Dans la préface de sa pièce Cromwell en 1827, à 25 ans, Victor Hugo donne toute une série d’arguments contre les règles de la tragédie, faisant de ce document un manifeste romantique, censé annoncé la « modernité ».
Or, et c’est une chose frappante du point de vue du matérialisme dialectique, le thème de la vraisemblance est pratiquement oublié, alors qu’il s’agit du concept-clef dans la démarche de Racine.
Victor Hugo, comme tous les commentateurs bourgeois tant du XVIIe qu’ensuite du XXe siècle, ne voient en la tragédie qu’une forme, ne saisissant pas le contenu qui vise à présenter sur le plan psychologique une situation concrète, tout en soulignant les aspects moraux et le rétablissement de la normalité, par la tempérance.
De ce fait, la forme semble inadéquate à la présentation de l’action et c’est donc uniquement la règle des trois unités – temps, lieu et action – qui semble faire débat.
Le terme de vraisemblance ne revient ainsi que trois fois seulement dans le texte de Victor Hugo, précisément dans le passage suivant :
« Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue.
Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :
Alternis cantemus ; amant alterna Camenae. [Citation des Bucoliques de Virgile :« Chantons en couplets alternés ; les Camènes (Muses) aiment l’alternance ».]
Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ?
Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse.
Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. »
Victor Hugo prétend parler au nom de la dignité du réel, de la vérité, voire de la vraisemblance, mais en réalité il veut supprimer les règles pour que son imagination triomphe, pour qu’il puisse réaliser des « coups », dans l’esprit du subjectivisme romantique
C’est là ni plus ni moins que reprendre les arguments de Pierre Corneille ou des partisans de la tragi-comédie, qui luttaient contre la régularité.
Ce que Victor Hugo appelle drame, n’est en fait qu’un théâtre où l’auteur laisse libre cours à sa propre vision personnelle, qu’il maquille en arguant de détails historiques, réels, etc. C’est simplement une révolte contre la raison, la régularité, la vraisemblance au sens du réel, afin de pouvoir étaler des émotions, des points de vue personnels, égocentriques.
Dans la tragédie, les trois unités étaient un moyen, et non une fin ; Victor Hugo les dénonce comme étant une fin faisant obstacle à la subjectivité :
« Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout !
On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire.
Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent a leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie.
Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette. »
Il est indéniable que la compréhension de la tragédie n’a pas été à la hauteur et a été prétexte au dogmatisme conservateur, académique ; c’était inévitable : seul le matérialisme dialectique peut saisir l’intérêt historique de la tragédie classique française.
Cependant, Victor Hugo opère avec la préface de Cromwell à une liquidation, au nom de l’individu.
S’il est certain que la dimension pratique manque à la tragédie – en raison de sa base qui est un calvinisme ne pouvant pas l’être dans les conditions concrètes de la France alors, Jean Racine étant à ce titre issu du jansénisme – liquider la dimension morale est typiquement libérale.
En ce sens, le libéral Victor Hugo est quelqu’un qui refuse d’assumer l’héritage national ; il dit lui-même que la période passée est définitivement fermée, que chaque époque doit être radicalement différente sur le plan culturel.
Il prétend cela au nom du peuple, niant ainsi que c’est le peuple qui fait l’histoire, et conceptualisant la figure de l’artiste à côté du peuple, voire au-dessus comme prophète, l’artiste indépendant, créatif et intervenant dans l’histoire, mais toujours séparé du peuple.
Voici comment il formule cela dans la préface de la pièce Hernani, en 1889 :
« Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature.
Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.
La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique.
Ce principe est celui du siècle, et prévaudra (…).
Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n’a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris.
Cette voix haute et puissante du peuple qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : tolérance et liberté.
Maintenant, vienne le poète ! Il y a un public.
Et cette liberté, le public la veut telle qu’elle doit être, se conciliant avec l’ordre, dans l’état, avec l’art, dans la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est propre, et sans laquelle elle n’est pas complète.
Que les vieilles règles de d’Aubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces nouveautés.
Que le principe de liberté fasse son affaire, mais qu’il la fasse bien.
Dans les lettres, comme dans la société, point d’étiquette, point d’anarchie : des lois. Ni talons rouges, ni bonnets rouges. Voilà ce que veut le public, et il veut bien. »
Les « talons rouges » désignent les aristocrates et leurs exigences, les « bonnets rouges » le peuple révolté : Victor Hugo affirme que l’artiste ne doit se soumettre ni à l’un ni à l’autre, et donc à aucune morale universelle, et donc en étant séparé des autres.
En ce sens, le matérialisme dialectique ne peut qu’avoir une vision particulièrement négative de Victor Hugo, qui n’est pas tant quelqu’un exigeant un théâtre vivant avec un contenu, mais un artiste passé de l’ultra-royalisme à l’ultra-libéralisme dans les arts, ce qui va tout à fait de pair avec sa position politique démocrate-chrétienne développée exactement parallèle à la vie de Karl Marx, mais dans le sens contraire.
Assumer la tragédie classique, celle de Jean Racine, un de nos auteurs nationaux avec Molière et Honoré de Balzac, passe par le refus du nihilisme de Victor Hugo, du romantisme français comme éloge du subjectivisme, serait-il « social ».