Les forces armées musulmanes ont d’elles-mêmes généré des villes, à partir de la garnison militaire, ou bien ont remodelé les villes conquises.
Comme elles sont historiquement le vecteur du droit né pour servir les commerçants et les marchands (de la Mecque), leur perspective s’arrête là et ces villes ne sont pas des havres de paix et de culture, mais des territoires enfermés sur eux-mêmes, eux-mêmes imbriqués dans d’autres territoires fermés sur eux-mêmes.
La ville musulmane c’est une communauté en masse, des commerçants et des marchands, un pouvoir central inatteignable, bureaucratique et militaire.
De l’Atlantique aux Indes, on trouve donc le même modèle :
– les rues sont très étroites, puisque une tradition relevant de Mahomet implique qu’elles fassent sept pieds de large seulement ;
– dans certaines de ces rues, on trouve des commerces en série ;
– les maisons, les palais et les bâtiments publics sont construits autour d’une cour (qui devient intérieur), avec leur façade principale donne sur cette cour ;
– tout est labyrinthique à part au niveau des bâtiments du pouvoir central et des mosquées ;
– il y a des murs défensifs autour de la ville, voire des quartiers eux-mêmes, alors qu’une vaste porte (al-Bāb) marque l’entrée de la ville.
Ce principe de la cour intérieure est ici la première chose à noter, car cela correspond à la vision du monde de l’Islam originaire. Les clans et les tribus relèvent d’une culture patriarcale, où l’horizon est borné au chef de famille. La cour est ainsi une sorte d’allégorie du monde pour le noyau familial et par le noyau familial.
D’ailleurs, les maisons n’ont qu’un étage – c’est là encore une tradition islamique – et on ne peut pas reconnaître de l’extérieur ni leur forme ni leur disposition. C’est un monde fermé, qui forme par ailleurs de manière très ingénieuse un système de climatisation naturelle par la disposition des pièces et la construction en général.
La ville elle-même est fermée, elle est cerclée de murs de défense. Et les quartiers eux-mêmes sont cerclés de murs, formant chacun une entité séparée, avec souvent une division ethnique voire religieuse. Naturellement, le pouvoir central s’appropriait un quartier bien spécifique particulièrement défendu, dans des villes formant aisément une poudrière.
On notera également, dans cette vision militaire typiquement islamique, le makhzen, l’entrepôt fortifié pour le stockage des aliments pour le cas où ; le mot est à l’origine de celui de magasin en français.
Ce repli général sur une position défensive – de la ville, du quartier, de l’habitation – est le produit du fait que la ville procède de la garnison militaire, et s’appuie sur la base arabe à la Mecque, avec son noyau familial, limité à un horizon patriarcal.
Cela veut dire que le développement culturel collectif est réfuté ; le Coran a tout dit et il n’y a besoin d’aucun ajout, ni de vivifier quelque chose. Ce qui était nécessaire pour Mahomet pour discipliner les Arabes batailleurs devient la systématisation d’un horizon totalement borné.
Il n’y a, de ce fait, dans les villes islamiques ni théâtre, ni stades, ni gymnase, ni forums. Sortir de chez soi, pour un homme, pour une raison purement privée, c’est soit aller dans des bains, correspondant aux thermes romains et étant une institution systématique dans la civilisation islamique… ou bien aller à la mosquée, composée de différentes cours intérieures, pour des prières individuelles, en groupes, ou bien collectives avec beaucoup de monde.
On ne saurait insister assez sur comment cette opposition entre la cour intérieure et les rues étroites reflète toute entière la vision du monde de l’Islam et se retrouve dans chaque aspect urbain.
C’est là l’expression du centralisme musulman due à la formation de la religion par en haut, tant par les commerçants et marchands que par la caste militaire. La vie personnelle est dispersée : on ne fait que passer, c’est passager et d’ailleurs les rues sont désordonnées, établies sans aucun plan. La ville islamique est un véritable labyrinthe.
C’est d’ailleurs de là que vient le sens du mot bazar, pour désigner le désordre. Le bazar, c’est le marché de la ville islamique, et ce marché consiste en des échoppes alignées dans une ou plusieurs rues souvent couvertes. Il y a également des caravansérails, c’est-à-dire des relais pour les caravanes apportant les marchandises.
Par contre, dans la ville portée par l’Islam arabe, lorsqu’on est dans lieu public, alors celui-ci est forcément communautaire. Et, on l’aura compris, la vie privée est une vie publique, car il faut se comporter même chez soi selon les codes juridiques de l’Islam et on vit d’ailleurs en collectivité, avec un noyau familial élargi.
On a ainsi avec la ville arabo-musulmane une allégorie de la Mecque avec son droit islamique qui exclut les Bédouins et leurs mœurs querelleuses, avec des centres patriarcaux isolés de rues étroites et en pagaille.
Un tel horizon borné ne pouvait cependant tenir sur le long terme sans être rattrapé par des contradictions internes, produisant des tendances, des contre-tendances, etc.
Le dernier Calife abbasside de Bagdad, al-Nāşir li-dīn Allāh (1180-1225) juste avant la prise de la ville par les Mongols en 1258, a par exemple systématisé une tentative d’organisation de la ville par les confréries typiquement urbaines, les futuwwa, désignées aussi parfois sous cette forme par le terme plus ancien asabiyya.
Il s’agit de communautés organisées autour d’un maître, regroupant la jeunesse, dans un démarche initiatique où le membre, le fityan, doit s’engager sous serment à suivre sa vie durant les enseignements et les directives de ses maîtres. A la base, dans les premiers degrés, un grand niveau de licence est parfois autorisé. Certaines futuwwa permettaient même la mixité, l’ivresse, encourageaient les rixes et l’esprit de défi. Il n’était pas rare même que des non musulmans se joignent à la communauté lui donnant un tour hétérodoxe.
Mais d’un autre côté, il fallait s’engager dans des opérations miliciennes d’escortes des marchands, de sécurité lors des foires ou des fêtes et plus généralement de pacification de leur territoire.
A mesure que l’on s’élève dans la futuwwa, l’engagement mystique dans la religion devient plus exigeant. Bien sûr, on a là une des expressions de ce que l’on appelle le « soufisme », mais dans un cadre urbain, qui finit par s’imposer dans la démarche à l’ensemble de la société. La futuwwa dispose de lieux de rassemblement, parfois d’écoles, de mosquées, et une ville est souvent divisée en de multiples futuwwa rivales, mais tenues par une certaine discipline.
Et on notera que plus les conquêtes seront prolongées, avec des scissions dans la centralisation et la formation de directions régionales, plus le style urbain deviendra complexe, approfondi, tourné vers la vie quotidienne, s’éloignant toujours davantage du modèle arabo-musulman initial. C’est le cas dans l’Espagne occupée (al-Andalus), en Perse (notamment avec la merveille qu’est la ville d’Ispahan, « la moitié du monde »), en Inde.
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