La croyance que la guerre ne viendrait jamais reflète le degré de corruption de la seconde Internationale par l’aristocratie ouvrière. Il y a une contradiction ouverte entre les thèses marxistes et les positions prises.
Dans le quotidien de la social-démocratie allemande, le Vorwärts (En avant), on lit par exemple le 25 juillet 1914 une dénonciation de l’empire autrichien qui veut la guerre… mais également un appel au gouvernement allemand à influencer les Autrichiens dans le sens de la paix. Il était pensé que la guerre se déroulerait – si jamais elle devait se déroulait – ailleurs, par d’autres, etc.
Il est pareillement parlé de refus de la guerre mondiale, cependant on voit que les choses n’étaient pas prises au sérieux, car l’article du lendemain sur la déclaration de guerre autrichienne commence ainsi :
« Ce qu’on pensait impossible jusqu’à la dernière heure est devenu un fait. »
La surprise fut en fait générale. Même l’appel à la mobilisation d’absolument tout le monde de la part de la social-démocratie allemande du 27 juillet 1914 s’accompagnait somme toute d’exigences de discussions diplomatiques : il y a alors une soumission générale à la gouvernance bourgeoise.
Il y a beau avoir des rassemblements dans tout le pays, dans toutes les villes principales et tous les centres industriels, cela reste toujours du suivisme par rapport aux événements.
On a un bon exemple de cette « surprise » vécue avec ce qui arriva comme mésaventure au social-démocrate allemand Hermann Müller. Il fut présent aux congrès de la SFIO et du Labour Party avant le déclenchement de la guerre, et juste après celle-ci il se précipita à Paris pour tenter de former une initiative franco-allemande pour la paix.
Jean Jaurès venait d’être assassiné, ce qu’il apprit en cours de route, et les socialistes français l’accueillirent très bien, tout en expliquant que tout était de la faute de l’Allemagne, qu’ils avaient tout fait pour éviter la catastrophe et que leur propre gouvernement « avait voulu, jusqu’au bout, chercher la solution pacifique », comme Pierre Renaudel l’expliqua dans l’Humanité par la suite.
Hermann Müller se prononçait lui pour la paix, arguant auprès des Français que la social-démocratie allemande voterait contre les crédits de guerre ou s’abstiendrait, que jamais elle ne voterait jamais les crédits de guerre… alors qu’elle était en train de le faire au même moment !
Hermann Müller ne pensait simplement pas que cela soit possible. C’est un excellent exemple du décalage entre positions théoriques et positions pratiques. Et il est symptomatique que lorsqu’il rentra en Allemagne, Hermann Müller s’en accommoda et devint une figue de l’aile droite.
Cet épisode trouve en écho en Roumanie au même moment. Le Parti Social-Démocrate de Roumanie s’était déjà opposé aux initiatives militaristes du gouvernement roumain dans le cadre des affrontements dans les Balkans ; lors du déclenchement de la guerre mondiale, il dénonça le « nationalisme panserbe » et le « militarisme autrichien ». Il exigea le maintien de la neutralité du pays.
Le Parti tomba des nues cependant lorsque la social-démocratie allemande vota les crédits de guerre : il pensa initialement que c’était un mensonge diffusé par l’empire allemand et maintint plusieurs jours cette position. Puis, ce fut la capitulation, avec une savante ambiguïté.
Le Parti tint un congrès extraordinaire où il maintint sa ligne pacifiste et affirma que, si le pays était attaqué par une grande puissance, la réponse devait être une entente balkanique, avec en perspective une République fédérale balkanique. Comme il n’y avait pas la guerre pour la Roumanie, la position anti-guerre historique pouvait être maintenue.
Le dirigeant du Parti, Christian Rakovski, expliqua cependant que les positions des socialistes participant à la guerre en France, en Allemagne, en Autriche, etc. était inévitable de par les nécessités de défendre le territoire national étant donné qu’un soulèvement révolutionnaire n’était pas possible. C’était ainsi accepter l’opportunisme et même prévoir une porte de sortie opportuniste le cas échéant.
En fait, le cœur du problème était que la social-démocratie allemande avait l’hégémonie historique dans la seconde Internationale et que sa faillite complète entraîna tout le monde dans l’abîme.
Un exemple marquant et suffisant consiste en la censure de la position de la social-démocratie allemande par le chancelier allemand lui-même.
Lorsqu’il y eut la question de voter les crédits de guerre, Karl Kautsky, l’idéologue de la seconde Internationale, proposa l’abstention.
Il fut récusé par les parlementaires : un peu moins de la moitié considérait que dans une situation de guerre il n’y avait plus de division entre partis dans le pays, un groupe équivalent considérait que la guerre était d’essence capitaliste mais qu’il fallait faire face à la Russie tsariste et accompagner la nation, seule une toute petite minorité récusait totalement la guerre.
Le groupe parlementaire décida de voter les crédits, en accompagnant ce vote d’un texte critique, où on trouve cette phrase :
« Aussitôt que la guerre deviendra une guerre de conquête, nous nous dresserons contre elle par les moyens les plus énergiques. »
C’était là chercher à sauver la face, au moyen d’une phrase symbolique visant en même temps à renforcer la fiction selon laquelle il s’agissait d’une guerre défensive. Le chancelier du Reich Theobald von Bethmann Hollweg exigea toutefois qu’elle fut enlevée et elle le fut.
Le pire fut que comme la grande majorité de la fraction parlementaire social-démocrate vota en interne en faveur du vote des crédits de guerre, la minorité se plia à la discipline. Hugo Haase, le dirigeant de la social-démocratie allemande, pourtant lui-même contre la guerre, lut ainsi le communiqué au parlement ; même Karl Liebknecht vota par discipline, au nom de la tradition d’unité.
La faillite de la social-démocratie allemande torpillait littéralement la seconde Internationale, puisque celle-ci avait été fondée par elle au moyen d’un rapprochement avec les socialistes français.
Au moins, du côté allemand, on avait quelques rares esprits clairs comme Rosa Luxembourg et Clara Zetkine, qui appelèrent à une mobilisation sur le terrain de la lutte de classes, de manière révolutionnaire. C’était cependant isolé, sans envergure, sans base organisationnelle.
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et le déclenchement de la première guerre mondiale