Georges Bernanos et sa remise en cause de l’antisémitisme

En 1944, dans Chemin de la Croix-des-Âmes, Georges Bernanos fit son mea culpa sur l’antisémitisme. Il ne s’agit cependant pas d’une autocritique, mais d’un déplacement de son idéalisme : les robots et la technique remplacent désormais la fonction qu’avait la « banque juive ».

Voici les propos qu’il tient pour parer à toute accusation d’antisémitisme, cherchant visiblement à s’extirper, avec plus ou mois de succès, d’une cage mentale où il s’était confiné :

« J’ai reçu quelques lettres extrêmement touchantes de certains compatriotes juifs qui me reprochent d’avoir écrit que l’esprit juif et l’esprit allemand avaient entre eux une profonde affinité. Je regrette de les avoir peinés, c’est tout ce que je peux dire.

Aller plus loin serait déformer ma pensée, j’aime mieux la préciser encore aujourd’hui, même si je risque d’aggraver ainsi le malentendu, car je respecte trop la sincérité de mes sympathiques contradicteurs pour leur sacrifier la mienne.

Il y a une question juive. Ce n’est pas moi qui le dis, les faits le prouvent.

Qu’après deux millénaires le sentiment raciste et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n’ait paru trouver extraordinaire qu’en 1918 les Alliés Victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus et la dispersion des vaincus n’a pas résolu le problème ?

Ceux qui parlent ainsi se font traiter d’antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l’a déshonoré à jamais (…). Je ne suis pas antisémite – ce qui d’ailleurs ne signifie rien, car les Arabes aussi sont des sémites. Je ne suis nullement antijuif (…).

Je ne suis pas antijuif, mais je rougirais d’écrire, contre ma pensée, qu’il n’y a pas de problème juif, ou que le problème juif n’est qu’un problème religieux. Il y a une race juive, cela se reconnaît à des signes physiques évidents.

S’il y a une race juive, il y a une sensibilité juive, une pensée juive, un sens juif de la vie, de la mort, de la sagesse et du bonheur.

Que ces traits communs – sociaux ou mentaux – soient plus ou moins accusés, je l’accorde volontiers. Ils existent, voilà ce que j’affirme, et, en affirmant leur existence, je ne les condamne ni ne les méprise.

Il en est qui s’accorde mal avec ma propre sensibilité, mais je n’en sais pas moins qu’ils appartiennent au patrimoine commun de l’humanité, qu’ils maintiennent dans le monde la tradition et l’esprit de la plus ancienne civilisation spirituelle de l’Histoire.

De ce qui précède, les imbéciles concluront que je suis raciste. N’importe ! Je ne suis nullement raciste pour affirmer qu’il existe des races.

Le racisme condamné par l’Église est l’hérésie qui prétend distinguer entre les races supérieures par essence et les autres inférieures destinées à servir les premières, ou à être exterminées par elle. Ce racisme du nazisme allemand ou du Ku Klux Klan américain n’a jamais été, pour un Français, qu’une monstruosité dégoûtante.

Il n’existe pas de race française. La France est une nation, c’est-à-dire une œuvre humaine, une création de l’homme ; notre peuple, comme le peuple brésilien, est est composé d’autant d’éléments divers qu’un poème ou une symphonie.

Mais il y a une race juive. Un Juif français, incorporé à notre peuple depuis plusieurs générations, restera sans doute raciste, puisque toute sa tradition morale ou religieuse est fondée sur le racisme, mais ce racisme s’est humanisé peu à peu, le Juif français est devenu un Français juif ; ses vertus héréditaires, comme les nôtres, sont désormais au service de la nation.

J’ai écrit que le génie juif est un génie de contradiction, de refus. Honneur à qui refuse le reniement, honneur à qui dit « non ! » à la servitude, à la honte, à la Kollaboration.

Ainsi la France a presque toujours rempli envers les Juifs, sortis des immenses, des inépuisables réservoirs juifs de l’Europe centrale et orientale pour entrer dans notre vie nationale, sa mission d’assimilatrice, de réconciliatrice, d’initiatrice. »

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L’antisémitisme forcené de Georges Bernanos

Georges Bernanos a tenté de trouver une voie « révolutionnaire », puisque le maurassisme avait échoué. Il s’essaya à deux lignes, successivement, censé apporter une dynamique spirituelle et révolutionnaire, une révolte contre un système assimilé d’abord à l’argent, ensuite aux machines.

La première fut donc un antisémitisme acharné, d’autant plus virulent qu’il était intellectualisé et rendu « propre » par une pensée française « rationnelle ». Même Adolf Hitler était considéré comme un faux antisémite, qui n’irait pas assez loin !

Georges Bernanos était antisémite, d’un antisémitisme compris comme une opposition à l’argent, directement associé ou plutôt assimilé aux Juifs. Son antisémitisme permettait une critique de l’économie dans le sens d’une restauration monarchiste : c’est un anticapitalisme romantique.

Le sous-titre de La Grande Peur des bien-pensants, publié en 1931, est ainsi Edouard Drumont, l’auteur de « La France juive ». C’est un éloge de ce théoricien de l’antisémitisme de la fin du 19e siècle, ce fanatique de l’abjection racialiste :

« De cette solitude qui menace les derniers hommes libres, Drumont a eu le pressentiment. Son œuvre entière où l’on a cru voir parfois l’expression d’un pessimisme foncier respire une sorte de terreur physique, charnelle, à peine réprimée par une volonté magistrale, et parfois délivrée par le rire.

C’est pourquoi elle paraît dans notre littérature un témoignage unique. Nulle part ailleurs en effet on ne rencontre alliée à l’expérience la plus riche des événements et des êtres, à un sens aussi exceptionnel de l’histoire, une imagination presque sauvage à force de sincérité, qui a le naturel et pour ainsi dire la gaucherie de l’enfance, toute la puissance de l’instinct. »

L’immense mérite qu’aurait Edouard Drumont aurait été incompris, car il se serait situé entre deux périodes historiques, au contraire de Charles Maurras qui avait su avancer victorieusement avec l’Action française et « la prodigieuse entreprise de redressement national, poursuivie sans trêve, sans merci, avec une incroyable, une effrayante faculté d’espérer contre tous et contre tout ».

Quant à « La France juive », Georges Bernanos en fait un manifeste :

« La France juive parut dans les derniers jours du printemps de l’année 1886. Aucune analyse ne saurait donner l’idée de ce livre magique (…). Livre comparable à un très petit nombre, livre presque unique par on ne sait quel grondement intérieur, perceptible à mesure, de chapitre en chapitre, et qui, en dépit des sourires sceptiques ou de l’ennui, finit par résonner dans notre propre poitrine, en arrache un long soupir. »

Le très long essai est un appel à l’engagement, où l’antisémitisme s’appuie sur des citations d’auteurs antisémites, surtout Edouard Drumont, pour participer à la tentative de former un état d’esprit, à la fois catholique et très violemment anti-démocratique.

C’est cette exigence pour l’état d’esprit qui va l’amener à écrire Les grands cimetières sous la lune, en 1938. Installé aux Baléares, Georges Bernanos voit la guerre civile du côté franquiste et cela lui déplaît : la « reconquista » est trop sanglante et ne met pas assez en avant la dimension existentielle, spirituelle.

C’est prétexte pour lui à de très nombreuses digressions – la guerre civile n’est qu’un prétexte à quelques remarques, en pratique – dont la forme, décousue, passant d’une thème à un autre, est purement romantique.

La dimension contemplative, à l’écart de la politique dans l’esprit du Stello d’Alfred de Vigny, est assumée ouvertement :

« Les Réformateurs ne se soucient nullement de moi, et ils ont bien raison. Je n’en suis que plus à l’aise pour les regarder, à contre-jour, du fond de mon obscur destin. »

Georges Bernanos représente très clairement un spiritualisme catholique, à la fois antisémite et réactionnaire, tentant une critique romantique de la société, un chemin qui serait purement français :

« La première Réforme, celle de Lénine, exécutée dans les conditions les plus défavorables, gâtée par la névrose juive, perd peu à peu son caractère.

Celle de M. Mussolini, d’abord unanimiste et sorélienne, aussi diverse d’aspect que le puissant ouvrier qui en avait poursuivi si longtemps l’image à travers les manuels élémentaires de sociologie, d’histoire, d’archéologie, toute clinquante d’une antiquité de bazar, avec son air de farce héroïque, sa gentillesse populaire, coupée d’accès de férocité, son exploitation cynique et superstitieuse d’un catholicisme d’ailleurs aussi vide et somptueux que la basilique Saint-Pierre, n’était sans doute que la réaction d’un peuple trop sensible aux premiers symptômes de la crise imminente.

Quelques années plus tôt, à travers des lieues et des lieues, la tempête russe ne l’avait-elle pas jeté dans les convulsions ? L’orage wagnérien [allusion au nazisme] qui se formait au centre de l’Europe devait exciter plus gravement encore ses nerfs (…).

Le comportement de l’Italie nouvelle devant le terrible Enchanteur [c’est-à-dire Adolf Hitler] est exactement celui de l’inverti en face du mâle.

Il n’est pas jusqu’à l’adoption du pas de l’oie, par exemple, qui n’évoque irrésistiblement certaines formes du mimétisme freudien.

Que dire ? Lénine ou Trotsky ne furent que les prophètes juifs, les annonciateurs de la Révolution allemande, encore dans les nuées du Devenir. »

On reconnaît là une approche spécifique aux années 1930. Les spiritualistes, comprenant la dimension culturelle et de civilisation du communisme, paniquent et cherchent une voie spécifique, pour eux « nationale », unique, particulière, comme solution permettant d’éviter une crise totale inéluctable, un effondrement de l’idéologie dominante.

L’Allemagne nazie les fascine et leur semble incontournable de par sa dynamique. En ce sens, pour Georges Bernanos, elle n’est pas tant un ennemi qu’un concurrent. C’est ce qui l’amènera à amèrement constater que :

« Hitler a déshonoré l’antisémitisme. »

Dans La lettre aux Anglais, il dit dans le même ordre d’idée, en 1940 :

« A vous avouer le fond de ma pensée, je n’ai jamais cru à la sincérité de l’antisémitisme hitlérien.

M. Hitler s’est servi de l’antisémitisme, comme de l’anticommunisme, pour corrompre l’opinion européenne, la diviser, la dissocier, fournir aux peuples ses futures victimes, des thèmes de guerre civile.

Le jour venu, il réabsorbera ses Juifs, et réorganisera la Banque juive, il en fera une institution nationale allemande. Nous verrons là une nouvelle et inédite de Kollaboration. »

Ces propos – terrifiants quand on pense à la Shoah qui va se dérouler – montre bien que l’antisémitisme de Georges Bernanos symbolise un anticapitalisme romantique.

L’antisémitisme était pour Georges Bernanos une lettre de noblesse ; cela ne devait pas être une obsession, mais une valeur primordiale, permettant un rejet idéologique et culturel du monde moderne, avec une base purement réactionnaire, anti-futuriste.

Or, le national-socialisme se veut non seulement élémentaire, mais qui plus est modernisateur, conquérant. Cela ne convient pas à Georges Bernanos, et cela l’amène à prévoir les massacres de l’Allemagne nazie de manière tout à fait précise quant à l’esprit.

Il dit ainsi, dans Les grands cimetières sous la lune, avec un lyrisme précis, une tournure puissante, une capacité de saisie intellectuelle brillante, un écriture raffinée :

« Cher monsieur Hitler, l’espèce d’héroïsme que vous forgez dans vos forges est de bon acier, nous ne le nions pas.

Mais c’est un héroïsme sans honneur, parce qu’il est sans justice. Cela ne vous apparaît pas encore, car vous êtes en train de dissiper les réserves de l’honneur allemand, de l’honneur des libres hommes allemands.

L’idée totalitaire est encore servie librement par des hommes libres, leurs petits-fils ne connaîtront plus que la discipline totalitaire. Alors les meilleurs d’entre les vôtres tourneront leurs yeux vers nous, ils nous envieront, fussions-nous vaincus et désarmés. Cela n’est pas du tout une simple vue de l’esprit, cher monsieur Hitler. Vous êtes justement fier de vos soldats. Le moment approche où vous n’aurez plus que des mercenaires, travaillant à la tâche.

La guerre abjecte, la guerre impie par laquelle vous prétendez dominer le monde n’est déjà plus une guerre de guerriers. Elle avilira si profondément les consciences qu’au lieu d’être l’école de l’héroïsme elle sera celle de la lâcheté.

Oh ! bien sûr, vous vous flattez d’obtenir de l’Église toutes les dispenses qu’il vous plaira. Détrompez-vous.

Un jour ou l’autre, l’Église dira non à vos ingénieurs et à vos chimistes. Et vous verrez à son appel surgir de votre propre sol – oui, de votre sol allemand –, de votre propre sol et du nôtre, de nos vieilles terres libres, de la renaissante chrétienté, une nouvelle chevalerie, celle que nous attendons, celle qui domptera la barbarie polytechnique comme elle a dompté l’autre, et qui naîtra comme l’autre du sang versé à flots des martyrs. »

Cela rapproche indubitablement Georges Bernanos de Pierre Drieu La Rochelle, qui pareillement raisonnait sur la guerre en termes de chevalerie et non pas de destruction, conquête, etc., reflétant ici les contradictions purement romantiques et petites-bourgeoises.

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Jean Jaurès : anticapitalisme romantique et éloge de la petite propriété

Faisant l’apologie de l’enseignement comme base morale et idéologique du socialisme, Jean Jaurès prônait la fondation d’universités, de formations permanentes ; il voulait que les officiers ne passent pas que par des institutions militaires, mais par l’armée également.

Cependant, cette conception montre la dimension inter-classiste de son « socialisme ». Inévitablement, Jean Jaurès est obligé d’élargir le champ de ceux qui profiteraient de son « socialisme ». Ce dernier est en effet un concept, une morale, un style, une approche, pas une idéologie ni la dictature du prolétariat et encore moins un mode de production.

Le « socialisme » de Jean Jaurès est une évolution naturelle à une société « plus rationnelle ». Par conséquent, l’ennemi a tendance à être non pas la bourgeoisie (en tant que composante d’un mode de production), mais des forces obscures.

Inévitablement, cet anti-capitalisme romantique aboutit à l’antisémitisme. Dans son article intitulé « La question juive en Algérie », datant de mai 1895, Jean Jaurès n’hésite pas à affirmer que :

« Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les Juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique (…).

En France, l’influence politique des Juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. Ici, ils ont, en plus d’un point, la double force de l’argent et du nombre. »

C’est une conception du monde « classique » de l’anticapitalisme romantique, faisant de Jean Jaurès un Eugen Dühring français. Tout comme Eugen Dühring, Jean Jaurès voit en le capitalisme un vol, une oppression, pas un mode de production fondée sur l’exploitation, la plus-value. Il aboutit inévitablement à une vision du monde antisémite.

Voici ce qu’il pouvait dire dans un meeting, en 1898 :

« Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »
(Discours au Tivoli)

Dans la même logique, Jean Jaurès pouvait ainsi opposer la « bourgeoisie pauvre » au « capital anonyme», il pouvait dénoncer « les oligarchies oisives qui sont les souveraines du travail national ».

Dans un élan tout à fait conforme à ce qui sera l’idéologie national-socialiste, il expliquait :

« Nous voulons que toute existence humaine, allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai. »
(avril 1894)

L’ennemi est « extérieur », il vient en quelque sorte « déranger » le travailleur, en le rendant soumis et dépendant, ce qui l’agresse : on a là un raisonnement tout à fait typique de l’anticapitalisme romantique.

Le principe de l’éducation masque en réalité une vision petite-bourgeoise de prise de contrôle de l’État pour faire face à la grande bourgeoisie. Les travailleurs et leur idéal étaient le prétexte démocratique à cette démarche. Jean Jaurès, par contre, y croyait sincèrement, aussi au moment de l’affaire Dreyfusput-il s’opposer à l’antisémitisme, au nom justement de sa démarche « socialiste » générale.

On peut en déduire que Jean Jaurès veut généraliser la petite propriété, que sa démarche relève du proudhonisme. Voici justement ce qu’il dit, dans un éloge du « collectivisme » comme…. généralisation de la petite propriété !

« Et la propriété individuelle, au lieu d’être supprimée, est étendue et universalisée. D’innombrables familles pauvres, d’ouvriers et d’employés, de petits bourgeois, de négociants modestes, qui étaient condamnées à payer indéfiniment des loyers sur un salaire infime, ont la certitude, dans un délai assez court, d’arriver à la propriété effective de leur demeure, d’être affranchies de ces terribles échéances, qui sont pour tant de ménages une sorte de crise trimestrielle et comme une périodicité de désespoir.

De plus, les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreurs au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres.

Il y aura un immense progrès d’ensemble en même temps que toutes les familles arriveront, pour leur part et selon leur effort, à être propriétaires de l’immeuble ou de la portion d’immeuble occupé par elles.

L’autre jour, [le député de gauche] M. Goblet, dans son très remarquable et très important discours de Saint-Mandé [à l’occasion de l’anniversaire de la proclamation de la première République], tout en faisant au socialisme des concessions assez larges et que nous sommes loin de dédaigner, se déclarait l’adversaire du collectivisme : « Bien loin disait-il, de vouloir abolir la propriété individuelle, nous voulons l’étendre ».

Eh bien ! Il y a là un malentendu analogue à celui qui arme contre nous [le député de gauche] M. Lavergne.

Si nous sommes collectivistes, c’est parce que le collectivisme, bien loin de détruire la propriété privée individuelle en ce qu’elle a de légitime, est le seul moyen aujourd’hui non seulement de l’étendre, mais de l’universaliser. »

C’est là un point de vue tout à fait conforme au proudhonisme, nullement au programme social-démocrate élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels.

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Eugen Dühring et le «socialisme» antimarxiste et racialiste exterminateur

L’anti-Dühring est dirigé contre les thèses d’Eugen Dühring (1833-1921), même si c’est secondaire par rapport à la mise en valeur de l’idéologie communiste. En fait, on peut voir qu’il s’agit d’une critique de l’idéalisme qui est la base à l’exposition du matérialisme dialectique.

On doit noter d’ailleurs ici que Eugen Dühring appartient au courant du « positivisme », et que ses positions sont les mêmes que ses contemporains Ernst Mach et Richard Avenarius. Or, il y a une critique très connue de Mach et d’Avenarius : celle faite par Lénine dans « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine a en fait défendu ce qu’enseigne l’anti-Dühring, en profitant des nouveaux acquis scientifiques de son époque.

De son côté, Eugen Dühring verra vite son influence s’effondrer dans la social-démocratie. Par contre, les courants anti-marxistes le soutiendront et Eugen Dühring va alors devenir le principal théoricien racialiste de la fin du XIXe siècle en Allemagne, formulant les principes de l’antisémitisme exterminateur.

Le moteur de la conception antisémite de Eugen Dühring repose bien évidemment sur le rejet de la dialectique de la nature. A la position de Friedrich Engels, Eugen Dühring oppose une vision où il y a bien évolution, mais raciale, avec donc la liquidation de ce qui relève du malade, du non-naturel, en l’occurrence donc selon lui les personnes juives.

Cet aspect n’a jamais été étudié, et pourtant il est intéressant de voir que dès l’époque de Friedrich Engels, il y a ainsi un « socialisme » anti-marxiste qui se forme, avec l’antisémitisme comme moteur anticapitaliste romantique.

Eugen Dühring élabore toute une théorie antisémite où il considère que le judaïsme n’existe pas réellement, n’étant que le paravent d’un « parasitisme » juif. La seule solution à la question juive présentée ici comme « raciale », est forcément la liquidation, car l’enfermement régional amènerait cette « race nomade » à s’enfuir ou à tenter de conquérir le monde depuis une base.

Il faut cependant faire attention et ne pas penser que Eugen Dühring formule un darwinisme racial, où les peuples sont en concurrence et seuls les meilleurs survivent. Eugen Dühring raisonne en terme d’évolution générale, où seuls les aryens seraient « humains » réellement, les personnes juives n’étant pas considérées comme humaines, mais comme des sortes de parasites géants.

Il n’est pas difficile de voir ici dans quelle mesure on retrouve ici des thèmes qui deviendront traditionnels dans l’antisémitisme. Or, il est ici évident que la constitution d’une théorie racialiste exactement contemporaine au début du matérialisme dialectique est une réponse à celui-ci. Eugen Dühring, parce qu’il rejette le marxisme, transforme l’antisémitisme religieux en antisémitisme racialiste.

La particularité de ses offensives idéologiques est de combattre à tout prix les conversions et de lancer des appels pour considérer les personnes juives comme une race à part, à supprimer physiquement, cela étant valable pour chaque individu, pour des raisons « raciales ».

Tout cela est pour Eugen Dühring le seul moyen de constituer une anti-idéologie suffisamment forte. Il a besoin de remplacer la formidable dimension du matérialisme dialectique par quelque chose d’au moins aussi fort, et pour cela il propose une « aventure » de type « racial ».

A l’optimisme radical de la lutte des classes du matérialisme dialectique, Eugen Dühring oppose un optimisme racial. Il est évident qu’il y a là un événement historique, et une perspective à comprendre absolument.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fonction de l’antisémitisme

L’antisémitisme de Pierre Drieu La Rochelle n’est au départ qu’un préjugé de petit-bourgeois et de bourgeois, pour se transformer de plus en plus en paranoïa exterminatrice. Le fait que cet antisémitisme soit une fonction de son romantisme se reflète dans les propos qu’il peut tenir dans son Journal tenu entre 1939 et 1945 :

« Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes. »

Pierre Drieu La Rochelle est tellement enfoncé dans son nietzschéisme qu’il en arrive à vouloir dépasser même les valeurs qu’il a assumées. Cependant, il faut bien voir ici que la figure antisémite du « Juif » est une lecture romantique d’un être devenu une abstraction dont il faudrait se débarrasser.

L’anticapitalisme romantique a obligatoirement besoin du « Juif » comme fantôme à supprimer. Cela se comprend parfaitement lorsque dans ce Journal, Pierre Drieu La Rochelle tient le propos suivant :

« Les Juifs, c’est nous-mêmes rendus grimaçants par la vie des grandes villes. »

C’est là le fruit d’une incompréhension de la contradiction entre villes et campagnes. Le refus romantique de la grande ville n’arrivant pas à un dépassement vers l’avenir, vers le communisme, Pierre Drieu La Rochelle entend retourner en arrière. C’est pourquoi, dans ce même Journal, qu’il souhaitait voir publié, il écrit dans son « testament religieux et politique » en 1939 :

« Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes). »

Voilà pourquoi aussi, lorsqu’en pleine occupation il reprend contact avec Paul Eluard – son vrai nom est Eugène Grindel, son père étant juif – il reçoit une lettre pleine d’allusion voilée à son antisémitisme délirant faisant des personnes juives la source de tous les maux.

Voici en effet ce que Paul Eluard répond à la tentative d’approche de Pierre Drieu La Rochelle, dans une lettre du 14 septembre 1942 :

« Dans le temps, j’ai eu pour vous, Drieu, de l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans j’ai même cru que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver.

Vous vous étonnez, paraît-il, de mon attitude envers vous. Mettons-la, pour rester très général, sur le compte d’un certain avis qui rend responsable de n’importe quel « crime » (sic) des hommes, des femmes et des ENFANTS qui en sont innocents.

J’ai trop de cousins ! »

C’était trop tard, car Pierre Drieu La Rochelle, enfoncé dans son romantisme, ne pouvait plus reculer et sa personnalité, déjà foncièrement déformée par le capitalisme, par un mode de vie décadent, par un romantisme idéaliste, ne pouvait qu’avoir besoin de l’antisémitisme comme vecteur d’une « radicalité » pseudo-révolutionnaire, pseudo-critique du monde.

Tout romantisme, qui idéalisant le passé, prétend critiquer le monde sans matérialisme (dialectique), a en fin de compte la même approche que le national-socialisme, attribuant au capitalisme développé un pseudo caractère « juif ».

Tout comme le national-socialisme, Pierre Drieu La Rochelle conjugue de telles réflexions avec une paranoïa complète et un racialisme débridé.

Dans le Journal, on peut ainsi lire :

« Mais ce n’est pas un peuple, c’est une caste. Hier, une Juive vient me voir. Je ne vois pas tout de suite qu’elle est juive. Elle était assise de face dans mon bureau. Puis, un mot lui vient. Elle prétend que Franco n’est qu’un massacreur.

Je tressaille, je la regarde mieux. Je vois ce gros œil un peu dilaté, un peu exorbité, trop bleu, fixe (un peu comme celui de [Henry] Bernstein [un dramaturge], cette courbure moutonnière, cette mâchoire un peu lourde et déformée, ces dents un peu africaines, ces cuisses mal attachées au bassin. Jolies, d’ailleurs. Elles me font froid. »

Ces propos, d’une logique exterminatrice évidente, sont à rapprocher d’un fait important : Pierre Drieu La Rochelle s’est marié à la sœur d’un ami, dont la famille était d’origine juive mais convertie au christianisme. Il justifiera son mariage avec Colette Jéramec par le fait qu’elle était riche.

De fait, la vie de Pierre Drieu La Rochelle consistera à se marier avec des femmes riches ou bien à en devenir l’amant, notamment à partir de 1935 de la très mondaine Christiane Renault, l’épouse du richissime industriel Louis Renault, l’une des plus grandes figures de la réaction en France alors. Cette relation sevira de prétexte à un très mauvais roman se déroulant dans un Orient de pacotille, Beloukia.

Pierre Drieu La Rochelle en arrive même à une sorte de schizophrénie, oscillant entre pragmatisme parasitaire et antisémitsme comme fièvre « révolutionnaire », comme en témoigne ces lignes dans son Journal :

« – Quelles femmes aurais-je dû épouser raisonnablement ? Mania Heilbronn ? Elle était belle et riche et sérieuse. Mais elle avait l’esprit stupide des Juifs riches et frottés au gratin, figés entre leurs craintes, leurs rancunes et leur éternel gauchissement et leurs incapables velléités d’assimilation.

J’aurais eu mauvaise conscience. Que serais-je devenu, avec des enfants, quand j’aurais été repris par l’antisémitisme. En aucune situation, je n’aurais pu résister à l’appel de l’Allemagne. »

L’Allemagne, semblant victorieuse, était un appel inévitable pour Pierre Drieu La Rochelle, coupé du prolétariat, vivant comme un dandy, incapable de saisir le principe de transformation.

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