
C’est elle qui les porte à la crèche quand moi je pars pour l’usine à quatre heures du matin.
Je fais un horaire de cinq heures-treize heures.
Je me lève à trois heures et je prépare un peu la maison avant de partir.
Ma fille porte les plus grands à l’école avant de s’y porter elle-même.
Ma fille est bonne pour les études mais elle a trop de choses à faire.
Je voudrais l’aider pour qu’elle arrive à être institutrice puisque c’est ce qu’elle souhaite.
Elle entre en sixième, cette année, mais, elle est trop mûre, cette petite, elle n’a jamais vécu son enfance. Ça me rend triste.
Mes enfants c’est tout pour moi.
Je n’ai pas voulu les deux derniers. J’ai pris la pilule mais il suffit d’oublier un jour pour que ça ne marche plus et c’est ce qui s’est passé.
Et puis, ça m’avait fait grossir de trente-cinq kilos et j’ai été obligée de m’arrêter. Lui, il est tellement égoïste qu’on ne peut pas lui demander de faire attention.
Je donne tout ce que j’ai aux enfants.
Si les voisines ne m’avaient pas habillée de force pour la communion, vraiment je n’aurais rien acheté pour moi.
Quand je travaille, je gagne bien. Enfin, pour la région.
Environ 800 francs par mois.
Mais avec les maternités, je ne travaille pas tout le temps. La préfecture me donne 280 francs.
J’ai les allocations et ma pension alimentaire de mon ex-mari. Il me donne 150 francs par mois pour ses deux gosses.
Avec ça, je suis encore presque la plus riche de la courrée. C’est moi qui donne ce que j’ai quand j’en ai.
On est aussi aidé pour la pharmacie. Ça ne me plaît pas de vivre comme ça.
Je n’aime pas la mendicité.
Parfois je suis obligée de m’arrêter de travailler parce que c’est trop dur pour ma fille.
Elle dépérit.
Alors je m’arrête pour sa santé, à elle.
Cette année, elle devra mettre les bouchées doubles à l’école.
Tout le monde va lui donner un coup de main. J’ai une amie institutrice qui va l’aider.
Moi aussi, je voudrais bien donner un coup de main, mais j’ai tout oublié. L’histoire ça ne m’intéresse pas.
C’est le présent qui m’intéresse.
Avant, j’habitais dans un H.L.M. J’avais déjà créé là une association de locataires qui marchait bien mais j’ai connu les femmes des courrées en allant porter mes enfants à l’école.
Elles me disaient : » Comment fais-tu pour que tes gosses soient si propres? «
On parlait et elles expliquaient : » C’est parce que toi, dans ton H.L.M., t’as une salle de bains. «
Je ne pouvais pas leur expliquer qu’on peut aussi bien laver les gosses dans une bassine, si moi, je ne les lavais pas dans une bassine.
Alors, j’ai demandé à mon propriétaire de me mettre dans une courrée.
Je voulais partager leurs conditions pour qu’elles ne puissent pas me dire que je n’avais pas le même point de vue parce que j’habitais un H.L.M.
Pour leur démontrer que les gens des courrées peuvent avoir leur fierté, il fallait que j’habite avec eux.
C’était un peu une folie parce qu’avec l’allocation logement, je payais 40 francs par mois de loyer dans le H.L.M. et dans la courrée, ça me revient à 110 francs par mois.
Mais j’étais consciente de ce que je faisais.
En créant cette association de locataires dans le H.L.M. pour faire face aux problèmes d’augmentations de loyers, de charges, etc., j’avais pris conscience que je pouvais apporter quelque chose aux gens.
Sans faire partie de quoi que ce soit, j’ai toujours aimé m’occuper des gens.
e pense qu’on peut toujours faire quelque chose. Dans le H.L.M., j’ai fait quelque chose mais à partir du moment où on pouvait me remplacer, continuer sans moi, je pouvais m’en aller.
J’ai donc déménagé dans la courrée et je ne partirai pas de là tant que toutes les femmes de la courrée n’auront pas été relogées.
On est quatorze familles.
C’est la plus grande courrée et la plus belle.
Avec un jardin derrière où. on a mis un bac de sable pour les enfants. Je suis devenue administrateur à l’A.P.F. (Association populaire familiale).
On a demandé un water par famille avec une baraque pour le charbon.
Donc, devant chez nous, maintenant, on a tout ça. Dans les autres courrées, il y a un seul water, un trou pour tout le monde.
Généralement, il y a deux maisons d’un côté, deux maisons de l’autre.
Au milieu de vieux pavés et pour arriver de la rue, on passe par un long couloir noir, si étroit que l’on touche les murs si on est un peu gros.
C’est le genre taudis, quoi!
Chez moi aussi, c’est le genre taudis mais on a la chance d’arranger.
Beaucoup d’ouvriers ne peuvent pas arranger. Quand ils emménagent, ils disent : » Bon, il y a ça à faire, et ça et ça. » Et dix ans après, c’est toujours pareil. J’habite ma courrée depuis deux ans et demi.
Au début, j’ai été mal accueillie.
Les gens croyaient que je venais là parce que j’avais été expulsée du H.L.M.
Ils ne pouvaient pas comprendre que c’était volontaire.
Je ne pouvais pas leur dire que je venais pour leur prouver quelque chose.
Je leur disais que je venais parce que j’étais plus à l’aise avec eux.
Ils ont fini par le digérer.
J’ai compris qu’ils m’avaient adoptée quand j’ai eu mes malaises cardiaques. J’étais bobineuse et je suis tombée en syncope, pour la première fois devant ma machine.
A l’usine, ils ont fait venir mon docteur, ils m’ont raccompagnée chez moi, et là toute la courrée est venue pour m’aider.
Chacun faisant pour moi un petit travail, ou s’occupant d’un de mes gosses.
Dans la courrée, on ne s’aide pas financièrement parce qu’on ne peut pas.
La semaine dernière, j’ai prêté cinquante francs et ça y est, je n’en ai plus.
J’ai tort, je devrais penser à mes gosses. D’ailleurs, ma fille, elle se fâche; elle ne peut plus supporter ça.
C’est la cause de nos bagarres. J
e ne voudrais pas qu’elle reste comme elle est maintenant : pas prêteuse.
Elle est arrivée à ce point-là : elle ne veut pas donner.
Elle dit : » On a assez de misère. Toi, tu ne dois pas donner. «
La misère a commencé avec mon mari. Lui, il ne voyait que la voiture. On devait tout payer pour sa mère.
Moi, je n’avais jamais rien. Pourtant on travaillait tous les deux.
L’histoire de Yamina ry’a pas arrangé les choses avec ma fille. Ça a commencé au mois de mars cette année.
Quinze jours avant, j’avais été faire un rapport pour l’A.P.F. On nous demandait un prix excessif pour l’eau, plus une augmentation de loyer de 40 à 70 francs, inacceptable.
On a décidé d’écrire à Vivien, le ministre du Logement, qui est, une fois, descendu dans une courrée voisine.
Notre propriétaire, c’est le P.A.C. (Propagande et Action Contre le Taudis).
On lui a envoyé notre pétition, ainsi qu’au préfet.
C’est en faisant la pétition que j’ai connu Yamina et que je lui ai dit ma qualité de responsable vis-à-vis de l’A.P.F., en tant que femme seule, chef de famille.
Quinze jours après, elle s’amène chez moi avec sa convocation de la police pour procédure d’expulsion.
J’appelle la responsable au-dessus de moi à l’A.P.F., Anne-Marie, qui est mon amie et on se dit : » II faut faire quelque chose. «
Oui, mais quoi?
On pense qu’il existe le Secours Rouge pour des affaires comme ça.
J’avais connu le Secours Rouge, un mois avant, quand on avait occupé l’O.R.C.U.S.O.M., la grosse tête de tous les H.L.M. et autres habitations.
L’O.R.C.U.S.O.M. voulait démolir les courrées même quand il y avait des gens, des vieux dedans.
L’O.R.C.U.S.O.M. soutenait aux journalistes que les gens étaient relogés mais ce n’était pas vrai.
Donc, on a montré des preuves flagrantes.
Et même une femme a dû être conduite à l’hôpital parce qu’on donnait des coups de pioche dans ses murs, autour d’elle, et qu’elle croyait devenir folle.
Une fois aussi, on s’est mis devant les pelles des ouvriers pour interrompre les travaux.
On ne voulait plus que ça continue. C’était trop dégueulasse.
Quand on a occupé, il y avait une fille du Secours Rouge qui était restée avec nous.
On n’avait pas occupé longtemps parce que le soir même, on avait gagné sur toute la ligne.
Tous les gens des courrées étaient descendus pour occuper.
Il y avait même des vieux de quatre-vingt-dix ans.
Pour Yamina on se dit : » L’A.P.F. ne marchera pas.
On sait. On connaît les faiblesses de notre organisation.
On va faire appel au Secours Rouge. «
C’est ce qu’on a fait, et on a commencé la mobilisation pour Yamina, c’est-à-dire qu’on restait nuit et jour chez elle pour empêcher qu’on vienne la chercher.
On a été appelés au conseil de discipline de l’A.P.F. On a fait un meeting dans la courrée.
Il y a eu onze cars de flics et quatre cars de C.R.S. avec leurs petits tamis sur la figure et leurs matraques.
Tout le quartier était cerné.
Aucun Algérien n’avait le droit d’entrer.
Après, on a planqué Yamina. On croyait qu’on allait venir la chercher.
Elle avait huit jours pour quitter la France.
C’est là que j’ai commencé à comprendre, à ouvrir les yeux. Ça a été brusque, comme si je me réveillais brusquement, le jour où Yamina est venue, où on est allés aux flics avec elle.
On était cinq à l’accompagner pour répondre à sa convocation.
Quatre personnes et un homme qui lui servait d’interprète.
Elle comprend le français mais elle faisait comme si elle ne comprenait pas.
On lui a signifié son expulsion mais nous on lui a dit de ne pas signer le procès-verbal.
A la façon dont les flics insistaient, à voir comme ils lui parlaient, j’ai été vraiment troublée.
Avant, pour moi, la police, c’était sacré. Je disais : » Quand ils arrêtent quelqu’un, c’est parce qu’il l’a mérité. «
Or, j’ai vu leurs façons avec Yamina, et même la façon avec nous : » De quoi vous vous mêlez, saloperies.
Si vous vous mettez à défendre les bicots, c’est que vous vous sentez bicots aussi. «
Et pourquoi voulait-on expulser Yamina?
Parce que son mari était mort dans une crise d’ivresse. Il était tombé par terre, comme ça lui arrivait tout le temps puisqu’il buvait beaucoup.
Yamina l’a laissé dormir par terre comme d’habitude mais, ce soir-là, il était tombé mort.
Yamina a été accusée de non-assistance à personne en danger et expulsée pour ça.
La courrée était indignée et le comité de défense s’est fait tout de suite.
Quand on occupait chez Yamina, un autre Algérien nous a fait parvenir son nom et son adresse sur un papier, mais on n’a pas compris qu’il demandait de l’aide, qu’il était aussi expulsé. Il n’avait pas su nous l’écrire.
On croyait au contraire que c’était un gars content qui voulait nous encourager comme ça, en nous donnant son nom.
Quand on a compris, il avait déjà signé son procès-verbal.
On l’a quand même caché.
Mais un jour, un journaliste qui était avec nous, un type très bien, celui-là, qui a même eu des ennuis pour ce qu’il avait écrit, est venu nous dire qu’il avait parlé avec les flics et qu’ils avaient assuré qu’ils ne prendraient pas Abd el-Kader.
On l’a cru.
On a arrêté la mobilisation, et le lendemain quatre cars de flics sont venus le chercher à six heures du matin.
Quand on l’a su, deux cents personnes, les immigrés en tête, se sont immédiatement remobilisées sur la grande place et voulaient attaquer le commissariat.
Mais, comme on n’était pas assez de Français pour protéger les immigrés, ils auraient été expulsés sur-le-champ, on a décidé de ne pas le faire.
C’aurait été une connerie d’attaquer dans ces conditions-là mais il aurait fallu faire un ce sit-in » ou quelque chose comme ça. Là, on a été pris au dépourvu. Après, il y a eu l’histoire d’Ahmed. Son contremaître lui a planté un coupe-papier dans la main.
Il a été hospitalisé après avoir été tabassé par trois contremaîtres.
On l’a mis en prison.
A son procès, on était venus en masse. Le contremaître s’est sauvé tellement il avait peur qu’on le tue. Quand Yamina est passée devant la commission, puisqu’on avait obtenu que le tribunal juge l’affaire, on était tous venus et, sans mentir, il y avait bien quarante cars de C.R.S. devant le palais de justice.
A l’intérieur, c’était bourré de flics aussi.
D’ailleurs, ils ont arrêté une paire de gars ce jour-là : deux maos qu’ils ont piqués en plein tribunal sous prétexte d’enquête judiciaire et auxquels ils ont fait la grosse tête.
Ils les ont relâchés le lendemain.
C’était une mobilisation jour et nuit chez moi.
Les immigrés et les militants s’installaient chez moi sans me demander, pour dormir et tout.
Je ne pouvais plus supporter d’avoir tout ce monde chez moi.
J’avais aussi les flics, des inspecteurs en civil, qui passaient deux fois par jour.
On avait aussi caché des tracts chez moi sans me le dire.
Je devais fouiller, surveiller dans tous les coins parce qu’une perquisition, c’est vite fait et je risquais gros.
Je ne crois pas que ce soient les maos qui ont fait cette erreur-là mais je n’en pouvais plus.
J’ai craqué. J
e suis partie avec mes gosses, sous la tente au bord de la mer.
C’est un médecin du Secours Rouge qui nous a emmenés en auto.
On a tenu cinq jours avec trente francs, en mangeant des tartines.
C’était bon.
Je me suis aperçue que j’avais vraiment changé, cette année, au moment des élections municipales.
Là, pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment pris les bulletins.
Je les ai regardés avec attention pour voir ce que chacun pouvait rapporter et je me suis dit : » Ce qui se rapproche le plus de mes idées, c’est le P.S.U. «
Pour la première fois, je n’ai pas voté U.D.R., j’ai voté P.S.U.
Et puis j’ai fait un retour en arrière, je me suis dit : » Si j’ai dû tellement lutter pour une simple association de locataires, pour Yamina, pour la justice quoi, ça prouve qu’il n’y a pas de justice « , et je devenais consciente que ce que j’avais fait, ce n’était plus avec des idées de droite.
Je me découvrais. Involontairement j’avais lutté pour quelque
chose qui était de la gauche alors que je croyais que j’étais de la droite.
C’est insensé, je pouvais plus me dire que j’étais gaulliste, quand j’ai découvert ça, j’ai découvert un but.
Tout devenait plus facile.
Quand je pense à ce que j’ai dû faire rigoler quand je disais que j’étais gaulliste.
Je ne savais vraiment pas que lorsqu’on lutte contre une injustice, on lutte contre le gouvernement.
Faut vraiment que je sois bête.
Je n’ai jamais aimé la classe bourgeoise. Franchement, je ne l’aime pas mais, avant, je pensais : » II faut des riches, il faut des pauvres. «
Parfois, je disais une phrase : » Si on était tous pareils, ça n’arriverait pas « , mais je ne souhaitais même pas qu’on soit tous sur un pied d’égalité.
Je ne prenais pas vraiment conscience.
Maintenant que j’ai tourné ce film [voire note à la fin], je suis encore plus forte dans mon changement. J
e veux que tout change autour de moi.
Même ma maison, je la vois autrement.
Dans la cuisine, dès que je suis rentrée, j’ai changé le papier.
Avant, j’aimais le papier très romantique, des rosés, etc.
Ce que j’ai choisi, cette fois, je jure que jamais je ne l’aurais choisi.
C’est très voyant, très à la mode, avec le plafond très voyant!
On dirait que je parle comme une gamine mais c’est très important.
Je me suis découverte et j’ai la volonté que tout autour de moi, ça se sente.
Avant, c’était désastreux, je ne savais pas que je pouvais apporter quelque chose.
Je le faisais sans savoir. J’étais généreuse de nature, bon, allez-y.
Maintenant, je sais que si je n’apporte rien aux gens, je dois arrêter et trouver autre chose. J
e suis consciente que j’ai une lutte à mener et ça me rend très heureuse. Je regrette seulement de l’avoir découvert si tard.
Je ne vais pas lutter pour trente-six choses.
Je vais continuer à lutter pour les femmes de ma courrée.
Je vais garder mes responsabilités à l’A.P.F.
Il y a beaucoup de choses à changer dans une association pour que la base s’exprime en face des grosses têtes car il y a toujours des grosses têtes.
Il faut arriver à supprimer tout ça, à faire entrer de plus en plus de femmes et d’hommes de la base pour assommer les grosses têtes.
Je continue aussi à m’occuper des immigrés mais je ne vais pas, par exemple, m’occuper des jeunes. Je dois choisir mes responsabilités.
Déjà, il y a assez de gens qui recommencent à dénier chez moi.
C’est ce que je supporte le plus mal. Je n’ai pas de mari. Mes enfants voient leur père occasionnellement et je dois sauvegarder un peu de famille.
Je veux que tout change mais ça aussi doit changer.
Je ne veux plus être la mère de tout le monde.
e préfère faire une action efficace à long terme que de recevoir jusqu’à cinquante personnes par jour, au milieu de mes enfants.
Mon dernier a dix mois.
Je ne veux pas me retrouver en taule pour rien, parce que je n’aurais pas raisonné.
Je fais une différence entre le Secours Rouge et les maos.
J’aime beaucoup les maos mais je n’aime pas le nom de maos.
Je trouve idiot qu’on se serve de ce nom-là.
Mao est très bien, c’est vrai, mais sa révolution vaut pour les Chinois.
Laissons Mao aux Chinois.
Il y a bien quelqu’un chez nous avec un nom de chez nous pour faire notre révolution à nous.
On doit inventer pour les Français.
On n’est pas des Chinois.
Les gens de ma courrée n’acceptent pas les maos parce que, pour eux, c’est chinois; pourtant si ce que l’on m’a expliqué du maoïsme est juste, nous sommes tous maos.
Nous sommes tous en révolte et en lutte contre l’égoïsme.
Le maoïsme, c’est largement ouvert.
Il y a des maos qui font des erreurs.
Simone, la fille qui luttait avec nous pour les immigrés, s’est imaginé que le comité de défense des femmes de la courrée n’aurait pas d’idées, que c’était un comité composé de femmes sans instruction.
Elle a voulu être un peu meneuse.
Je crois que ce n’est pas une bonne mao parce qu’elle ne mène pas une vie normale.
Elle ne travaille pas en usine, elle n’a rien à s’occuper ou à nettoyer; elle dort chez l’un, chez l’autre.
Donc elle a des idées très fausses et elle ne connaissait pas les femmes de la courrée.
Elle ne savait pas qu’on avait déjà lutté ensemble avec l’A.P.F., que justement on avait des idées.
Elle voulait nous conduire un peu n’importe comment et n’importe où; même dans les manifestations, elle disait n’importe quoi.
Et les femmes n’acceptaient pas.
Les décisions devaient être prises par le comité de défense et non par Simone qui aurait dû s’effacer.
Si on l’avait écoutée, on aurait foncé dans le commissariat pour Abd el-Kader.
Elle ne voyait pas que c’était le massacre pour tous les immigrés.
On ne lui reproche pas tellement de vouloir donner des ordres mais de donner des ordres faux.
Dans la courrée, elle est encore acceptée comme fille mais comme mao, non.
On dit : » Si les maos, c’est comme Simone on n’en veut pas. «
Les femmes de la courrée ont sept, cinq, huit enfants. C’est énorme.
Si on n’avait pas su s’y prendre, on serait toutes en taule, ça c’est sûr. On ne peut pas beaucoup se permettre d’aller en taule.
S’il faut y aller, on ira, mais on veut pouvoir juger si ça vaut le coup.
Les autres maos ne sont d’ailleurs pas d’accord avec Simone mais elle n’a rien compris, elle recommence les mêmes erreurs.
Ici, le maoïsme n’a pas bien pris parce que, justement, on n’a pas assez respecté les idées des gens.
On n’a pas été assez ouvert.
On m’a dit que le maoïsme c’était le parti communiste en mieux, que c’était lutter pour la justice mais en tapant plus fort que les organisations.
Le parti communiste français c’est s’écraser la tête l’un de l’autre, ça ne me plaît pas mais si on veut faire un parti communiste chinois, on n’y arrivera pas non plus.
Parfois, les maos font du bon boulot.
Mais quelle idée de s’appeler mao, vraiment ça m’énerve ce mot-là.
Je suis mao puisque je lutte pour la justice, mais dans l’état actuel je ne veux pas qu’on me prenne pour une militante maoïste.
Je ne suis même pas militante du tout.
Pour être militant, il faut avoir à faire quelque chose, avoir prouvé la solidité de sa personne.
Or, je ne suis pas solide et je n’ai pas fait grand-chose. Pas encore.
Je suis au début.
Je me découvre.
Est-ce que dans un an je serai pareille? Même pour moi, je dois me prouver des choses.
J’y tiens beaucoup.
Quand j’ai participé au film, on m’a fait venir en tant qu’ouvrière, pas en tant que militante.
On m’a payée et je suis venue pour l’argent.
Je ne voulais pas faire ce film, et après avoir lu le premier scénario je n’en sentais toujours pas le besoin.
C’est vraiment le fric qui m’a poussée.
Maintenant, même si on ne m’avait pas payée, je l’aurais fait gratuitement.
C’est là, que j’ai fini de me découvrir, parce que c’est après le film que j’ai senti le besoin de tout changer. J’ai connu des gens que je ne connaissais pas.
Je pensais qu’un metteur en scène, c’était quelqu’un qu’on n’approche pas, vraiment le bourgeois.
Quand j’ai vu Marin, je suis tombée des nues.
Même par son amitié, il m’a apporté un changement dans ce que je croyais du monde.
Je voyais que les intellectuels pouvaient aller avec le peuple. Peut-être que les intellectuels écriront pour la révolution.
Je ne sais pas si ce sera autre chose que l’appel du 18 Juin; il y en a un qui fait l’appel, mais c’est le peuple qui se mouille.
Je ne crois pas que les intellectuels seront en tête de la révolution, ni qu’ils feront le gros boulot, mais je ne les méprise pas, on en a besoin.
J’ai aussi beaucoup appris des ouvrières d’Elbeuf. Il y en avait une de soixante-neuf ans.
Je ne sais pas si elle a conscience de ce qu’elle fait mais j’aurais voulu que ma mère lui ressemble.
C’est une femme qui a fait cinquante ans d’usine, qui a fait les grèves de 36 et tout, et qui n’est pas découragée, qui veut toujours lutter, qui peut parler de tout avec les jeunes.
Sur le film, beaucoup de filles ont pris conscience en même temps.
Elles n’étaient pas les mêmes au début et à la fin du film.
Maintenant, s’il arrive quelque chose dans leur usine, on sent qu’elles seront les premières à débrayer, alors qu’avant elles auraient traîné ou même refusé.
Ginette, celle qui joue la déléguée syndicale dans le film, n’avait jamais connu de grève.
Maintenant, je crois qu’elle est prête à séquestrer un patron.
J’ai trouvé plus qu’une famille, j’ai vu des gens qui évoluaient comme moi, en même temps que moi. Ça m’a donné confiance.
Je n’étais pas seule avec des idées folles. Si j’étais timbrée, on était, au moins, beaucoup de timbrés, dans le même mouvement.
Je ne veux pas m’inscrire à un parti politique parce que ça prend trop de temps et que je n’en ai pas beaucoup. La semaine prochaine, je reprends mon travail à l’usine et je continue ma lutte.
J’aimerais en savoir plus sur le maoïsme mais je ne veux pas lire du chinois.
Je n’ai d’ailleurs pas le temps.
De plus en plus, je demanderai des explications.
Je finirai bien par en savoir davantage.
Des fois, j’ai l’air bête.
Je ne suis pas au courant.
L’air bête ce n’est rien, c’est l’ignorance.
Tant que mes enfants ne seront pas plus grands, je ne ferai pas plus que ce que je fais.
Si je dois aller en prison, je perdrais mes gosses, mais j’ai pris mes responsabilités.
Ma fille pleure.
On en a parlé toutes les deux.
Elle sait que j’ai déjà pris des coups de matraque et que j’ai eu une crise cardiaque chez les flics.
Ça m’était arrivé parce que les gens du Secours Rouge étaient coincés par les flics, que j’ai voulu aller les prévenir à bicyclette mais ils se sont fait tabasser.
Quand j’ai vu ça, le cœur m’a manqué et je me suis retrouvée tabassée aussi.
Il n’y avait pas de docteur, je croyais que j’allais crever dans le commissariat, alors les flics ont eu peur et ont appelé les bonnes sœurs qui ont exigé que l’on me ramène chez moi.
On m’a reconvoquée, interrogée pendant trois heures.
On m’a posé plein de questions sur les cocktails Molotov.
Je leur ai dit que j’étais contre les cocktails Molotov.
C’est vrai d’ailleurs, c’est idiot.
Comme un cocktail avait été lancé sur le commissariat, ils voulaient savoir si ce n’était pas le comité de défense qui l’avait lancé.
J’ai dit : » Enfin, est-ce que vous imaginez des mères de familles nombreuses, en train de lancer des cocktails? «
J’étais prête à dire que je n’étais pas pour les cocktails mais pour les vraies bombes, mais je ne l’ai quand même pas dit.
Ils ne m’insultaient pas. Ils insultaient les maos, et moi, bonne fille, je disais : » Mais, qu’est-ce que c’est les maos? «
Ils répondaient : » Ce sont ceux qui veulent mettre les petits Chinois en France. «
Ils ne riaient pas. Ils étaient en colère mais c’est bête parce qu’à cause de ce nom de mao, beaucoup de Français parlent comme les flics.
Ils me demandaient si je connaissais celui-là ou celui-ci, en me montrant des photos, mais j’avais pris mes cinq gosses avec moi et tout le comité de défense m’attendait dehors.
Quand ils ont vu toutes les mères et tous les gosses qui restaient dehors, ils ont décidé de me renvoyer. Ils m’ont même ramenée en 4 L.
Après, les inspecteurs sont revenus. Il y en a même un qui est venu, tout seul, l’après-midi.
Un beau garçon qui avait, soi-disant, oublié sa serviette.
Quand il a vu que j’étais seule, il a fermé la porte d’entrée et il m’a demandé si je voulais pas marcher avec lui, que je lui plaisais, etc.
Les renseignements, il les voulait sur l’oreiller.
Génial, ce mec-là. J’ai bien ri mais je ne lui ai pas fait voir que j’avais compris son système.
Même en vacances, sous la tente, j’ai vu que j’étais surveillée, même par les gendarmes.
Je me demande ce qu’ils vont dire, les flics, quand ils vont savoir que j’ai tourné ce film.
Qu’est-ce qui m’attend? Le plus dur, pour moi, ce serait mes gosses.
Vraiment, sans eux, ça me serait égal d’aller en taule, je me lancerais dans la lutte comme une enragée.
Non pas comme une enragée, comme quelqu’un qui réfléchit.
Mais pour l’instant mon dernier ne marche pas encore.
Je dois continuer avec le comité des mères de famille.
Ça met déjà bien les flics en colère, mais les curés sont très bons avec nous.
Si la définition qu’on m’a donnée est juste, si tous ceux qui se rebellent sont des maos, alors les curés, chez nous, ce sont aussi des maos.
Je verrai bien un jour si ça veut dire plus que ça.
30 août 1971.
[En juin et juillet 1971, Geneviève a tourné dans un film dirigé par Marin Karmitz, Jacques Kebadian et Patrice Cabova, » Coup pour coup « .
Ce film, l’histoire d’une grève de femmes dans une usine de textiles, a été conçu et joué par une cinquantaine d’ouvrières, recrutées au bureau de chômage d’Elbeuf et dans diverses usines de France.]