L’article « Le marxisme et la question nationale », écrit fin 1912-début 1913, à Vienne en Autriche, parut pour la première fois en 1913 sous la signature K. Staline dans les numéros 3-5 de la revue bolchévik Prosvechtchénié, sous le titre : « La question nationale et la social-démocratie ».
En 1914, il fut publié en brochure sous le titre : la Question nationale et le marxisme, aux éditions Priboï (Pétersbourg). En 1920, l’article fut réédité par le commissariat du peuple aux Minorités nationales dans le Recueil d’articles de Staline sur la question nationale (Editions d’Etat, Toula). Ce recueil était précédé d’une « Note de l’auteur » dont le passage ci-dessous se rapporte au présent article :
… « L’article reflète la période des
discussions de principe sur la question nationale dans les rangs de
la social-démocratie russe, à l’époque de la réaction tsariste
et des grands propriétaires fonciers, un an et demi avant le début
de la guerre impérialiste, époque où montait la révolution
démocratique bourgeoise en Russie.
Deux théories de la nation s’affrontaient alors et,
partant, deux programmes nationaux : le programme autrichien,
appuyé par le Bund et les menchéviks, et le programme russe,
bolchevik.
Le lecteur trouvera dans l’article la caractéristique
de ces deux courants. Les événements ultérieurs, plus
particulièrement la guerre impérialiste et le démembrement de
l’Autriche-Hongrie en Etats nationaux distincts, ont montré avec
évidence de quel côté est la vérité.
Maintenant que Springer et Bauer sont restés Gros-Jean
comme devant avec leur programme national, il n’est guère possible
de douter que l’histoire a condamné l’ « école
autrichienne ».
Le Bund lui-même a dû reconnaître que « la
revendication de l’autonomie nationale-culturelle [c’est-à-dire
du programme national autrichien], formulée en régime capitaliste,
perd son sens dans les conditions de la révolution socialiste »
(voir la XIIe conférence du Bund, 1920).
Le Bund ne se doute même pas que, de ce fait, il a
reconnu (sans le faire exprès) l’inconsistance doctrinale des
fondements théoriques du programme national autrichien,
l’inconsistance doctrinale de la théorie autrichienne de la
nation. »
C’est à propos de cet article de Staline que Lénine écrivait à Gorki dans la seconde moitié de février 1913 : « Nous avons ici un merveilleux Géorgien qui, après avoir rassemblé tous les matériaux autrichiens et autres, a entrepris de composer un grand article pour le Prosvechtchénié. »
Lorsque l’ouvrage parut, Lénine en reconnut hautement le mérite dans son article : « le Programme national du P. O. S. D. R. », que publia la revue Social-démocrate, n° 32, du 28 (15) décembre 1913. Indiquons les raisons qui, au cours de cette période, placèrent à l’un des tout premiers plans la question nationale, il écrit : « Dans la littérature marxiste théorique, cet état de choses, ainsi que les principes du programme national de la social-démocratie ont déjà, ces derniers temps, été mis en lumière (citons ici en premier lieu l’article de Staline). »
La
période de contre-révolution en Russie apporta non seulement « la
foudre et l’éclair », mais aussi la déception à l’égard
du mouvement, le manque de foi dans les forces communes. On avait cru
à un « avenir radieux », et les gens luttaient ensemble
indépendamment de leur nationalité : les problèmes communs,
avant tout !
Un
doute se glissa dans l’âme, et les gens commencèrent à se
séparer pour regagner chacun son chez soi national : que chacun
ne compte que sur soi-même ! « Problème national »,
avant tout !
En
même temps, se produisait dans le pays une sérieuse refonte de la
vie économique. L’année 1905 n’avait pas été perdue pour
lui : les restes du régime de servage à la campagne avaient
reçu un coup de plus. Une série de bonnes récoltes succédant aux
disettes et l’essor industriel qui suivit, firent progresser le
capitalisme.
La
différenciation à la campagne et la croissance des villes, le
développement du commerce et des voies de communication firent un
grand pas en avant. Cela est vrai surtout en ce qui concerne la
périphérie. Or, cela ne pouvait pas ne pas accélérer le processus
de consolidation économique des nationalités composant la Russie.
Ces dernières devaient se mettre en mouvement…
C’est
encore dans le sens d’un réveil des nationalités qu’agissait le
« régime constitutionnel » qui s’était établi à
cette époque. Le développement des journaux et de la littérature
en général, une certaine liberté de la presse et des institutions
culturelles, le développement des théâtres nationaux, etc.,
contribuèrent sans nul doute à renforcer les « sentiments
nationaux ».
La
Douma avec sa campagne électorale et ses groupes politiques ouvrit
de nouvelles possibilités pour ranimer les nations, une nouvelle et
vaste arène pour la mobilisation de ces dernières.
Et
la vague de nationalisme belliqueux, partie d’en haut, toute une
suite de répressions de la part des « détenteurs du
pouvoir », qui se vengeaient sur la périphérie pour son
« amour de la liberté », provoquèrent une contre-vague
de nationalisme montant d’en bas, qui se transformait parfois en un
grossier chauvinisme.
Le
renforcement du sionisme [Sionisme, courant politique
nationaliste-réactionnaire, qui avait des partisans dans la petite
et la moyenne bourgeoisie juive commerçante et artisanale, parmi les
intellectuels, les employés de commerce, les artisans et dans les
couches les plus arriérées des ouvriers juifs. Ce courant se
donnait pour but d’organiser en Palestine un Etat bourgeois juif
propre et cherchait à isoler les masses ouvrières juives de la
lutte commune du prolétariat.] parmi les Juifs, le chauvinisme
croissant en Pologne, le panislamisme [Panislamisme, idéologie
politique des couches supérieures turques, tatars, etc. (khans,
moulahs, grands propriétaires fonciers, marchands, etc.), qui
tendaient à réunir en un tout unique tous les peuples confessant
l’islamisme (religion musulmane).
Un
autre courant proche du panislamisme, c’est le panturquisme ;
celui-ci tendait à grouper les populations musulmanes turkies sous
le pouvoir des Turcs.] parmi les Tatars, le renforcement du
nationalisme parmi les Arméniens, les Géorgiens, les Ukrainiens la
tendance générale du philistin à l’antisémitisme, autant de
faits connus de tous.
La
vague de nationalisme montait, toujours plus forte, menaçant
d’entraîner les masses ouvrières. Et plus le mouvement de
libération allait décroissant, plus les fleurs du nationalisme
s’épanouissaient luxuriantes.
Dans
ce moment difficile, une haute mission incombait à la
social-démocratie : battre en brèche le nationalisme,
préserver les masses de la « contagion » générale. Car
la social-démocratie, et elle seule, pouvait le faire, en opposant
au nationalisme l’arme éprouvée de l’internationalisme, l’unité
et l’indivisibilité de la lutte de classes.
Et
plus la vague de nationalisme montait, plus retentissante devait être
la voix de la social-démocratie en faveur de la fraternité et de
l’unité des prolétaires de toutes les nationalités de Russie. En
cette circonstance, les social-démocrates de la périphérie, qui se
heurtaient directement au mouvement nationaliste, devaient faire
preuve d’une fermeté particulière.
Or,
tous les social-démocrates ne se sont pas montrés à la hauteur de
cette tâche, et, avant tout, les social-démocrates de la
périphérie.
Le
Bund [Le Bund, Union générale des ouvriers juifs de Lituanie,
Pologne et Russie. Fondé en septembre 1897 au congrès de Vilna, il
déploya une grande activité principalement parmi les artisans
juifs.
Le
Bund adhéra au P.O.S.D.R. au Ier congrès de ce dernier (en 1898),
« en tant qu’organisation autonome, indépendante seulement
dans les questions concernant spécialement le prolétariat juif ».
Jusqu’en
1901, au nombre des revendications politiques, le Bund ne formulait à
part que celle de l’égalité civique pour les Juifs. Au IIe
congrès du P.O.S.D.R., en 1903, le Bund quitta le Parti, après que
le congrès eut repoussé la revendication du Bund exigeant qu’on
le reconnût comme le représentant unique du prolétariat juif et
qu’on acceptât une structure du Parti sur des bases fédératives.
A
son VIe congrès tenu en 1905, le Bund formule la revendication de l’
« autonomie culturelle-nationale », qui s’exprime dans
le « retrait, du ressort de l’Etat et des organismes
d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions
rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.),
et dans leur transmission à la nation elle-même, sous la forme
d’institutions spéciales, tant locales que centrales, élues par
tous les membres sur la base du suffrage universel égal, direct et
secret ». La seconde union du Bund avec le P.O.S.D.R. eut lieu
après le IVe congrès de Stockholm, en 1906. Ce congrès n’examina
pas la question du programme national du Bund ; il la laissa
ouverte.
Dans
la lutte au sein du Parti, le Bund occupait la plupart du temps une
position de droite et soutenait les menchéviks ; à dater de
1912, il entra en rapports étroits d’organisation avec les
liquidateurs. Pendant la guerre, le Bund (à l’exception d’un
petit nombre d’internationalistes) fut partisan de la défense
nationale, et, après la révolution de Février, il soutint le
gouvernement de coalition et combattit les bolchéviks.
Fin
1918, des groupes de gauche s’organisèrent au sein du Bund et, en
mai 1919, se tint à Kiev la première conférence du « Bund
communiste » dissident d’Ukraine, où il fusionna avec le
« Parti communiste juif unifié » pour former l’
« Union communiste juive » (Komfarband), admise au Parti
communiste russe au mois d’août 1919. En Russie- Blanche, l’aile
gauche du Bund, organisée en « Parti communiste juif »,
adhéra également au P.C.R., en mars 1919. Enfin, en mars 1921, à
la conférence de Minsk, les restes du Bund prirent la décision
d’adhérer officiellement au P.C.R., ne laissant en dehors de ce
dernier qu’une partie insignifiante du Bund avec Abramovitch à la
tête.
Déjà
en 1920, à sa XIIe conférence qui avait reconnu la nécessité de
renoncer à la tactique d’opposition à l’égard du pouvoir des
Soviets, le Bund avait reconnu officiellement l’inutilité de sa
principale revendication nationaliste, l’ « autonomie
culturelle-nationale », et il avait déclaré que « la
revendication de l’autonomie culturelle-nationale, formulée dans
le cadre du régime capitaliste, perd son sens dans les conditions de
la révolution socialiste ».] qui, auparavant, soulignait les
tâches communes, plaçait maintenant au premier plan ses buts
particuliers, purement nationalistes : il est allé jusqu’à
proclamer la « fête du samedi » et la « reconnaissance
du yiddish » (Cf. Rapport sur la IXe conférence du Bund.)
comme revendication de combat dans sa campagne électorale. [La IXe
conférence du Bund se tint en juin 1912, à Vienne.
Elle
examina les questions relatives aux élections pour la IVe Douma
d’Empire et à la convocation de la conférence d’août (des
liquidateurs), à laquelle, comme on le sait, participèrent les
bundistes.
Les
résolutions de la Xe conférence du Bund portaient un caractère
d’opportunisme et de liquidationisme extrêmes (rejet du mot
d’ordre de la République, mise à l’arrière-plan du travail
illégal, abandon des tâches révolutionnaires du prolétariat).
La
conférence sanctionna l’union déclarée du Bund avec les
menehéviks-liquidateurs et la « gauche » du Parti
socialiste polonais.]
Le
Bund a été suivi du Caucase : une partie des social-démocrates
caucasiens qui, auparavant, niaient avec les autres social-démocrate
caucasiens l’« autonomie culturelle-nationale », en
font maintenant une revendication du jour. (Cf. Communication de la
conférence d’août.) Nous ne parlons même pas de la conférence
des liquidateurs [Il s’agit de la conférence des liquidateurs,
dite conférence d’août, qui se tint en août 1912, à Vienne, et
qui avait pour but l’organisation d’un bloc anti-bolchévik.
Prirent part à la conférence les liquidateurs, le Bund, les Lettons
et une partie des social-démocrates caucasiens ; quant au
principal organisateur et inspirateur de la conférence, ce fut L.
Trotski. Voir la résolution adoptée à cette conférence sur la
question nationale et la critique de cette résolution aux pages 58
et suivantes de la présente édition.] qui a sanctionné
diplomatiquement les flottements nationalistes. [Cf. Communication de
la conférence d’août.]
Il
s’ensuit donc que les conceptions de la social-démocratie russe
sur la question nationale ne sont pas encore nettes pour tous les
social-démocrates.
Un
examen sérieux de la question nationale sous tous ses aspects est
évidemment nécessaire. Il faut que les social-démocrates
conséquents fassent un effort coordonné et inlassable pour dissiper
le brouillard nationaliste, d’où qu’il vienne.
I.
— La nation
Qu’est-ce
que la nation ?
La
nation, c’est avant tout une communauté, une communauté
déterminée d’individus.
Cette
communauté n’est pas de race, ni de tribu. L’actuelle nation
italienne a été formée de Romains, de Germains, d’Etrusques, de
Grecs, d’Arabes, etc. La nation française s’est constituée de
Gaulois, de Romains, de Bretons, de Germains, etc. Il faut en dire
autant des Anglais, des Allemands et des autres, constitués en
nations avec des hommes appartenant à des races et à des tribus
diverses.
Ainsi,
la nation n’est pas une communauté de race ni de tribu, mais une
communauté d’hommes historiquement constituée.
D’autre
part, il est hors de doute que les grands Etats de Cyrus ou
d’Alexandre ne pouvaient pas être appelés nations, bien que
formés historiquement, formés de tribus et de races diverses. Ce
n’étaient pas des nations, mais des conglomérats de groupes
accidentels et peu liés entre eux, qui se désagrégeaient et
s’unissaient, suivant les succès ou les défaites de tel ou tel
conquérant.
Ainsi,
une nation n’est pas un conglomérat accidentel ni éphémère,
mais une communauté stable d’hommes.
Mais
toute communauté stable ne crée pas la nation. L’Autriche et la
Russie sont aussi des communautés stables, pourtant personne ne les
dénomme nations. Qu’est-ce qui distingue la communauté nationale
de la communauté d’Etat ?
Entre
autres, le fait que la communauté nationale ne saurait se concevoir
sans une langue commune, tandis que pour l’Etat la langue commune
n’est pas obligatoire. La nation tchèque en Autriche et la
polonaise en Russie seraient impossibles sans une langue commune pour
chacune d’elles ; cependant que l’existence de toute une
série de langues à l’intérieur de la Russie et de l’Autriche
n’empêche pas l’unité de ces Etats. Il s’agit évidemment des
langues populaires parlées, et non des langues officielles des
bureaux.
Ainsi,
communauté de langue, comme l’un des traits caractéristiques de
la nation.
Cela
ne veut évidemment pas dire que les diverses nations parlent
toujours et partout des langues différentes, ou que tous ceux qui
parlent la même langue constituent forcément une seule nation. Une
langue commune pour chaque nation, mais pas nécessairement des
langues différentes pour les diverses nations !
Il
n’est pas de nation qui parle à la fois plusieurs langues, mais
cela ne signifie pas encore qu’il ne puisse y avoir deux nations
parlant la même langue ! Les Anglais et les Nord-américains
parlent la même langue et cependant ils ne constituent pas une même
nation. Il faut en dire autant des Norvégiens et des Danois, des
Anglais et des Irlandais.
Mais
pourquoi, par exemple, les Anglais et les Nord-américains ne
constituent-ils pas une seule nation, malgré la langue qui leur est
commune ?
Tout
d’abord parce qu’ils ne vivent pas côte à côte, mais sur des
territoires différents. Une nation ne se constitue que comme le
résultat de relations durables et régulières, comme le résultat
de la vie commune des hommes, de génération en génération. Or,
une longue vie en commun est impossible sans un territoire commun.
Les
Anglais et les Américains peuplaient autrefois un seul territoire,
l’Angleterre, et formaient une seule nation. Puis, une partie des
Anglais émigra d’Angleterre vers un nouveau territoire, en
Amérique, et c’est là, sur ce nouveau territoire, qu’elle a
formé avec le temps, une nouvelle nation, la nord-américaine. La
diversité des territoires a amené la formation de nations diverses.
Ainsi,
communauté de territoire, comme l’un des traits caractéristiques
de la nation.
Mais
ce n’est pas encore tout. La communauté du territoire en elle-même
ne fait pas encore une nation. Pour cela, il faut qu’il y ait en
outre une liaison économique interne, soudant les diverses parties
de la nation en un tout unique.
Une
telle liaison n’existe pas entre l’Angleterre et l’Amérique du
Nord, et c’est pourquoi elles forment deux nations différentes.
Mais les Nord-américains eux-mêmes ne mériteraient pas d’être
appelés nation, si les différents points de l’Amérique du Nord
n’étaient pas liés entre eux en un tout économique, grâce à la
division du travail entre eux, au développement des voies de
communication, etc.
Prenons,
par exemple, les Géorgiens. Les Géorgiens d’avant la réforme [Il
s’agit ici de la réforme de 1863-1867, qui abolit le servage en
Géorgie.] vivaient sur un territoire commun et parlaient une seule
langue ; et pourtant ils ne formaient pas, à parler
strictement, une seule nation, car, divisés en une série de
principautés détachées les unes des autres, ils ne pouvaient vivre
une vie économique commune, se faisaient la guerre durant des
siècles et se ruinaient mutuellement, en excitant les uns contre les
autres les Persans et les Turcs.
La
réunion éphémère et accidentelle des principautés, que
réussissait parfois à réaliser un tsar chanceux, n’englobait
dans le meilleur des cas que la sphère administrative superficielle,
pour se briser rapidement aux caprices des princes et à
l’indifférence des paysans.
D’ailleurs,
il ne pouvait en être autrement, en présence du morcellement
économique de la Géorgie. Celle-ci, en tant que nation, n’apparut
que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la fin du
servage et le progrès de la vie économique du pays, le
développement des voies de communication et la naissance du
capitalisme, eurent établi la division du travail entre les régions
de la Géorgie, et définitivement ébranlé l’isolement économique
des principautés pour les réunir en un tout unique.
Il
faut en dire autant des autres nations qui ont franchi le stade du
féodalisme et développé chez elles le capitalisme.
Ainsi,
communauté de la vie économique, cohésion économique, comme l’une
des particularités caractéristiques de la nation.
Mais
cela non plus n’est pas tout. Outre ce qui a été dit, il faut
encore tenir compte des particularités de la psychologie des hommes
réunis en nation. Les nations se distinguent les unes des autres non
seulement par les conditions de leur vie, mais aussi par leur
mentalité qui s’exprime dans les particularités de la culture
nationale. Si l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Irlande
qui parlent une seule langue forment néanmoins trois nations
différentes, un rôle assez important est joué en l’occurrence
par cette formation psychique originale qui s’est élaborée, chez
elles, de génération en génération, par suite de conditions
d’existence différentes.
Evidemment,
la formation psychique en elle-même, ou, comme on l’appelle
autrement, le « caractère national », apparaît pour
l’observateur comme quelque chose d’insaisissable ; mais
pour autant qu’elle s’exprime dans l’originalité de la culture
commune à la nation, elle est saisissable et ne saurait être
méconnue.
Inutile
de dire que le « caractère national » n’est pas une
chose établie une fois pour toutes, qu’il se modifie en même
temps que les conditions de vie ; mais pour autant qu’il
existe à chaque moment donné, il laisse son empreinte sur la
physionomie de la nation.
Ainsi,
communauté de la formation psychique qui se traduit dans la
communauté de la culture, comme l’un des traits caractéristiques
de la nation.
De
cette façon, nous avons épuisé tous les indices caractérisant la
nation.
La
nation est une communauté stable, historiquement constituée, de
langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique,
qui se traduit dans la communauté de culture.
Et
il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est
soumise aux lois de l’évolution, possède son histoire, un
commencement et une fin.
Il
est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris
isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus :
l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la
nation cesse d’être nation.
On
peut se représenter des hommes ayant un « caractère
national » commun, sans que l’on puisse dire toutefois qu’ils
forment une seule nation, s’ils sont économiquement dissociés,
s’ils vivent sur des territoires différents, s’ils parlent des
langues différentes, etc. Tels sont, par exemple, les Juifs russes,
galiciens, américains, géorgiens, ceux des montagnes du Caucase
qui, à notre avis, ne forment pas une nation unique.
On
peut se représenter des hommes dont la vie économique et le
territoire sont communs, et qui cependant ne forment pas une nation,
s’ils n’ont pasr la communauté de langue et de « caractère
national ». Tels, par exemple, les Allemands et les Lettons
dans les pays de la Baltique.
Enfin
les Norvégiens et les Danois parlent une seule langue, sans pour
cela former une seule nation, vu l’absence des autres indices.
Seule,
la réunion de tous les indices pris ensemble nous donne la nation.
Il
peut sembler que le « caractère national » ne soit pas
un des indices, mais l’unique indice essentiel de la nation, et que
tous les autres indices constituent à proprement parler les
conditions du développement de la nation, et non ses indices. Ce
point de vue est partagé, par exemple, par les théoriciens
social-démocrates de la question nationale, connus en Autriche, R.
Springer et surtout O. Bauer.
Examinons
leur théorie de la nation.
D’après
Springer,
« la
nation est une association d’hommes pensant et parlant de la même
manière… la communauté culturelle d’hommes contemporains, qui
ne sont plus liés au « sol » (Voir le Problème national
de R. Sphinger, p. 43, édit. Obchtchestvennaïa Polza, 1909.)
[souligné par nous. J. S.]
.
Ainsi,
« association » d’hommes pensant et parlant de la même
manière, quelque dissociés qu’ils soient entre eux et où qu’ils
vivent.
Bauer
va encore plus loin :
« Qu’est-ce
que la nation ? interroge-t-il. Est-ce la communauté de langue
qui réunit les hommes en nation ? Mais les Anglais et les
Irlandais… parlent une seule langue, sans toutefois former un seul
peuple. Les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et forment,
néanmoins, une nation. » (Voir O. Bauer : la Question
nationale et la social- démocratie, p. 1-2, édit. Serp. 1909.)
Mais
alors qu’est-ce qu’une nation ?
« La
nation est une communauté de caractère relative. » (Idem, p.
6.)
Mais
qu’est-ce que le caractère, en l’espèce le caractère
national ?
Le
caractère national, c’est :
« la
somme des indices distinguant les hommes d’une nationalité de ceux
d’une autre, un complexe de qualités physiques et morales qui
distingue une nation de l’autre. » (Idem, p. 2.)
Certes,
Bauer sait que le caractère national ne tombe pas du ciel, aussi
ajoute-t-il :
« Le
caractère des hommes n’est déterminé par rien d’autre que leur
sort », … « la nation n’est autre chose qu’une
communauté du sort », déterminée à son tour par les
« conditions dans lesquelles les hommes produisent leurs moyens
d’existence et répartissent les produits de leur travail. »
(Voir O. Bauer : la Question nationale et la social-démocratie,
p. 24-25, éd. Serp, 1909.)
Ainsi,
nous en arrivons à la définition la plus « complète »
de la nation, comme s’exprime Bauer.
« La
nation est tout l’ensemble des hommes réunis dans une communauté
de caractère sur le terrain de la communauté du sort. »
(Idem, p. 139.)
Donc,
communauté du caractère national sur le terrain de la communauté
du sort, prise en dehors du lien obligatoire avec la communauté du
territoire, de la langue et de la vie économique.
Mais
que reste-t-il, en ce cas, de la nation ? De quelle communauté
nationale peut-il être question chez des hommes dissociés
économiquement les uns des autres, vivant sur des territoires
différents et parlant, de génération en génération, des langues
différentes ?
Bauer
parle des Juifs comme d’une nation, bien qu’« ils n’aient
pas du tout de langue commune » (Idem, p. 2.) ; mais de
quelle « communauté du sort » et de quelle cohésion
nationale peut-il être question, par exemple, chez les Juifs
géorgiens, daghestanais, russes ou américains, complètement
détachés les uns des autres, vivant sur des territoires différents
et parlant des langues différentes ?
Les
Juifs en question vivent, sans nul doute, une vie économique et
politique commune avec les Géorgiens, les Daghestanais, les Russes
et les Américains, dans une atmosphère culturelle commune avec
chacun de ces peuples ; cela ne peut manquer de laisser une
empreinte sur leur caractère national ; et s’il leur est
resté quelque chose de commun, c’est la religion, leur origine
commune et certains vestiges de leur caractère national. Tout cela
est indéniable. Mais comment peut-on affirmer sérieusement que les
rites religieux ossifiés et les vestiges psychologiques qui
s’évanouissent, influent sur le « sort » des Juifs
mentionnés, avec plus de force que le milieu vivant social,
économique et culturel qui les entoure ? Or, ce n’est qu’en
partant de cette hypothèse que l’on peut parler des Juifs en
général comme d’une nation unique.
Qu’est-ce
qui distingue alors la nation de Bauer, de l’ « esprit
national » mystique et se suffisant à lui-même des
spiritualistes ?
Bauer
trace une limite infranchissable entre le « trait distinctif »
d’une nation (caractère national) et les « conditions »
de sa vie, en les dissociant l’un des autres. Mais qu’est-ce que
le caractère national, sinon le reflet des conditions de vie, sinon
un concentré des impressions reçues du milieu environnant ?
Comment peut-on se borner uniquement au caractère national, en
l’isolant et le dissociant du terrain qui l’a engendré ?
Et
puis, qu’est-ce qui distinguait, à proprement parler, la nation
anglaise de la nord-américaine, à la fin du XVIIIe et au début du
XIXe siècle, alors que l’Amérique du Nord se dénommait encore la
« Nouvelle-Angleterre » ?
Ce
n’est évidemment pas le caractère national : car les
Nord-américains étaient originaires de l’Angleterre ; ils
avaient emporté avec eux, en Amérique, outre la langue anglaise, le
caractère national anglais, dont ils ne pouvaient évidemment pas se
départir si vite, quoique sous l’influence des conditions
nouvelles, un caractère particulier se formât vraisemblablement
chez eux. Et cependant, malgré la communauté plus ou moins grande
du caractère, ils constituaient déjà à cette époque une nation
distincte de l’Angleterre ! Il est évident que la
« Nouvelle-Angleterre », en tant que nation, se
distinguait alors de l’Angleterre, en tant que nation, non par son
caractère national particulier, ou moins par le caractère national
que par le milieu distinct de l’Angleterre, par les conditions de
vie.
De
cette façon, il est clair qu’il n’existe pas en réalité
d’indice distinctif unique de la nation. Il existe seulement une
somme d’indices parmi lesquels, lorsqu’on compare les nations, se
détache avec plus de relief tantôt un indice (caractère national),
tantôt un autre (langue), tantôt un troisième (territoire,
conditions économiques). La nation est une combinaison de tous les
indices pris ensemble.
Le
point de vue de Bauer identifiant la nation avec le caractère
national, détache la nation du sol et en fait une sorte de force
invisible, se suffisant à elle-même. Dès lors, ce n’est plus une
nation, vivante et agissante, mais quelque chose de mystique,
d’insaisissable et d’outre-tombe. Car, je le répète, qu’est-ce
par exemple que cette nation juive, constituée par des Juifs
géorgiens, daghestanais, russes, américains et autres, dont les
membres ne se comprennent pas les uns les autres (parlent des langues
différentes), vivent dans les différentes parties du globe, ne se
verront jamais, n’agiront jamais en commun, ni en temps de paix, ni
en temps de guerre ? Non, ce n’est pas pour de telles
« nations » n’existant que sur le papier, que la
social-démocratie établit son programme national. Elle ne peut
tenir compte que des nations réelles, qui agissent, qui se meuvent
et qui, pour cette raison, obligent les autres à compter avec elles.
Bauer
confond évidemment la nation, catégorie historique, avec la tribu,
catégorie ethnographique.
Au
reste, Bauer lui-même sent apparemment la faiblesse de sa position.
Proclamant résolument, au début de son livre, les Juifs comme une
nation (Voir p. 2 de son livre : la Question nationale et la
social-démocratie.), Bauer se corrige à la fin de son livre,
affirmant que la « société capitaliste en général ne leur
permet pas (aux Juifs) de se conserver en tant que nation »
(Idem., p. 389.) et les assimile aux autres nations. La raison en
est, paraît-il, que « les Juifs n’ont pas de région
délimitée de colonisation » (Idem., p. 388.), alors qu’une
telle région existe, par exemple, chez les Tchèques qui, d’après
Bauer, doivent se conserver comme nation. Bref, la cause en est dans
l’absence de territoire.
Raisonnant
ainsi, Bauer voulait démontrer que l’autonomie nationale ne peut
pas être la revendication des ouvriers juifs (Idem., p. 396.), mais
il a, de ce fait, renversé, sans le faire exprès, sa propre
théorie, qui nie la communauté du territoire, comme l’un des
indices de la nation.
Mais
Bauer va plus loin. Au début de son livre, il déclare résolument
que « les Juifs n’ont pas du tout de langue commune et n’en
forment pas moins une nation ». (Idem., p. 2.) Mais à peine
arrivé à la page 130, il change de front en déclarant avec non
moins de résolution : « Il n’est pas douteux qu’aucune
nation n’est possible sans une langue commune » (Cf. la
Question nationale et la social-démocratie, p. 130.) (souligné par
nous. J.S.).
Bauer
voulait démontrer ici que « la langue est l’instrument le
plus important des relations entre les hommes » (Idem., p.
130.), mais, en même temps, il a démontré aussi, sans le faire
exprès, ce qu’il ne se proposait pas de démontrer, à savoir :
la carence de sa propre théorie de la nation, qui nie l’importance
de la communauté de la langue.
C’est
ainsi que se dément elle-même cette théorie cousue de fil
idéaliste.
II.
— Le mouvement national
La
nation n’est pas simplement une catégorie historique, mais une
catégorie historique d’une époque déterminée, de l’époque du
capitalisme ascendant. Le processus de liquidation du féodalisme et
de développement du capitalisme est en même temps le processus de
constitution des hommes en nations. Il en va ainsi, par exemple, en
Europe occidentale. Les Anglais, les Français, les Allemands, les
Italiens, etc., se sont constitués en nations, alors que
s’effectuait la marche victorieuse du capitalisme qui triomphait du
morcellement féodal.
Mais
la formation des nations y signifiait du même coup leur
transformation en Etats nationaux indépendants. Les nations
anglaises, françaises et autres sont, en même temps, des Etats
anglais, etc. L’Irlande, restée en dehors de ce processus, ne
change rien au tableau d’ensemble.
Il
en va un peu autrement dans l’Europe orientale. Alors qu’en
Occident les nations se sont développées en Etats, en Orient se
sont formés des Etats multinationaux, Etats composés de plusieurs
nationalités. Telles l’Autriche-Hongrie, la Russie. En Autriche,
les Allemands se sont avéré les plus évolués sous le rapport
politique ; aussi se sont-ils chargés, eux, de réunir les
nationalités autrichiennes dans un Etat. En Hongrie, les Magyars,
noyau de nationalités hongroises, se sont avérés les plus aptes à
s’organiser en Etat ; et ce sont encore eux les unificateurs
de la Hongrie. En Russie, le rôle d’unificateurs des nationalités
a été assumé par les Grands-Russes, qui avaient à leur tête une
forte bureaucratie militaire de la noblesse, organisée et
historiquement constituée.
Il
en a été ainsi en Europe orientale.
Ce
mode particulier de constitution des Etats ne pouvait avoir lieu que
dans les conditions du féodalisme non encore liquidé, dans les
conditions d’un capitalisme faiblement développé, lorsque les
nationalités refoulées à l’arrière-plan n’avaient pas encore
eu le temps de se consolider économiquement, pour se constituer en
nations.
Mais
le capitalisme commence à se développer aussi dans les Etats de
l’Europe orientale. Le commerce et les voies de communication se
développent. De grandes villes surgissent. Les nations se
consolident économiquement. Le capitalisme, ayant fait irruption
dans la vie calme des nationalités refoulées, les agite et les met
en mouvement. Le développement de la presse et du théâtre,
l’activité du Reichsrat (en Autriche) et de la Douma (en Russie),
contribuent à renforcer les « sentiments nationaux ».
L’intelligentzia qui s’est formée, se pénètre de l’« idée
nationale », et agit dans la même direction…
Mais
les nations refoulées, éveillées à la vie propre, ne se
constituent plus en Etats nationaux indépendants : elles
rencontrent sur leur chemin la résistance vigoureuse des couches
dirigeantes des nations maîtresses, placées depuis longtemps déjà
à la tête de l’Etat. —Trop tard !…
C’est
ainsi que se constituent en nations les Tchèques, les Polonais,
etc., en Autriche ; les Croates, etc., en Hongrie ; les
Lettons, les Lituaniens, les Ukrainiens, les Géorgiens, les
Arméniens, etc., en Russie. Ce qui était une exception en Europe
occidentale (Irlande) est devenu la règle en Orient.
En
Occident, l’Irlande a répondu au régime d’exception par un
mouvement national. En Orient, les nations réveillées devaient
répondre de même.
Ainsi,
se sont formées les conditions qui poussèrent les jeunes nations de
l’Est européen à la lutte.
La
lutte s’engagea et s’enflamma, à proprement parler, non pas
entre les nations dans leur ensemble, mais entre les classes
dominantes des nations maîtresses et des nations refoulées. La
lutte est menée ordinairement ou par la petite bourgeoisie citadine
de la nation opprimée contre la grande bourgeoisie de la nation
maîtresse (Tchèques et Allemands) ; ou par la bourgeoisie
rurale de la nation opprimée contre les grands propriétaires
fonciers de la nation dominante (les Ukrainiens en Pologne) ; ou
bien par toute la bourgeoisie « nationale » des nations
opprimées contre la noblesse régnante de la nation maîtresse
(Pologne, Lituanie, Ukraine en Russie).
La
bourgeoisie détient le principal rôle.
Le
marché, voilà la question essentielle pour la jeune bourgeoisie.
Ecouler ses marchandises et sortir victorieuse dans la concurrence
avec la bourgeoisie d’une autre nationalité, tel est son but. De
là, son désir de s’assurer son marché « propre »,
« national ». Le marché est la première école où la
bourgeoisie apprend le nationalisme.
Mais
les choses, ordinairement, ne se bornent pas au marché. A la lutte
vient se mêler la bureaucratie semi-féodale, semi-bourgeoise de la
nation dominante, avec ses méthodes de la « poigne et de la
défense expresse ». La bourgeoisie d’une nation maîtresse,
qu’elle soit petite ou grande, il n’importe, acquiert la
possibilité de venir à bout de son concurrent « plus vite »
et « plus résolument ». Les « forces »
s’unissent, et toute une série de mesures restrictives commencent
à s’exercer contre la bourgeoisie « allogène »,
mesures dégénérant en répression. De la sphère économique, la
lutte est reportée dans la sphère politique. La restriction de la
liberté de déplacement, les entraves à l’usage de la langue, la
restriction des droits électoraux, la réduction du nombre des
écoles, les entraves à l’exercice de la religion, etc., pleuvent
dru sur la tête du « concurrent ». Certes, de telles
mesures ne servent pas seulement les intérêts des classes
bourgeoises de la nation maîtresse, mais aussi les buts spécifiques,
les buts de caste, pour ainsi dire, de la bureaucratie régnante.
Mais au point de vue des résultats, cela est absolument
indifférent : les classes bourgeoises et la bureaucratie
marchent en l’occurrence la main dans la main, qu’il s’agisse
de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie, peu importe.
Pressée
de toutes parts, la bourgeoisie de la nation opprimée entre
naturellement en mouvement. Elle en appelle à « son peuple »
et commence à invoquer à grands cris la « patrie »,
faisant passer sa propre cause pour celle du peuple entier. Elle
recrute pour elle-même une armée parmi ses « compatriotes »
dans l’intérêt… de la « patrie ». Et le « peuple »
ne reste pas toujours indifférent aux appels, il se rassemble autour
de son drapeau : la répression d’en haut l’atteint, lui
aussi, et provoque son mécontentement.
C’est
ainsi que commence le mouvement national.
La
force du mouvement national est fonction du degré de participation à
ce mouvement des vastes couches de la nation, du prolétariat et de
la paysannerie.
Le
prolétariat se rangera-t-il sous le drapeau du nationalisme
bourgeois, cela dépend du degré de développement des
contradictions de classe, de la conscience et de l’organisation du
prolétariat. Le prolétariat conscient possède son propre drapeau
éprouvé, et point n’est besoin pour lui de se ranger sous le
drapeau de la bourgeoisie.
En
ce qui concerne les paysans, leur participation au mouvement national
dépend avant tout du caractère de la répression. Si la répression
heurte les intérêts de la « terre », comme ce fut le
cas en Irlande, les grandes masses de paysans se rangent aussitôt
sous le drapeau du mouvement national.
D’un
autre côté, si, par exemple en Géorgie, il n’y a pas de
nationalisme anti-russe tant soit peu sérieux, c’est d’abord
parce qu’il n’y a point là-bas de grands propriétaires fonciers
russes ou de grosse bourgeoisie russe, qui pourraient alimenter un
tel nationalisme dans les masses. Il existe en Géorgie un
nationalisme antiarménien, mais c’est parce qu’il y a encore
là-bas, une grande bourgeoisie arménienne qui, battant la petite
bourgeoisie géorgienne non encore affermie, pousse cette dernière
au nationalisme anti-arménien.
Suivant
ces facteurs, le mouvement national ou bien prend un caractère de
masse, en gagnant toujours du terrain (Irlande, Galicie), ou bien il
se transforme en une suite de petites échauffourées et dégénère
en scandale et « lutte » pour les enseignes de boutiques
(certaines petites villes de Bohême).
Le
contenu du mouvement national ne peut, évidemment, pas être le même
partout : il dépend entièrement des revendications diverses
formulées par le mouvement. En Irlande, le mouvement revêt un
caractère agraire ; en Bohême, un caractère de « langue » ;
ici, on réclame l’égalité civile et la liberté
confessionnelle ; là, ses fonctionnaires « à soi »
ou une Diète à soi. Les revendications diverses laissent entrevoir
souvent des traits divers caractérisant la nation en général
(langue, territoire, etc.). Chose à retenir, c’est que nulle part
on ne trouve la revendication concernant l’universel « caractère
national » bauerien. Et cela se conçoit : le « caractère
national », pris en lui-même, est insaisissable, et, comme l’a
justement fait remarquer I. Strasser, « on ne saurait s’en
servir pour faire de la politique ». (Voir son Der Arbeiter und
dit Nation, 1912, p. 33.)
Tels
sont, en somme, les formes et le caractère du mouvement national.
De
ce qui précède, il résulte nettement que la lutte nationale dans
les conditions du capitalisme ascendant, est une lutte des classes
bourgeoises entre elles. Parfois, la bourgeoisie réussit à
entraîner dans le mouvement national le prolétariat, et alors la
lutte nationale prend, en apparence, un caractère « populaire
général », mais rien qu’en apparence. Dans son essence,
elle reste toujours bourgeoise, avantageuse et souhaitable
principalement pour la bourgeoisie.
Mais
il ne s’ensuit nullement que le prolétariat ne doit pas lutter
contre la politique d’oppression des nationalités.
Les
restrictions à la liberté de déplacement, la privation des droits
électoraux, les entraves à l’usage de la langue, la réduction du
nombre des écoles et autres mesures répressives atteignent les
ouvriers autant que la bourgeoisie, sinon davantage. Une telle
situation ne peut que freiner le libre développement des forces
spirituelles du prolétariat des nations assujetties. On ne peut
parler sérieusement du plein développement des dons spirituels de
l’ouvrier tatar ou juif, alors qu’on ne lui permet pas d’user
de sa langue maternelle dans les réunions et les conférences, alors
qu’on lui ferme ses écoles.
Mais
la politique de répression nationaliste est, d’un autre côté
encore, dangereuse pour la cause du prolétariat. Elle détourne
l’attention des grandes couches de la population des questions
sociales, des questions de lutte de classe, vers les questions
nationales, vers les questions « communes » au
prolétariat et à la bourgeoisie. Et cela crée un terrain favorable
pour prêcher le mensonge de l’« harmonie des intérêts »,
pour estomper les intérêts de classe du prolétariat, pour asservir
moralement les ouvriers. Ainsi, une barrière sérieuse est dressée
devant l’œuvre d’unification des ouvriers de toutes les
nationalités. Si une partie considérable des ouvriers polonais
demeure jusqu’ici moralement asservie par les nationalistes
bourgeois ; si elle demeure jusqu’ici à l’écart du
mouvement ouvrier international, c’est surtout parce que la
politique séculaire anti-polonaise des « détenteurs du
pouvoir » prête le terrain à une telle servitude, rend
difficile l’affranchissement des ouvriers de cette servitude.
Mais
la politique de répression ne s’en tient pas là. Du « système »
d’oppression elle passe souvent au « système »
d’excitation des nations l’une contre l’autre, au « système »
de massacres et de pogroms. Evidemment, ce dernier n’est pas
toujours ni partout possible, mais là où il est possible — en
l’absence des libertés élémentaires — il prend souvent des
proportions effrayantes, menaçant de noyer dans le sang et les
larmes l’œuvre de rassemblement des ouvriers. Le Caucase et la
Russie méridionale en fournissent nombre d’exemples. « Diviser
pour régner », tel est le but de la politique d’excitation.
Et dans la mesure où une telle politique réussit, elle constitue le
plus grand mal pour le prolétariat, un obstacle des plus sérieux à
l’œuvre de rassemblement des ouvriers de toutes les nationalités
composant l’Etat.
Mais
les ouvriers sont intéressés à la fusion complète de tous leurs
camarades en une seule armée internationale, à leur prompte et
définitive libération de la servitude morale à l’égard de la
bourgeoisie, au total et libre développement des forces morales de
leurs compagnons, à quelque nation qu’ils appartiennent.
Aussi,
les ouvriers luttent-ils et continueront-ils de lutter contre la
politique d’oppression des nations sous toutes ses formes, depuis
les plus subtiles jusqu’aux plus brutales, de même que contre la
politique d’excitation sous toutes ses formes.
Aussi,
la social-démocratie de tous les pays proclame-t-elle le droit des
nations à disposer d’elles-mêmes.
Le
droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire : seule la
nation elle-même a le droit de décider de son, sort, nul n’a le
droit de s’immiscer par la force dans la vie de la nation, de
détruire ses écoles et autres institutions, de briser ses us et
coutumes, d’entraver l’usage de sa langue, d’amputer ses
droits.
Cela
ne veut pas dire assurément que la social-démocratie soutiendra
toutes les coutumes et institutions possibles et imaginables de la
nation. Luttant contre les violences exercées sur la nation, elle ne
défendra que le droit de la nation à décider elle-même de son
sort, tout en faisant de l’agitation contre les coutumes et
institutions nocives de cette nation, afin de permettre aux couches
laborieuses de ladite nation de s’en affranchir.
Le
droit de disposer de soi-même, c’est-à-dire que la nation peut
s’organiser comme bon lui semble. Elle a le droit d’organiser sa
vie suivant les principes de l’autonomie. Elle a le droit de lier,
avec les autres nations, des rapports fédératifs. Elle a le droit
de se séparer complètement. La nation est souveraine, et toutes les
nations sont égales en droits.
Cela
ne veut pas dire assurément que la social-démocratie défendra
n’importe quelle revendication de la nation. La nation a le droit
de retourner même à l’ancien ordre de choses, mais cela ne
signifie pas encore que la social-démocratie souscrira à une
semblable décision de telle ou telle institution de la nation
envisagée. Les devoirs de la social-démocratie qui défend les
intérêts du prolétariat, et les droits de la nation constituée
par diverses classes sont deux choses différentes.
Luttant
pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la
social-démocratie s’assigne pour but de mettre un terme à la
politique d’oppression de la nation, de la rendre impossible et de
saper ainsi la lutte des nations, de l’émousser, de la réduire au
minimum.
C’est
ce qui distingue essentiellement la politique du prolétariat
conscient de la politique de la bourgeoisie, qui cherche à
approfondir et amplifier la lutte nationale, à poursuivre et
accentuer le mouvement national.
C’est
pour cela précisément que le prolétariat conscient ne peut se
ranger sous le drapeau « national » de la bourgeoisie.
C’est
pour cela précisément que la politique dite d’ « évolution
nationale », préconisée par Bauer, ne peut devenir la
politique du prolétariat. La tentative de Bauer d’identifier sa
politique d’ « évolution nationale » avec la politique
de « la classe ouvrière moderne » (Cf. le livre de
Bauer, p, 166.) est une tentative visant à adapter la lutte de
classe des ouvriers à la lutte des nations.
Les
destinées du mouvement national, bourgeois quant à son fond, sont
naturellement liées au sort de la bourgeoisie. La chute définitive
du mouvement national n’est possible qu’avec la chute de la
bourgeoisie. La paix totale ne peut être instaurée que sous le
règne du socialisme. Mais réduire la lutte nationale au minimum, la
saper à la racine, la rendre au maximum inoffensive pour le
prolétariat — cela est possible aussi dans le cadre du
capitalisme. Témoin, ne fût-ce que l’exemple de la Suisse et de
l’Amérique. Pour cela, il faut démocratiser le pays et permettre
aux nations de se développer librement.
III.
— Position de la question
La
nation a le droit de décider librement de son sort. Elle a le droit
de s’établir comme bon lui semble, sans empiéter, bien entendu,
sur les droits des autres nations. Cela est indiscutable.
Mais
comment précisément doit-elle s’organiser, quelles formes doit
épouser sa future constitution, si l’on tient compte des intérêts
de la majorité de la nation et, avant tout, du prolétariat ?
La
nation a le droit d’établir son autonomie, elle a le droit même
de se séparer. Mais cela ne veut pas encore dire qu’elle doive le
faire quelles que soient les conditions ; que l’autonomie ou
la séparation seront toujours et partout avantageuses à la nation,
c’est-à dire à sa majorité, c’est-à-dire aux couches
travailleuses. Les Tatars transcaucasiens, en tant que nation,
peuvent se réunir, disons, à leur Diète, et, soumis à l’influence
de leurs beks et moulahs, rétablir chez eux l’ancien ordre de
choses, décider leur séparation d’avec l’Etat. Conformément au
paragraphe relatif à la libre disposition, ils en ont pleinement le
droit. Mais cela sera-t-il conforme à l’intérêt des couches
travailleuses de la nation tatar ? La social-démocratie
peut-elle voir avec indifférence les beks et les moulahs mener
derrière eux les masses dans la solution de la question nationale ?
La social-démocratie ne doit-elle pas se mêler de l’affaire et
influer dans un sens précis sur la volonté de la nation ? Ne
doit-elle pas formuler, pour résoudre la question, un plan concret,
le plus avantageux pour les masses tatars ?
Mais
quelle est la solution la plus compatible avec les intérêts des
masses travailleuses ? Est-ce l’autonomie, la fédération ou
la séparation ?
Autant
de problèmes dont la solution dépend des conditions historiques
concrètes entourant la nation donnée.
Bien
plus. Les conditions comme toutes choses se modifient, et une
solution juste pour un moment donné peut s’avérer tout à fait
inacceptable pour un autre moment.
Au
milieu du XIXe siècle, Marx fut partisan de la séparation de la
Pologne russe, et il avait raison parce qu’alors il s’agissait
d’affranchir une culture supérieure d’une culture inférieure
qui la détruisait. Et la question se posait à ce moment non pas
seulement en théorie, non pas de façon académique, mais dans la
pratique, dans la vie même…
A
la fin du XIXe siècle, les marxistes polonais se prononcent déjà
contre la séparation de la Pologne, et ils ont raison à leur tour,
puisque durant les cinquante dernières années, des changements
profonds étaient survenus dans le sens d’un rapprochement
économique et culturel de la Russie et de la Pologne. En outre,
pendant cette période, le problème de la séparation était devenu
d’objet pratique qu’il avait été, un objet de discussions
académiques, qui ne passionnaient sans doute que les intellectuels à
l’étranger. Cela n’exclut pas, bien entendu, la possibilité de
certaines conjonctures intérieures et extérieures, où le problème
de la séparation de la Pologne peut à nouveau s’inscrire à
l’ordre du jour.
Il
s’ensuit que la solution de la question nationale n’est possible
qu’en rapport avec les conditions historiques considérées dans
leur développement.
Les
conditions économiques, politiques et culturelles entourant la
nation donnée, telle est la clé unique pour résoudre la question
de savoir comment, précisément, telle ou telle nation doit
s’organiser, quelles formes doit revêtir sa future Constitution.
Il est possible qu’une solution particulière de la question
s’impose pour chaque nation. Où il est nécessaire de poser dans
un sens dialectique le problème, c’est bien ici, dans la question
nationale.
Cela
étant, nous devons nous prononcer résolument contre un moyen très
répandu, mais aussi très simpliste de « résoudre » la
question nationale, moyen dont l’origine remonte au Bund. Nous
parlons de la méthode facile consistant à se référer à la
social-démocratie autrichienne et à la social-démocratie des
Slaves méridionaux [La social-démocratie des Slaves méridionaux
milite dans le Sud de l’Autriche.], qui, elles, auraient déjà
résolu la question nationale et auxquelles, les social-démocrates
russes devraient simplement emprunter la solution. Avec cela, on
présume que tout ce qui est, disons, juste pour l’Autriche, l’est
aussi pour la Russie. On perd de vue le plus important et le plus
décisif en ce cas : les conditions historiques concrètes
existant en Russie, en général, et dans la vie de chaque nation
prise à part, au sein de la Russie, en particulier.
Ecoutez,
par exemple, le bundiste connu V. Kossovski :
« Lorsqu’au
IVe congrès du Bund on discuta le côté principe de la question [il
s’agit de la question nationale. J.S.], la solution du problème
proposée par un des délégués dans l’esprit de la résolution du
Parti social-démocrate des Slaves méridionaux obtint l’approbation
générale. » (Voir V. Kossovski : les Questions de
nationalité, p. 16-17, 1907.)
[Le
IVe congrès du Bund se tint fin avril 1901, à Biélostok. Le
congrès proclama que « la notion de « nationalité »
est applicable aussi au peuple juif » ; que la Russie doit
se transformer en une fédération de nationalités avec une
autonomie totale pour chacune d’elles, indépendamment du
territoire qu’elles occupent ; il formula, à la place de son
ancienne revendication de l’égalité civique, le mot d’ordre de
l’égalité nationale et exigea la réorganisation du P.O.S.D.R.
sur des bases fédératives. Ces résolutions, aussi bien que la
revendication formulée à ce congrès et soutenue ensuite dans la
presse du Bund, relative à l’ « autonomie
culturelle-nationale », provoquèrent, comme on le sait, une
violente polémique contre le Bund de la part de l’ancienne Iskra
et, notamment, de la part de Lénine (voir ses articles dans les
tomes V et VI de ses Œuvres complètes).]
Résultat :
« le congrès adopta à l’unanimité… » L’autonomie
nationale.
C’est
tout ! Ni analyse de la réalité russe, ni examen, des
conditions de vie des Juifs en Russie : d’abord on emprunta la
solution au Parti social-démocrate des Slaves méridionaux, puis on
« approuva », et puis on « adopta à
l’unanimité » ! C’est ainsi que les bundistes posent
et « résolvent » la question nationale en Russie…
Cependant,
l’Autriche et la Russie présentent des conditions absolument
différentes. C’est ce qui explique que la social-démocratie
d’Autriche, qui a adopté un programme national à Brünn (1899)
[Le congrès de Brünn de la social-démocratie autrichienne siégea
du 24 au 29 septembre 1899. Le point central des débats fut la
question nationale. Le congrès rejeta le projet de résolution
proposé par la social-démocratie des Slaves méridionaux, qui
défendait l’idée de l’autonomie culturelle-nationale
exterritoriale. Il adopta la résolution proposée par la commission
exécutive unifiée (Comité central), demandant l’union des
régions nationalement délimitées ; cette résolution fut, de
la sorte, un compromis entre les social-démocrates austro-allemands
qui défendaient l’idée d’un Etat centralisé, et les
social-démocrates slaves-méridionaux, tchèques et autres, qui s’en
tenaient à des positions nationalistes. Pour ce qui est de la
question d’organisation, le congrès de Brünn alla encore plus
loin que le congrès de Wimberg (voir note p. 43), dans la voie de la
séparation des groupes social-démocrates nationaux, en faisant
également de la direction centrale du Parti un organisme fédératif,
composé des comités exécutifs des organisations social-démocrates
nationales (allemande, tchèque, polonaise, ruthène [ukrainienne],
italienne et slave-méridionale).] dans l’esprit de la résolution
du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux (avec, il est
vrai, quelques amendements insignifiants), aborde la question d’une
façon, pour ainsi dire, tout à fait non russe et, bien entendu, la
résout de même.
Tout
d’abord, la façon de poser la question. Comment les théoriciens
autrichiens de l’autonomie nationale, les commentateurs du
programme national de Brünn et de la résolution du Parti
social-démocrate des Slaves méridionaux, Springer et Bauer
posent-ils la question ?
« Ici
— dit Springer — nous laissons sans réponse la question de
savoir si, en général, un Etat de nationalités est possible et si,
en particulier, les nationalités autrichiennes sont dans
l’obligation de constituer un seul tout politique ;
considérons ces questions comme résolues. Pour celui qui n’est
pas d’accord avec ladite possibilité et nécessité, notre
investigation sera évidemment sans fondement. Notre thème porte :
les nations données sont forcées de mener une existence commune ;
quelles formes juridiques leur permettront de vivre au mieux ? »
(Cf. Sringer : le Problème national, p. 14.) (Souligné par
Springer.)
Ainsi,
l’unité de l’Etat autrichien comme point de départ.
Même
opinion de Bauer :
« Nous
partons de cette hypothèse que les nations autrichiennes resteront
comme elles le sont actuellement, unies dans l’Etat où elles
vivent actuellement, et nous demandons quels seront, dans le cadre de
cette union, les rapports des nations entre elles et les rapports de
toutes à l’égard de l’Etat. » (Cf. Bauer : la
Question nationale et la social-démocratie, p. 399.)
Là
encore : l’unité de l’Autriche avant tout.
La
social-démocratie russe peut-elle poser ainsi la question ?
Non. Et elle ne peut le faire, parce que, dès le début, elle se
place au point de vue du droit des nations à disposer d’elles-mêmes,
point de vue selon lequel la nation a le droit de se séparer. Même
le bundiste Goldblatt a reconnu au II’ congrès de la
social-démocratie russe que cette dernière ne peut renoncer au
point de vue de la libre disposition. Voici ce que disait alors
Goldblatt :
« On
ne peut rien objecter au droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Au cas où une nation quelconque lutte pour son indépendance, on ne
saurait s’y opposer, Si la Pologne ne veut pas convoler en « justes
noces » avec la Russie, ce n’est pas à nous de la gêner. »
Bon.
Mais alors il s’ensuit que les points de départ chez les
social-démocrates autrichiens et russes, loin d’être identiques,
sont, au contraire, diamétralement opposés. Peut-on parler après
cela de la possibilité d’emprunter aux Autrichiens leur programme
national ?
Poursuivons.
Les Autrichiens pensent réaliser la « liberté des
nationalités » au moyen de petites réformes, au pas ralenti.
Préconisant l’autonomie nationale comme mesure pratique, ils ne
comptent nullement sur un changement radical, sur un mouvement
démocratique de libération, qu’ils n’ont pas en perspective.
Cependant que les marxistes russes, n’ayant pas de raison de
compter sur des réformes, rattachent la question de la « liberté
des nationalités » à un changement radical probable, au
mouvement démocratique de libération. Et cela change
essentiellement les choses en ce qui concerne la destinée probable
des nations en Russie.
« Bien
entendu — dit Bauer — il est peu probable que l’autonomie
nationale soit le résultat d’une grande décision, d’une action
courageuse, résolue. Pas à pas, l’Autriche marchera à
l’autonomie nationale, par un processus lent et pénible, à
travers une âpre lutte qui vouera la législation et
l’administration à un état de paralysie chronique. Non, ce n’est
point par le moyen d’un grand acte législatif, mais par une
multitude de lois distinctes, rendues pour des régions, des communes
distinctes, que sera établi un nouveau régime juridique d’Etat. »
(Cf. Bauer : la Question nationale, p. 422.)
Springer
affirme la même chose :
« Je
sais fort bien — écrit-il — que les institutions de cet ordre
[les organismes d’autonomie nationale. J.S.]
se créent non pas en
un an, ni en une dizaine d’années. La réorganisation de
l’administration prussienne, à elle seule, a nécessité une
longue période de temps… Il a fallu une vingtaine d’années à
la Prusse pour établir définitivement ses principales institutions
administratives. Aussi, qu’on n’aille pas croire que j’ignore
combien de temps il faudra à l’Autriche et combien elle
rencontrera de difficultés. » (Cf. Springer : le Problème
national, p. 281-282.)
Tout
cela est très précis. Mais les marxistes russes peuvent-ils ne pas
lier la question nationale à l’« action courageuse et
résolue » ? Peuvent-ils compter sur les réformes
partielles, sur une « multitude de lois distinctes »,
comme moyen de conquérir la « liberté des nationalités » ?
Et s’ils ne peuvent ni ne doivent le faire, ne s’ensuit-il pas
clairement que les méthodes de lutte et les perspectives chez les
Autrichiens et les Russes sont totalement différentes ? Comment
peut-on dans cette situation se limiter à l’autonomie nationale
unilatérale et bâtarde des Autrichiens ? De deux choses
l’une : ou bien les partisans des emprunts aux programmes ne
comptent pas sur l’« action courageuse et résolue »,
ou bien ils comptent sur celle-ci, mais « ne savent ce qu’ils
font ».
Enfin,
la Russie et l’Autriche sont placées devant des objectifs
immédiats totalement différents, ce qui fait que les méthodes
s’imposent, également différentes pour résoudre la question
nationale. L’Autriche vit dans les conditions du parlementarisme ;
sans Parlement, le développement y est impossible dans les
conditions présentes. Mais il n’est pas rare de voir la vie
parlementaire et la législation de l’Autriche s’arrêter
complètement en raison des conflits violents entre les partis
nationaux. C’est ce qui explique la crise politique chronique dont
l’Autriche souffre depuis longtemps. Cela étant, la question
nationale y constitue le pivot de la vie politique, une question de
vie. Aussi n’est-il pas étonnant que les hommes politiques
social-démocrates autrichiens s’efforcent de résoudre avant tout,
d’une façon ou d’une autre, la question des conflits nationaux,
de la résoudre évidemment sur le terrain du parlementarisme déjà
existant, par des moyens parlementaires.
Il
en va autrement en Russie. En Russie, d’abord, « grâce à
Dieu, il n’y a pas de Parlement ». [Paroles prononcées à la
Douma d’Etat, le 24 avril 1908, par V. Kokovtsev, ministre des
Finances tsariste (plus tard, premier ministre).] En second lieu —
et c’est le principal — le pivot de la vie politique de la
Russie, ce n’est pas la question nationale, mais la question
agraire. C’est pourquoi les destinées de la question russe et,
partant, celles aussi de la « libération » des nations,
sont liées en Russie à la solution du problème agraire,
c’est-à-dire à l’abolition des vestiges féodaux, c’est-à-dire
à la démocratisation du pays. C’est ce qui explique que la
question nationale en Russie apparaît, non comme une question
indépendante et décisive, mais comme une partie de la question
générale et plus importante de l’émancipation du pays.
« La
stérilité du Parlement autrichien — écrit Springer — n’est
due qu’au fait que chaque réforme engendre, au sein des partis
nationaux, des contradictions qui en détruisent la cohésion, et
c’est pourquoi les chefs des partis évitent soigneusement tout ce
qui sent les réformes. Le progrès de l’Autriche n’est
concevable, en général, que dans le cas où les nations se
verraient attribuer des positions juridiques imprescriptibles ;
cela les dispenserait de la nécessité d’entretenir dans le
Parlement des détachements de combat permanents et leur permettrait
d’entreprendre la solution des problèmes économiques et
sociaux. » (Cf. Springer : le Problème national, p. 36.)
Même
opinion de Bauer :
« La
paix nationale est avant tout nécessaire à l’Etat. L’Etat ne
saurait aucunement tolérer que la législation soit suspendue pour
cette question éminemment stupide qu’est celle de la langue, pour
la moindre dispute de gens excités sur quelque point de la frontière
nationale, pour chaque école nouvelle. » (Cf. Bauer : la
Question nationale, p. 401.)
Tout
cela est compréhensible. Mais il n’est pas moins compréhensible
qu’en Russie la question nationale se pose sur un tout autre plan.
Ce n’est pas la question nationale, mais la question agraire qui
décide des destinées du progrès en Russie. La question nationale y
est une question subordonnée.
Ainsi,
différente est la façon de poser la question, différentes sont les
perspectives et les méthodes de lutte, différentes les tâches
immédiates. N’est-il pas clair que, devant cet état de choses,
seuls des paperassiers qui « résolvent » la question
nationale en dehors de l’espace et du temps peuvent prendre exemple
sur l’Autriche et se livrer à des emprunts de programmes ?
Encore
une fois : les conditions historiques concrètes comme point de
départ, la manière dialectique comme la seule juste manière de
poser la question, telle est la clé pour résoudre la question
nationale.
IV.
— L’autonomie nationale
Nous
avons parlé plus haut du côté formel du programme national
autrichien, des principes méthodologiques qui interdisent aux
marxistes russes de prendre simplement exemple sur la
social-démocratie autrichienne et de faire leur le programme de
celle-ci.
Parlons
maintenant du programme lui-même, quant au fond.
Ainsi,
quel est le programme national des social-démocrates autrichiens ?
Il
se traduit par deux mots : autonomie nationale.
Cela
signifie, en premier lieu, que l’autonomie est octroyée, disons,
non à la Bohème ou à la Pologne, peuplées principalement de
Tchèques et de Polonais, mais en général aux Tchèques et aux
Polonais, indépendamment du territoire, quelle que soit la région
de l’Autriche qu’ils occupent.
Voilà
pourquoi cette autonomie est dénommée nationale et non
territoriale.
Cela
signifie, en second lieu, que, épars sur les divers points de
l’Autriche, les Tchèques, les Polonais, les Allemands, etc.,
considérés individuellement, comme des personnes distinctes,
s’organisent en nations et, comme telles, font partie de l’Etat
autrichien. L’Autriche formera, dans ce cas, non pas une union de
régions autonomes, mais une union de nationalités autonomes,
constituées indépendamment du territoire.
Cela
signifie, en troisième lieu, que les institutions nationales
générales, devant être créées à ces fins pour les Polonais, les
Tchèques, etc., auront à traiter non pas des questions
« politiques », mais uniquement des problèmes de
« culture ». Les questions politiques proprement dites
seront concentrées dans le Parlement de l’Autriche tout entière
(Reichsrat).
C’est
pourquoi cette autonomie est dénommée encore culturelle,
culturelle-nationale.
Et
voici le texte du programme adopté par la social-démocratie
autrichienne au congrès de Brünn, en 1899. (Voté également par
les représentants du Parti social-démocrate des Slaves méridionaux.
Voir les Débats sur la question nationale au congrès du Parti à
Brünn, 1906, p. 72.)
Après
avoir mentionné que les « différends nationaux en Autriche
mettent obstacle au progrès politique », que « la
solution définitive du problème national… est, avant tout, une
nécessité culturelle », que « la solution n’est
possible que dans une société véritablement démocratique, basée
sur le suffrage universel, direct et égal », le programme
poursuit :
« Le
maintien et le développement des particularités nationales [Dans la
traduction russe de M. Panine (voir le livre de Bauer traduit
par Panine), au lieu des « particularités nationales »,
il est dit « individualités nationales ». Panine a donné
une traduction erronée de ce passage ; dans le texte allemand
ne figure pas le mot « individualité », mais on y parle
de « nationalen Eigenart », c’est-à-dire de
particularités, ce qui est loin d’être la même chose.] des
peuples d’Autriche ne sont possibles qu’avec la complète égalité
de droits et l’absence de toute oppression. Aussi doit-on avant
tout rejeter le système du centralisme bureaucratique d’Etat, de
même que les privilèges féodaux des différents territoires.
Dans
ces conditions, et seulement dans ces conditions, pourra s’instaurer
en Autriche l’ordre national, au lieu des dissensions nationales,
et cela sur les bases suivantes :
1.
L’Autriche doit être réorganisée en un Etat représentant
l’union démocratique des nationalités.
2.
Au lieu des territoires historiques de la couronne, doivent être
constituées des corporations autonomes délimitées nationalement,
dans chacune desquelles la législation et l’administration se
trouveraient aux mains de Chambres nationales élues au suffrage
universel, direct et égal.
3.
Les régions autonomes d’une seule et même nation forment ensemble
une union nationale unique, qui règle toutes ses affaires nationales
d’une façon parfaitement autonome.
4.
Les droits des minorités nationales sont garantis par une loi
spéciale rendue par le Parlement d’Empire.
Le
programme se termine par un appel à la solidarité de toutes les
nations d’Autriche. (Cf. Verhandlungen des Gesamtparteitages, à
Brünn, 1899.)
Il
n’est pas difficile de remarquer que ce programme a gardé
certaines traces de « territorialisme », mais, dans
l’ensemble, il formule l’autonomie nationale. Ce n’est pas sans
raison que Springer, le premier agitateur en faveur de l’autonomie
nationale, l’accueille d’enthousiasme. (Cf. Springer : le
Problème national, p. 286.) Bauer, aussi, y souscrit, en le
qualifiant de « victoire théorique » (Cf. la Question
nationale, p. 549.) de l’autonomie nationale ; seulement, pour
plus de clarté, il propose de remplacer le point 4 par une formule
plus précise, affirmant la nécessité de « constituer la
minorité nationale dans chaque région autonome en une corporation
juridique publique », pour gérer les affaires scolaires et
autres ayant trait à la culture. (Cf. Idem, p. 555.)
Tel
est le programme national de la social-démocratie autrichienne.
Examinons
ses bases scientifiques.
Voyons
comment la social-démocratie autrichienne défend l’autonomie
nationale prêchée par elle.
Adressons-nous
aux théoriciens de cette dernière, à Springer et à Bauer.
Le
point de départ de l’autonomie nationale est la conception de la
nation comme union d’individus, indépendante d’un territoire
déterminé.
La
nationalité, d’après Springer, ne se trouve en aucune liaison
essentielle avec le territoire ; les nations sont des unions de
personnes autonomes. (Cf. Springer : le Problème national, p.
19.)
Bauer
parle également de la nation comme d’une « communauté de
personnes », qui « ne bénéficie pas d’une domination
exceptionnelle dans telle région déterminée ». (Cf. la
Question nationale, p. 286.)
Mais
les individus formant la nation ne vivent pas toujours en une seule
masse compacte ; ils se divisent souvent en groupes qui, sous
cet aspect, s’incrustent dans des organismes nationaux étrangers.
C’est le capitalisme qui les pousse dans diverses régions et
villes, à la recherche d’un gagne-pain. Mais en pénétrant dans
des régions nationales étrangères où ils constituent des
minorités, ces groupes ont à souffrir, de la part des majorités
nationales locales, des entraves à l’usage de leur langue, aux
écoles, etc. D’où les conflits nationaux. D’où le caractère
« impropre » de l’autonomie territoriale. La seule
issue à cette situation, selon Springer et Bauer, c’est
d’organiser les minorités de telle nationalité, éparses sur
divers points de l’Etat, en une seule union nationale comprenant
toutes les classes. Seule une telle union pourrait défendre, selon
eux, les intérêts culturels des minorités nationales ; elle
seule est capable de mettre fin aux dissensions nationales.
« Il
est nécessaire — dit Springer — de donner aux nationalités une
organisation rationnelle, de les doter de droits et de devoirs… »
(Cf. le Problème national, p. 74.) Evidemment, « la loi est
facile à créer, mais exerce-t-elle l’action que l’on en
attend ? »… « Si l’on veut créer une loi pour
les nations, il importe, avant tout, de créer les nations
elles-mêmes… » (Cf. Idem, p. 88-89.) « Sans constituer
de nationalités, il est impossible de créer le droit national et de
faire cesser les dissensions nationales ». (Cf. Idem., p. 89.)
Bauer
se prononce dans le même sens quand il formule comme « revendication
de la classe ouvrière » la « constitution des minorités
en corporations juridiques publiques sur la base du principe
personnel ». (Cf. la Question nationale, p. 552.)
Mais
comment organiser les nations ? Comment déterminer
l’appartenance d’un individu à telle ou telle nation ?
« Cette
appartenance — dit Springer — est établie par des matricules
nationaux ; chaque individu habitant la région doit déclarer
son appartenance à une nation quelconque. » (Cf. le Problème
national, p. 226.)
« Le
principe personnel — dit Bauer — suppose que la population se
divisera par nationalités… sur la base des déclarations librement
faites par les citoyens majeurs », c’est pour cela justement
que « doivent être établis des cadastres nationaux. »
(Cf. la Question nationale, p. 368.)
Et
plus loin :
« Tous
les Allemands — dit Bauer — dans les régions nationales
homogènes, puis tous les Allemands portés sur les cadastres
nationaux des régions mixtes, constituent la nation allemande et
élisent un conseil national. » (Cf. Idem, p. 375.)
Il
faut en dire autant des Tchèques, des Polonais, etc.
« Le
conseil national — d’après Springer — est un Parlement
culturel-national, auquel il appartient d’établir les lois
fondamentales et d’approuver les moyens nécessaires pour pourvoir
à l’œuvre scolaire nationale, à la littérature nationale, aux
arts et aux sciences, pour créer des académies, des musées, des
galeries, des théâtres, etc. » (Cf. le Problème national, p.
234.)
Telles
sont l’organisation de la nation et l’institution centrale de
cette dernière.
En
créant de telles institutions comprenant toutes les classes, le
Parti social-démocrate autrichien cherche, selon Bauer, à
« faire
de la culture nationale… le patrimoine du peuple entier et, par ce
seul moyen possible, à souder tous les membres de la nation en une
communauté nationale-culturelle. » (Cf. la Question nationale,
p. 553.) (souligné par nous. J. S.).
On
pourrait croire que tout cela ne concerne que l’Autriche. Mais
Bauer n’est pas d’accord sur ce point. Il affirme résolument que
l’autonomie nationale est obligatoire aussi dans les autres Etats
composés, comme l’Autriche, de plusieurs nationalités.
« A
la politique nationale des classes possédantes, à la politique de
conquête du pouvoir dans l’Etat de nationalités, le prolétariat
de toutes ces nations oppose, selon Bauer, sa revendication de
l’autonomie nationale. » (Cf. la Question nationale, p. 337.)
Puis,
substituant insensiblement l’autonomie nationale au droit des
nations à disposer d’elles-mêmes, Bauer poursuit :
« C’est
ainsi que l’autonomie nationale, le droit des nations à disposer
d’elles-mêmes, devient inévitablement le programme
constitutionnel du prolétariat de toutes les nations habitant l’Etat
de nationalités. » (Idem, p. 333.)
Mais
il va encore plus loin. Il croit fermement que les « unions
nationales » comprenant toutes les classes, constituées »
par lui et par Springer, serviront en quelque sorte de prototype à
la future société socialiste. Car il sait que « l’ordre
social socialiste… démembrera l’humanité en sociétés
nationalement délimitées » (Idem, p. 555.), qu’en régime
socialiste se fera le « groupement de l’humanité en des
sociétés nationales autonomes » (Idem., p. 556.) ; que,
« de cette façon, la société socialiste offrira sans aucun
doute un tableau, bigarré d’unions nationales de personnes, ainsi
que de corporations territoriales » (Idem., p. 543.) ;
que, par conséquent, « le principe socialiste de la
nationalité est la synthèse suprême du principe national et de
l’autonomie nationale ». (Idem., p. 542.)
Cela
suffit, je pense…
Tel
est le fondement donné à l’autonomie nationale dans les ouvrages
de Bauer et de Springer.
Ce
qui saute aux yeux, tout d’abord, c’est la substitution
absolument incompréhensible, et que rien ne justifie, de l’autonomie
nationale au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. De deux
choses l’une : ou bien Bauer n’a pas compris ce qu’est le
droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien, l’ayant
compris, il le restreint consciemment, on ne sait dans quel but. Car
il n’est pas douteux que : a) l’autonomie nationale implique
l’unité de l’Etat de nationalités, tandis que le droit des
nations à disposer d’elles-mêmes sort du cadre de cette unité ;
b) la libre disposition confère à la nation la plénitude des
droits, tandis que l’autonomie nationale ne lui confère que les
droits « culturels ». Premier point.
En
second lieu, une combinaison de conjonctures intérieures et
extérieures apparaît parfaitement possible dans l’avenir, où
telle ou telle nationalité se décidera à quitter l’Etat de
nationalités, l’Autriche, par exemple : les social-démocrates
ruthènes n’ont-ils pas déclaré au congrès du Parti, à Brünn,
qu’ils sont prêts à unir les « deux parties » de leur
peuple en un tout unique ? (Débats sur la question nationale au
congrès du Parti de Brünn, p. 48.) Que devient alors l’autonomie
nationale, « inévitable pour le prolétariat de toutes les
nations » ?
Qu’est-ce
que cette « solution » du problème qui fait tenir
mécaniquement les nations sur le lit de Procuste de l’unité de
l’Etat ?
Ensuite.
L’autonomie nationale contredit tout le cours du développement des
nations. Elle formule le mot d’ordre de l’organisation des
nations, mais peut-on les souder artificiellement si la vie, si le
développement économique en détache des groupes entiers qu’il
disperse dans diverses régions ? Il n’est pas douteux qu’aux
premiers stades du capitalisme, les nations tendent à se grouper.
Mais il n’est pas douteux non plus qu’aux stades supérieurs du
capitalisme commence le processus de dispersion des nations, le
processus de séparation d’avec les nations, de toute une série de
groupes qui s’en vont à la recherche d’un gagne-pain et qui,
ensuite, émigrent définitivement vers d’autres régions de
l’Etat ; ce faisant, les émigrants perdent leurs anciennes
relations, en acquièrent de nouvelles dans les lieux nouveaux,
s’assimilent, de génération en génération, des mœurs et goûts
nouveaux, et peut-être aussi une langue nouvelle.
On
se demande : est-il possible de réunir de tels groupes
dissociés les uns des autres en une seule union nationale ? Où
sont ces anneaux miraculeux à l’aide desquels il serait possible
d’unir ce qu’on ne peut unir ? Est-il concevable de
« resserrer en une seule nation », par exemple, les
Allemands des pays de la Baltique et de la Transcaucasie ? Si
tout cela est inconcevable et impossible, qu’est-ce qui distingue,
en ce cas, l’autonomie nationale de l’utopie des nationalistes du
passé, qui tentaient de faire tourner à rebours la roue de
l’histoire ?
Mais
la cohésion et l’unité de la nation ne décroissent pas seulement
par suite de la migration. Elles décroissent encore du dedans, par
suite de l’aggravation de la lutte de classes. Aux premiers stades
du capitalisme, on peut encore parler de la « communauté
culturelle » du prolétariat et de la bourgeoisie. Mais avec le
développement de la grosse industrie et l’aggravation de la lutte
de classes, la « communauté » commence à fondre. On ne
saurait parler sérieusement de la « communauté culturelle »
d’une nation lorsque les patrons et les ouvriers d’une seule et
même nation cessent de se comprendre mutuellement. De quelle
« communauté du sort » peut-il être question quand la
bourgeoisie a soif de guerre, tandis que le prolétariat déclare la
« guerre à la guerre » ? Peut-on avec de tels
éléments opposés organiser une seule union nationale de toutes les
classes ? Peut-on après cela parler de « rassemblement de
tous les membres d’une nation en une communauté nationale
culturelle » ? (Cf. Bauer : la Question nationale, p.
553.) Ne s’ensuit-il pas clairement que l’autonomie nationale
contredit tout le cours de la lutte de classes ?
Mais
admettons une minute que le mot d’ordre : « Organisez la
nation » soit un mot d’ordre réalisable. On peut encore
comprendre les parlementaires nationalistes bourgeois qui s’efforcent
d’« organiser » la nation pour recueillir des voix
supplémentaires. Mais depuis quand les social-démocrates se
préoccupent-ils d’« organiser » la nation, de
« constituer » des nations, de « créer » des
nations ?
Qu’est-ce
que ces social-démocrates qui, à l’époque d’une aggravation
extrême de la lutte de classes, organisent des unions nationales de
toutes les classes ? Jusqu’ici, la social-démocratie
autrichienne — comme tout autre — avait une seule tâche :
organiser le prolétariat. Mais cette tâche a évidemment
« vieilli ». Aujourd’hui, Springer et Bauer posent une
tâche « nouvelle », plus intéressante : « créer »,
« organiser » la nation.
Au
reste, la logique oblige : quiconque a accepté l’autonomie
nationale doit accepter aussi cette tâche « nouvelle » ;
mais accepter cette dernière, c’est abandonner la position de
classe, c’est s’engager dans la voie du nationalisme.
L’autonomie
nationale de Springer et de Bauer est une espèce raffinée du
nationalisme.
Et
ce n’est nullement par hasard que le programme national des
social-démocrates autrichiens fait un devoir de prendre soin du
« maintien et du développement des particularités nationales
des peuples ». Pensez donc : « maintenir » des
« particularités nationales » des Tatars
transcaucasiens, telles que l’auto-flagellation pendant les fêtes
de « Chakhséi-Vakhséi » ! « Développer »
des « particularités nationales » des Géorgiens, telles
que le « droit de vengeance » !…
Un
point comme celui-là est tout indiqué dans un programme
bourgeois-nationaliste avéré, et s’il s’est trouvé dans le
programme des social-démocrates autrichiens, c’est parce que
l’autonomie nationale tolère des points comme ceux-là et qu’elle
ne les contredit pas.
Mais
ne convenant pas à la société actuelle, l’autonomie nationale
convient encore moins à la société socialiste future.
La
prophétie de Bauer sur le « démembrement de l’humanité en
sociétés nationalement délimitées » (Voir le début de ce
chapitre.) est démentie par tout le cours du développement de
l’humanité contemporaine. Les cloisons nationales ne
s’affermissent pas, mais se désagrègent et tombent.
Dès
1840-1850, Marx disait que « déjà les démarcations
nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de
plus en plus… », que « le prolétariat au pouvoir les
fera disparaître plus encore ». (Ces passages sont empruntés
au chapitre II (« Prolétaires et communistes ») du
Manifeste du Parti communiste de K. Marx et F. Engels, p. 25.
Editions Sociales, Paris, 1947.) Le développement ultérieur de
l’humanité avec son progrès gigantesque de la production
capitaliste, avec son déplacement de nationalités et le
rassemblement d’individus sur des territoires toujours plus vastes,
confirme nettement l’idée de Marx.
Le
désir de Bauer de présenter la société socialiste sous l’aspect
d’« un tableau bigarré d’unions nationales de personnes,
ainsi que de corporations territoriales » est une timide
tentative de substituer à la conception marxiste du socialisme la
conception réformée de Bakounine. L’histoire du socialisme montre
que toutes les tentatives de ce genre recèlent des éléments d’une
faillite certaine.
Nous
ne parlons même pas de ce « principe socialiste de la
nationalité », vanté par Bauer, et qui, à notre avis,
substitue au principe socialiste de la lutte de classes le principe
bourgeois de la « nationalité ». Si l’autonomie
nationale part d’un tel principe douteux, il est nécessaire de
reconnaître qu’elle ne peut être que préjudiciable au mouvement
ouvrier.
Ce
nationalisme, il est vrai, n’est pas si limpide, car il est
habilement masqué sous des phrases socialistes, mais il est d’autant
plus nuisible pour le prolétariat. On peut toujours venir à bout du
nationalisme ouvertement déclaré ; il n’est pas difficile de
le discerner. Bien plus difficile est la lutte contre le nationalisme
masqué et méconnaissable sous son masque. Couvert de la cuirasse du
socialisme, il est moins vulnérable et plus vivace. Or, vivant parmi
les ouvriers, il empoisonne l’atmosphère, en propageant les idées
nocives de la méfiance réciproque et de l’isolement des ouvriers
des diverses nationalités.
Mais
le préjudice de l’autonomie nationale ne s’arrête pas là.
Celle-ci prépare le terrain non seulement pour isoler les nations,
mais encore pour morceler le mouvement ouvrier unique. L’idée de
l’autonomie nationale crée des prémices psychologiques pour la
division du parti ouvrier unique en partis distincts, construits par
nationalités. Après le Parti, ce sont les syndicats qui se
morcellent, et il en résulte un isolement complet. C’est ainsi que
le mouvement de classe unique se brise pour former de petits
ruisseaux nationaux distincts.
L’Autriche,
patrie de l’« autonomie nationale », offre les plus
tristes exemples de ce phénomène. Le Parti social-démocrate
autrichien, autrefois unique, avait commencé à se morceler en
partis distincts dès 1897 (congrès du Parti deWimberg). [Le congrès
de Vienne (ou de Wimberg, du nom de l’hôtel où il tint ses
assises) du Parti social-démocrate autrichien eut lieu du 6 au 12
juin 1897. A ce congrès, le Parti jusque-là uni fut démembré en
six groupes social-démocrates nationaux indépendants (allemand,
tchèque, polonais, ruthène (ukrainien), italien et
slave-méridional), unis simplement par un congrès général et un
Comité central commun.]
Après
le congrès du Parti de Brünn (1899), qui adopta l’autonomie
nationale, le morcellement s’accentua encore. Enfin, les choses en
sont arrivées au point qu’au lieu d’un parti international
unique, il en existe maintenant six nationaux, dont le Parti
social-démocrate tchèque qui ne veut même pas avoir affaire à la
social-démocratie allemande.
Mais
aux Partis sont liés les syndicats. En Autriche, dans les uns comme
dans les autres, le principal travail est accompli par les mêmes
ouvriers social-démocrates. Aussi pouvait-on craindre que le
séparatisme au sein du Parti conduirait au séparatisme dans les
syndicats, que ces derniers se scinderaient également. C’est ce
qui s’est produit : les syndicats se sont également divisés
par nationalités. Maintenant il n’est pas rare de voir les choses
en venir au point que les ouvriers tchèques brisent la grève des
ouvriers allemands ou participent aux élections municipales avec les
bourgeois tchèques contre les ouvriers allemands.
On
voit ainsi que l’autonomie nationale ne résout pas la question
nationale. Bien plus : elle l’aggrave et l’embrouille, en
créant un terrain favorable à la destruction de l’unité du
mouvement ouvrier, à la séparation des ouvriers par nationalités,
au renforcement des frictions entre eux.
Telle
est la moisson de l’autonomie nationale.
V.
— Le Bund, son nationalisme, son séparatisme
Nous
avons dit plus haut que Bauer, qui reconnaît que l’autonomie
nationale est nécessaire pour les Tchèques, les Polonais, etc., se
prononce néanmoins contre une telle autonomie pour les Juifs. A la
question : « La classe ouvrière doit-elle réclamer
l’autonomie pour le peuple juif ? », Bauer répond que
« l’autonomie nationale ne peut être la revendication des
ouvriers juifs ». (Cf. la Question nationale, p. 381, 396.) La
raison, selon Bauer, c’est que « la société capitaliste ne
leur permet pas [aux Juifs. J.S.] de se conserver en tant que
nation ». (Cf. Idem, p. 389.)
Bref :
la nation juive cesse d’exister. Par conséquent, pour qui
demanderait-on l’autonomie nationale ? Les Juifs s’assimilent.
Ce
point de vue sur la destinée des Juifs, en tant que nation, n’est
pas nouveau. Marx l’a émis déjà dans les années 1840-1850 [Cf.
sa Contribution à la question juive, 1906. (J.S.) Allusion à
l’article de K. Marx : Zur Judenfrage (« Contribution à
la question juive »), publié en 1844 dans les Deutsch-
Französische Jahrbücher (« Annales franco-allemandes »),
où Marx polémisait avec le chef des radicaux libres penseurs
allemands, Bruno Bauer, L’article parut à plusieurs reprises,
traduit en russe, sous forme de brochure. Voir l’article au tome I
des Œuvres de K. Marx et de F. Engels, édition de l’Institut
Marx-Engels, 1928. En français, voir : Karl Marx : Oeuvres
philosophiques, tome I, p. 163-214, A Costes, Paris, 1927.],
songeant principalement aux Juifs allemands. Kautsky l’a repris en
1903 (Cf. son Massacre de Kichinev et la question juive, 1906.), en
ce qui concerne les Juifs russes.
Aujourd’hui,
c’est Bauer qui le reprend au sujet des Juifs autrichiens, avec
cette différence toutefois qu’il nie non le présent, mais
l’avenir de la nation juive.
L’impossibilité
de la conservation des Juifs en tant que nation, Bauer l’explique
par le fait que « les Juifs n’ont pas de région délimitée
de colonisation ». (Cf. la Question nationale, p. 388.) Cette
explication, juste quant au fond, n’exprime cependant pas toute la
vérité. La raison en est, avant tout, que parmi les Juifs il
n’existe pas de large couche stable, liée à la terre, qui
cimenterait naturellement la nation, non seulement comme son
ossature, mais encore comme marché « national ».
Sur
5-6 millions de Juifs russes, 3 ou 4 % seulement sont liés,
d’une façon ou d’une autre, à l’agriculture. Les 96 %
restants sont occupés dans le commerce, l’industrie, les
institutions urbaines et vivent généralement dans les villes ;
au surplus, dispersés à travers la Russie, ils ne forment la
majorité dans aucune province.
Ainsi,
incrustés en tant que minorités nationales, dans les régions
peuplées d’autres nationalités, les Juifs desservent
principalement les nations « étrangères », en qualité
d’industriels et de commerçants, en qualité de gens exerçant des
professions libérales, et ils s’adaptent naturellement aux
« nations étrangères » sous le rapport de la langue,
etc. Tout cela, avec le déplacement accru des nationalités, propre
aux formes évoluées du capitalisme, mène à l’assimilation des
Juifs. La suppression des « zones réservées aux Juifs »
ne peut qu’accélérer cette assimilation.
C’est
ce qui fait que le problème de l’autonomie nationale pour les
Juifs russes prend un caractère un peu singulier : on propose
l’autonomie pour une nation dont on nie l’avenir, dont il faut
encore démontrer l’existence !
Et,
cependant, le Bund s’est placé sur cette position singulière et
chancelante, en adoptant, à son Vie congrès (1905) un « programme
national » dans l’esprit de l’autonomie nationale.
[Le
VIe congrès du Bund se tint en octobre 1905 à Zurich (Suisse).
A
ce congrès, le Bund formula définitivement son programme national,
en revendiquant la « création d’institutions juridiques
publiques » qui « ne peuvent aboutir qu’à l’autonomie
ex-territoriale, sous forme d’autonomie culturelle-nationale »,
« supposant : 1° le retrait, du ressort de l’Etat et
des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les
fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction
publique, etc.) ; 2° la transmission de ces fonctions à la
nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales tant
locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du
suffrage universel, égal, direct et secret ».]
Deux
circonstances poussaient le Bund à agir de la sorte.
La
première, c’est l’existence du Bund comme organisation des
ouvriers social-démocrates juifs, et seulement juifs. Dès avant
1897, les groupes social-démocrates qui militaient parmi les
ouvriers juifs, s’assignaient comme but de créer une
« organisation ouvrière spécialement juive ». (Cf.
Kastelianski, les Formes du mouvement national, etc., p. 772.)
C’est
en 1897 précisément qu’ils créèrent cette organisation en se
groupant dans le Bund. C’était à l’époque où la
social-démocratie russe n’existait pas encore de fait comme un
tout unique. Depuis, le Bund n’a cessé de croître et de
s’étendre, se détachant de plus en plus sur le fond de la
grisaille quotidienne de la social-démocratie russe…
Mais
voici qu’arrivent les années 1900-1910. Le mouvement ouvrier de
masse commence. La social-démocratie polonaise se développe,
entraînant dans la lutte de masse les ouvriers juifs. La
social-démocratie russe se développe, gagnant à soi les ouvriers
« bundistes ». Le cadre national du Bund, dépourvu de
base territoriale, devient étroit.
Une
question se pose devant le Bund : ou bien se laisser résorber
dans la vague internationale commune, ou bien défendre son existence
indépendante, en tant qu’organisation ex-territoriale. Le Bund
opte pour cette dernière solution.
C’est
ainsi que se crée la « théorie » du Bund, comme
« représentant unique du prolétariat juif ».
Mais
justifier cette étrange « théorie », d’une façon
quelque peu « simple » devient impossible. Il est
nécessaire de trouver quelque fondement « de principe »,
une justification « de principe ». L’autonomie
nationale s’est justement trouvée être ce fondement. Le Bund s’en
est saisi, en l’empruntant à la social-démocratie autrichienne.
N’eût été ce programme chez les Autrichiens, le Bund l’aurait
inventé pour justifier « en principe » son existence
indépendante.
Ainsi,
après une timide tentative faite en 1901 (IVe congrès), le Bund
adopte définitivement le « programme national » en 1905
(VP congrès).
La
seconde circonstance, c’est la situation particulière des Juifs,
en tant que minorités nationales distinctes, dans des régions où
la majorité massive est constituée par d’autres nationalités.
Nous
avons déjà dit qu’une telle situation sape l’existence des
Juifs en tant que nation, les fait entrer dans la voie de
l’assimilation. Mais c’est là un processus objectif.
Subjectivement, il provoque une réaction dans l’esprit des Juifs
et pose la question de la garantie des droits de la minorité
nationale, de la garantie contre l’assimilation.
Prêchant
la vitalité de la « nationalité » juive, le Bund ne
pouvait manquer de se rallier au point de vue de la « garantie ».
Une fois cette position adoptée, il ne pouvait manquer d’accepter
l’autonomie nationale. Car s’il est une autonomie à laquelle le
Bund ait pu s’accrocher, ce ne pouvait être que l’autonomie
nationale, c’est-à-dire culturelle-nationale : pour ce qui
est de l’autonomie territoriale politique des Juifs, il ne pouvait
même pas en être question vu l’absence, chez ces derniers, d’un
territoire déterminé.
Il
est caractéristique que, dès le début, le Bund soulignait le
caractère de l’autonomie nationale comme garantie des droits des
minorités nationales, comme garantie du « libre
développement » des nations. Ce n’est pas par hasard non
plus que Goldblatt, le représentant du Bund au IIe congrès de la
social-démocratie russe, définissait l’autonomie nationale comme
des « institutions leur garantissant [aux nations, J.S.] la
pleine liberté du développement culturel ». (Cf. les
Procès-verbaux du IIe congrès, p. 176.) La même proposition fut
apportée devant la fraction social-démocrate de la IVe Douma par
les partisans des idées du Bund…
C’est
ainsi que le Bund se plaça sur la position singulière de
l’autonomie nationale des Juifs.
Nous
avons analysé plus haut l’autonomie nationale en général.
L’analyse a montré que l’autonomie nationale mène au
nationalisme. Nous verrons plus loin que le Bund a abouti au même
point. Mais le Bund envisage l’autonomie nationale encore sous un
angle spécial, sous l’angle de la garantie des droits des
minorités nationales. Examinons la question aussi de ce côté
spécial. Cela est d’autant plus nécessaire que la question des
minorités nationales — et non seulement les juives, — a, pour la
social-démocratie, une sérieuse importance.
Ainsi,
« institutions garantissant » aux nations la « pleine
liberté du développement culturel » (souligné par nous, J.
S.).
Mais
qu’est-ce que ces « institutions garantissant », etc. ?
C’est
tout d’abord le « conseil national » de Springer-Bauer,
quelque chose comme une Diète pour les questions culturelles.
Mais
ces institutions peuvent-elles garantir la « pleine liberté du
développement culturel » de la nation ? Des Diètes pour
les questions culturelles quelles qu’elles soient, peuvent-elles
garantir les nations contre la répression nationaliste ?
Le
Bund croit que oui.
Or,
l’histoire atteste le contraire.
Dans
la Pologne russe, il existait à un moment donné une Diète, une
Diète politique, qui s’efforçait évidemment de garantir la
liberté du « développement culturel » des Polonais. Non
seulement elle n’y réussit pas, mais—au contraire— elle
succomba elle-même dans la lutte inégale contre les conditions
politiques générales de la Russie.
En
Finlande, il existe depuis longtemps une Diète qui s’efforce
également de défendre la nationalité finnoise contre les
« attentats », mais réussit-elle à faire beaucoup dans
cette direction, cela tout le monde le voit.
Evidemment,
il y a Diète et Diète, et il n’est pas aussi facile de venir à
bout de la Diète finlandaise organisée démocratiquement, que de la
Diète aristocratique polonaise. Toutefois, le facteur décisif n’est
pas la Diète elle-même, mais l’ordre de choses général en
Russie ; s’il y avait actuellement en Russie un ordre de
choses social et politique aussi brutalement asiatique que dans le
passé, aux années de l’abolition de la Diète polonaise, la Diète
finlandaise serait dans une situation plus grave. D’autre part, la
politique des « attentats » contre la Finlande
s’accentue, et on ne saurait dire qu’elle subisse des défaites…
S’il
en est ainsi des vieilles institutions historiquement constituées,
des Diètes politiques, à plus forte raison le libre développement
des nations ne peut-il être garanti par les Diètes récentes, les
institutions récentes et faibles avec cela comme le sont les Diètes
« culturelles ».
Il
ne s’agit évidemment pas des « institutions », mais de
l’ordre de choses général dans le pays. Pas de démocratisation
dans le pays, — pas de garanties non plus pour une « pleine
liberté du développement culturel » des nationalités. On
peut affirmer avec certitude que plus le pays est démocratique,
moins il y a d’« attentats » à la « liberté des
nationalités », et plus il y a de garanties contre les
« attentats ».
La
Russie est un pays semi-asiatique ; aussi la politique
d’« attentats » y revêt-elle souvent les formes les
plus brutales, les formes de pogrom ; inutile de dire que les
« garanties » sont réduites en Russie à l’extrême
minimum.
L’Allemagne,
c’est déjà l’Europe avec une liberté politique plus ou moins
grande ; il n’est pas étonnant que la politique
d’« attentats » n’y revête jamais les formes d’un
pogrom.
En
France, assurément, il y a encore plus de « garanties »,
parce que la France est plus démocratique que l’Allemagne.
Nous
ne parlons même pas de la Suisse, pays dont le haut démocratisme,
bien que bourgeois, permet aux nationalités de vivre librement,
qu’elles représentent la minorité ou la majorité, peu importe.
Ainsi,
le Bund fait fausse route en affirmant que les « institutions »
peuvent par elles-mêmes garantir le plein développement culturel
des nationalités.
L’on
pourra objecter que le Bund considère lui-même la démocratisation
en Russie comme la condition préalable à la « création
d’institutions » et aux garanties de la liberté. Mais cela
est faux. Comme il ressort du Compte rendu de la VIIIe conférence du
Bund [La VIIIe conférence du Bund se tint en septembre 1910 à Lvov
(Galicie). La conférence porta principalement son attention sur les
questions de la communauté juive et du repos du samedi ; les
résolutions adoptées sur ces questions attestaient un nouveau
renforcement du nationalisme dans le Bund.], celui-ci pense obtenir
la création d’« institutions » sur la base de l’ordre
de choses actuel en Russie, en « réformant » la
communauté juive.
« La
communauté — a déclaré à cette conférence un des leaders du
Bund — peut devenir le noyau de la future autonomie
culturelle-nationale. L’autonomie culturelle-nationale est, pour la
nation, un moyen de se servir elle-même, un moyen de satisfaire ses
besoins nationaux. Sous la forme de la communauté se cache le même
contenu. Ce sont les anneaux d’une seule chaîne, les étapes d’une
seule évolution. » (Voir le Compte rendu de la VIIIe
conférence du Bund, 1911, p. 62.)
Partant
de ce point de vue, la conférence a proclamé la nécessité de
lutter « pour la réforme de la communauté juive et sa
transformation par voie législative en une institution laïque »
(Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 83-84.),
organisée démocratiquement (souligné par nous, J.S.).
Il
est clair que le Bund considère comme condition et garantie, non pas
la démocratisation de la Russie, mais la future « institution
laïque » des Juifs, obtenue par la voie de la « réforme
de la communauté juive », pour ainsi dire par voie
« législative », par la Douma.
Mais
nous avons déjà vu que les « institutions » en
elles-mêmes, en l’absence d’un régime démocratique dans
l’ensemble de l’Etat, ne peuvent servir de « garanties ».
Mais
encore, qu’en sera-t-il sous le futur régime démocratique ?
N’aura-t-on pas besoin, même en régime démocratique,
d’institutions spéciales, « institutions culturelles
garantissant », etc. ? Où en sont les choses sur ce
point, par exemple, dans la Suisse démocratique ?
Existe-t-il
là-bas des institutions culturelles spéciales, dans le genre du
« conseil national » de Springer ? Non, elles
n’existent pas. Mais les intérêts culturels, par exemple, des
Italiens, qui y forment la minorité, n’en souffrent-ils pas ?
On ne le dirait guère. D’ailleurs, cela se conçoit : la
démocratie, en Suisse, rend superflues toutes « institutions »
culturelles spéciales, qui soi-disant « garantissent »,
etc.
Ainsi,
impuissantes dans le présent, superflues dans l’avenir, telles
sont les institutions de l’autonomie culturelle-nationale, telle
est l’autonomie nationale.
Mais
elle devient encore plus nuisible quand on l’impose à une
« nation » dont l’existence et l’avenir sont sujets à
caution. Alors, les partisans de l’autonomie nationale en sont
réduits à protéger et à conserver toutes les particularités de
la « nation », non seulement utiles, mais aussi
nuisibles, à seule fin de « sauver la nation » de
l’assimilation, à seule fin de la « sauvegarder ».
C’est
dans cette voie dangereuse que devait inévitablement s’engager le
Bund.
Et
il s’y est engagé effectivement. Nous voulons parler des décisions
que l’on sait, adoptées aux dernières conférences du Bund sur le
« samedi », le « yiddish », etc.
La
social-démocratie cherche à obtenir le droit à la langue
maternelle pour toutes tes nations, mais le Bund ne s’en trouve pas
satisfait, — il exige que l’on défende « avec une
insistance particulière » les « droits de la langue
juive » (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p.
85.) (souligné par nous, J. S.) ; et le Bund lui-même, lors
des élections à la IVe Douma, donne la « préférence à
celui d’entre eux [c’est-à-dire d’entre les électeurs du
deuxième degré], qui s’engage à défendre les droits de la
langue juive ». (Voir Compte rendu de la IXe conférence du
Bund, 1912, p. 42.)
Non
point le droit général à la langue maternelle, mais le droit
spécial à la langue juive, au yiddish ! Que les ouvriers des
diverses nationalités luttent avant tout pour leur langue : les
Juifs pour la langue juive, les Géorgiens pour la langue géorgienne,
etc. La lutte pour le droit général de toutes les nations est chose
secondaire. Vous pouvez même ne pas reconnaître le droit à la
langue maternelle pour toutes les nationalités opprimées ;
mais si vous avez reconnu le droit au yiddish, sachez-le bien :
le Bund votera pour vous, le Bund vous « préférera ».
Mais
qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois ?
La
social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos
hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas
satisfait. Il exige que, « par voie législative », soit
« assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et
que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre
jour ». (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p.
83.)
Il
faut croire que le Bund fera « un pas en avant » et
revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives. Et
si, pour le malheur du Bund, les ouvriers juifs ont abandonné les
vieux préjugés et ne veulent pas fêter le samedi, le Bund, par son
agitation pour le « droit au samedi », leur rappellera
l’existence du samedi, cultivera chez eux, pour ainsi dire, l’
« esprit du samedi »…
On
comprend, par conséquent, fort bien les « discours ardents »
des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des
« hôpitaux juifs », cette revendication étant motivée
par ceci que « le malade se sent mieux parmi les siens »,
que « l’ouvrier juif ne se sentira pas à l’aise parmi les
ouvriers polonais, qu’il se sentira bien parmi les boutiquiers
juifs ». (Idem, p. 68.)
Garder
tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales
des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au
prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif,
fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé
le Bund !
Le
camarade Plékhanov avait mille fois raison, en disant que le Bund
« adapte le socialisme au nationalisme ». [C’est G.
Plékhanov qui employa l’expression : « l’adaptation
du socialisme au nationalisme » en parlant des bundistes et des
social-démocrates caucasiens dans son article : « Encore
une conférence de scission », publié dans le n° 3 du 15
(2) octobre 1912, du journal Pour le Parti (organe des plékhanoviens-
« menchéviks-partiitsy », c’est-à-dire fidèle à
l’esprit du Parti et des « bolchéviks-partiitsy » —
conciliateurs, qui parut de 1912 à 1914). Dans cet article, G.
Plékhanov condamnait avec vigueur aussi bien la convocation que les
décisions de la conférence des liquidateurs du mois d’août.]
Evidemment
V. Kossovski et les bundistes du même acabit, peuvent traiter
Plékhanov de « démagogue » [Allusion à la lettre de V.
Kossovski, adressée à la rédaction de la revue des liquidateurs,
Nacha Zaria (n° 9-10, 1912) sous le titre de Démagogie
impardonnable, où il polémisait contre l’article de G. Plékhanov.
« Encore
une conférence de scission », mentionné dans la note
précédente.], — le papier supporte tout — mais quiconque
connaît l’activité du Bund comprendra aisément que ces hommes
courageux ont simplement peur de dire la vérité sur eux-mêmes et
se couvrent de vocables-massues sur la « démagogie »…
Mais
s’en tenant à cette position dans la question nationale, le Bund
devait, naturellement, s’engager aussi pour la question
d’organisation dans la voie de l’isolement des ouvriers juifs,
dans la voie des curies nationales au sein de la social-démocratie.
Car telle est la logique de l’autonomie nationale !
En
effet, de la théorie de la « représentation unique » le
Bund passe à la théorie de la « délimitation nationale »
des ouvriers. Le Bund exige de la social-démocratie russe qu’elle
« procède dans sa structure organique à la délimitation par
nationalités ». [Voir la Communication sur le VIIe congrès du
Bund, p. 7.
Le
VIIIe congrès du Bund se tint à la fin de 1906, à Lvov (Galicie).
Le congrès se prononça pour l’adhésion du Bund au P.O.S.D.R.,
sur la base du statut adopté au IVe congrès (de Stockholm) en
faisant cette réserve, toutefois, que « tout en adhérant au
P.O.S.D.R. et en acceptant son programme, le Bund garde son programme
à lui sur la question nationale ». Après le VIIe congrès, le
Bund passa entièrement et définitivement dans la voie menchévik.]
Et
de la « délimitation » il fait « un pas en avant »
vers la théorie de l’« isolement ». Ce n’est pas
sans raison qu’à la VIIIe conférence du Bund, des propos se sont
fait entendre, disant que « l’existence nationale est dans
l’isolement ». (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence
du Bund, p. 72.)
Le
fédéralisme en matière d’organisation recèle des éléments de
décomposition et de séparatisme. Le Bund marche au séparatisme.
D’ailleurs,
il n’a pas, à proprement parler, d’autre voie à suivre. Son
existence même, en tant qu’organisation ex-territoriale, le pousse
dans la voie du séparatisme. Le Bund ne possède pas de territoire
déterminé ; il œuvre sur les territoires d’ « autrui »,
cependant que les social-démocraties polonaise, lettone et russe
circonvoisines constituent des collectivités territoriales
internationales. Mais il en résulte que chaque extension de ces
collectivités signifie une « perte » pour le Bund, un
rétrécissement de son champ d’action.
De
deux choses l’une : ou bien toute la social-démocratie russe
doit être réorganisée sur les bases du fédéralisme national, et
alors le Bund acquiert la possibilité de « s’assurer »
le prolétariat juif ; ou bien le principe territorial
international de ces collectivités reste en vigueur, et alors le
Bund se réorganise sur les bases de l’internationalisme, comme
cela a lieu dans la social-démocratie polonaise et lettone.
C’est
ce qui explique que le Bund réclame, dès le début, la
« réorganisation de la social-démocratie russe sur des bases
fédératives ». (Voir Contribution à la question de
l’autonomie nationale et de la réorganisation de la
social-démocratie russe sur les bases fédératives, 1902, éd. du
Bund.)
En
1906, le Bund cédant à la vague unificatrice venant d’en bas,
choisit un moyen terme, en adhérant à la social-démocratie russe.
Mais comment y a-t-il adhéré ? Alors que les
social-démocraties polonaises et lettones y ont adhéré en vue de
travailler paisiblement en commun, le Bund y a adhéré en vue de
mener la bataille pour la fédération. C’est ce que disait alors
le leader des bundistes Medem :
« Nous
y allons non pour l’idylle, mais pour la lutte. Point d’idylle,
et seuls les Manilov [Personnage des Ames mortes de Gogol. Type du
rêveur sans conviction, sans caractère.] peuvent l’attendre dans
un avenir prochain. Le Bund doit entrer au Parti, armé de pied en
cap. » [Voir Naché Slovo, n° 3, p. 24, Vilna, 1906.
(J.S.) Naché Slovo (Notre Parole), hebdomadaire bundiste légal, qui
paraissait à Vilna en 1906. Il parut au total 9 numéros.]
Ce
serait une erreur d’y voir de la mauvaise volonté de la part de
Medem. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais de la position
particulière du Bund, en vertu de laquelle il ne peut pas ne pas
lutter contre la social-démocratie russe qui est basée sur les
principes de l’internationalisme. Or, en la combattant, le Bund
compromettait, naturellement, les intérêts de l’unité.
Finalement,
les choses en viennent au point que le Bund rompt officiellement avec
la social-démocratie russe, en violant les statuts et en s’unissant,
pendant les élections à la IVe Douma, avec les nationalistes
polonais contre les social-démocrates polonais. [Allusion à
l’élection de la IVe Douma d’Etat du député de Varsovie,
Jagello, membre de la « gauche » du Parti socialiste
polonais, élu sur la liste du bloc des bundistes et du P.S.P. avec
les nationalistes bourgeois juifs contre les voix des électeurs
social-démocrates polonais qui formaient la majorité au collège
d’électeurs ouvriers.
La
fraction social-démocrate de la IVe Douma d’Etat, grâce à la
majorité que les liquidateurs y détenaient alors, accepta dans son
sein Jagello qui n’était pas social-démocrate, donnant ainsi son
appui à l’acte scissionniste du Bund et approfondissant la
scission parmi les ouvriers de Pologne. Voir à ce sujet l’article
de Staline : « Jagello, membre ne jouissant pas de tous
les droits de la fraction social-démocrate », dans le n° 182
de la Pravda, du 1er décembre 1912.]
Le
Bund a trouvé évidemment que la rupture est le meilleur moyen
d’assurer son activité indépendante.
C’est
ainsi que le « principe » de la « délimitation »
en matière d’organisation a abouti au séparatisme, à une rupture
complète.
Polémisant
sur le fédéralisme avec la vieille Iskra [La vieille Iskra, l’Iskra
de la période 1900 à 1903 (jusqu’au n° 51), alors que
Lénine prenait une part des plus active à sa rédaction, —
s’appelait ainsi pour la distinguer de la nouvelle Iskra, passée
aux positions menchéviks. La vieille Iskra menait une lutte des plus
acharnée contre le nationalisme du Bund. Une série d’articles de
l’Iskra, dont certains de la plume de Lénine, furent consacrés à
la critique du Bund et de ses positions dans la question nationale et
dans les questions de structure du Parti.], le Bund écrivait jadis :
« L’Iskra
veut nous persuader que les rapports fédératifs du Bund avec la
social-démocratie russe doivent affaiblir les liens entre eux. Nous
ne pouvons réfuter cette opinion, en nous référant à la pratique
russe, pour la simple raison que la social-démocratie russe n’existe
pas comme groupement fédératif.
Mais
nous pouvons nous référer à l’expérience extrêmement
instructive de la social-démocratie d’Autriche, reconstruite sur
le principe fédératif en vertu d’une décision du congrès du
Parti tenu en 1897. » (Voir Contribution à la question de
l’autonomie nationale, etc., 1902, p. 17, édition du Bund.)
Cela
fut écrit en 1902.
Mais
nous sommes maintenant en 1913. Nous avons actuellement la
« pratique » russe, et l’ « expérience de la
social-démocratie d’Autriche ».
Que
nous disent-elles ?
Commençons
par l’ « expérience extrêmement instructive de la
social-démocratie d’Autriche ».
Déjà
avant 1896, il existe en Autriche un Parti social-démocrate unique.
Cette année-là, les Tchèques réclament pour la première fois au
congrès international de Londres, une représentation distincte et
l’obtiennent. En 1897, au congrès du Parti tenu à Vienne
(Wimberg), le Parti unique est officiellement liquidé ; on
établit à sa place une union fédérative de six « groupes
social-démocrates » nationaux.
Ensuite
ces « groupes » se transforment en Partis indépendants.
Les Partis rompent peu à peu la liaison entre eux. A leur suite se
disloque la fraction parlementaire, des « clubs »
nationaux s’organisent. Viennent ensuite les syndicats, qui se
morcellent également par nationalités. On en arrive même jusqu’aux
coopératives, au morcellement desquelles les séparatistes tchèques
appellent les ouvriers.
[Voir
dans Documente des Separatismus, les termes empruntés à la brochure
de Vanek, p. 29. (J.S.) Karl Vanek, social-démocrate tchèque,
député au Parlement autrichien (Reichsrat) et au Landtag de Brünn,
directeur de la caisse d’assurance-maladie à Brünn, un des chefs
des séparatistes tchèques. En 1910, K. Vanek publia dans la revue
Rovnost (Egalité) une suite d’articles sous le titre
« Voulons-nous être en tutelle ou être libres ? »,
consacrés à la défense des idées séparatistes et imprégnés de
chauvinisme national.
Ces
articles (édités également en brochure), en même temps que
d’autres documents furent reproduits dans le recueil Dokumente des
Separatismus (« Documents du séparatisme ») »
publié par le syndicat autrichien des métallurgistes, qui tentait
ainsi d’empêcher le développement de la scission vers laquelle
Vanek, Bourian, Toussar et autres chefs des séparatistes tchèques,
menaient le mouvement ouvrier tchèque.
Voici
ce que disait le passage, mentionné ici par Staline, de la brochure
de K. Vanek : « Comment l’ouvrier tchèque, avant encore
que se soit accomplie la renaissance de la société, peut-il espérer
sauver de la perte son petit garçon ou sa fillette ou bien leur
assurer à l’avenir une existence meilleure que celle qui leur est
échue, si les forces consommatrices du peuple tchèque n’estiment
pas nécessaire de recourir aux services de leurs propres artisans,
marchands et industriels ? »
« Et
comment la masse ouvrière tchèque peut-elle s’attendre à
recevoir dans l’Etat futur ce qui lui revient de droit ; à
devenir, sous le rapport politique, social et national égale en
droits, si elle met â la disposition d’autrui sa base économique,
si elle livre aux camarades d’une autre nationalité les
possibilités de production, la force résidant dans l’argent ? »]
Sans
compter que l’agitation séparatiste affaiblit chez les ouvriers le
sentiment de la solidarité, en les poussant souvent dans la voie des
briseurs de grèves.
Ainsi,
l’ « expérience extrêmement instructive de la
social-démocratie d’Autriche » parle contre le Bund, en
faveur de la vieille Iskra. Le fédéralisme au sein du Parti
autrichien a abouti au séparatisme le plus ignoble, à la
désagrégation de l’unité du mouvement ouvrier.
Nous
avons vu plus haut que la « pratique russe » parle dans
le même sens. Les séparatistes bundistes, de même que les
Tchèques, ont rompu avec l’ensemble de la social-démocratie, de
la social-démocratie russe. En ce qui concerne les syndicats, les
syndicats bundistes, ils étaient dès le début organisés d’après
le principe national, c’est-à-dire qu’ils étaient séparés des
ouvriers des autres nationalités.
L’isolement
total, la rupture totale, voilà ce que montre la « pratique
russe » du fédéralisme.
Il
n’est pas étonnant que cet état de choses se répercute sur les
ouvriers par un affaiblissement du sentiment de solidarité et par la
démoralisation, et que cette dernière pénètre aussi au sein du
Bund. Nous voulons parler des conflits de plus en plus fréquents
entre ouvriers juifs et polonais sur le terrain du chômage. Voici
quels propos ont retenti, à ce sujet, à la IXe conférence du
Bund :
« Les
ouvriers polonais qui nous évincent, nous les considérons comme des
pogromistes, comme des jaunes, nous ne soutenons pas leurs grèves,
nous les sabotons. En second lieu, nous répondons à l’évincement
par l’évincement : en réponse à la non-admission des
ouvriers juifs dans les fabriques, nous ne laissons pas les ouvriers
polonais travailler aux établis à bras… Si nous ne prenons pas
cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres. »
(Voir le Compte rendu de la IXe conférence du Bund, p. 19.)
[Souligné par nous. J. S.].
C’est
ainsi que l’on parle de solidarité à la conférence bundiste.
On
ne peut aller plus loin en matière de « délimitation »
et d’ « isolement ». Le Bund est arrivé à ses fins :
il délimite les ouvriers des diverses nationalités jusqu’aux
rixes, jusqu’aux actes de briseurs de grève. Impossible de faire
autrement :
« Si
nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les
autres… »
Désorganisation
du mouvement ouvrier, démoralisation dans les rangs de la
social-démocratie, voilà à quoi mène le fédéralisme bundiste.
Ainsi,
l’idée de l’autonomie nationale, l’atmosphère qu’elle crée,
s’est révélée encore plus nuisible en Russie qu’en Autriche.
VI.
— Les Caucasiens, la conférence des liquidateurs
Nous
avons parlé plus haut des flottements d’une partie des
social-démocrates caucasiens, qui n’avaient pu résister à la
« contagion » nationaliste. Ces flottements se sont
exprimés en ce que lesdits social-démocrates ont suivi — si
étrange que ce soit — les traces du Bund, en proclamant
l’autonomie culturelle-nationale.
L’autonomie
régionale pour l’ensemble du Caucase et l’autonomie
culturelle-nationale — pour les nations composant le Caucase—
c’est ainsi que ces social-démocrates, qui se rallient, soit dit à
propos, aux liquidateurs russes, formulent leur
revendication.
Ecoutons leur leader reconnu, le fameux N.
[Pseudonyme de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens,
ancien chef du gouvernement menchévik de Géorgie, fut un partisan
enragé d’une intervention armée contre l’U.R.S.S.]
« Tout
le monde sait que le Caucase se distingue profondément des provinces
centrales, tant par la composition raciale de sa population que par
le territoire et l’agriculture. L’exploitation et le
développement matériel d’une telle contrée réclament des
travailleurs qui soient du pays, connaissant les particularités
locales, habitués à la culture et au climat locaux. Il est
nécessaire que toutes les lois poursuivant des fins d’exploitation
du territoire local soient promulguées sur place et mises en œuvre
par les gens du lieu.
En
conséquence, il sera de la compétence de l’organisme central de
l’autonomie administrative caucasienne de promulguer les lois sur
les questions locales… Ainsi, les fonctions du centre caucasien
consistent à promulguer des lois poursuivant des fins d’exploitation
économique du territoire local, des fins de prospérité matérielle
de la contrée. »
[Voir
le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), 1912, n° 12.
(J.S.) Tchvéni Tskhovréba, quotidien des menchéviks géorgiens,
parut en 1912 à Koutaïs. Le journal eut dix-neuf numéros. Les
passages cités sont empruntés à l’un des articles de N. (Noé
Jordania) intitulé : « L’ancien et le nouveau »,
publié dans les numéros 11-14 de Tchvéni Tskhovréba.]
Ainsi,
autonomie régionale du Caucase.
Si
l’on fait abstraction des motifs quelque peu contradictoires et
décousus, invoqués par N., il convient de reconnaître que sa
conclusion est juste. L’autonomie régionale du Caucase, jouant
dans le cadre de la Constitution de l’Etat tout entier — ce que
N. ne nie pas d’ailleurs — est effectivement nécessaire, vu les
particularités de la composition et des conditions de vie du pays.
Cela
est aussi reconnu par la social-démocratie russe, qui a proclamé à
son IIe congrès « l’autonomie administrative régionale pour
les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition
de leur population, se distinguent des régions russes proprement
dites. »
Soumettant
ce point à l’examen du IIe congrès, Martov l’a motivé, en
disant que :
« les
vastes étendues de la Russie et l’expérience de notre
administration centralisée, nous donnent lieu de considérer comme
nécessaire et utile l’existence d’une autonomie administrative
régionale pour des unités aussi importantes que la Finlande, la
Pologne, la Lituanie et le Caucase. »
Mais
il s’ensuit que par administration autonome régionale, il faut
entendre l’autonomie régionale.
Mais
N. va plus loin. A son avis, l’autonomie régionale du Caucase
n’embrasse « qu’un côté de la question ».
« Jusqu’ici nous n’avons parlé que du
développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au
développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement
l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle,
culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte
dans la sphère économique…
Mais le développement culturel des nations n’est
possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions
liées à la langue maternelle sont-elles des questions
culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant
l’instruction, la procédure judiciaire, l’Eglise, la
littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’oeuvre
du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre
culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur
un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel
territoire déterminé… Il en va autrement des choses
culturelles-nationales.
Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé,
mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de
la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où
qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de
dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens
habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Eglise arménienne.
A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens
des différents lieux et Etats. Ici, le territoire ne joue aucun
rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont
intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de
Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la
direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être
confiées aux nations intéressées elles-mêmes.
Nous proclamons l’autonomie culturelle- nationale des
nationalités caucasiennes. » (Voir le journal géorgien
Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.)
Bref,
la culture n’étant pas le territoire, et le territoire n’étant
pas la culture, l’autonomie culturelle-nationale est nécessaire.
C’est tout ce que peut dire N. en faveur de cette dernière.
Nous
n’allons pas ici toucher une fois de plus à l’autonomie
culturelle-nationale, en général : nous avons déjà parlé
plus haut de son caractère négatif. Nous voudrions simplement
marquer que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général,
n’est pas utilisable, est encore vide de sens et absurde au point
de vue des conditions caucasiennes.
Et
voici pourquoi.
L’autonomie
culturelle-nationale suppose des nationalités plus ou moins
développées, à culture, à littérature évoluées. A défaut de
ces conditions, cette autonomie perd toute raison d’être, devient
une absurdité.
Or,
il existe dans le Caucase toute une série de peuples à culture
primitive, parlant une langue particulière, mais dépourvus d’une
littérature propre, peuples à l’état de transition par-dessus le
marché, qui en partie s’assimilent, en partie continuent à se
développer. Comment leur appliquer l’autonomie
culturelle-nationale ? Comment agir à l’égard de tels
peuples ? Comment les « organiser » en des unions
culturelles-nationales distinctes, ce qu’implique sans aucun doute
l’autonomie culturelle-nationale ?
Comment
agir envers les Mingréliens, Abkhaz, Adjars, Svanes, Lesghiens,
etc., qui parlent des langues différentes, mais qui n’ont pas de
littérature propre ? Dans quelles nations les ranger ?
Est-il possible de les « organiser » en unions
nationales ? Autour de quelles « questions culturelles »
les « organiser » ?
Comment
agir envers les Ossètes, dont ceux qui habitent la Transcaucasie
sont en voie d’assimilation (mais sont encore loin d’être
assimilés) par les Géorgiens, tandis que les Ossètes ciscaucasiens
sont en partie assimilés par les Russes, en partie continuent à se
développer, créant leur propre littérature ? Comment les
« organiser » en une seule union nationale ?
Dans
quelle union nationale ranger les Adjars qui parlent le géorgien,
mais vivent de la culture turque et pratiquent l’islamisme ?
Ne faut-il pas les « organiser » séparément des
Géorgiens sur le terrain de la religion et ensemble avec les
Géorgiens sur la base des autres questions culturelles ? Et les
Kobouletz ? Et les Ingouches ? Et les Inghiloïts ?
Qu’est-ce
que cette autonomie qui élimine de la liste toute une série de
peuples ?
Non,
ce n’est pas une solution de la question nationale, c’est le
fruit d’une fantaisie oiseuse.
Mais
admettons l’inadmissible et supposons que l’autonomie
culturelle-nationale de notre N., se soit réalisée. A quoi
mènera-t-elle, à quels résultats ?
Considérons,
par exemple, les Tatars transcaucasiens, avec leur pourcentage minime
d’individus sachant lire et écrire, avec leurs écoles dirigées
par les moulahs tout-puissants, avec leur culture pénétrée de
l’esprit religieux… Il n’est pas difficile de comprendre que
les organiser dans une union culturelle-nationale, c’est mettre à
leur tête les moulahs, c’est les jeter en pâture aux moulahs
réactionnaires ; c’est créer un nouveau bastion pour
l’asservissement spirituel des masses tatars par leur pire ennemi.
Mais
depuis quand les social-démocrates portent-ils l’eau au moulin des
réactionnaires ?
Isoler
les Tatars transcaucasiens dans une union culturelle-nationale qui
asservit les masses aux pires réactionnaires, est-il possible que
les liquidateurs caucasiens n’aient rien pu trouver de mieux à
« proclamer » ?…
Non,
ce n’est point là une solution de la question nationale.
La
question nationale, au Caucase, ne peut être résolue que dans ce
sens que les nations et les peuples attardés doivent être entraînés
dans la voie générale d’une culture supérieure. Seule une telle
solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la
social-démocratie. L’autonomie régionale du Caucase est
acceptable précisément parce qu’elle entraîne les nations
attardées dans le développement culturel général, elle les aide à
sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle
les pousse en avant et leur facilite l’accès des bienfaits de la
culture supérieure.
Cependant
que l’autonomie culturelle-nationale agit dans une direction
diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs
vieilles coquilles, elle les maintient aux degrés inférieurs du
développement de la culture et les empêche de monter aux degrés
supérieurs de la culture.
De
ce fait l’autonomie nationale paralyse les côtés positifs de
l’autonomie régionale, réduit cette dernière à zéro.
C’est
pour cela justement que le type mixte de l’autonomie combinant
l’autonomie culturelle-nationale et régionale proposée par N. ne
convient pas non plus. Cette combinaison contre nature n’améliore
pas les choses, mais les aggrave, car, outre qu’elle freine le
développement des nations attardées, elle fait de l’autonomie
régionale une arène de collisions entre les nations organisées en
unions nationales.
C’est
ainsi que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est
pas utilisable, se transformerait au Caucase en une absurde
entreprise réactionnaire.
Telle
est l’autonomie culturelle-nationale de N. et de ses partisans
caucasiens.
Les
liquidateurs caucasiens feront-ils un « pas en avant » et
suivront-ils le Bund aussi dans la question d’organisation, c’est
ce que l’avenir montrera. L’histoire de la social-démocratie
nous apprend que, jusqu’ici, le fédéralisme dans l’organisation
a toujours précédé l’autonomie nationale dans le programme.
Dès
1897, les social-démocrates autrichiens pratiquaient le fédéralisme
dans l’organisation, et ce n’est que deux années plus tard
(1899) qu’ils adoptèrent l’autonomie nationale. Les bundistes,
pour la première fois, ont parlé nettement de l’autonomie
nationale en 1901, cependant qu’ils pratiquaient le fédéralisme
dans l’organisation depuis 1897.
Les
liquidateurs caucasiens ont commencé par la fin, par l’autonomie
nationale. S’ils continuent à suivre les traces du Bund, force
leur sera de détruire au préalable tout l’actuel édifice
d’organisation, bâti déjà dans les dernières années du XIXe
siècle, sur les bases de l’internationalisme.
Mais
autant il a été facile d’accepter l’autonomie nationale encore
incompréhensible pour les ouvriers, autant il sera difficile de
démolir l’édifice bâti durant des années, élevé et choyé par
les ouvriers de toutes les nationalités du Caucase. Il suffit
d’amorcer cette entreprise d’Erostrate, pour que les ouvriers
ouvrent les yeux et comprennent l’essence nationaliste de
l’autonomie culturelle-nationale.
Si
les Caucasiens résolvent la question nationale par des procédés
ordinaires, au moyen de débats oraux et d’une discussion
littéraire, la conférence des liquidateurs de Russie a imaginé,
elle, un moyen tout à fait extraordinaire. Moyen facile et simple.
Ecoutez :
« Après
avoir entendu la communication faite par la délégation
caucasienne… sur la nécessité de formuler la revendication de
l’autonomie culturelle-nationale, la conférence, sans se prononcer
sur le fond de cette revendication, constate que cette interprétation
du point du programme reconnaissant à chaque nationalité le droit
de disposer d’elle-même ne va pas à rencontre du sens exact de ce
programme. »
Ainsi,
d’abord, « ne pas se prononcer sur le fond de cette »
question, et puis, « constater ». Méthode originale…
Qu’est-ce
donc qu’ « a constaté » cette conférence originale ?
Mais
ceci que la « revendication » de l’autonomie
culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre du sens
exact » du programme reconnaissant le droit des nations à
disposer d’elles-mêmes.
Examinons
cette thèse.
Le
point relatif à la libre disposition parle des droits des nations.
[Le
point relatif à la libre disposition dans le programme du
P.O.S.D.R., adopté au IIe congrès en 1903, portait : « 9.
Le droit à la libre disposition pour toutes les nations faisant
partie de l’Etat. »]
D’après
ce point, les nations ont droit non seulement à l’autonomie, mais
encore à la séparation. Il s’agit de la libre disposition
politique.
Qui
les liquidateurs voulaient-ils tromper, en cherchant à interpréter
à tort et à travers ce droit, depuis longtemps établi dans toute
la social-démocratie internationale, à la libre disposition
politique des nations ?
Ou
peut-être les liquidateurs chercheront-ils à biaiser, en s’abritant
derrière ce sophisme : c’est que l’autonomie
culturelle-nationale, voyez-vous, « ne va pas à l’encontre »
des droits des nations ? C’est-à-dire que si toutes les
nations d’un Etat donné acceptent de s’organiser sur les bases
de l’autonomie culturelle-nationale, elles — la somme donnée de
ces nations — en ont pleinement le droit, et nul ne peut leur
imposer de force une autre forme de vie politique. C’est nouveau,
et c’est bien trouvé.
Ne
convient-il pas d’ajouter que, parlant d’une façon générale,
les nations ont le droit d’abolir chez elles la Constitution, de la
remplacer par un système d’arbitraire, de revenir à l’ancien
ordre de choses, car les nations, et seulement les nations
elles-mêmes, ont le droit de décider de leur propre sort. Nous
répétons : dans ce sens ni l’autonomie culturelle-nationale,
ni l’esprit réactionnaire national quel qu’il soit « ne va
à l’encontre » des droits des nations.
N’est-ce
pas ce que voulait dire la respectable conférence ?
Non,
ce n’est pas cela. Elle dit expressément que l’autonomie
culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre », non
des droits des nations, mais « du sens exact » du
programme. Il s’agit ici du programme, et non des droits des
nations.
Cela
se conçoit du reste. Si une nation quelconque s’était adressée à
la conférence des liquidateurs, celle-ci aurait pu constater tout
net que la nation a droit à l’autonomie culturelle-nationale. Or,
ce n’est pas une nation qui s’est adressée à la conférence,
mais une « délégation » de social-démocrates
caucasiens, de social-démocrates pas fameux, il est vrai, mais
social-démocrates tout de même. Et ils n’ont pas posé la
question des droits des nations, mais la question de savoir si
l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas les principes de
la social-démocratie, si elle ne va pas à l’ « encontre »
« du sens exact » du programme de la social-démocratie.
Ainsi
les droits des nations et le « sens exact » du programme
de la social-démocratie, ce n’est pas la même chose.
Apparemment,
il est aussi des revendications qui, sans aller à l’encontre des
droits des nations, peuvent aller à l’encontre du « sens
exact » du programme.
Exemple.
Le programme des social-démocrates comporte un point relatif à la
liberté de confession. D’après ce point, tout groupe d’individus
a le droit de confesser toute religion : le catholicisme,
l’orthodoxie, etc. La social-démocratie luttera contre toute
répression religieuse, contre les persécutions visant les
orthodoxes, les catholiques et les protestants. Est-ce à dire que le
catholicisme et le protestantisme, etc., « ne vont pas à
rencontre du sens exact » du programme ?
Non.
La social-démocratie protestera toujours contre les persécutions
visant le catholicisme et le protestantisme ; elle défendra
toujours le droit des nations à confesser n’importe quelle
religion ; mais en même temps, se basant sur la juste
conception des intérêts du prolétariat, elle fera de l’agitation
et contre le catholicisme, et contre le protestantisme, et contre
l’orthodoxie, afin de faire triompher la conception socialiste.
Et
elle le fera pour cette raison que, sans nul doute, le
protestantisme, le catholicisme, l’orthodoxie, etc., « vont à
rencontre du sens exact » du programme, c’est-à-dire à
rencontre des intérêts bien compris du prolétariat.
Il
faut en dire autant du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Les nations ont le droit de s’établir à leur guise ; elles
ont le droit de garder n’importe laquelle de leurs institutions
nationales, qu’elle soit nuisible ou utile, personne ne peut (n’en
a le droit !) intervenir de force dans la vie des nations.
Mais
cela ne signifie pas encore que la social-démocratie ne luttera pas,
ne fera pas de l’agitation contre les institutions nuisibles des
nations, contre les revendications irrationnelles des nations. Au
contraire, la social-démocratie a le devoir de faire cette agitation
et d’influer sur la volonté des nations de telle sorte que ces
dernières s’organisent sous la forme la plus appropriée aux
intérêts du prolétariat.
C’est
pour cela précisément que, combattant pour le droit des nations à
disposer d’elles-mêmes, elle fera en même temps de l’agitation,
par exemple, et contre la séparation des Tatars, et contre
l’autonomie culturelle-nationale des nations caucasiennes, car
l’une comme l’autre, sans aller à l’encontre des droits de ces
nations, vont cependant à l’encontre du « sens exact »
du programme, c’est-à-dire des intérêts du prolétariat
caucasien.
Apparemment,
les « droits des nations » et le « sens exact »
du programme sont deux notions tout à fait différentes. Alors que
le « sens exact » du programme exprime les intérêts du
prolétariat, formulés scientifiquement dans le programme de ce
dernier, les droits des nations peuvent exprimer les intérêts de
n’importe quelle classe— bourgeoisie, aristocratie, clergé,
etc., suivant la force et l’influence de ces classes.
Là,
les devoirs du marxiste, ici, les droits des nations composées des
diverses classes. Les droits des nations et les principes de la
social-démocratie peuvent aussi bien aller ou ne pas « aller à
rencontre » les uns des autres que, par exemple, la pyramide de
Chéops et la fameuse conférence des liquidateurs. Il est tout
simplement impossible de les comparer.
Mais
il s’ensuit que la respectable conférence a confondu de la façon
la plus impardonnable deux choses absolument différentes. Il en est
résulté non pas une solution de la question nationale, mais une
chose absurde, suivant laquelle les droits des nations et les
principes de la social-démocratie « ne vont pas à
l’encontre » les uns des autres ; par conséquent,
chaque revendication des nations peut être compatible avec les
intérêts du prolétariat ; par conséquent, nulle
revendication des nations aspirant à disposer d’elles-mêmes
« n’ira à l’encontre du sens exact » du programme !
Ils
n’ont pas ménagé la logique…
C’est
sur la base de cette absurdité qu’a surgi la décision désormais
fameuse de la conférence des liquidateurs, suivant laquelle la
revendication de l’autonomie nationale-culturelle « ne va pas
à l’encontre du sens exact » du programme.
Mais
la conférence des liquidateurs n’enfreint pas seulement les lois
de la logique.
Elle
enfreint encore son devoir envers la social-démocratie russe, en
sanctionnant l’autonomie culturelle-nationale. Elle enfreint de la
façon la plus nette le « sens exact » du programme, car
on sait que le IIe congrès qui a adopté le programme a repoussé
résolument l’autonomie culturelle-nationale. Voici ce qui a été
dit à ce sujet au congrès en question :
Goldblatt
[bundiste]
: J’estime nécessaire la création d’institutions
spéciales susceptibles d’assurer la liberté du développement
culturel des nationalités, et c’est pourquoi je propose d’ajouter
au paragraphe 8 : « et la création d’institutions leur
garantissant la pleine liberté du développement culturel ».
[C’est là, on le sait, la formule bundiste de l’autonomie
culturelle-nalionale. J.S.]
Martynov
indique que les institutions générales doivent être organisées de
façon à assurer aussi les intérêts particuliers. Impossible de
créer aucune institution spéciale garantissant la liberté du
développement culturel de la nationalité.
Egorov :
Dans la question de la nationalité, nous ne pouvons adopter que des
propositions négatives, c’est-à-dire que nous sommes contre
toutes restrictions de la nationalité. Mais peu nous importe à
nous, social-démocrates, de savoir si une nationalité ou une autre
se développera comme telle. C’est l’affaire du processus
spontané.
Koltsov :
Les délégués du Bund se fâchèrent chaque fois qu’il est
question de leur nationalisme. Or, l’amendement apporté par le
délégué du Bund revêt un caractère purement nationaliste. On
exige de nous des mesures purement offensives pour soutenir même les
nationalités qui dépérissent.
…
En conséquence, « l’amendement de Goldblatt est repoussé à
la majorité contre trois voix ».
Ainsi,
il est clair que la conférence des liquidateurs est allée « à
l’encontre du sens exact » du programme. Elle a dérogé au
programme.
Maintenant,
les liquidateurs cherchent à se justifier, en invoquant le congrès
de Stockholm qui a prétendument sanctionné l’autonomie
culturelle-nationale. Vladimir Kossovski écrit à ce sujet :
« Comme
on le sait, suivant l’accord intervenu au congrès de Stockholm, on
avait laissé la liberté au Bund de maintenir son programme national
(jusqu’à la solution du problème national au congrès général
du Parti). Ce congrès a reconnu que l’autonomie
culturelle-nationale ne contredit pas en tout cas le programme
général du Parti. » (Voir Nacha Zaria, 1912, n° 9-10,
p. 120.)
Mais
les tentatives des liquidateurs sont vaines. Le congrès de Stockholm
n’a pas même songé à sanctionner le programme du Bund — il a
simplement accepté de laisser provisoirement la question ouverte.
L’intrépide Kossovski a manqué de courage pour dire toute la
vérité. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Les voici :
Galine
apporte cet amendement : « La question du programme
national reste ouverte commise n’ayant pas été examinée par le
congrès ». (Pour : 50 voix ; contre : 32.)
Une
voix : « Que signifie, ouverte ? »
Le
président : « Si nous disons que la question nationale
reste ouverte, cela signifie que le Bund peut maintenir jusqu’au
prochain congrès sa décision dans cette question. » (Voir
Naché Slovo (Notre Parole), 1906, n° 8, p. 53.) [Souligné par
nous. J. S.]
Comme
vous voyez, le congrès n’a même « pas examiné » la
question du programme national du Bund, il l’a simplement laissée
« ouverte », en laissant au Bund lui-même le soin de
décider du sort de son programme jusqu’au prochain congrès
général. En d’autres termes : le congrès de Stockholm a
éludé la question, sans donner une appréciation de l’autonomie
culturelle-nationale, ni dans l’un ni dans l’autre sens.
Or,
la conférence des liquidateurs s’attelle, de la façon la plus
nette, à l’appréciation du problème, reconnaît l’autonomie
culturelle-nationale acceptable et la sanctionne au nom du programme
du Parti.
La
différence saute aux yeux.
Ainsi,
la conférence des liquidateurs, en dépit des stratagèmes de toute
sorte, n’a pas fait avancer d’un seul pas la question nationale.
Biaiser
devant le Bund et les national-liquidateurs caucasiens, c’est tout
ce dont elle s’est révélée capable.
VII.
— La question nationale en Russie
Il
nous reste à tracer la solution positive de la question nationale.
Nous
partons du fait que le problème ne peut être résolu qu’en
liaison indissoluble avec la situation que traverse la Russie.
La
Russie vit dans une période de transition, où la vie « normale »,
« constitutionnelle », ne s’est pas encore établie, où
la crise politique n’est pas encore résolue. Les journées de
tempêtes et de « complications » sont encore à venir.
D’où le mouvement, présent et futur, mouvement qui se donne pour
but la pleine démocratisation.
C’est
en liaison avec ce mouvement que doit être envisagée la question
nationale.
Ainsi,
pleine démocratisation du pays, comme base et condition de la
solution du problème national.
Il
convient de tenir compte, lors de la solution du problème, non
seulement de la situation intérieure, mais aussi de la situation
extérieure. La Russie est située entre l’Europe et l’Asie,
entre l’Autriche et la Chine. Le progrès du démocratisme en Asie
est inévitable.
Le
progrès de l’impérialisme en Europe n’est pas un effet du
hasard. Le capital en Europe commence à se sentir à l’étroit, et
il se rue vers d’autres pays, à la recherche de débouchés
nouveaux, d’une main-d’œuvre à bon marché, de nouveaux champs
d’activité. Mais cela conduit à des complications extérieures et
à la guerre.
Nul
ne peut dire que la guerre des Balkans [Allusion à la première
guerre des Balkans, commencée en octobre 1912 entre la Bulgarie, la
Serbie, la Grèce et le Monténégro, d’une part, et la Turquie, de
l’autre. Cette guerre fut le résultat du conflit entre les
intérêts des puissances de l’Entente (France, Angleterre, Russie)
et ceux des puissances de la Triple Alliance (Allemagne,
Autriche-Hongrie, Italie) dans la péninsule balkanique. Cette
guerre, aussi bien que la deuxième guerre des Balkans (1913), qui
éclata entre les alliés de la veille n’ayant pas su partager le
butin, et qui se termina par l’écrasement de la Bulgarie, ne
firent que raviver les contradictions impérialistes dans les
Balkans ; elles furent le prélude de la guerre impérialiste
mondiale.] soit la fin, et non le commencement des complications.
Il
est parfaitement possible qu’une combinaison de conjonctures
intérieures et extérieures intervienne, dans laquelle telle ou
telle nationalité de Russie trouvera nécessaire de poser et de
résoudre la question de son indépendance. Et, dans ces cas-là, ce
n’est évidemment pas aux marxistes à dresser des barrières.
Il
s’ensuit donc que les marxistes russes ne pourront pas se passer du
droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Ainsi,
droit de disposer de soi-même comme point indispensable dans la
solution du problème national.
Poursuivons.
Comment agir envers les nations qui, pour telles ou telles raisons,
préféreront demeurer dans le cadre d’un tout ?
Nous
avons vu que l’autonomie culturelle-nationale n’est pas
utilisable.
En
premier lieu, elle est artificielle et non viable, car elle suppose
le rassemblement artificiel, dans une seule nation, d’individus que
la vie, la vie réelle, sépare et jette aux différents points de
l’Etat.
En
second lieu, elle pousse au nationalisme, car elle conduit au point
de vue de la « délimitation » des individus par curies
nationales, au point de vue de l’ « organisation » des
nations, au point de vue de la « conservation » et de la
culture des « particularités nationales », chose qui ne
sied pas du tout à la social-démocratie.
Ce
n’est pas par hasard que les séparatistes moraves au Reichsrat,
s’étant séparés des députés social-démocrates allemands, se
sont unis aux députés bourgeois moraves en un seul « kolo »
[Cercle, groupe, communauté. S’applique ici à l’union des
partis au sein du Parlement.] morave, pour ainsi dire.
Ce
n’est pas par hasard non plus que les séparatistes russes du Bund
se sont embourbés dans le nationalisme, en exaltant le « samedi »
et le « yiddish ». Il n’y a pas encore de députés
bundistes à la Douma, mais dans le rayon d’action du Bund il y a
la communauté juive cléricalo-réactionnaire, dans les
« institutions dirigeantes » de laquelle le Bund
organise, en attendant, l’ « unité » entre ouvriers et
bourgeois juifs. (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, fin
de la résolution sur la communauté.) Telle est bien la logique de
l’autonomie culturelle nationale.
Ainsi
l’autonomie nationale ne résout pas la question.
Où
donc est l’issue ?
La
seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie
d’unités déjà cristallisées, telles que la Pologne, la
Lituanie, l’Ukraine, le Caucase, etc.
L’avantage
de l’autonomie régionale consiste tout d’abord en ceci :
avec elle on a affaire non à une fiction sans territoire, mais à
une population déterminée, vivant sur un territoire déterminé.
Ensuite,
elle ne délimite pas les individus par nations, elle ne renforce pas
les barrières nationales ; au contraire, elle ne fait que
démolir ces barrières et grouper la population pour ouvrir la voie
à une délimitation d’un autre genre, à la délimitation par
classes.
Enfin,
elle permet d’utiliser de la façon la meilleure les richesses
naturelles de la région et de développer les forces productives,
sans attendre les décisions du centre commun — fonctions qui ne
sont pas inhérentes à l’autonomie culturelle-nationale.
Ainsi,
autonomie régionale comme point indispensable dans la solution de la
question nationale.
Il
n’est pas douteux qu’aucune des régions n’offre une
homogénéité nationale complète, car dans chacune d’elles sont
incrustées des minorités nationales. Tels les Juifs en Pologne, les
Lettons en Lituanie, les Russes au Caucase, les Polonais en Ukraine,
etc.
On
peut appréhender, par conséquent, que les minorités soient
opprimées par les majorités nationales. Mais ces appréhensions ne
sont fondées que si le pays garde l’ancien état de choses. Donnez
au pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront
tout terrain.
On
propose de lier les minorités éparses en une seule union nationale.
Mais les minorités ont besoin non pas d’une union artificielle,
mais de droits réels chez elles, sur place. Que peut leur donner une
telle union sans une démocratisation complète ? Ou bien :
quelle est la nécessité d’une union nationale, quand il y a
démocratisation complète ?
Qu’est-ce
qui met particulièrement en émoi la minorité nationale ?
La
minorité est mécontente, non de l’absence d’une union
nationale, mais de l’absence du droit de se servir de sa langue
maternelle. Laissez-lui l’usage de sa langue maternelle, et le
mécontentement passera tout seul.
La
minorité est mécontente, non de l’absence d’une union
artificielle, mais de l’absence chez elle d’une école en langue
maternelle. Donnez-lui cette école, et le mécontentement perdra
tout terrain.
La
minorité est mécontente, non de l’absence d’une union
nationale, mais de l’absence de la liberté de conscience, de
déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés, et elle cessera d’être
mécontente.
Ainsi,
égalité nationale sous toutes ses formes (langue, écoles, etc.)
comme point indispensable dans la solution de la question nationale.
Une loi généralisée à tout l’Etat, établie sur la base de la
démocratisation complète du pays et interdisant toute espèce de
privilèges nationaux sans exception et toutes entraves ou
restrictions, quelles qu’elles soient, aux droits des minorités
nationales.
C’est
en cela, et cela seulement, que peut résider la garantie réelle et
non fictive, des droits de la minorité.
On
peut contester ou ne pas contester l’existence d’un lien logique
entre le fédéralisme dans l’organisation et l’autonomie
culturelle-nationale. Mais on ne saurait contester que cette dernière
crée une atmosphère favorable au fédéralisme sans bornes, qui se
transforme en rupture totale, en séparatisme.
Si
les Tchèques en Autriche et les bundistes en Russie, ayant commencé
par l’autonomie pour passer ensuite à la fédération, ont fini
par le séparatisme, un grand rôle a sans doute été joué ici par
l’atmosphère nationaliste que l’autonomie nationale dégage
naturellement.
Ce
n’est pas par hasard que l’autonomie nationale et le principe
fédératif dans l’organisation marchent de pair. Cela se conçoit.
C’est que l’une et l’autre réclament la délimitation des
nationalités. L’une et l’autre supposent l’organisation par
nationalités. La ressemblance est indéniable. La seule différence
est que là on délimite la population en général, ici les ouvriers
social-démocrates.
Nous
savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités.
Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par
nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à
l’égard des ouvriers des autres nationalités, démoralisation
complète dans les rangs de la social-démocratie, tels sont les
résultats du fédéralisme dans l’organisation. L’histoire de la
social-démocratie en Autriche et l’activité du Bund en Russie
l’attestent avec éloquence.
L’unique
moyen contre un tel état de choses, c’est l’organisation basée
sur les principes de l’internationalisme.
Le
groupement, sur place, des ouvriers de toutes les nationalités de
Russie en collectivités uniques et unies, le groupement de ces
collectivités en un parti unique, telle est la tâche.
Il
va de soi que cette façon d’édifier le Parti n’exclut pas, mais
implique une vaste autonomie des régions au sein d’un tout unique,
au sein du Parti.
L’expérience
du Caucase montre toute l’utilité d’un tel type d’organisation.
Si les Caucasiens ont réussi à surmonter les conflits nationaux
entre ouvriers arméniens et tatars ; s’ils ont réussi à
prémunir la population contre les possibilités de massacres et de
fusillades ; si à Bakou, dans ce kaléidoscope de groupes
nationaux, les conflits nationaux ne sont plus possibles désormais,
si l’on y a réussi à entraîner les ouvriers dans la voie unique
d’un mouvement puissant, — la structure internationale de la
social-démocratie caucasienne n’a pas joué ici le dernier rôle.
Le
type de l’organisation n’influe pas seulement sur le travail
pratique. Il met une empreinte indélébile sur toute la vie
spirituelle de l’ouvrier. L’ouvrier vit de la vie de son
organisation, il s’y développe moralement et y fait son éducation.
C’est
ainsi que, évoluant dans son organisation et y rencontrant chaque
fois ses camarades d’autres nationalités, menant avec eux la lutte
commune sous la direction de la collectivité commune, il se pénètre
profondément de l’idée que les ouvriers sont avant tout les
membres d’une seule famille de classe, les membres d’une seule
armée du socialisme. Et cela ne peut manquer d’avoir une énorme
portée éducative pour les grandes couches de la classe ouvrière.
C’est
pourquoi le type international de l’organisation est l’école des
sentiments de camaraderie, l’agitation la plus efficace en faveur
de l’internationalisme.
Il
en va autrement de l’organisation par nationalités. En
s’organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se
renferment dans leurs coquilles nationales, en se séparant les uns
des autres par des barrières d’organisation. Ce qui se trouve
souligné, ce n’est pas ce qu’il y a de commun entre les
ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l’ouvrier
est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n’y
a rien d’étonnant si le fédéralisme national dans l’organisation
cultive chez les ouvriers l’esprit d’isolement national.
C’est
pourquoi le type national de l’organisation est l’école de
l’étroitesse et de la routine nationales.
De
cette façon nous avons devant nous deux types d’organisation
différents en principe : le type de la cohésion internationale
et le type de la « délimitation », dans l’organisation
des ouvriers par nationalités.
Les
tentatives de concilier ces deux types n’ont pas eu de succès
jusqu’à présent.
Le
statut conciliateur de la social-démocratie autrichienne, élaboré
à Wimberg, en 1897, est resté suspendu en l’air. Le Parti
autrichien s’est morcelé, entraînant à sa suite les syndicats.
La « conciliation » se révélait non seulement utopique,
mais nuisible. Strasser a raison d’affirmer que « le
séparatisme a remporté son premier triomphe au congrès du Parti, à
Wimberg ». (Voir : Der Arbeiter und die Nation, 1912.)
Il
en est de même en Russie. La « conciliation » avec le
fédéralisme du Bund qui eut lieu au congrès de Stockholm s’est
terminée par un krach complet. Le Bund a fait échec au compromis de
Stockholm. Dès le lendemain du congrès de Stockholm, le Bund devint
un obstacle dans la voie de la fusion sur place des ouvriers en une
organisation unique englobant les ouvriers de toutes les
nationalités. Et le Bund poursuivit obstinément sa tactique
séparatiste, bien qu’en 1907 et 1908 la social-démocratie russe
ait exigé à plusieurs reprises que l’unité à la base entre
ouvriers de toutes nationalités fût enfin réalisée.
[Il
est fait allusion ici aux décisions de la IVe conférence du
P.O.S.D.R. (dite la « IIIe conférence de Russie »), qui
se tint du 18 (5) au 25 (12) novembre 1907, et de la Ve conférence
du P.O.S.D.R. (dite de « décembre »), qui eut lieu du 3
au 9 janvier 1909 (du 21 au 27 décembre 1908 ancien style). Voir les
résolutions dans Le Parti communiste de l’U.RS.S. dans les
résolutions et décisions de ses congrès, conférences et
assemblées plénières du Comité central. 1re partie, édition de
l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1932.] Le Bund, ayant commencé par
l’autonomie nationale dans l’organisation, est passé en fait à
la fédération pour finir par une rupture complète, par le
séparatisme. Or, en rompant avec la social-démocratie russe, il y a
apporté le désarroi et la désorganisation. Il suffit de rappeler
l’affaire Jagello.
Aussi,
la voie de la « conciliation » doit-elle être abandonnée
comme utopique et nuisible.
De
deux choses l’une : ou bien le fédéralisme du Bund, et alors
la social-démocratie russe se reconstruit sur les bases de la
« délimitation » des ouvriers par nationalités ;
ou bien le type international de l’organisation, et alors le Bund
se reconstruit sur les bases de l’autonomie territoriale, à
l’exemple de la social-démocratie caucasienne, lettonne et
polonaise, en ouvrant la route à l’œuvre d’unification directe
des ouvriers juifs avec les ouvriers des autres nationalités de la
Russie.
Pas
de milieu : les principes triomphent, mais ne « se
concilient pas ».
Ainsi, principe du rassemblement international des ouvriers comme point indispensable dans la solution de la question nationale.
=>Oeuvres de Staline