Jean de La Fontaine, Les Fables : Remerciements à Monseigneur le Dauphin et préface (1688 – 1694)

Ces différents documents furent insérés par Jean de La Fontaine comme préalable à la première parution des Fables.

Epître à Monseigneur le Dauphin

Monseigneur,
 
S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la République des Lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope a débité sa Morale.

Il serait véritablement à souhaiter que d’autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la Poésie ; puisque le plus sage des Anciens a jugé qu’ils n’y étaient pas inutiles.

J’ose, MONSEIGNEUR, vous en présenter quelques Essais.

C’est un Entretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux Princes ; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflexions sérieuses.

Tout cela se rencontre aux Fables que nous devons à Esope.

L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. Je ne doute point, MONSEIGNEUR, que vous ne regardiez favorablement des inventions si utiles, et tout ensemble si agréables : car que peut-on souhaiter davantage que ces deux points ? Ce sont eux qui ont introduit les Sciences parmi les hommes. Esope a trouvé un art singulier de les joindre l’un avec l’autre.

La lecture de son Ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la vertu, et lui apprend à se connaitre, sans qu’elle s’aperçoive de cette étude, et tandis qu’elle croit faire toute autre chose. C’est une adresse dont s’est servi très heureusement celui sur lequel sa Majesté a jeté les yeux pour vous donner des Instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu’il est nécessaire qu’un Prince sache.

Nous espérons beaucoup de cette conduite ; mais à dire la vérité, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage.

Ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible Monarque vous a données avec la Naissance ; c’est l’Exemple que tous les jours il vous donne.

Quand vous le voyez former de si grands Desseins ; quand vous le considérez qui regarde, sans s’étonner, l’agitation de l’Europe, et les machines qu’elle remue pour le détourner de son entreprise ; quand il pénètre dès sa première démarche jusques dans le cœur d’une Province où l’on trouve à chaque pas des barrières insurmontables, et qu’il en subjugue une autre en huit jours, pendant la saison la plus ennemie de la guerre, lorsque le repos et les plaisirs règnent dans les Cours des autres Princes ; quand non content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des Eléments ; et quant au retour de cette expédition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme un Auguste : avouez le vrai, MONSEIGNEUR, vous soupirez pour la gloire aussi-bien que lui, malgré l’impuissance de vos années ; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous déclarer son Rival dans l’amour de cette divine Maîtresse.

Vous ne l’attendez pas, MONSEIGNEUR, vous le prévenez.

Je n’en veux pour témoignage que ces nobles inquiétudes, cette vivacité, cette ardeur, ces marques d’esprit, de courage, et de grandeur d’âme, que vous faites paraitre à tous les moments.

Certainement c’est une joie bien sensible à notre Monarque ; mais c’est un spectacle bien agréable pour l’Univers, que de voir ainsi croître une jeune Plante, qui couvrira un jour de son ombre tant de Peuples et de Nations. Je devrais m’étendre sur ce sujet ; mais comme le dessein que j’ay de vous divertir est plus proportionné à mes forces que celui de vous louer, je me haste de venir aux Fables, et n’ajouterai aux vérités que je vous ay dites que celle-ci : c’est, MONSEIGNEUR, que je suis avec un zèle respectueux,

Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

de la Fontaine

PRÉFACE

L’indulgence que l’on a eue pour quelques-unes de mes fables, me donne lieu d’espérer la même grâce pour ce recueil.

Ce n’est pas qu’un des maîtres de notre éloquence n’ait désapprouvé le dessein de les mettre en vers : il a cru que leur principal ornement est de n’en avoir aucun ; que d’ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, m’embarrasseraient en beaucoup d’endroits et banniraient de la plupart de ces récits la brèveté, qu’on peut fort bien appeler l’âme du conte, puisque sans elle il faut nécessairement qu’il languisse.

Cette opinion ne saurait partir que d’un homme d’excellent goût ; je demanderais seulement qu’il en relâchât quelque peu, et qu’il crût que les grâces lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des muses françaises que l’on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.

Après tout, je n’ai entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire des Anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des Modernes. C’est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profession de poésie, que le Parnasse a jugé ceci de son apanage.

A peine les fables qu’on attribue à Ésope virent le jour, que Socrate trouva à propos de les habiller des livrées des Muses.

Ce que Platon en rapporte est si agréable, que je ne puis m’empêcher d’en faire un des ornements de cette préface. Il dit que, Socrate étant condamné au dernier supplice, l’on remit l’exécution de l’arrêt à cause de certaines fêtes. Cébès l’alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit que les dieux l’avaient averti plusieurs fois, pendant son sommeil, qu’il devait s’appliquer à la musique avant qu’il mourût.

Il n’avait pas entendu d’abord ce que ce songe signifiait ; car, comme la musique ne rend pas l’homme meilleur, à quoi bon s’y attacher ?

Il fallait qu’il y eût du mystère là-dessous : d’autant plus que les dieux ne se lassaient point le lui envoyer la même inspiration. Elle lui était encore venue une de ces fêtes.

Si bien qu’en songeant aux choses que le Ciel pouvait exiger de lui, il s’était avisé que la musique et la poésie ont tant de rapport, que possible était-ce de la dernière qu’il s’agissait.

Il n’y a point de bonne poésie sans harmonie : mais il n’y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un tempérament : c’était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Ésope. Il employa donc à les mettre en vers les derniers moments de sa vie.

Socrate n’est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la poésie et nos fables. Phèdre a témoigné qu’il était de ce sentiment et, par l’excellence de son ouvrage, nous pouvons juger de celui du prince des philosophes. Après Phèdre, Aviénus a traité le même sujet.

Enfin les modernes les ont suivis ; nous en avons des exemples non seulement chez les étrangers, mais chez nous. Il est vrai que, lorsque nos gens y ont travaillé, la langue était si différente de ce qu’elle est, qu’on ne les doit considérer que comme étrangers. Cela ne m’a point détourné de mon entreprise ; au contraire, je me suis flatté de l’espérance que, si je ne courais dans cette carrière avec succès, on me donnerait au moins la gloire de l’avoir ouverte.

Il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin.

Tant s’en faut que cette matière soit épuisée, qu’il reste encore plus de fables à mettre en vers que je n’en ai mis.

J’ai choisi véritablement les meilleures, c’est-à-dire celles qui m’ont semblé telles : mais, outre que je puis m’être trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là même que j’ai choisies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoi qu’il en arrive, on m’aura toujours obligation, soit que ma témérité ait été heureuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu’il fallait tenir, soit que j’aie seulement excité les autres à mieux faire.

Je pense avoir justifié suffisamment mon dessein : quant à l’exécution, le public en sera juge.

On ne trouvera pas ici l’élégance ni l’extrême brèveté qui rendent Phèdre recommandable : ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m’était impossible de l’imiter en cela, j’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage plus qu’il n’a fait. Non que je le blâme d’en être demeuré dans ces termes : la langue latine n’en demandait pas davantage ; et, si l’on y veut prendre garde, on reconnaîtra dans cet auteur le vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes : moi, qui n’ai pas les perfections du langage comme ils les ont eues, je ne la puis élever à un si haut point.

Il a donc fallu se récompenser d’ailleurs : c’est ce que j’ai fait avec d’autant plus de hardiesse, que Quintilien dit qu’on ne saurait trop égayer les narrations.

Il ne s’agit pas ici d’en apporter une raison : c’est assez que Quintilien l’ait dit. J’ai pourtant considéré que, ces fables étant sues de tout le monde, je ne ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C’est ce qu’on demande aujourd’hui : on veut de la nouveauté et de la gaieté.

Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.

Mais ce n’est pas tant par la forme que j’ai donnée à cet ouvrage qu’on en doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matière : car qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit qui ne se rencontre dans l’apologue ? C’est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l’antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate, choisissant, pour leur servir de père, celui des mortels qui avait le plus de communication avec les dieux.

Je ne sais comme ils n’ont point fait descendre du ciel ces mêmes fables, et comme ils ne leur ont point assigné un dieu qui en eût la direction, ainsi qu’à la poésie et à l’éloquence.

Ce que je dis n’est pas tout à fait sans fondement, puisque, s’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la vérité a parlé aux hommes par paraboles : et la parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet qu’il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse, nous fournirait un sujet d’excuses : il n’y en a point quand des abeilles et des fourmis sont capables de cela même qu’on nous demande.

C’est pour ces raisons que Platon ayant banni Homère de sa République y a donné à Ésope une place très honorable.

Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu.

Plutôt que d’être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu’elles sont encore indifférentes au bien ou au mal.

Or, quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comment il s’en sortirait ; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu’il fît pour se retirer.

Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fonds d’un puits pour y éteindre leur soif ; que le Renard en sortit, s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle ; au contraire, le Bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant.

Ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alléguer que les pensées de l’enfance sont d’elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries.

Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car, dans le fond, elles portent un sens très solide.

Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raisonnements et les conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses.

Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d’autres connaissances : les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque bête : de ces pièces si différentes il composa notre espèce ; il fit cet ouvrage qu’on appelle le Petit Monde.

Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu’elle nous représentent confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent.

Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes : on ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut ; il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion, un renard, ainsi du reste, et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d’elles.

J’ai déjà passé la longueur ordinaire des préfaces ; cependant je n’ai pas encore rendu raison de la conduite de mon ouvrage.

L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité.

Aristote n’admet dans la fable que les animaux ; il en exclut les hommes et les plantes.

Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, ni Phèdre, ni aucun des fabulistes ne l’a gardée, tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense.

Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a été que dans les endroits où elle n’a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer.

On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule.

Je n’ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort.

Du temps d’Ésope, la fable était contée simplement ; la moralité séparée et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s’est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement.

Quand il serait nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n’est pas moins important : c’est Horace qui nous le donne.

Cet auteur ne veut pas qu’un écrivain s’opiniâtre contre l’incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut réussir n’en vient jusque-là ; il abandonne les choses dont il voit bien qu’il ne saurait rien faire de bon :

….Et quae
Desperat tractata nitescere posse relinquit.

C’est ce que j’ai fait à l’égard de quelques moralités du succès desquelles je n’ai pas bien espéré.

Il ne reste plus qu’à parler de la vie d’Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude nous a laissée.

On s’imagine que cet auteur a voulu donner à son héros un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables.

Cela m’a paru d’abord spécieux, mais j’ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xanthus et Ésope : on y trouve trop de niaiseries.

Et qui est le sage à qui de pareilles choses n’arrivent point ? Toute la vie de Socrate n’a pas été sérieuse.

Ce qui me confirme en mon sentiment, c’est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des sept Sages, c’est-à-dire d’un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention.

Il est aisé de douter de tout : quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque aurait voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d’être véritable partout ailleurs et de conserver à chacun son caractère. Quand cela serait, je ne saurais que mentir sur la foi d’autrui : me croira-t-on moins que si je m’arrête à la mienne ?

Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j’intitulerai : Vie d’Ésope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s’y assurera pas, et fable pour fable, le lecteur préférera toujours celle de Planude à la mienne. 

La vie d’Esope le Phrygien

Nous n’avons rien d’assuré touchant la naissance d’Homère et d’Esope: à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable.

C’est de quoi il y a lieu de s’étonner, vu que l’histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celle-là.

Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu’aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d’Esope et d’Homère, c’est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants.

Car Homère n’est pas seulement le père des Dieux, c’est aussi celui des bons poètes. Quant à Esope, il me semble qu’on le devait mettre au nombre des sages dont la Grèce s’est tant vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse , et qui l’enseignait avec bien plus d’art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite.

Pour moi, je n’ai pas voulu m’engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Esope ne devait pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savait par tradition ce qu’il a laissé.

Dans cette croyance, je l’ai suivi sans retrancher de ce qu’il a dit d’Esope que ce qui m’a semblé trop puérile, ou qui s’écartait en quelque façon de la bienséance.

Esope était Phrygien, d’un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome.

On ne saurait dire s’il eut sujet de remercier la nature ou bien de se plaindre d’elle car en le douant d’un très bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d’homme, jusqu’à lui refuser presque entièrement l’usage de la parole.

Avec ces défauts, quand il n’aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu’il eut l’envoya aux champs labourer la terre, soit qu’il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s’ôter de devant les yeux un objet si désagréable.

Or i] arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues: il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre a son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain.

Le hasard voulut qu’Esope eut affaire dans le logis.

Aussitôt qu’il y fut entre, Agathopus se servit de l’occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades; puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu’il se put jamais justifier tant il etoit bègue et paroissoit idiot.

Les châtiments dont les anciens usoient envers leurs esclaves etoient fort cruels, et cette faute très-punissable.

Le pauvre Esope se jeta aux pieds de son maître et se faisant entendre du mieux qu’il put, il témoigna qu’il demandoit pour toute grâce qu’on sursit de quelques moments sa punition.

Cette grâce lui ayant été accordée il alla quérir de l’eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s’ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule.

Apres s’être ainsi justifié, il fit signe qu’on obligeât les autres d’en faire autant. Chacun demeura surpris: on n’auroit pas cru qu’une telle invention pût partir d’Esope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés.

Ils burent de l’eau comme le Phrygien avoit fait et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L’eau ne laissa pas d’agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit: ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté.

Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c’étoient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter Hospitalier, qu’il leur enseignât le chemin qui conduisoit à la ville.

Esope les obligea premièrement de se reposer à l’ombre; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu’après qu’il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense.

A peine Esope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s’endormir. Pendant son sommeil, il s’imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui delioit la langue, et par même moyen lui faisoit présent de cet art dont on peut dire qu’il est l’auteur. Réjoui de cette aventure, il s’éveilla en sursaut; et en s’éveillant: «Qu’est ceci ? dit-il; ma voix est devenue libre: je prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux.»

Cette merveille fut cause qu’il changea de maître.

Car, comme un certain Zénas, qui etoit là en qualité d’économe et qui avoit l’oeil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritoit pas, Esope ne put s’empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seroient sus. Zénas, pour le prévenir, et pour se venger de lui, alla dire au maître qu’il etoit arrivé un prodige dans sa maison; que le Phrygien avoit recouvré la parole; mais que le méchant ne s’en servoit qu’à blasphémer, et à médire de leur seigneur.

Le maître le crut, et passa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d’en faire ce qu’il voudroit.

Zénas de retour aux champs, un marchand l’alla trouver, et lui demanda si pour de l’argent il le vouloit accommoder de quelque bête de somme. «Non pas cela, dit Zénas: je n’en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves.» Là-dessus ayant fait venir Esope, le marchand dit: « Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l’achat de ce personnage ?

On le prendroit pour un outre.» Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d’eux partie murmurant, partie riant de ce bel objet.

Esope le rappela, et lui dit: «Achète-moi hardiment; je ne te serai pas inutile Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire: on les menacera de moi comme de la bête.»

Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: «Les Dieux soient loués ! je n’ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n’ai-je pas déboursé grand argent.»

Entre autres denrées, ce marchand trafiquoit d’esclaves: si bien qu’allant à Ephèse pour se défaire de ceux qu’il avoit, ce que chacun d’eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces.

Esope pria que l’on eut égard à sa taille; qu’il étoit nouveau venu, et devoit être traité doucement.

«Tu ne porteras rien, si tu veux», lui répartirent ses camarades.

Esope se piqua d’honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir.

II prit le panier au pain: c’étoit le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu’il l’avoit fait par bêtise; mais dès la dînée, le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d’autant; ainsi le. soir, et de même le lendemain: de façon qu’au bout de deux jours, il marchoit à vide.

Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.
Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d’un grammairien, d’un chantre et d’Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos.

Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu’il put, comme chacun farde sa marchandise: Esope, au contraire, ne fut vêtu que d’un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre.

Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus.

Il demanda au grammairien et au chantre ce qu’ils savoient faire:«Tout», reprirent-ils.

Cela fit rire le Phrygien: on peut s’imaginer de quel air. Planude rapporte qu’il s’en fallut peu qu’on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille; et en cas que l’on achetât l’un des d’eux, il devoit donner Esope par-dessus le marché.

La cherté du grammairien et du chantre dégouta Xantus. Mals pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d’acheter ce petit bout d homme qui avoit ri de si bonne grâce: on en feroit un épouvantail; il divertiroit les gens par sa mine.

Xantus se laissa persuader, et fit prix d’Esope à soixante oboles. Il lui demanda devant que de l’acheter, à quoi il lui seroit propre, comme il l’avoit demandé à ses camarades.

Esope répondit: «A rien» puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pas: si bien que de lui aller presenter sérieusement son nouvel esclave, il n’y avoit pas d’apparence, à moins qu’il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d’en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu’il venoit d’acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait.

Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se pensèrent battre à qui l’auroit pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L’une se mit la main devant les yeux; l’autre s’enfuit; I’autre fit un cri. La maitresse du logis dit que c’étoit pour la chasser qu’on lui amenoit un tel monstre; qu’il y avoit longtemps que le philosophe se lassoit d’elle.

De parole en parole, le differend s’échauffa jusqu’à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses s’accommodèrent.

On ne parla plus de s’en aller; et peut-être que l’accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paroitre la vivacité de son esprit; car quoiqu’on puisse juger par là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la posterité.

Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l’ignorance de son maître.

Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l’esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophie aussi bien que le jardinage: c’est que les herbes qu’il plantoit et qu’il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d’elle-même, sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court.

Esope se mit à rire; et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu’il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parce que la question n’étoit pas digne de lui: il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le satisferoit.

Xantus s’étant allé promener d’un autre côté du jardin, Esope compara la terre à une femme qui, ayant des entants d’un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussl des enfants d’une autre femme; sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l’aversion pour ceux-ci, et leur ôteroit la nourriture, afin que les siens en profitassent.

Il en étolt ainsi de la terre, qui n’adoptoit qu’avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle étoit marâtre des unes, et mère passionnée des autres.

Le jardinier parut si conten de cette raison, qu’il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme.

Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope: « Va porter ceci à ma bonne amie.» Esope l’alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l’avoit trouvé bon.

Sa femme ne comprenoit rien à ce langage; on fit venir Esope pour l’éclaircir.

Xantus, qui ne cherchoit qu’un pretexte pour le faire battre, lui demanda s’il ne lui avoit pas dit expressément «Va-t’en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. »

Esope répondit là-dessus que la bonne amie n’etoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce: c’étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses après qu’on l’avoit battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colère qu’elle se retira d’avec lui. Il n’y eut parent ni ami par qui Xartus ne lui fît parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien.

Esope s’avisa d’un stratagème. Il acheta force gibier comme pour une noce considérable, et fit tant qu’il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d’apprêts. Esope lui dit que son maître ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie.

Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pièces à son maitre, et tous les jours se sauvoit du châtiment par quelque trait de subtilité.

Il n’étoit pas possible au philosophe de le confondre.
Un certain jour de marché, Xantus, qui avoit dessein de régaler quelques- uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur, et rien autre chose.

«Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave.» Il n’acheta que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces: l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les convies louèrent d’abord le choix de ce mets; à la fin ils s’en dégoutèrent.

«Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur ?-Et qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Esope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, I’organe de la verite et de la raison: par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées; on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les Dieux.

-Eh bien ! dit Xantus qui prétendoit l’attraper, achète-moi demain ce qui est de pire:ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifier.»

Le lendemain Esope ne fit servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde.« «C’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et qui pis est, de la calomnie.

Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les Dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance.»

Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui etoit fort nécessaire; car il avoit le mieux du monde exercer la patience d’un philosophe. «De quoi vous mettez-vous en peine?» reprit Esope.«Et trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien. »

Esope alla le lendemain sur la place, et voyant un paysan qui regardoit toutes choses avec la froideur et l’indifférence d’une statue, il amena ce paysan au logis: «Voilà dit-il à Xantus l’homme sans souci que vous demandez.»

Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l’eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu’il sût fort bien qu’il ne méritoit pas cet honneur; mais il disoit en lui- même: « C’est peut-être la coutume d’en user ainsi.»

On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisoit; ce qui étoit doux, il le trouvait trop sale; et ce qui étoit trop sale, il le trouvoit doux. L’homme sans souci le laissoit dire, et mangeoit de toutes ses dents.

Au dessert on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avoit fait; Xantus le trouva mauvais, quoiqu’il fût très-bon: «Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j’aie jamais mangée; il faut brûler l’ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille: qu’on apporte des fagots.-Attendez, dit le paysan; je m’en vais quérir ma femme: on ne fera qu’un bûcher pour toutes les deux.»

Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l’espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or ce n’etoit pas seulement avec son maître qu’Esope trouvoit occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l’avoit envoyé en certain endroit: il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il alloit. Soit qu’Esope fut distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu’il n’en savoit rien.

Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisoient: «Ne voyez-vous pas, dit-il, que j’ai très-bien répondu? Savois-je qu’on me feroit aller ou je vas?» Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d’avoir un esclave si plein d’esprit.

Xantus, de sa part, voyoit par là de quelle importance il lui étoit de ne point affranchir Esope, et combien la possession d’un tel esclave lui faisoit d’honneur.

Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Esope, qui les servoit, vit que les fumées leur échauffoient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu’aux écoliers. «La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés: le premier, de volupté; le second, d’ivrognerie; le troisième, de fureur.»

On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s’en donna jusqu’à perdre la raison, et à se vanter qu’il boiroit la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu’il avoit dit, gagea sa maison qu’il boiroit la mer toute entière; et pour assurance de la gageure, il deposa l’anneau qu’il avoit au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrèmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Esope lui dit qu’il étoit perdu, et que sa maison l’étoit aussi par la gageure qu’il avoit faite. Voila le philosophe bien alarmé: il pria Esope de lui enseigner une défaite. Esope s’avisa de celle-ci.
Quand le jour que l’on avoit pris pour l’exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe.

Celui de ses disciples qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l’assemblee: «Messieurs, j’ai gagé véritablement que je boirols toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans; c’est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. »

Chacun admira l’expédient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d’un si mauvais pas. Le disciple confessa qu’il étoit vaincu, et demanda pardon à son maitre. Xantus fut reconduit jusqu’en son logis avec acclamations.

Pour récompense, Esope lui demanda la liberte. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l’affranchir n’étoit pas encore venu; si toutefois les Dieux l’ordonnoient ainsi, il y consentoit: partant, qu’il prit garde au premier présage qu’il auroit étant sorti du logis; s’il étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui seroit donnée; s’il n’en voyoit qu’une, qu’il ne se lassât point d’être esclave.

Esope sortit aussitôt. Son maître étoit logé à l’écart, et appa- remment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu’il apercut deux corneilles qui s’abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui- même s’il disoit vrai.

Tandis que Xantus venoit, l’une des corneilles s’envola. « Me tromperas-tu toujours? dit-il à Esope: qu’on lui donne les étrivières.»

L’ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Esope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu’il s’y trouveroit.« Hélas ! s’écria Esope, les présages sont bien menteurs. Moi, qui ai vu deux corneilles je suis battu; mon maître, qui n’en a vu qu’une, est prié de noces. » Ce mot plut tellement à Xantus, qu’il commanda qu’on cessât de fouetter Esope; mais quant à la liberté, il ne se pouvoit résoudre à la lui donner, encore qu’il la lui promlt en diverses occasions.

Un jour ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu’on y avoit mises.

Xantus en aperçut une qu’il ne put entendre, quoiqu’il demeurât longtemps à en chercher l’explication. Elle étoit composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passoit son esprit. « Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Esope, quelle recompense aurai-je?» Xantus lui promit la liberté, et la moitié du tresor. «Elles signifient, poursuivit Esope, qu’à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un.», En effet, ils le trouvèrent, après avoir creusé quelque peu dans terre. Le philosophe fut somme de tenir parole; mais il reculoit toujours.

«Les Dieux me gardent de t’affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m’aies donné avant cela l’intelligence de ces lettres ! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé.

-On les a ici gravées, poursuivit Esope, comme étant les premieres lettres de ces mots:« Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor.-Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j’aurois tort de me défaire de toi: n’espère donc pas que je t’affranchisse.

-Et moi, répliqua Esope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c’est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d’autres mots qui le signifient.»

Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu’il prît sa part de l’argent, et qu’il n’en dît mot: de quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu’elles enfermoient un triple sens, et signifioient encore: « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré» Dès qu’ils furent de retour, Xantus commanda que l’on enfermât le Phrygien, et que l’on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu’il n’allât publier cette aventure.

«Hélas ! s’écria Esope, est-ce ainsi que les philosophes s’acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m’affranchissiez malgré vous. »

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens.

Un aigle enleva l’anneau public (c’étolt apparemment quelque sceau que l’on apposoit aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d’un esclave.

Le philosophe fut consulté la-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire: c’étoit Esope Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s’il rencontroit bien, l’honneur en seroit toujours à son maitre, sinon il n’y auroit que l’esclave de blamé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues.

Dès qu’on le vit, chacun s’éc!ata de rire: personne ne s’imagina qu’il pût rien partir de raisonnable d’un homme fait de cette manière.

Esope leur dit qu il ne falloit pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crièrent qu’il dît donc sans crainte ce qu’il jugeoit de ce prodige. Esope s’en excusa sur ce qu’il n’osoit le faire. «La Fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le maitre et l’esclave: si l’esclave disoit mal, il seroit battu; s’il disoit mieux que le maître, il seroit battu encore.»

Aussitôt on pressa Xantus de l’affranchir. Le philosophe résista longtemps. A la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu’il en avoit comme magistrat: de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens étoient menacés de servitude par ce prodige; et que l’aigle enlevant leur sceau ne signifioit autre chose qu’un roi puissant qui vouloit les assujettir.

Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu’ils eussent à se rendre ses tributaires: sinon, qu’il les y forceroit par les armes.

La plupart étoient d’avis qu’on lui obéît. Esope leur dit que la Fortune présentoit deux chemins aux hommes: I’un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable; l’autre, d’esclavage, dont les commencements étoient plus aises, mais la suite laborieuse.

C’étoit conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l’ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L’ambassadeur lui dit que, tant qu’ils auroient Esope avec eux il auroit peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu’ils avoient au bon sens du personnage.

Crésus le leur envoya demander, avec la promesse de leur laisser la liberté s’ils le lui livroient.

Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l’achèteroient aux dépens d’Esope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chien pour otages. Quand elles n’eurent plus de défenseurs, les loup les étranglèrent avec moins de peine qu’ils ne faisoient Cet apologue fit son effet: les Samiens prirent une deliberation toute contraire à celle qu’ils avoient prise.

Esope voulut toute fois aller vers Crésus, et dit qu’il les serviroit plus utilement étant près du Roi, que s’il demeuroit à Samos.

Quand Crésus le vit, il s’étonna qu’une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. « Quoi ? voilà celui qui fait qu’on s’oppose a mes volontés !» s’écria-t-il.

Esope se prosterna à ses pieds. «Un homme prenoit des sauterelles, dit-il; une cigale lui tomba aussi sous la main: il s’en alloit la tuer comme il avoit fait les sauterelles.

Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet homme: je ne ronge point vos blés, je ne vous procure aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment.

Grand Roi, je ressemble à cette cigale: je n’ai que la voix et ne m’en suis point servi pour vous offenser.» Crésus, touché d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.

En ce temps-là, le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernèrent à Esope de grands honneurs.

Il lui prit aussi envie de voyager et d’aller par le monde, s’entretenant de diverses choses avec ceux que l’on appeloit philosophes.

Enfin il se mit en grand crédit près de Lycerus, roi de Babylone. Les rois d’alors s’envoyoient les uns aux autres des problèmes à soudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondroient bien ou mal aux questions proposées: en quoi Lycerus, assisté d’Esope, avoit toujours l’avantage, et se rendoit illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.

Cependant notre Phrygien se maria; et ne pouvant avoir d’enfants, il adopta un jeune homme d’extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d’ingratitude, et fut si méchant que d’oser souiller le lit de son bienfaiteur.

Cela étant venu à la connoissance d’Esope, il le chassa. L’autre, afin de s’en venger, contrefit des lettres par lesquelles il sembloit qu’Esope eut intelligence avec les rois qui étoient émules de Lycérus.

Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers, nommé Hermippus, que sans chercher de plus grandes preuves, il fit mourir promptement le traître Esope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie; et à l’insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre, jusqu’à ce que Nectenabo, roi d’Egypte, sur le bruit de la mort d’Esope, crût à l’avenir rendre Lycérus son tributaire.

Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent bâtir une tour en l’air, et par même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions.

Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son Etat, chacun d’eux demeura court, ce qui fit que le Roi regretta Esope, quand Hermippus lui dit qu’il n’étoit pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut très bien reçu, se justifia, et pardonna à Ennus.

Quant à la lettre du roi d’Egypte, il n’en fit que rire, et manda qu’il envoiroit au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions.

Lycérus remit Esope en possession de tous ses biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu’il voudroit. Esope le reçut comme un enfant; et pour toute punition, lui recommanda d’honorer les Dieux et son prince; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret; parler peu, et chasser de chez soi les babillards; ne se point laisser abattre aux malheurs; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d’être importun à ses amis pendant son vivant; surtout n’être point envieux du bonheur ni de la vertu d’autrui, d’autant que c’est se faire du mal à soi-même. Ennus, touche de ces avertissements et de la bonté d’Esope, comme d’un trait qui lui auroit pénétré le coeur, mourut peu de temps après.

Pour revenir au défi de Nectenabo, Esope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire), il les fit, dis-je, instruire à porter en l’air chacun un panier, dans lequel étoit un jeune enfant. Le printemps venu, il s’en alla en Egypte avec tout cet équipage; non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passoit.

Necténabo, qui sur le bruit de sa mort avoit envoyé l’énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée.

Il ne s’y attendoit pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus, s’il eût cru Esope vivant. Il lui demanda s’il avoit amené les architectes et le répondant. Esope dit que le répondant étoit lui-même et qu’il feroit voir les architectes quand il seroit sur le lieu.

On sortit en pleine campagne, ou les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui crioient qu’on leur donnât du mortier, des pierres, et du bois. «Vous voyez, dit Esope à Nectenabo, Je vous ai trouvé les ouvriers; fournissez- leur des matériaux.»

Nectenabo avoua que Lycérus étoit le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Esope: «J’ai des cavales en Egypte qui conçoivent au hannissement des chevaux qui sont devers Babylone.

Qu’avez-vous à répondre là-dessus ?» Le Phrygien remit sa réponse au lendemain, et retourné qu’il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat, et de le mener fouettant par les rues. Les Egyptiens, qui adorent cet animal se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement que l’on lui faisoit. Ils l’arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au Roi.

On fit venir en sa présence le Phrygien. «Ne savez-vous pas, lui dit le Roi, que cet animal est un de nos dieux? Pouurquoi donc le faites-vous traiter de la sorte ?

-C’est pour l’offense qu il a commise envers Lycérus, reprit Esope car, la nuit dernière, il lui a étranglé un coq extrêmement courageux, et qui chantoit à toutes les heures.-Vous êtes un menteur, repartit le Roi: comment seroit-il possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage ?

-Et comment est-il possible, reprit Esope, que vos juments entendent de si loin nos chevaux hannir, et conçoivent pour les entendre?»

Ensuite de cela, le Roi fit venir d’Héliopolis certains personnages d’esprit subtil, et savants en questions énigmatiques.

Il leur fit un grand régal, ou le Phrygien fut invité Pendant le repas, ils proposèrent à Esope diverses choses, celle-ci entre autres: «I y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes, chacune desquelles a rente arcboutants; et autour de ces arcboutants se promènent, l’une après l’autre, deux femmes, l’une blanche, l’autre noire.-II faut renvoyer, dit Esope, cette question aux petits enfants de notre pays.

Le temple est le monde; la colonne, l’an; les villes, ce sont les mois; et les arcboutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit.»

Le lendemain, Nectenabo assembla tous ses amis. «Souffrirez-vous, leur dit-il, qu’une moitié d’homme, qu’un avorton soit la cause que Lycérus remporte le prix, et que j’aie la confusion pour mon partage ? » Un d’eux s’avisa de demander à Esope qu’ il leur fît des questions de choses dont ils n’eussent jamais entendu parler. Esope écrivit une cédule par laquelle Nectenabo confessoit devoir deux mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Nectenabo toute cachetée.

Avant qu’on l’ouvrît, les amis du Prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit étoit de leur connoissance.

Quand on l’eut ouverte, Nectenabo s’écria: «Voilà la plus grande fausseté du monde; Je vous en prends à témoin tous tant que vous êtes,- Il est vrai, repartirent-ils, que nous n’en avons jamais entendu parler.

-J’ai donc satisfait à votre demande,» reprit Esope. Nectenabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître.

Le séjour qu’il fit en Egypte est peut-être cause que quelques-uns ont écrit qu’il fut esclave avec Rhodope, celle-là qui des libéralités de ses amants, fit élever une des trois pyramides qui subsistent encore, et qu’on voit avec admiration. c’est la plus petite, mais celle qui est bâtie avec le plus d’art.

Esope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance.

Ce roi lui fit ériger une statue. L’envie de voir et d’apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. II quitta la cour de Lycérus, où il avoit tous les avantages qu’on peut souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois.

Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans le faire promettre sur les autels qu’il reviendroit achever ses jours auprès de lui.

Entre les villes où il s’arrêta, Delphes fut une des principales.

Les Delphiens l’écoutèrent fort volontiers; mais ils ne lui rendirent point d’honneurs. Esope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l’onde: on s’imagine de loin que c’est quelque chose de considérable; de près, on trouve que ce n’est rien. La comparaison lui coûta cher.

Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu’ils craignoient d’être décriés par lui), qu’ils résolurent de l’ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincroient Esope de vol et de sacrilège, et qu’ils le condamneroient à la mort.

Comme il fut sorti de Delphes et qu’il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étoient en peine. Ils l’accusèrent d’avoir dérobé leur vase; Esope le nia avec des serments: on chercha dans son équipage, et il fut trouvé.

Tout ce qu’Esope put dire n’empêcha point qu’on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans les cachots, puis condamné à être précipité.

Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues: les Delphiens s’en moquèrent. «La Grenouille, leur dit-il, avoit invité le Rat à la venir voir.

Afin de lui faire traverser l’onde, elle l’attacha à son pied. Dès qu’il fut sur l’eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer et d’en faire ensuite un repas. Le malheureux Rat résista quelque peu de temps. Pendant qu’il se débattoit sur l’eau, un oiseau de proie l’aperçut, fondit sur lui; et l’ayant enlevé avec la Grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l’un et de l’autre.

C’est ainsi, Delphiens abominables, qu’un plus puissant que nous me vengera: je périrai; mais vous périrez aussi.»

Comme on le conduisoit au supplice, il trouva moyen de s’échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon.

Les Delphiens l’en arrachèrent. «Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n’est qu’une petite chapelle, mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu’à l’Aigle, laquelle, nonobstant les prières de l’Escarbot, enleva un lièvre qui s’étoit réfugié chez lui: la génération de l’Aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter.» Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent.

Peu de temps après sa mort, une peste très violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l’oracle par quels moyens ils pourroient apaiser le courroux des Dieux.

L’oracle leur répondit qu’il n’y en avoit point d’autre que d’expier leur forfait, et satisfaire aux mânes d’Esope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les Dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur deplaisoit: les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse. 

A Monseigneur le Dauphin

Je chante les héros dont Esope est le père,
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.
Illustre rejeton d’un prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui faisant fléchir les plus superbes têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d’une plus forte voix
Les faits de tes aïeux et les vertus des rois.
Je vais t’entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures;
Et si de t’agréer je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.      

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