Au départ, inévitablement, Molière est influencé par le théâtre populaire italien, la Commedia dell’arte qui célèbre l’ingéniosité face à la naïveté, tout en jouant fondamentalement sur la bouffonnerie.
L’une des premières œuvres de Molière, Le Médecin volant, se fonde sur cette approche avec un thème d’ailleurs traditionnel dans ce type de théâtre : le valet Sganarelle se fait passer pour un médecin. Il n’hésite pas à prétendre avoir un frère jumeau, se disputant même avec celui-ci devant quelqu’un d’autre s’il le faut, en alternant ses habits en apparaissant à la fenêtre.
Molière, pendant de nombreuses années, va porter ce théâtre-là, dans le cadre d’une troupe itinérante, passant surtout dans le sud de la France.
« GORGIBUS.– Oui-da, je m’en vais lui dire. Monsieur, il dit qu’il est honteux, et qu’il vous prie d’entrer, afin qu’il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer ; je vous supplie de ne me pas refuser et de me donner ce contentement.
SGANARELLE.– Il n’y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter. Ah ! te voilà, coquin. – Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu’il n’y a point de ma faute. – Il n’y a point de ta faute, pilier de débauche, coquin ? Va, je t’apprendrai à vivre. Avoir la hardiesse d’importuner M. Gorgibus, de lui rompre la tête de ses sottises ! – Monsieur mon frère… – Tais-toi, te dis-je. – Je ne vous désoblig… – Tais-toi, coquin.
GROS-RENÉ.- Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent ?
GORGIBUS.– C’est le médecin et Narcisse son frère ; ils avaient quelque différend, et ils font leur accord.
GROS-RENÉ.– Le diable emporte ! ils ne sont qu’un.
SGANARELLE.– Ivrogne que tu es, je t’apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue ! il voit bien qu’il a failli, le pendard. Ah ! l’hypocrite, comme il fait le bon apôtre !
GROS-RENÉ.– Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu’il fasse mettre son frère à la fenêtre.
GORGIBUS.– Oui-da, Monsieur le médecin, je vous prie de faire paraître votre frère à la fenêtre.
SGANARELLE.– Il est indigne de la vue des gens d’honneur, et puis je ne le saurais souffrir auprès de moi.
GORGIBUS.– Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m’avez faites.
SGANARELLE.– En vérité, Monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi que je ne vous puis rien refuser. Montre, montre-toi, coquin. – Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. – Hé bien ! avez-vous vu cette image de la débauche ?
GROS-RENÉ.– Ma foi, ils ne sont qu’un ; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble.
GORGIBUS.– Mais faites-moi la grâce de le faire paraître avec vous, et de l’embrasser devant moi à la fenêtre.
SGANARELLE.– C’est une chose que je refuserais à tout autre qu’à vous ; mais pour vous montrer que je veux tout faire pour l’amour de vous, je m’y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu’il vous demande pardon de toutes les peines qu’il vous a données. – Oui, Monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de M. Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n’aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s’est passé.
Il embrasse son chapeau et sa fraise.
GORGIBUS.– Hé bien ! ne les voilà pas tous deux ?
GROS-RENÉ.– Ah ! par ma foi, il est sorcier.
SGANARELLE.- Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends ; je n’ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu’il me fait honte : je ne voudrais pas qu’on le vît en ma compagnie dans la ville, où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre, etc . »
Dans une autre pièce parmi les premières de Molière, La Jalousie du barbouillé, on retrouve le même esprit bouffon : une femme que son mari refuse de laisser rentrer à la maison fait semblant de se tuer, pour inverser la situation ensuite et l’accuser d’être un ivrogne rentrant tard, sans aucun sens des responsabilités. On a là la substance même de la farce, l’esprit de l’arroseur arrosé.
« ANGÉLIQUE.– Tu ne veux donc pas m’ouvrir ?
LE BARBOUILLÉ.– Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ouvrirai point ; tue-toi, crève, va-t’en au diable, je ne m’en soucie pas.
ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper.– Adieu donc !… Ay ! je suis morte.
LE BARBOUILLÉ.– Serait-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.
ANGÉLIQUE.– Il faut que je t’attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement, cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour.
LE BARBOUILLÉ.– Hé bien ! ne savais-je pas bien qu’elle n’était pas si sotte ? Elle est morte, et si elle court comme le cheval de Pacolet. Ma foi, elle m’avait fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner au pied ; car si je l’eusse trouvée en vie, après m’avoir fait cette frayeur-là, je lui aurais apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m’en vais me coucher cependant. Oh ! oh ! Je pense que le vent a fermé la porte. Hé ! Cathau, Cathau, ouvre-moi.
ANGÉLIQUE.– Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu’a-t-elle fait, Cathau ? Et d’où venez-vous, Monsieur l’ivrogne ? Ah ! vraiment, va, mes parents, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s’ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmto tout le long du jour.
LE BARBOUILLÉ.– Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête. »
On n’a pas ici une originalité particulière, même si dans Le Médecin volant on a en arrière-plan le mariage forcé entre une jeune femme et un vieux, et dans La Jalousie du barbouillé, le thème du mari ennuyeux amenant sa femme à tenter de vivre mieux avec un amant.
On est, de fait, encore dans la farce, dans la blague, la bouffonnerie. Il n’y a pas d’encore développé une véritable typologie. Pour cela, il faudra attendre le passage à la comédie. Cependant, on a déjà de présent la question démocratique du droit des femmes, qui se pose face à la féodalité et ses valeurs.