L’impact de la révolution d’Octobre 1917 en Russie fut phénoménal en Europe centrale et pour un nombre significatif d’intellectuels, il fallait résolument se placer sur ce terrain nouveau afin d’être en phase avec les événements historiques se produisant et bouleversant le panorama.
Il faut bien prendre en considération ici que l’effondrement des empires allemand et austro-hongrois avait démantelé les formes sociales traditionnelles, les luttes de classes faisant vaciller les sociétés elles-mêmes.
On parle également des couches intellectuelles, donc de cercles particulièrement minoritaires, existant uniquement dans les centres urbains, en particulier dans la capitale ; il s’agit plus particulièrement de personnes juives, qui faisaient face à un problème historique d’intégration, oscillant entre repli communautaire religieux, sionisme, semi-intégration par le libéralisme, fusion avec l’ensemble national dans une perspective socialiste.
Dans un contexte où la contre-révolution en Allemagne s’alignait sur un nationalisme pangermaniste et antisémite, cela devait provoquer un basculement, qui s’exprime par l’initiative de Felix Weil. Né à Buenos Aires d’un père richissime mécène de l’Université de Francfort, il distribua son argent à des initiatives « philosophiques » se revendiquant du marxisme, telle la semaine de travail marxiste à partir de 1923, ainsi que l’Institut de recherche sociale auprès de l’Université de Francfort en 1924.
Le directeur de cet Institut de recherche sociale était Carl Grünberg, qui avait été professeur à Vienne à partir de 1912 et eu comme étudiants les principaux représentants de l’austro-marxisme : Otto Bauer, Max Adler, Friedrich Adler, Rudolf Hilferding, Karl Renner.
Il avait également publié au début des années 1920 les deux auteurs les plus marquants de cet état d’esprit marxiste philosophique existant à l’extérieur du mouvement ouvrier : Karl Korsch et Georg Lukács. Leurs ouvrages respectifs, tous deux de 1923, Marxisme et philosophie et Histoire et conscience de classe, furent des bombes intellectuelles établissant le terrain pour la suite.
Il va de soi que ces deux ouvrages furent littéralement exécutés par l’Internationale Communiste, qui y voyait des démarches intellectuelles coupées de la réalité et largement marquées par les influences moralistes de la seconde Internationale, avec notamment les références à Emmanuel Kant.
Le problème de fond de Marxisme et philosophie et Histoire et conscience de classe étaient qu’ils visaient somme toute à montrer aux intellectuels bourgeois que le marxisme était « respectable », qu’il était finalement une « philosophie », ce qui revient à la posture austro-marxiste d’un marxisme mécaniste au service d’une perspective moraliste-culturelle.
Cette « philosophie » marxiste consistait, selon Karl Korsch et Georg Lukács, en une sorte de méthode permettant d’appréhender le marxisme de l’intérieur ; naturellement, on a besoin d’une couche particulière d’intellectuels « philosophes » pour appréhender cette méthode.
La différence avec la philosophie en général existant auparavant est que la nouvelle philosophie, « marxiste », aurait une portée pratique. Cela serait d’ailleurs une tendance historique en général et il n’y aurait pas de primauté à accorder en quelque manière que ce soit aux bolcheviks, même si les deux auteurs se revendiqueront en même temps totalement fidèles à la « philosophie » de Lénine, ce que ce dernier réfutera totalement.
Selon Karl Korsch :
« Aujourd’hui encore, la plupart des théoriciens marxistes conçoivent l’efficacité des phénomènes dits intellectuels dans un cadre purement sens négatif, abstrait et non dialectique, alors qu’ils devraient analyser ce domaine de la réalité sociale avec le matérialiste et méthode scientifique modelée par Marx et Engels.
La vie intellectuelle doit être conçue en union avec la vie sociale et politique, et l’être et le devenir social (au sens le plus large, comme l’économie, la politique ou le droit) doivent être étudiés en liaison avec la conscience sociale dans ses multiples manifestations, en tant que composante réelle mais aussi idéale (ou « idéologique ») du processus en général. »
Il y aurait ainsi une « philosophie » flottant au-dessus de la réalité, une sphère intellectuelle qui se voudrait entièrement pratique car correspondant à une époque de transformation. Le « philosophe » serait en fait le vrai « sujet » de l’Histoire, car lui seul parviendrait à placer sa conscience au niveau de la réalité, ce qui lui permettrait de saisir la « totalité » du monde.
Georg Lukács dit la même chose, dans un langage intellectuel-illisible, dans Histoire et conscience de classe, mais avec en plus une tentative de présenter la conscience « philosophe » comme le point culminant d’un prolétariat qui aurait pris conscience de lui-même. La conscience « philosophe » du prolétariat historiquement conscient joue un rôle messianique, la bourgeoisie serait dépassée car sa conscience ne serait plus adéquate historiquement.
La raison pour cela est la transformation de chaque rapport en chose, car la valeur des choses semble « naturelle » en l’absence de compréhension du capitalisme, et tout n’est plus lu que de manière dispersée, en se fondant sur la valeur supposée.
Georg Lukács appelle réification / choséification ce processus où les rapports marchands façonnent entièrement les psychologies, incapables d’avoir un avis objectif désormais.
« La métamorphose de la relation marchande en chose dotée d’une « objectivité fantomatique » ne peut donc pas en rester à la transformation en marchandise de tous les objets destinés à la satisfaction des besoins.
Elle imprime sa structure à toute la conscience de l’homme ; les propriétés et les facultés de cette conscience ne se relient plus seulement à l’unité organique de la personne, elles apparaissent comme des « choses » que l’homme « possède » et « extériorise », tout comme les divers objets du monde extérieur.
Et il n’y a, conformément à la nature, aucune forme de relation des hommes entre eux, aucune possibilité pour l’homme de faire valoir ses « propriétés » physiques et psychologiques, qui ne se soumettent, dans une proportion croissante, à cette forme d’objectivité. »
Dans le capitalisme, la conscience est ainsi selon Georg Lukács perdue dans un capitalisme qui fait régner la marchandise et disperse les choses ; la conscience « philosophe » permet de ne pas vivre dans une immédiateté aliénante, mais de saisir la « totalité ».
« La méthode dialectique ne se distingue pas seulement de la pensée bourgeoise parce qu’elle seule est capable de la connaissance de la totalité, mais cette connaissance n’est possible que parce que la relation du tout aux parties est devenue différente dans son principe de celle qui existe pour la pensée réflexive.
Bref, l’essence de la méthode dialectique consiste – de ce point de vue – en ce que dans tout moment saisi de façon dialectiquement correcte, la totalité entière est contenue et qu’à partir de tout moment on peut développer la méthode entière. »
Et, fait essentiel, il est exprimé de manière tendancielle dans l’œuvre que le processus de réification / choséification est devenu autonome, il s’exprime librement dans le capitalisme, jusqu’à construire des formes nouvelles, qui n’ont de sens que pour la réification / choséification, en dehors de la vie réelle et de ses besoins. C’est comme si la réification / choséification était une superstructure du mode de production capitaliste, le capitalisme produisant des marchandises qui n’ont, en soi, plus aucun sens.
« Le caractère fétichiste des formes économiques, la réification de toutes les relations humaines, l’extension croissante d’une division du travail qui atomise abstraitement et rationnellement le processus de production sans se soucier des possibilités et des capacités humaines des producteurs immédiats, transforme les phénomènes de la société et avec eux leur aperception.
Des faits « isolés » surgissent, des ensembles de faits isolés, des secteurs particuliers ayant leurs propres lois (théorie économique, droit, etc.). »
De là vient que Georg Lukács fait appel au philosophe Emmanuel Kant : ce qui est révolutionnaire, c’est que la conscience devienne « sujet », l’Histoire est en fait l’histoire de la conscience dans son rapport aux choses, pour savoir si elle est maître ou esclave des choses. Il n’y a plus d’Histoire comme progrès à travers des modes de production, il n’y a plus que l’Histoire de la conscience maître ou esclave des choses.
C’est là le détonateur de l’école de Francfort, puis de la « critique de la valeur ».
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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur