Staline : Ouvriers du Caucase, il est temps de se venger !

Tract édité le 8 janvier 1905 par l’imprimerie clandestine (d’Avlabar, un Quartier populaire de Tiflis) de l’Union caucasienne du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
Signé : le Comité de l’Union.

Les rangs des bataillons du tsar s’éclaircissent, la flotte du tsar est détruite et enfin Port-Arthur s’est honteusement rendu : une fois de plus, la preuve est faite de la décrépitude de l’autocratie tsariste…

La mauvaise nourriture et l’absence de mesures sanitaires favorisent la propagation des maladies contagieuses parmi les soldats. Ces conditions intolérables s’aggravent encore faute d’un logement et d’un équipement plus ou moins passables.

Affaiblis, exténués, les soldats tombent comme des mouches. Et ceci, après que des dizaines de milliers d’entre eux ont été fauchés par les balles. D’où l’effervescence, le mécontentement des soldats. Ils secouent leur torpeur, ils commencent à se sentir des hommes, ils ne se soumettent plus aveuglément aux ordres de leurs supérieurs, et souvent ils accueillent par des sifflets et des menaces les officiers trop zélés…

Voici ce que nous écrit un officier d’Extrême-Orient : « J’ai fait une sottise ! Sur les instances de mon chef, j’ai prononcé dernièrement un discours devant les soldats. A peine avais-je commencé à dire qu’il fallait défendre le tsar et la patrie que les coups de sifflet, les jurons, les menaces ont fusé de toutes parts… Force m’a été de filer loin de la foule déchaînée… ».

Telle est la situation en Extrême-Orient !

Ajoutez à cela l’effervescence parmi les réservistes en Russie, leurs manifestations révolutionnaires à Odessa, Ekaterinoslav, Koursk, Penza et dans d’autres villes, les protestations des recrues en Gourie, Imérétie, Kartalinie, dans le sud et le nord de la Russie ; notez que ni la prison ni les balles n’arrêtent les protestataires (dernièrement, on a fusillé à Penza plusieurs réserviste qui avaient manifesté), et vous comprendrez sans peine ce que pense le soldat russe…

L’autocratie tsariste perd son principal appui : « sa fidèle armée » !

D’autre part, le trésor du tsar se vide de jour en jour. Les défaites se succèdent. Le gouvernement tsariste perd peu à peu la confiance des Etats étrangers.

C’est à grand’peine qu’il se procure l’argent qui lui est nécessaire, et le moment n’est pas loin où il aura perdu tout crédit ! « Qui nous paiera quand on t’aura jeté bas ? Et ta chute sans nul doute, n’est pas très éloignée » : c’est avec cette réponse que l’on renvoie le gouvernement tsariste, en qui personne n’a plus confiance ! Quant au peuple, au peuple déshérité, affamé, que peut-il donner au gouvernement tsariste quand lui-même n’a pas de quoi mangé ?

L’autocratie tsariste perd ainsi son second appui principal : un trésor abondant et le crédit qui l’alimente !

D’autre part, la crise industrielle s’aggrave de jour en jour, les fabriques et les usines ferment, des millions d’ouvriers réclament du travail et du pain.

La famine s’attaque avec une force nouvelle à la masse exténuée des paysans pauvres. Les vagues de l’indignation populaire montent de plus en plus haut et battent avec une violence accrue le trône du tsar ; l’autocratie tsariste décrépite est ébranlée jusque dans ses fondements…

L’autocratie tsariste assiégée se dépouille de sa vieille peau, comme un serpent : tandis que la Russie mécontente se prépare à l’assaut décisif, elle laisse là (ou fait mine de laisser là) sa nagaïka et, affublée d’une peau d’agneau, proclame une politique d’apaisement.

Vous entendez, camarades ? Elle nous demande d’oublier le sifflement des nagaïkas et des balles, les centaines de nos héroïques camarades assassinés, leurs ombres glorieuses qui planent au-dessus de nous et qui murmurent : « Vengez-nous » !

Cyniquement, l’autocratie nous tend ses mains ensanglantées et prêche la réconciliation ! Elle a publié un « oukase impérial » [1] où elle nous promet une vague « liberté »… Les vieux brigands ! Ils croient pouvoir repaître de mots les millions de prolétaires affamés de Russie ! Ils comptent pouvoir satisfaire avec des mots les millions et les millions de paysans plongés dans la misère et exténués. ils veulent, par des promesses étouffer les sanglots des familles en deuil, victimes de la guerre ! Les misérables ! Ils se noient en se raccrochant à un fétu de paille !…

Oui, camarades, le trône du gouvernement tsariste est ébranlé jusque dans ses fondements !

Ce gouvernement qui, avec le produit des impôts qu’il nous a extorqués, entretient nos bourreaux — ministres, gouverneurs, chefs de district et directeurs de prison, commissaires de police, gendarmes et espions — ; qui oblige les soldats recrutés parmi nous, nos frères et nos fils, à verser notre propre sang ; qui soutient par tous les moyens les propriétaires fonciers et les patrons dans leur lutte quotidienne contre nous ; qui nous a lié bras et jambes et nous a réduits à l’état de parias ; qui a sauvagement foulé aux pieds et tourné en dérision ce que nous avons de plus sacré : notre dignité d’homme, ce gouvernement chancelle aujourd’hui et sent le sol se dérober sous ses pieds !

Le moment est venu de se venger ! Il est temps de venger nos glorieux camarades, sauvagement assassinés par les bachibouzouks du tsar à Iaroslav, à Dombrowa, à Riga, à Pétersbourg, à Moscou, à Batoum, à Tiflis, à Zlatooust, à Tikhoretskaïa, à Mikhaïlov, à Kichinev, à Gomel, à Iakoutsk, en Gourie, à Bakou et ailleurs !

Il est temps de sécher les larmes de leurs femmes et de leurs enfants ! Il est temps d’exiger qu’il réponde des souffrances et des humiliations, des chaînes infamantes dont il nous a chargés depuis longtemps ! Il est temps d’en finir avec le gouvernement du tsar et de déblayer la route du régime socialiste ! Il est temps d’abattre le gouvernement du tsar !

Et nous l’abattrons !

C’est en vain que messieurs les libéraux s’efforcent de sauver le trône croulant du tsar ! En vain qu’ils tendent au tsar une main secourable !

Ils s’appliquent à implorer de lui une aumône, à l’amener à accepter leur « projet de Constitution » [2], pour se frayer, par de menues réformes, un chemin vers la domination politique, faire du tsar leur instrument, substituer à l’autocratie du tsar l’autocratie de la bourgeoisie et étouffer ensuite systématiquement le prolétariat et la paysannerie !

Peine perdue ! Trop tard, messieurs les libéraux ! Regardez autour de vous ce que vous a donné le gouvernement tsariste, voyez l’ « oukase impérial » : une petite « liberté » des « institutions provinciales et municipales », une petite « garantie » contre les « restrictions des droits des particuliers », une petite « liberté » de la « presse » et l’affirmation énergique que les « lois fondamentales de l’Empire resteront intangibles à coup sûr » et que « des mesures efficaces seront prises pour garder pleine force à la loi, soutien principal du trône dans un Etat autocratique » ! Eh bien ?

A peine avait-on eu le temps de digérer l’« ordonnance » ridicule d’un tsar ridicule qu’on vit s’abattre comme grêle les « avertissements » aux journaux, se multiplier les coups de filets des gendarmes et des policiers, et interdire jusqu’à de paisibles banquets !

Le gouvernement du tsar s’est lui-même chargé de faire la preuve que dans ses promesses infimes, il n’irait pas au delà de pitoyables paroles.

D’autre part, les masses populaires indignées se préparent à la révolution, et non à la réconciliation avec le tsar. Elles s’en tiennent obstinément au proverbe : « En sa peau mourra le renard ». Oui, messieurs, vos efforts sont vains ! La révolution russe est inévitable.

Aussi inévitable que le lever du soleil ! Pouvez-vous arrêter le soleil qui se lève ? La force principale de cette révolution est le prolétariat urbain et rural ; son porte-drapeau est le Parti ouvrier social-démocrate, et non pas vous, messieurs les libéraux ! Pourquoi oubliez-vous cette « bagatelle » évidente ?

Déjà se lève la tempête, annonciatrice de l’aurore. Hier et avant-hier encore, le prolétariat caucasien, de Bakou à Batoum, exprimait son mépris unanime pour l’autocratie tsariste. Il est hors de doute que cette glorieuse tentative des prolétaires caucasiens ne restera pas sans écho chez les prolétaires des autres régions de la Russie.

Parcourez, ensuite, les innombrables résolutions des ouvriers exprimant leur profond mépris pour le gouvernement tsariste ; prêtez l’oreille à la rumeur sourde, mais puissante, des campagnes, et vous vous rendrez compte que la Russie est un fusil armé, qui peut partir à la moindre secousse.

Oui, camarades, le moment n’est plus loin où la Révolution russe hissera ses voiles et « balaiera de la surface de la terre » le trône abject d’un tsar méprisable !

Nous avons un devoir sacré : nous tenir prêts pour ce moment-là. Préparons-nous donc, camarades ! semons le bon grain dans les larges masses du prolétariat. Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti ! 

Nous ne devons pas oublier un instant que seuls, les comités du parti peuvent nous diriger dignement : eux seuls sauront nous éclairer la route qui mène à cette « terre promise » : le monde socialiste !

Le parti qui nous a ouvert les yeux et montré l’ennemi, qui nous organisés en une armée redoutable et nous a conduits à la lutte contre l’ennemi ; qui ne nous a abandonnés ni dans la joie ni dans la peine et a toujours marché à notre tête, c’est le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ! C’est lui, et lui seul, qui continuera de nous guider à l’avenir.

Une Assemblée constituante, élue au suffrage universel, égal, direct et secret : voilà pour quoi nous devons lutter à présent !

Seule une telle assemblée nous donnera la république démocratique dont nous avons tant besoin dans notre lutte pour le socialisme.

En avant donc, camarades ! Au moment où l’autocratie tsariste chancelle, notre devoir est de nous préparer à l’assaut définitif ! Le temps est venu de se venger !

A bas l’autocratie tsariste !
Vive l’Assemblée nationale constituante !
Vive la République démocratique !
Vive le Parti ouvrier social-démocrate de Russie !

Janvier 1905

Notes

[1] L’« oukase impérial » du tsar Nicolas II, daté du 12 décembre 1904, fut publié en même temps qu’un communiqué spécial du gouvernement dans les journaux le 14 décembre 1904. Tout en promettant quelques « réformes » d’ordre secondaire, l’oukase déclarait intangible le pouvoir autocratique et contenait des menaces à l’adresse non seulement des ouvriers et des paysans révolutionnaires, mais encore des libéraux qui avaient osé présenter au gouvernement de timides revendications constitutionnelles. Selon le mot de Lénine, l’oukase de Nicolas II était « une véritable gifle pour les libéraux ».

[2] Le « Projet de Constitution » avait été élaboré en octobre 1904 par un groupe de libéraux, membres de l’ « Union de la Libération » : il parut, en tirage à part, sous le titre de Loi fondamentale de l’Empire de Russie. Projet de Constitution russe. Moscou, 1904.

=>Oeuvres de Staline