La complainte nationale de Joachim du Bellay

Il faut bien remarquer que Joachim Du Bellay est extrêmement apprécié historiquement pour sa sincérité et c’est en raison de celle-ci qu’il y a eu la possibilité de le réduire à quelqu’un se plaignant, ce qui est un raccourci et une réduction erronée de sa réelle dimension.

Le sonnet suivant des Regrets est par exemple très célèbre et il est intéressant de voir que c’est la complainte qui a souvent été considéré comme l’aspect principal, et non la dimension nationale alors que la France émerge historiquement précisément à ce moment-là. C’est pourtant cette dimension française qui en fait la substance.

France, mère des arts, des armes et des loix,
Tu m’as nourri long temps du laict de ta mammelle,
Ores, comme un aigneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m’as pour enfant advoué quelquefois,
Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle ?
France, France, respons à ma triste querelle :
Mais nul, sinon Écho, ne respond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,
Je sens venir l’hyver, de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait herisser ma peau.

Las, tes autres aigneaux n’ont faute de pasture,
Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure :
Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau.

On a une première définition nationale – France, mère des arts (au sens des techniques), des armes et des lois – et nullement simplement des reproches existentiels.

Le sonnet qui suit immédiatement cela est d’ailleurs un éloge du français, comme digne du grec et du latin, avec une complainte quant au fait d’être à Rome empêche de pouvoir s’exprimer dans cette langue incomprise là-bas.

Ce n’est le fleuve Thusque [étrusque, toscan, italien] au superbe rivage,
Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
Qui ores [=maintenant] (mon Ronsard) me fait parler Latin,
Changeant à l’estranger mon naturel langage :

C’est l’ennuy de me voir trois ans, et d’avantage,
Ainsi qu’un Prométhée, cloué sur l’Aventin,
Où l’espoir misérable et mon cruel destin,
Non le joug amoureux, me détient en servage.

Et quoi (Ronsard), et quoi, si au bord estranger,
Ovide osa sa langue en barbare changer,
Afin d’estre entendu, qui me pourra reprendre

D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
Quoi qu’au Grec et Romain égalé tu te sois,
Au rivage Latin ne se peut faire entendre.

La plainte n’est chez du Bellay, et aussi réelle qu’elle soit, qu’un vecteur pour l’affirmation nationale. Il est à Rome, ville décadente avec un Vatican totalement corrompu.

Il a donc la nostalgie du pays, et forcément du roi qui réalise concrètement ce pays. Sa plainte est dialectique : la dimension négative accompagne toujours la dimension positive, comme dans ces vers des Regrets.

Moi chétif ce pendant loin des yeux de mon Prince,
Je vieillis malheureux en estrange province,
Fuyant la pauvreté : mais las, ne fuyant pas

Les regrets, les ennuis, le travail et la peine,
Le tardif repentir d’une esperance vaine,
Et l’importun souci, qui me suit pas à pas.

Cette dimension dialectique sert à valoriser une nation en formation. On ne peut pas lire du Bellay adéquatement si on ne comprend pas que la France dont il parle est nouvelle, qu’elle est comprise à cette époque précisément.

C’est une prise de conscience nationale et la sincérité de du Bellay est, par le rejet de Rome, l’affirmation de la France, d’une France d’autant plus à chanter qu’elle est loin, comme dans le sonnet suivant des Regrets.

Ce pendant que tu dis ta Cassandre divine,
Les louanges du Roy, et l’héritier d’Hector,
Et ce Montmorency, nostre François Nestor,
Et que de sa faveur Henry t’estime digne :

Je me pourmeine [=promène] seul sur la rive Latine,
La France regrettant, et regrettant encor
Mes antiques amis, mon plus riche trésor,
Et le plaisant séjour de ma terre Angevine.

Je regrette les bois, et les champs blondissants,
Les vignes, les jardins, et les prés verdissants,
Que mon fleuve traverse : ici pour récompense.

Ne voyant que l’orgueil de ces monceaux pierreux,
Où me tient attaché d’un espoir malheureux,
Ce que possède moins celuy qui plus y pense.

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