Si l’on comprend bien la démarche de Jean Jaurès, alors on voit forcément que pour lui, le statut de prolétaire est une malédiction. L’idéal c’est le bourgeois, cultivé et humaniste, et tout le monde doit pouvoir l’être.
Le statut du prolétariat est pour l’instant d’être « déshérité », les prolétaires sont « dépouillés et nus », l’humanité est en « lambeaux », et par conséquent il faut une grande réconciliation. Jean Jaurès parle des arts, et logiquement il explique que cette sorte d’unification par le « socialisme » est nécessaire afin d’universaliser l’art.
Exactement comme dans le fascisme, on a la thèse de l’être humain non pas se transformant, mais étant incomplet, qu’il faut réunifier, harmoniser par l’idéal. Jean Jaurès peut ainsi affirmer que :
« Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que l’idéal ? C’est l’épanouissement de l’âme humaine ; qu’est-ce que l’âme humaine ? C’est la plus haute fleur de la nature. »
On est là à mille lieux de la conception artistique du réalisme, de la théorie matérialiste dialectique du reflet. D’ailleurs, de manière cohérente, Jean Jaurès apprécie la poésie symboliste : il en a la même mystique. Il a exprimé sa vision des choses en ce domaine dans « De la réalité du monde sensible ». Il reconnaît l’existence de Dieu, mais considère que le christianisme amène le souci de « centraliser » Dieu en un point précis, alors qu’il faudrait considérer Dieu comme étant partout.
Jean Jaurès dit même, dans un grand élan totalement délirant datant de 1902 et révélant la nature pathétique de son « socialisme » :
« Ce serait une erreur d’exclure de Dieu le désir, l’effort, et même en un sens la souffrance ; car ce serait au fond exclure le monde de Dieu.
Dieu n’est pas une idole de perfection impassible devant qui défileraient, chantant ou pleurant, les générations ; les jours et les nuits ne passent pas, comme un jeu de lumière et d’ombre, sur son immuable visage ; il est mêlé à nos combats, à nos douleurs, à tous les combats et à toutes les douleurs. Mais le désir en lui n’est pas pauvreté, il est plénitude ; c’est parce qu’il est l’infini qu’il a un besoin infini de se donner, de se répandre dans les êtres et de se retrouver par leur effort.
C’est parce qu’il est la vie absolue qu’il complète les joies de sa sérénité éternelle par le frisson d’une inquiétude infinie ; c’est parce qu’il est la réalité et la perfection suprême qu’il ne veut point exister à l’état de perfection brute et toute donnée, qu’il se remet lui-même en question, se livrant en quelque sorte à l’effort incertain du monde, se faisant pauvre et souffrant avec l’univers pour compléter, par la sainteté de la souffrance volontaire, sa perfection essentielle ; le monde est en un sens le Christ éternel et universel.
Il y a donc pénétration du monde et de Dieu, et dans la puissance infinie de l’être qui se déploie, et dans l’intimité morale et religieuse des consciences qui se recueillent ; donc quand nous parlons de l’être, ce n’est pas une notion abstraite et vaine ; c’est l’acte de Dieu, c’est aussi sa puissance ; c’est la plénitude et c’est aussi l’aspiration ; c’est la certitude, et c’est aussi le mystère.
C’est l’unité de l’acte et de la puissance dans l’infini qui donne à l’être cette profondeur et cette richesse ; par suite les manifestations ou les phénomènes du monde qui participent à l’être : l’étendue, le mouvement, prennent aussi d’emblée une étrange profondeur de vérité et de mystère (…).
Mais il se peut qu’un jour les âmes, comme les bourgeons, s’ouvrent dans la pleine clarté. Dès maintenant, elles émeuvent, de leurs mouvements subtils, l’air pesant où elles s’expriment en harmonie, l’éther impondérable où leur sourire rayonne.
L’organisme où elles vivent est mêlé et comme à deux fins ; il est fait pour la lutte, la résistance, l’agression, la ruse ; il est fait aussi pour la pénétration et la fusion des âmes ; il les cache et il les révèle : il leur fournit un abri pour les rêves, une cachette pour les mauvais desseins ; et en même temps, il les met en relation avec le son et la lumière, avec les grandes puissances de manifestation.
L’âme, si elle entre un jour dans un monde de sérénité, de franchise et de paix, pourra-t-elle rejeter de son organisme l’élément de résistance, de méfiance épaisse, de mystère brutal ? Pourra-t-elle se créer un organisme de transparence, de lumière et d’harmonie ? se livrera-t-elle à ce point à l’être universel que toutes ses émotions s’y répandent comme une mélodie, que toutes ses pensées y flottent comme une ombre ou une lueur ? et qu’ainsi l’intérieur de toute âme soit immédiatement visible aux autres âmes dans un fraternel échange de clartés ? La question est attirante, et bien qu’elle semble toucher au rêve, elle s’offre invinciblement à ceux qui méditent sur l’universalité du mouvement, et sa liaison à la sensation (…).
Mais, dans cette mélancolie même qui naît du perpétuel recommencement de la lutte et de l’incertitude éternelle qui se mêle même au progrès, il y a cependant un fond d’optimisme. Car, si le drame recommence toujours, c’est qu’il n’y a pas dans le monde une quantité brute et fixée de bien et de mal, de douleur et de joie. Il n’y a donc rien, dans la nature des choses, qui s’oppose à ce que la joie résorbe enfin la douleur.
De plus, les rapports de la joie et de la douleur supposent, comme nous l’avons vu, qu’elles dérivent toutes les deux d’un même principe, c’est-à-dire de Dieu. Or, nous avons vu qu’en Dieu la joie était première, en quelque sorte, et que la douleur était dérivée, car c’est la plénitude joyeuse de la vie qui se répand dans l’effort, dans la lutte et dans la souffrance. La douleur est donc, dans l’activité infinie, une dépendance de la joie, et on peut dire que toutes les douleurs de l’univers doivent avoir une tendance secrète à se convertir en joies divines. »
On est ici dans une démarche totalement idéaliste ; Jean Jaurès refuse évidemment, dans ce contexte, catégoriquement que matière et mouvement soient indissociables. La matière n’est qu’un « système de mouvements », ces mouvements étant liés à « l’être ».
Si l’on voit que Jean Jaurès explique cela en 1902 et que Lénine publie sept ans plus tard Matérialisme et empirio-criticisme, on voit qu’on a ici véritablement affaire à deux mondes n’ayant strictement rien à voir.