L’Institut de recherche sociale, de Francfort à New York

Karl Korsch et Georg Lukács se revendiquaient du marxisme orthodoxe, et l’Internationale Communiste les rejeta catégoriquement pour leurs tentatives « philosophiques ». Karl Korsch rejoignit alors l’ultra-gauche, tandis que Georg Lukács se plia aux exigences demandées et intégra le mouvement communiste, avec un parcours tourmenté toutefois.

Les intellectuels « marxistes » avaient bien constaté la signification de ce rejet, ainsi que l’absence de triomphe de la révolution en Europe ; par conséquent, ils rejetèrent toute posture de « bolchevik de salon » et décidèrent de relativement masquer leur positionnement, afin de s’installer dans les institutions universitaires tout en développant leurs propres activités.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas chez certains éléments encore le choix d’appartenir au mouvement communiste. Mais à l’instar du fils de millionnaire Julian Gumperz, né aux États-Unis, cela ne dura que quelques années, au grand maximum jusqu’à la fin des années 1920.

C’est pour cette raison que les efforts furent toujours plus tournés vers l’Institut de recherche sociale fondé en juin 1924 et financé par Felix Weil, comme dépendance de l’Université de Francfort, une ville où la bourgeoisie juive était puissante et jouait un rôle d’aiguillon libéral – modernisateur. Les nazis parlaient de la ville de Francfort, sur les bords de la rivière dénomme la Main, comme de « la Nouvelle Jérusalem sur le Jourdain de la Franconie ».

Le bâtiment de l’Institut de recherche sociale

En 1928, cet Institut disposait déjà d’une bibliothèque de 37 000 ouvrages, d’une salle de lecture pour 5 000 personnes, d’un abonnement à 340 revues et 37 journaux, 18 salles de travail.

Et, dans le cadre de cet élan, c’est Max Horkheimer qui devint le dirigeant de l’Institut, en remplacement de Carl Grünberg désormais trop malade pour assumer les fonctions. On a ici l’une des principales figures de ce qui va être par la suite appelée « l’école de Francfort ».

Max Horkheimer

Mais cette école n’est en fait pas allemande, elle est américaine. Il faut attendre en effet l’émigration de l’Institut aux États-Unis pour que ce courant d’idées à prétention « marxiste » philosophique soit entièrement reconnu.

En attendant ce départ américain, l’Institut siphonne en Allemagne tous les jeunes intellectuels, pratiquement uniquement de très bonne famille juive et sans aucune activité politique, qui développe une « philosophie » para-marxiste ou marxisante coupée de manière assumée du mouvement ouvrier, à l’instar de Friedrich Pollock, Erich Fromm, Leo Löwenthal, Theodor Adorno, à quoi va s’ajouter par la suite Herbert Marcuse, Kurt Mandelbaum, Otto Kirchheimer, Franz Neumann.

Et il ne participe pas au mouvement d’affrontement avec le nazisme. L’Institut vit dans un monde parallèle, se focalisant sur des recherches notamment au moyen de questionnaires à l’intention d’ouvriers et d’employés. Les aspects fondamentaux étudiés étaient la morale, les valeurs, les traits psychologiques, voire psychiques.

On se situe ici à la fois dans la perspective de la « philosophie » à prétention « marxiste » de Karl Korsch et Georg Lukács et dans celle de l’austro-marxisme avec son marxisme à lecture moraliste – éducative par l’intermédiaire de la philosophie d’Emmanuel Kant.

Naturellement, les résultats conceptuels élaborés en-dehors de la vie réelle des masses aboutissaient à une sorte de pessimisme progressiste, qui sera la marque de fabrique de « l’école de Francfort ».

L’Institut fut fermé par les nazis en mai 1933 ; une base fut établie à Genève, avec des liens à Londres et à Paris avec le Centre de documentation de l’École Normale Supérieure. Les éditions parisiennes Félix Alcan, de renommée et d’importance mondiale alors dans les domaines de psychologie, sociologie, philosophie, assura la publication de la revue (800 exemplaires en librairie à quoi s’ajoutent 300 en abonnement).

Dans la continuité de la position d’avant 1933, l’Institut en exil refusa même toute forme d’organisation politique et toute prise de position ouverte, malgré la situation totalement modifiée. C’est également la raison qui a poussé l’Institut à choisir les États-Unis comme refuge, bien à l’abri des événements en Europe.

Les États-Unis, pourtant déjà farouchement anti-communistes, acceptèrent volontiers ces intellectuels tournés vers la philosophie, la sociologie, la psychologie, avec une prétention « marxiste », car les temps étaient justement à la mise en place d’une idéologie « démocrate » réformiste, avec le « New Deal » comme vecteur idéologique et comme programme.

C’est donc la très prestigieuse Columbia University de New York qui accueillit l’Institut, qui bien évidemment amena lui-même son financement, ce qui était d’autant plus appréciable côté américain.

L’Institut orienta alors son premier grand travail sur l’autorité dans la famille, une perspective sociologique « neutre », mais qui correspondait à la conception dominante désormais. On était passé d’une critique « philosophique » à prétention « marxiste » d’une société des faux-semblants en raison du capitalisme à une constatation psychologique – sociologique de celle-ci.

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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur