Si la faction américaine prédominait au niveau gouvernemental et dans l’appareil d’État, il n’en reste pas moins que l’armée française disposait d’une très large autonomie, et cela pour plusieurs raisons. La première, c’était que sa structure avait traversé l’Occupation et se prolongeait à travers une fusion avec le gaullisme.
Il y a une continuité qui, par définition, est en décalage avec le caractère prédominant de la faction américaine. Même si l’armée est anticommuniste et soutient pour cette raison l’impérialisme américain, elle a ses propres priorités.
De surcroît, l’armée se renforça d’autant plus que le Vietnam a dans l’après-guerre exigé une mobilisation massive de 1946 à 1954, impliquant 223 467 Français de la métropole et 72 833 Légionnaires. Allait suivre la guerre d’Algérie, impliquant 1 419 125 militaires, dont 317 545 d’active et 1 101 585 appelés du contingent.
Cette autonomie est également vraie pour toute une partie de l’appareil d’État de l’empire, surtout en Algérie. L’Algérie française disposa de 1900 à 1940 d’une autonomie budgétaire et financière, suspendue en 1940 alors que les liens avec la métropole sont rompus en 1942.
Avec l’autonomisation de l’armée, cette autonomie algérienne rendait la situation intenable et un tournant eut lieu en mars 1956.
Au début du mois, l’indépendance du Maroc fut reconnue par la France dans le cadre des accords de La Celle-Saint-Cloud de 1955. Pratiquement comme contre-tendance à la dissolution de l’hégémonie française, l’assemblée accorda à l’armée une marge de manœuvre absolue en Algérie.
455 députés contre 76 décidèrent de
« mesures exceptionnelles tendant au rétablissement de l’ordre, à la protection des personnes et des biens et à la sauvegarde du territoire de l’Algérie ».
Le prétexte consistait en un « programme d’expansion économique, de progrès social et de réforme et de réforme administrative ». Concrètement, cela se traduisit par la possibilité pour le gouvernement d’interdire la circulation des personnes, des véhicules, de contrôler les biens et de les confisquer, de décider de toute importation et de toute exportation, placer toute personne en résidence surveillée, interdire les réunions, faire des perquisitions à n’importe quel moment, etc.
Il était également précisé que :
« Le gouverneur général peut instituer des zones dans lesquelles la responsabilité du maintien de l’ordre passe à l’autorité militaire qui exercera les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile. »
Et même :
« Des arrêtés du gouverneur général détermineront, en tant que de besoin, les modalités d’application du présent décret. »
C’est Guy Mollet, tout juste président du conseil des ministres et Secrétaire général de la SFIO depuis 1946 (et jusqu’en 1969) qui décida de cette mesure accordant les pleins-pouvoirs aux militaires en Algérie.
Les tribunaux permanents des forces armées devinrent même rétroactifs pour juger des faits depuis novembre 1954. Cela signifiait la constitution en tant qu’État de l’armée française en Algérie, à côté de l’État français en métropole.
Le général Salan, commandant en chef des forces françaises en Algérie, donna comme instruction à la fin avril 1957 comme quoi :
« L’armée doit agir… sur un plan particulier, afin d’atteindre les éléments formant la structure politico-administrative de la rébellion dont ils constituent les forces essentielles.
Dans ce domaine où les moyens proprement militaires se sont fréquemment révélés inadaptés, le caractère subversif de la rébellion amène l’armée à mettre en œuvre des moyens appropriés d’ordre administratif ou judiciaire.
Ses armes sont : les textes de codes, lois, décrets, arrêtés, instructions grâce à l’application desquels l’action est rendue possible et bénéfique. »
Cette décision d’accorder les pleins pouvoirs à l’armée en 1956 annulait de fait la décision, en avril 1955, d’établir le régime d’état d’urgence, au moyen d’une nouvelle loi justement mise en place pour éviter d’avoir à établir l’état de siège donnant les pleins pouvoirs à l’armée.
Environ onze mille personnes au total passeront pendant la guerre d’Algérie devant un tribunal militaire, qui fut mis en place à partir de 1957 à Alger, Constantine et Oran. Dès 1956, la torture devint également une méthode se systématisant alors que les attentats meurtriers du FLN algérien contre des civils mettait en place une ambiance de psychose.
Cette impression d’absence de limite pour l’armée se renforça encore avec la « bataille d’Alger » en 1957, lorsque la 10e division parachutiste commandé par le général Jacques Massu obtint les pleins pouvoirs pour briser le FLN à Alger.
Cela signifiait qu’en plus de ses 8000 « paras », le général Massu commandait la police, la police judiciaire, le Groupe de renseignements et d’exploitation (GRE), le SDECE (service de contre-espionnage) et son 11e Choc composé de 3 200 parachutistes), la Direction de la Surveillance du Territoire, le 9e régiment de zouaves, 350 cavaliers du 5e régiment de chasseurs d’Afrique, 400 hommes du 25e régiment de dragons, 650 hommes des deux détachements d’intervention et de reconnaissance, 1 500 hommes des unités territoriales (UT), etc.
L’armée française a ainsi acquis en Algérie le statut d’État. La contradiction avec l’État en métropole était par conséquent inévitable. Là réside la contradiction principale amenant à la crise de 1958.
=>Retour au dossier sur Le coup d’État et la constitution de 1958