Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre l’unanimité aseptisée

L’essai Le jeune européen est une tentative de formulation romantique d’un dépassement de sa situation personnelle historique pour aboutir, à travers l’ultra-subjectivisme, à la production d’un idéalisme « pur ».

Comment Pierre Drieu La Rochelle se présente-t-il ? Il dit de lui :

« Toute une époque est une aventure. Je suis un aventurier. Bonne époque pour moi que mon époque, notre chère époque. Je connaissais déjà les courses d’auto, la cocaïne, l’alpinisme.

Je trouvais dans cette Champagne désolée, abstraite, le sport d’abîme que je flairais depuis longtemps.

Patrouilles, guerre de mines, camaraderie bestiale et farouche, gloire sordide. »

Ce fut la base d’une expérience présentée sous un angle mystique :

« Pendant trois mois d’abjection physique, dans la dysenterie, parmi ces armées de paysans, d’employés et d’ouvriers, encadrées d’intellectuels délirants, jetées les unes contre les autres, par de vieux chefs de gare désorientés, dans des massacres obscurs, je connus un transport inouï.

Je fus l’ermite des charniers. »

Par conséquent, il y a une forme de transcendance, qu’il s’agit de revivre afin de pouvoir ne serait-ce que vivre :

« Il faut avoir tué de sa main pour comprendre la vie. La seule vie dont les hommes sont capables, je vous le redis, c’est l’effusion du sang : meurtres et coïts. Tout le reste n’est que fin de course, décadence. »

Or, le développement du capitalisme, en tant que développement des forces productives, d’une vie facile se développant malgré et même contre l’expérience de la première guerre mondiale, pose une approche radicalement différente, que Pierre Drieu La Rochelle vit extrêmement mal :

« Tandis que les Américains canonnaient la Nature, les Européens, les uns sur les autres, encore trompés par de vieilles coutumes, se canonnaient entre eux.

Mais vienne la paix et il ne s’agirait plus que de boîtes de conserve et d’autos à bon marché. »

On voit le grand problème : Pierre Drieu La Rochelle reconnaît l’aliénation amené par le développement du capitalisme, mais il lui oppose non pas l’avenir, mais le passé.

Il est à la fois scandalisé que sa propre expérience soit aussi rapidement placée à l’arrière-plan de l’histoire, et choquée de la rapidité du développement en cours.

Le thème de la nature est vu, mais incompris, cantonné principalement à la question du corps, celui de l’homme, et pourtant on devine tout à fait comment, à travers la critique romantique petite-bourgeoise de Pierre Drieu La Rochelle, il y a la dénonciation romantique d’un monde rempli de futilités, voire une véritable critique de l’aliénation, comme dans le long passage suivant :

« L’éclairage : sauf dans quelques intérieurs étroits, l’homme pas encore su maîtriser la force nouvelle de l’électricité, dont il se blesse par mille éclats, par infatuation.

Il ne sait pas la capter, la calmer, la rendre chaude et douce ou alors il l’amortit, il la met sous le boisseau, et ce sont des pénombres funèbres (…).

Ces idiots aveugles, incapables de se tenir à la hauteur de leurs propres inventions, n’ont pas encore remarqué que l’électricité tuait les nuances et que seules des couleurs crues, profondément massées, pouvaient faire front contre ces charges de clarté blanche.

De même, le vêtement n’est pas traité à l’échelle neuve : des détails vétilleux embrouillent la tache des costumes, entravent l’arabesque des corps.

Il faudrait faire alterner des partis-pris : tantôt, sur un fond uni, faire ressortir le corps humain à force de lumière, comme le font photographes et cinégraphes, et tirer de cette seule matière tout son trésor de suggestion linéaire quand c’est une ombre plate sur un fond clair, ou de plasticité quand son volume est pétri par l’ombre : tantôt fondre ce corps dans le décor, ne l’utiliser plus que comme un élément entre autres, comme un véhicule pour charrier des couleurs, un mobile pour déplacer des lignes dans un tableau qui capte tout le tourbillon de la nature, comme font les Ballets Russes. »

« Que de femmes, cette époque est femme, abîme de jouissance, anxieuse et énervée. »

D’où une révolte romantique contre la banalité de la vie quotidienne, contre le sordide d’une vie quotidienne vide de sens.

« Apparemment, on peut se retourner encore dans le monde par un débrouillage individue ; l’un est très fier d’avoir inventé un nouveau système de boutons de manchettes ; l’autre d’avoir réuni la fabrication des fromages et l’industrie touristique dans le Lot-et-Garonne.

Mais ils ne prennent pas garde que leur initiative émerge à peine un instant du courant de plus en plus monotone de la production moderne, et qu’en réalité, depuis le président de la banque jusqu’au dernier comptable, ils sont tous employés, salariés, dans les mêmes bureaux, mobilisés de force au service d’un vaste communisme obscur, confortable, ennuyeux, laid.

Il n’y a pas de bonté, mais un grand adoucissement des mœurs. Les riches ne voient pas les pauvres, ne conçoivent pas les pauvres. Mais peu à peu, riches et pauvres abandonnent leur état particulier pour se rencontrer et se fondre dans un état intermédiaire.

Il manque les ouvriers à ce tableau. Ils sont dans leurs faubourgs, au cinéma, et se gorgent de films qui, pour quelques sous, les introduisent dans les salons des riches.

Il suffit de voir les hommes devant les bêtes pour constater leur unanimité. Voici justement sur la scène des otaries.

J’entends les hommes le lendemain : Dis-donc, Félix, on ne s’est pas embêté, hier soir, hein ! Nous en avons eu pour notre argent.

Et qu’est-ce qu’on s’était mis à dîner. Il faut raconter cela à Léon. Garçon ! trois Chambéry-fraise. On a été avec Madame Félix et la gosse au Casino. Dis-donc, c’est bien le moins, hein ! Il y a assez longtemps qu’on turbine.

Un peuple, mon vieux, bondé. Des gens chic. Y avait des tas de gonzesses à poil. Pas mal. Mais quand l’Américain a amené les otaries…. Ah ! les vaches ! C’est le moment qu’on a commencé à jouir. On se sentait vivre. Non Sont-elles moches !

Tu dirais des gonzesses qui ont le derrière pris dans un édredon et qui courent après l’autobus. Ah ! C’est pas permis d’être bâti comme ça. C’est tout désossé, ça tortille sa viande comme une amoureuse. Ça se pousse, ça tangue, ça mugit comme un veau, ça essaye de se mettre en colère. »

Félix, Léon et Ernest boivent d’autres Chambéry-fraise.

« Nous sommes les hommes, c’est nous les rois. Le soir, on nous voit assis, avec nos lardons, au music-hall. Tout est en ordre sur la terre. Nos femmes sont en peaux de bêtes et couronnées d’oiseaux morts.

Nous avons roulé l’éléphant, soufflé au lion ses chasses. Le cheval n’est qu’un abruti et le chien fut pris par ses bons sentiments. Nous avons vaincu toutes les bestioles. C’est la gloire. Nos petits drapeaux ornent les Pôles.

Nous avons traîné les otaries dans les cirques comme des reines liées par les genoux. Tu en fais, un œil. Hourra! Que la grosse caisse crève ! Tant pis, si les cymbales attrapent des ampoules ! Hourra pour la coterie ! Sifflons avec la puissance de la vapeur : on va écraser les étoiles. C’est une fameuse rigolade. »

Otaries, sirènes, glissez dans l’eau et la nageuse sera sans grâce. »

Cette révolte contre l’unanimité aseptisée est romantique dans ses exigences, mais elle est malheureusement incapable de lire les contradictions existantes, et donc le potentiel pour un avenir justement radieux. Il ne reste plus que le passé à idéaliser, où se réfugier, tel un au-delà servant de refuge existentiel.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre la guerre, pour le sport

Une preuve du romantisme fasciste de Pierre Drieu La Rochelle est son refus de la guerre. La petite-bourgeoisie a en effet besoin de stabilité, pas d’une guerre où elle serait inévitablement affaiblie, manipulée.

D’où une dénonciation de la guerre comme étant devenue mécanisée et par-là inhumaine. Le virilisme forcené, le nietzschéisme, la vision romantique du corps déformé en culte de celui-ci lui font réfuter la guerre moderne.

Dans Socialisme fasciste, en 1934 il prévient ainsi :

« La guerre militaire moderne est sur toute la ligne une abomination. Je me suis efforcé depuis quinze ans de démontrer et de faire sentir que cette guerre, en effet, détruit toutes les valeurs viriles (…).

Pas l’ombre d’aventure, le facteur individuel faut de contact entre les adversaires étant réduit au plus mince. Dans la prochaine, ce sera vrai pour l’aviation comme pour l’infanterie et l’artillerie.

A l’arrière c’est la vie de caserne, réglée, automatique, à l’avant aussi. Pas d’aventure, donc pas de gloire. Voilà la guerre moderne, elle n’a plus rien d’humain.

Et quel est le résultat ? Des millions de morts, de blessés et de malades. Pas de gloire et des destructions immenses.

Les villes anéanties : Londres, Paris, Berlin, Milan rayées de la carte au premier jour. Les femmes, les enfants, les vieillards, les animaux, les plantes, la forme même des paysages, tout cela dissipé comme le corps des soldats.

Une Europe réduite au désespoir, à la négation de tout. La jeunesse qui est la vie, qui est la beauté ne peut être que contre cela. »

Or, le souci, c’est que la philosophie de Pierre Drieu La Rochelle s’appuie directement sur Nietzsche et Sorel : il faut pourtant tout de même la guerre, qu’on refuse en même temps.

D’où cette réflexion fort étrange aboutissant au refus de la guerre, à son remplacement par le sport :

« Dans la guerre il y a la force, le courage. Le courage, c’est de tuer mais aussi d’être tué, le courage de blesser mais aussi d’être blessé, le courage de ruiner et d’incendie, mais aussi le courage de supporter la faim et la soif, le froid et le chaud, l’insomnie et la saleté, la paresse et les lourds travaux, la solitude et la promiscuité.

D’une façon plus profonde, le courage c’est bien plus, c’est tout. C’est de se connaître et de s’affirmer, d’être quelque chose et quelqu’un en dépit de tous les obstacles et de toutes les menaces (…).

Que serait-ce qu’un citoyen qui ne serait qu’une pensée ? Qui ne serait pas un corps incarnant cette pensée et répondant d’elle, un corps prêt à être blessé ou tué pour elle ? (…). L’État ne peut vivre et se renouveler que par l’insurrection, la révolution, la guerre intérieure.

Et l’Espèce a besoin de cette insécurité dans l’État (…).

La jeunesse voyant l’esprit de paix tuer l’esprit de révolution, a restauré l’esprit de guerre pour sauver cet esprit de révolution dont il est inhérent.

Mais c’est ici que nous, Français, qui n’avons point été mêlés à toute cette aventure (bien que nous l’ayons pressentie dans le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, et que nous ayons produit Proudhon, Blanqui et Sorel, apôtres de diverses manières de la révolution guerrière), nous devons ouvrir l’oeil et profiter de notre distance.

Nous devons admirer ce beau sursaut de la jeunesse d’ailleurs. Mais puisque nous sommes voués à la sagesse plutôt qu’à l’audace, profitons-en.

Puisque nous sommes amenés les derniers à une certaine action, tâchons d’en prendre les avantages sans en adopter les inconvénients (…).

Mais elle [la jeunesse européenne] s’est jetée dans l’excès contraire. Elle a restauré pêle-mêle la guerre avec la révolution. La jeunesse de l’Europe centrale et orientale, pour sauver la révolution, a admis la guerre.

Elle a réagi, elle s’est montrée réactionnaire, en plein (…).

La révolution fasciste, qui a peut-être compris la solution propre à l’esprit européen du problème social, n’a pas compris le problème de la guerre. Elle n’a pu faire la dissociation d’idées, nécessaire aujourd’hui pour le salut de l’Espèce, entre la guerre moderne et la guerre éternelles, entre la guerre et l’esprit de guerre (…).

Dans le bellicisme des fascistes, il y a un effort beaucoup plus qu’un abandon, un effort qui se crispe, qui s’exagère.

Dans le fascisme, la crispation est de trop et signale une erreur.

Le fascisme demande trop à l’homme ; en même temps qu’il lui redonne la vie, l’orgueil de sa jeunesse, il le prépare à une mort hideuse et stérile.

Notre effort, pour être plus mesuré, pourrait être plus heureux. En analysant notre but mieux que les autres, nous pourrions nous façonner à une tension plus saine et peut-être plus durable.

A cause de la déviation démoniaque qu’a subie la guerre moderne, nous nous contenterons de l’exercice transposé de la guerre : du sport.

La guerre peut bien supporter une transposition comme l’amour. Il y a loin du rapt primitif à l’amour sentimental. Il faut bien que l’Espèce se contente de cette transposition et de cette atténuation de l’instinct de reproduction.

Remplaçons les batailles par des matches de football, l’héroïsme de la terre par l’héroïsme du ciel.

Espérons que l’esprit du sport suffira à nous maintenir assez belliqueux pour demeurer révolutionnaires dans le cercle intérieur. »

On a ici un romantisme complet, un décalage total par rapport à la réalité des guerres impérialistes. Pierre Drieu La Rochelle l’a deviné alors, et il annonce la « puissance démoniaque » qui va s’exprimer lors de la prochaine guerre :

« La guerre éclate, dans cinq ans. La France et l’Allemagne se ruent l’une sur l’autre.

La France seule serait battue, encore plus sûrement qu’en 1914 (…). La prochaine fois, ce sera la lutte à couteaux tirés entre le fascisme e le communisme.

Les nécessités de la lutte obligeront les bourgeois d’Occident, mêlés à la lutte entre le gouvernement antidémocratique de la Russie et le gouvernement antidémocratique de Berlin, à jeter aux orties leur dépouille démocratique (…).

On verra des bourgeois jusque-là nationalistes s’apercevoir que le nationalisme n’était pas l’âme de leur vie autant qu’ils le croyaient.

On les verra justifier soudain l’esprit allemand et entrer dans des concessions telles que n’en ont jamais rêvé les braves gens de la gauche. Hitler a encore de beaux jours devant lui.

Toute cette énorme et confuse situation nouvelle semble donc se ramener à ce dilemme étrange ; les Français préféreront-ils devenir communistes pour ne pas devenir Allemands ? Ou devenir Allemands pour ne pas devenir communistes ? Et n’en sera-t-il pas de même en Italie et en Angleterre ? (…).

Le troisième caractère abominable de la prochaine guerre reste la puissance démoniaque et irrémédiablement hostile à l’humanité, des instruments. A lui seul, il suffirait à la rendre exécrable. »

Avec une telle analyse, Pierre Drieu La Rochelle aurait dû passer dans le camp pacifiste, donc le camp communiste. Mais sa base petite-bourgeoise, ses fréquentations de la haute bourgeoisie, l’ont corrompu, et il en vient espérer un fascisme d’opérette :

« Le fascisme, c’est la crispation de l’homme européen autour de l’idée de vertu virile qu’il sent menacée par le cours inévitable des choses vers la paix définitive.

Il n’est pas sûr que le fascisme veuille vraiment la guerre et soit capable de guerre, surtout de la terrible guerre moderne.

Le fascisme se contenterait peut-être volontiers de sport et de parade, d’exercice et de danse. Qui sait s’il ne montrera pas épouvanté devant la conséquence dernière de son attitude ?

Il confond dans ses paroles le sport et la guerre, la restauration physique de l’homme – si nécessaire pour lutter contre les méfaits des grandes villes et pour maintenir l’homme dans ses facultés essentielles – avec la continuation des vieilles formes militaire.

Mais peut-être qu’au fond de lui-même, la distinction est déjà faite entre la transposition de l’esprit de guerre en sport et parade et la continuation de la forme militaire. »

Quiconque voit la base du fascisme sait bien que la guerre est un élément revendiqué, assumé. Le militarisme expansionniste est une composante essentielle et même pas masqué du fascisme.

Pierre Drieu La Rochelle ne peut pas le savoir. Mais son romantisme est borné, sa vision opportuniste, donc son positionnement nécessairement bancal, faible, capitulard.

De fait, il a capitulé devant son propre romantisme. D’autres, en raison d’un romantisme très similaire, passeront dans le pacifisme passif pro-occupation, ou bien dans la Résistance mais avec une perspective spiritualiste de régénération, comme la fameuse Ecole d’Uriage.

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Pierre Drieu La Rochelle : la restauration du corps par le sport et la guerre

La quête romantique de la fusion ultime passe nécessairement, chez Pierre Drieu La Rochelle comme tous les romantiques, par la question du corps. Le recueil de poésie Interrogation aborde déjà cet aspect, comme le poème Restauration du corps, dont le titre est un programme en soi.

On a là, si l’on veut, la base même du programme qui sera celui de ce qu’il appellera le Socialisme fasciste.

« Tous les hommes, tous les êtres qui sont dans le règne humain qu’ils sachent : Qu’une rude loi fut récemment édictée.

Voici que sur la planète humaine, l’esprit n’est point seul.

Un double événement le destitue de la prééminence.

Le corps est restauré dans la puissance et la majesté.

Double événement qui marquera le vestige de notre génération, qui tracera l’initiale de notre chapitre dans les annales du monde :

Restauration du corps par le sport et la guerre.

Sport, élan qui enlève l’homme.

Bond soudain irrépressible qui enchaîne des bonds inconnus (…).

Ah ! quand le ballon entre les deux paumes, un joueur s’élance parmi les poursuivants, alors je perçois l’essentiel mouvement du monde.

On voit la foule féminine bienheureuse de louer un vainqueur qui la viole. Et l’élite se satisfait dans ce symbole offert à sa nécessité.

Mais dans l’enflure autour des gestes des athlètes de la louange sonore, un événement s’enfante. De nouveau l’esprit de lutte se lève parmi les hommes.

La force est désirée, la force est exaltée.

Après le signe, le fait se signifie.

Il ne se fit pas attendre.

Et le premier obus s’essora dans la ciel d’Europe, comme au début de la partie, le ballon neuf gonflé de jeunesse et vibrant d’un coup de pied passionné.

La foule s’étonna de ce qui était né en elle.

La loi de la Force étend son règne.

Maintenant il est honteux d’être faible et de ne pouvoir offrir à l’ennemi une digne proie (…).

Aujourd’hui gare.

Car les hommes à cette heure, pâlissent à la guerre à cause de leur force. Demain ils reviendront. Saufs, ils laisseront là-bas, dans le pays où les autres n’auront pas été voir, leur peur et le désespoir qui les possédait d’être les plus forts voués à la douleur.

Allégés, ils se vanteront et seront féroces.

Au jour de la paix, les temps inquiets ne seront pas finis.

Car peut-être la vie, fatiguée d’avoir tant pensé dans ces derniers temps, va-t-elle maintenant demander la jouvence au bain de sueur et de sang, dans un délassement séculaire de Sport et de Guerre. »

On a là le thème nietzschéen et sorelien de la guerre comme vecteur du progrès humain, comme grand révélateur de l’existence, mais ici avec l’élément corporel présenté comme essentiel, comme le fera le fascisme.

La poésie de Pierre Drieu La Rochelle est donc un éloge de la Part du feu :

« La jeune et haletante histoire humaine nous apprend une maxime dont nous supporterons allègrement la dure économie.

« Il faut faire la part du Feu ».

La mort est un masque sous quoi le ver ronge prestement ce qui est empreint de la risible sénilité.

Les grands actes humains sont durs, cassants et incendiaires.

Le Génie est dévastateur, homicide puis fécond et dorloteur.

Le matin c’est un massacreur qui enjambe jusqu’à l’horizon les cadavres alignés.

Le soir c’est un tendre père qui enveloppe de langes délicats une jeune humanité qu’il accoucha de chairs sanglantes.

France, mère ardente et asséchée, tâte ton ventre et ton cerveau. »

Seulement, on aboutit alors à un paradoxe, car Pierre Drieu La Rochelle va en arriver à deux choses. Tout d’abord, remercier les Allemands pour avoir permis cette expression du corps, ensuite dénoncer les guerres mécaniques futures qui ne permettent justement pas l’expression du corps dans et par la guerre.

Dans Caserne haïe, il salue ainsi les Allemands :

« A grands coups de canons les Allemands nous ont appris à vivre, à revivre (…).

Le soldat neuf sera un athlète et un spécialiste de quelque mécanique, et non pas un domestique ignorant et craintif.

Ou il sera le vaincu.

Ainsi sera notre paix, bouleversée de fond en comble par l’énergique méditation de cette guerre.

Guerre, révolution du sang,
puissant flux au cerveau, guerre, progrès, fatalité du moderne
nettoiement et remise à neuf de notre maison. »

Dans A vous, Allemands, il exprime la même chose :

« A vous Allemands – par ma bouche enfin descellée de la taciturnité militaire – je parle.

Je ne vous ai jamais haïs.

Je vous ai combattus à mort, avec le vouloir roidement dégaîné de tuer beaucoup d’entre vous. Ma joie a germé dans votre sang.

Mais vous êtes forts. Et je n’ai pu haïr en vous la Force, mère des choses.

Je me suis réjoui de votre force.

Hommes, par toute la terre, réjouissons-nous de la force des Allemands. »

On lit aussi des sentences comme :

« Que soit bénie la foi des hommes qui osent renouveler la figure du monde selon l’idéal qu’ils chérissent. »

« cette nouvelle invasion du grandiose dans le monde »

« Dans la pittoresque imperfection de la vie, notre mutuelle méconnaissance est une passionnante aventure. »

« Je connais une vanité de mon cri. J’exalte la guerre parce qu’elle est liée à la grandeur.

La guerre fait éclater comme une virginité de la grandeur d’une jeune peuple, ou elle pousse à outrance le raidissement d’un peuple qui culmine.

Mais tout est signe de mort à qui marche vers la mort. La guerre tue les peuples moribonds.

Qu’une race meure dans un charnier de chairs encore vives plutôt qu’au lit sénile.

Tel est le sort que je choisirais pour la France si de la combler la fortune était lasse.

Et au-delà de la France, il y a l’aventure humaine, l’histoire, ce délicat équilibre entre la barbarie et la civilisation.

Entre la pitié, triomphe mortel et la cruauté servile et féconde.

La vie sera toujours une bête prête à crever. »

Cette remise en cause de la France, au nom d’une mentalité de légionnaire, témoigne d’une lecture nationaliste supra-nationale qui est une grande caractéristique du romantisme de Pierre Drieu La Rochelle.

Son romantisme n’a pas pu, malgré son nietzschéisme, lui faire manquer l’absurdité de la première guerre mondiale et aussi va-t-il se faire le grand partisan de l’unité européenne, d’un projet romantique d’une jeune Europe, d’un refus de la guerre au nom justement du vitalisme nécessaire au corps.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fusion mystique avec le «Grand Midi»

On est donc, avec le jeune Pierre Drieu La Rochelle, au croisement du symbolisme, du décadentisme (et donc surréaliste) et du futurisme. Le manque de liaison avec les forces vives historiques – le prolétariat -, ainsi que le mode de vie décadent, aboutit à une posture futuriste nietzschéene, dont il ressort finalement un vitalisme, mais profondément ancré dans une fascination pour la mort qui ne sortira plus jamais de Pierre Drieu La Rochelle, toutes ses œuvres étant marquées, d’une manière ou d’une autre, par le sceau de celle-ci.

C’est le prix à payer pour l’incohérence de sa position. Le poème Triptyque de la mort, tiré du recueil Interrogation, de 1917, exprime parfaitement cette fascination morbide :

« Parmi ces prestiges de la force militaire dont s’enivre un adolescent, tu m’es apparue, ô mort : bouche sombre d’où s’épanouit le cri lumineux de la trompette.

Dès lors, j’ai été celui qui sait. »

Le savoir par la mort préfigure ici littéralement la mentalité des SS, à ceci près que Pierre Drieu La Rochelle refuse de se cantonner dans une telle perspective, se focalisant toujours sur la dimension transcendante, la quête de l’ultime connaissance, de l’ultime fusion avec le monde.

Ses œuvres restent focalisés sur le suicide comme fusion avec le tout. Ce culte de la mort amènera Pierre Drieu La Rochelle, tout comme l’Italien Julius Evola, à une profonde fascination pour l’occultisme.

Lorsqu’en 1927 Pierre Drieu La Rochelle publie Le jeune européen, l’œuvre commence par deux choses : d’abord, une dédicace « A André Breton », le chef de file des surréalistes, ensuite, une citation de la Bhagavad Gîtâ :

« Sans aucun attachement au fruit de ses travaux, éternellement satisfait, absolument libre, bien qu’engagé dans un travail, il ne travaille pas. »

Dans son Journal, à la toute fin 1943, Pierre Drieu La Rochelle résume son basculement dans le mysticisme, l’occultisme, le néo-platonisme :

« Après avoir un peu lu la Kabbale et beaucoup la Bible, j’en viens à une conclusion, bien sûr non pas d’antisémitisme (qui n’a été pour moi qu’une passion et une réflexion dans le bas plan politique) mais d’asémitisme.

La pensée occulte de l’Occident est bêtement butée sur la Kabbale, comme l’exotérisme sur la Bible, alors qu’il y a toute la pensée de l’Asie et l’islamisme et les religions primitives aryennes (celtiques, grecques, germaniques, scandinaves, slaves).

Je vais mourir à la limite du védantisme et du bouddhisme, à la limite du Samkya et du Madhyamika.

Mais quelle ignorance. Comme tout cela est atteint mièvrement et minablement à travers les ouvrages de seconde main, les traductions incertaines. Quelle belle vie c’eût été d’étudier le grec et l’hébreu, puis le sanscrit, puis l’égyptien. »

Puis, quelques semaines plus tard, il écrit :

« J’ai eu de grandes heures en lisant et relisan les Upanishads, les Brahmasutras, les textes du Grand Véhicule, le Tao.

On ne retrouve pareille liberté que dans Héraclite et Plotin, et Denys l’Aréopagyte, quelques théologiens mystiques du Moyen Âge, quelques Allemands, Nietzsche et Bergson (j’adore Kierkegaard).

J’ai été très déçu par la lecture du Sophar [sans doute le Zohar en fait] : cela fait presque double emploi avec la Gnose, cela est de la même veine. C’est une mythologie certes dialectique, mais beaucoup trop minutieuse et rectiligne.

Cela a des angles trop matériels et sensuels. Cela étonne surtout par l’art littéraire, le même que celui qui brille dans la Bible. Les Juifs sont plus littérateurs que philosophes. Ils ont assimilé lentement et inégalement la philosophie des Aryens.

Au fond il n’y a que la pensée aryenne dans le monde qui d’un côté rayonne jusqu’à la Chine et de l’autre jusqu’au fond de l’Occident par les Grecs, les Alexandrins, les Celtes et Germains et la réfraction juive. »

On retrouve ici le mythe d’une sorte de religion sacrée, dont toutes les religions ne serait qu’une émanation, un aspect, l’aventurier lisant à travers elle pour remonter la source. Pierre Drieu La Rochelle tente d’y voir un chemin explicatif, une vision du monde :

« En tout cas, ma vie intérieure a été totalement bouleversée par la découverte que j’ai faite peu à peu depuis quelques années de la Tradition Esotérique.

Oui, y j’y crois. Je crois qu’il y a sous toutes les grandes religions une religion secrète et profonde qui lie toutes les religions entre elles et qui n’en fait qu’une seule expression de l’Homme Unique et partout le même.

Mon initiation ne va pas très loin, à cause de l’infertilité de ma nature et de mon peu d’empressement à rechercher la communication orale, mais le peu que j’ai touché suffit à mettre en moi une confiance, une illumination merveilleuse. »

Puis, un peu plus tard dans l’année, il écrit dans son Journal :

« Derrière les occultistes et les occultes, il y a tout le fond de l’Antiquité : indien et grec, toute la philosophie emmêlée à la religion. Pour ce qui est de l’Occident, ce qui est admirable, c’est le platonisme, qui est d’une fécondité inépuisable.

Tout se ramène à cela pour nous. Tout ce qui nous intéresse dans la période hellénistique, dans une partie du Moyen Âge, dans la Renaissance, dans l’occultisme plus récent se ramène à Platon.

Or, on peut rattacher assez aisément Platon à l’Egypte et à l’Inde. Il est l’anneau de la chaîne humaine. Tout au moins dans la chaîne mystique. Pour le côté rationaliste, c’est au contraire Aristote, bien que…

Relu Denys l’Aréopagyte, Hermès Trismégiste, Angelus Silesius, Suso, Ruysbroek. »

On notera un aspect véritablement essentiel pour comprendre le fascisme. Denys l’Aréopagyte est le grand théoricien d’un néo-platonisme chrétien, et si on suit son prolongement on rejoint des thèmes existentiels qui seront ceux du protestantisme de Martin Luther.

Or justement, Henri Suso appartient à la mystique rhénane médiévale aboutissant à Martin Luther ; Angelus Silesius est un luthérien basculant dans le mysticisme et tombant dans le catholicisme ; Jan Van Ruysbroeck est la grande figure néerlandaise de la mystique rhénane médiévale.

C’est la grande quête de l’absolue, strictement parallèle au communisme. Preuve de cela, quelques jours après, Pierre Drieu La Rochelle résume ainsi sa position :

« Je vais mourir tué par les communistes, j’aime mieux être tué par eux que par ces imbéciles de gaullistes.

Mais je crois au communisme, je me rends compte sur le tard de l’insuffisance du fascisme. D’ailleurs, je ne considérais le fascisme que comme une étape vers le communisme.

Mais impossible de devenir communiste pratiquement, mon essence bourgeoise s’y oppose.

Je meurs dans la foi de la Baghavad-Gita et du Zarathoustra [de Nietzsche] : c’est là qu’est ma vérité, mon credo. La foi la plus pure et la plus indéterminée, la foi infinie au sein du scepticisme et du détachement. Une sorte de stoïcisme dégagé de toute morale.

La foi dans l’indicible, par-delà le Bien et le Mal, par-delà l’Être et le Néant. La persuasion qu’action et contemplation sont une seule et même chose dans la minute éternelle, dans le Grand Midi. »

Dans un dernier élan littéraire, en plus des Mémoires de Dirk Raspe, un roman lamentablement faible prenant Vincent Van Gogh comme prétexte pour une référence à la peinture, Pierre Drieu La Rochelle écrira Les Chiens de paille, publié en 1944. Ce roman tente de formuler un sens du sacrifice dans la totalité, au moyen d’un personnage entièrement détaché de la vie tel un hindouiste, jonglant avec les résistants gaullistes, nationalistes, communistes et les nazis, pour finir dans un suicide censé aller vers l’absolu.

C’est ici, sans nul doute, avec Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie, l’oeuvre la plus aboutie de la philosophie incohérente, romantique en quête d’absolu, de Pierre Drieu La Rochelle.

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Pierre Drieu La Rochelle : «un ouvrier est un bourgeois»

Pierre Drieu La Rochelle aurait pu alors se contenter, ne voyant pas deux classes comme moteur d’une époque, de considérer qu’aucun changement complet n’était nécessaire. Il y a toutefois un souci : il voit que le capitalisme pose un problème, et il le fait en des termes qui sont ceux du marxisme, sauf qu’il ne le sait pas.

Il considère même que son approche s’oppose au marxisme. On peut voir cela en comparant deux synthèses faites. Voici celle faite par Karl Marx, en parlant de la loi qui veut qu’il y ait nécessairement une partie de la population au chômage :

« C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

Pierre Drieu La Rochelle, dans Socialisme fasciste, explique la chose suivante :

« Comment le prolétariat pourrait-il produire une révolution et un gouvernement ? En effet, la raison même qui l’obligerait à faire une révolution, à savoir qu’il lui faut sortir de la condition misérable qui le destitue des vertus humaines, l’empêche de faire cette révolution.

Où prendrait-il les vertus intellectuelles et morales qu’il s’agit précisément pour lui de conquérir ?

Certes, on peut admettre qu’il les ait en germe, mais c’est de ces vertus déjà toutes déployées qu’il aurait besoin pour concevoir et mener à bien la révolution et ensuite pour prendre en main le gouvernement – ce qu’aucune classe mieux armée n’a jamais fait dans sa masse.

Il y a là un cercle vicieux dont il ne peut sortir – du moins par lui-même. »

Ce que Pierre Drieu La Rochelle pose là, c’est la question de la conscience et on sait quel est le point de vue de la social-démocratie, formulée par Karl Kautsky et saluée par Lénine : la conscience vient de l’extérieur du prolétariat, en tant que compréhension de l’ensemble du système capitaliste.

Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas cela et il est évident ici qu’il suit le point de vue de Georges Sorel. Ce dernier explique pareillement que le prolétariat ne peut pas s’en sortir seul, d’où le besoin d’un mythe mobilisateur.

Georges Sorel rejetait en effet la social-démocratie, car pour lui elle basculait inévitablement dans le réformisme et la trahison : il avait l’exemple de Jean Jaurès et ne comprenait rien à la social-démocratie allemande. D’où son affirmation de la nécessité du syndicat et uniquement du syndicat comme forme d’organisation.

Pierre Drieu La Rochelle voit les choses précisément de la même manière :

« Les prolétaires qui manifestent des dons politiques deviennent des agitateurs du prolétariat constitué en parti ; parfois, au-delà, ils deviennent des chefs de l’ensemble du peuple.

Restant des chefs prolétariens, ils ne se détachent pas moins de leurs classes qu’en entrant dans le cercle hors-classe des gouvernants, car plus ou moins, ils vivent d’une vie pareille à la vie de ceux-ci et perdent insensiblement leur souci de classe et le besoin pressant de faire une révolution prolétarienne.

D’ailleurs, les chefs du prolétariat issus directement du prolétariat sont en réalité peu nombreux et peu efficaces. Les hommes politiques qui s’appuient sur la doctrine prolétarienne sont en général des bourgeois (Marx, Engels, Bakounine, Trotsky, Lénine, Jaurès. Les despotes comme Staline, Mussolini, Hitler sont d’origine plus modeste que ceux-là) – c’est-à-dire des gens qui profitent d’une évolution d’une ou deux générations au-dessus du niveau le plus modeste.

Le rêve que des bourgeois comme Marx firent sur le prolétariat s’explique aussi par les traits que le prolétariat montrait dans les débuts de son histoire et qui se sont émoussés depuis. »

Georges Sorel dit exactement la même chose, sauf que lui veut retourner à l’époque du prolétariat d’avant la social-démocratie, alors que Pierre Drieu La Rochelle, lui, pense qu’il faut passer à autre chose. Le prolétariat n’est plus que plèbe ou petite-bourgeoisie, et il y a d’autres classes, le tout étant par ailleurs impossible à distinguer :

« Un ouvrier est un bourgeois, en ce sens qu’il partage la même vie paisible et qu’il n’y a dans cette vie aucun ressort décisif qui le rende plus belliqueux que les autres.

L’ouvrier va à son usine, en revient, comme la bourgeois va à son bureau et en revient. Il va au bistrot et au cinéma comme la bourgeois ; il a une famille, ou il vit dans l’ambiance d’une femme.

Vie régulière et sans à-coup. Les traits de la vie ouvrière qui passent pour en faire une école de courage ne sont pas décisifs, si on les regarde près.

L’ouvrier a une vie économique plus instable ? L’ouvrier a une vie physique plus dure ?

Mais combien de bourgeois ont une vie économique stable, du haut en bas de l’échelle ? Le confort dont vit le bourgeois est toujours menacé par la ruine.

Quant à la dureté du travail, elle est fort inégale pour l’ouvrier selon les métiers. Le machinisme tend dans un nombre de cas de plus en plus grand à faire de l’ouvrier un homme assis et inerte comme le bourgeois.

Et d’autre part, le sport restitue la force physique au bourgeois. »

C’est un point de vue petit-bourgeois. Et un tel point de vue ne peut aller que dans le sens de l’unification des classes sociales, pour le maintien, la stabilité de l’ensemble social, permettant au petit-bourgeois de maintenir sa condition sociale.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : un disciple de Georges Sorel

N’ayant pas lu Le capital, ne comprenant pas le principe de l’accumulation du capital, avec les marchandises, le travail accumulé, Pierre Drieu La Rochelle peut donc se contenter de formuler le point de vue suivant : il n’y a pas deux classes, il n’y a pas d’État comme expression d’une situation d’une classe par une autre.

Il y a des individus, dans une société, avec une élite qui dirige de manière plus ou moins par contingence, en collant le plus possible à l’équilibre précis des couches sociales d’une société à un moment donné.

C’est précisément la même conception que Georges Sorel.

Voilà comment il exprime son point de vue en termes de philosophie politique :

« Avec des caractères effrayants, le prolétariat s’est manifesté peu à peu dans les grandes villes du monde à mesure que s’y développait le règne complexe de l’industrie scientifique, du capitalisme et de la démocratie (…).

Le marxisme est tout entier dans la conception précise et étroite qu’il se fait du prolétariat, de son origine, de ses souffrances, de ses vertus, de ses possibilités, de son destin. Il faut de cette conception tranchée le fondement de toute pensée socialiste (…).

On croit qu’une classe, à tel moment, domine politiquement par sa masse la masse des autres classes, qu’elle détient le pouvoir politique en tant que masse. Par exemple, on croit que la noblesse et le clergé ont détenu collectivement le pouvoir, et qu’ensuite la bourgeoisie a repris collectivement ce pouvoir.

Cette prémisse peut être absolument niée. Une classe est formée d’un grand nombre d’individus ; or, le pouvoir n’est jamais tenu et exercé en fait que par un petit nombre d’individus. Il est donc a priori abusif et erroné de dire qu’une classe détient le pouvoir politique, « la souveraineté politique totale. » (…)

En réalité, il n’y a jamais qu’une petite élite qui gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure. Chaque personne qui y entre s’impose individuellement (…).

Il faut insister sur les caractères humains qui président à la formation de l’élite gouvernementale. Ce sont des caractères psychologiques qui semblent constants dans l’espèce humaine et qui donc débordent le point de vue des classes.

Le fait de la valeur individuelle implique un nombre trop grand d’éléments subtils pour pouvoir être soumis aux conditions d’une époque et d’un milieu (…).

La masse d’une classe ne gouverne pas ; en conséquence, lors d’un grand changement politique et social, une classe gouvernante n’est pas remplacée par une des classes gouvernées. Il y a un simple remplacement d’une élite de gouvernement par une autre élite, animée d’un nouvel esprit, d’une nouvelle technique (…).

L’évolution économique (1) exige à un moment donné une nouvelle technique gouvernementale et un nouvel esprit dans la législation sociale. Une société commerciale et industrielle a besoin d’autres loi et d’autres chefs qu’une société agricole et militaire.

(1) Nous semblons admettre le point de vue du matérialisme historique ; mais il n’en est rien.

Si nous parlons constamment de la pression des événements économiques sur les événements politiques, dans notre esprit qu’est-ce qui caractérise un événement économique ? Comme pour Marx le changement dans les forces de production.

Mais qu’est-ce qui change les forces de production ? Les inventions. Rien de moins matériel. L’invention de la vapeur n’est pas un fait plus matériel que l’invention du calcul différentiel ou l’invention de la Joconde. »

Pierre Drieu La Rochelle est ainsi un disciple de Georges Sorel et on voit bien à ces lignes qu’il tente comme lui, désespérément, de maintenir la fiction de la permanence de l’individu à travers les changements sociaux. L’individu n’est pas ici naturel, et donc une composante d’un mode de production, mais une existence autonome existant de manière relative seulement dans une société donnée.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : le «Socialisme fasciste»

Pierre Drieu La Rochelle a publié en 1934 un essai intitulé « Socialisme fasciste », chez Gallimard. C’est une œuvre importante, car il tente d’y formuler conceptuellement ce qu’est le fascisme ; l’essai se situe pour sa publication entre Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie. C’est le fruit de la rencontre de son romantisme avec les événements de 1934, sur lesquels il a cependant un regard très critique.

En fait, il ne considérera jamais que les mouvements fascistes seront authentiquement fascistes. Il aura beau se forcer, comme avec le Parti Populaire Français de Jacques Doriot et l’Allemagne nazie, il sera toujours immanquablement déçu.

Il faut bien saisir également l’espace intellectuel énorme disponible alors. L’extrême-droite intellectuelle existait autour de Charles Maurras, mais elle était conservatrice ; les courants socialistes anti-marxistes se développaient, mais leur point de vue n’avait pas été synthétisé. Les Croix de Feu du colonel de La Rocque avaient une base masse, mais leur républicanisme autoritaire de droite allait dans le sens d’un corporatisme sans mystique socialiste capable de satisfaire une petite-bourgeoisie radicalisée par la crise capitaliste.

A cela s’ajoute que tant Benito Mussolini qu’Adolf Hitler ont défini des concepts, des valeurs, mais sans que la vision du monde ne soit élaborée philosophiquement, en raison d’un très grand pragmatisme.

Cela permettait une libre inspiration de type idéaliste et ce sont des intellectuels, comme Giovanni Gentile, Othmar Spann, Alfred Rosenberg, etc., à la marge du mouvement, qui ont alors tenté de procéder à une théorisation, avec plus ou moins de réussite, et dans tous les cas avec une non-reconnaissance officielle en Italie, en Autriche et en Allemagne, le régime fasciste ne pouvant pas former un dogme, de par sa nature même.

Pierre Drieu La Rochelle se pose ainsi comme un fasciste sincère, authentique, en quête d’une vision du monde, au nom d’une exigence à la fois de cohérence et d’esthétisme. Il est en ce sens très proche de l’Italien Curzio Malaparte, qui transporte la même inquiétude par rapport à la beauté et aux valeurs, la même angoisse existentielle.

Le grand souci est que ces intellectuels ne connaissent les théories politiques et les idéologies que de seconde main, par un prisme déformé. C’est tout à fait flagrant dans la lecture que fait Pierre Drieu La Rochelle du marxisme.

Le premier chapitre de « Socialisme fasciste » s’intitule en effet « Contre Marx » et on y trouve ce qui est censé être un résumé de la conception marxiste, avec ses faiblesses. Le souci, c’est que Pierre Drieu La Rochelle ne connaît pas le marxisme.

Il ne connaît pas le principe de mode de production, clef de l’interprétation historique d’une époque, ce qui fait qu’il pense que le marxisme schématise tout, simplifiant l’opposition dialectique entre deux classes principales en niant l’existence d’autres classes. Il note ainsi fort justement :

« Il y a toujours eu plusieurs classes en présence. Au Moyen Age, à côté du clergé de composition complexe, il y avait la bourgeoisie naissante ou renaissante de l’Antiquité, diverses noblesses, l’aristocratie paysanne et deux ou trois espèces de paysans.

Sous la monarchie, il y avait cinq ou six classes. Peut-on confondre noblesse d’épée et noblesse de robe, haut et bas clergé, clergé séculier et clergé régulier, bourgeois des villes et paysans libres ou serfs, anciens artisans et nouveaux manufacturiers ? »

Or, si Pierre Drieu La Rochelle avait lu Karl Marx, Friedrich Engels, Karl Kautsky, les auteurs principaux de la social-démocratie, ou encore Lénine et Staline, il aurait bien vu qu’il était parlé de différentes classes, de différenciation à l’intérieur de celles-ci, même si le moteur d’un mode de production dépend d’une opposition dialectique entre deux classes.

Un simple regard sur l’URSS à l’époque suffisait pour voir la présentation d’une opposition entre les paysans riches, les paysans moyens et les paysans pauvres, avec la collectivisation prenant en compte ces différences.

Cela, Pierre Drieu La Rochelle ne le voit pas, alors qu’il voit bien que cela ne colle pas du peu qu’il en sait ; il dit ainsi en note :

« Marx semble faire des réserves sur le passé.

Il écrit : « Aux époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu près partout la société offrir toute une organisation complexe de classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux multiples… et chacune de ces classes comporte à son tour une hiérarchie particulière. »

Mais cette observation est en contradiction avec tout ce qu’il dit du rapport de lutte entre féodalité et bourgeoisie. »

Pourquoi Pierre Drieu La Rochelle peut-il alors dire cela ? Parce qu’il constate que les marxistes parlent de polarisation en deux classes, alors que les classes moyennes existent encore. En somme, il voit l’erreur que font les communistes français de raisonner, par syndicalisme et opportunisme, en assimilant paupérisation générale et paupérisation absolue.

Cependant, comme Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas le léninisme, par son refus d’une position ouvrière, il ne voit pas que la croissance du capitalisme est relative et non absolue, que la croissance des forces productives n’est que relative.

Il s’imagine donc que le marxisme parle d’un appauvrissement général obligatoire et uniforme ; voyant que cela n’a pas lieu, il réfute alors le marxisme.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : le feu follet

Le grand auteur norvégien Knut Hamsun n’est compréhensible que par rapport à la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, à celle entre villes et campagnes. Cela était au moins relativement clair à l’époque pour les communistes et s’il a choisi le fascisme, il était frappant qu’il aurait pu et dû basculer de l’autre côté.

La question est alors la suivante : pourquoi Le feu follet, publié en 1931, n’a-t-il pas été considéré en France comme relevant fondamentalement de l’approche soulevée par le matérialisme dialectique ?

Lire la nouvelle avec une connaissance ne serait-ce qu’élémentaire du marxisme fait qu’il saute littéralement aux yeux qu’il n’est parlé que de la marchandise, du sens de la vie dans une grande ville, des rapports sociaux mensongers et manipulateurs, du besoin existentiel d’une autre vie.

Et même si on le voit pas à l’initial, rien que les dernières lignes où le protagoniste de la nouvelle, lassé même de l’héroïne, se suicide, le disent clairement :

« Bien calé, la nuque à pile d’oreilles, les pieds au bois du lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le coeur.

Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. »

Le niveau de conscience est ici d’une puissance extrême et on comprend pourquoi, dans sa quête d’un rapport non aliéné à l’objet, Pierre Drieu La Rochelle, dans sa méconnaissance du marxisme, ait été obligé de puiser dans l’antisémitisme un anticapitalisme romantique qui expliquerait pourquoi la vie se fuit elle-même.

Le feu follet heureusement, tout comme Rêveuse bourgeoisie, échappe à un tel anticapitalisme romantique : on est ici encore dans le romantisme en tant que tel, au moment où il peut basculer encore dans le bon camp. On échappe cependant pas, naturellement, le romantisme noir, celui des décadentistes. L’approche reste fin de siècle, avec une vision de dandy tourmenté se dépassant jusqu’à une protestation romantique contre le vide de la société capitaliste moderne.

Ce qui caractérise d’ailleurs cette œuvre magistrale et incontournable, c’est d’ailleurs tout comme dans Rêveuse bourgeoisie, le besoin d’être soi-même tout le temps, dans chaque geste, sans faux semblants, sans aliénation.

Tout est résumé dans les lignes suivantes :

« Alain rapprocha Urcel de Dubourg. Celui-ci commençait aussi à transposer sa vitalité, pour sauver ce qui lui en restait, dans un monde incontrôlable.

Peut-être cette opération est-elle commune à tous les hommes qui vivent d’imagination et de pensée, surtout quand ils arrivent au milieu de leur âge.

Mais la passion, la folie d’Alain qui pourtant n’avait jamais vécu, c’était de supposer qu’on peut vivre dans un seul plan, engager toute sa pensée dans chacun de ses gestes. Faute de pouvoir le faire, il demandait à mourir. »

Être soi-même, tout le temps, sans être brisé par les conventions sociales qui déforment la personnalité et façonnent les mentalités : tel est le souci romantique de Pierre Drieu La Rochelle. Mais comment trouver une voie ?

Le feu follet est, en pratique, une sorte de biographie du surréaliste Jacques Rigaut (1898-1929). Pierre Drieu La Rochelle, pour une fois, a été en mesure de parler de quelqu’un d’autre que lui et cet autre qui a servi de miroir a permis de transcender sa propre vision, d’aller à une véritable dénonciation romantique du monde.

Mais sa situation personnelle, sa vie de bourgeois à l’écart des masses, sa pratique de décadent couchant avec n’importe qui au milieu de gens très riches, tout cela a affaibli son romantisme au point d’espérer une reprise de l’intérieur de la société elle-même.

Son romantisme dénaturé, mis en rapport avec la tentative de coup d’État fasciste de février 1934, va l’amener à devenir le théoricien français du fascisme.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre la rêveuse bourgeoisie

Friedrich Engels avait noté que Balzac, un romantique, un réactionnaire, décrivait la réalité tellement méticuleusement, tellement fidèlement, qu’il bascule dans le réalisme.

On a la même chose avec Rêveuse bourgeoisie, publié en 1937, véritable expression de la contradiction au cœur de la quête d’un « socialisme fasciste » par Pierre Drieu La Rochelle.

Sorti alors à grands renforts de publicité, le roman est composé de cinq parties, les trois premières forment un véritable monument, donnant une description d’une minutie on ne peut plus réaliste de l’atroce esprit borné de la bourgeoisie, de la stupidité pragmatique du clergé, de l’arriération de la France profonde, de la corruption caractérisant Paris.

Le niveau de densité psychologique et de nuance dans l’expression sociale représentent une capacité hors-pair d’analyse, résolument marxiste.

Seulement, tout comme chez Balzac, on n’a que la bourgeoisie et pas les masses populaires. Livré à lui-même, l’auteur ne peut que basculer dans le subjectivisme.

Les quatrième et cinquième parties du roman sont par contre d’une nullité effarante. On passe subitement à une autre histoire, celle des enfants du couple décrit dans le roman, sur un ton subjectiviste, raconté d’ailleurs à la première personne du singulier : la fille du couple décrit ses rêves et ses tentatives de se redresser socialement.

Voici un extrait de Rêveuse bourgeoisie où le réalisme est puissant, car porté par l’exigence de porter une grande attention sur toutes les facultés humaines. Il est à noter que le roman a une grande dimension autobiographique, Pierre Drieu La Rochelle y dénonçant les travers de son père, et l’enfant décrit, c’est finalement lui-même.

« Yves et Geneviève, par contrecoup, avaient vivement perçu qu’elle [la mère] s’éloignait d’eux comme de toute la maison.

Était-ce en partie à cause de cela qu’Yves était si inquiet avant chacune de ces sorties dont il se faisait une fête ? Tout le reste du temps, il se considérait comme délaissé et souffrait de son isolement au point d’en pleurer souvent.

Et pourtant chacune de ces sorties était une déception et tournait à la catastrophe. L’enfant avait fini par remarquer la constance de l’événement, il faisait d’immenses efforts pour conjurer le sort fâcheux. Mais c’était en vain, et toujours la journée se déroulait de la même façon.

Ce jour-là, sa mère lui annonça de bonne heure qu’elle le promènerait après le déjeuner. Il eut un premier moment irrésistible de joie.

Mais, d’abord, son père ne rentra pas déjeuner et sa mère s’énerva considérablement à l’attendre. Elle eut des mouvements de mauvaise humeur.

Or, aussitôt que sa mère était en colère, elle devenait laide. Ce phénomène dérangeait cruellement le petit garçon dans les jouissances infinies qu’il tirait de la contemplation du joli visage de sa mère.

Il ne tarissait pas en joyeuses exclamations intérieures quand ce visage se montrait enjoué : à ses yeux enchantés, quelque chose alors rayonnait du front au menton et d’une oreille à l’autre chez la jeune femme, qui faisait valoir chaque trait, les yeux vifs et dévorants de vie, le nez mince aux narines frémissantes, les joues qui recouvraient d’une peau si douce l’arête un peu saillante des pommettes — ce qui faisait un contraste dont Yves n’avait jamais fini d’épier les deux éléments jouant l’un par-dessus l’autre.

Il y avait aussi la bouche. C’étaient des lèvres minces, souples et très rouges, même sans fard.

D’ailleurs Yves n’aimait pas le fard et il aimait ces lèvres au matin, même un peu séchées, craquelées et gercées. Elles étaient encore sinueuses. Leur ligne ourlée, palpitante, peignait si bien la gaieté, l’entrain, l’emportement. Et voilà que ces lèvres se raidissaient, pour soudain se détendre, s’affaisser.

Yves en voulait à sa mère de laisser se perpétuer ce désastre. Cela le déroutait, le bouleversait, le rendait maussade, furieux, vindicatif. Il n’en voulait pas à l’auteur de tout ce désastre, à son père ; il en voulait à la victime qui se laissait ainsi ravager.

Donc Yves fut mécontent dès le déjeuner, et, aussitôt après, il crut bien le montrer en se sauvant de table et en se retirant sans un mot dans sa chambre. Mais sa mère ne le remarqua pas et s’enferma chez elle, l’oeil fixe, murmurant de douloureuses imprécations.

Yves vit dès lors que la journée était perdue, que cette journée de sortie serait lourde de tristesse et de rancune comme les autres.

Déjà il était maussade et il ne cesserait de l’être de plus en plus jusqu’au moment où cette lourdeur deviendrait intolérable aussi bien pour sa mère que pour lui et qu’ils se querelleraient.

Il vit partir sa petite sœur pour les Tuileries et songea à l’accompagner, à renoncer à son privilège. Il en eut tellement peur, et la menace lui semblait telle-ment plus grave que d’habitude, qu’il s’élança dans le cabinet de toilette pour demander pardon à sa mère et lui crier son inquiétude.

Dans sa hâte pour empêcher l’inévitable, il ouvrit impétueusement la porte sans frapper.

Or, sa mère était plongée dans un travail étrangement minutieux. Certes, ce cabinet de toilette était en soi-même un lieu étrange, rempli de secrets qu’Yves essayait vaine-ment de percer quand la jeune femme était absente et qu’il s’y glissait seul et demeurait de longs moments pantelant d’une curiosité angoissée et sans espoir; mais ce travail lui parut d’une étrangeté particulière.

Jamais il n’avait surpris sa mère penchée sur sa glace avec autant de curiosité d’elle-même, approchant d’elle-même une main aussi caressante. Agnès surprise, percée à jour, se retourna tout d’un coup et lui cria dans un de ses accès de subite et terrible violence : — Je te défends d’entrer ici, va-t’en.

Yves qui était entré pour tout sauver vit le mal s’abattre sur lui avec une puissance de fatalité encore inconnue.

Il demeura blanc, hébété, puis il se prit de rage luis aussi contre tant de malencontre. Il se retourna tout d’une pièce pour que sa mère ne vît pas ses premières larmes et il se jeta dans la porte ouverte.

Il se précipita vers sa petite chambre, prêt aux longs sanglots dans l’abandon et la solitude les plus lamentables.

Mais Agnès avait ressenti la brutalité de son ressentiment. Et elle le suivit. L’entendant venir, il frémit de colère et de joie, et sur son lit il enfouit sa figure dans l’odeur fade et poussiéreuse d’une étoffe où le souvenir d’anciens sanglots augmentait toujours les derniers.

Elle se jeta sur lui. — Mon petit, mon petit, je te demande pardon, je suis une vilaine maman.

Yves, déconcerté, mécontent de voir lui échapper son atroce plaisir, cria sa déception. Mais déjà il était attentif à l’accent de sa mère, accent qu’il ne connaissait pas, qui le surprenait et éveillait en même temps que sa curiosité son espoir.

Il entrevit un abîme de félicité. Sa mère soudain ne le comprenait-elle pas, ne le devinait-elle pas ? Elle venait enfin près de lui comme jamais elle n’y était venue; elle était enfin au fait de ses besoins et de ses chagrins; elle était toute à lui.

Il se retourna pour la recevoir dans ses bras, et ils mêlèrent leurs deux visages enflammés par les larmes. Il y eut un long moment de bonheur pour Yves, dont il crut d’abord qu’il allait durer toujours.

Ce ne fut qu’après un long moment où il s’était étiré, fondu dans la chaleur de sa mère, qu’il se rendit compte que ce qui était pur bonheur pour lui était autre chose pour elle. Certes elle était la proie comme lui d’un ravissement, mais c’était plutôt un ravissement triste qu’un ravissement heureux comme le sien.

Il commença de nouveau à l’épier avec méfiance et crainte entre ses paupières mal séchées. Mais elle était maintenant en éveil et maintint si bien son effort pour empêcher son enfant de sentir en elle autre chose que sa tendresse que celui-ci crut à plusieurs reprises s’être trompé. Elle se remua pour détourner son attention. »

La mère est en fait piégée : son mari ne s’est précipité dans le mariage que pour la dot, en conservant sa compagne précédente comme maîtresse. Tout est alors d’une logique implacable : la femme tente de regagner sa féminité en cherchant un amant. Car elle est trop faible pour divorcer, trop faible psychologiquement et socialement, elle est restée une femme-enfant. D’où une quête identitaire dans une féminité abstraite, d’où la scène précédente d’indifférence avec son enfant quand elle se maquille.

Si la relation était authentique, la femme aurait pu aller de l’avant, le couple aurait pu être un moteur, mais évidemment Pierre Drieu La Rochelle a dressé le portrait de la bourgeoisie, où tout est rêvé, vain, opportunisme le plus vil, décadence. D’où les affres de la femme face à sa situation, comme ici :

« Agnès n’avait aucune idée des hommes, elle n’avait jamais regardé les hommes, elle n’avait eu aucun besoin des hommes. Jeune fille, elle attendait, et il y avait eu Canaille.

Comment en sortir jamais ? A peine avait-elle été seule avec Canaille, dans le train, en route pour ce terrible voyage de noces en Algérie, qu’elle avait deviné tout ce que jusque-là elle n’avait pas le moins du monde pressenti.

Il la regardait si peu, il l’embrassait si peu; il regardait ailleurs, sa bouche flottait ailleurs.

Or, il y avait une fureur latente dans ce corps de jeune fille. Si peu que Camille se soit tourné vers elle, elle était devenue jeune femme tout d’un coup et cette fureur avait éclaté. Elle avait souffert de l’indifférence de Camille et sa souffrance s’était sur-le-champ transmuée en fureur.

Elle souffrait, mais elle souffrait avec colère, avec des cris. A Alger, à la découverte de la photo de Rose, elle avait pleuré, supplié, puis crié. Incapable du moindre calcul, de la moindre réflexion, sans le-conseil de personne, elle était tout abandonnée à la plus fatale sincérité.

Elle criait quand elle avait mal et c’était tout, elle attendait: que son cri conjurât le malheur. Elle ne fit rien pour lutter, pour enjôler Camille, pour surprendre ses besoins, pour substituer une image à l’image qui le fixait.

Elle était trop sincère pour nourrir la moindre imagination, le moindre artifice. Elle ne pouvait rien feindre ou inventer pour les yeux de Camille que Paris avait rendus rêveurs et maniaquement soumis à leur rêve.

Elle allait au-devant de toutes les humiliations, incapable de sortir de son orgueil candide. Il y a des êtres intelligents, rusés, façonnés, qui se plient à la vie, mais il y en a d’autres comme Agnès qui restent eux-mêmes entièrement, aveuglément — ce qui est atroce pour eux et pour les autres.

Agnès ne songea pas à imiter une Rose imaginaire pour la supplanter. Aussitôt que Camille tâchait de lui sourire ou, la nuit, la prenait dans ses bras pour un instant, aussitôt elle était entièrement occupée par l’inertie du bonheur.

Dépourvue de tout détachement et de toute ruse, elle ne songeait pas à retourner aussitôt ce bonheur sur lui pour le fasciner, le capter. Et bientôt un mot, un geste de l’indifférent la faisaient basculer de l’inertie du bonheur dans l’inertie du malheur. Ce fut ainsi pendant quelques mois.

Puis il y eut le premier enfant — l’enfant qui était Camille. En le dévorant, elle dévorait Camille; elle l’aimait anxieusement, furieuse-ment. Mais elle n’en aimait que plus furieusement encore Camille.

Elle fut ainsi pendant des années. La venue de Geneviève n’y changea rien. Elle jetait des regards aveugles autour d’elle, dans les moments où elle invoquait le ciel et la terre, où elle les prenait à témoin de son infortune.

Mais le ciel et la terre, mal peuplés par sa faible imagination et limités au cercle étroit de ses relations, ne pouvaient répondre.

Cependant, un jour, une réponse finit par se former. Il est rare qu’un être reste tout à fait sans qu’aucun autre lui réponde, bien que cette situation horrible se rencontre.

Agnès, jolie, puissante dans ses sensations, n’était pas une déshéritée, c’était seulement une paresseuse, elle avait cette paresse puissante des êtres qui font la masse principale de la vie, de ceux qui se jettent avec tout l’aveuglement de l’instinct sur le premier leurre qui s’offre, et qui s’obstinent sur lui et épuisent toute leur force sur lui. Il y eut donc Le Loreur. »

Rêveuse bourgeoisie est un portrait d’une classe sociale en perdition. C’est la dénonciation de toute une époque.

Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la nature ou les dieux?

Dans la nouvelle La femme au chien, Pierre Drieu La Rochelle présente un narrateur se retrouvant donc sur la Côte d’Azur, et dans son hôtel il entend sa voisine parler, mais sans réponse. Cela devient pour lui une véritable obsession : il veut savoir. Il fantasme avec acharnement sur la nature de la personne qui ne parle pas, avant de s’apercevoir, déçu, qu’il s’agit d’un chien.

Il hésite alors entre dénoncer d’avoir un chien comme échappatoire à la quête (fasciste) d’un monde de génies et de fées, ou bien accepter la reconnaissance (communiste) de la nature. Toute l’oscillation de Pierre Drieu La Rochelle se trouve en ces lignes.

« Ah ! c’était à son chien qu’elle parlait. Je fus plus qu’étonné par cette découverte, j’en fus consterné. Cela me ramenait au sentiment intime que, par-dessous, j’avais nourri tous ces matins. Car si j’avais imaginé un enfant, un amant, en face de la bouche ouverte, en même temps j’avais bien senti tout ce qu’il y avait de perdu dans ce débit perpétuel.

Eh bien, alors, pourquoi m’étonnais-je ? Puisque, en tout cas, je savais qu’elle parlait aux murs, pourquoi pas un chien, plutôt qu’un homme ? Poupée pour poupée !

Justement, j’aurais préféré une poupée. La tricherie avec un chien, pour être plus sournoise, me paraissait plus ignoble. Une poupée, au moins on sait à quoi s’en tenir.

On sait qu’on quitte ce monde pour entrer dans un autre, dans l’autre… le monde des fantômes et des revenants, des génies et des fées, des saints et des dieux ; le monde des images (…).

Donc j’aurais préféré que cette femme allât à la maison des poupées, à l’église ; là, dans l’ombre, jetée contre la fascinante constellation des cierges, qui couronne les yeux d’abîmes d’un jeune dieu ou d’une jeune déesse, elle aurait pu chantonner, murmurer, et peut-être que son gosier n’aurait pas été un simple moulin à prières. Certes, il y a peu d’élus ; mais qui sait ?

Tandis qu’un chien ! Pour cette femme, c’était le compromis le plus sordide, l’échappatoire la plus médiocre entre les dieux et les hommes. Un chien, qui n’a plus du dieu que le silence, et qui est maintenant borné comme un homme.

Vous me direz que je n’y comprends rien et qu’il y a plus et autre chose dans un chien ou dans un chat que dans les humains. Nos bêtes sont restées fidèles à la nature, dans la mesure où, en les domestiquant, nous ne les en avons pas arrachées.

Elles peuvent donc être des intermédiaires et des intercesseurs entre nous, hommes, qui épuisons notre santé profonde à nourrir la Raison, et la nature.

Ou des intermédiaires entre nous et d’autres intermédiaires, les dieux, représentants de la nature, grands fantômes, dans les veines desquels court la sève des forêts. Oui, les chiens sont des inspirés – comme les chats, les coqs, les serpents. Et c’est pourquoi, dans le temps jadis, le clan du Chien savait ce qu’il faisait.

Mais cette dame de Cannes ignorait la nature et les dieux. »

On voit ici que, parlant des animaux, Pierre Drieu La Rochelle retombe dans le travers du subjectivisme mystique. Il ne parvient pas à la nature et il a théorisé cette incapacité en quête mystique anti-rationaliste.

Deux ans avant la publication de cette nouvelle, dans la revue Formes, en mai 1932, Pierre Drieu La Rochelle publie un article intitulé Le poète anglais et le peintre français. Il y présente une vision tout à fait romantique de l’esprit anglais, qu’il oppose au moralisme français. Il en découle, inévitablement, un rejet du réalisme.

Voici comment il formule cela, de manière évidemment puissamment forcée :

« L’Anglais est merveilleusement sensible à tous les frémissements et à toutes les nuances de la nature physique. Qu’il soit devant une plante ou un animal ou un homme, il enregistre avec une sensibilité extrême les odeurs, les couleurs, les sons et les mouvements.

Aussi la langue qu’il s’est faite est-elle pleine de ressources les plus variées et les plus délicates pour exprimer les sensations. Chacun sait qu’il y a cinq ou six verbes pour nuancer ce que les Français se résume abstraitement dans le terme de regarder.

Un poète ou un romancier anglais écrit spontanément avec ses sens. Il n’a qu’à puiser sur son abondante palette pour nous faire voir la teinte de ce ciel, la forme de cette plante, la palpitation de ce visage qui lui-même voit et sent d’une façon si absorbante (…).

L’Anglais, comme le primitif, est animiste. Ce qu’il sent palpiter partout, c’est l’âme – non pas l’âme abstraite des théologiens et des philosophes, mais l’âme concrète, le souffle chaud des sorciers totémistes.

Pour un Anglais, une plante, un animal, un corps humain, c’est d’abord une âme qui palpite. La nature pour lui, c’est le royaume des esprits, des souffles, des génies et des fées. Un roman anglais, c’est un conte de fées.

Ce spiritualisme ne tourne pas facilement au moralisme. Et nous verrons plus loin qu’il reste toujours un animisme.

Pour mieux voir ce fait, prenons-le à revers ; contrastons le Français avec l’Anglais.

Le Français est passé de l’animisme au rationalisme. Il regarde la nature du haut d’un observatoire intellectuel. Entièrement habité par des formes, il ne cherche dans la nature que de quoi remplir ces formes.

Il vient à la nature non pas avec des pensées abstraites, mais avec des formes, autrefois dégagées de la nature et qu’il veut sans cesse y réadapter.

Mais qui ne s’aperçoit aussitôt qu’en décrivant ainsi le Français, j’ai décrit l’artiste. Le Français est artiste, avant tout et après tout. Les arts plastiques, bien plus que la littérature, sont la grande justification de la France – comme ils le sont de toute cette partie de l’Europe dont elle fait partie : Nord de l’Italie, Espagne, Vallée du Rhin et Pays-Bas.

L’artiste est un rationaliste qui regarde la nature avec des yeux d’admiration (…).

Le Français est incapable de fiction. Jamais aucun Français n’a pu créer un monde autonome d’âmes évoluant librement dans la sphère des passions élémentaires, comme les Anglais ont pu le faire de Shakespeare à Lawrence et Conrad.

Il n’a pu le faire ni dans la poésie, ni dans le théâtre, ni dans le roman. C’est qu’il est un rationaliste, et d’abord ce rationalisme le confine dans une vue sèchement sociale de l’homme.

Non pas que la nécessité sociale soit exclue de la littérature anglaise. Mais elle n’y compte décisivement que sous sa forme primitive. L’écrivain anglais ne sent autour de ses héros que des présences immédiates, concrètes : celles du voisinage, celles de la famille, on pourrait peut-être dire du clan.

Tandis que l’écrivain français a toujours devant les yeux l’ensemble complet de la société, sa pression totale sur l’individu. C’est ce qui fait de lui un moraliste.

Jamais, le Français ne peut considérer l’homme que comme une partie, consciente ou inconsciente, mais en tout cas parfaitement intégrante de la société. Aussi, sous un tel regard, l’homme perd tout ce halo que lui garde l’Anglais.

Ses tenants et aboutissants dans la nature ne sont pas ignorés, du moins ils ne sont nullement sentis ; ils sont seulement indiqués par une analyse psychologique qui n’oublie rien mais qui ne tient pas un compte égal de tout.

Dans la littérature anglaise, l’homme est un animal qui a encore l’âme sauvage de la forêt ; dans la littérature française, c’est un animal domestique, c’est un animal social.

De là l’impossibilité de la fiction aussi bien en poésie qu’au théâtre, que dans le roman.

Racine se réfère à la raison d’État, Balzac à la raison sociale – les poètes sont toujours tentés de devenir des tribuns (…).

Les Français ont peint, sculpté, architecturé, dans leur poésie et dans leur roman – quand ils n’ont pas moralisé. Mais jamais ils n’ont pu atteindre à la fiction, à ce point de l’art, où nature et humanité se fondent.

Le mot bien connu de Baudelaire sur les correspondances marque la limite de la tentative française. Nous parlons de correspondances là où pour les Anglais, il y a fusion et circulation infinies.

Le plus grand, le plus vrai moment poétique de la France est à la limite de la vague romantique et de la vague symboliste. Au vrai, on peut dire que les derniers romantiques qui furent les premiers symbolistes – Baudelaire, le dernier Hugo, Rimbaud, Mallarmé, sont les seuls vrais romantiques et les seuls vrais poètes de la France.

Mais même chez ceux-là le peintre a gêné le poète. L’élan sentiment s’est étriqué et empêtré dans la recherche verbale, dans le raffinement pittoresque.

L’expression des sentiments et des passions qui est le but de la littérature tourne en problème technique chez les symbolistes comme pour une école de peintres.

La théorie du visionnaire chez Rimbaud tourne en recherches verbales, ce qui fait qu’il se sent coincé et qu’il lâche la littérature. En Angleterre, il aurait pu continuer, soit qu’il tourne au Keats ou au Blake. »

La critique de Pierre Drieu La Rochelle est de grande importance, parce qu’on peut voir ici :

– qu’il considère que le romantisme est la véritable expression des facultés humaines sur le plan de la sensibilité ;

– que le rationalisme français a triomphé de ce romantisme ;

– que les romantiques eux-mêmes ont échoué, soit en raffinement élitiste et pittoresque – sont visés ici les décadentistes – soit en fétichisme des mots – sont visés ici les surréalistes.

La critique pourrait alors très bien aboutir à une réponse romantique de type communiste, au sens d’une révolte subjective contre une société brisant les facultés humaines. Et de fait, on trouve une telle critique chez Pierre Drieu La Rochelle.

Mais cette critique est disséminée à travers un subjectivisme outrancier. Ce qui est impressionnant et frappant dans la critique de Pierre Drieu La Rochelle de l’incapacité de la fiction en France, c’est que lui-même a été justement incapable de fiction : ses œuvres ont toute une portée autobiographique générale.

Il dénonce Balzac et la raison sociale, mais son seul réel roman, Rêveuse bourgeoisie, se situe entièrement dans cette tradition. Il dénonce le raffinement pittoresque, mais c’est précisément le point faible de sa très grande nouvelle Le feu follet, qui décrit un dandy héroïnomane se précipitant dans le suicide.

Quant à ses écrits philosophiques, Pierre Drieu La Rochelle y explique qu’il faut que l’individu s’insère dans la collectivité, dans la raison d’État : on retrouve Racine.

Et, en fin de compte, sa propre vie sera celle d’un poète – celui de la première guerre mondiale, qui l’a traumatisé, cherchant à se faire tribun. On a ici le véritable fond de l’échec du romantisme de Pierre Drieu La Rochelle, et sa décadence en théorie fasciste.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : une charge romantique

Saisir la contradiction entre villes et campagnes et celle entre travail manuel et travail intellectuel est la clef d’une lecture matérialiste dialectique du monde ; échouer en cela c’est basculer dans le fascisme, nier cela est tomber dans l’acceptation du monde tel qu’il est.

Le mouvement romantique a été une tentative d’affirmation de la sensibilité justement au-delà d’un cadre jugé inadéquat. Il a pu être historiquement progressiste ou réactionnaire, selon qu’il s’agisse d’une critique allant dans le bon sens, comme avec les Allemands Goethe et Schiller protestant contre la vision compassée, formelle, de la réalité, ou bien d’une dénonciation réactionnaire idéalisant le passé, comme avec Chateaubriand et Hugo.

En France, le romantisme est effectivement né sur le terrain de l’apologie de la monarchie au moment de la Restauration de 1814-1815 ; le moyen-âge a été idéalisé comme moment d’équilibre complet de la société, avant l’humanisme, avant les Lumières.

Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) est le principal penseur qui, dans la première moitié du 20e siècle, a tenté de réactiver une telle critique romantique.

Pierre Drieu La Rochelle

Voici un exemple significatif de sa dénonciation de la laideur du monde dans une nouvelle intitulée La femme au chien, avec ce qu’on lit dès le début de la nouvelle :

« J’ai horreur de la Côte d’Azur. D’ailleurs, j’ai horreur de toutes les côtes. Imaginez qu’autrefois l’Europe était une presqu’île frangée de sauvagerie. Vous pouviez aller de la Norvège à la Dalmatie en suivant un désert à peu près continu de dunes, de grèves, de falaises où s’ébattaient les vents fous, chargés de rumeurs poétiques : les Européens n’allaient pas à la mer.

Aujourd’hui, ils y vont. Certes, ils ont raison. Il était même grand temps qu’ils y aillent, car ils seraient bientôt morts d’étiolement au fond de leurs villes.

Il était grand temps qu’ils s’élancent vers les plages – ou les pentes des montagnes – pour aspirer l’air vrai et renaître. Mais ils ne sont qu’au début du temps nouveau. Et le réveil de leur instinct est encore grevé de toute la sénile laideur qui s’était, depuis des siècles, lentement appesantie sur eux.

L’immense masse qui rampe hors des villes transporte encore après elle ses tares et ses vices. S’étant poussée par le chemin de fer jusqu’au grand seuil, elle s’arrête, reconstruit la ville qu’elle a voulu fuir et y renferme son inertie. Les plages sont remblayées de casinos, dans la mer crèvent les égouts.

Moi, qui, en avion, file au diable, dès que j’ai huit jours de liberté, je n’aurais jamais l’idée d’aller sur la Côte d’Azur, surtout en hiver, où l’on voit tant de vieux et gros bourgeois rouler sur les dures promenades. »

La femme au chien

La dénonciation de la ville se situe clairement dans le rapport villes-campagnes ; le bourgeois est ici une figure honnie. Mais comme on le voit, il y a l’idéalisation d’un passé imaginaire, avec des « Européens » qui doivent renaître.

C’est là l’incompréhension du besoin d’expression des facultés naturelles de l’être humain en dépassant le capitalisme, et non en retournant en arrière. C’est là tout le drame de Pierre Drieu La Rochelle, qui a cherché cette critique mais, ne trouvant pas les éléments adéquats, a cherché à compenser avec l’idéalisation du passé, avec le fantasme d’une Europe comme empire, avec un antisémitisme toujours plus forcené, avec la collaboration avec l’Allemagne nazie, avec le soutien au Parti Populaire Français de Doriot.

C’est une gigantesque fuite en avant, une tentative subjectiviste de réaliser ce que Pierre Drieu La Rochelle a qualifié de « socialisme fasciste », avec toujours présente la hantise fascinée et l’espoir in-assumé que, en fin de compte, c’est le communisme qui était le mouvement le plus puissant.

Pierre Drieu La Rochelle représente l’obsession de la décadence telle que ressentie par un petit-bourgeois intellectuel, qui fut également un bourgeois rentier : deux aspects de sa vie privée que Pierre Drieu La Rochelle ne fut jamais en mesure de concevoir correctement.

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