Léon Blum et le sauvetage de la SFIO face aux néos-socialistes

Il faut bien avoir conscience que la campagne lancée dans le Populaire dès la fin du congrès de la SFIO, le 19 juillet – le 18 juillet présentant encore le compte-rendu du congrès pour la journée du 17 juillet – ne vise pas qu’à dénoncer les néo-socialistes.

C’est également et même surtout, à moyen terme, un moyen pour Léon Blum de sauver la SFIO en empêchant une cassure entre une aile droite pragmatique et participationniste, convergeant même avec le fascisme, et une aile gauche militante qui ne pourrait que se tourner, d’une manière ou d’une autre, vers le Parti Communiste Français.

Il était dans cadre d’autant plus nécessaire que le centre, représenté par Léon Blum, soit en première ligne contre les néos-socialistes, et en profite pour remettre en avant les fondamentaux de la SFIO pour bloquer tout mouvement trop à gauche en dénonçant la droite.

Affiche de la SFIO de 1932

L’action préparatoire du socialisme, paru dans le Populaire le 9 août, donne ainsi le rôle suivant aux socialistes : « accumuler et exalter des volontés par la propagande, l’organisation, l’éducation » et « l’aménagement préalable du régime socialiste au sein du régime capitaliste », en ayant en tête que le processus de victoire du socialisme est international.

Internationalisme à éclipse, le 11 août, redit que l’action socialiste ce n’est pas seulement la lutte contre le pouvoir capitaliste mais surtout une préparation révolutionnaire, qui est par définition internationale, alors que le repli national a toujours existé par moments dans l’histoire du capitalisme, notamment depuis le début du 20e siècle.

Rationalisation et internationalisme, le 12 août, pose que le capitalisme a procédé à une rationalisation, qui a échoué, mais qui surtout l’a placé sous la dépendance des grandes banques et des bourses, qui réfuteraient tout repli national.

Intérêt national et nationalisme, le 13 août, considère que les socialistes n’ont jamais oublié les intérêts nationaux, mais qu’il ne s’agit pas de tomber dans les « passions chauvines ».

Il n’y a qu’un socialisme, le 14 août, est un document décisif où il se pose comme une défense intransigeante du marxisme comme doctrine. C’est là un moyen très clair de réaffirmer la SFIO, de poser l’alliance du centre et de l’aile gauche, de maintenir la tradition « socialiste française ».

« Nous sommes accoutumés depuis longtemps à cette manœuvre de diversion et de division, généralement fomentée ou encouragée par les pires ennemis du socialisme, et qui consiste à dire : Il y a deux socialismes : l’un qui est bon, l’autre qui est mauvais ; l’un qui est sec et rigoureux comme un calcul ou comme une construction logique, l’autre qui est vivant, généreux, humain ; l’un qui est bien français, bien-pensant, « bien de chez nous », l’autre qui est allemand par origine et international par nature.

Nous connaissons ça depuis cinquante ans et davantage.

A la faveur du « socialisme national » nous assisterons sans doute à l’un des retours périodiques de cette campagne traditionnelle. La masse des travailleurs ne se laissera pas plus émouvoir par elle dans le présent que dans le passé.

Il n’existe pas deux espèces de socialisme dont l’un serait international et dont l’autre ne le serait pas. Il est impossible de concevoir la réalisation du socialisme autrement que comme une transformation internationale du régime de la production et de la propriété.

Il est impossible de concevoir une organisation et une action socialistes qui se limitent et s’enferment dans le cadre national. Un socialisme national ne serait plus le socialisme et deviendrait rapidement antisocialisme – à moins qu’il ne le fût dès l’origine.

Il n’existe pas deux espèces de socialisme dont l’un serait le marxisme et dont l’autre serait on ne sait trop quoi.

Certes, nous ne sommes pas assez ingénus ou assez ignorants pour prétendre que dans un monde où tout change, l’œuvre de Marx et d’Engels soit demeurée immuable et intangible. La doctrine marxiste a changé précisément parce qu’elle est une doctrine vivante.

Elle a changé par le passage à travers les esprits et par le contact avec les choses. Mais cependant elle demeure intacte dans ses lignes maîtresses. Elle n’est ni une métaphysique, soumise comme une œuvre d’art au hasard de la création individuelle, ni une chimie, soumise à la loi scientifique du progrès.

Elle est avant tout une méthode – une méthode d’observation, d’analyse, d’interprétation de la réalité économique.

En tant que méthode, elle n’a pas plus vieilli que les principes de la méthode expérimentale depuis Bacon, Hume ou Claude Bernard.

Les lois essentielles que la méthode à permis de dégager n’ont pas plus vieilli que les grandes vues inspiratrices d’un Darwin, d’un Pasteur, d’un Maxwell qui dirigent depuis bientôt un siècle le travail scientifique.

Il serait prodigieux qu’on vînt parler aujourd’hui du marxisme comme d’une conjecture démodée, surannée, au moment même où le spectacle de l’humanité, désolée par la crise, lui fournit la plus poignante, mais aussi la plus évidente et la plus éclatante vérification.

J’aurai à revenir là-dessus avec plus de détails, en commentant, ainsi que je me le propose, la noble et profonde étude de notre ami Diner-Denès sur Karl Marx, ainsi que le livre de jeunesse de Engels La situation des classes laborieuses en Angleterre, dont Bracke vient de faire paraître la traduction.

Mais surtout, qu’à ce décri [= cette perte de réputation] du marxisme on ne s’avise pas de mêler le nom de Jaurès. Jaurès a repensé le marxisme et, par là-même, il l’a profondément empreint de son génie personnel. Il l’a tout à fait rectifié et amplifié, il l’a animé d’un souffle et, si je puis dire, d’une intention d’intelligence et de sensibilité qui lui était propre.

Mais Jaurès n’a jamais varié une seule minute dans son adhésion complète et sans réserve aux thèmes essentiels de la pensée marxiste : théorie de la valeur, dialectique de l’histoire, action de classe, organisation internationale du prolétariat.

Qu’on prenne la Conférence fameuse prononcée aux Sociétés Savantes sur la controverse Bernstein-Kautskv, qu’on relise ensuite l’Armée nouvelle ; on se rendra compte qu’en 13 ans, la position de Jaurès n’a rien perdu de sa netteté et de sa fermeté.

Opposer Jaurès à Marx serait un non-sens, Jaurès était marxiste.

Dans l’état présent des choses, un socialiste antimarxiste ne serait plus socialiste et deviendrait rapidement un antisocialiste.

Comment nous dégagerions-nous d’ailleurs de cette identité entre socialisme et marxisme, quand ce sont nos plus enragés ou nos plus cyniques adversaires qui en font état contre nous.

Je m’explique. Marxisme est le nom qu’en France et ailleurs, on a toujours donné au socialisme lorsqu’on voulait le combattre, le vilipender, l’extirper.

Quand le Temps cherche à inspirer aux honnêtes radicaux français le dégoût et l’horreur de notre maléfique parti – c’est-à-dire cinq ou six fois par semaine – il nous traite de marxistes et non de socialistes.

C’est au marxisme que Mussolini a déclaré la guerre. C’est le marxisme que Hitler, Goering et leurs bandes prétendent arracher du sol allemand.

Quiconque s’attaque au socialisme, quiconque veut le tourner en dérision ou en faire un objet de haine, le qualifie de marxisme.

Raison de plus pour relever orgueilleusement, comme jadis les gueux de Guillaume d’Orange, le nom sous lequel on prétend nous railler ou nous accabler. Oui nous sommes marxistes, oui nous sommes internationalistes. Nous savons parfaitement à quoi cette profession de foi nous expose.

Nous savons que les ennemis du socialisme continueront comme par le, passé à dénoncer en nous les sans-patrie, les traîtres, les avocats ou les agents de l’Allemagne. Peu importe, pourvu qu’aucun socialiste ne leur prête, par ses imprudences, un involontaire appui. »

C’est là un document essentiel, car il relance la fiction d’un Jean Jaurès « marxiste », d’une SFIO de lutte de classe, avec toute une thématique largement mise de côté depuis 1920, mais remise au goût du jour sous l’effort de la « bataille socialiste ».

Pour anticiper : l’opération sera un immense succès. L’aile gauche restera enferrée dans la SFIO. Il n’y aura aucun mouvement de transformation idéologique vers le Parti Communiste Français. Seul Jean Zyromski franchira le pas en rejoignant celui-ci en 1945, de manière totalement isolée.

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