Catéchisme populaire républicain

Anonyme de 1871, en fait de Leconte de Lisle.

PRÉFACE

Ce petit livre est un simple exposé des vrais principes.

Il est court, afin d’être clair et précis.

Il est rédigé par demandes et par réponses, afin de se graver plus aisément dans la mémoire de tous, car il convient à l’homme autant qu’à l’enfant.

Il suggérera, par la brièveté et par la justesse des définitions, tous les éclaircissements que le lecteur intelligent se donnera à lui-même, et que l’instituteur offrira à l’enfant par l’explication et par l’exemple.

S’il est insuffisant, il ne fera aucun mal ; s’il est bon, il produira un grand bien

CATÉCHISME
POPULAIRE
RÉPUBLICAIN


L’Homme — L’Individu
Le Corps social — L’État
La République

DE L’HOMME.

Qu’est-ce que l’homme ?

L’homme est un être moral, intelligent et perfectible.

Qu’est-ce qu’un être moral ?

C’est celui qui aime et qui pratique la justice.

Comment l’homme distingue-t-il ce qui est juste de ce qui ne l’est pas ?

Par le témoignage infaillible de la conscience, c’est-à-dire en s’affirmant soi-même, car la nature propre de l’homme est de tendre au bien et de fuir le mal.

Qu’est-ce que le bien ?

Le bien est ce qui est conforme à la nature de l’homme, et le mal ce qui lui est contraire. Aucune autre définition ne peut être donnée ni du bien, ni du mal.

Faut-il chercher au-dessus et en dehors de l’homme le principe de la justice ?

Non, car l’homme cesserait d’être un être moral et tomberait au niveau de la brute, si le principe de la justice existait en dehors de lui.

La loi morale n’a-t-elle donc pas été révélée et enseignée à l’homme par les religions ?

Non, car les religions, uniquement fondées sur les dogmes, conceptions abstraites de l’esprit, n’ont rien de commun avec la loi morale, qui est inhérente à la nature propre de l’homme, et qui, conséquemment, n’a jamais pu lui être antérieure ni étrangère.

Qu’est-ce que la justice ?

La justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû.

Qu’est-il dû à chacun ?

L’intégrité de son corps, l’usage complet de ses sens, la santé, la force et le libre exercice de toutes ses facultés.

Qu’est-ce qu’un être intelligent ?

C’est celui qui désire et qui recherche la science et la vérité, qui réfléchit, raisonne et comprend, qui s’étudie afin de se connaître et d’affirmer la destinée humaine qui est le bonheur par la pratique de la justice, et qui, par suite, méprise et repousse l’ignorance, cause d’erreur, de violence et d’oppression.

Qu’est-ce qu’un être perfectible ?

C’est celui qui emploie toutes ses facultés physiques, intellectuelles et morales à étendre, à développer, à perfectionner sa personnalité dans toutes les directions possibles.

Qu’est-ce que le progrès ?

C’est la loi naturelle, constante, nécessaire, par laquelle l’homme agit, s’élève, déploie ses forces et agrandit son existence, sans relâche et sans terme.

Qu’est-ce que l’homme, être moral, intelligent et perfectible, tel que nous l’avons défini ?

C’est l’humanité entière, commencement et fin de toute justice et de toute intelligence.EXPLICATION.

Quand nous affirmons que toute la morale consiste dans l’amour et dans la pratique de la justice, et que le principe de la justice ne peut exister en dehors de l’homme, nous prouvons en même temps que nous affirmons, puisqu’il est impossible, au point de vue de la raison humaine, de nier l’évidence de la vérité que nous exprimons.

Nous disons : au point de vue de la raison humaine, car on ose encore enseigner que l’humanité ne possède par elle-même aucun moyen de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, et qu’il existe une raison supérieure et toute-puissante qui fait consister l’unique vertu de l’homme dans une aveugle obéissance aux ordres divins, qu’ils soient conformes ou non à la nature humaine. Par suite, ce qui nous semble bon est mauvais, si Dieu le veut, et ce qui nous semble mauvais est excellent, s’il l’entend ainsi. Toute liberté et toute conscience nous étant enlevées, l’homme reste entre les mains d’un maître absolu et incompréhensible, comme l’argile entre les mains du potier, selon la déclaration de saint Paul.

Or la raison humaine nous dit qu’il n’y a en tout ceci ni argile, ni potier, ni maître incompréhensible, ni esclave stupide ; que l’homme est libre, qu’il possède une lumière infaillible par laquelle il connaît la justice, que toute la vérité morale lui est révélée et qu’il n’y a en dehors des lois de la conscience que folie, mensonge et abêtissement.

On ne saurait trop insister sur l’infaillibilité de la raison humaine quand il s’agit de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, car nul ne pourra se dire et ne sera sincèrement républicain s’il n’est pas convaincu que le principe de la justice est inhérent à sa conscience, et s’il peut croire un seul instant qu’une raison étrangère et supérieure à la raison humaine puisse modifier arbitrairement les lois immuables de la morale.

DE L’INDIVIDU.

Qu’est-ce que l’individu ?

L’individu est l’homme lui-même, considéré isolément, ou dans ses rapports avec ses semblables.

Quel est le but de l’individu ?

Le but de l’individu est de vivre et de se conserver.

Par quels moyens ?

Par la satisfaction de ses besoins et par le développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

L’individu possède-t-il des droits ?

Il possède des droits qui garantissent sa vie et sa conservation.

L’individu a-t-il des devoirs à remplir ?

Il a des devoirs à remplir envers ses semblables, car tout droit entraîne un devoir.

Qu’est-ce que le devoir ?

Le respect de ses propres droits et de ceux d’autrui.

Le devoir n’a-t-il pas un sens plus actif ?

Non, le devoir politique de l’individu ne peut être autrement défini, car, chacun respectant ses propres droits et les droits de chacun, tout est garanti et parfait.

Mais si les droits de l’individu ou du corps social sont lésés, qui donc a le devoir de les garantir et de les faire respecter ?

La loi seule.

Qu’est-ce que la loi ?

La loi est la règle suprême et la sauvegarde des droits de tous et de chacun.

Que faut-il pour que la loi soit véritablement la règle suprême et la sauvegarde des droits de tous et de chacun ?

Il faut qu’elle soit consentie par tous et conforme à la nature de l’homme, être moral, intelligent et perfectible ; sans quoi elle n’est plus loi, mais violence et oppression.

Quels sont les droits de l’individu ?

L’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté.

Ces droits sont-ils inviolables ?

Ils sont nécessairement inviolables, car ils garantissent la vie et la conservation de l’individu.

Qu’est-ce que l’instruction ?

Nous avons défini l’être intelligent, celui qui désire et qui recherche la science et la vérité. Or l’instruction est l’unique moyen d’acquérir l’une et l’autre. C’est le premier des droits de l’individu enfant, car il contient en germe tous les autres.

L’instruction doit-elle être donnée gratuitement ?

L’instruction doit être gratuite, comme la liberté et l’égalité elles-mêmes, qui ne peuvent être ni achetées, ni vendues, ni refusées.

L’instruction est-elle obligatoire ?

Oui, car nul ne doit refuser pour soi ou pour les siens l’unique moyen d’acquérir la science et la vérité, sous peine d’être une brute et non un homme.

Qu’est-ce que la liberté ?

La liberté est le droit d’exprimer sa pensée et d’agir sans entraves.

Ce droit est-il illimité ?

Il n’a d’autre limite que le droit d’autrui.

L’individu peut-il aliéner sa liberté ?

Non, car aliéner sa liberté c’est non-seulement renoncer à la dignité d’homme, être moral, intelligent et perfectible, mais encore c’est attenter à la liberté de tous, qui, elle aussi, pourrait être aliénée.

Tous les individus, formant le corps social, peuvent-ils aliéner collectivement leur liberté ?

Non, car ce serait attenter à la liberté de chacun.

Mais n’est-ce point un acte de liberté que de renoncer volontairement à la liberté ?

Non, car il n’y a point de droit contre le droit.

Qu’est-ce que l’égalité ?

L’égalité est le droit qu’ont tous les individus indistinctement de vivre, de se conserver et d’améliorer leur condition, sans préférence ni privilège.

Qu’est-ce que la propriété ?

La propriété est le droit de jouir et de disposer librement des choses légitimement acquises.

Qu’est-ce que l’acquisition légitime ?

Celle qui est due au travail ou à l’héritage.

L’individu peut-il être privé de la totalité ou d’une portion de ce qu’il possède ?

Oui, au nom et dans l’intérêt du corps social ; mais alors ce préjudice doit être équitablement compensé par une indemnité préalable.

Qu’est-ce que la sûreté ?

La sûreté est le droit pour l’individu d’être assuré contre toute atteinte à la libre satisfaction de ses besoins et au libre développement de ses facultés.

Quels sont les devoirs de l’individu ?

Les devoirs de l’individu sont les conséquences nécessaires de ses droits. Ils garantissent la vie, la conservation et le légitime perfectionnement des autres individus, d’où résultent la conservation et l’harmonie du corps social tout entier.

Où s’arrêtent les devoirs de l’individu ?

Les devoirs de l’individu sont proportionnels à ses droits. Nul devoir n’est plus grand qu’un droit, car alors l’individu serait opprimé. Or l’oppression d’un seul opprime le corps social tout entier.

L’individu est-il responsable

L’individu est responsable envers lui-même et envers ses semblables.

Qu’est-ce que la responsabilité ?

La responsabilité est la garantie du respect réciproque des droits.

L’individu peut-il être soumis à une peine ?

Oui, car il est responsable, et la responsabilité implique une sanction.

Qu’est-ce qu’une sanction ?

C’est l’acte par lequel la loi affirme la responsabilité de l’individu en le frappant d’une peine.

Quelle est la mesure de cette peine ?

Elle ne peut être que la proportion au délit.EXPLICATION.

Il y a une différence sensible, nous l’avouons, entre ces deux demandes et ces deux réponses : — 1° Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? — Pour le connaître, l’aimer et le servir ; — et 2o Quel est le but de l’individu ? — Le but de l’individu est de vivre et de se conserver, par la libre satisfaction de ses besoins et par l’entier développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

Ceux qui prétendent que Dieu a créé l’homme afin d’être connu, aimé et servi par lui, n’exigent pas autre chose de l’homme que de renoncer à sa raison, à son intelligence, à sa liberté morale, de se nier soi-même et de s’anéantir en face d’une puissance absolue dont il ne lui est accordé de comprendre ni la nature ni la justice.

Certaines personnes prétendent aussi, il est vrai, faire concorder la volonté divine et le libre arbitre de l’homme ; mais les deux termes étant, de toute évidence, et en eux-mêmes, radicalement inconciliables, la prétention dont il s’agit n’a jamais été qu’une assertion mensongère qui a coûté la vie à des millions d’hommes, torturés, massacrés et brûlés vifs pour la plus grande gloire de cette puissance incompréhensible.

La raison humaine, au contraire, affirme que la fin de l’homme est de se connaître soi-même, d’aimer la justice et de la pratiquer envers ses semblables ; et la conscience universelle proclame que cela est la vérité irréfutable.

DU CORPS SOCIAL.

Qu’est-ce que le corps social ?

Le corps social est une association formée par tous les individus dans un intérêt commun de vie et de conservation, et pour la garantie réciproque des droits.

Comment le corps social se forme-t-il ?

Le corps social se forme, selon la nature propre de l’homme, et successivement, par le couple, par la famille, par la race, par la nationalité.

Qu’est-ce que le couple ?

C’est l’union de l’homme et de la femme, ou le mariage, quelles que soient d’ailleurs les formalités particulières, mais librement consenties, qui la constituent.

Qu’est-ce que la famille ?

C’est le groupe naturel formé par le père, la mère, les enfants, frères et sœurs, et les plus proches parents.

Qu’est-ce que la race ?

C’est un groupe plus ou moins nombreux de familles unies par une origine commune et parlant une même langue.

Qu’est-ce que la nationalité ?

C’est un groupe politique qui se constitue quelquefois d’une seule race, et parfois aussi de plusieurs unies et librement associées dans leur intérêt commun.

Quel est le but du corps social constitué en nation ?

Le but du corps social constitué en nation est de vivre et de se conserver dans sa collectivité, en garantissant les droits de chacun des individus qui la composent.

Par quel moyen le corps social atteint-il ce but ?

Par une organisation politique conforme à la nature propre de l’homme, être moral, intelligent et perfectible, respectant et garantissant, à l’égard de l’individu, les droits naturels qui sont l’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté, et sauvegardant l’intégrité de l’association générale.

Comment le corps social doit-il procéder à cette organisation politique ?

Par la constitution de la commune, qui est la base la plus simple, la plus rationnelle et conséquemment la meilleure de l’association générale.

Qu’est-ce que la commune ?

La commune est la réunion des individus habitant une même localité et nommant par l’élection un conseil communal.

Qu’est-ce qu’un conseil communal ?

Le conseil communal est la réunion d’un certain nombre d’individus nommés par le libre suffrage de leurs concitoyens pour sauvegarder les intérêts de la commune et maintenir les droits inviolables de chacun de ses membres, c’est-à-dire l’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté, en donnant l’enseignement primaire, en assurant la libre circulation, en établissant l’assistance et en prenant toutes les mesures nécessaires de salubrité publique.

Comment le corps social, sur la base de la commune, doit-il compléter l’organisation politique générale ?

Soit par la constitution du département, groupe de communes, de la province, groupe de départements, et enfin de l’État, soit autrement, car toute organisation politique sera la plus rationnelle et la meilleure qui sauvegardera et maintiendra les droits naturels de l’individu en assurant l’harmonie et la conservation du corps social.

DE L’ÉTAT.

Qu’est-ce que l’État ?

L’État, dans toute organisation politique la plus simple, la plus rationnelle et la meilleure, ne peut plus posséder ni autorité, ni initiative qui lui soient propres, et ne doit plus être qu’une pure administration des affaires générales de la nation.

Par qui l’État est-il représenté ?

Par un certain nombre d’agents sans privilèges particuliers, n’ayant d’autres titres à la confiance de tous que leur aptitude individuelle aux fonctions qu’ils ont à remplir, et pouvant toujours être révoqués.

Quels doivent être les rapports des agents d’État avec la nation ?

Les agents d’État sont les employés de la nation. Ils s’occupent, sous son contrôle incessant, de percevoir l’impôt librement consenti et d’en répartir les revenus afin de subvenir aux dépenses générales.

À qui appartient le gouvernement de la nation ?

À la nation elle-même, par l’action combinée de la commune, du département, de la province et de la représentation nationale.

Qu’est-ce que la représentation nationale ?

La représentation nationale est une réunion de citoyens nommés par le suffrage universel et direct, recevant un mandat impératif, chargés d’exprimer et de faire respecter la volonté générale et de maintenir l’intégrité et l’indivisibilité politiques de la République.EXPLICATION.

Il est bien entendu que nous n’affirmons ici, en thèse générale, touchant le Corps social et l’État, qu’un idéal conforme aux principes fondamentaux que nous avons établis, et que toute nation doit respecter dans leur intégrité, quand elle procède à son organisation politique.

En effet, quelles que soient les difficultés incontestables d’une telle tâche et les complications nécessaires qu’elle suppose, il ne faut pas que rien puisse nous faire oublier que les droits de l’individu doivent toujours, et imperturbablement, subsister entiers et inviolables, puisqu’ils sont l’unique raison d’être des droits collectifs.

S’il en était autrement, nous ne tarderions pas à retomber, par une pente irrésistible, sous le joug d’un despotisme quelconque, politique, administratif et social. En France, le danger en est peut-être plus grand que partout ailleurs. Nos seules garanties contre les erreurs et les catastrophes que peut nous réserver l’avenir résident donc uniquement dans notre respect inébranlable des principes et dans notre volonté inflexible de n’édifier que sur eux.

DE LA RÉPUBLIQUE.

Qu’est-ce que la République ?

La République est l’ensemble de tout ce qui précède, théorie et pratique ; c’est la liberté individuelle et la liberté collective proclamées et garanties ; c’est la nation elle-même vivante et active, morale, intelligente et perfectible, se connaissant et se possédant, affirmant sa destinée et la réalisant par l’entier développement de ses forces, par le complet exercice de ses facultés et de ses droits, par l’accomplissement total de ses devoirs envers sa propre dignité qui consiste à ne jamais cesser de s’appartenir ; c’est enfin la vérité et la justice dans l’individu et dans l’humanité.

>Sommaire du dossier

Sully Prudhomme et la vie intérieure mais républicaine

Le régime bourgeois fit du Parnasse, à la fin du XIXe siècle, un élément-clef de son dispositif idéologique et culturel. Lorsque à l’occasion de l’Exposition de 1900, un Rapport officiel sur la poésie depuis 1867 doit être écrit, c’est à Catulle Mendès que cela est demandé. En 1867, c’était déjà Théophile Gautier qui avait été à l’oeuvre.

Albert Thibaudet, certainement le principal critique littéraire de l’entre-deux guerres, constate en 1933 dans Les Romantiques et les Parnassiens de 1870 à 1914, publié dans La Revue de Paris :

« Sully Prudhomme et François Coppée ont été comme les poètes officiels de la Troisième République, entre 1870 et 1900 ; ils occupèrent sur leur plan inférieur une situation analogue à celle de Lamartine et de Victor Hugo entre 1820 et 1840.

L’un et l’autre, en 1881 et en 1884, précédèrent à l’Académie leur grand aîné Leconte de Lisle, lequel, lui, n’y entra qu’à soixante-cinq ans, sur désignation de Victor Hugo qui lui avait légué impérativement son siège. Sully Prudhomme et Coppée allèrent, dès leurs débuts, à la gloire.

Sully Prudhomme fut en 1902 le premier lauréat du prix Nobel de littérature, et il fut tenu pendant vingt ans pour le poète de l’élite pensante tout agrégé des lettres, tout lecteur des Débats, mettait à une place d’honneur de sa bibliothèque les cinq volumes de ses Poésies complètes ; le Vase brisé était, avec les Deux Cortèges de [Joséphin] Soulary, la poésie le plus souvent infligée à la mémoire des collégiens (…).

Sully Prudhomme et surtout Coppée rédigèrent à tas, pour les anniversaires, les grands événements, les inaugurations, des poèmes plus ou moins officiels. »

Ce qui n’empêche pas Albert Thibaudet de littéralement massacrer le Parnasse, n’hésitant pas à dénoncer Catulle Mendès de manière antisémite comme « organisateur », « intermédiaire » d’un phénomène finalement sans intérêt.

C’est donc un grand paradoxe : René Armand François Prudhomme, dit Sully Prudhomme (1839-1907) fut considéré à la fin du 19e siècle comme un auteur central, il fut le premier Nobel de littérature jamais attribué (en 1901), et il a entièrement disparu du paysage intellectuel et littéraire par la suite.

Sully Prudhomme

Voici son poème le plus connu, tiré de son premier recueil, Stances et Poèmes, paru en 1865 :

Le Vase brisé

Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut l’effleurer à peine :
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n’y touchez pas.

Le ton est mièvre, les mots choisis selon un bon esprit ; il y a un petit sens de la mélodie et une accessibilité relativement grande. Ce n’est pas fameux, mais c’est techniquement propre. Et, en fait, c’est cette naïveté même qui est le propre de l’auteur.

Il correspond à tout un esprit français, et en tout cas à l’esprit national de l’époque. Pour bien souligner l’importance de cette miévrerie, voici le second poème mentionné par le critique littéraire plus haut, de Joséphin Soulary, et formant alors, avec Le Vase pétri, le couple incontournable pour les élèves.

LES DEUX CORTÈGES

Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne : — il conduit le cercueil d’un enfant ;
Une femme le suit, presque folle, étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême ! — au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise ;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, et le temple se vide.
Les deux femmes, alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;

Et — merveilleux retour qu’inspire la prière —
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né !

Sully Prudhomme est vraiment le maître de cette approche ; sa démarche est simple et plaisante, voire charmante, comme avec le poème suivant :

COMME ALORS

Quand j’étais tout enfant, ma bouche
Ignorait un langage appris :
Du fond de mon étroite couche
J’appelais les soins par des cris ;

Ma peine était la peur cruelle
De perdre un jouet dans mes draps,
Et ma convoitise était celle
Qui supplie en tendant les bras.

Maintenant que sans être aidées
Mes lèvres parlent couramment,
J’ai moins de signes que d’idées :
On a changé mon bégaiement.

Et maintenant que les caresses
Ne me bercent plus quand je dors,
J’ai d’inexprimables tendresses,
Et je tends les bras comme alors.

Caricature de Sully Prudhomme, en 1886.

Évidemment, l’auteur est entièrement prisonnier de cette approche ; il ne fait qu’osciller entre miévrerie et approche charmante. Cependant, on aurait tort de ne pas voir l’importance de la dimension sentimentale. Si le Parnasse a été réduit à « l’art pour l’art », c’est parce que finalement il n’a été qu’un formalisme bourgeois exprimant le repli sur l’individu, comme étape vers le subjectivisme toujours plus ouvert.

Toutefois, il y a également, en plus du haut niveau technique, un vrai esprit inquiet, saisissant sa profondeur sensible. C’est pour cette raison que la première section du premier recueil de Sully Prudhomme s’intitule pas moins que « La vie intérieure ». C’est là un fait notable.

En fait, le Parnasse se présente comme l’art pour l’art, mais y ajoute la philosophie morale républicaine pour la vie de tous les jours ; il y a un véritable fond diffus idéologique – culturel.

Le poème suivant, par exemple, témoigne d’une véritable réflexion sur la vie quotidienne.

L’HABITUDE

L’habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison :
C’est une ancienne ménagère
Qui s’installe dans la maison.

Elle est discrète, humble, fidèle,
Familière avec tous les coins ;
On ne s’occupe jamais d’elle,
Car elle a d’invisibles soins :

Elle conduit les pieds de l’homme,
Sait le chemin qu’il eût choisi,
Connaît son but sans qu’il le nomme,
Et lui dit tout bas : « Par ici. »

Travaillant pour nous en silence,
D’un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l’œil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.

Mais imprudent qui s’abandonne
À son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;

Et tous ceux que sa force obscure
A gagnés insensiblement
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement. 

Sully Prudhomme

Le poème suivant témoigne d’une vraie étude dialectique du rapport entre l’affirmation personnelle et l’amour du couple. Il y a ici une véritable problématique sentimentale-intellectuelle.

À L’HIRONDELLE

Toi qui peux monter solitaire
Au ciel, sans gravir les sommets,
Et dans les vallons de la terre
Descendre sans tomber jamais ;

Toi qui, sans te pencher au fleuve
Où nous ne puisons qu’à genoux,
Peux aller boire avant qu’il pleuve
Au nuage trop haut pour nous ;

Toi qui pars au déclin des roses
Et reviens au nid printanier,
Fidèle aux deux meilleures choses,
L’indépendance et le foyer ;

Comme toi mon âme s’élève
Et tout à coup rase le sol,
Et suit avec l’aile du rêve
Les beaux méandres de ton vol.

S’il lui faut aussi des voyages,
Il lui faut son nid chaque jour ;
Elle a tes deux besoins sauvages :
Libre vie, immuable amour.

Sully Prudhomme est tellement conforme au régime d’alors que dans ses poèmes il est régulièrement coupé en deux entre vision scientifique où Dieu est absent et angoisse religieuse, avec bien entendu la religion très utile comme morale comme résolution de ce conflit.

Voici un poème dont le titre, latin, signifie A l’intérieur en français.

INTUS

Deux voix s’élèvent tour à tour
Des profondeurs troubles de l’âme :
La raison blasphème, et l’amour
Rêve un dieu juste et le proclame.

Panthéiste, athée ou chrétien,
Tu connais leurs luttes obscures ;
C’est mon martyre, et c’est le tien,
De vivre avec ces deux murmures.

L’intelligence dit au cœur :
« Le monde n’a pas un bon père.
Vois, le mal est partout vainqueur. »
Le cœur dit : « Je crois et j’espère.

« Espère, ô ma sœur, crois un peu :
C’est à force d’aimer qu’on trouve ;
Je suis immortel, je sens Dieu. »
— L’intelligence lui dit : « Prouve ! »

Il faut bien voir également que Sully Prudhomme parle du peuple ; il se confronte à des réalités à qui parle, comme ici la figure de la mère.

SONNET

Il a donc tressailli, votre adoré fardeau !
Un petit ange en vous a soulevé son aile,
Vous vous êtes parlé ; le berceau blanc l’appelle,
Et son image rit dans les fleurs du rideau.

Cet enfant sera doux, intelligent et beau,
Si chaque âme s’allume à l’âme maternelle,
Le cœur au feu du cœur et l’œil à la prunelle,
Comme un flambeau s’allume au toucher d’un flambeau.

Ainsi chacun de nous porte son cher poème,
Chacun veut mettre au monde un double de soi-même,
Y déposer son nom, sa force et son amour.

Le plus heureux poème est celui de la mère :
La mère sent Dieu même achever l’œuvre entière,
N’attend qu’un an sa gloire et n’en souffre qu’un jour !

Cela n’empêche pas bien entendu, bien au contraire même, des retours systématiques dans la fuite prônée par Leconte de Lisle, cette sorte de naturalisme poétique.

PLUIE

Il pleut. J’entends le bruit égal des eaux ;
Le feuillage, humble et que nul vent ne berce,
Se penche et brille en pleurant sous l’averse ;
Le deuil de l’air afflige les oiseaux.

La bourbe monte et trouble la fontaine,
Et le sentier montre à nu ses cailloux.
Le sable fume, embaume et devient roux ;
L’onde à grands flots le sillonne et l’entraîne.

Tout l’horizon n’est qu’un blême rideau ;
La vitre tinte et ruisselle de gouttes ;
Sur le pavé sonore et bleu des routes
Il saute et luit des étincelles d’eau.

Le long d’un mur, un chien morne à leur piste,
Trottent, mouillés, de grands bœufs en retard ;
La terre est boue et le ciel est brouillard ;
L’homme s’ennuie : oh ! que la pluie est triste !

Sully Prudhomme sur une carte postale de l’épicier Félix Potin

Notons qu’on ne saurait nier à Sully Prudhomme un vrai travail de fond ; le poème suivant est clairement une tentative de faire du Paul Verlaine, mais de manière plus accessible, plus populaire. Il y a ici quelque chose de très réussi.

Chanson de Mer

Ton sourire infini m’est cher
Comme le divin pli des ondes,
Et je te crains quand tu me grondes,
           Comme la mer.

L’azur de tes grands yeux m’est cher :
C’est un lointain que je regarde
Sans cesse et sans y prendre garde,
           Un ciel de mer.

Ton courage léger m’est cher :
C’est un souffle vif où ma vie
S’emplit d’aise et se fortifie,
           L’air de la mer.

Enfin ton être entier m’est cher,
Toujours nouveau, toujours le même ;
O ma Néréide, je t’aime
           Comme la mer !

Ce qui est par contre fatiguant, voire épuisant, et qui a amené la disparition complète du Parnasse, c’est cette petite philosophie simpliste, à prétention à la fois minimaliste et morale, mais très faible finalement, qui ponctue la tonalité des poèmes, comme par exemple ici. Cela sonne finalement niais.

L’Océan

L’Océan blesse la pensée :
Par la fuite des horizons
Elle se sent plus offensée
Que par la borne des prisons ;

Et les prisons dans leurs murailles
N’ont bruits de chaînes ni sanglots
Pareils au fracas de ferrailles
Que font dans les rochers les flots.

Il faut tenir des mains de femme
Quand on rêve au bord de la mer ;
Alors les horreurs de la lame
Rendent chaque baiser plus cher ;

Alors l’inévitable espace,
Dont l’attrait m’épuise aujourd’hui,
De l’esprit que sa grandeur passe,
Descend au cœur grand comme lui !

Et là tout l’infini demeure,
Toute la mer et tout le ciel !
L’amour qu’on te jure à cette heure,
O femme, est immense, éternel.

Cela a comme conséquence de donner un côté forcé, trop artificiel. Les poèmes suivant, abordant les ouvriers et les paysans comme thèmes, ont le mérite d’oser voir la réalité, mais il y a une tentative d’esthétisation qui ne passe pas du tout.

Voici le premier.

Les Ouvriers

À Louis-Xavier de Ricard.

 Sur un chemin qu’entoure le néant,
Dans des pays que nul verbe ne nomme,
Chaque astre, mû par des bras de géant,
Roule, poussé comme un roc par un homme.

Terres sans nombre, étoiles et soleils,
Tous, prisonniers d’orbites infinies,
Rouges ou bleus, ténébreux ou vermeils,
Vont lourdement sous l’effort des Génies.

On voit marcher en silence ces blocs.
Quels forts dompteurs, ô monstres, sont les vôtres !
Pas un ne bronche, et sans écarts ni chocs,
Ils tournent tous les uns autour des autres.

Ils tournent tous ; un archange au milieu
Conduit, debout, les formidables rondes ;
Il crie, il frappe, et la comète en feu
N’est que l’éclair de son fouet sur les mondes !

Il fait bondir les fainéants du ciel,
Il ne veut pas qu’un atome demeure ;
A sa main gauche un pendule éternel
Tombe et retombe, et sonne à chacun l’heure.

Holà, Pollux ! où vas-tu, Procyon ?
Plus vite, Algol ! Aldébaran, prends garde !
Mercure, à toit Saturne, à l’action !
Dieu vous attend et Kepler vous regarde.

Et les géants plissent leurs fronts chagrins ;
Désespérés, ils pleurent et gémissent
En se ruant de l’épaule et des reins ;
Les sphères fuient et les axes frémissent.

A l’œuvre ! à l’œuvre ! ou gare le chaos !
Leur poids les tire au centre de l’espace,
Où l’inertie offre un lâche repos
A la matière éternellement lasse.

Mesurez bien les printemps, les hivers,
L’égal retour des mois et des années :
Un seul retard changerait l’univers
Et briserait toutes les destinées.

Alternez bien les ombres, les lueurs,
Pour ménager tous les yeux qui les goûtent…
Nul peuple, hélas ! ne songe à vos sueurs,
Au long travail que les matins vous coûtent.

Chaque planète à la grâce du sort
Vit, sans bénir les soleils qui remontent ;
Une moitié trafique et l’autre dort,
Et sur demain les multitudes comptent !

Voici le second ; on remarquera l’opposition entre le pluriel pour les ouvriers et le singulier pour le paysan, pour refléter leur réalité immédiate dans le travail. On notera également que le poème est dédié au peintre François Millet. Le rapport avec le naturalisme est ici pleinement exprimé.

Paysan

À François Millet.

Que voit-on dans ce champ de pierres ?
Un paysan souffle, épuisé ;
Le hâle a brûlé ses paupières ;
Il se dresse, le dos brisé ;
Il a le regard de la bête
Qui, dételée enfin, s’arrête
Et flaire, en allongeant la tête,
Son vieux bât qu’elle a tant usé.

La Misère, étreignant sa vie,
Le courbe à terre d’une main,
Et, fermant l’autre, le défie
D’en ôter, sans douleur, son pain.

Il est la chose à face humaine
Qu’on voit à midi dans la plaine
Travailler, la peau sous la laine
Et les talons dans le sapin.

Soyez riches sans trop de joie ;
Soyez savants, mais sans fierté :
L’heureux a cru choisir la voie
Où de doux fleuves l’ont porté.
On hérite d’un sang qu’on vante ;
On rencontre ce qu’on invente ;
Et je cherche avec épouvante
Les œuvres de ma liberté…

Brave homme, le rire et les larmes
Sont mêlés par le sort distrait ;
Nous flottons tous, dans les alarmes,
Du vain espoir au vain regret.
Et, si ta vie est un supplice,
Nos lois ont un divin complice :
Fait-on le mal avec délice ?
Fait-on le bien comme on voudrait ?

Cette incapacité à, finalement, assumer une lecture matérialiste du monde, aboutit à une philosophie de l’individu. Il en ressort une certaine lecture quasi existentialiste, où l’esprit républicain bourgeois a encore besoin de la religion comme calmant à ses angoisses existentielles. Le poème suivant est un bon exemple de cela.

L’Ombre
À José-Maria de Heredia.

Notre forme au soleil nous suit, marche, s’arrête,
Imite gauchement nos gestes et nos pas,
Regarde sans rien voir, écoute et n’entend pas,
Et doit ramper toujours quand nous levons la tête.

A son ombre pareil, l’homme n’est ici-bas
Qu’un peu de nuit vivante, une forme inquiète
Qui voit sans pénétrer, sans inventer répète,
Et murmure au Destin : « Je te suis où tu vas. »

Il n’est qu’une ombre d’ange, et l’ange n’est lui-même
Qu’un des derniers reflets tombés d’un front suprême ;
Et voilà comment l’homme est l’image de Dieu.

Et loin de nous peut-être, en quelque étrange lieu,
Plus proche du néant par des chutes sans nombre,
L’ombre de l’ombre humaine existe, et fait de l’ombre.

L’incohérence de ce rapport entre optimisme républicain et moralisme religieux s’exprime parfaitement à travers les deux poèmes suivants. Le premier va dans le sens du moralisme religieux, dénonçant la suicide…

À un Désespéré

Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
Tu dis que sous ta lourde croix
Ton énergie enfin succombe ;
Tu souffres beaucoup, je te crois.

Le souci des choses divines
Que jamais tes yeux ne verront
Tresse d’invisibles épines
Et les enfonce dans ton front.

Tu répands ton enthousiasme
Et tu partages ton manteau ;
À ta vaillance le sarcasme
Attache un risible écriteau.

Tu demandes à l’âpre étude
Le secret du bonheur humain,
Et les clous de l’ingratitude
Te sont plantés dans chaque main.

Tu veux voler où vont tes rêves
Et forcer l’infini jaloux,
Et tu te sens, quand tu t’enlèves,
Aux deux pieds d’invisibles clous.

Ta bouche abhorre le mensonge,
La poésie y fait son miel ;
Tu sens d’une invisible éponge
Monter le vinaigre et le fiel.

Ton cœur timide aime en silence,
Il cherche un cœur sous la beauté ;
Tu sens d’une invisible lance
Le fer froid percer ton côté.

Tu souffres d’un mal qui t’honore ;
Mais vois tes mains, tes pieds, ton flanc :
Tu n’es pas un vrai Christ encore,
On n’a pas fait couler ton sang ;

Tu n’as pas arrosé la terre
De la plus chaude des sueurs ;
Tu n’es pas martyr volontaire,
Et c’est pour toi seul que tu meurs.

Le second en fait l’éloge, au nom de la toute puissante prétendue liberté, autonomie de la conscience !

Indépendance

Pour vivre indépendant et fort
Je me prépare au suicide ;
Sur l’heure et le lieu de ma mort
Je délibère et je décide.

Mon cœur à son hardi désir
Tour à tour résiste et succombe :
J’éprouve un surhumain plaisir
A me balancer sur ma tombe.

Je m’assieds le plus près du bord
Et m’y penche à perdre équilibre ;
Arbitre absolu de mon sort,
Je reste ou je pars. Je suis libre.

Il est bon d’apprendre à mourir
Par volonté, non d’un coup traître :
Souffre-t-on, c’est qu’on veut souffir ;
Qui sait mourir n’a plus de maître.

Cela aboutit à un scepticisme absolument typiquement républicain bourgeois.

Toujours

Tu seras éternellement,
Qu’on te nomme esprit ou matière ;
Cette vie est un court moment
De l’existence tout entière.

Prends une pierre et brise-la,
Prends les morceaux, mets-les en poudre :
La même pierre est toujours là,
Tu ne peux rien que la dissoudre ;

Livre ton âme à des amours
Qui la brisent et l’exténuent :
Elle demeure, elle est toujours,
Il n’est point de maux qui la tuent.

En te perçant le cœur tu fuis ;
Mais l’assassin reste : c’est elle,
Obstinée à crier : « Je suis ! »
Et cruellement immortelle.

D’un ciel rêvé toujours banni,
Cloué par l’étude au mystère,
Sans but ni halte, à l’infini
Tu traîneras de terre en terre.

Tu ne peux mourir qu’un moment,
Un fouet voltige sur ton somme…
Oh ! penser éternellement !
Je suis épouvanté d’être homme.

Sully Prudhomme mérite donc clairement d’être connu pour qui veut saisir l’époque républicaine bourgeoise de la fin du XIXe siècle ; il est même incontournable pour bien cerner tout un certain esprit français.

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : la définition d’une poésie anti-sensibilité par Leconte de Lisle

Les parnassiens étaient tout à fait conscients de leur combinaison entre exotisme et idéologique républicaine ; un exemple parlant est Leconte de Lisle, auteur d’un Catéchisme populaire républicain en 1870-1871, ainsi qu’une Histoire populaire du Christianisme et une Histoire populaire de la Révolution française en 1871, tout en s’opposant à la Commune de Paris.

Lorsque Leconte de Lisle entre à l’Académie française, c’est la place de Victor Hugo qu’il prend, et il est élu au premier tour par 21 voix contre 6 à Ferdinand Fabre, un romancier lié à l’Église catholique.

Napoléon III lui permit un soutien financier de la cassette privée à partir de 1870, la IIIe République prolongea ce paiement. Il fut tout de même officier de la Légion d’honneur en 1886 et de 1855 à 1868 le gouverneur de son île natale lui avait également fourni une pension annuelle.

Leconte de Lisle dans sa jeunesse,
par Jean-François Millet, vers 1840-1841.

Né sur l’île de La Réunion, Charles Marie René Leconte de Lisle vint à Paris en 1845 et devint la figure quasi mythique du Parnasse, le chef de file de poètes de ce courant. Voici un de ses poèmes les plus connus, qui raconte comment sa cousine va assister à la messe en étant porté sur une chaise, depuis les Hauts de Saint-Paul à La Réunion jusqu’au centre-ville.

Le Manchy.

Sous un nuage frais de claire mousseline,
            Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
            Par les rampes de la colline.

La cloche de l’église alertement tintait
            Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d’or, aux pointes des savanes,
            Le feu du soleil crépitait.

Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville,
            Et le mouchoir jaune aux chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
            Ton lit aux nattes de Manille.

Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
            Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l’épaule et les mains sur les hanches,
            Ils allaient le long de l’Étang.

Le long de la chaussée et des varangues basses
            Où les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des Noirs, ils s’animaient
            Au bruit des bobres Madécasses.

Dans l’air léger flottait l’odeur des tamarins ;
            Sur les houles illuminées,
Au large, les oiseaux, en d’immenses traînées,
            Plongeaient dans les brouillards marins

Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
            Pendait, rose, au bord du manchy,
À l’ombre des Bois-Noirs touffus et du Letchi
            Aux fruits moins pourprés que ta bouche ;

Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur,
            Teinté d’azur et d’écarlate,
Se posait par instants sur ta peau délicate
            En y laissant de sa couleur ;

On voyait, au travers du rideau de batiste,
            Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
            Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,
            De la montagne à la grand’messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
            Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
            Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
            Ô charme de mes premiers rêves !

Cette dimension exotique, Leconte de Lisle ne l’abandonnera jamais et c’est au coeur des trois recueils qui jouèrent un rôle déterminant : Poèmes antiques (1852), Poèmes barbares (1862) et Poèmes tragiques (1884).

On est ici dans le formalisme le plus absolu, où le poète raconte de manière impersonnelle une sorte de beauté fictive puisée dans une imagination bourgeoise imbibée de son époque. Leconte de Lisle correspond à la bourgeoisie se cultivant mais dans un cadre colonial, à la science utilitariste, avec un esprit totalement formel, technicien jusqu’au clinique.

Voici, tiré du premier recueil, un poème de la même facture, inspiré prétendument de l’Inde antique.

Prière védique pour les Morts

Berger du monde, clos les paupières funèbres
Des deux chiens d’Yama qui hantent les ténèbres.

Va, pars ! Suis le chemin antique des aïeux.
Ouvre sa tombe heureuse et qu’il s’endorme en elle,
Ô Terre du repos, douce aux hommes pieux !
Revêts-le de silence, ô Terre maternelle,
Et mets le long baiser de l’ombre sur ses yeux.

Que le Berger divin chasse les chiens robustes
Qui rôdent en hurlant sur la piste des justes !

Ne brûle point celui qui vécut sans remords.
Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,
Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !
Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile
Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !

Berger du monde, apaise autour de lui les râles
Que poussent les gardiens du seuil, les deux chiens pâles.

Voici l’heure. Ton souffle au vent, ton oeil au feu !
Ô Libation sainte, arrose sa poussière.
Qu’elle s’unisse à tout dans le temps et le lieu !
Toi, Portion vivante, en un corps de lumière,
Remonte et prends la forme immortelle d’un Dieu !

Que le Berger divin comprime les mâchoires
Et détourne le flair des chiens expiatoires !

Le beurre frais, le pur Sôma, l’excellent miel,
Coulent pour les héros, les poètes, les sages.
Ils sont assis, parfaits, en un rêve éternel.
Va, pars ! Allume enfin ta face à leurs visages,
Et siège comme eux tous dans la splendeur du ciel !

Berger du monde, aveugle avec tes mains brûlantes
Des deux chiens d’Yama les prunelles sanglantes.

Tes deux chiens qui jamais n’ont connu le sommeil,
Dont les larges naseaux suivent le pied des races,
Puissent-ils, Yama ! jusqu’au dernier réveil,
Dans la vallée et sur les monts perdant nos traces,
Nous laisser voir longtemps la beauté du Soleil !

Que le Berger divin écarte de leurs proies
Les chiens blêmes errant à l’angle des deux voies !

Ô toi, qui des hauteurs roules dans les vallons,
Qui fécondes la mer dorée où tu pénètres,
Qui sais les deux Chemins mystérieux et longs,
Je te salue, Agni, Savitri ! Roi des êtres !
Cavalier flamboyant sur les sept étalons !

Berger du monde, accours ! Éblouis de tes flammes
Les deux chiens d’Yama, dévorateurs des âmes.

Leconte de Lisle, en 1885, par Blanquer Jacques-Léonard.

Voici un autre exemple, du type « barbare » et non « antique », cette fois.

La Genèse polynésienne.

Dans le Vide éternel interrompant son rêve,
L’Être unique, le grand Taaroa se lève.
Il se lève, et regarde : il est seul, rien ne luit.
Il pousse un cri sauvage au milieu de la nuit :
Rien ne répond. Le temps, à peine né, s’écoule ;
Il n’entend que sa voix. Elle va, monte, roule,
Plonge dans l’ombre noire et s’enfonce au travers.
Alors, Taaroa se change en univers :
Car il est la clarté, la chaleur et le germe ;
Il est le haut sommet, il est la base ferme,
L’œuf primitif que Pô, la grande Nuit, couva ;
Le monde est la coquille où vit Taaroa.
Il dit : — Pôles, rochers, sables, mers pleines d’îles,
Soyez ! Échappez-vous des ombres immobiles ! —
Il les saisit, les presse et les pousse à s’unir ;
Mais la matière est froide et n’y peut parvenir :

Tout gît muet encore au fond du gouffre énorme ;
Tout reste sourd, aveugle, immuable et sans forme.
L’Être unique, aussitôt, cette source des Dieux,
Roule dans sa main droite et lance les sept cieux.
L’étincelle première a jailli dans la brume,
Et l’étendue immense au même instant s’allume ;
Tout se meut, le ciel tourne, et, dans son large lit,
L’inépuisable mer s’épanche et le remplit :
L’univers est parfait du sommet à la base,
Et devant son travail le Dieu reste en extase.

En voici un dernier, cette fois du type « tragique ».

Le Calumet du Sachem

Les cèdres et les pins, les hêtres, les érables,
Dans leur antique orgueil des siècles respecté,
Haussent de toutes parts avec rigidité
La noble ascension de leurs troncs vénérables
Jusqu’aux dômes feuillus, chauds des feux de l’été.

Sous l’enchevêtrement de leurs vastes ramures
La terre fait silence aux pieds de ses vieux rois.
Seuls, au fond des lointains mystérieux, parfois,
Naissent, croissent, s’en vont, renaissent les murmures
Que soupire sans fin l’âme immense des bois.

Transperçant çà et là les hautes nefs massives,
Dans l’air empli d’arome immobile et de paix
L’invisible soleil darde l’or de ses rais,
Qui sillonnent d’un vol grêle de flèches vives
La sombre majesté des feuillages épais.

Les grands Élans, couchés parmi les cyprières,
Sur leurs dos musculeux renversent leurs cols lourds ;
Les panthères, les loups, les couguars et les ours
Se sont tapis, repus des chasses meurtrières,
Au creux des arbres morts ou dans les antres sourds.

Écureuils, perroquets, ramiers à gorge bleue
Dorment. Les singes noirs, du haut des sassafras,
Sans remuer leur tête et leurs reins au poil ras,
A la branche qui ploie appendus par la queue,
Laissent inertement aller leurs maigres bras.

Les crotales, lovés sous quelque roche chaude,
Attendent une proie errante, et, par moment,
De l’ombre où leurs fronts plats s’allongent lentement,
Le feu subtil de leurs prunelles d’émeraude
Luit, livide, et jaillit dans un pétillement.

Assis contre le tronc géant d’un sycomore,
Le cou roide, les yeux clos comme s’il dormait,
Une plume d’ara, jaune et pourpre, au sommet
Du crâne, le Sachem, le dernier Sagamore
Des Florides, est là, fumant son calumet.

Ses guerriers dispersés errent dans les prairies,
Par delà le grand Fleuve où boivent les bisons.
Loin du pays natal aux riches floraisons,
Comme le vent d’hiver fait des feuilles flétries,
L’exil les a chassés vers tous les horizons.

Devant l’homme à peau blême et son lâche tonnerre
Ils vont où le soleil tombe sanglant des cieux ;
Mais le Sachem têtu, seul des siens, et très vieux,
Tel que l’aigle attardé qui retourne à son aire,
Est revenu mourir au berceau des aïeux.

Des confins du couchant et des espaces mornes
Il a su retrouver, avec l’œil et le flair,
Sans halte, par la nuit profonde ou le ciel clair,
Les vestiges épars dans les plaines sans bornes
Et recueillir au vol les effluves de l’air.

Sa hache et son couteau, les armes du vrai brave,
Gisent sur ses genoux. Le Chef a dénoué
Sa ceinture, et, dressant son torse tatoué
D’ocre et de vermillon, il fume d’un air grave
Sans qu’un pli de sa face austère ait remué.

Il sait qu’au lourd silence épandu des ramées
Les sinistres rumeurs des nuits succéderont,
Qu’à l’odeur de sa chair, bossuant leur dos rond,
Vont ramper jusqu’à lui les bêtes affamées ;
Mais le vieux Chef se rit des dents qui le mordront.

L’ardente vision qui hante ses prunelles
Lui dérobe la terre et l’emporte au delà,
Dans les bois où l’esprit des Sachems s’envola
Et dans la volupté des chasses éternelles.
Viennent panthères, loups et couguars, le voilà !

Et l’antique forêt qui rêve, où rien ne bouge,
Semble à jamais inerte, ainsi que maintenant,
Sauf la molle vapeur qui va tourbillonnant
Hors du long calumet de cette Idole rouge
Et monte vers la paix de midi rayonnant.

On a ici quelque chose d’un formalisme absolu, passant par conséquent très bien dans la France de l’époque.

Leconte de Lisle le théorisa par ailleurs, comme ici dans la préface des Poèmes Antiques, qui dénonce vigoureusement le romantisme de la poésie allemande comme le réalisme poétique anglais des lakistes (William Wordsworth, Coleridge, Robert Southey), au profit d’une approche se voulant rationalisée.

Leconte de Lisle

Ces lignes sont essentielles pour comprendre la théorie républicaine – exotique du Parnasse.

« Ô Poètes, éducateurs des âmes, étrangers aux premiers rudiments de la vie réelle, non moins que de la vie idéale ; en proie aux dédains instinctifs de la foule comme à l’indifférence des plus intelligents ; moralistes sans principes communs, philosophes sans doctrine, rêveurs d’imitation et de parti pris, écrivains de hasard qui vous complaisez dans une radicale ignorance de l’homme et du monde, et dans un mépris naturel de tout travail sérieux ; race inconsistante et fanfaronne, épris de vous-mêmes, dont la susceptibilité toujours éveillée ne s’irrite qu’au sujet d’une étroite personnalité et jamais au profit de principes éternels ; ô Poètes, que diriez-vous, qu’enseigneriez-vous ?

Qui vous a conféré le caractère et le langage de l’autorité ?

Quel dogme sanctionne votre apostolat ? Allez ! Vous vous épuisez dans le vide, et votre heure est venue.

Vous n’êtes plus écoutés, parce que vous ne reproduisez qu’une somme d’idées désormais insuffisantes ; l’époque ne vous entend plus, parce que vous l’avez importunée de vos plaintes stériles, impuissants que vous étiez à exprimer autre chose que votre propre inanité.

Instituteurs du genre humain, voici que votre disciple en sait instinctivement plus que vous. Il souffre d’un travail intérieur dont vous ne le guérirez pas, d’un désir religieux que vous n’exaucerez pas, si vous ne le guidez dans la recherche de ses traditions idéales.

Aussi, êtes-vous destinés, sous peine d’effacement définitif, à vous isoler d’heure en heure du monde de l’action, pour vous réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification. Vous rentrerez ainsi, loin de vous en écarter, par le fait même de votre isolement apparent, dans la voie intelligente de l’époque (…).

La Poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux.

Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus.

La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt. Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu de leurs œuvres infructueuses.

Les derniers adeptes tentent une sorte de néo-romantisme désespéré, et poussent aux limites extrêmes le côté négatif de leurs devanciers. Jamais la pensée, surexcitée outre mesure, n’en était venue à un tel paroxisme de divagation.

La langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du cinquième siècle (…).

L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse.

Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. »

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : la mystique de l’antiquité et prise de position républicaine

Le réactionnaire Maurice Barrès, dans Un voyage à Sparte publié dans La Revue des Deux Mondes en 1905-1906, constate cet étroit rapport entre célébration de la mystique de l’antiquité et prise de position républicaine.

Toute la première partie est d’ailleurs consacrée à Louis Ménard. En voici les extraits les plus significatifs :

« Au lycée de Nancy, en 1880, M. Auguste Burdeau, notre professeur de philosophie, ouvrit un jour un tout petit livre :

— Je vais vous lire quelques fragmens d’un des plus rares esprits de ce temps.

C’étaient les Rêveries d’un païen mystique. Pages subtiles et fortes, qui convenaient mal pour une lecture à haute voix, car il eût fallu s’arrêter et méditer sur chaque ligne. Mais elles conquirent mon âme étonnée (…).

Il eût mieux valu qu’un maître nous proposât une discipline lorraine, une vue à notre mesure de notre destinée entre la France et l’Allemagne. Le polythéisme mystique de Ménard tombait parmi nous comme une pluie d’étoiles; il ne pouvait que nous communiquer une vaine animation poétique.

J’ai horreur des apports du hasard ; je voudrais me développer en profondeur plutôt qu’en étendue ; pourtant, je ne me plaindrai pas du coup d’alcool que nous donna, par cette lecture, Burdeau. Depuis vingt années, Ménard, sans me satisfaire, excite mon esprit.

Peu après, vers 1883, comme j’avais l’honneur de fréquenter chez Leconte de Lisle, qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance, je m’indignai devant lui d’avoir vu, chez Lemerre, la première édition des Rêveries presque totalement invendue.

À cette date, je n’avais pas lu les préfaces doctrinales de Leconte de Lisle, d’où il appert que l’esthétique parnassienne repose sur l’hellénisme de Ménard, et j’ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second Empire écrasa.

Je fus surpris jusqu’à l’émotion par l’affectueuse estime que Leconte de Lisle m’exprima pour son obscur camarade de jeunesse.

Je fus surpris, car ce terrible Leconte de Lisle, homme de beaucoup d’esprit, mais plus tendre que bon, s’exerçait continuellement au pittoresque, en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému, parce qu’à vingt ans, un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit.

Leconte de Lisle me peignit Ménard comme un assez drôle de corps (dans des anecdotes, fausses, je pense, comme toutes les anecdotes), mais il y avait, dans son intonation une nuance de respect.

C’est ce qu’a très bien aperçu un poète, M. Philippe Dufour. « J’étais allé voir Leconte de Lisle, dit M. Dufour, au moment où la Revue des Deux Mondes publiait ses Hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes, me déclara le maître, parce que mon vieil ami Ménard m’a dit que c’est dans ces vers que j’ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec. »

La jolie phrase, d’un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d’artistes, si parfaitement préservées que, bien au delà de la soixantaine, elles frissonnent d’amitié pour une même conception de l’hellénisme. « Tout est illusion, » a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru dur comme fer à une Grèce qui n’a jamais existé que dans le cerveau de son ami (…).

D’autres fois, nous faisions des promenades le long des trottoirs. Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d’enfant, un mimi blanc en poil de lapin.

Peut-être que certains passans le regardaient avec scandale, mais, dans le même moment, il prodiguait d’incomparables richesses, des éruditions, des symboles, un tas d’explications abondantes, ingénieuses, très nobles, sur les dieux, les héros, la nature, l’âme et la politique : autant de merveilles qu’il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires.

C’était un homme un peu bizarre, en même temps que l’esprit le plus subtil et le plus gentil, ce Louis Ménard !

En voilà un qui ne conçut pas la vie d’artiste et de philosophe comme une carrière qui, d’un jeune auteur couronné par l’Académie française, fait un chevalier de la Légion d’honneur, un officier, un membre de l’Institut, un commandeur, un président de sociétés, puis un bel enterrement !

Il a été passionné d’hellénisme et de justice sociale, et toute sa doctrine, long monologue incessamment poursuivi, repris, amplifié dans la plus complète solitude, vise à nous faire sentir l’unité profonde de cette double passion (…).

Louis Ménard, transporté d’indignation par les fusillades de Juin, publia des vers politiques, Gloria victis, et toute une suite d’articles, intitulés : Prologue d’une Révolution, qui lui valurent quinze mois de prison et 10 000 francs d’amende.

Il passa dans l’exil, où il s’attacha passionnément à Blanqui et connut Karl Marx. Il vivait en aidant son frère à copier une toile de Rubens.

Leconte de Lisle, envoyé en Bretagne par le Club des Clubs, pour préparer les élections, était resté en détresse à Dinan. Il gardait sa foi républicaine, mais se détournait, pour toujours, de l’action. Il s’efforça de ramener le proscrit dans les voies de l’art : « En vérité, lui écrivait-il, n’es-tu pas souvent pris d’une immense pitié, en songeant à ce misérable fracas de pygmées, à ces ambitions malsaines d’êtres inférieurs ? Va, le jour où tu auras fait une belle œuvre d’art, tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu’en écrivant vingt volumes d’économie politique. »

Le grand silence de l’Empire les mit tous deux au même ton. Et Ménard, à qui l’amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes d’une France toute transformée, s’en alla vivre dans les bois de Fontainebleau.

Si l’on feuillette l’histoire ou simplement si l’on regarde autour de soi, on est frappé du grand nombre des coureurs qui lâchent la course peu après le départ, et qui, voyant le train dont va le monde, ne daignent pas concourir plus longtemps. Les hommes sont grossiers et la vie injuste.

On peut s’exalter là-dessus et dénoncer les violences des puissans et la bassesse des humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d’une société où régneraient le bonheur et la vertu.

Cette société édénique, selon Ménard, ce fut la Grèce. Il entreprit de la révéler aux cénacles des poètes et des républicains.

José-Maria de Heredia a souvent entendu Ménard lire du grec : « Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée, Homère, Anacréon, Théocrite ou Porphyre, et traduisait.

Aucune difficulté du texte ne pouvait l’arrêter, et sa voix exprimait une passion telle que je n’en ai connue chez aucun autre homme de notre génération. La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture, il était visible qu’il s’animait intérieurement ; au commentaire, c’était un enthousiasme. Sa face noble s’illuminait.

Il en oubliait les soins matériels de la vie. Un soir d’hiver que nous expliquions l’Antre de Porphyre, je dus lui dire tout à coup qu’il l’aisait plus froid dans sa chambre sans feu que dans l’Antre des Nymphes. »

En sa qualité d’helléniste, Ménard poursuivait le divin sur tous les plans de l’univers : comme peintre dans la nature, comme poète dans son âme, comme citoyen dans la société (…).

Au cours de ses longues rêveries dans les bois, sa prédilection pour la Grèce et sa haine de la Constitution de 1852 s’amalgamèrent. Il s’attacha au polythéisme comme à une conception républicaine de l’univers.

Pour les sociétés humaines comme pour l’univers, l’ordre doit sortir de l’autonomie des forces et de l’équilibre des lois ; la source du droit se trouve dans les relations normales des êtres et non dans une autorité supérieure : Homère et Hésiode prononcent la condamnation de Napoléon III.

Ménard exposait ces vues à M. Marcelin Berthelot, au cours de longues promenades péripatéticiennes, sous les bois paisibles de Chaville et de Viroflay. M. Berthelot et son ami Renan étaient des réguliers. Ils pressèrent Ménard de donner un corps à ses théories ingénieuses sur la poésie grecque, les symboles religieux, les mystères, les oracles, l’art, et de passer son doctorat. Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui assurerait une belle carrière universitaire.

La soutenance de Ménard eut beaucoup d’éclat. Nous avons sa thèse dans le livre qu’il a intitulé : La morale avant les philosophes, et qu’il compléta, en 1866, par la publication du Polythéisme hellénique. C’est quelque chose d’analogue, si j’ose dire, au fameux livre de Chateaubriand ; c’est une sorte de Génie du polythéisme.

Le polythéisme était un sentiment effacé de l’âme humaine ; Ménard l’a retrouvé (…).

Le nouveau docteur désirait de partir pour la Grèce et il allait l’obtenir, quand un fonctionnaire s’y opposa, sous prétexte que la thèse du postulant se résumait à dire que « le polythéisme est la meilleure des religions, puisqu’elle aboutit nécessairement à la république. »

Ce fonctionnaire impérial avait bien de l’esprit (…).

Sur le tard, l’auteur des Rêveries eut une grande satisfaction. Le conseil municipal de Paris, soucieux de dédommager un vieil enthousiaste révolutionnaire, créa pour Ménard un cours d’histoire universelle à l’Hôtel de Ville (…).

Cela éclate dans ses cours, dédiés à Garibaldi, comme au champion de la démocratie en Europe. Ils sont d’un grand esprit, mais qui mêle à tout des bizarreries. « J’aime beaucoup la Sainte Vierge, m’écrivait-il ; son culte est le dernier reste du polythéisme. » À l’Hôtel de Ville, il justifiait les miracles de Lourdes et, le lendemain, faisait l’éloge de la Commune. Le scandale n’alla pas loin, parce que personne ne venait l’écouter.

En hiver, Ménard professait dans la loge du concierge de l’Hôtel de Ville. À quoi bon chauffer et éclairer une salle ? N’était-il pas là très bien pour causer avec l’ami et unique auditeur qui le rejoignait ?

C’est peut-être chez ce concierge et dans les dernières conversations de Ménard qu’on put le mieux profiter de sa science fécondée par cinquante ans de rêveries.

Ce poète philosophe n’avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et nue ; mais, à mesure qu’il vieillit, son cœur, comme il arrive souvent, commença de s’épanouir. Il laissa sortir des pensées tendres qui dormaient en lui et qu’un Leconte de Lisle n’a jamais connues.

Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles qui proposèrent l’idéal à nos pères et à nos mères. Leconte de Lisle m’offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique. Il veut que cette haine soit l’effet de ses nostalgies helléniques ; j’y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière, féroce du pittoresque verbal.

Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique, mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses. Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme, afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs.

Et par exemple, il disait que, si l’on voulait donner au dogme républicain de la fraternité une forme vivante et plastique, on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du Juste mourant pour le salut des hommes (…).

J’ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scandale qu’est l’échec de Louis Ménard. Comment l’un des esprits les plus originaux de ce temps, à la fois peintre et poète, érudit et savant, historien et critique d’art, admiré de Renan, de Michelet, de Gautier, de Sainte-Beuve, a-t-il pu vivre et mourir ainsi complètement inconnu du public ?

L’ardeur de sa pensée démocratique a-t-elle éloigné de lui les craintifs amis des lettres ? (…).

Ménard posséda toutefois un disciple, M. Lami, esprit exalté, d’une rare distinction. Il ne le garda pas longtemps. Après avoir prié Brahma toute une nuit, M. Lami se jeta par la fenêtre en disant :

— Je m’élance dans l’éternité.

Un ami commun, M. Droz, ne voulut pas croire à cette mort extraordinaire.

— Je savais bien qu’il était fou, disait-il à Ménard, mais je croyais que c’était comme vous. »


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L’exotisme comme inspiration du Parnasse

Comment cerner de manière la plus stricte la poésie du Parnasse ? Voici un exemple avec un poème de René-François Sully Prudhomme (1839-1907), tiré du recueil de 1875 intitulé Vaines tendresses, poème que Catulle Mendès considère comme « un des plus tendres et des plus admirables sonnets que je sache ».

Les infidèles

Je t’aime, en attendant mon éternelle épouse, 
Celle qui doit venir à ma rencontre un jour, 
Dans l’immuable éden, loin de l’ingrat séjour 
Où les prés n’ont de fleurs qu’à peine un mois sur douze.

Je verrai devant moi, sur l’immense pelouse 
Où se cherchent les morts pour l’hymen sans retour, 
Tes sœurs de tous les temps défiler tour à tour, 
Et je te trahirai sans te rendre jalouse ;

Car toi-même, élisant ton époux éternel, 
Tu m’abandonneras dès son premier appel, 
Quand passera son ombre avec la foule humaine ;

Et nous nous oublierons, comme les passagers 
Que le même navire à leurs foyers ramène, 
Ne s’y souviennent plus de leurs liens légers.

Le Parnasse contemporain est, bien évidemment, pour son premier recueil, une sorte d’oeuvre manifeste du courant qui fut qualifié de Parnasse. La démarche y est à la fois stylistique et ornementale, sentimentale mais surtout esthétisante.

Voici par exemple comment Théophile Gautier, considéré comme un précurseur du Parnasse, raconte un sentiment mélancolique en prenant un objet dans un parc comme prétexte.

Théophile Gautier par Nadar, en 1855.

LE BANC DE PIERRE

A E. HÉBERT

Au fond du parc, dans une ombre indécise,
Il est un banc solitaire et moussu
Où l’on croit voir la Rêverie assise,
Triste et songeant à quelque amour déçu.
Le Souvenir dans les arbres murmure,
Se racontant les bonheurs expiés ;
Et comme un pleur, de la grêle ramure
Une feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s’enlace,
Aux yeux jaloux tous deux se dérobant,
Et réveillaient, pour s’asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc.
Ce qu’ils disaient, la maîtresse l’oublie ;
Mais l’amoureux, cœur blessé, s’en souvient,
Et dans le bois, avec mélancolie,
Au rendez-vous, tout seul, revient.

Pour l’œil qui sait voir les larmes des choses,
Ce banc désert regrette le passé,
Les longs baisers et le bouquet de roses,
Comme un signal à son angle placé.
Sur lui la branche à l’abandon retombe,
La mousse est jaune et la fleur sans parfum,
Sa pierre grise a l’aspect de la tombe
Qui recouvre l’Amour défunt…

L’importance qu’a l’objet comme base au poème est capitale dans le Parnasse. Il est le prétexte autour duquel est savamment construit toute un discours poétique cherchant à être pratiquement ornemental autour du thème, avec une expression particulièrement ciselée de l’émotion.

Voici un autre poème de Théophile Gautier tiré du premier recueil également, autre exemple d’objet, ici naturel, comme base.

LA MARGUERITE

Les poëtes chinois, épris des anciens rites,
Ainsi que Li-Tai-Pé, quand il faisait des vers,
Placent sur leur pupitre un pot de marguerites
Dans leurs disques montrant l’or de leurs cœurs ouverts.

La vue et le parfum de ces fleurs favorites,
Mieux que les pêchers blancs et que les saules verts,
Inspirent aux lettrés, dans les formes prescrites,
Sur un même sujet des chants toujours divers.

Une autre Marguerite, une fleur féminine,
Que dans le Céladon voudrait planter la Chine,
Sourit à notre table aux regards éblouis.

Et pour la Marguerite, un mandarin morose,
Vieux rimeur abruti par l’abus de la prose.
Trouve encore un bouquet de vers épanouis.

Il va de soi que cela peut rapidement manquer d’ampleur, aussi l’exotisme est-il appelé en renfort pour donner de la vigueur, une certaine profondeur, voire pratiquement un sens à des vers qui sont un prétexte en eux-mêmes.

Aussi Théophile Gautier s’appuie-t-il sur l’exotisme, parlant d’un bédouin, de l’homme politique de l’antiquité romaine Lucius Sextius, du lion de l’Atlas. Théodore de Banville parle de l’exil des dieux (grecs) ou encore de la reine de Saba, Leconte de Lisle parle d’un jaguar ou bien d’un guerrier viking, Catulle Mendès appelle plusieurs fois l’hindouisme, Louis Ménard fait l’éloge du Nirvana, Charles Baudelaire à la côte indienne de Malabar et à Satan, etc.

Louis Ménard (1822-1901) joua ici un rôle important d’idéologue, s’exprimant de manière romantique quant aux civilisations passées, publiant notamment De sacra poesi Graecorum (1860), La morale avant les philosophes (1860), Du polythéisme hellénique (1863), Hermès Trismégiste (1866), Éros : étude sur la symbolique du désir (1872), Catéchisme religieux des libres-penseurs (1875), Rêveries d’un païen mystique (1876), Histoire des anciens peuples de l’Orient (1882), Histoire des Israélites d’après l’exégèse biblique (1883), Études sur les origines du christianisme (1893), Histoire des Grecs (1894), Lettres d’un mort: opinions d’un païen sur la société moderne (1895), Poèmes et rèveries d’un païen mistique (1895), Les oracles (1897), Les qestions (sic) sociales dans l’Antiqité (sic) : cours d’istoire (sic) universèle (sic) (1898), La seconde Républiqe (sic) : cours d’istoire (sic) universèle (sic) (1898), Symboliqe (sic) religieuse : cours d’istoire (sic) universèle (sic) (1898).

Photographie de Louis Ménard.
Louis Ménard, en 1911.

On a ici affaire à un néo-paganisme très clair et d’autant plus intéressant que Louis Ménard a également écrit Prologue d’une révolution, février-juin 1848 et a soutenu la Commune. On a ici affaire à l’aile radicale de la bourgeoisie ayant triomphé en 1848.

D’ailleurs, Louis Ménard fut un chimiste de haut niveau ; à la fin de sa vie, il exigeait une réforme de l’orthographe de fond en comble : il est le produit du radicalisme républicain.

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Le Parnasse : une démarche qui vise le particulier

Le terme de « Parnasse » fait allusion au Parnasse de la mythologie de la Grèce antique, où Apollon vivait avec les neuf Muses, le terme étant par la suite utilisé en France pour désigner un rassemblement de poètes.

Les auteurs du courant du Parnasse ont pourtant obtenu un nom qu’eux-mêmes réfutaient. Catulle Mendès, dans La légende du Parnasse contemporain, raconte ainsi le processus ayant abouti au regroupement « parnassien » :

« Voulant publier un recueil collectif de vers nouveaux, les jeunes poètes d’alors avaient cherché un titre général qui n’impliquât aucun parti pris, ne put être revendiqué par aucune école, ne génât en rien l’originalité des inspirations diverses.

Ils voulaient que leur livre commun fût à la poésie ce que le Salon annuel est à la peinture. Ils songèrent naturellement aux publications analogues des poètes leurs ancêtres, et ils publièrent Le Parnasse contemporain, comme Théophile de Viau avait publié le Parnasse satyrique, comme d’autres lyriques avaient publié d’autres Parnasses. »

Catulle Mendès, vers 1889.

Il constate de la manière suivante l’offensive menée contre eux, avec des dénominations fantaisistes, des accusations de posséder un style lamentable, etc. :

« Au surplus, Stylistes, Formistes, Fantaisistes, Impassibles ou Parnassiens, il était avéré que nous étions parfaitement grotesques.

Je ne crois pas qu’à aucune époque d’aucun mouvement littéraire, il y ait eu, contre un groupe de nouveaux venus, un pareil emportement de gausseries et d’injures.

Raillés, bafoués, vilipendés, tournés en ridicule dans les nouvelles à la main, mis en scène dans les revues de fin d’année, tout ce que les encriers peuvent contenir de bouffonneries insultantes, on nous l’a jeté ; toutes les opinions stupides, tous les mots bêtes, on nous les a prêtés.

Nous fûmes, pendant un temps, les Jocrisses, les Calinos et les Guibollards de la poésie française.

Il suffisait de prononcer le mot « Impassible » pour que tout le monde pouffât de rire, et quelqu’un m’a affirmé qu’un jour, dans un embarras de voitures, un des cochers qui se querellaient, après avoir épuisé tout le vocabulaire populacier des outrages, avaient enfin jeté à ses adversaires vaincus cette injure suprême à laquelle il n’y avait rien à répondre : « Parnassien, va ! ». »

Cela témoigne de la véritable controverse posée par les « Parnassiens », qui s’ils avaient une posture rebelle typiquement néo-romantique, n’en étaient pas moins des partisans d’une démarche épurée, esthétisante, ayant une valeur spirituelle en soi.

Catulle Mendès, parlant des « Parnassiens » alors moqués, résume l’objectif de la manière suivante :

« C’étaient des impertinents, ces nouveaux venus, absolument ignorés hier, qui prétendaient conquérir le public au respect de l’idéal et du travail persévérant, à l’amour des belles formes, des beaux vers et des belles rimes, à l’enthousiasme pour l’art sacré.

En ces temps d’opérettes et de romans bâclés à la diable, on se souciait peu de la beauté et de la perfection rêvées. »

Ce que montre parfaitement ici Catulle Mendès, c’est que le Parnasse correspond en fait à l’exigence de la bourgeoisie d’avoir sa propre idéologie, sa propre esthétique, ayant comme valeur le travail et l’ostentatoire, le raffiné et l’élitiste, avec un spiritualisme non-religieux.

La poésie n’est plus liée à la sensibilité combinée à la technique d’expression, mais à la technique d’expression liée à un certain regard sur une chose. C’est une démarche qui vise le particulier et non pas l’universel. Et c’est une démarche individuelle de manière assumée.

Quand il parle également de conquérir le public, il témoigne également du fait que si les partisans de l’art pour l’art rejetaient la politique, ils portaient cependant tout à fait un drapeau.

Lorsque Gustave Merlet, professeur de français parmi les plus éminents de la République, représentant des agrégés de Lettres au Conseil supérieur de l’Instruction publique, éminent critique littéraire, etc., fait un recueil sur la poésie du XIXe siècle, il accorde une place essentielle au Parnasse ; lorsque l’inspecteur général Albert Cahen publie en 1908 un recueil de textes, il accorde 15 pages à Sully Prudhomme, 9 à Leconte de Lisle, 8 à François Coppée.


>Sommaire du dossier

Le Parnasse contemporain

Le terme de Parnasse désignant le mouvement provient d’une série de 18 recueils de poésie paru du 3 mars au 30 juin 1866, à l’initiative de Louis-Xavier de Ricard et Catulle Mendès, intitulée le Parnasse contemporain. La faillite économique immédiate du projet dès le premier numéro et avant même sa diffusion n’empêcha finalement pas sa réussite, grâce à l’intervention du libraire Alphonse Lemerre.

L’ensemble fut rassemblé dans un gros recueil publié le 27 octobre 1866. Par la suite, une nouvelle série fut publiée du 20 octobre 1869 jusqu’au milieu de l’année 1871, et rassemblé pareillement. Le troisième recueil fut publié directement sous la forme de fascicule, le 16 mars 1876.

Le Parnasse contemporain

37 poètes participèrent au premier, 56 au second, 63 au troisième, soit au total 99 poètes différents. Peu d’auteurs participèrent aux trois ; il faut noter ici Louis-Xavier de Ricard (10 poèmes, puis 2 et enfin 1), Albert Mérat (8 poèmes, puis 7 et 4), Henri Cazalis (8 poèmes, puis 2, puis 6), Catulle Mendès (5 poèmes, puis 7 et 1), Léon Dierx (7 poèmes puis 5 et enfin 8), José-Maria de Heredia (6 poèmes puis 1, puis 25), Léon Valade (5 poèmes, puis 4 et enfin 4), Leconte de Lisle (10 poèmes puis 1 et 1), Sully Prudhomme (4 poèmes, puis 5 et 1), Armand Renaud (4 poèmes, puis 1 et 1).

Il faut néanmoins noter des figures importantes pour le premier recueil et peu ou pas présentes par la suite. On y trouve en effet pas moins de 16 poèmes de Charles Baudelaire, 8 de Paul Verlaine, 11 de Stéphane Mallarmé, 11 d’Arsène Houssaye.

La figure principale du mouvement fut, historiquement, Leconte de Lisle, dont voici un poème célèbre, paru alors dans le premier Parnasse contemporain.

Leconte de Lisle

Le Rêve du jaguar

Sous les noirs acajous les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil,
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte,
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs.
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

En voici un autre, toujours dans le premier Parnasse contemporain, de Charles Baudelaire, très finement ciselé lui aussi, avec une tentative d’aller dans le sens de la mélodie, avec le jet d’eau comme prétexte.

Charles Baudelaire, par Étienne Carjat, vers 1862.

Le Jet d’eau

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
Reste longtemps, sans les rouvrir,
Dans cette pose nonchalante
Où t’a surprise le plaisir.
Dans la cour le jet d’eau qui jase,
Et ne se tait ni nuit ni jour,
Entretient doucement l’extase
Où ce soir m’a plongé l’amour.

La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.

Ainsi ton âme qu’incendie
L’éclair brûlant des voluptés
S’élance, rapide et hardie,
Vers les vastes cieux enchantés.
Puis elle s’épanche, mourante,
En un flot de triste langueur,
Qui par une invisible pente
Descend jusqu’au fond de mon coeur.

La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.

Ô toi, que la nuit rend si belle,
Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,
D’écouter la plainte éternelle
Qui sanglote dans les bassins!
Lune, eau sonore, nuit bénie,
Arbres qui frissonnez autour,
Votre pure mélancolie
Est le miroir de mon amour.

La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.

Cet esprit expérimentateur dans le style dans le cadre de la description commentée d’un objet ou d’un phénomène se retrouve dans le poème suivant de Verlaine ; on retrouve ainsi à la fois Charles Baudelaire et Paul Verlaine dans le premier Parnasse contemporain, ce qui est important dans l’histoire de la littérature.

On remarquera par ailleurs que le poème suivant témoigne déjà du grand travail mélodique effectué par Paul Verlaine.

Verlaine, en 1893, par Otto Wegener.

MARINE

L’Océan sonore
Palpite sous l’œil
De la lune en deuil
Et palpite encore,

Tandis qu’un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D’un long zigzag clair,

Et que chaque lame
En bonds convulsifs,
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,

Et qu’au firmament
Où l’ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement.

On retrouve également le poème suivant de Paul Verlaine, plus conforme en un certain sens à l’esprit du Parnasse avec cette idée de prendre quelque chose comme prétexte pour exprimer quelque chose de manière ciselée, et surtout de se fixer à cette chose : Paul Verlaine vise davantage de profondeur, même ici de manière assez significative d’ailleurs.

L’oeuvre est, sans aucun doute, d’une grande ampleur, d’une grande aisance, avec un sens réel du rythme, de la mélodie, conformément aux meilleurs travaux de cet auteur fondamentalement inégal.

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même,
Ni tout à fait une autre, et m’aime, et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix lointaine et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Voici un poème de Louis-Xavier de Ricard, toujours du premier Parnasse contemporain ; c’est un sonnet dit estrambote, d’une pratique espagnole d’ajouter quelques vers tout à la fin. Il y a ainsi la chute traditionnelle du sonnet, mais également, par ces quelques vers, une sorte de note d’esprit qui vient se surajouter.

Cela reflète également la recherche stylistique, esthétique, du Parnasse.

Louis Xavier de Ricard,
vu par le peintre catalan Ramon Casas.

L’HIVER

SONNET ESTRAMBOTE

Une nuit grise emplit le morne firmament ;
Comme un troupeau de loups, errant à l’aventure
Dans la nuit, et rôdant autour de leur pâture,
Le vent funèbre hurle épouvantablement.

Le brouillard, que blanchit un tourbillonnement
Neigeux, se déchirant ainsi qu’une tenture,
On voit, parfois, au fond d’une sombre ouverture,
Le soleil rouge et froid qui luit obscurément.

Mais, tous deux, ayant clos les rideaux des fenêtres,
Mollement enlacés et mêlant nos deux êtres
Dans un fauteuil profond devant un feu bien clair ;

Nous nous aimons ; nos yeux parlent avec nos lèvres
Frémissantes ; et nous sentons dans notre chair
Courir le frisson chaud des amoureuses fièvres.

Tu peux durer longtemps encore, ô sombre hiver.
Car, réchauffés toujours au feu de leurs pensées,
Nos cœurs ne craignent point tes ténèbres glacées.

Comme on le voit, le Parnasse n’est pas une réalisation forcée, mais bien le produit de tout un mouvement intellectuel, avec des écrivains de haute volée.


>Sommaire du dossier

Le Parnasse : la négation de l’intériorité subjective

Une fois l’individualité affirmée, et la bourgeoisie basculant dans la décadence, il ne pouvait plus s’agir, en effet, de poser son individualité dans le monde, mais de faire du monde son individualité. C’est pourquoi le symbolisme et le décadentisme sont le prolongement naturel, dialectique du Parnasse.

C’est pourquoi le passage effectué, le Parnasse devait disparaître même de la mémoire bourgeoise.

Cependant, le Parnasse n’a pas seulement un intérêt historique, comme phase de transition vers le subjectivisme complet. En effet, la bourgeoisie a supprimé toute affirmation de l’intériorité subjective, au moment où l’aristocratie existait encore, bien que définitivement défaite en 1848.

Or, comme on le sait, si la bourgeoisie avait assumé le réalisme, l’aristocratie française avait adopté le romantisme ; le romantisme français est ainsi réactionnaire, à l’opposé des romantismes allemand et anglais, qui eux étaient portés par une bourgeoisie voulant libérer les esprits des académismes aristocratiques.

Cela signifie que le Parnasse permit aux forces réactionnaires de se précipiter dans la revendication de l’intériorité subjective. A la bourgeoisie exposant les choses froidement – comme le Parnasse et le naturalisme avec Emile Zola, ou encore le positivisme d’Auguste Comte – la réaction opposait des êtres vivants et cherchant à vivre de manière complète, tourmentés et trouvant dans le catholicisme un sens de l’orientation.

C’est ce qui rend vivant la littérature allant de Jules Barbey d’Aurevilly et Maurice Barrès à Georges Bernanos ou Julien Gracq, c’est-à-dire amenant la véritable littérature à s’assumer comme étant de droite, tandis que la littérature « de gauche » ne rassemblait que des bourgeois existentialistes, d’esprit moderniste et cosmopolite, opposés à tout héritage national.

Voici comment Charles Maurras, grande figure intellectuelle de la réaction, constate avec amertume le grand succès parnassien, pour le dénoncer, dans son article La Perfection sur le Parnasse publié dans la Gazette de France, le 25 février 1894 :

« Monsieur José-Maria de Heredia a obtenu le plus éclatant succès de presse de l’année 1893. L’Académie lui a d’abord décerné un de ses grands prix ; elle vient de l’élire au fauteuil de ce pauvre M. de Mazade.

La cour et la ville l’ont lu. Il n’est petit lettré qui ne sache par cœur Antoine et Cléopâtre et ne montre quelque exemplaire des Trophées triomphalement relié au milieu de sa bibliothèque (…).

Il y a une fable, assez ridicule, à détruire. Les plus déclarés adversaires du Parnasse se croient obligés de lui concéder les beautés de la forme, les mérites de la « facture », ce qu’on nomme enfin le métier.

Or, rien n’est moins exact. S’il est vrai que tous ces forgerons, bijoutiers, émailleurs, ébénistes et menuisiers du Parnasse n’ont guère rencontré de haute inspiration, ils n’ont pas eu davantage le tour de main, l’adresse et la maestria qui eussent permis de donner d’agréables bibelots d’étagères.

Ce qu’ils ont fait (si l’on excepte un ou deux psaumes de Leconte de Lisle et les gracieuses rêveries de Banville) se trouve sans valeur, même relative. »

Voici également comment Charles Maurras, dans Question sur les Parnassiens, publié dans la Gazette de France du 13 juillet 1902, massacre littéralement l’approche parnassienne :

« Tous les écrivains du Parnasse ont l’air écrasés par les objets qu’ils se sont proposé de nous peindre, par les instruments de leur art et par cet art lui-même.

Un vers est tiré par sa rime, un paysage effacé et, pour ainsi dire, mangé par le brutal éclat d’un mot à effet.

Au lieu de s’élancer des profondes sources de l’âme, accordée par de justes cadences aux figures de la réalité, la poésie des Parnassiens forme une suite de reflets papillotants, dénués de gradation naturelle, d’harmonie vraie, d’unité.

Que de fois les critiques de ma génération ont eu le loisir de montrer, en termes de cliniciens, l’exactitude littérale de ces conclusions un peu dures. »

Alors que la bourgeoisie devient vide de sens, s’auto-célébrant, allant à la Belle Époque, la réaction s’arroge le thème de la vie intérieure. Elle le fait, bien entendu, de manière non sincère sur le plan intellectuel : ni Maurice Barrès ni Charles Maurras ne possèdent ni ne défendent l’intériorité subjective.

Mais toute une série de figures sincères se sont précipitées dans la brèche ouverte par eux intellectuellement, permettant une dénonciation romantique – mais réactionnaire – du triomphe du capitalisme.

>Sommaire du dossier

Le Parnasse : un mouvement essentiel désormais méconnu

En 1895, le peintre Paul Chabas peint Chez Alphonse Lemerre à Ville-d’Avray. Le lieu est l’ancienne résidence du peintre Jean-Baptiste Camille Corot ; elle appartient désormais à Alphonse Lemerre, un éditeur ayant fait fortune en publiant le poèmes des auteurs qui appartiennent à ce qui sera appelé le « Parnasse ».

Le tableau – une commande d’Alphonse Lemerre – présente de nombreux poètes et peintres : Paul Arène, Paul Bourget, Jules Breton, Henri Cazalis, Jules Claretie, François Coppée, Alphonse Daudet, Léon Dierx, Auguste Dorchain, José-Maria de Heredia, Paul Hervieu, Georges Lafenestre, Alphonse Lemerre et sa femme, Jeanne Loiseau, Leconte de Lisle, Marcel Prévost, Henry Roujon, Sully-Prudhomme, André Theuriet.

Tableau Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray, de Paul Chabas. Salon de 1895.
Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray
Salon de 1895

C’est un moment historique, reflétant toute une phase historique où, à côté du naturalisme, le Parnasse est devenu le mouvement le plus en phase avec une République bourgeoise prônant le développement de l’économie, le progrès social, une certaine vision utilitariste de la science.

Le Parnasse est, en effet, un mouvement littéraire ayant eu une importance capitale dans l’histoire idéologique et culturelle de la France. Il est le produit direct de la victoire de la bourgeoisie en 1848 ; il est le pas significatif pour s’arracher au réalisme et passer toujours plus dans le subjectivisme.

Le Parnasse a, en effet, comme principe de revendiquer l’art pour l’art, avec en même temps un certain esprit social moralisant et une volonté de méthode technique – scientifique. Ses auteurs, des poètes témoignant parfois un très haut niveau de technique littéraire, revendiquent le refus de la participation à toute revendication politique, considérant que seules des préoccupations esthétisantes suffisaient, tout en se posant en même temps résolument dans le camp bourgeois le plus ultra.

Leur seule préoccupation est leur individualité allant dans une perspective stylistique et une méthode se voulant impersonnelle ; il ne s’agit plus d’affirmer la personnalité, de développer les facultés, mais de bien présenter sur le plan de la forme et de la technique, avec un certain ton.

Le poète cesse d’être un être sensible intervenant dans la réalité, pour devenir un individu artisan ; Leconte de Lisle théorise cela de la manière la plus stricte, devenant le chef de file intellectuel de la démarche.

En ce sens, le Parnasse a comme fonction historique d’assécher l’affirmation de la personnalité propre à la bourgeoisie d’avant 1848, pour la faire passer dans l’affirmation de l’individualité.

Cela fut tellement une réussite que si à l’époque, dans la foulée de 1848, ses participants furent portés au pinacle par la société française, ils sont aujourd’hui plus que méconnus : tombés dans les oubliettes.

En 1929, dans son ouvrage Le Parnasse, la figure littéraire André Thérive peut tranquillement assassiner Sully Prudhomme, le premier prix Nobel de littérature, figure éminente du Parnasse, sans que cela n’émeuve :

« On ne saurait lire des vers plus obstinément mauvais que ceux de ce poète. La platitude et la cacophonie, le prosaïque et le grandiloque, la vulgarité du langage, une incapacité absolue de quitter le ton journalistique ou philosophard, voilà ce qui y offense sans cesse.

Aucune « poésie » ne jure plus fort avec le goût moderne, qui nous incline à chercher pour la Muse un langage spécial, des grâces celées, une démarche allusive. »

Que le premier prix Nobel de littérature, dont la poésie était essentielle à tout écolier, se fasse liquider une poignée d’années après, appartenant à un mouvement désormais totalement méconnu, ne s’explique que par le changement profond de nature de la bourgeoisie.

>Sommaire du dossier

Arthur Rimbaud, les Illuminations et l’ouverture

Voici la liste des premiers vers des poèmes formant les Illuminations. Comme on peut le voir, elles ont en commun d’être des sortes d’incantation, appelant une force supérieure, inspiratrice, ou bien une localisation.

Il n’y a également, bien sûr, pour les plus ratés, rien de cela, seulement du grotesque, du pittoresque, etc.

Voici celles formant une incantation, un appel magique à une force pratiquement inspiratrice.

« J’ai embrassé l’aube d’été. » (Aube)

« Devant une neige, un Être de beauté de haute taille. » (Being Beauteous)

« Gracieux fils de Pan ! » (Antique)

« Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme » (Royauté)

« Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques. » (Enfance)

« Ce sont des villes ! » (Villes)

« Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! » (Matinée d’ivresse)

« Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! » (Vagabonds)

« Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. » (Conte)

Voici les débuts marquant une localisation, une spatialisation, dont le rôle est tout aussi subjectiviste que l’incantation, car il s’agit de transposer dans le monde magique.

« Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude. » (Mystique)

« D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil » (Fleurs)

« Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? » (Vies)

« À droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc » (Ornières)

« Du détroit d’indigo aux mers d’Ossian, sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux, viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s’alimentent chez les fruitiers. » (Métropolitain)

« L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick au large en face de cette villa et de ses dépendances qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie ! » (Promontoire)

« L’ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses idylles : Des boulevards de tréteaux. » (Scènes)

« Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. » (Nocturne vulgaire)

« Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. » (Les ponts)

Enfin, il existe également des démarrages purement subjectifs, c’est-à-dire ne cherchant même à placer l’illumination, se contentant d’images pittoresques, d’un style vigoureux, avec un goût typiquement rimbaldien pour les sentences, style qu’adoreront véritablement les surréalistes par la suite.

« Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise, Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes
 mouvantes, et dit sa prière à l’arc-en-ciel, à travers la
 toile de l’araignée. » (Après le déluge)

« Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas). » (Barbare)

« L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales ; impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel, immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. » (Villes (2))

« Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! » (Parade)

« Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne » (Ville)

« Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. » (H)

« Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, — qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale ? » (Angoisse)

« La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame » (Bottom)

« C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré. » (Veillées)

« Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés » (Phrases)

« Ô cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d’indigents absurdes, notre jeune misère. » (Ouvriers)

« En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés » (Soir historique)

>Dixième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Mouvement et spatialisation dans les Illuminations

Avant de dresser la liste des trois moments dans chaque poème formant ces Illuminations produites par Arthur Rimbaud, prenons trois exemples, qui sont les plus réussis, et par conséquent les plus parlants.

Voici Aube et Les ponts, les poèmes les plus connus, justement car les plus exemplaires. Dans les deux cas sont indiqués le démarrage et la clôture ; les indications de mouvement sont soulignés, ainsi que ceux relevant de la spatialisation.

Aube

     J’ai embrassé l’aube d’été.


     Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
     Je ris au wasserfall [cascade en allemand] blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
     Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
     En haut de la routeprès d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.


     Au réveil il était midi.

Les Ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, 

ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent.

Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. 

— Un rayon blanc, du haut du ciel, anéantit cette comédie.

On voit bien comment les verbes d’action s’inscrivent dans une spatialisation délirante, le mouvement étant ce qui permet de se dégager du n’importe quoi pour posséder une dynamique… qui pour autant n’aboutit pas vraiment quelque part pour autant.

Le poème le plus représentatif d’Arthur Rimbaud est à ce titre Conte, car on y voit bien comment, finalement, le rêve est pris comme moyen d’exprimer le solipsisme. On est là a face à un individu s’imaginant seul à exister. Le Prince découvrant qu’il est le Génie alors que les deux s’aiment – on est ici dans un délire – en dit long sur l’auto-centrage du poète, propre au développement de la bourgeoisie comme classe.

On notera que le mouvement et la spatialisation se retrouvent surtout dans la seconde partie, la première partie soulignant la volonté, le désir, l’envie, etc., ce qui témoigne bien du subjectivisme. Le terme désir conclut d’ailleurs le poème.

CONTE

Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles. — Les femmes réapparurent.

Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient.

Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.

Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le concours de ses vues.

Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe ! d’un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince. — La musique savante manque à notre désir.

>Neuvième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud et la division tripartite des «Illuminations»

L’échec d’Une saison en enfer va amener Arthur Rimbaud à chercher une voie originale. Il réalise alors une série de poèmes qui sont, en effet, bien plus aboutis, bien plus élaborés, avec une réelle tentative de parvenir à une expression à la fois fluide et dense.

Cette série paraît dans la revue La Vogue, dans les numéros 5 à 9 en 1886, avec comme titre Les Illuminations ; Arthur Rimbaud a alors abandonné la poésie. Paul Verlaine, dans son Les Poètes maudits paru en 1883, regrette à ce moment-là que les poèmes seraient perdus :

« Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement (riche d’ailleurs, s’il l’eût voulu, de famille et de position), après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, les Illuminations, à tout jamais perdus, nous le craignons bien. »

C’est pourtant bien par Verlaine que ces poèmes refont surface et sont publiés, avec à la fois des poèmes en vers et d’autres en prose, les premiers étant enlevés dans les éditions à partir de 1945, au motif que la tradition voudrait que les Illuminations ne soient qu’en prose.

Cette tradition s’appuie entièrement sur les propos de Verlaine, notamment dans l’introduction de la parution autonome des Illuminations, à 200 exemplaires, peu après la version dans la revue :

« Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.

Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.

Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. »

Ces propos de Verlaine ont également fait qu’il y a eu la tendance toujours plus prégnante, à partir de 1945, de modifier le titre et de mettre simplement Illuminations. De la même manière, ce n’est qu’à partir de 1945 qu’on considère que l’œuvre date bien d’après Une saison en enfer.

Une tentative a également été faite d’attribuer au poète Germain Nouveau un rôle majeur dans l’ouvrage, ce qui ne semble nullement confirmé historiquement.

Tout cela est par ailleurs bien secondaire, puisque ce qui compte, c’est que les Illuminations ou bien Les Illuminations sont le pendant d’Une saison en enfer, une sorte de tentative strictement inverse effectuée par Arthur Rimbaud.

En ce sens, il y a bien une profonde cohérence dans la démarche rimbaldienne. Pour cela, il faut s’appuyer sur deux poèmes d’Arthur Rimbaud, qui forment des inédits bizarrement inconnus alors qu’ils forment une clef tout à fait claire.

Ils sont écrits au début des années 1870 et les deux feuillets, qui ont comme titre Les Déserts de l’Amour placés en haut de la face de chacune des deux feuillets, ont même une présentation par Arthur Rimbaud lui-même.

Voici cette présentation, qui affirme que les poèmes retranscrivent des rêves. Quoi de plus étonnant, en effet, pour un subjectiviste d’assumer ses rêves comme ayant un sens ?

AVERTISSEMENT

     Ces écritures-ci sont d’un jeune, tout jeune homme, dont la vie s’est développée n’importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu’on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu’il ne fit que s’amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale.

N’ayant pas aimé de femmes, — quoique plein de sang ! — il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes.

Des rêves suivants, — ses amours ! — qui lui vinrent dans ses lits ou dans les rues, et de leur suite et de leur fin, de douces considérations religieuses se dégagent —peut-être se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, — braves pourtant et circoncis !

Mais, cette bizarre souffrance possédant une autorité inquiétante, il faut sincèrement désirer que cette Âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !

A. RIMBAUD.

Et c’est donc bien là que se situe la clef de l’oeuvre finale d’Arthur Rimbaud. Une saison en enfer était un délire subjectiviste sans attaches aucune, un pur solipsisme.

Les illuminations ou Illuminations corrigent le tir, en le reliant au moi. Les poèmes formant Les Déserts de l’Amour montre l’approche faite. Les voici, il faut porter son attention sur le tout début et la toute fin, et constater tout le mouvement orchestré entre les deux.

Voici le premier poème.

 C’est certes la même campagne…

C’est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions.

Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m’en suis souvenu. 

— Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c’était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l’océan !

Moi j’étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.

J’étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ?

Une servante vint près de moi  : je puis dire que c’était un petit chien : quoique belle, et d’une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras. 

Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n’est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose.

Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. 

— Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l’ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.

Voici le second poème.

 Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville …

Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville, et à qui j’ai parlé et qui me parle. 

J’étais dans une chambre sans lumière. On vint me dire qu’elle était chez moi : et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière !

Je fus très ému, et beaucoup parce que c’était la maison de famille : aussi une détresse me prit ! J’étais en haillons, moi, et elle, mondaine, qui se donnait ; il lui fallait s’en aller !

Une détresse sans nom ; je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue ; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis sans lumière.

La lampe de la famille rougissait l’une après l’autre les chambres voisines. Alors la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n’en a pu jamais demander.

Je sortis dans la ville sans fin. Ô Fatigue ! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur. C’était comme une nuit d’hiver, avec une neige pour étouffer le monde décidément. Les amis auxquels je criais : où reste-t-elle, répondaient faussement.

Je fus devant les Vitrages de là où elle va tous les soirs : je courais dans un jardin enseveli. On m’a repoussé. Je pleurais énormément, à tout cela.

Enfin je suis descendu dans un lieu plein de poussière, et assis sur des charpentes, j’ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit. 

— Et mon épuisement me revenait pourtant toujours.

J’ai compris qu’elle était à sa vie de tous les jours ; et que le tour de bonté serait plus long à se reproduire qu’une étoile.

Elle n’est pas revenue, et ne reviendra jamais, l’Adorable qui s’était rendue chez moi, — ce que je n’aurais jamais présumé.

— Vrai, cette fois j’ai pleuré plus que tous les enfants du monde.

Il y a bien trois étapes, clairement marquée. Selon Paul Verlaine, l’oeuvre serait « féérique » et il n’y aurait aucune organisation stricte. Il dit ainsi :

« Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes 
pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en
 trouvons pas.

De la joie évidente d’être un grand poète, 
 tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours
 esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner
 de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail. »

Or, du point de vue matérialiste dialectique, on peut tout à fait repérer la structure commune à chaque poème. Comme on le sait, chaque poème a un début et une fin, surtout dans le sonnet avec sa chute.

Or, le rêve a un début et une fin. Quoi de mieux pour un subjectiviste que profiter d’une telle structure fournissant une cohérence à l’expression, en s’appuyant sur le moi ? C’est là ni plus ni moins la même chose que dans Les déserts de l’Amour.

On a donc, dans les Illuminations ou Les illuminations, systématiquement trois étapes :

– une première consistant en l’ouverture (avec les premiers vers) ;

– une seconde consistant en le mouvement, le déroulement ;

– une troisième consistant en la clôture (avec les derniers vers).

>Huitième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud, Les illuminations

Préface de Paul Verlaine

Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.

Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, – colored plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.

Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail.

De très courtes notes biographiques feront peut-être bien.

M. Arthur Rimbaud est né d’une famille de bonne bourgeoisie à Charleville (Ardenne) où il fit d’excellentes études quelque peu révoltées. A seize ans il avait écrit les plus beaux vers du monde, dont de nombreux extraits furent par nous donnés naguère dans un libelle intitulé les Poètes maudits. Il a maintenant dans les trente-deux ans, et voyage en Asie où il s’occupe de travaux d’art. Comme qui dirait le Faust du second Faust, ingénieur de génie après avoir été l’immense poète vivant élève de Méphistophélès et possesseur de cette blonde Marguerite !

On l’a dit mort plusieurs fois. Nous ignorons ce détail, mais en serions bien triste. Qu’il le sache au cas où il n’en serait rien. Car nous fûmes son ami et le restons de loin.

Deux autres manuscrits en prose et quelques vers inédits seront publiés en leur temps.

Un nouveau portrait par Forain qui a connu également M. Rimbaud paraîtra quand il faudra.

Dans un très beau tableau de Fantin-Latour, Coin de table, à Manchester actuellement, croyons-nous, il y a un portrait en buste de M. Rimbaud à seize ans.

Les Illuminations sont un peu postérieures à cette époque.

Paul Verlaine

Publié dans La Vogue

1886

Après le déluge

Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,

Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.

Oh les pierres précieuses qui se cachaient, — les fleurs qui regardaient déjà.

Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.

Le sang coula, chez Barbe-Bleue, — aux abattoirs, — dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.

Les castors bâtirent. Les « mazagrans » fumèrent dans les estaminets.

Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.

Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.

Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.

Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.

Sourds, étang, — Écume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.

Car depuis qu’ils se sont dissipés, — oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons.

Enfance

I

Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.

À la lisière de la forêt — les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, — la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.

Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés — jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume [,] tyranniques petites étrangères et personnes doucement malheureuses.

Quel ennui, l’heure du « cher corps » et « cher cœur ».

II

C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers. — La jeune maman trépassée descend le perron — La calèche du cousin crie sur le sable — Le petit frère — (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d’œillets. — Les vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées.

L’essaim des feuilles d’or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi. — On suit la route rouge pour arriver à l’auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de l’église. — Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu’on ne voit que les cimes bruissantes. D’ailleurs il n’y a rien à voir là-dedans.

Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L’écluse est levée. Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.

Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d’une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes.

III

Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.

Il y a une horloge qui ne sonne pas.

Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.

Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.

Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.

Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.

Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.

IV

Je suis le saint, en prière sur la terrasse, — comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.

Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

V

Qu’on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief — très loin sous terre.

Je m’accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.

À une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s’implantent, les brumes s’assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !

Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.

Aux heures d’amertume je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?

Conte

Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles. — Les femmes réapparurent.

Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient.

Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. — La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.

Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le concours de ses vues.

Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe ! d’un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince.

La musique savante manque à notre désir.

Parade

Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d’été, rouges et noirs, tricolores, d’acier piqué d’étoiles d’or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! — Il y a quelques jeunes, — comment regarderaient-ils Chérubin ? — pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant.

Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les religions ne l’ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons « bonnes filles ». Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

J’ai seul la clef de cette parade sauvage.

Antique

Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.

Being beauteous

Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.

XXX

Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger !

Vies

I

Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée — Exilé ici j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

II

Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, — j’attends de devenir un très méchant fou.

III

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

Départ

Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.

Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.

Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !

Départ dans l’affection et le bruit neufs !

Royauté

Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique. « Mes amis, je veux qu’elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre.

En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes.

À une raison

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, — le nouvel amour !

« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.

Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.

Matinée d’ivresse

Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums.

Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

Voici le temps des Assassins.

Phrases

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai.

Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un « luxe inouï », — et je suis à vos genoux.

Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.

Quand nous sommes très forts, — qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous.

Parez-vous, dansez, riez, — je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.

— Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.

(Fragments du feuillet 12)

Une matinée couverte, en juillet. Un goût de cendres vole dans l’air ; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?

Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l’ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines !

Ouvriers

Ô cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d’indigents absurdes, notre jeune misère.

Henrika avait une jupe de coton à carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier, un bonnet à rubans, et un foulard de soie. C’était bien plus triste qu’un deuil. Nous faisions un tour dans la banlieue. Le temps était couvert, et ce vent du Sud excitait toutes les vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés.

Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même point que moi. Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.

La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l’autre monde, l’habitation bénie par le ciel et les ombrages ! Le sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d’été, l’horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. Non ! nous ne passerons pas l’été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image.

Les Ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

Ville

Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois, notre nuit d’été ! — des Érinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, — la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.

Ornières

À droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d’animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; — vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d’enfants attifés pour une pastorale suburbaine ; — Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.

Villes (Ce sont des villes !)

Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver.

Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?

Vagabonds

Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m’étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage. » Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.

Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, — tel qu’il se rêvait ! — et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.

Villes (L’acropole officielle)

L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d’énormité singulier toutes les merveilles classiques de l’architecture. J’assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus vastes qu’Hampton-Court. Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norwégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brahmas et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de constructions. Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on évince les cochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d’acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.

Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants.

Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants. Quelques divans de velours rouge : on sert des boissons polaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies. À l’idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu’il y a une police, mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d’ici.

Le faubourg aussi élégant qu’une belle rue de Paris est favorisé d’un air de lumière. L’élément démocratique compte quelque cents âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas ; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le « Comté » qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée.

Veillées

I

C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.

C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée.

L’air et le monde point cherchés. La vie.

— Était-ce donc ceci ?

— Et le rêve fraîchit.

II

L’éclairage revient à l’arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d’accidences géologiques. — Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.

III

Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.

La mer de la veillée, telle que les seins d’Amélie.

Les tapisseries, jusqu’à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d’émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.

La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d’aurore, cette fois.

Mystique

Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite la ligne des orients, des progrès.

Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,

La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, — contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.

Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Fleurs

D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, — je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.

Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau.

Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.

Nocturne vulgaire

Un souffle ouvre des brèches operadiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. — Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, — je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés — Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ;

— Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.

— Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, — et les Solymes, — et les bêtes féroces et les armées,

— (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).

— Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…

— Un souffle disperse les limites du foyer.

Marine

Les chars d’argent et de cuivre —

Les proues d’acier et d’argent —

Battent l’écume, —

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux

Filent circulairement vers l’est,

Vers les piliers de la forêt, —

Vers les fûts de la jetée,

Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Fête d’hiver

La cascade sonne derrière les huttes d’opéra-comique. Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre, — les verts et les rouges du couchant. Nymphes d’Horace coiffées au Premier Empire, — Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher.

Angoisse

Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, — qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale,

(Ô palmes ! diamant — Amour, force ! — plus haut que toutes joies et gloires ! — de toutes façons, partout, — Démon, dieu, — Jeunesse de cet être-ci ; moi !)

Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?…

Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles.

Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.

Métropolitain

Du détroit d’indigo aux mers d’Ossian, sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s’alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. — La ville !

Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l’Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille !

Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide ; l’ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière ; les crânes lumineux dans les plants de pois — et les autres fantasmagories —la campagne.

Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu’on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, — possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens — et il y a des auberges qui pour toujours n’ouvrent déjà plus — il y a des princesses, et si tu n’es pas trop accablé, l’étude des astres — Le ciel.

Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, — ta force.

Barbare

Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme — qui nous attaquent encore le cœur et la tête — loin des anciens assassins —

Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas)

Douceurs !

Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, — Douceurs ! — les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde ! —

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)

Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.

Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, — ô douceurs ! — et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Le pavillon…

Solde

À vendre ce que les juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses : ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître ;

Les Voix reconstituées ; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées ; l’occasion, unique, de dégager nos sens !

À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !

À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !

À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font !

À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate,

Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, — et ses secrets affolants pour chaque vice — et sa gaîté effrayante pour la foule —

À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de si tôt !

Fairy

Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. L’ardeur de l’été fut confiée à des oiseaux muets et l’indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d’amours morts et de parfums affaissés.

— Après le moment de l’air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l’écho des vals, et des cris des steppes. —

Pour l’enfance d’Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres, — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.

Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l’heure uniques.

Guerre

Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s’émurent. — À présent, l’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. — Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue.

C’est aussi simple qu’une phrase musicale.

Jeunesse

I

Dimanche

Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel, et la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l’esprit.

— Un cheval détale sur le turf suburbain, et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique. Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. Les desperadoes languissent après l’orage, l’ivresse et les blessures. De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières. —

Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses.

II

Sonnet

Homme de constitution ordinaire, la chair n’était-elle pas un fruit pendu dans le verger, — ô journées enfantes ! — le corps un trésor à prodiguer ; — ô aimer, le péril ou la force de Psyché ? La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes, et la descendance et la race vous poussaient aux crimes et aux deuils : le monde votre fortune et votre péril. Mais à présent, ce labeur comblé, toi, tes calculs, — toi, tes impatiences — ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées, quoique d’un double événement d’invention et de succès une raison, — en l’humanité fraternelle et discrète par l’univers sans images ; — la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.

III

Vingt ans

Les voix instructives exilées… L’ingénuité physique amèrement rassise… — Adagio — Ah ! l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant… — Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes… En effet les nerfs vont vite chasser.

IV

Tu en es encore à la tentation d’Antoine. L’ébat du zèle écourté, les tics d’orgueil puéril, l’affaissement et l’effroi.

Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.

Promontoire

L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie ! Des fanums qu’éclaire la rentrée des théories, d’immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des Embankments d’une Venise louche ; de molles éruptions d’Etnas et des crevasses de fleurs et d’eaux des glaciers ; des lavoirs entourés de peupliers d’Allemagne ; des talus de parcs singuliers penchant des têtes d’Arbre du Japon ; les façades circulaires des « Royal » ou des « Grand » de Scarbro’ ou de Brooklyn ; et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet Hôtel, choisies dans l’histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l’Italie, de l’Amérique et de l’Asie, dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d’éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l’esprit des voyageurs et des nobles — qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l’art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire.

Scènes

L’ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses Idylles :

Des boulevards de tréteaux.

Un long pier en bois d’un bout à l’autre d’un champ rocailleux où la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés.

Dans des corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles.

Des oiseaux des mystères s’abattent sur un ponton de maçonnerie mû par l’archipel couvert des embarcations des spectateurs.

Des scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour s’inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l’Orient ancien.

La féerie manœuvre au sommet d’un amphithéâtre couronné par les taillis, — Ou s’agite et module pour les Béotiens, dans l’ombre des futaies mouvantes sur l’arête des cultures.

L’opéra-comique se divise sur une scène à l’arête d’intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux.

Soir historique

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire ; par les escaliers et les fauteuils de rois — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! — Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. — Cependant ce ne sera point un effet de légende !

Bottom

La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris bleu s’essorant vers les moulures du plafond et traînant l’aile dans les ombres de la soirée.

Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles.

Tout se fit ombre et aquarium ardent.

Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.

H

Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action — Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense.

Mouvement

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,

Le gouffre à l’étambot

La célérité de la rampe,

L’énorme passade du courant

Mènent par les lumières inouïes

Et la nouveauté chimique

Les voyageurs entourés des trombes du val

Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde

Cherchant la fortune chimique personnelle ;

Le sport et le confort voyagent avec eux ;

Ils emmènent l’éducation

Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.

Repos et vertige

À la lumière diluvienne,

Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —

Des comptes agités à ce bord fuyard,

— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,

Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; —

Eux chassés dans l’extase harmonique

Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants

Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,

— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ?

Et chante et se poste.

Dévotion

À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : — Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. — Pour les naufragés.

À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou — l’herbe d’été bourdonnante et puante. — Pour la fièvre des mères et des enfants.

À Lulu, — démon — qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame ***.

À l’adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.

À l’esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.

Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu’il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.

Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, — (son cœur ambre et spunck), — pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.

À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. — Mais plus alors.

Démocratie

« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

Génie

Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase.

Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l’épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie…

Et nous nous le rappelons et il voyage… Et si l’Adoration s’en va, sonne, sa promesse sonne : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C’est cette époque-ci qui a sombré ! »

Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé.

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action.

Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.

Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.

Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.

Ô Lui et nous ! l’orgueil plus bienveillant que les charités perdues.

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Les Illuminations et la clôture

La clôture des poèmes, des Illuminations comme aventures fantasmagoriques, vise toujours à bloquer, fermer, circonscrire. Cela peut se faire par une évaluation, une sentence, un constat, une remarque, etc. Mais cela vise toujours à souligner la vision du monde d’Arthur Rimbaud, son regard subjectiviste, sa négation du monde matériel.

« Car depuis qu’ils se sont dissipés, — oh, les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons ! » (Après le déluge)

« — et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques… — Le pavillon… » (Barbare)

« La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous. » (Mystique)

« Au réveil, il était midi. » (Aube)

« Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » (Fleurs)

« Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger ! » (Being Beauteous)

« Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse, et cette jambe de gauche. » (Antique)

« En effet ils furent rois toute une matinée, où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes. » (Royauté)

« Aux heures d’amertume, je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ? » (Enfance)

« Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions. » (Vies)

« Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires. » (Ornières)

« Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? » (Villes)

« Le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le « Comté » qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée. » (Villes (2))

« Le matin où, avec Elle, vous vous débattîtes parmi ces éclats de neige, ces lèvres vertes, ces glaces, ces drapeaux noirs et les rayons bleus, et ces parfums pourpres du soleil des pôles. — Ta force. » (Métropolitain)

« qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles illustres de l’art, de décorer merveilleusement les façades du Palais Promontoire. » (Promontoire)

« L’opéra-comique se divise sur une scène à l’arête d’intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux. » (Scènes)

« J’ai seul la clef de cette parade sauvage. » (Parade)

« puisque tout ici ressemble à ceci, — la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue. » (Ville)

« — Ô terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense. » (H)

« Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. » (Angoisse)

« Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail. » (Angoisse)

« La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d’aurore, cette fois. » (Veillées)

« — Un souffle disperse les limites du foyer. » (Nocturne vulgaire)

« Voici le temps des Assassins. » (Matinée d’ivresse)

 « Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l’ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines ! » (Phrases)

« Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince. — La musique savante manque à notre désir. » (Conte)

« J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des Pavermes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. » (Vagabonds)

« Non ! nous ne passerons pas l’été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image. » (Ouvriers)

« — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie. » (Les ponts)

« — Cependant ce ne sera point un effet de légende ! » (Soir historique)

Il était inévitable qu’Arthur Rimbaud arrête la poésie : que dire après avoir tout dit, c’est-à-dire rien dit? Du moment qu’on pose son individualité comme seul repère, cela ne peut que devenir improductif.

Arthur Rimbaud a simplement fui son effondrement psychologique, après sa vie décadente à Paris, dans une démarche coloniale : il rejoint l’armée coloniale néerlandaise, finit par déserter en Asie pour devenir marin, voyage dans divers pays d’Europe dont la Scandinavie, va en Égypte, à Chypre, au Yémen, en Ethiopie, devient traffiquant d’armes en Abyssinie, commerçant de biens coloniaux, etc.

Il mourra d’ailleurs en raison des rudes conditions de son activité tout à fait inséré dans le colonialisme : une bonne expression de la vacuité humaine de son activité antérieure.

>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Les Illuminations et le déroulement

Une page des Illuminations, de l'édition de 1886
Une page des Illuminations, de l’édition de 1886

Voici des exemples du déroulement de l’illumination, ce qui se situe entre le démarrage et la clôture, avec un goût prononcé, donc, pour le mouvement et la spatialisation.

« Une porte claqua (…), l’enfant tourna ses bras (…). Madame *** établit un piano dans les Alpes (…). Les caravanes partirent. » (Après le déluge)

« Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre (…) Ces feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous (…). Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres. » (Barbare)

« Des prés de flammes bondissent (…). Le terreau de l’arête est piétiné (…) et tous les bruits désastreux filent leur courbe. » (Mystique)

« J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit (…). Je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras (…). Elle fuyait (…), je la chassais (…). L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. » (Aube)

« je vois la digitale s’ouvrir (…). Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. » (Fleurs)

« Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler (…). Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent. » (Being Beauteous)

« Tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent ». (Antique)

« Criaient sur la place publique : « Mes amis, je veux qu’elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre. » (Royauté)

« Il y a une horloge (…). Il y a une fondrière (…). Il y a une cathédrale (…). Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis ou qui descend le sentier en courant, enrubannée. Il y a une troupe de petits comédiens en costumes (…). Je suis le saint (…). Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. » (Enfance)

 « À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante (…). J’attends de devenir un très méchant fou. » (Vies)

« Les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d’animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés » (Ornières)

« Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. » (Villes)

« Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norwégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brennus, et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de constructions (…). Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! » (Villes (2))

« — La bataille ! Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide (…). Ces routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets » (Métropolitain)

« Des fanums qu’éclaire la rentrée des théories ; d’immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des embankments d’une Venise louche ; de molles éruptions d’Etnas et des crevasses de fleurs et d’eaux. » (Promontoire)

« Un long pier en bois d’un bout à l’autre d’un champ rocailleux où la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés. Dans des corridors de gaze noire, suivant le pas des promeneurs » (Scènes)

« La démarche cruelle des oripeaux ! (…) On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant (…). Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. » (Parade)

« La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! (…) Comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon » (Ville)

« Sa solitude est la mécanique érotique ; sa lassitude, la dynamique amoureuse (…). Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. » (H)

« Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?… Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles. » (Angoisse)

« Je fus au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles. Tout se fit ombre et aquarium ardent. » (Bottom)

« L’éclairage revient à l’arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. » (Veillées)

« je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés. Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée » (Nocturne vulgaire)

« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures » (Matinée d’ivresse)

« Parez-vous, dansez, riez. Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre. Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! (…) J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » (Phrases)

« Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient. Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore. » (Conte)

« Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. » (Vagabonds)

« Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.
La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins.» (Ouvriers)

« Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. » (Les ponts)

« Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides ! (…) La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! » (Soir historique)

>Onzième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud