Les Fables ont un double
caractère : d’un côté, elles sont individuellement chacune un
portrait, de l’autre elles forment un ensemble posant une certaine
réflexion philosophique sur la vie.
Quel est l’aspect principal ? Il y a ici deux
approches possibles.
Soit on les prend isolément, en les considérant
une par une, ce qui a été la norme jusqu’à présent, en raison de
l’esprit étroit propre à la bourgeoisie, qui a cherché à diviser
l’oeuvre pour trouver, de manière pragmatique, une utilité
particulière à chacune d’elle.
Soit on considère l’œuvre comme un ensemble,
formant un portrait général, en partant du principe qu’il y a un
rapport dynamique entre chaque fable et l’ensemble, avec une
autonomie relative, mais un fond commun dans l’identité relevant
d’une construction générale, à visée portraitiste dans le cadre
de la contradiction entre villes et campagnes, la question des
animaux ressortant alors fort logiquement.
Dans le premier cas, Jean de La Fontaine est un
enseignant plus ou moins raté dans son utilisation des Fables :
c’est l’accusation faite par exemple par Jean-Jacques Rousseau.
Dans L’Émile, on a ainsi ce
passage accusateur :
« On fait apprendre les fables de la Fontaine à
tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende.
Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ;
car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à
leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. Ce sont
encore là, direz-vous, des paradoxes. »
Et Jean-Jacques Rousseau de parler d’une
« multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni
d’utile pour les enfants » et d’expliquer :
« Je demande si c’est à des enfants de dix ans
qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent
pour leur profit ? (…)
Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez
que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font
presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au
lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou
préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti
des défauts des autres (…).
Dans toutes les fables où le lion est un des
personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne
manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque
partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s’emparer
de tout.
Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une
autre affaire ; alors l’enfant n’est plus lion, il est
moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il
n’oserait attaquer de pied ferme (…).
Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à
moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos
fables ; car j’espère ne pas me tromper sur leur objet ;
mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier
une seule jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui
d’apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que,
dans celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change,
et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le
fripon. »
Cette approche peut être formellement juste, mais
elle est fondamentalement réductrice ; les critiques, dont
Jean-Jacques Rousseau ou encore Alphonse de Lamartine, n’ont pas
saisi la dimension portraitiste ni la problématique du rapport
villes-campagnes, qu’eux-mêmes pourtant tentaient d’aborder.
On sait bien en effet que Jean-Jacques Rousseau a
posé la question de l’authenticité des comportements, d’un certain
rapport à la nature, Alphonse de Lamartine étant quant à lui un
romantique.
Leur aveuglement tient sans doute précisément en
cela, Jean de La Fontaine constatant le début d’un processus qu’eux
voyaient déjà comme bien approfondi.
C’est en cela que Jean de La Fontaine doit être salué, non pas seulement comme fabuliste, c’est-à-dire comme moraliste, mais comme penseur d’une thématique nouvelle, n’hésitant pas à se confronter à René Descartes et sa démarche mécaniste.
Jean de La Fontaine a tenté de formuler sa
conception de la dignité des animaux, dans un texte en vers placé
dans les Fables, sous le couvert d’un discours à
Madame de la Sablière.
Celle-ci l’a hébergé de 1673 à 1693, et en plus
de saluer sa protectrice, il développe toute la philosophie
matérialiste concernant les animaux.
Voici l’extrait concerné, relativement ardu de
par sa forme ornementale typique du XVIIe siècle et convenant bien
plus aux fables qu’à la littératures d’idées.
Il est capital, dans la mesure où il représente
un aboutissement des Fables, largement nié par la
critique bourgeoise qui voit en les Fables une
simple expression statique, finie, chaque faible se suffisant en soi,
étant réduite à un élément isolé.
Il témoigne d’une réflexion clef qui, au-delà
d’annoncer les Lumières et leur matérialisme, pose le
rapport aux animaux, dans le cadre de la contradiction
villes-campagnes, ce qui est à mettre en rapport avec le
matérialisme dialectique.
Voici les arguments de Jean de La Fontaine :
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais Qu’en ces
fables aussi j’entremêle des traits De certaine philosophie,
Subtile, engageante et hardie.
On l’appelle nouvelle: en avez-vous ou non Ouï
parler? Ils disent donc Que la bête est une machine; Qu’en
elle tout se fait sans choix et par ressorts: Nul sentiment, point
d’âme; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine A pas toujours égaux,
aveugle et sans dessein. Ouvrez-la, lisez dans son sein: Mainte
roue y tient lieu de tout l’esprit du monde; La première y meut
la seconde; Une troisième suit: elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle: « L’objet
la frappe en un endroit; Ce lieu frappé s’en va tout droit, Selon
nous, au voisin en porter la nouvelle. Le sens de proche en proche
aussitôt la reçoit. L’impression se fait. » Mais comment
se fait-elle?
Selon eux, par nécessité, Sans passion, sans
volonté: L’animal se sent agité De mouvements que le vulgaire
appelle Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle, Ou
quelque autre de ces états. Mais ce n’est point cela: ne vous y
trompez pas.
Qu’est-ce donc? Une montre. Et nous? C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose; Descartes,
ce mortel dont on eût fait un dieu Chez les païens, et qui tient
le milieu Entre l’homme et l’esprit; comme entre l’huître et
l’homme Le tient tel de nos gens, franche bête de somme; Voici,
dis-je, comment raisonne cet auteur:
Sur tous les animaux, enfants du Créateur, J’ai le
don de penser; et je sais que je pense.
Or, vous savez, Iris, de certaine science, Que, quand
la bête penserait, La bête ne réfléchirait, Sur l’objet ni
sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement Qu’elle
ne pense nullement. Vous n’êtes point embarrassée De le
croire; ni moi.
Cependant, quand aux bois Le bruit des cors, celui des
voix, N’a donné nul relâche à la fuyante proie, Qu’en vain
elle a mis ses efforts A confondre et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux cerf, et de dix cors, En
suppose un plus jeune, et l’oblige, par force, A présenter aux
chiens une nouvelle amorce. Que de raisonnements pour conserver
ses jours!
Le retour sur ses pas, les malices, les tours, Et le
change, et cent stratagèmes Dignes des plus grands chefs, dignes
d’un meilleur sort. On le déchire après sa mort: Ce sont tous
ses honneurs suprêmes.
Quand la perdrix Voit ses petits En danger, et
n’ayant qu’une plume nouvelle Qui ne peut fuir encor par les airs
le trépas Elle fait la blessée, et va traînant de
l’aile, Attirant le chasseur et le chien sur ses pas, Détourne
le danger, sauve ainsi sa famille;
Et puis, quand le chasseur croit que son chien la
pille, Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit De l’homme
qui, confus, des yeux en vain la suit.
Non loin du Nord, il est un monde Où l’on sait que
les habitants Vivent, ainsi qu’aux premiers temps, Dans une
ignorance profonde:
Je parle des humains, car, quant aux animaux, Ils y
construisent des travaux Qui des torrents grossis arrêtent le
ravage, Et font communiquer l’une et l’autre rivage.
L’édifice résiste, et dure en son entier: Après un
lit de bois est un lit de mortier. Chaque castor agit: commune en
est la tâche; Le vieux y fait marcher le jeune sans
relâche; Maint maître d’oeuvre y court, et tient haut le bâton.
La république de Platon Ne serait rien que
l’apprentie De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons, Passent les
étangs sur des ponts, Fruit de leur art, savant ouvrage; Et
nos pareils ont beau le voir, Jusqu’à présent tout leur
savoir Est de passer l’onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu’un corps vide
d’esprit, Jamais on ne pourra m’obliger à le croire:
Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit, Que je
tiens d’un roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant: Je vais
citer un prince aimé de la Victoire; Son nom seul est un mur à
l’empire ottoman. C’est le roi polonais. jamais un roi ne ment.
Il dit donc que, sur sa frontière, Des animaux entre
eux ont guerre de tout temps: Le sang qui se transmet des pères
aux enfants En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du renard. Jamais
la guerre avec tant d’art Ne s’est faite parmi les hommes, Non
pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions, Embuscades,
partis, et mille inventions D’une pernicieuse et maudite
science, Fille du Styx, et mère des héros, Exercent de ces
animaux Le bon sens et l’expérience.
Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous
devrait Rendre Homère. Ah! s’il le rendait, Et qu’il rendît
aussi le rival d’Epicure, Que dirait ce dernier sur ces
exemples-ci?
Ce que j’ai déjà dit: qu’aux bêtes la nature Peut
par les seuls ressorts opérer tout ceci; Que la mémoire est
corporelle; Et que, pour en venir aux exemples divers, Que j’ai
mis en jour dans ces vers, L’animal n’a besoin que d’elle.
L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin Chercher,
par le même chemin, L’image auparavant tracée, Qui sur les
mêmes pas revient pareillement, Sans le secours de la
pensée, Causer un même événement. Nous agissons tout
autrement:
La volonté nous détermine, Non l’objet, ni
l’instinct. Je parle, je chemine: Je sens en moi certain
agent, Tout obéit dans ma machine A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement, Se
conçoit mieux que le corps même. De tous nos mouvements c’est
l’arbitre suprême; Mais comment le corps l’entend-il? C’est là
le point. Je vois l’outil Obéir à la main: mais la main, qui la
guide? Eh! qui guide les cieux et leur course rapide!
Quelque ange est attaché peut-être à ces grands
corps. Un esprit vit en nous, et meut tous nos
ressorts; L’impression se fait: le moyen, je l’ignore; On ne
l’apprend qu’au sein de la Divinité; Et, s’il faut en parler avec
sincérité, Descartes l’ignorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux: Ce que
je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux Dont je viens de citer
l’exemple, Cet esprit n’agit pas; l’homme seul est son
temple. Aussi faut-il donner à l’animal un point, Que la
plante, après tout, n’a point: Cependant la plante respire. Mais
que répondra-t-on à ce que je vais dire?
Jean de La Fontaine a bien saisi la dignité du réel.
Jean de La Fontaine avait conscience de la limite de sa démarche et il a tout de même tenté d’y faire face, en promouvant la dignité du réel.
Illustration et texte du Pañchatantra, Rajasthan, 18e siècle, oeuvre ayant inspiré Jean de La Fontaine
Dans ses Fables, les animaux ne sont
pas que des masques des hommes ; ils ont leur dignité, un
animal peut tout à fait être une « mère éplorée »,
les sentiments eux-mêmes sont présents, comme dans la fameuse fable
des deux pigeons.
Celui qui s’ennuie regrette amèrement d’être
parti et d’avoir abandonné son amour par folie des grandeurs ;
c’est là une des plus belles si ce n’est la plus belle fable de Jean
de La Fontaine, qui dépasse en fait d’ailleurs l’approche propre à
une fable (des sauts de ligne sont ajoutés pour faciliter la
lecture).
« Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre. L’un
d’eux s’ennuyant au logis Fut assez fou pour entreprendre Un
voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : Qu’allez-vous
faire ? Voulez-vous quitter votre frère ? L’absence
est le plus grand des maux : Non pas pour vous, cruel. Au
moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage, Changent un peu
votre courage. Encor si la saison s’avançait
davantage ! Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un
corbeau Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste, Que
Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut : Mon frère
a-t-il tout ce qu’il veut, Bon soupé, bon gîte, et le reste ?
Ce discours ébranla le cœur De notre imprudent
voyageur ; Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez
point : Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ; Je
reviendrai dans peu conter de point en point Mes aventures à mon
frère.
Je le désennuierai : quiconque ne voit guère N’a
guère à dire aussi. Mon voyage dépeint Vous sera d’un plaisir
extrême. Je dirai : J’étais là ; telle chose
m’avint ; Vous y croirez être vous-même.
À ces mots en pleurant ils se dirent adieu. Le
voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage L’oblige de
chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage Maltraita
le Pigeon en dépit du feuillage. L’air devenu serein, il part
tout morfondu, Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de
pluie,
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu, Voit
un pigeon auprès ; cela lui donne envie : Il y vole, il
est pris : ce blé couvrait d’un las, Les menteurs et
traîtres appas.
Le las était usé ! si bien que de son aile, De
ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin. Quelque plume y
périt ; et le pis du destin Fut qu’un certain Vautour à
la serre cruelle Vit notre malheureux, qui, traînant la
ficelle Et les morceaux du las qui l’avait attrapé, Semblait
un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues Fond
à son tour un Aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs, S’envola,
s’abattit auprès d’une masure, Crut, pour ce coup, que ses
malheurs Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié, Prit
sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié La volatile
malheureuse, Qui, maudissant sa curiosité, Traînant l’aile
et tirant le pié, Demi-morte et demi-boiteuse, Droit au
logis s’en retourna. Que bien, que mal, elle arriva Sans
autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger De
combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que
ce soit aux rives prochaines ; Soyez-vous l’un à l’autre
un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le
reste ; J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas
alors Contre le Louvre et ses trésors, Contre le firmament et
sa voûte céleste, Changé les bois, changé les lieux Honorés
par les pas, éclairés par les yeux De l’aimable et jeune
Bergère Pour qui, sous le fils de Cythère, Je servis,
engagé par mes premiers serments.
Hélas ! quand reviendront de semblables
moments ? Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ? Ah !
si mon cœur osait encor se renflammer ! Ne sentirai-je plus
de charme qui m’arrête ? Ai-je passé le temps d’aimer ? »
Jean de La Fontaine avait conscience qu’il devait
non pas se contenter de dépeindre, mais atteindre la dignité du
réel. Il ne pouvait pas se contenter de se moquer, car cela aurait
fait de lui un Molière mais sans le théâtre.
Il fallait donc s’orienter vers la dignité du réel. Son matérialisme est la base de sa quête de présenter le réel en portraitiste.
D’où, parfois, des formules matérialistes disséminées dans les Fables, comme par exemple :
« Que fit-il ? Le besoin, docteur en
stratagème, Lui fournit celui-ci. » (Les poissons et le
cormoran)
« L’accoutumance ainsi nous rend tout familier: Ce
qui nous paraissait terrible et singulier S’apprivoise avec notre
vue Quand ce vient à la continue. » (Le Chameau
et les Bâtons flottants)
« Il se faut entr’aider ; c’est la loi de la
nature » (L’âne et le chien)
« D’argent, point de caché. Mais le père fut
sage De leur montrer, avant sa mort, Que le travail est un
trésor. » (Le laboureur et ses enfants)
« En toute chose il faut considérer la fin. »
(Le renard et le bouc)
« Le monde est vieux, dit-on : je le crois ;
cependant Il le faut amuser encor comme un enfant . »
(Le pouvoir des fables)
Illustration des Fables, par François Chauveau (1613–1676)
Dans L’avare qui a perdu son trésor, la première chose que dit par exemple Jean de La Fontaine que « l’usage seulement fait la possession ». C’est là une ligne matérialiste élémentaire, qui s’oppose à la possession abstraite.
La fable se moque d’un avare en pleurs, car on lui
a volé le trésor qu’il avait caché et dont, par définition, il ne
profitait pas : il ne voit pas la réalité jusqu’à sa
substance.
Mais vers quoi se tourner pour y arriver ?
Jean de La Fontaine a pressenti que la question n’était pas vers
quoi se tourner, mais vers qui.
Reconnaître la dignité des animaux, c’est
reconnaître la dignité du réel. C’est d’ailleurs bien cet aspect
qui a fait que Jean de La Fontaine est si populaire et qu’il a été
surtout fait lire aux enfants, alors qu’ils ne sont nullement en
mesure de saisir la complexité et la subtilité du message.
En se posant en défenseur des animaux, Jean de La
Fontaine entrevoit la résolution des problèmes posés à l’Humanité
dans la contradiction villes-campagnes se développant avec
l’irruption du capitalisme dans le cadre de la monarchie
absolue.
Il voit la possibilité d’affirmer quelque chose
positivement, de valoriser et non plus simplement d’être critique ou
passif, d’appeler à être critique ou passif.
Ses Fables sont donc parsemées
de remarques diverses, plus ou moins ouvertes, en faveur des animaux,
comme ici dans L’Homme et la Couleuvre :
« A ces mots, l’animal pervers (C’est le serpent
que je veux dire Et non l’homme : on pourrait aisément s’y
tromper) »
Dans Les Animaux malades de la
Peste, Jean de La Fontaine se moque de la manière suivante
de la prétention humaine à dominer les animaux :
«Et quant au berger, l’on peut dire [c’est le Renard qui parle] Qu’il était digne de tous maux, Etant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique empire.»
Les Fables ne sont donc pas simplement une fin en soi ; elles portent également un cheminement, une réflexion.
Quand on regarde une fable de Jean de La Fontaine
et qu’on veut en saisir le sens, il faut discerner de laquelle des
trois approches possibles elle relève.
Jean de La Fontaine ne parvient pas à choisir
entre un néo-stoïcisme austère appelant au repli sur soi, une
philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse et enfin
une dénonciation pratiquement matérialiste de l’émergence du
capitalisme.
D’où provient l’existence de ces trois approches,
qui n’en sont en fait que deux comme on va le voir ?
Cela tient à la tentative de Jean de La Fontaine
de saisir la réalité, de proposer une philosophie pratique, une
philosophie de l’attitude raisonnée dans quoi qu’on fasse.
C’est son objectif et soit il échoue et bascule dans le néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue, soit il bascule dans le matérialisme porté par la bourgeoisie.
Illustration des Fables, par François Chauveau (1613–1676)
Quelle est la source de ce déséquilibre ?
C’est qu’on ne peut assez souligner comment Jean
de La Fontaine, dans ses Fables, aborde de manière
ouverte la question de l’accumulation du capital et comment il tente
de former une critique de celle-ci.
C’est même la clef pour comprendre le caractère
décousu des Fables, un souci qu’on retrouve chez tous
les moralistes.
Ceux-ci ne pouvaient en effet pas comprendre ce
qui se passait. Le développement du mode de production capitaliste à
travers la monarchie absolue leur apparaissait comme à la fois
inexorable, critiquable, étrange.
Pour cette raison, la critique ne pouvant
s’appuyer sur une classe ouvrière qui n’existe pas, il y a un
déséquilibre.
Voici par exemple une fable où la tentative de
formuler une critique positive de la course à l’accumulation, au nom
d’une morale matérialiste pratiquement épicurienne, est évidente.
Le loup et le chasseur
Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux Regardent
comme un point tous les bienfaits des Dieux, Te combattrai-je en
vain sans cesse en cet ouvrage? Quel temps demandes-tu pour suivre
mes leçons? L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage, Ne
dira-t il jamais: C’est assez, jouissons? Hâte-toi, mon ami; tu
n’as pas tant à vivre. Je te rebats ce mot; car il vaut tout un
livre. Jouis. Je le ferai. Mais quand donc? Dès demain. Eh mon
ami, la mort te peut prendre en chemin. Jouis dès aujourd’hui:
redoute un sort semblable A celui du Chasseur et du Loup de ma
fable.
On a une même logique dans Le loup et le
chien : le loup préfère la liberté à la sécurité du
chien, qui fait de ce dernier un serviteur.
Voici la fin de cette fable :
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. Rien.
Quoi ? rien ? Peu de chose. Mais encor ? Le collier dont je
suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la
cause. Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas Où
vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ? Il importe si
bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne
voudrais pas même à ce prix un trésor. Cela dit, maître Loup
s’enfuit, et court encor. »
Le problème est que comme Jean de la Fontaine se
veut un portraitiste et un moraliste au sens d’un observateur, il
peut très bien faire une fable dont la base est entièrement
différente, voire opposée.
Dans la Fable suivante, il ne
fait rien d’autre que conseiller par exemple la personne cherchant à
accumuler du capital.
La poule aux œufs d’or
L’avarice perd tout en voulant tout gagner. Je ne
veux, pour le témoigner, Que celui dont la Poule, à ce que dit
la fable, Pondait tous les jours un oeuf d’or. Il crut que dans
son corps elle avait un trésor: Il la tua, l’ouvrit, et la trouva
semblable A celles dont les oeufs ne lui rapportaient
rien, S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien. Belle
leçon pour les gens chiches! Pendant ces derniers temps, combien
en a-t-on vus Qui du soir au matin sont pauvres devenus, Pour
vouloir trop tôt être riches!
Jean de La Fontaine est un conseiller ; il ne
dit pas qu’on ne peut pas devenir riche, mais qu’il faut le faire de
manière rationnelle.
Comment faut-il alors comprendre la fable de la
grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf ?
Car la morale est explicite : ceux qui
veulent en faire trop échouent lamentablement, il ne faut pas
vouloir trop faire.
« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus
sages : Tout bourgeois veut bâtir comme les grands
seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeurs, Tout marquis
veut avoir des pages. »
Ce positionnement est tout à fait opposé tant au
conseil de profiter de la vie qu’à celui d’accumuler de manière
sage.
Il en va de même lorsque, dans Le loup
et l’agneau, Jean de La Fontaine dresse ce constat d’un
pessimisme complet :
« La raison du plus fort est toujours la meilleure
: Nous l’allons montrer tout à l’heure. »
Philosophiquement, cela se concrétise avec de
très nombreuses remarques de Jean de La Fontaine sur le destin, que
le stoïcisme reconnaît comme puissance rendant inévitables les
choses, à l’opposé de l’épicurisme qui rejette le concept.
Jean de La Fontaine ne choisit pas son camp, à
certains moments il penche d’un côté, à d’autres de l’autre côté.
Dans L’astrologue qui se laisse tomber
dans un puits, il dénonce les astrologues :
« Charlatans, faiseurs d’horoscope, Quittez les
Cours des Princes de l’Europe »
Dans L’Horoscope on lit
pareillement :
« Je ne crois point que la nature Se soit lié
les mains, et nous les lie encor, Jusqu’au point de marquer dans
les cieux notre sort. Il dépend d’une conjoncture De lieux, de
personnes, de temps ; Non des conjonctions de tous ces
charlatans. »
Cependant, le début de cette fable consiste en
les lignes suivantes :
« On rencontre sa destinée Souvent par des
chemins qu’on prend pour l’éviter »
C’est-à-dire que Jean de La Fontaine ne croit pas
en l’horoscope, mais relativement au destin qui, dans bien des
fables, apparaît de manière implacable, comme si l’inspiration
antique rendait cela obligatoire.
Voici la fin de La souris métamorphosée
en fille :
« Il en faut revenir toujours à son
destin, C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie. Parlez
au diable, employez la magie, Vous ne détournerez nul être de sa
fin. »
Dans La cour du lion, on lit ainsi :
« Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître De
quelles nations le Ciel l’avait fait maître »
Dans L’Homme qui court après la fortune
et l’Homme qui l’attend dans son lit, c’est encore plus
marqué, puisque c’est celui qui l’attend dans son lit qui triomphe,
en raison du destin. La fortune y est présentée comme « la
fille du sort »
Dans L’Ingratitude et l’Injustice des
Hommes envers la Fortune, le propos est ambigu, les hommes
se comportant mal, accusant le sort, mais celui-ci semble tout de
même exister.
Cela exprime parfaitement que les moralistes sont
très perturbés par le capitalisme, c’est-à-dire le caractère
hasardeux de la victoire dans le cadre de la concurrence. C’est cela
même qui a provoqué les grands débats sur la prédestination à
l’époque.
L’émergence de la richesse, du succès, tout apparaît incompréhensible.
Ce qui est frappant chez Jean de La Fontaine,
c’est ainsi un certain pessimisme, fondé sur un regard critique des
mœurs de son époque.
En fait, les rapports marchands sont particulièrement présents dans les Fables, la raison en est simple : tout comme chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, on a la constatation de la prégnance toujours plus forte de la tendance capitaliste.
Hyacinthe Rigaud (1659–1743), Portrait de J. Lafontaine
La fable La laitière et le pot au lait décrit
de manière absolument claire l’esprit capitaliste propre à la jeune
fermière qui espère vendre son pot au lait à un prix lui
permettant d’avoir des poulets, puis un cochon, une vache, un
troupeau, une étable.
On a ici la présentation d’une démarche
d’accumulation s’appuyant sur la vente d’un produit à la ville par
le fermier, élément clef du capitalisme. Jean de La Fontaine
explique que « chacun songe en veillant », ce
qui est une présentation approfondie de l’esprit ambitieux propre à
la personne cherchant à accumuler les marchandises et l’argent.
Jean de La Fontaine le fait dire ouvertement à la
fermière :
« Le porc à s’engraisser coûtera peu de son; Il
était quand je l’eus de grosseur raisonnable; J’aurai le
revendant de l’argent bel et bon »
Or, dans la fable, la fermière fait tomber le pot
au lait et perd sa fortune potentielle :
C’est là précisément qu’on reconnaît la
philosophie de Jean de La Fontaine, qui pratique un anticapitalisme
romantique, considérant que les modifications font tourner la tête
aux gens.
Un certain mode de vie disparaît ; il
constate amèrement dans La cigale et la fourmi que
« la Fourmi n’est pas prêteuse » et il
s’aperçoit, comme tous les moralistes du XVIIe siècle, que les
mœurs sont corrompus par des manigances, des formes parasitaires.
C’est le sens de la morale de la fable Le
corbeau et le renard :
« Le Renard s’en saisit, et dit : »Mon bon
Monsieur, Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui
j’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. » »
Tout cela n’est pas clair : la richesse n’est
pas automatique dans le travail, certains opportunistes réussissent,
les mœurs changent. La malhonnêteté devient une norme bien
établie, comme ici résumé dans La chauve-souris, le
buisson et le canard :
« Le plus petit Marchand est savant sur ce
point; Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte »
Tout cela choque les moralistes du XVIIe siècle, cela les perturbe car ils entrevoient une modification toujours plus forte, aux conséquences non prévisibles et dont il y a tout lieu de se méfier.
Illustration des Fables, par François Chauveau (1613–1676)
La fable Le savetier et le financier est
ici tout à fait représentative. Un savetier, pauvre mais heureux,
chante du matin au soir, ce qui dérange le sommeil du financier. Ce
dernier remet alors une somme d’argent au premier, qui alors perd sa
joie de vivre, est inquiet pour son argent au point de sombrer dans
la paranoïa :
« Si quelque chat faisait du bruit, Le chat
prenait l’argent. »
Cette fable n’a pas de morale séparée, ce qui
est frappant : le savetier rend les écus, afin de récupérer
ses chansons et son somme. C’est donc ce qui est juste, par
opposition à l’attitude du financier qui cherche à généraliser le
capitalisme. Jean de La Fontaine s’en moque de la manière suivante :
« C’était un homme de finance. Si sur le point
du jour parfois il sommeillait, Le Savetier alors en chantant
l’éveillait, Et le Financier se plaignait, Que les soins de la
Providence N’eussent pas au marché fait vendre le dormir, Comme
le manger et le boire. »
La critique est ici explicite et elle est
essentielle pour comprendre le positionnement de Jean de La Fontaine.
Les rapports marchands modifient la perception des choses, l’ordre
traditionnel et ces deux remises en cause sont utilisées par les
moralistes comme critique progressiste d’un côté, comme critique
réactionnaire d’un autre.
On sait que cette approche critique est allé jusqu’à Honoré de Balzac, qu’elle a également été à la source de l’idéologie pétainiste, en étroit rapport avec le catholicisme social. Cependant, tout part du XVIIe siècle, de la constatation d’une évolution semblant incompréhensible.
Illustration des Fables, par François Chauveau (1613–1676)
Jean de La Fontaine, dans Le trésor et
les deux hommes, raconte comment un homme veut se suicider,
mais un pan de mur cède et il découvre un trésor. Le propriétaire
arrive, voit son trésor perdu et profite de la corde présente pour
se pendre.
C’est le symbole même de l’incompréhension face
au « hasard » du capitalisme et de sa concurrence. Qui
devient riche ? Qui n’y parvient pas ? Pourquoi ?
Voici la scène de la pendaison décrite, avec sa
morale (des lignes sont sautées pour faciliter la lecture) :
« L’Homme au trésor arrive, et trouve son
argent Absent. Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette
somme? Je ne me pendrai pas? Et vraiment si ferai, Ou de corde
je manquerai.
Le lacs était tout prêt, il n’y manquait qu’un
homme: Celui-ci se l’attache, et se pend bien et beau. Ce qui
le consola peut-être Fut qu’un autre eût pour lui fait les frais
du cordeau. Aussi bien que l’argent le licou trouva maître.
L’avare rarement finit ses jours sans pleurs: Il a le
moins de part au trésor qu’il enserre, Thésaurisant pour les
voleurs, Pour ses parents, ou pour la terre.
Mais que dire du troc que la Fortune fit? Ce sont là
de ses traits; elle s’en divertit. »
Pareillement dans Du thésauriseur et du
singe, Jean de La Fontaine dénonce l’accumulation vaine :
« Un homme accumulait. On sait que cette erreur Va
souvent jusqu’à la fureur. Celui-ci ne songeait que ducats et
pistoles. Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont
frivoles. »
Dans Le berger et la mer, il raconte
la mésaventure d’un berger ayant perdu tout ce qu’il avait investi
dans la mer, c’est-à-dire dans le commerce international ; la
morale est la suivante :
« Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé. Je
me sers de la vérité Pour montrer, par expérience, Qu’un
sou, quand il est assuré, Vaut mieux que cinq en espérance; Qu’il
se faut contenter de sa condition; Qu’aux conseils de la mer et de
l’ambition Nous devons fermer les oreilles. Pour un qui s’en
louera, dix mille s’en plaindront. La mer promet monts et
merveilles: Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront. »
Ne pas se fier aux promesses de monts et merveilles relève de la morale, qui ne fait confiance qu’au sens du réel, pas à un destin au hasard incompréhensible.
Ce qui caractérise l’idéologie de la monarchie
absolue, c’est le néo-stoïcisme. Il faut savoir accepter son sort,
lié à un ordre inné décidé par une puissance supérieure ;
cette acceptation va de pair avec le fait de voir le bon côté des
choses, tout en acceptant passivement un aspect négatif.
Cette idéologie bien spécifique traverse toutes les Fables et est propre à leur approche, ce qui fait d’ailleurs qu’elles ne parviennent pas à un enseignement d’ordre général, se contenant de faire passer un message par fable, avec la morale à la fin qui vise à atténuer les comportements du lecteur, en le menaçant d’une catastrophe s’il agit de manière démesurée.
Illustration de la version arabe du Kalîla wa Dimna, début du 13e siècle, oeuvre issue du Pañchatantra indien, source essentielle d’inspiration pour Jean de La Fontaine
C’est en ce sens que Jean de la Fontaine est un moraliste.
Le XVIIe siècle a, en effet, au cœur de son
idéologie une intense réflexion sur les comportements.
Or, à partir du moment où les moralistes
constatent qu’il y a une incohérence dans le développement du
siècle, en raison d’un côté d’un plus haut degré de civilisation,
de l’autre de l’irruption forcenée du capitalisme faisant la
promotion de l’opportunisme, ils se retrouvent coincés entre l’éloge
de l’honnête homme et la dénonciation des travers de la nature
humaine.
C’est ce balancement entre deux pôles qui fait
que Jean de La Fontaine, ainsi Jean de La Bruyère et François
de La Rochefoucauld, ont été considérés comme n’ayant pas la même
dimension que Jean Racine ou Molière.
Pour cette raison également, on retrouve chez Jean de La Fontaine toute une série d’oppositions dialectiques que l’on retrouve chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld. Et ces oppositions reflètent, naturellement, la contradiction entre villes et campagnes qui se développe alors.
Jean de La Fontaine, gravure, vers 1730
L’exemple tout à fait pertinent est ici Le
rat de ville et le rat des champs. A la figure raffinée
vivant dans le danger s’oppose la figure rustique vivant dans la
sécurité.
On a ici une double opposition, permettant à la
fable d’avoir une dynamique dialectique, dont la conclusion se veut
la résolution qualitative. Mais, comme chez Jean de La Bruyère et
François de La Rochefoucauld, cette résolution amène un saut au
repli général.
IX. Le rat de ville et le rat des champs [des lignes
sont sautées pour faciliter la lecture.]
Autrefois le Rat de ville Invita le Rat des
champs, D’une façon fort civile, À des reliefs d’Ortolans.
Sur un Tapis de Turquie Le couvert se trouva mis. Je
laisse à penser la vie Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête : Rien ne manquait au
festin ; Mais quelqu’un troubla la fête Pendant qu’ils
étaient en train.
À la porte de la salle Ils entendirent du bruit. Le
Rat de ville détale, Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire, Rat en campagne aussitôt
: Et le Citadin de dire, Achevons tout notre rôt.
C’est assez, dit le Rustique ; Demain vous viendrez
chez moi : Ce n’est pas que je me pique De tous vos festins
de Roi.
Mais rien ne me vient interrompre ; Je mange tout à
loisir. Adieu donc, fi du plaisir Que la crainte peut
corrompre.
Les moralistes ne voient pas de solution à part
la méfiance pour le nouveau, qui modifie et met en danger. C’est
l’une des grandes caractéristiques produisant le pessimisme des
moralistes.
L’exemple également très parlant ici est La
cigale et la fourmi. La première est sympathique mais
imprévoyante, la seconde apparaît comme prévoyante mais
désagréable.
On se doute que la sympathie de l’auteur va à la
cigale, avec une dénonciation du capitalisme et de ses exigences en
termes de travail… mais c’est tout de même la fourmi qui triomphe.
I.La cigale et la fourmi [des lignes sont
sautées pour faciliter la lecture.]
La cigale ayant chanté Tout l’été, Se trouva
fort dépourvue Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine Chez la Fourmi sa voisine, La
priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu’à la
saison nouvelle.
Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l’août, foi
d’animal, Intérêt et principal.
La Fourmi n’est pas prêteuse, C’est là son moindre
défaut. Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse. Nuit et jour à tout
venant, Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j’en suis fort aise, Eh bien! dansez
maintenant.
Les moralistes ont trouvé une méthode d’exposition permettant une critique de la société, mais ils n’ont pas de perspective historique sur quoi s’appuyer pour espérer. Il ne leur reste que leur morale.
Si l’on porte son attention quant à la
genèse des Fables, on peut voir qu’il y a 240
fables, réparties dans douze livres, de la manière suivante :
a) les livres I à III et les livres IV à VI ont
été publiés au même moment, en deux volumes, en 1668, avec des
illustrations de François Chauveau. Ce dernier était alors le plus
connu des illustrateurs ; il a notamment réalisé notamment la
« Carte de Tendre » très connu au XVIIe siècle.
L’œuvre est dédiée au Dauphin, le fils aîné
de Louis XIV, alors âgé de six ans.
b) Les livres VII et VIII sont publiés en 1678,
les livres IX, X et XI en 1679. Ils sont cette fois dédiés à
Madame de Montespan, la maîtresse de Louis XIV.
c) Le livre XII, en réalité à l’époque le
troisième des recueils, est publié en 1694.
Quant au principe des fables, Jean de La
Fontaine ne l’a nullement inventé et ne l’a d’ailleurs jamais
prétendu. La quasi totalité des fables s’appuie sur des modèles
préexistants, qu’il modifie plus ou moins, tout en reconnaissant
ouvertement sa dette intellectuelle.
Voici comment La Fontaine présente les Fables,
dans sa dédicace à Monseigneur le Dauphin, mentionnant Ésope :
« Je chante les héros dont Ésope est le
père, Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère, Contient
des vérités qui servent de leçons. Tout parle en mon ouvrage,
et même les poissons: Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que
nous sommes; Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »
Voici l’avertissement au livre VII, qui fait
l’éloge de l’Indien Pilpay :
« Voici un second recueil de fables que je présente
au public (…).
Seulement je dirai, par reconnaissance, que j’en dois
la plus grande partie à Pilpay, sage indien.
Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens
du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope,
si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman.
Quelques autres m’ont fourni des sujets assez
heureux. »
En fait, Pilpay n’existe pas, ce nom étant dérivé
de celui de Bidpaï dans la version arabe du recueil indien appelé
le Pañchatantra, dont l’auteur reste obscur, l’oeuvre ayant connue
de nombreuses variations.
Et, donc, ce « Pilpay » est avec Ésope la principale inspiration de Jean de La Fontaine, chacun étant la base des deux systèmes de références dans les Fables.
Illustration et texte du Pañchatantra, Rajasthan, 18e siècle
Les six premiers livres s’appuient ainsi très
largement sur les fables de l’antiquité grecque et romaine, avec
principalement Ésope, mais également Phèdre et Babrius, avec
également Avianus, Horace, Tite-Live.
Par contre, les six autres livres se fondent sur
d’autres inspirations et principalement donc le Pañchatantra, un
recueil indien de fables sans doute écrit autour de 300 ans avant
notre ère, mais également des conteurs français et italiens, du
Moyen-Âge et de la Renaissance.
Comment Jean de la Fontaine a-t-il découvert le
Pañchatantra ? Il l’a fait de manière très indirecte, cette
œuvre indienne étant passée en Perse, puis dans le monde arabe,
avant d’être traduit en latin au XIIIe siècle par Jean de Capoue,
un juif converti au catholicisme, sous le titre de Directorium
humanae vitae alias parabola antiquorum sapientum (Guide de
la vie humaine ou Parabole des anciens sages).
Il y eut ensuite une traduction en espagnol, sous
le titre Recueil de faits et d’exemples contre les embûches
et les périls du monde, suivi de deux œuvres italiennes
écrits par des Florentins s’en inspirant : la Première
façon des discours des animaux par le florentin Agnolo
Firenzuola, qui fut traduite en français, ainsi qu’un ouvrage de
morale écrit par Anton Francesco Doni.
Pierre de Larrivey traduisit alors les deux
ouvrages en 1579, sous le titre de Deux livres de filosofie
fabuleuse.
Jean de La Fontaine eut aussi accès, toutefois, à une autre source : la version arabe du Pañchatantra, le Kalîla wa Dimna.
Illustration de la version persane du Kalîla wa Dimna, 15e siècle
Cette version connut une traduction en 1644 avec
comme titre Le Livre des lumières ou la Conduite des
Roi, ainsi qu’une réimpression en 1698 sous le titre
de Fables de Pilpay, philosophe indien, ou La conduite des
rois.
A cela s’ajoute une traduction en latin du Kalîla
wa Dimna, datant de 1666, effectuée par un religieux, le
père Poussine, à partir d’une version en grec. On est certain que
Jean de La Fontaine a connu cette traduction, car c’est la seule où
l’on retrouve quelques fables en particulier (Le Chat et le Rat, Les
Deux Perroquets, le Roi, et son Fils ou La Lionne et l’Ourse).
Cependant, cette double inspiration pose un grand
souci.
En effet, l’approche d’Esope n’a rien à voir avec
celle du Pañchatantra, même si on sait que la tradition indienne
des fables a influencé les auteurs de l’antiquité grecque –
on ne sait cependant pas dans quelle mesure. C’est pourquoi Jean de
La Fontaine expliquait que peut-être même ce qu’on attribue à
Ésope revient à Pilpay.
Quelle est la différence ?
Chez Esope, on a un apologue : un court récit
à visée argumentative, se suffisant à lui-même. C’est en quelque
sorte une forme proche de la parabole dans la Bible.
Il y a une histoire, dont on tire une morale, un
principe. Voici une fable d’Esope, pour donner un exemple :
La Tortue et le Lièvre
Le Lièvre considérant la Tortue qui marchait d’un pas
tardif, et qui ne se traînait qu’avec peine, se mit à se moquer
d’elle et de sa lenteur.
La Tortue n’entendit point raillerie, et lui dit d’un ton
aigre, qu’elle le défiait, et qu’elle le vaincrait à la course,
quoiqu’il se vantât fièrement de sa légèreté. Le Lièvre accepta
le défi.
Ils convinrent ensemble du lieu où ils devaient courir, et du terme de leur course. Le Renard fut choisi par les deux parties pour juger ce différend.
La Tortue se mit en chemin, et le Lièvre à dormir, croyant avoir toujours du temps de reste pour atteindre la Tortue, et pour arriver au but avant elle.Mais enfin elle se rendit au but avant que le Lièvre fut éveillé. Sa nonchalance l’exposa aux railleries des autres Animaux.
Le Renard, en Juge équitable, donna le prix de la course
à la Tortue.
L’histoire est plaisante et autosuffisante.
Les fables du Pañchatantra sont totalement
différentes.
Le Pañchatantra, Livre d’instruction
en cinq parties, n’est pas un recueil de fables, mais un
enseignement expliqué à travers une histoire où de multiples
fables s’enchâssent. Une histoire s’ouvre et quelqu’un raconte une
fable, où quelqu’un peut alors également se lancer dans
l’explication d’une fable, etc.
Tous les événements sont liés les uns aux
autres, se ressemblant beaucoup par moments afin d’enseigner des
vérités générales concernant la justesse, la morale, la politique
que doit mener le prince, l’attitude que doit avoir l’honnête homme,
la femme vertueuse.
Le système moral est sous-jacent à toutes les
fables qui, par ailleurs, s’appuient sur des morales préexistantes,
notamment religieuses, et tout tourne ainsi autour d’une seule même
grande thématique visant à l’édification.
Le Pañchatantra ne vise pas une attitude
personnelle intelligente, mais une correspondance à une sagesse
préexistante, fournissant les moyens d’appréhender la réalité
selon des principes moraux codifiés.
Voici une fable du Pañchatantra, où on comprend
aisément que la fable est l’illustration d’une compréhension de la
politique.
Tu as tort, reprit Carataca, dans une affaire aussi
importante que celle-ci, nous devons marcher de concert si nous
voulons réussir ; sans quoi, nous courons à notre ruine ;
et si nous séparons nos intérêts, nous éprouverons le sort de
l’oiseau à deux becs.
Comment cela ?
L’Oiseau à deux becs.
Dans un désert vivait un oiseau à deux becs,
lequel s’étant un jour perché sur un manguier, se rassasiait
de ses fruits délicieux.
Tandis qu’avec un de ses becs ii les cueillait et les
avalait, l’autre bec, jaloux, se plaignit à lui de ce qu’il ne
cessait pas de manger, et ne lui laissait pas le temps de cueillir
aussi des fruits et de les avaler à son tour.
Le bec qui travaillait dit à celui qui était oisif :
Pourquoi te plains-tu ? et qu’importe que ce soit toi ou moi
qui avalions les fruits, puisque nous n’avons tous les deux qu’un
même estomac et qu’un même ventre ?
Le bec oisif, outré de dépit de ce que l’autre bec,
qui ne cessait de manger, ne voulait pas lui donner le temps d’avaler
des fruits à son tour, résolut de se venger aussitôt de ce refus.
Il crut ne pouvoir mieux y réussir qu’en avalant un
grain de l’arbrisseau yteja, poison des plus subtils
qui se trouvait à sa portée. Il l’avala et l’oiseau mourut à
l’instant.
Ce fut la désunion des deux becs qui causa leur ruine :
par-tout où règne la division on n’a que des maux à attendre.
D’ailleurs ne connais-tu pas cet ancien proverbe : « On
ne doit jamais aller seul en voyage, ni se présenter sans soutien
devant les rois » ?
Veux-tu de nouveaux exemples qui te montrent les
avantages qu’on trouve à se soutenir mutuellement et à se
rendre des services réciproques dans les différentes circonstances
de la vie ?
Comment La Fontaine combine-t-il alors les deux approches, celle d’Esope et celle du Pañchatantra ? Il faut pour cela saisir sa vision du monde, celle des moralistes.
Le XVIIe siècle est le « grand
siècle » de l’histoire de France ; il est le moment-clef
où la nation se forme après qu’ait été établi ses fondements au
XVIe siècle, avec François Ier. Ce dernier a en effet
constitué une entité étatique solide, fixant les frontières de
manière strictement organisée et posant une langue comme
dénominateur national.
La vie économique se développe de manière
générale en s’appuyant sur la capitale maintenant une
centralisation de l’ensemble de la culture, aboutissant à formation
psychique française se développant par la culture.
Le XVIIe siècle est le produit direct du
XVIe siècle, dont il développe toute la base. C’est ce que
constatent les moralistes, ces figures littéraires proches de la
cour et constatant, d’un œil à la fois critique et servile,
enthousiaste et inquiet, le développement de la France.
Jean de La Fontaine (1621-1695) n’a, vu cet arrière-plan, pas une démarche différente de Jean de La Bruyère et de François de La Rochefoucauld, le premier avec ses Caractères, le second avec ses Maximes.
Hyacinthe Rigaud (1659–1743), Portrait de Jean de la Fontaine, entre le 1675 et le 1685
On a un portrait des mœurs, des attitudes, des
comportements ; on a une philosophie qui est celle prédominant
au XVIIe siècle : le néo-stoïcisme, forme laïque d’une
sorte de catholicisme au service de la monarchie absolue.
On a la même constatation que le mode de
production capitaliste se développe, corrompant les traditions et
amenant l’émergence des marchands et des commerçants, d’une
bourgeoisie.
On a, allant de pair avec cela, la compréhension
d’une différenciation toujours plus accentuée entre les villes et
les campagnes : ici, bien sûr, on a immédiatement à l’esprit
la fable de Jean de La Fontaine sur le rat de ville et le
rat des champs, fable provenant initialement de l’Antiquité, de
Horace.
Car, de la même manière que Molière comptait
plaire et instruire, que Jean de La Bruyère et François de La
Rochefoucauld construisaient des courtes phrases ou des petites
histoires avisant de ce qui est juste ou pas par un ton plaisant et
en même temps donnant des leçons, Jean de La Fontaine a écrit
des Fables qui ont comme but de distraire et
d’enseigner.
Cet aspect essentiel a été particulièrement
malmené par des décennies d’enseignement de ses fables aux jeunes
enfants, galvaudant ainsi à la fois la dimension portraitiste et la
profondeur philosophique.
A la base même, il a posé problème, par
ailleurs, car l’approche n’a pas été considérée au XVIIe siècle
comme étant à la hauteur des exigences culturelles de l’époque.
Le ton est trop enjoué, la morale trop cocasse, la réflexion trop emportée, les personnages trop naïfs, la démarche pas assez régulière, la philosophie trop attendrie, le portrait trop éparpillé et également, finalement, déformé notamment par l’utilisation d’animaux personnifiés.
Il est vrai que Jean de La Fontaine semble suivre
ses impressions ; ses Fables sont traversées
de remarques ici et là, sans ligne de conduite stricte. En
cela, Jean de La Fontaine se rapproche des Essais de Montaigne,
il relève encore du XVIe siècle et a toujours assumé, comme
nous le verrons, un certain « style » passé.
Mais en même temps, les Fables porte
une réflexion matérialiste qui dépasse largement son ambition
initiale, avec la reconnaissance de la dignité du réel en ce qui
concerne les animaux.
C’est sans doute cette mise en perspective
effectuée par Jean de La Fontaine qui a d’un côté fait qu’il s’est
vu reconnu peu de valeur lors du grand siècle, de l’autre fait qu’il
a été considéré comme si plaisant.
Concernant son contexte historique, une anecdote
veut ainsi que Molière prit la défense de Jean de La Fontaine à
Auteuil face à Jean Racine (qui était le cousin de La
Fontaine) et Pierre Corneille se moquant de lui, en
affirmant :
« Ne nous moquons pas du bonhomme, il vivra
peut-être plus que nous tous. »
« Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils
n’effaceront pas le bonhomme. »
D’ailleurs, ces faiblesses ont permis à Jean de La Fontaine d’apporter des véritables éléments d’économie politique, façonnant le portrait d’une certaine transformation de la France.