Le mouvement anarchiste, dans ses différentes tendances, a soutenu très rapidement la CGT-Force Ouvrière, soit à sa naissance, soit peu après. Cependant, il a également joué un rôle significatif dans la genèse de ce qui allait donner la CGT-Force Ouvrière, en servant d’interface pour regrouper les tenants du « syndicalisme libre ».
Lorsque la CGT-Force Ouvrière se met en place, les anarchistes ne sont pas de la partie.
Seuls les syndicalistes révolutionnaires traditionnels, dont Pierre Monatte, appellent à rejoindre le mouvement, tout comme grosso modo la mouvance de la revue La révolution prolétarienne.
Dans Où va la C.G.T. ?, en 1946, brochure publiée par La révolution prolétarienne, Pierre Monatte dénonce de manière particulièrement agressive les communistes et considère la CGT comme devenu leur outil :
« Vous êtes surpris que les « vieux confédérés », qui continuent à se dire partisans de l’indépendance du syndicalisme, ne l’aient pas mieux défendue à ce congrès. A vos yeux, c’en est fait de cette indépendance.
Désormais la CGT n’est plus qu’une annexe du parti communiste ! Mort, le syndicalisme révolutionnaire !
Le jour où la CGT a six millions d’adhérents, est-il possible qu’elle renonce à toutes les espérances de sa jeunesse ? C’est-à-dire qu’elle ne veuille plus l’émancipation complète des travailleurs et qu’elle ne croie plus que cette émancipation ne pourra être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes.
Vous voilà, mes jeunes camarades, acculés au dilemme de Pierre Hervé : « Le communisme ou le désespoir. » Or, ce qu’on appelle le communisme, vous le connaissez mieux que Pierre Hervé ; vous le connaissez par un autre bout que messieurs les agrégés.
Vous savez que les partis communistes de 1946 ont tourné le dos au communisme depuis longtemps et qu’ils méritent, plus encore que les partis socialistes de 1919, le qualificatif de social-chauvins que Lénine appliquait à ceux-ci (…).
La Russie n’est pas plus le pays du socialisme que la France de Napoléon n’était encore le pays de la Révolution. ‘Tout en prétendant pourchasser le fascisme, la Russie a fini par en incarner une autre variété : le fascisme rouge. Qu’était le fascisme blanc ? Un composé de nationalisme exaspéré et d’étatisme. Ces deux éléments se retrouvent au même degré dans le fascisme rouge de Staline
La pire duperie, la plus grande escroquerie morale dont la classe ouvrière ait jamais pu être victime, c’est incontestablement d’avoir réussi à lui faire prendre le parti stalinien de 1946 pour un parti défendant le socialisme ou le communisme (…).
Au diable le désespoir et le soi-disant parti communiste qui foule aux pieds lutte de classes et internationalisme. »
Par contre, profitant d’une idéologie aux contours bien définis, les anarchistes avaient pu se regrouper dès 1945, notamment avec la Fédération Anarchiste. Profitant de syndicalistes espagnols ayant fui la dictature franquiste, ils vont dans le sens de monter un front syndical, avec à l’arrière-plan toute la tradition anarcho-syndicaliste française. Cela donna, dès 1946, la Confédération Nationale du Travail (CNT).
L’existence de la CNT impliquait qu’il n’y avait pas besoin d’un nouveau syndicat, puisque une nouvelle centrale avait déjà été constitué. L’objectif était de réaliser ni plus ni moins qu’une nouvelle CGT, marquée par l’anarcho-syndicalisme.
Seulement, les anarchistes n’avaient pas confiance en leurs propres forces et ils sont travaillés dès le départ en leur sein par toute une tendance à l’anticommunisme et au rejet de la politique. L’idée d’une centrale syndicale entièrement nouvelle, construite à partir des seuls efforts anarchistes, est pour cette raison pratiquement immédiatement abandonnée.
Dès son second congrès en septembre 1948, la CNT choisit donc de se tourner vers les syndicats autonomes pour constituer quelque chose de plus large. Les idéaux anarcho-syndicalistes s’effacent purement et simplement devant l’orientation syndicaliste révolutionnaire.
C’est que ces derniers, s’ils ont rejoint immédiatement la CGT-Force Ouvrière, n’en étaient pas moins structurés. Ils ont maintenu une grande permanence depuis leur âge d’or dans la CGT au début du 20e siècle. Ils avaient été isolés de manière complète avec l’affirmation du communisme. Les syndicalistes révolutionnaires s’étaient ainsi maintenus à l’écart depuis la fin des années 1930.
Profitant du renouveau d’après 1945, ils fondirent le journal L’Action syndicaliste et adhérèrent à la CGT, pour former un courant dénommé Fédération Syndicaliste Française. Bien que très minoritaires et eux-mêmes isolés, ces syndicalistes révolutionnaires disposaient d’une dynamique réelle pour deux raisons :
– de par la bataille pour la reconstruction du pays soutenu par le PCF, ils pouvaient se poser en « ultras » avec des revendications démesurées ;
– ils se posaient en opposants résolus de toute politique, et donc du PCF.
Cette dynamique anticommuniste s’est ensuite concrétisée avec la formation des Comités de Défense Syndicalistes, qui publiait La Bataille syndicaliste et reçut un temps l’appui des trotskystes. Tout ce petit milieu joue un rôle de ferment à la dynamique « syndicaliste libre » de Force Ouvrière, dont les tenants avaient été dispersés en raison de leur positionnement pendant la seconde guerre mondiale.
Finalement, la Fédération Syndicaliste Française et les Comités de Défense Syndicalistes sont sabordés, laissant la place à la CNT, qui rassembla donc les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires. Mais si les anarchistes visaient leur propre affirmation, telle n’était pas l’approche des syndicalistes révolutionnaires.
De par la dynamique posée, ces derniers l’emportèrent rapidement, les anarchistes cédant au nom de la priorité à l’anticommunisme. Ainsi, la Fédération Anarchiste, lors de son congrès de novembre 1948 à Lyon, décide d’appuyer non plus seulement la CNT, mais tous les syndicats « restés en dehors de la servitude des partis ».
Étant donné que les syndicats, à part la CGT-Force Ouvrière, sont la CGT proche du Parti Communiste Français et la CFTC liée à l’Église catholique, cela implique que l’anarchisme considère que son terrain naturel est tant la CNT que la CGT-Force Ouvrière.
Cette tendance est irrépressible, de par sa charge anticommuniste. La CNT croit ainsi posséder une réelle dynamique, mais sa substance est d’être une sous-CGT-Force Ouvrière, ce qui se prouva dans les faits très rapidement.
La CNT se rapprocha en effet de Force Ouvrière, de l’École Émancipée qui est une tendance de la Fédération de l’Éducation nationale, de la tendance trotskiste de l’Unité Syndicale avec Pierre Lambert, de syndicats autonomes… ce qui donna en novembre 1948 le Cartel d’unité d’action syndicaliste (CUAS).
Ce CUAS sera cependant un échec, car Force Ouvrière avait entre-temps quitté la CGT avec pertes et fracas. La CGT – Force Ouvrière siphonna immédiatement toutes ces forces ayant émergé ; son Comité général du 7 novembre 1948 appela ainsi les membres des syndicats autonomes et de la CNT à rejoindre la CGT-Force Ouvrière pour « une internationale ouvrière dégagée de toute emprise politique ».
La CNT, lors de son congrès extraordinaire de la CNT des 30 octobre et 1er novembre 1949, ne put que constater sa déroute complète. Même la commission syndicale de la Fédération anarchiste était entièrement passée à la CGT – Force Ouvrière. La CNT devint totalement marginale, la CGT-Force Ouvrière siphonnant entièrement son espace, alors qu’à l’arrière-plan une alliance anarchiste-trotskiste se formait dans le nouveau syndicat.