On saisit bien l’esprit de la poésie de du Bellay avec La Belle matineuse. Initialement, c’est un poème italien, de Antonio Francesco Raineri. Joachim Du Bellay l’imite, tout comme Pierre de Ronsard, Olivier de Magny, Bachet de Méziriac, Abraham de Vermeil et par la suite au 17e siècle Vincent Voiture, Claude Malleville, Tristan L’hermite.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que Du Bellay se fonde sur un exemple italien, lui qui dénonce l’influence italienne. Mais il faut se rappeler qu’à l’époque, il n’y a pas de concept de droit d’auteur et dans sa logique, tout ce qui est culturellement formateur est bon du moment que cela sert la juste cause.
Il n’existait également pas au XVIe siècle de principe de nouveauté culturelle, tout passait par des dites et des redites, l’à-propos étant le critère d’évaluation.
Voici la version de du Bellay de La Belle matineuse.
Déjà la nuit en son parc amassait
Un grand troupeau d’étoiles vagabondes,
Et, pour entrer aux cavernes profondes,
Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait ;
Déjà le ciel aux Indes rougissait,
Et l’aube encor de ses tresses tant blondes
Faisant grêler mille perlettes rondes,
De ses trésors les prés enrichissait :
Quand d’occident, comme une étoile vive,
Je vis sortir dessus ta verte rive,
Ô fleuve mien ! une nymphe en riant.
Alors, voyant cette nouvelle Aurore,
Le jour honteux d’un double teint colore
Et l’Angevin et l’indique orient.
Il en va pour le fait de puiser dans la culture grecque et romaine comme pour la démarche consistant à se tourner dans la culture italienne, et d’ailleurs Du Bellay ne valorisait pas les vers latins, même s’il en faisait : c’était un travail de fond, comme pour une mystérieuse Faustine dont il s’éprit à la fin de son séjour de quatre années et demi à Rome.
Ce qui compte, c’est que Du Bellay est concrètement le premier à systématiser le sonnet en France – et il faut bien saisir qu’il a une grande production, comme pour tous les poètes de l’époque – et qu’il mène un travail de fond d’affinement du style français, tel un pas vers la langue qui va s’instaurer au XVIIe siècle.
On va dans le sens d’une certaine fluidité, d’une tournure de la langue plus naturelle. Voici La Chanson du vanneur de blé, tiré des Jeux rustiques et se fondant sur une poésie en latin de l’Italien du 16e siècle André Navagero. Le vanneur vanne le blé, c’est-à-dire qu’il le secoue au moyen d’un outil pour le débarrasser des impuretés.
Ô vous troupe légère
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez,J’offre ces violettes,
Ces lis et ces fleurettes,
Et ces roses ici,
Ces vermeillettes roses,
Tout fraîchement écloses,
Et ces œillets aussi.De votre douce haleine
Éventez cette plaine,
Éventez ce séjour ;
Cependant que j’ahanne
A mon blé que je vanne
A la chaleur du jour.
Si quelques recueils sont alors produits et diffusés, on est loin d’une imprimerie efficace et de masse. Les poèmes se dispersent aisément, ils relèvent d’une scène culturelle en vie mais n’ayant pas encore atteint le niveau d’organisation qu’aura le 17e siècle comme grand siècle français.
La poésie de du Bellay ne consiste donc pas simplement en ses recueils les plus célèbres – L’Olive (vers 1549), Les Regrets (1558), Les Antiquités de Rome (1558). Il y a d’autres poèmes, qui se sont dispersés, perdus, etc.
Voici un exemple très réussi, autour du thème de la passion, placé dans les œuvres complètes après sa mort dans une partie intitulée Les Amours de Joachim du Bellay.
Comme souvent des prochaines fougères
Le feu s’attache aux buissons, et souvent
Jusques aux bleds , par la fureur du vent,
Pousse le cours de ses flammes légères ;Et comme encor ces flammes passagères
Par tout le bois traînent, en se suyvant,
Le feu qu’au pied d’un chesne auparavant
Avoyent laissé les peu cautes [=précautionneuses] bergèresAinsi l’amour d’un tel commencement
Prend bien souvent un grand accroissement :
Il vaut donc mieux ma plume ici contraindreQue d’imiter un homme sans raison,
Qui se jouant de sa propre maison,
Y met un feu qui ne se peut esteindre.
Il va de soi que la fluidité de Du Bellay emprunte énormément à la langue italienne. Il suffit de lire des textes français du 16e siècle et de les comparer à ceux du 17e siècle comment il y a eu une véritable révolution sur le plan de la construction et de la fluidité. Les Essais de Montaigne sont une œuvre exceptionnelle, mais le français employé est dans ses tournures à mille lieux de la modernité toujours présente pour nous de celui du 17e siècle.
Voici un exemple de comment Du Bellay puise dans le style italien, avec un sonnet du poète italien du 16e siècle Francesco Berni et le sonnet quatre-vingt-onze des Regrets.
Chiome d’argento fine, irte ed attorte
Senz’arte, intorno ad un bel viso d’oro;
Fronte crespa, u’mirando io mi scoloro,
Dove spunta isuoi strali Amore et Morte;
Occhi di perle vaghi, luci tòrte
Da ogni obbietto diseguale a loro ;
Ciglia di neve, e quelle, ond’io m’accoro,
Dita e man dolcemente grosse e corte ;
Labra di latte, bocca ampia celeste,
Denti d’ebano rari e pellegrini,
Inaudita ineffabile armonia ;
Costumi alteri e gravi : a voi, divini
Servi d’Amor, palese fo che queste
Son le bellezze della donna mia.
Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
Ô front crêpe et serein ! et vous, face dorée !
Ô beaux yeux de cristal ! ô grand bouche honorée,
Qui d’un large repli retrousses tes deux bords !
Ô belles dents d’ébènes ! ô précieux trésors,
Qui faites d’un seul ris toutes âme enamouré !
Ô gorge dmasquine en cent plis figurée !
Et vous, beaux grands tétins, digne d’un si beau corps !
Ô beaux ongles dorés ! ô main courte et grassette !
Ô suisse délicate ! et vous, jambe grossette,
Et ce que je ne puis honnêtement nomer !
Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glaces !
Ô divines beautés ! pardonnez-moi, de grâce,
Si, pour être mortel, je ne vous ose aimer.
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