Le refus de la guerre fut au coeur de l’identité des socialistes. Le 24 septembre 1911, 60 000 personnes se réunirent notamment à Paris contre la guerre, malgré l’interdiction et la présence de la police et de l’armée, alors qu’en même temps se réunissait à Zurich, en Suisse, le Bureau socialiste international, représentant 14 pays.
Le 17 novembre 1912, des meetings eurent lieu dans différents pays pour s’opposer à la guerre, Jean Jaurès étant à Berlin, Jean Longuet et Rognon à Londres, Compère-Morel à Milan, Gustave Hervé à Rome, Cachin à Strasbourg. Furent présents au meeting parisien – qui rassembla 100 000 personnes et qui fut boycotté par la CGT -, le belge Vandervelde, le russe Roubanovitch, l’Allemand Scheidemann, le Britannique Mac Donald, l’Autrichien Pernerstorfer.
Le 21 novembre 1912 se tint dans la salle parisienne de la Bellevilloise un congrès extraordinaire préparatoire au congrès extraordinaire contre la guerre des 24 et 25 novembre à Bâle.
Voici la résolution prise alors à Paris :
« Le Congrès national du Parti socialiste constate avec joie que les prolétaires français, répondant à l’appel de l’Internationale contre la guerre, ont manifesté avec force. Il voit dans ces manifestations le prélude d’un effort d’organisation qui seul permettra à la classe ouvrière de notre pays de remplir tout son devoir.
Jamais ne fut plus impérieuse la nécessité de lutter contre les menaces de conflit. Jamais guerre plus monstrueuse, plus anti-nationale et plus antihumaine, n’aurait éclaté sur l’Europe.
Si les grandes nations européennes y étaient entraînées, ce ne serait ni par le souci de leur indépendance, ni par des raisons vitales, mais par l’aberration la plus folle et les combinaisons les plus artificielles.
Ni les travailleurs, ni les démocrates de France ne permettront que notre pays soit jeté dans le conflit le plus horrible par des traités secrets dont la démocratie ne connaît aucune clause.
C’est pour épargner à la civilisation le plus cruel désastre, à la race humaine la plus douloureuse épreuve, à la raison l’humiliation la plus funeste que les prolétaires français lutteront à fond contre toute tentative de guerre.
Ils useront, pour la prévenir, de tous les moyens légaux. Dans le Parlement, ils appelleront la lumière sur les traités secrets ; ils insisteront pour les procédures d’arbitrage total ; ils dénonceront les vues exclusives et étroites de la diplomatie. Dans le pays ils multiplieront les réunions, les manifestations de masse, pour éveiller les citoyens de leur torpeur et pour les préserver du mensonge.
Et si, malgré leurs efforts, des minorités imprudentes déchaînaient le conflit, si la France est jetée à la guerre par des combinaisons de diplomatie occulte, les travailleurs et les socialistes de France auront le droit de dire bien haut, avec la pleine conscience de leur responsabilité, que jamais ne fut plus justifié, pour les peuples qu’on tenterait de mettre aux prises, le recours aux moyens révolutionnaires, grève générale et insurrection, afin de prévenir ou d’arrêter le conflit et d’arracher le pouvoir aux classes dirigeantes qui auraient déchaîné la guerre.
Le Congrès est convaincu que la meilleure garantie de la paix est que tous les Gouvernements sachent bien qu’ils ne pourront sans péril pour eux-mêmes provoquer les désastres d’un conflit universel.
Il espère que l’effort commun de propagande et d’action des prolétaires de tous les pays préviendra l’explosion de la guerre générale dont le monde est périodiquement menacé.
Il donne mandat à ses délégués au Congrès de Bâle de travailler en plein accord avec l’Internationale et par une résolution unanime, à intensifier partout la propagande et l’action contre la guerre. »
A Bâle, 12 000 personnes manifestent ainsi avant de se diriger vers la cathédrale, devant laquelle sont érigées à la hâte des tribunes en raison de l’affluence trop nombreuse. 26 orateurs prirent ensuite la parole pour commencer un congrès rassemblant 550 délégués représentant 23 pays.
Jean Jaurès fit partie de ces orateurs, voici son discours prononcé dans la cathédrale.
« Citoyens! Nous sommes réunis ici en une heure de soucis et de responsabilités. Le poids des responsabilités a d’abord pesé le plus lourdement sur les épaules de nos frères des Balkans. Mais, finalement, cette responsabilité inouïe pèse sur l’Internationale tout entière, d’abord à cause de notre solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le conflit s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes enveloppent tous les travailleurs d’Europe.
Empêcher cela c’est le devoir de tous les travailleurs du monde entier.
Il ne s’agit pas d’une question nationale, mais d’une question internationale.
Récemment, la presse bourgeoise de France raillait en parlant du Congrès et elle était d’avis qu’il s’agissait uniquement d’une parade socialiste et que les socialistes savaient même très bien que la paix n’était pas du tout menacée; ils voulaient seulement se donner, après coup, l’air d’avoir, par leurs protestations, sauvé la patrie.
Mais, dans les derniers jours, ces mêmes journaux furent obligés de publier les nouvelles les plus sérieuses.
La vérité est que l’insécurité et la confusion règnent partout; la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre à un choc général; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte des conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution.
Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le vertige peut saisir ceux qui hésitent encore.
C’est pourquoi nous, les travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix. Oh! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat.
Ici, à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but répond à leur pensée et à leur volonté: maintenir la paix. Mais, puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous.
Ils s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également réconfort et espérance.
Et le salut adressé par le gouvernement de Bâle à l’Internationale évoqua la mêmes sentiments. Ce fut un bon signe; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.
Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique: Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango! Vivos voco: j’appelle les vivants pour qu’il se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon.
Mortuos plango: je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango: je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.
Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique. Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se pose à lui-même: Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères, que ferons-nous pour échapper à cette épouvante?
Nous ne pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.
Les gouvernements d’Europe doivent comprendre que la véritable signification du Congrès est de souligner, de réaliser et de fortifier notre unité. Nous échangeons des opinions, des idées, des connaissances, des promesses, des décisions et des espoirs. Et cette action ne peut cesser le lendemain du Congrès.
Nous devons nous rendre partout pour porter dans les masses la conscience de notre action, nous devons encore une fois confirmer dans tous les Parlements que nous voulons la paix.
La pensée et la paix remplit toutes les têtes et si les gouvernements sont indécis et hésitent, nous devons mettre en œuvre l’action prolétarienne. C’est là l’œuvre de ce Congrès. Il n’y en a pas de plus noble!
Déjà tant de pensées, déjà tant d’espoirs se sont élevés vers cette voûte. Mais quelque haut que puissent s’être envolés ces rêves, il ne peut rien y avoir de plus sublime que la volonté de faire vivre la Justice et la Paix.
Cette même église a vu siéger une assemblée d’évêques qui s’est déchirée dans la lutte contre le schisme et la désagrégation. Quel contraste avec la séance d’aujourd’hui! Nous ne sommes pas divisés ici du fait d’antagonismes d’intérêts, mais nous unis par le cœur, la pensée, la doctrine, l’action ou la volonté. Et nous quitterons cette salle en jurant de sauver la paix et la civilisation.
Nous penserons à ces mots qu’un Allemand a prononcés récemment: « Les gouvernements réfléchiront que s’ils amènent le danger de la guerre, les peuples pourront facilement faire le calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de victimes que la guerre des autres ». »