Quand on regarde une fable de Jean de La Fontaine et qu’on veut en saisir le sens, il faut discerner de laquelle des trois approches possibles elle relève.
Jean de La Fontaine ne parvient pas à choisir entre un néo-stoïcisme austère appelant au repli sur soi, une philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse et enfin une dénonciation pratiquement matérialiste de l’émergence du capitalisme.
D’où provient l’existence de ces trois approches, qui n’en sont en fait que deux comme on va le voir ?
Cela tient à la tentative de Jean de La Fontaine de saisir la réalité, de proposer une philosophie pratique, une philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse.
C’est son objectif et soit il échoue et bascule dans le néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue, soit il bascule dans le matérialisme porté par la bourgeoisie.
Quelle est la source de ce déséquilibre ?
C’est qu’on ne peut assez souligner comment Jean de La Fontaine, dans ses Fables, aborde de manière ouverte la question de l’accumulation du capital et comment il tente de former une critique de celle-ci.
C’est même la clef pour comprendre le caractère décousu des Fables, un souci qu’on retrouve chez tous les moralistes.
Ceux-ci ne pouvaient en effet pas comprendre ce qui se passait. Le développement du mode de production capitaliste à travers la monarchie absolue leur apparaissait comme à la fois inexorable, critiquable, étrange.
Pour cette raison, la critique ne pouvant s’appuyer sur une classe ouvrière qui n’existe pas, il y a un déséquilibre.
Voici par exemple une fable où la tentative de formuler une critique positive de la course à l’accumulation, au nom d’une morale matérialiste pratiquement épicurienne, est évidente.
Le loup et le chasseur
Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons?
L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t il jamais: C’est assez, jouissons?
Hâte-toi, mon ami; tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre.
Jouis. Je le ferai. Mais quand donc? Dès demain.
Eh mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis dès aujourd’hui: redoute un sort semblable
A celui du Chasseur et du Loup de ma fable.
On a une même logique dans Le loup et le chien : le loup préfère la liberté à la sécurité du chien, qui fait de ce dernier un serviteur.
Voici la fin de cette fable :
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. Rien. Quoi ? rien ? Peu de chose.
Mais encor ? Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. »
Le problème est que comme Jean de la Fontaine se veut un portraitiste et un moraliste au sens d’un observateur, il peut très bien faire une fable dont la base est entièrement différente, voire opposée.
Dans la Fable suivante, il ne fait rien d’autre que conseiller par exemple la personne cherchant à accumuler du capital.
La poule aux œufs d’or
L’avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la Poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un oeuf d’or.
Il crut que dans son corps elle avait un trésor:
Il la tua, l’ouvrit, et la trouva semblable
A celles dont les oeufs ne lui rapportaient rien,
S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches!
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour vouloir trop tôt être riches!
Jean de La Fontaine est un conseiller ; il ne dit pas qu’on ne peut pas devenir riche, mais qu’il faut le faire de manière rationnelle.
Comment faut-il alors comprendre la fable de la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf ?
Car la morale est explicite : ceux qui veulent en faire trop échouent lamentablement, il ne faut pas vouloir trop faire.
« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »
Ce positionnement est tout à fait opposé tant au conseil de profiter de la vie qu’à celui d’accumuler de manière sage.
Il en va de même lorsque, dans Le loup et l’agneau, Jean de La Fontaine dresse ce constat d’un pessimisme complet :
« La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure. »
Philosophiquement, cela se concrétise avec de très nombreuses remarques de Jean de La Fontaine sur le destin, que le stoïcisme reconnaît comme puissance rendant inévitables les choses, à l’opposé de l’épicurisme qui rejette le concept.
Jean de La Fontaine ne choisit pas son camp, à certains moments il penche d’un côté, à d’autres de l’autre côté.
Dans L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits, il dénonce les astrologues :
« Charlatans, faiseurs d’horoscope,
Quittez les Cours des Princes de l’Europe »
Dans L’Horoscope on lit pareillement :
« Je ne crois point que la nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encor,
Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort.
Il dépend d’une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps ;
Non des conjonctions de tous ces charlatans. »
Cependant, le début de cette fable consiste en les lignes suivantes :
« On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter »
C’est-à-dire que Jean de La Fontaine ne croit pas en l’horoscope, mais relativement au destin qui, dans bien des fables, apparaît de manière implacable, comme si l’inspiration antique rendait cela obligatoire.
Voici la fin de La souris métamorphosée en fille :
« Il en faut revenir toujours à son destin,
C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.
Parlez au diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa fin. »
Dans La cour du lion, on lit ainsi :
« Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l’avait fait maître »
Dans L’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit, c’est encore plus marqué, puisque c’est celui qui l’attend dans son lit qui triomphe, en raison du destin. La fortune y est présentée comme « la fille du sort »
Dans L’Ingratitude et l’Injustice des Hommes envers la Fortune, le propos est ambigu, les hommes se comportant mal, accusant le sort, mais celui-ci semble tout de même exister.
Cela exprime parfaitement que les moralistes sont très perturbés par le capitalisme, c’est-à-dire le caractère hasardeux de la victoire dans le cadre de la concurrence. C’est cela même qui a provoqué les grands débats sur la prédestination à l’époque.
L’émergence de la richesse, du succès, tout apparaît incompréhensible.