L’épouvante de Léon Blum face aux néo-socialistes au congrès de la SFIO de 1933

La conception néo-socialiste était cohérente du point de vue du groupe parlementaire, mais cela ne correspondait nullement à la vision que les socialistes avaient d’eux-mêmes. En raison de la catastrophe de l’Union Sacrée de 1914, ils avaient été obligés d’insister sur leur dimension « internationale » pour rester crédibles après 1918 ; en raison de la présence communiste, ils étaient obligés de renforcer leur discours « révolutionnaire ».

Il y avait donc un décalage entre l’approche néo-socialiste, conséquence logique des choix socialistes, et la SFIO telle qu’elle s’imaginait. C’est cela qui provoqua l’onde de choc lors du congrès de 1933, par l’intermédiaire d’Adrien Marquet dressant l’importance de la participation non seulement gouvernementale, mais en fait même étatique, et donc nationale.

Adrien Marquet en 1933

Les néo-socialistes prenaient acte que les socialistes acceptaient les institutions : il fallait selon eux aller jusqu’au bout. Et c’était selon eux d’autant plus à faire qu’il y avait un renforcement apparent du rôle de l’État aux Etats-Unis, en URSS, en Italie (fasciste), en Allemagne (nazie). C’était une tendance générale, il fallait en prendre les commandes, à tout prix.

De fait, le groupe parlementaire justifiait son participationnisme en convergeant avec le fascisme, tout en se prétendant justement contre lui. Et la SFIO se voyait prise au piège avec en son sein une telle tendance qui, de fait, était naturelle de par le choix de la SFIO de ne pas considérer comme les communistes qu’il y avait une crise générale et d’affirmer la possibilité de réformes importantes y compris dans le capitalisme lui-même, par l’intermédiaire du gouvernement.

D’où les propos d’Adrien Marquet et « l’épouvante » de Léon Blum.

« La notion d’autorité est aussi nécessaire que celle d’ordre.

Au cours de la matinée, alors qu’un orateur déclarait à cette tribune que c’était par le gouvernement que l’on pouvait faire la révolution, Léon Blum a murmuré « C’est presque du fascisme. »

Dans ces conditions, que signifie l’extrait de la charte du Parti qui est sur notre carte ? « Conquête du pouvoir politique pour la transformation de la société capitaliste en société collectiviste ou communiste. »

Par cette déclaration, n’affirmons-nous pas la suprématie du pouvoir politique sur les conditions de la révolution économique ?

Nous avons toujours laissé entendre à la classe ouvrière et à la démocratie, qui nous ont cru, que la conquête du pouvoir mettrait à leur service l’appareil qui leur permettrait de réaliser leurs aspirations.

Est-ce là maintenant « presque du fascisme » ? A l’heure présente même, si une analyse démontrait que tout cela n’est qu’erreur, cette analyse ne pénétrerait pas jusqu’aux masses populaires françaises.

Les expériences russe, italienne et allemande ont fixé notre enseignement dans la pensée du peuple.

La classe ouvrière sent que le moment est venu d’employer pour elle les forces gouvernementales qui, jusqu’à ce jour, ont été mises en œuvre contre elle.

Elle incorpore d’elle-même la notion d’autorité dans une action socialiste qu’elle voudrait logique, cohérente et forte.

Ordre et autorité sont, je crois, les bases nouvelles de l’action que nous devons entreprendre pour attirer à nous les masses populaires (…).

Voyez-vous, et avant de terminer, je remercie le Congrès de sa bienveillante attention, je me demande si nous ne sommes pas entrés dans une nouvelle période historique, et si tous ceux d’entre nous qui vivent encore sur les idéologies du XIXe siècle peuvent comprendre et agir aujourd’hui.

Le XIXe siècle avait pensé et une organisation du monde basée sur la liberté et sur la justice. Nos théoriciens et nos grands propagandistes ont cru à l’établissement de relations internationales continues sur ces plans senti-mentaux. Selon leurs paroles, les nations allaient s’épanouir jusqu’à leur plein développement et constituer une humanité harmonieuse et pacifiée.

Mais à l’heure actuelle, les nations ne sont-elles pas en train de passer sur le plan d’une réalité nationale nouvelle ?

[à Léon Blum qui fait des gestes] Permettez, chacun a le droit ici d’exprimer sa pensée.

[Léon Blum intervient : Je vous écoute avec une attention dont vous pouvez être juge, mais je vous avoue que je suis épouvanté.]

Je vous demande, car j’ai eu parfois un sentiment identique à celui que vous venez d’exprimer, de faire ce que j’ai fait en pareil cas. Il m’arrive en effet de ne plus comprendre, mais je n’ai pas l’orgueil de croire que j’ai seul raison contre tous.

Au moment où nous sommes, il faut bien essayer cependant de rechercher dans quelle direction s’engagent masses populaires de chaque pays, et ces pays eux-mêmes.

C’est pourquoi la question se pose de savoir si nous ne sommes pas arrivés dans la phase qui préparera et permettra la réalisation des idéologies du XIXe siècle, chaque nation constituant d’ans son cadre intérieur un pouvoir fort qui se substitue à la bourgeoisie défaillante.

Les gouvernements ayant ainsi résolu les problèmes intérieurs posés par la crise, leurs rencontres ultérieures dans des conférences internationales aboutiraient alors, non à des vœux platoniques, mais à des possibilités d’organisation rationnelle du monde.

S’il en était ainsi, les démocraties qui voudraient se sauver devraient s’adapter à ce mouvement des choses et des esprits. »

Les propos sont très forts et correspondent à une situation extrêmement grave pour la SFIO.

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