L’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme comme religions thérapeutiques

Ce qu’on appelle un « gourou » est en fait dans les religions indiennes le maître spirituel qui fait littéralement office de « psychonaute ». Il suit les états d’âme des gens, rassure, a suffisamment de finesse pour repérer les tensions, les anxiétés et les angoisses, les tournures de l’esprit et les affres psychologiques.

C’est une personne avec donc beaucoup de bienveillance et capable d’une immense empathie, pour prendre sur lui les angoisses des autres.

On a la même chose dans les confréries soufies dans l’Islam. La fonction de ces « maîtres » est grosso modo la même que celle des chamanes, dans la mesure où le guide spirituel doit sortir l’élève de sa torpeur, de sa faiblesse psychologique, pour le « renforcer ».

Naturellement, on parle ici de la base de ces phénomènes : avec le temps, on a affaire à de l’escroquerie, de la manipulation mentale, etc.

Il faut ici bien distinguer le moteur humain du processus et sa transformation en raison de la situation historique dans laquelle se trouve l’humanité. Le Bouddha historique, Jésus, Mahomet, Moïse, Orphée, Zarathoustra… étaient indéniablement des personnes profondément humaines, capables de lire les gens, de se tourner réellement vers eux.

Les suites religieuses témoignent de comment on s’est éloigné de la sensibilité de ces personnages par définition attachants et terriblement marquants à leur époque.

Nanak enseignant à des ascètes, entre 1828 et 1830

Et il est flagrant que, de toutes façons, les religions ne se séparent jamais de la psychologie. Les catholicismes espagnol, mexicain, russe et grec, pour ne prendre que des exemples connus, font immédiatement penser à un certain état d’esprit, une certaine mentalité, une certaine approche des choses, au point que les sociétés des pays concernés sont incompréhensibles sans saisir le poids historique culturel de ces religions.

C’est vrai, de toutes façons, pour chaque pays, même si de manière moins pittoresque, encore que ce soit discutable ; il suffit de penser à d’autres exemples : l’Angleterre anglicane, l’Italie catholique, l’Indonésie musulmane, le Japon shintoïste-bouddhiste.

De fait, l’humanité ne se sort pas de cette dimension psychologique : en Europe au début du 21e siècle, il est beaucoup parlé de « développement personnel » : c’est en pratique un direct équivalent de la mission de ces « maîtres ».

Et l’Église de scientologie, qui a un succès si grand aux États-Unis, n’est rien d’autre qu’une religion entièrement axée sur le développement personnel, le passage de « paliers » pour surmonter les angoisses formalisées en « peurs » contrôlables (comme l’illustrent par exemple les films After Earth avec Will Smith et Battlefield Earth avec John Travolta).

Il est intéressant de voir d’ailleurs ici que la psychologie peut être l’aspect principal d’une religion, et la théologie seulement un arrière-plan. C’est en fait en réalité la norme dans la pratique et même dans la théorie bien souvent. Il suffit de se tourner vers l’Orient pour cela.

Le Bouddha, dans le style gréco-bouddhiste typique de la région du Gandhara, actuellement au Pakistan, 1er ou 2e siècle de notre ère

Si l’Islam a conjugué les deux aspects en ne sachant jamais quel aspect doit prévaloir, l’Inde et la Chine ont vu les religions assumer l’aspect psychologique comme principal.

Le bouddhisme qui a prévalu en Chine vise avant tout au perfectionnement de l’être humain, tout comme les conceptions mystiques locales, prétendument dans le rapport au cosmos (avec l’astrologie, les « ondes » positives et négatives, etc.).

La littérature concernant le mental, l’esprit, la psychologie est immense en Inde, dans l’hindouisme et le jaïnisme, mais également le bouddhisme qui y est né.

Et il n’y a pas de conceptions dominantes par ailleurs, les écoles s’ajoutant les unes aux autres, les aspects psychologiques et les méthodes s’emboîtant les unes dans les autres comme autant d’écoles de psychologie.

Si l’on choisit de vénérer Shiva ou Krishna, ce n’est pas tant pour des raisons théologiques, que pour une certaine lecture de la voie psychologique à suivre : tantrisme pour les uns, ascétisme pour les autres, et bien sûr le yoga.

Représentation au 18e siècle de Kalki, la dernière forme de Vishnou sur terre intervenant pour faire cesser le Kali Yuga, le dernier âge, et faire recommencer les cycles cosmiques depuis de le départ

C’est pour cela que l’ouvrage indien le plus connu est un résumé de la quête du bien-être mental, fournissant les clefs dans le contrôle de soi en général, la Bhagavat-Gita.

Dans cet ouvrage, au-delà de la mentalité « combattante » enseignée dans la mesure où il faut agir avec distanciation envers toute chose, dans une indifférence au résultat qu’il soit positif ou négatif, on trouve en même temps la célébration de la dévotion, de la bhakti.

L’être humain trouve ici la solution à toutes les peines en considérant l’univers comme ayant une seule source, Krishna, et en célébrant tous les aspects positifs de la vie. On lit dans la Gita :

« Celui qui Me voit partout, et voit toutes choses en Moi, celui-là Je ne l’abandonne jamais, et jamais il ne M’abandonne.

Celui qui, s’étant fixé dans l’unité, M’adore, Moi qui habite dans tous les êtres, ce yogin-là habite en Moi, quelle que soit sa manière de vivre. »

La pratique du yoga plus directement a quant à elle principalement comme base le Yoga Sutra, recueil de phrases explicatives écrit par Patañjali il y a au moins 1500 ans. Cela donne des choses comme :

« La maladie, l’abattement, le doute, le déséquilibre mental, la paresse, l’intempérance, l’erreur de jugement, le fait de ne pas réaliser ce qu’on a projeté ou de changer trop souvent de projet, tels sont les obstacles qui dispersent la conscience. »

« La souffrance, l’angoisse, la nervosité, une respiration accélérée, sont les compagnons de cette dispersion mentale. »

« L’arrêt des pensées automatiques s’obtient par une pratique intense dans un esprit de lâcher- prise. »

« Le non-attachement est induit par un état de conscience totale qui libère du désir face au monde qui nous entoure. »

« L’amitié, la compassion, la gaieté clarifient et apaisent le mental ; ce comportement doit s’exercer indifféremment dans le bonheur et le malheur, vis-à-vis de ce qui nous fait du bien comme vis-à-vis de ce qui nous fait mal. »

Une autre sentence est très parlante quant au rôle du maître, du mentor :

« On peut aussi stabiliser le mental en le mettant en relation avec un être qui connaît l’état sans désir. »

Et si on y pense bien, les prêtres ont joué exactement le même rôle pendant des siècles. En ce qui concerne le yoga, plus spécifiquement, l’objectif est de parvenir à un état de conscience au-delà de la veille, du rêve et du sommeil profond. Le théologien adorant Shiva au 9e siècle Vasugupta présente la chose ainsi :

« Il y a, cependant, un quatrième état de la conscience, appelé turiya. C’est la conscience du soi central ou Siva dans chaque individu. Ceci est un témoignage de la conscience auquel l’individu n’est normalement pas sensible.

Le turiya est chidananda-conscience pure et béatitude. L’esprit de l’individu est conditionné par les énergies (Vasana) de vies antérieures.

Lorsque les pratiques de yoga le libèrent alors qu’il est encore en vie, son esprit devient déconditionné, puis il atteint la conscience Turiya, et devient un Jivanmukta [yogi libéré des réincarnations]. »

Un autre découpage appelle à monter en gamme suivant la logique suivante : d’abord, il y a le corps physique, ensuite le corps avec l’énergie vitale, puis le mental et le sensoriel. Suit le bloc de l’intellect et de l’intuition, et le point le plus haut : la félicité.

Dans le bouddhisme, on a le but immédiat de la « pacification mentale », en mettant de côté le désir sensuel, la colère, la torpeur, l’agitation et le doute. Sur cette base, on peut atteindre une « vue profonde ».

On est là dans le sentiment, pas dans le raisonnement ni l’épanouissement. On est dans une fonction thérapeutique seulement, car il s’agit de se couper des choses mauvaises, pas de se développer. Aucune religion ne permet de progresser, c’est toujours uniquement un contrepoison.

La « vue profonde » bouddhiste n’est donc ni connaissance, ni tranquillité, ni joie, ni bien-être, ni détermination, ni énergie, ni plaisir, ni imperturbabilité, ni avertissement.

Ce qu’on peut constater, avec la « vue profonde », ce sont uniquement les manques, les soucis, les problèmes, dont on doit se détacher en portant un regard qui se veut extérieur.

Même ce regard extérieur est défini négativement. La « vue profonde » est une sorte de noyade contemplative dans la souffrance, l’aversion, le détachement, l’impermanence, l’impersonnalité, du renoncement, l’extinction, la disparition, le déclin, la transformation, l’absence de désir, la vacuité, l’inconditionné, un regard détaché sur les phénomènes, un regard qui traverserait la réalité, le détachement de la réalité, la contemplation elle-même…

Cela a abouti au fait qu’en occident, il est courant de considérer que le bouddhisme n’est pas une religion. En réalité, c’est bien par sa dimension thérapeutique que le bouddhisme est une religion, et toutes les religions captivent à grande échelle à travers le monde justement par leur dimension « soignante », si on omet l’infime minorité qui s’intéresse réellement à la théologie.

Il suffit de discuter avec des gens religieux pour voir le confort mental qu’ils trouvent dans la religion, à rebours de connaissances réellement solides sur le plan théologique.

La religion s’intéresse avant tout aux maladies de l’esprit, c’est soigner l’angoisse de l’humanité sortie de la Nature qui leur permettent d’avoir un rôle historique.

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