Staline : Aux Citoyens. Vive le drapeau rouge !

Tract édité par l’imprimerie du Comité de Tiflis du P.O.S.D.R.

Signé : le Comité de Tiflis.

15 Février 1905

   Grands espoirs et grandes déceptions ! Au lieu de haines nationales, l’amour mutuel et la confiance ! Au lieu d’un pogrom fratricide, une grandiose manifestations contre le tsarisme, fauteur de pogroms ! Les espoirs du gouvernement tsariste se sont effondrés : il n’a pas réussi à dresser les unes contre les autres les nationalités de Tiflis !…

   Il y a fort longtemps que le gouvernement tsariste s’efforce d’exciter les prolétaires les uns contre les autres, longtemps qu’il cherche à disloquer le mouvement général du prolétariat. C’est pour cela qu’il a organisé des pogroms à Gomel, Kichinev et ailleurs.

C’est dans ce but encore qu’il a provoqué à Bakou une guerre fratricide. Et voilà qu’enfin les regards du gouvernement tsariste se sont arrêtés sur Tiflis. Il a décidé de monter ici, au centre du Caucase, une tragédie sanglante pour la faire jouer ensuite dans les provinces !

Pensez donc : exciter les unes contre les autres les nationalités du Caucase et noyer dans son propre sang le prolétariat caucasien ! Le gouvernement tsariste se frottait les mains.

Il a même fait diffuser des tracts appelant à courir sus aux Arméniens. Et il comptait bien sur un succès.

Mais voilà que tout à coup, le 13 février, une foule de plusieurs milliers d’Arméniens, de Géorgiens, de Tatars et de Russes, comme pour contrecarrer les desseins du gouvernement tsariste, se réunit dans l’enceinte de la cathédrale de Vank ; et là, ils jurent de se soutenir mutuellement « pour lutter contre le démon qui sème entre nous la discorde ».

L’unanimité est complète. Des discours appelant à « l’union » sont prononcés. La foule applaudit les orateurs. Trois mille exemplaires de nos tracts sont diffusés.

On se les arrache. L’enthousiasme grandit. Bravant le gouvernement, on décide de se réunir le lendemain dans l’enceinte de cette même cathédrale pour « jurer », une fois encore, « de s’aimer les uns les autres ».

   Le 14 février. Toute l’enceinte de la cathédrale et les rues adjacentes sont noires de monde. Nos tracts sont diffusés et lus ouvertement. la masse se scinde en groupes, discute le contenu des tracts. Des discours sont prononcés.

L’enthousiasme va croissant. On décide de manifester en défilant devant la cathédrale de Sion et la mosquée, de « jurer de s’aimer les uns les autres », de s’arrêter au cimetière persan, de prêter serment encore une fois puis de se disperser.

La foule fait ce qu’elle a décidé. Chemin faisant, près de la mosquée et au cimetière persan, des discours sont prononcés, on distribue nos tracts (il en a été diffusé 12.000 ce jour là).

L’enthousiasme de la foule grandit toujours. L’énergie révolutionnaire accumulée cherche à s’extérioriser.

La foule décide de manifester rue du Palais, sur la perspective Golovinski, et de ne se disperser qu’ensuite. Notre comité profite des circonstances pour organiser séance tenante un petit noyau dirigeant. Ce noyau, un ouvrier d’avant-garde à sa tête, se met au centre, et un drapeau rouge improvisé est déployé devant le palais même.

Le porte-drapeau, juché sur les épaules de manifestants, prononce un discours nettement politique où il demande avant tout aux camarades de na pas se laisser troubler par l’absence d’un appel social-démocrate sur le drapeau. « Non, non , répondent les manifestants, il est dans nos cœurs ! »

Il explique ensuite la signification du drapeau rouge, critique les orateurs précédents d’un point de vue social-démocrate, dénonce l’insuffisance de leurs discours, affirme la nécessité de renverser le tsarisme et le capitalisme et appelle les manifestants à lutter sous le drapeau rouge de la social-démocratie.

« Vive le drapeau rouge ! » répond la foule. Les manifestants se dirigent vers la cathédrale de Vank. A trois reprises, ils s’arrêtent en chemin pour écouter le porte-drapeau. Celui-ci appelle de nouveau les manifestants à lutter contre le tsarisme et demande qu’on prête le serment de se retrouver pour l’insurrection aussi unanimes qu’aujourd’hui à la manifestation.

« Nous le jurons ! » répond la foule. Puis les manifestants arrivent à la cathédrale de Vank et, après une légère échauffourée avec les cosaques, se dispersent.

   Telle a été « la manifestation de 8.000 citoyens de Tiflis ».

   C’est ainsi que les citoyens de Tiflis ont riposté à la politique pharisaïque du gouvernement tsariste. C’est ainsi qu’ils ont tiré vengeance de ce gouvernement infâme qui a versé le sang des citoyens de Bakou. Gloire et honneur aux citoyens de Tiflis !

   Devant les milliers de citoyens de Tiflis rassemblés sous les plis du drapeau rouge et qui ont à plusieurs reprises condamné à mort le gouvernement tsariste, les infâmes valets d’un gouvernement infâme ont dû reculer. Ils ont renoncé au pogrom.

   Est-ce à dire, citoyens, que le gouvernement du tsar ne cherchera plus à organiser de pogroms ? Tant s’en faut ! Aussi longtemps qu’il subsistera et plus il sentira le sol se dérober sous ses pieds, plus il aura recours aux pogroms. le seul moyen de faire cesser les pogroms, c’est d’abattre l’autocratie tsariste.

   Vous tenez à votre vie et à celle de vos proches ? Vous chérissez vos amis, vos parents, et vous ne voulez pas de pogroms ? Sachez alors, citoyens, que c’est seulement en mettant fin au tsarisme que l’on mettra fin aux pogroms et aux effusions de sang qu’ils entraînent !

   Renverser l’autocratie tsariste : voilà à quoi vous devez vous efforcer avant tout !

   Vous voulez mettre fin à toute haine nationale ? Vous cherchez à réaliser la solidarité complète des peuples ? Sachez alors, citoyens, que c’est seulement en mettant fin à l’inégalité, en supprimant le capitalisme, que l’on mettra fin aux différents nationaux !

   Le triomphe du socialisme, voilà en fin de compte à quoi vous devez tendre !

   Mais qui balaiera de la surface de la terre l’odieux régime tsariste, qui vous délivrera des pogroms ? Le prolétariat, dirigé par la social-démocratie.

   Et qui détruira le régime capitaliste, qui fera régner sur la terre la solidarité internationale ? Encore une fois, le prolétariat, dirigé par cette même social-démocratie.

   Le prolétariat, et le prolétariat seul, conquerra pour vous la liberté et la paix.

   Ralliez-vous donc autour du prolétariat et rangez-vous sous le drapeau de la social-démocratie !

A bas l’autocratie tsariste !
Vive la République démocratique !
A bas le capitalisme !
Vive le socialisme !
Vive le drapeau rouge !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Les tâches des dirigeants de l’industrie

Discours prononcé à la Première Conférence des cadres de l’industrie socialiste de l’U.R.S.S.,
le 4 février 1931

Camarades, les travaux de votre conférence touchent à leur fin. Vous allez adopter tout à l’heure des résolutions. Je ne doute pas qu’elles ne soient adoptées à l’unanimité.

Dans ces résolutions – je les connais un peu, – vous approuvez les chiffres estimatifs du plan de l’industrie pour l’année 1931, et vous prenez l’engagement de les exécuter.

La parole d’un bolchevik est chose sérieuse. Les bolcheviks ont l’habitude de tenir les promesses qu’ils font. Mais que signifie l’engagement d’exécuter les chiffres estimatifs pour l’année 1931 ? Cela signifie : assurer l’accroissement général de la production industrielle de 45%.

Or, c’est là une très grande tâche. Bien plus, un tel engagement signifie que, non seulement vous faites la promesse d’exécuter notre plan quinquennal en quatre ans, c’est chose décidée et il n’est plus besoin ici d’aucune résolution, cela signifie que vous promettez de l’accomplir en trois ans pour les industries maîtresses, décisives.

C’est bien que la conférence fasse la promesse d’exécuter le plan de 1931, d’exécuter le plan quinquennal en trois ans. Mais nous sommes instruits par l’« amère expérience. »

Nous savons que les promesses ne sont pas toujours tenues. Au début de 1930, on avait également promis d’exécuter le plan annuel. Il s’agissait alors d’augmenter la production de notre industrie de 31- 32%. Cependant cette promesse n’a pas été entièrement tenue. L’accroissement effectif de la production industrielle a été, pour 1930, de 25%.

Nous devons poser la question : la même chose ne va-t-elle pas se reproduire cette année ? Les dirigeants, les travailleurs de notre industrie promettent maintenant d’augmenter la production industrielle, en 1931, de 45%. Mais où est la garantie que cette promesse sera tenue ?

Que faut-il pour exécuter les chiffres estimatifs, pour fournir un accroissement de production de 45%, pour obtenir l’exécution du plan quinquennal non en quatre, mais en trois ans dans les industries maîtresses, décisives ?

Il y faut deux conditions essentielles.

D’abord il faut qu’il y ait des possibilités réelles ou, comme on dit chez nous, « objectives ».

En second lieu, il faut qu’il y ait le désir et le savoir-faire pour diriger nos entreprises, de façon que ces possibilités soient réalisées.

Avions-nous, l’an dernier, les possibilités « objectives » pour exécuter le plan intégralement ? Oui, nous les avions. Des faits incontestables l’attestent. Ces faits, les voici : en mars et avril de l’an dernier, l’industrie a fourni un accroissement de production de 31 % comparativement à l’année d’avant. On se demande : Pourquoi donc n’avons-nous pas accompli le plan pour l’année tout entière ? Qu’est-ce qui nous en a empêchés ? Qu’est-ce qui nous manquait ? Le savoir-faire nous a manqué pour utiliser les possibilités existantes. Le savoir-faire nous a manqué pour diriger judicieusement les usines, les fabriques, les mines.

Nous avions la première condition : les possibilités « objectives » pour exécuter le plan. Mais nous n’avions pas à un degré suffisant la deuxième condition : le savoir-faire pour diriger la production. Et précisément parce que nous avons manqué de savoir-faire pour diriger les entreprises, le plan s’est trouvé inexécuté. Au lieu de 31- 32% d’accroissement, nous n’avons fourni que 25%.

Evidemment, 25% d’accroissement, c’est une grande chose. Il n’est pas un seul pays capitaliste qui ait eu, en 1930, ou qui ait maintenant un accroissement de sa production.

Dans tous les pays capitalistes sans exception, la production, accuse une chute marquée. Dans ces conditions, 25% d’accroissement, c’est un grand pas en avant. Mais nous pouvions donner plus. Nous avions pour cela toutes les conditions « objectives » nécessaires.

Ainsi donc, où est la garantie que cette année le cas de l’année dernière ne se reproduira pas ; que le plan sera exécuté entièrement ; que les possibilités existantes seront utilisées par nous comme il convient ; que votre promesse ne restera pas, pour une certaine part, sur le papier ?

Dans l’histoire des Etats, dans l’histoire des pays, dans l’histoire des armées, il y eut des cas où toutes les possibilités de succès et de victoire étaient réunies, mais où ces possibilités restaient inutilisées parce que les dirigeants ne les remarquaient pas, ne savaient pas s’en servir et les armées subissaient la défaite.

Avons-nous toutes les possibilités nécessaires pour l’exécution des chiffres estimatifs de 1931 ?

Oui, nous avons ces possibilités.

En quoi consistent-elles ? Que faut-il pour qu’elles deviennent une réalité ?

Il faut tout d’abord des richesses naturelles suffisantes dans le pays : minerai de fer, charbon, pétrole, blé, coton. Existent-elles chez nous ? Oui. Elles existent en plus grande quantité que dans tout autre pays. A ne prendre que l’Oural ; il représente une combinaison de richesses qu’on ne saurait trouver dans aucun pays. Minerai, charbon, pétrole, blé, que n’y a-t-il pas dans l’Oural !

Notre pays a tout, excepté peut-être le caoutchouc. Mais d’ici un an ou deux, nous aurons aussi le caoutchouc à notre disposition. De ce côté, du côté des richesses naturelles, nous sommes pleinement pourvus. Nous en avons même plus qu’il n’est nécessaire.

Que faut-il encore ?

Il faut qu’existe un pouvoir qui ait le désir et la force de pousser la mise en valeur, au profit du peuple, de ces immenses richesses naturelles.

Un tel pouvoir existe-t-il chez nous ? Oui.

Il est vrai que notre travail pour la mise en valeur des richesses naturelles ne se fait pas toujours sans frottements entre nos propres collaborateurs. Par exemple, l’an dernier, le pouvoir des Soviets a dû mener une certaine lutte au sujet de la formation d’une deuxième base houillère et métallurgique, sans laquelle nous ne pouvons pas nous développer plus avant. Mais nous avons déjà surmonté ces obstacles. Et nous aurons sous peu cette base.

Que faut-il encore ?

Il faut encore que ce pouvoir jouisse du soutien des millions d’ouvriers et de paysans. Notre pouvoir jouit-il de ce soutien ? Oui. Dans le monde entier vous ne trouverez pas un pouvoir qui, comme le pouvoir des Soviets, jouisse d’un tel soutien des ouvriers et des paysans.

Je n’invoquerai pas les faits attestant la croissance de l’émulation socialiste, les progrès du travail de choc ; je n’invoquerai pas la campagne de lutte pour le contre-plan industriel et financier. Tous ces faits, qui marquent nettement le soutien que les masses innombrables donnent au pouvoir des Soviets, sont connus de tous.

Que faut-il encore pour exécuter et dépasser les chiffres estimatifs de 1931 ?

Il faut encore qu’existe un régime qui soit exempt des maladies incurables du capitalisme, et qui présente des avantages sérieux sur le capitalisme.

La crise, le chômage, le gaspillage, la misère des grandes masses, voilà les maladies incurables du capitalisme. Notre régime ne souffre pas de ces maladies, parce que le pouvoir est dans nos mains, dans les mains de la classe ouvrière, parce que nous planifions l’économie, accumulons méthodiquement les ressources, et les répartissons judicieusement entre les branches de l’économie nationale.

Nous sommes exempts des maladies incurables du capitalisme. C’est ce qui nous distingue du capitalisme, c’est là notre avantage décisif sur le capitalisme. Voyez comment les capitalistes entendent sortir de la crise. Us baissent au maximum le salaire des ouvriers. Ils baissent au maximum les prix des matières premières et des produits alimentaires. Mais ils ne veulent pas baisser tant soit peu sérieusement les prix des articles manufacturés.

C’est dire qu’ils entendent sortir de la crise aux dépens des principaux consommateurs de marchandises, aux dépens des ouvriers, aux dépens des paysans, aux dépens des travailleurs des pays produisant les matières premières et les denrées alimentaires. Les capitalistes portent la hache à la branche sur laquelle ils se tiennent assis.

Et, au lieu d’une issue à la crise, il en résulte une aggravation de celle-ci, il en résulte une accumulation de nouvelles prémisses conduisant à une nouvelle crise, encore plus cruelle. Notre avantage est que nous ignorons les crises de surproduction ; que nous n’avons ni n’aurons des millions de chômeurs ; que nous n’avons pas d’anarchie dans la production, puisque notre économie est régie par un plan. Mais ce n’est pas tout.

Nous sommes le pays de l’industrie la plus concentrée. C’est dire que nous pouvons édifier notre industrie sur la base de la technique la meilleure, et garantir ainsi une productivité du travail jamais vue, un rythme d’accumulation sans précédent. Notre faiblesse dans le passé était que cette industrie se basait sur une économie paysanne, petite et morcelée.

Mais cela fut.

Maintenant cela n’est plus. Demain, peut-être dans un an, nous deviendrons le pays de l’agriculture la plus grande du monde.

Les sovkhoz et les kolkhoz, qui sont des formes de grosse exploitation, ont fourni dès cette année la moitié de tout notre blé marchand. Et cela signifie que notre régime, le régime soviétique, nous donne des possibilités de progression rapide, dont ne peut rêver aucun pays bourgeois.

Que faut-il encore pour avancer à pas de géant ?

Il faut qu’existe un parti suffisamment cohérent et uni, pour orienter les efforts de tous les meilleurs hommes de la classe ouvrière vers un seul point, et suffisamment expérimenté pour ne pas flancher devant les difficultés et appliquer systématiquement une politique juste, révolutionnaire, bolchevique.

Ce parti existe-t-il chez nous ?

Oui, il existe.

Sa politique est-elle juste ?

Oui, elle est juste, puisqu’elle donne de sérieux succès. Non seulement les amis, mais les ennemis de la classe ouvrière le reconnaissent aujourd’hui.

Voyez comme aboient et se démènent contre notre Parti les gentlemen « respectables » connus de tous : Fish en Amérique, Churchill en Angleterre, Poincaré en France. Pourquoi aboient-ils et se démènent-ils ? Parce que la politique de notre Parti est juste, parce qu’elle donne un succès après l’autre.

Voilà, camarades, toutes les possibilités qui nous facilitent la réalisation des chiffres estimatifs de 1931, qui permettent d’exécuter le plan quinquennal en quatre ans et même en trois ans pour les branches décisives.

Ainsi la première condition pour exécuter le plan – les possibilités « objectives » – existe chez nous.

Avons-nous la deuxième condition : le savoir-faire pour utiliser ces possibilités ?

Autrement dit, avons-nous une juste direction des fabriques, des usines, des mines ? Tout va-t-il ici pour le mieux ?

Malheureusement non. Et nous devons, nous bolcheviks, le proclamer haut et clair.
Que signifie diriger la production ? Chez nous on n’envisage pas toujours à la manière bolchevique le problème de la direction des entreprises. On pense souvent que diriger, c’est signer des, papiers. C’est triste, mais c’est un fait.

Parfois on songe involontairement aux personnages de Chtchédrine. Vous vous souvenez comment une pompadour [Pompadour, type de l’administrateur-tyranneau peint par le célèbre satirique russe Saltykov-Chtchédrine, dans ses Pompadours. (N. des Trad.)] faisait la leçon à son rejeton : Ne te casse pas la tête à étudier ; ne pénètre pas au fond des choses ; que les autres s’en occupent, ce n’est pas ton affaire : ton affaire est de diriger, de signer des papiers. Il faut reconnaître, à notre honte, que parmi nous aussi, parmi les bolcheviks, il en est bon nombre qui pour diriger signent des papiers.

Quant à pénétrer au fond des choses, à s’assimiler la technique, à devenir les maîtres de la besogne, eh bien ! non, ils n’y songent même pas.

Comment a-t-il pu se faire que nous, bolcheviks, qui avons fait trois révolutions, qui sommes sortis victorieux d’une guerre civile atroce, qui avons résolu la tâche immense de créer l’industrie, qui avons orienté la paysannerie dans la voie du socialisme, – comment a-t-il pu se faire que, lorsqu’il s’agit de diriger la production, c’est la paperasse qui l’emporte ?

La raison, c’est que signer un papier est plus facile que diriger la production. Et c’est ainsi que beaucoup de dirigeants de l’industrie se sont engagés dans cette voie du moindre effort.

Il y a là aussi de notre faute, de la faute du centre. Une dizaine d’années plus tôt un mot d’ordre fut lancé : « Etant donné que les communistes ne connaissent pas encore comme il se doit la technique de la production, et qu’il leur faut encore apprendre à gérer l’économie, les vieux techniciens et ingénieurs, les spécialistes conduiront la production ; quant à vous, communistes, ne vous mêlez pas de la technique du travail ; mais, sans vous en mêler, étudiez la technique, étudiez d’arrache-pied la science de la direction de la production pour devenir ensuite, avec les spécialistes qui nous sont dévoués, de véritables dirigeants de la production, de véritables maîtres de la besogne. » Tel était le mot d’ordre.

Et qu’est-il advenu en fait ? On a rejeté la deuxième partie de cette formule, car il est plus difficile d’apprendre que de signer des papiers ; quant à la première partie, on l’a avilie, en interprétant la non-immixtion comme une renonciation à l’étude de la technique de la production. Il en est résulté une chose absurde, une chose nuisible et dangereuse.

Plus tôt nous nous en débarrasserons, et mieux cela vaudra. La vie elle-même nous a plus d’une fois avertis que les choses allaient mal dans ce domaine. L’affaire de Chakhti fut le premier avertissement. L’affaire de Chakhti a montré que les organisations du Parti et les syndicats manquaient de vigilance révolutionnaire.

Elle a montré que les dirigeants de nos organisations économiques sont scandaleusement en retard sous le rapport technique ; que certains vieux ingénieurs et techniciens, travaillant sans contrôle, glissent plus facilement dans la voie du sabotage, d’autant plus que les ennemis de l’étranger les harcèlent sans cesse de « propositions ». Le deuxième avertissement fut le procès du « Parti industriel ».

Nul doute qu’à la base du sabotage se trouve la lutte des classes. Nul doute que l’ennemi de classe résiste furieusement à l’offensive socialiste. Mais cela seul ne suffit pas pour expliquer une telle luxuriance de sabotage.

Comment a-t-il pu se faire que le sabotage ait pris d’aussi vastes proportions ? A qui la faute ? A nous.

Si nous avions organisé la direction de l’économie autrement ; si nous nous étions mis beaucoup plus tôt à l’étude de la technique du travail, à l’assimilation de la technique ; si nous nous étions mêlés plus souvent et de façon plus judicieuse de la direction de l’économie, les saboteurs n’auraient pu nuire autant.

Il nous faut devenir nous-mêmes des spécialistes, les maîtres de la besogne ; il faut nous tourner face aux connaissances techniques, voilà de quel côté la vie nous pousse.

Mais ni le premier avertissement, ni même le second, n’ont assuré jusqu’ici le tournant nécessaire. Il est temps, il est grand temps de nous tourner face à la technique. Il est temps de rejeter le vieux mot d’ordre, le mot d’ordre périmé de la non-immixtion dans la technique, et de devenir nous-mêmes des spécialistes, des connaisseurs en la matière ; de devenir nous-mêmes les vrais maîtres de la besogne.

On demande souvent pourquoi nous n’avons pas de direction unique ? Elle n’existe et n’existera pas aussi longtemps que nous n’aurons pas pris possession de la technique.

Aussi longtemps que parmi nous, bolcheviks, il n’y aura pas un nombre suffisant d’hommes rompus aux questions de la technique, de l’économie et des finances, nous n’aurons pas une véritable direction unique. Ecrivez autant de résolutions qu’il vous plaira, faites tous les serments que vous voudrez, mais si vous ne vous rendez pas maîtres de la technique, de l’économie, des finances de l’usine, de la fabrique, de la mine, il n’en sortira rien de bon, vous n’aurez pas de direction unique.

Notre tâche, par conséquent, est de prendre nous-mêmes possession de la technique, de devenir nous-mêmes les maîtres de la besogne. Là seulement est la garantie que nos plans seront entièrement exécutés, et la direction unique réalisée.

Certes, ce n’est pas facile, mais c’est parfaitement réalisable. La science, l’expérience technique, le savoir, tout cela s’acquiert. Aujourd’hui on ne les a pas, demain on les aura.

L’essentiel ici, c’est d’avoir le désir ardent, bolchevik, de se rendre maîtres de la technique, de se rendre maîtres de la science de la production. Il suffit de le désirer ardemment pour pouvoir tout obtenir, tout surmonter.

On demande parfois s’il ne serait pas possible de ralentir un peu les rythmes, de retenir le mouvement. Non, ce n’est pas possible, camarades ! Il n’est pas possible de réduire les rythmes ! Au contraire, dans la mesure de nos forces et de nos possibilités, il faut les augmenter.

C’est ce que nous imposent nos obligations envers les ouvriers et les paysans de l’U.R.S.S. C’est ce que nous imposent nos obligations envers la classe ouvrière du monde entier.

Freiner les rythmes, cela signifie retarder. Mais les retardataires se font battre. Et nous, nous ne voulons pas être battus. Non, nous ne le voulons pas ! L’histoire de l’ancienne Russie consistait, entre autres, en ce que la Russie était continuellement battue à cause de son retard. Battue par les khans mongols. Battue par les beys turcs. Battue par les féodaux suédois.

Battue par les seigneurs polono-lituaniens. Battue par les capitalistes anglo-français. Battue par les barons japonais. Battue par tout le monde, – pour son retard. Pour son retard militaire, pour son retard culturel, pour son retard politique, pour son retard industriel, pour son retard agricole.

On la battait, parce que cela rapportait et qu’on pouvait le faire impunément. Rappelez-vous les paroles du poète d’avant la Révolution : « Tu es miséreuse et opulente, tu es vigoureuse et impuissante, petite mère Russie. » Ces paroles du vieux poète, ces messieurs les ont bien apprises. Ils l’ont battue en disant : « Tu es opulente », donc on peut s’enrichir à tes dépens. Ils l’ont battue en disant : « Tu es miséreuse et impuissante », donc on peut te battre et te piller impunément.

Car telle est la loi des exploiteurs : battre les retardataires et les faibles. Loi féroce du capitalisme. Tu es en retard, tu es faible, donc tu as tort, par conséquent l’on peut te battre et t’asservir. Tu es puissant, donc tu as raison, et par conséquent tu es à craindre.

Voilà pourquoi il ne nous est plus permis de retarder.

Dans le passé, nous n’avions pas et ne pouvions avoir de patrie. Mais maintenant que nous avons renversé le capitalisme et que notre pouvoir est un pouvoir ouvrier, nous avons une patrie et nous défendrons son indépendance. Voulez-vous que notre patrie socialiste soit battue et qu’elle perde son indépendance ?

Mais si vous ne le voulez pas, vous devez liquider son retard dans le plus bref délai, et développer de véritables rythmes bolcheviks dans la construction de son économie socialiste. Il n’est point d’autres voies. Voilà pourquoi Lénine disait au moment d’Octobre :

« Ou la mort, ou rejoindre et dépasser les pays capitalistes avancés. »

Nous retardons de cinquante à cent ans sur les pays avancés. Nous devons parcourir cette distance en dix ans. Ou nous le ferons, ou nous serons broyés.

Voilà ce que nous dictent nos obligations envers les ouvriers et les paysans de l’U.R.S.S.
Mais nous avons encore d’autres obligations, plus graves et plus importantes. Celles que nous devons remplir envers le prolétariat mondial. Elles coïncident avec les obligations du premier genre. Mais nous les plaçons plus haut.

La classe ouvrière de l’U.R.S.S. est une partie de la classe ouvrière mondiale. Nous avons vaincu, non seulement par les efforts de la classe ouvrière de l’U.R.S.S., mais aussi grâce à l’appui de la classe ouvrière mondiale. Sans cet appui l’on nous aurait depuis longtemps déchiquetés. On dit que notre pays est la brigade de choc du prolétariat de tous les pays. C’est bien dit. Mais cela nous impose les obligations les plus sérieuses.

Au nom de quoi le prolétariat international nous soutient-il ? Qu’est-ce qui nous a valu ce soutien ? C’est que nous nous sommes jetés les premiers dans la bataille contre le capitalisme ; que nous avons les premiers instauré le pouvoir ouvrier ; que nous nous sommes mis les premiers à bâtir le socialisme.

C’est que nous travaillons à une oeuvre qui, en cas de succès, retournera le monde entier et affranchira toute la classe ouvrière. Et que faut-il pour réussir ? Liquider notre retard, développer des rythmes élevés, bolcheviks, de construction.

Nous devons marcher de l’avant de façon que la classe ouvrière du monde entier, en nous regardant, puisse dire : Le voilà mon détachement d’avant-garde, la voilà ma brigade de choc, le voilà mon pouvoir ouvrier, la voilà ma patrie ; ils travaillent à leur oeuvre, à notre oeuvre à nous, et ils y travaillent bien ; soutenons-les contre les capitalistes et attisons la flamme de la révolution mondiale.

Devons-nous justifier les espoirs de la classe ouvrière mondiale, remplir nos obligations envers elle ? Oui, nous le devons, si nous ne voulons pas définitivement nous couvrir de honte.

Telles sont nos obligations, intérieures et internationales.

Vous voyez qu’elles nous dictent des rythmes bolcheviks de développement.

Je ne dirai pas qu’en ce qui concerne la direction de l’économie il n’a été rien fait, chez nous, au cours de ces années. Si, on a fait quelque chose, et même beaucoup.

Nous avons doublé la production de l’industrie comparativement à celle d’avant-guerre. Nous avons créé la plus grande production agricole du monde. Mais nous aurions pu faire encore plus, si nous nous étions appliqués, pendant cette période, à nous rendre véritablement maîtres de la production, de sa technique, de son côté économique et financier.

En dix ans au maximum, nous devons parcourir la distance dont nous retardons sur les pays avancés du capitalisme. Pour cela, nous avons toutes les possibilités « objectives ». Il ne nous manque que le savoir-faire pour tirer véritablement parti de ces possibilités. Mais c’est une chose qui dépend de nous. Uniquement de nous !

Il est temps que nous apprenions à tirer parti de ces possibilités. Il est temps d’en finir avec cette tendance pernicieuse à ne pas s’ingérer dans la production.

Il est temps d’adopter une autre, une nouvelle attitude, conforme à la période actuelle : l’attitude qui consiste à se mêler de tout. Si tu es directeur d’usine, mêle-toi de toutes les affaires, pénètre au fond de toutes choses, ne laisse rien passer, apprends et apprends encore.

Les bolcheviks doivent se rendre maîtres de la technique. Il est temps que les bolcheviks deviennent eux-mêmes des spécialistes. La technique en période de reconstruction décide de tout. Et un chef de l’industrie qui ne veut pas étudier la technique, qui ne veut pas s’en rendre maître, ce n’est pas un chef d’industrie, c’est une dérision.

On dit qu’il est difficile de se rendre maître de la technique. C’est faux ! Il n’est point de forteresse que les bolcheviks ne puissent prendre. Nous avons résolu une série de problèmes très difficiles. Nous avons renversé le capitalisme.

Nous avons pris le pouvoir. Nous avons construit une immense industrie socialiste. Nous avons orienté le paysan moyen dans la voie du socialisme. Le plus important, du point de vue de l’oeuvre constructive, nous l’avons déjà fait. Il ne nous reste que peu de chose à faire : étudier la technique, nous rendre maîtres de la science.

Et lorsque nous aurons fait cela, nous déclencherons des rythmes dont nous n’osons même pas rêver aujourd’hui. Et si nous le voulons vraiment, nous le ferons !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Le marxisme et les problèmes de linguistique

L’article de J. Staline : Le Marxisme et les problèmes de linguistique paru le 20 juin 1950 dans La Pravda, à la suite d’un débat qui s’y déroula sur les problèmes de linguistique en Union soviétique, constitue une réponse aux questions que lui posa à ce sujet un groupe d’étudiants soviétiques et aux essais publiés dans les colonnes du journal, dont les principaux titres sont : « Sur la voie de la linguistique matérialiste » de Boulakhovski, membre de l’Académie des Sciences d’Ukraine, « L’Histoire de la linguistique en Russie et la théorie de Marr » de Nikiforov, « Du caractère de classe de la langue » de Koudriavtsev.

Un groupe de jeunes camarades m’a demandé d’exposer dans la presse mon opinion sur les problèmes de linguistique, notamment en ce qui concerne le marxisme en linguistique. N’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades. Quant au marxisme en linguistique, comme dans les autres sciences sociales, c’est une question dont je peux parler en connaissance de cause. C’est pourquoi j’ai accepté de répondre à une série de questions posées par les camarades.

QUESTION : Est-il vrai que la langue soit une superstructure au-dessus de la base ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.

La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent.

Toute base a sa propre superstructure, qui loi correspond. La base du régime féodal a s a superstructure, ses vues politiques, juridiques et autres, avec les institutions qui leur correspondent ; la base capitaliste a sa superstructure à elle, et la base socialiste la sienne. Lorsque la base est modifiée ou liquidée. sa superstructure est, à sa suite, modifiée ou liquidée ; et lorsqu’une base nouvelle prend naissance, à sa suite prend naissance une superstructure qui lui correspond.

La langue, à cet égard, diffère radicalement de la superstructure. Prenons, par exemple, la société russe et la langue russe. Au cours des trente dernières années, l’ancienne base, la base capitaliste, a été liquidée en Russie, et il a été construit une base nouvelle, socialiste.

En conséquence, la superstructure de la base capitaliste a été liquidée, et il a été créé une nouvelle superstructure correspondant à la base socialiste. Aux anciennes institutions politiques, juridiques et autres se sont donc substituées des institutions nouvelles, socialistes. Mais en dépit de cela, la langue russe est demeurée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre.

Qu’y a-t-il de changé depuis lors dans la langue russe ?

Le vocabulaire de la langue russe a changé en une certaine mesure ; il a changé dans ce sens qu’il s’est enrichi d’un nombre considérable de mots nouveaux et d’expressions nouvelles qui ont surgi avec l’apparition de la nouvelle production socialiste, avec l’apparition d’un nouvel Etat, d’une nouvelle culture socialiste, d’un nouveau milieu social, d’une nouvelle morale et, enfin, avec le progrès de la technique et de la science ; quantité de mots et d’expressions ont changé de sens et acquis une signification nouvelle ; un certain nombre de mots surannés ont disparu du vocabulaire.

En ce qui concerne le fonds essentiel du vocabulaire et le système grammatical de la langue russe, qui en constituent le fondement, loin d’avoir été liquidés et remplacés, après la liquidation de la base capitaliste, par un nouveau fonds essentiel du vocabulaire et un nouveau système grammatical de la langue, ils se sont au contraire conservés intacts et ont survécu sans aucune modification un peu sérieuse ; ils se sont conservés précisément comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.

Poursuivons. La superstructure est engendrée par la base, mais cela ne veut point dire qu’elle se borne à refléter la base, qu’elle soit passive, neutre, qu’elle se montre indifférente au sort de la base, au sort des classes, au caractère du régime.

Au contraire, une fois en existence, elle devient une immense force active, elle aide activement sa base à se cristalliser et à s’affermir ; elle met tout en oeuvre pour aider le nouveau régime à achever la destruction de la vieille base et des vieilles classes, et à les liquider.

Il ne saurait en être autrement. La superstructure est justement engendrée par la base pour servir celle-ci, pour l’aider activement à se cristalliser et à s’affermir, pour lutter activement en vue de liquider la vieille base périmée avec sa vieille superstructure.

Il suffit que la superstructure se refuse à jouer ce rôle d’instrument, il suffit qu’elle passe de la position de défense active de s a base à une attitude indifférente à son égard, à une attitude identique envers toutes les classes, pour qu’elle perde sa qualité et cesse d’être une superstructure.

La langue à cet égard diffère radicalement de la superstructure. La langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d’une société donnée, mais par toute la marche de l’histoire de la société et de l’histoire des bases au cours des siècles.

Elle est l’oeuvre non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts des générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société.

C’est pour cette raison précisément qu’elle est créée en tant que langue du peuple tout entier, unique pour toute la société et commune à tous les membres de la société.

Par suite, le rôle d’instrument que joue la langue comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au détriment des autres classes, mais à servir indifféremment toute la société, toutes les classes de la société. C’est là précisément la raison pour laquelle la langue peut servir l’ancien régime agonisant aussi bien que le nouveau régime ascendant, l’ancienne base aussi bien que la nouvelle, les exploiteurs aussi bien que les exploités.

Ce n’est un secret pour personne que la langue russe a aussi bien servi le capitalisme russe et la culture bourgeoise russe avant la Révolution d’octobre qu’elle sert actuellement le régime socialiste et la culture socialiste de la société russe.

Il faut en dire autant des langues ukrainienne, biélorusse, ouzbèque, kazakhe, géorgienne, arménienne, estonienne, lettone, lituanienne, moldave, tatare, azerbaïdjanaise, bachkire, turkmène et autres langues des nations soviétiques, qui ont aussi bien servi l’ancien régime bourgeois de ces nations qu’elles servent le régime nouveau, socialiste.

Il ne saurait en être autrement. La langue existe, la langue a été créée précisément pour servir la société comme un tout, en tant que moyen de communication entre les hommes, pour être commune aux membres de la société et unique pour la société, pour servir au même titre les membres de la société indépendamment de la classe à laquelle ils appartiennent.

Il suffit que la langue quitte cette position d’instrument commun à tout le peuple, il suffit qu’elle prenne une position tendant à préférer, à soutenir un groupe social quelconque au détriment des autres groupes sociaux pour qu’elle perde sa qualité, pour qu’elle cesse d’être un moyen de communication entre les hommes dans la société, pour qu’elle devienne le jargon d’un groupe social quelconque, pour qu’elle déchoie et se voue à la disparition.

Sous ce rapport, la langue, qui diffère par principe de la superstructure, ne se distingue cependant pas des instruments de production, des machines par exemple, qui, indifférents à l’égard des classes comme l’est la langue, peuvent servir également le régime capitaliste et le régime socialiste.

Ensuite, la superstructure est le produit d’une époque au cours de laquelle exista et fonctionne une base économique donnée.

C’est pourquoi la vie de la superstructure n’est pas d’une longue durée : celle-ci est liquidée et disparaît avec la liquidation et la disparition de la base donnée.

La langue, au contraire, est le produit de toute une série d’époques au cours desquelles elle se cristallise, s’enrichit, se développe et s’affine.

C’est pourquoi la vie d’une langue est infiniment plus longue que celle d’une base quelconque, que celle d’une superstructure quelconque.

C’est ce qui explique justement que la naissance et la liquidation, non seulement d’une base et de sa superstructure, mais de plusieurs bases et des superstructures qui leur correspondent, ne conduisent pas dans l’histoire à la liquidation d’une langue donnée, à la liquidation de sa structure et à la naissance d’une langue nouvelle avec un nouveau vocabulaire et un nouveau système grammatical.

Plus de cent ans se sont écoulés depuis la mort de Pouchkine. Durant ce temps, les régimes féodal et capitaliste furent liquidés en Russie, et il en a surgi un troisième, le régime socialiste. Par conséquent, deux bases avec leurs superstructures ont été liquidées, et il en est apparu une nouvelle, la base socialiste, avec sa nouvelle superstructure. Mais si l’on prend par exemple la langue russe, on constate que, pendant ce long intervalle de temps, elle n’a subi aucune refonte et que, par sa structure, la langue russe de nos jours diffère peu de celle de Pouchkine.

Qu’y a-t-il eu de changé pendant ce temps dans la langue russe ?

Son vocabulaire s’est, pendant ce temps, notablement enrichi ; un grand nombre de mots surannés ont disparu du lexique ; le sens d’une quantité importante de mots s’est modifié ; le système grammatical de la langue s’est amélioré. Quant à la structure de la langue de Pouchkine avec son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique, elle s’est conservée dans ses grandes lignes comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.

Cela se conçoit fort bien. En effet, pourquoi serait-il nécessaire qu’après chaque révolution la structure existante de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique soient détruits et remplacés par de nouveaux, comme cela a lieu ordinairement pour la superstructure ?

A quoi servirait-il que « eau », « terre », « montagne », « forêt », « poisson », « homme », « marcher », « faire », « produire », « commercer », etc. ne s’appellent plus eau, terre, montagne, etc., mais autrement ?

A quoi servirait-il que les changements des mots dans la langue et la combinaison des mots dans la proposition aient lieu, non pas d’après la grammaire existante, mais d’après une grammaire tout autre ?

Quelle utilité la révolution retirerait-elle de ce bouleversement dans la langue ? L’histoire en général ne fait rien d’essentiel sans que la nécessité ne s’en impose tout spécialement.

On se demande quelle serait la nécessité de ce bouleversement linguistique, lorsqu’il a été prouvé que la langue existante, avec sa structure, est, dans ses grandes lignes, parfaitement apte à satisfaire aux besoins du nouveau régime !

On peut, on doit détruire la vieille superstructure et lui en substituer une nouvelle en quelques années, afin de donner libre cours au développement des forces productives de la société, mais comment détruire la langue existante et établir à sa place une langue nouvelle en quelques années, sans apporter l’anarchie dans la vie sociale, sans créer la menace d’une désagrégation de la société ?

Qui donc, sinon quelque Don Quichotte, pourrait s’assigner une tâche pareille ?

Enfin, il y a encore une différence radicale entre la superstructure et la langue. La superstructure n’est pas liée directement à la production, à l’activité productrice de l’homme. Elle n’est liée à la production que de façon indirecte, par l’intermédiaire de l’économie, par l’intermédiaire de la base.

Aussi la superstructure ne reflète-t-elle pas les changements survenus au niveau du développement des forces productives d’une façon immédiate et directe, mais à la suite des changements dans la base, à travers le prisme des changements intervenus dans la base par suite des changements dans la production. C’est dire que la sphère d’action de la superstructure est étroite et limitée.

La langue, au contraire, est liée directement à l’activité productrice de l’homme, et pas seulement à l’activité productrice, mais à toutes les autres activités de l’homme dans toutes les sphères de son travail, depuis la production jusqu’à la base, depuis la base jusqu’à la superstructure.

C’est pourquoi la langue reflète les changements dans la production d’une façon immédiate et directe, sans attendre les changements dans la base. C’est pourquoi la sphère d’action de la langue, qui embrasse tous les domaines de l’activité de l’homme, est beaucoup plus large et plus variée que la sphère d’action de la superstructure. Bien plus, elle est pratiquement illimitée.

Voilà la raison essentielle pour laquelle la langue, plus précisément son vocabulaire, est dans un état de changement à peu près ininterrompu.

Le développement ininterrompu de l’industrie et de l’agriculture, du commerce et des transports, de la technique et de la science exige de la langue qu’elle enrichisse son vocabulaire de nouveaux mots et de nouvelles expressions nécessaires à cet essor. Et la langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit en effet son vocabulaire de nouveaux mots et perfectionne son système grammatical.

Ainsi :

a) Un marxiste ne peut considérer la langue comme une superstructure au-dessus de la base ;

b) Confondre la langue avec une superstructure, c’est commettre une grave erreur.

QUESTION : Est-il vrai que la langue ait toujours eu et garde un caractère de classe, qu’il n’existe pas de langue commune et unique pour la société, de langue qui n’ait pas un caractère de classe, mais qui soit celle du peuple tout entier ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.

Il n’est pas difficile de comprendre que dans une société sans classes il ne saurait être question d’une langue de classe.

Le régime de la communauté primitive, le régime des clans, ignorait les classes et, par conséquent, il ne pouvait y avoir de langue de classe ; la langue y était commune, unique pour toute la collectivité. L’objection suivant laquelle il faut entendre par classe toute collectivité humaine, y compris celle de la communauté primitive, n’est pas une objection, mais un jeu de mots qui ne mérite pas d’être réfuté.

En ce qui concerne le développement ultérieur, des langues de clans aux langues de tribus, des langues de tribus aux langues de nationalités, et des langues de nationalités aux langues nationales, – partout, à toutes les phases du développement, la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société a été commune et unique pour la société, a servi au même titre les membres de la société indépendamment de leur condition sociale.

Je ne parle pas ici des empires des périodes esclavagiste ou médiévale, par exemple, des empires de Cyrus ou d’Alexandre le Grand, de César ou de Charlemagne, qui étaient dépourvus d’une base économique propre et représentaient des formations militaires et administratives éphémères et peu solides. Ces empires n’avaient ni ne pouvaient avoir de langue unique pour tout l’empire et intelligible pour tous ses membres.

Ils représentaient un conglomérat de tribus et de nationalités qui vivaient de leur propre vie et possédaient leurs langues propres.

Il ne s’agit donc pas de ces empires et d’autres semblables, mais des tribus et des nationalités qui faisaient partie de l’empire, possédaient une base économique propre et avaient des langues formées d’ancienne date. L’histoire nous apprend que les langues de ces tribus et nationalités ne portaient pas un caractère de classe, mais étaient des langues communes aux populations, aux tribus et aux nationalités et comprises par tous leurs membres.

Certes, il existait parallèlement des dialectes, des parlers locaux, mais la langue unique et commune de la tribu ou de la nationalité prévalait sur ces parlers et se les subordonnait.

Par la suite, avec l’apparition du capitalisme, avec la liquidation du morcellement féodal et la formation d’un marché national, des nationalités se développèrent en nations, et les langues des nationalités en langues nationales.

L’histoire nous apprend qu’une langue nationale n’est pas une langue de classe, mais une langue commune à l’ensemble du peuple, commune aux membres de la nation et unique pour la nation.

Il a été dit plus haut que la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société sert également toutes les classes de la société et manifeste à cet égard une sorte d’indifférence envers les classes.

Mais les hommes, les divers groupes sociaux et les classes sont loin d’être indifférents envers la langue. Ils s’attachent à l’utiliser dans leur intérêt, à lui imposer leur vocabulaire particulier, leurs termes particuliers, leurs expressions particulières. Sous ce rapport, se distinguent particulièrement les couches supérieures des classes possédantes qui se sont détachées du peuple et qui le haïssent : l’aristocratie nobiliaire et les couches supérieures de la bourgeoisie.

Il se forme des dialectes et jargons « de classe », des « langues » de salon. En littérature, ces dialectes et jargons sont souvent qualifiés à tort de langues : la « langue noble », la « langue bourgeoise », par opposition à la « langue prolétarienne », à la « langue paysanne ». C’est pour cette raison que certains de nos camarades, si étrange que cela puisse paraître, en arrivent à conclure que la langue nationale est une fiction, qu’il n’existe en réalité que des langues de classe.

Je pense qu’il n’y a rien de plus erroné que cette conclusion. Peut-on regarder ces dialectes et ces jargons comme des langues ?

Non, c’est impossible. Impossible d’abord, parce que ces dialectes et ces jargons n’ont pas de système grammatical ni de fonds de vocabulaire propres, – ils les empruntent à la langue nationale. Impossible ensuite, parce que les dialectes et les jargons ont une sphère étroite de circulation parmi les couches supérieures de telle ou telle classe, et ne conviennent nullement, comme moyen de communication entre les hommes, à la société dans son ensemble.

Qu’est-ce qu’on y trouve donc ? On y trouve un choix de mots spécifiques qui reflètent les goûts spécifiques de l’aristocratie ou des couches supérieures de la bourgeoisie ; un certain nombre d’expressions et de tournures qui se distinguent par leur raffinement et leur galanterie, et qui ne comportent pas les expressions et tournures « grossières » de la langue nationale ; on y trouve enfin un certain nombre de mots étrangers.

L’essentiel cependant, c’est-à-dire l’immense majorité des mots et le système grammatical, est emprunté à la langue nationale commune à toue le peuple. Par conséquent, les dialectes et les jargons constituent des rameaux de la langue nationale commune à tout le peuple, privés de toute indépendance linguistique et condamnés à végéter. Penser que dialectes et jargons puissent devenir des langues distinctes, capables d’évincer et de remplacer la langue nationale, c’est perdre la perspective historique et abandonner les positions du marxisme.

On se réfère à Marx, on cite un passage de son article « Saint Max », où il est dit que le bourgeois a « sa langue », que cette langue « est un produit de la bourgeoisie » [1], qu’elle est pénétrée de l’esprit de mercantilisme et de marchandage.

Certains camarades veulent démontrer par cette citation que Marx aurait admis le « caractère de classe » de la langue, qu’il niait l’existence d’une langue nationale unique. Si ces camarades avaient fait preuve d’objectivité dans cette question, ils auraient dû citer encore un autre passage du même article « Saint Max », où Marx, traitant des voies de formation d’une langue nationale unique, parle de « la concentration des dialectes en une langue nationale unique, en fonction de la concentration économique et politique » [2].

Par conséquent, Marx reconnaissait la nécessité d’une langue nationale unique, en tant que forme supérieure à laquelle sont subordonnés les dialectes en tant que formes inférieures.

Dès lors, qu’est-ce donc que la langue du bourgeois, qui, d’après Marx, « est un produit de la bourgeoisie » ? Marx la considérait-il comme une langue telle que la langue nationale avec sa structure linguistique propre ? Pouvait-il la considérer comme une telle langue ? Évidemment non ! Marx voulait dire simplement que les bourgeois avaient souillé la langue nationale unique avec leur vocabulaire de mercantis, que les bourgeois avaient donc leur jargon de mercantis.

Il s’ensuit que ces camarades ont déformé la position de Marx. Et ils l’ont déformée parce qu’ils ont cité Marx non en marxistes, mais en scolastiques, sans aller au fond des choses.

On se réfère à Engels, on cite de son oeuvre : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre les passages où il dit que « … la classe ouvrière anglaise est devenue à la longue un peuple tout autre que la bourgeoisie anglaise » ; que « les ouvriers parlent un autre dialecte, ont d’autres idées et d’autres conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une autre religion et une autre politique que la bourgeoisie » [3].

Forts de cette citation, certains camarades en viennent à conclure qu’Engels a nié la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple, qu’il affirmait, par conséquent, le « caractère de classe » de la langue. Engels, il est vrai, ne parle pas ici de la langue, mais du dialecte ; il comprend fort bien que le dialecte en tant que rameau de la langue nationale ne peut remplacer celle-ci. Mais ces camarades, visiblement, ne se montrent guère sensibles à la différence entre langue et dialecte…

Il est évident que la citation est faite mal à propos, car Engels ne parle pas ici de « langues de classe », mais principalement des idées, des conceptions, des mœurs, des principes moraux, de la religion, de la politique de classe. Il est tout à fait juste que les idées, les conceptions, les mœurs, les principes moraux, la religion et la politique sont directement opposés chez les bourgeois et les prolétaires. Mais que vient faire ici la langue nationale ou le « caractère de classe » de la langue ?

Est-ce que l’existence des contradictions de classe dans la société peut servir d’argument en faveur du « caractère de classe » de la langue ou contre la nécessité d’une langue nationale unique ? Le marxisme dit que la communauté de langue est un des caractères les plus importants de la nation, tout en sachant parfaitement qu’il y a des contradictions de classe à l’intérieur de la nation. Les camarades en question reconnaissent-ils cette thèse marxiste ?

On se réfère à Lafargue [4] en rappelant que, dans sa brochure : La Langue française avant et après la Révolution, il reconnaît le « caractère de classe » de la langue et qu’il nie, dit-on, la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple. C’est faux. Lafargue parle effectivement de la langue « noble » ou « aristocratique » et des « jargons » des diverses couches de la société.

Mais ces camarades oublient que Lafargue, qui ne s’intéresse pas à la différence qui existe entre la langue et le jargon, et qui qualifie les dialectes, soit de « langue artificielle », soit de « jargon », déclare explicitement dans sa brochure que « la langue artificielle qui distinguait l’aristocratie… était extraite de la vulgaire, parlée par le bourgeois et l’artisan, la ville et la campagne ».

Lafargue reconnaît donc l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple, et comprend fort bien le caractère subordonné et la dépendance de la « langue aristocratique » et des autres dialectes et jargons par rapport à la langue commune à tout le peuple.

Il s’ensuit que la référence à Lafargue manque son but.

On se réfère au fait qu’à une époque donnée, en Angleterre, les féodaux anglais ont parlé le français « durant des siècles », alors que le peuple anglais parlait la langue anglaise, et l’on voudrait en faire un argument en faveur du « caractère de classe » de la langue et contre la nécessité d’une langue commune à tout le peuple. Mais ce n’est point là un argument, c’est plutôt une anecdote.

Premièrement, à cette époque, tous les féodaux ne parlaient pas le français, mais seulement un nombre insignifiant de grands féodaux anglais à la cour du roi et dans les comtés.

Deuxièmement, ils ne parlaient pas une « langue de classes quelconque, mais la langue française ordinaire, commune à tout le peuple français.

Troisièmement, on sait que cet engouement de ceux qui s’amusaient à parler la langue française a disparu ensuite sans laisser de trace, faisant place à la langue anglaise commune à tout le peuple.

Ces camarades pensent-ils que les féodaux anglais et le peuple anglais se sont « durant des siècles » expliqués au moyen d’interprètes, que les féodaux anglais ne se servaient pas de la langue anglaise, qu’il n’existait pas alors de langue anglaise commune à tout le peuple, que la langue française était alors en Angleterre quelque chose de plus qu’une langue de salon, uniquement employée dans le cercle étroit de la haute aristocratie anglaise ? Comment peut-on, sur la base de tels « arguments » anecdotiques, nier l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple ?

Les aristocrates russes se sont également amusés un certain temps à parler français à la cour des tsars et dans les salons. Ils se vantaient de ce qu’en parlant le russe ils y mêlaient souvent du français et de ce qu’ils ne savaient parler le russe qu’avec un accent français.

Est-ce à dire qu’il n’existait pas alors en Russie une langue russe commune à tout le peuple, que la langue commune au peuple entier était une fiction, que les « langues de classe » constituaient une réalité ?

Nos camarades commettent ici, pour le moins, deux erreurs.

La première erreur est qu’ils confondent la langue avec la superstructure. Ils pensent que si la superstructure a un caractère de classe, la langue de même ne doit pas être commune à tout le peuple, mais doit porter un caractère de classe. J’ai déjà dit plus haut que la langue et la superstructure sont deux notions différentes. et qu’il n’est pas permis à un marxiste de les confondre.

La seconde erreur est que ces camarades conçoivent l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat, leur lutte de classes acharnée, comme une désagrégation de la société, comme une rupture de tous les liens entre les classes hostiles.

Ils estiment que, puisque la société s’est désagrégée et qu’il n’existe plus de société unique, mais seulement des classes, il n’est plus besoin d’une langue unique pour la société, il n’est plus besoin d’une langue nationale. Que reste-t-il donc si la société s’est désagrégée et s’il n’y a plus de langue nationale, commune à tout le peuple ?

Restent les classes et les « langues de classe ». Il va de soi que chaque « langue de classe » aura sa grammaire « de classe », grammaire « prolétarienne », grammaire « bourgeoise)). Il est vrai que ces grammaires n’existent pas en réalité ; mais cela n’embarrasse guère ces camarades : ils sont persuadés que ces grammaires verront le jour.

Il y avait chez nous, à un moment donné, des « marxistes » qui prétendaient que les chemins de fer restés dans notre pays après la Révolution d’octobre étaient des chemins de fer bourgeois ; qu’il ne nous seyait pan, à nous marxistes, de nous en servir ; qu’il fallait les démonter et en construire de nouveaux, des chemins de fer « prolétariens ». Cela leur valut le surnom de « troglodytes »…

Il va de soi que ces vues d’un anarchisme primitif sur la société, sur les classes, sur la langue n’ont rien de commun avec le marxisme. Mais elles existent incontestablement et continuent d’habiter les cerveaux de certains de nos camarades aux idées confuses.

Il est évidemment faux que, par suite d’une lutte de classes acharnée, la société se soit désagrégée en classes qui économiquement ne sont plus liées les unes aux autres au sein d’une société unique. Au contraire, aussi longtemps que le capitalisme existe, bourgeois et prolétaires seront attachés ensemble par tous les liens de la vie économique, en tant que parties constitutives d’une société capitaliste unique.

Les bourgeois ne peuvent vivre et s’enrichir s’ils n’ont pas à leur disposition des ouvriers salariés ; les prolétaires ne peuvent subsister s’ils ne s’embauchent pas chez les capitalistes. La rupture de tous liens économiques entre eux signifie la cessation de toute production ; or, la cessation de toute production conduit à la mort de la société, à la mort des classes elles-mêmes.

On conçoit qu’aucune classe ne veuille se vouer à l’autodestruction. C’est pourquoi la lutte de classes, si aiguë soit-elle, ne peut conduire à la désagrégation de la société. Seules l’ignorance en matière de marxisme et l’incompréhension totale de la nature de la langue ont pu suggérer à certains de nos camarades cette fable sur la désagrégation de la société, sur les langues « de classe », sur les grammaires « de classer.

On se réfère ensuite à Lénine, et l’on rappelle que Lénine reconnaissait l’existence en régime capitaliste de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne ; que le mot d’ordre de culture nationale, sous le capitalisme, est un mot d’ordre nationaliste.

Tout cela est juste, et Lénine sur ce point a tout à fait raison.

Mais que vient faire ici le « caractère de classe » de la langue ? En invoquant les paroles de Lénine sur les deux cultures en régime capitaliste, ces camarades veulent apparemment donner à entendre au lecteur que l’existence dans la société de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne, signifie qu’il doit y avoir également deux langues, la langue étant liée à la culture ; c’est dire que Lénine nie la nécessité d’une langue nationale unique, c’est dire que Lénine reconnaît l’existence des langues « de classer. L’erreur de ces camarades consiste ici à identifier et à confondre la langue avec la culture.

Or la culture et la langue sont deux choses différentes. La culture peut être bourgeoise ou socialiste, tandis que la langue, comme moyen de communication entre les hommes, est toujours commune à tout le peuple ; elle peut servir et la culture bourgeoise et la culture socialiste.

N’est-ce pas un fait que les langues russe, ukrainienne, ouzbèque servent actuellement la culture socialiste de ces nations tout aussi’ bien qu’elles servaient leur culture bourgeoise avant la Révolution d’octobre ? Par conséquent, ces camarades se trompent gravement en affirmant que l’existence de deux cultures différentes mène à la formation de deux langues différentes et à la négation de la nécessité d’une langue unique.

En parlant de deux cultures, Lénine partait justement de cette thèse que l’existence de deux cultures ne peut conduire à la négation d’une langue unique et à la formation de deux langues, que la langue doit être unique.

Lorsque les bundistes [5] accusèrent Lénine de nier la nécessité de la langue nationale et de regarder la culture comme étant « sans appartenance nationale », Lénine, on le sait, protesta vivement contre cette accusation et déclara qu’il combattait la culture bourgeoise et non la langue nationale dont il considérait la nécessité comme incontestable. Il est étrange de voir certains de nos camarades marcher sur les traces des bundistes.

En ce qui concerne la langue unique, dont Lénine aurait soi-disant nié la nécessité, il conviendrait d’entendre les paroles suivantes de Lénine :

« La langue est le plus important des moyens de communication entre les hommes. L’unité de la langue et le libre développement sont parmi les conditions les plus importantes d’un commerce vraiment libre, vraiment large et correspondant au capitalisme moderne, du groupement libre et large de la population dans chaque classe prise en particuliers » [6].

Il s’ensuit donc que nos honorables camarades ont déformé les opinions de Lénine.

On se réfère enfin à Staline.

On cite de Staline le passage suivant : « La bourgeoisie et ses partis nationalistes ont été et demeurent, en cette période, la principale force directrice de ces nations. » [7] Tout cela est juste. La bourgeoisie et son parti nationaliste dirigent effectivement la culture bourgeoise, de même que le prolétariat et son parti internationaliste dirigent la culture prolétarienne. Mais que vient faire ici le « caractère de classe » de la langue ?

Ces camarades ne savent-ils pas que la langue nationale est une forme de la culture nationale, que la langue nationale peut servir la culture bourgeoise comme la culture socialiste ? Est-ce que nos camarades ignoreraient la formule bien connue des marxistes, suivant laquelle les cultures actuelles russe, ukrainienne, biélorusse et autres sont socialistes par le contenu et nationales par la forme, c’est-à-dire par la langue ? Sont-ils d’accord avec cette formule marxiste ?

L’erreur de nos camarades est qu’ils ne voient pas de différence entre la culture et la langue, et ne comprennent pas que la culture change de contenu à chaque nouvelle période de développement de la société, tandis que la langue reste, pour l’essentiel, la même pendant plusieurs périodes et sert aussi bien la nouvelle culture que l’ancienne.

Ainsi :

a) La langue, comme moyen de communication, a toujours été et reste une langue unique pour la société et commune à tous ses membres ;

b) L’existence des dialectes et des jargons, loin d’infirmer, confirme l’existence d’une langue commune au peuple entier, langue dont ils constituent les rameaux et à laquelle ils sont subordonnés ;

c) La formulation « caractère de classe » de la langue relève d’une thèse erronée, non marxiste.

QUESTION : Quels sont les traits caractéristiques de la langue ?

REPONSE : La langue compte parmi les phénomènes sociaux qui agissent pendant toute la durée de l’existence de la société. Elle naît et se développe en même temps que naît et se développe la société.

Elle meurt en même temps que la société.

Pas de langue en dehors de la société.

C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la langue et les lois de son développement que si l’on étudie la langue en relation étroite avec l’histoire de la société, avec l’histoire du peuple auquel appartient la langue étudiée et qui en est le créateur et le dépositaire.

La langue est un moyen, un instrument à l’aide duquel les hommes communiquent entre eux, échangent leurs idées et arrivent à se faire comprendre. Directement liée à la pensée, la langue enregistre et fixe, dans les mots et les combinaisons de mots formant des propositions, les résultats du travail de’ la pensée, les progrès du travail de l’homme pour étendre ses connaissances, et rend ainsi possible l’échange des idées dans la société humaine.

L’échange des idées est une nécessité constante et vitale, car, sans cela, il serait impossible d’organiser l’action commune des hommes dans la lutte contre les forces de la nature, dans la lutte pour la production des biens matériels nécessaires, sans cela, impossible de réaliser des progrès dans l’activité productrice de la société, impossible, par conséquent, qu’exista même la production sociale.

Il s’ensuit que, sans une langue intelligible pour la société et commune à ses membres, la société s’arrête de produire, se désagrège et cesse d’exister en tant que société. Dans ce sens, la langue, instrument de communication, est en même temps un instrument de lutte et de développement de la société.

Comme on sait, l’ensemble de tous les mots existant dans une langue forment ce qu’on appelle son vocabulaire. Le principal dans le vocabulaire d’une langue, c’est le fonds lexique essentiel, dont le noyau est constitué par les radicaux. Ce noyau est beaucoup moins étendu que le vocabulaire de la langue, mais il vit très longtemps, durant des siècles, et fournit à la langue une base pour la formation de mots nouveaux.

Le vocabulaire reflète l’état de la langue : plus le vocabulaire est riche et varié, plus riche et évoluée est la langue.

Cependant, le vocabulaire pris en lui-même ne constitue pas encore la langue, – il est plutôt le matériau nécessaire pour construire la langue. De même que les matériaux de construction dans le bâtiment ne sont pas l’édifice, encore qu’il soit impossible, sans eux, de bâtir l’édifice, de même le vocabulaire d’une langue ne constitue pas la langue elle-même, encore que sans lui toute langue soit impossible.

Mais le vocabulaire d’une langue prend une énorme importance quand il est mis à la disposition de la grammaire de cette langue ; la grammaire définit les règles qui président à la modification des mots. à la combinaison des mots dans le corps d’une proposition, et donne ainsi à la langue un caractère harmonieux et logique.

La grammaire (morphologie et syntaxe) est un recueil de règles sur la modification des mots et leur combinaison dans le corps d’une proposition. Par conséquent, c’est précisément grâce à la grammaire que la langue a la possibilité de revêtir la pensée humaine d’une enveloppe matérielle, linguistique.

Le trait distinctif de la grammaire est qu’elle fournit les règles de modification des mots, en considérant, non pas des mots concrets, mais des mots en général, vidés de tout caractère concret ; elle donne les règles de la formation des propositions en considérant, non pas des propositions concrètes, par exemple on sujet concret, un prédicat concret, etc., mais d’une façon générale toutes les propositions indépendamment de la forme concrète de telle ou telle proposition.

Par conséquent, faisant abstraction du particulier et du concret, aussi bien dans les mots que dans les propositions, la grammaire prend ce qu’il y a de général à la base des modifications des mots et de la combinaison des mots au sein d’une proposition, et elle en tire les règles grammaticales, les lois grammaticales. La grammaire est le résultat d’un travail prolongé d’abstraction de la pensée humaine, l’indice d’immenses progrès de la pensée.

A cet égard, la grammaire rappelle la géométrie qui énonce ses lois en faisant abstraction des objets concrets, en considérant ceux-ci comme des corps dépourvus de caractère concret et en définissant les rapports entre eux, non point comme des rapports concrets entre tels ou tels objets concrets, mais comme des rapports entre les corps en général, dépourvus de tout caractère concret.

A la différence de la superstructure qui n’est pas liée à la production directement, mais par l’intermédiaire de l’économie, la langue est directement liée à l’activité productrice de l’homme, de même qu’à toutes ses autres activités dans toutes les sphères de son travail, sans exception.

Aussi le vocabulaire d’une langue, étant le plus susceptible de changement, se trouve-t-il dans un état de transformation à peu près ininterrompue ; en même temps, à la différence de la superstructure, la langue n’a pas à attendre la liquidation de la base, elle apporte des changements à son vocabulaire avant la liquidation de la base et indépendamment de l’état de la base.

Cependant, le vocabulaire de la langue change, non pas comme la superstructure, en abolissant ce qui est ancien et en construisant du nouveau, mais en enrichissant le vocabulaire existant de mots nouveaux engendrés par les changements survenus dans le régime social, par le développement de la production, le progrès de la culture, de la science, etc.

En même temps, bien qu’un certain nombre de mots surannés disparaissent en général du vocabulaire de la langue, il s’y agrège un nombre bien plus considérable de mots nouveaux. Quant au fonds essentiel du vocabulaire, il se conserve dans ses grandes lignes, et est employé comme base du vocabulaire de la langue.

Cela se conçoit. Point n’est besoin de détruire le fonds essentiel du vocabulaire, alors qu’il peut être employé avec succès pendant plusieurs périodes historiques, sans compter que la destruction du fonds essentiel du vocabulaire accumulé pendant des siècles amènerait, vu l’impossibilité d’en constituer un nouveau à bref délai, la paralysie de la langue et la désorganisation totale des relations des hommes entre eux.

Le système grammatical de la langue change avec encore plus de lenteur que le fonds essentiel du vocabulaire.

Élabore au long de plusieurs époques et faisant corps avec la langue, le système grammatical change encore plus lentement que le fonds essentiel du vocabulaire. Bien entendu, il subit à la longue des changements, il se perfectionne, il améliore et précise ses règles, s’enrichit de règles nouvelles ; mais les bases du système grammatical subsistent pendant une très longue période, étant donné, comme le montre l’histoire, qu’elles peuvent servir avec succès la société pendant plusieurs époques.

Ainsi, le système grammatical de la langue et le fonds essentiel du vocabulaire constituent la base de la langue, l’essence de son caractère spécifique.

L’histoire atteste l’extrême stabilité et la résistance énorme de la langue à une assimilation forcée. Certains historiens, au lieu d’expliquer ce phénomène, se bornent à marquer leur étonnement. Mais il n’y a là aucun sujet d’étonnement. La stabilité de la langue s’explique par la stabilité de son système grammatical et du fonds essentiel de son vocabulaire.

Durant des siècles, les assimilateurs turcs se sont attachés à mutiler, à détruire et à anéantir les langues des peuples balkaniques. Au cours de cette période, le vocabulaire des langues balkaniques a subi de sérieuses transformations, bon nombre de mots et d’expressions turcs furent adoptés, il y eut des « convergences » et des « divergences », mais les langues balkaniques ont résisté et survécu. Pourquoi ? Parce que le système grammatical et le fonds du vocabulaire de ces langues se sont pour l’essentiel conservés.

De tout cela il ressort que la langue et sa structure ne sauraient être considérées comme le produit d’une époque quelconque. La structure de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire sont le produit d’une suite d’époques.

Il est probable que les éléments de la langue moderne ont été créés dès la plus haute antiquité, avant l’époque de l’esclavage. C’était une langue peu complexe, avec un vocabulaire très pauvre, possédant toutefois un système grammatical à elle, primitif il est vrai, mais qui était cependant un système grammatical.

Le développement ultérieur de la production, l’apparition des classes, l’apparition de l’écriture, la naissance d’un Etat, qui avait besoin, pour son administration, d’une correspondance plus ou moins ordonnée, le développement du commerce, qui avait encore plus besoin d’une correspondance ordonnée, l’apparition de la presse à imprimer, les progrès de la littérature, tous ces faits apportèrent de grands changements dans l’évolution de la langue.

Pendant ce temps, les tribus et les nationalités se fragmentaient et se dispersaient, se mêlaient et se croisaient ; l’on vit apparaître ensuite des langues nationales et des Etats nationaux, il y eut des révolutions, les anciens régimes sociaux firent place à d’autres.

Tous ces faits apportèrent plus de changements encore dans la langue et dans son évolution.

Cependant, ce serait une grave erreur de croire que la langue s’est développée de la même manière que se développait la superstructure, c’est-à-dire en détruisant ce qui existait et en édifiant du nouveau. En réalité, la langue s’est développée, non pas en détruisant la langue existante et en en constituant une nouvelle, mais en développant et perfectionnant les éléments essentiels de la langue existante.

Et le passage d’une qualité de la langue à une autre qualité ne se faisait point par explosion, en détruisant d’un seul coup tout l’ancien et en construisant du nouveau, mais par la lente accumulation, pendant une longue période, des éléments de la nouvelle qualité, de la nouvelle structure de la langue, et par dépérissement progressif des éléments de l’ancienne qualité.

On dit que la théorie de l’évolution de la langue par stades est une théorie marxiste, car elle reconnaît la nécessité de brusques explosions comme condition du passage de la langue de l’ancienne qualité à une qualité nouvelle. C’est faux, évidemment, car il est difficile de trouver quoi que ce soit de marxiste dans cette théorie. Et si la théorie de l’évolution par stades reconnaît effectivement de brusques explosions dans l’histoire du développement de la langue, tant pis pour la théorie.

Le marxisme ne reconnaît pas les brusques explosions dans le développement de la langue, la brusque disparition de la langue existante et la brusque constitution d’une langue nouvelle. Lafargue avait tort lorsqu’il parlait de « la brusque révolution linguistique qui s’accomplit de 1789 à 1794 » en France (voir la brochure de Lafargue : La Langue française avant et après la Révolution).

A cette époque, il n’y a eu en France aucune révolution linguistique, et encore moins une brusque révolution. Bien entendu, durant cette période, le vocabulaire de la langue française s’est enrichi de mots nouveaux et d’expressions nouvelles ; des mots surannés ont disparu, le sens de certains mots a changé, mais c’est tout.

Or, de tels changements ne décident aucunement des destinées d’une langue.

Le principal dans une langue, c’est le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire. Mais, loin de disparaître au cours de la révolution bourgeoise française, le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire de la langue française se sont conservés sans subir de changements notables ; et pas seulement conservés, ils continuent d’exister dans la langue française actuelle.

Sans compter que, pour liquider une langue existante et constituer une nouvelle langue nationale (« brusque révolution linguistique » !), un délai de cinq à six ans est ridiculement bref, – il faut pour cela des siècles.

Le marxisme estime que le passage de la langue d’une qualité ancienne à une qualité nouvelle ne se produit pas par explosion ni par destruction de la langue existante et constitution d’une nouvelle, mais par accumulation graduelle des éléments de la nouvelle qualité, et donc par l’extinction graduelle des éléments de la qualité ancienne.

Il faut dire en général, à l’intention des camarades qui se passionnent pour les explosions, que la loi qui préside au passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle au moyen d’explosions n’est pas seulement inapplicable à l’histoire du développement de la langue, mais qu’on ne saurait non plus l’appliquer toujours à d’autres phénomènes sociaux qui concernent la base ou la superstructure.

Ce processus est obligatoire pour une société divisée en classes hostiles. Mais il ne l’est pas du tout pour une société qui ne comporte pas de classes hostiles.

En l’espace de huit à dix ans, nous avons réalisé, dans l’agriculture de notre pays, le passage du régime bourgeois de l’exploitation paysanne individuelle au régime socialiste, kolkhozien. Ce fut une révolution qui a liquidé l’ancien régime économique bourgeois à la campagne et créé un régime nouveau, socialiste. Cependant, cette transformation radicale ne s’est pas faite par voie d’explosion, c’est-à-dire par le renversement do pouvoir existant et la création d’un pouvoir nouveau, mais par le passage graduel de l’ancien régime bourgeois dans les campagnes à un régime nouveau. On a pu le faire parce que c’était une révolution par en haut, parce que la transformation radicale a été réalisée sur l’initiative du pouvoir existant, avec l’appui de la masse essentielle de la paysannerie.

On dit que les nombreux cas de croisement de langues qui se sont produits dans l’histoire donnent lieu de supposer que, lors du croisement, il se constitue une langue nouvelle par voie d’explosion, par le brusque passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle.

C’est absolument faux.

On ne saurait considérer le croisement des langues comme un acte unique, un coup décisif donnant des résultats en quelques années. Le croisement des langues est un long processus qui s’échelonne sur des siècles. Il ne saurait donc être question ici d’aucune explosion.

Poursuivons. Il serait absolument faux de croire que le croisement de deux langues, par exemple, en produit une nouvelle, une troisième, qui ne ressemble à aucune des langues croisées et se distingue qualitativement de chacune d’elles. En réalité, l’une des langues sort généralement victorieuse du croisement, conserve son système grammatical, conserve le fonds essentiel de son vocabulaire et continue d’évoluer suivant les lois internes de son développement, tandis que l’autre langue perd peu à peu sa qualité et s’éteint graduellement.

Par conséquent, le croisement ne produit pas une langue nouvelle, une troisième langue, mais conserve l’une des langues ; son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, et lui permet donc d’évoluer suivant les lois internes de son développement.

Il est vrai qu’il se produit alors un certain enrichissement du vocabulaire de la langue victorieuse aux dépens de la langue vaincue, mais cela, loin de l’affaiblir, la fortifie.

Il en fut ainsi, par exemple, de la langue russe, avec laquelle se sont croisées, a u cours du développement historique, des langues d’autres peuples, et qui est toujours demeurée victorieuse.

Evidemment, le vocabulaire de la langue russe s’est élargi alors par assimilation du vocabulaire des autres langues, mais ce processus, loin d’affaiblir la langue russe, l’a, a u contraire, enrichie et fortifiée.

Quant à l’originalité nationale de la langue russe, elle n’a pas subi la moindre atteinte, car en conservant son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, la langue russe a continué d’évoluer et de se perfectionner suivant les lois internes de son développement.

Il est hors de doute que la théorie du croisement ne peut rien apporter de sérieux à la linguistique soviétique. S’il est vrai que l’étude des lois internes du développement de la langue constitue la tâche principale de la linguistique, il faut reconnaître que la théorie du croisement ne peut accomplir cette tâche ; bien plus, elle ne l’envisage même pas ; tout simplement, elle ne la remarque pas, ou bien ne la comprend pas.

QUESTION : La Pravda a-t-elle eu raison d’ouvrir un débat libre sur les problèmes de linguistique ?

RÉPONSE : Oui, elle a eu raison.

C’est au terme du débat que le sens dans lequel seront résolus les problèmes de la linguistique apparaîtra clairement. Mais, dès à présent, il est permis de dire que le débat a été très utile.

Le débat a établi avant tout que dans les institutions de linguistique, au centre comme dans les Républiques, il régnait un régime incompatible avec la science et la qualité d’hommes de science.

La moindre critique de la situation dans la linguistique soviétique, même les tentatives les plus timides pour critiquer la « doctrine nouvelle » en linguistique, étaient poursuivies et étouffées par les milieux dirigeants de la linguistique.

Pour une attitude critique à l’égard de l’héritage de N. Marr, pour la moindre désapprobation de la doctrine de N. Marr, des travailleurs et chercheurs de valeur en linguistique étaient relevés de leurs postes ou rétrogradés. Des linguistes étaient appelés à des postes dirigeants, non pour leurs mérites, mais parce qu’ils acceptaient inconditionnellement la doctrine de N. Marr.

Il est universellement reconnu qu’il n’est point de science qui puisse se développer et s’épanouir sans une lutte d’opinions, sans la liberté de critique.

Mais cette règle universellement reconnue était ignorée et foulée aux pieds sans façon. Il s’est constitué un groupe restreint de dirigeants infaillibles qui, après s’être prémunis contre toute possibilité de critique, ont sombré dans le bon plaisir et l’arbitraire.

Voici un exemple : le Cours de Bakou (conférences faites dans cette ville par N. Marr), considéré comme défectueux et dont la réimpression avait été interdite par son auteur même, a été cependant, sur l’ordre de la caste des dirigeants (le camarade Mechtchaninov les appelle les « disciples » de N. Marr), réimprimé et inclus parmi les manuels recommandés aux étudiants sans réserve d’aucune sorte.

C’est dire qu’on a trompé les étudiants en leur présentant un cours reconnu défectueux pour un manuel de valeur. Si je n’étais pas convaincu de la probité du camarade Mechtchaninov et des autres spécialistes de la linguistique, je dirais qu’une pareille conduite équivaut à du sabotage.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Cela s’est produit parce que le régime à la Araktchéev [8], institué dans la linguistique, cultive l’esprit d’irresponsabilité et favorise de tels excès.

Le débat s’est révélé fort utile avant tout parce qu’il a tiré au grand jour ce régime à la Araktchéev et l’a démoli à fond.

Mais là ne se borne pas l’utilité du débat. Il n’a pas seulement démoli l’ancien régime dans la linguistique, il a montré aussi l’incroyable confusion d’idées qui règne sur les problèmes les plus importants de la linguistique, dans les milieux dirigeants de ce domaine de la science. Jusqu’à ce que le débat fût engagé, ils se taisaient et passaient sous silence le fait que cela n’allait pas bien dans la linguistique.

Mais le débat une fois ouvert, il n’était plus possible de garder le silence, ils durent exposer leur opinion dans la presse.

Et alors ? Il s’est avéré que la doctrine de N. Marr comporte nombre de lacunes, d’erreurs, de problèmes non précisés, de thèses insuffisamment élaborées. La question se pose : pourquoi les « disciples » de N. Marr se sont-ils mis à parler seulement maintenant, après l’ouverture du débat ?

Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ?

Pourquoi ne l’ont-ils pas dit en temps opportun, ouvertement et en toute franchise, comme il sied à des hommes de science ?

Après avoir reconnu « certaines » erreurs de N. Marr, les « disciples » de celui-ci pensent, paraît-il, qu’on ne peut développer plus avant la linguistique soviétique que sur la base d’une version « corrigée » de la théorie de N. Marr, qu’ils considèrent comme marxiste. Eh bien non, faites-nous grâce du « marxisme » de N. Marr. Effectivement, N. Marr voulait être marxiste, et il s’y est efforcé, mais n’a su le devenir. Il n’a fait que simplifier et banaliser le marxisme, dans le genre des membres du « Proletkult » ou du R.A.P.P.

N. Marr a introduit dans la linguistique la thèse erronée, non marxiste, de la langue considérée comme une superstructure, il s’y est empêtré lui-même et y a empêtré la linguistique.

Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée.

N. Marr a introduit dans la linguistique cette autre thèse, également erronée et non marxiste, du « caractère de classe » de la langue, il s’y est empêtré et y a empêtré la linguistique.

Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée qui est en contradiction avec toute la marche de l’histoire des peuples et des langues.

N. Marr a introduit dans la linguistique un ton d’immodestie, de vantardise et d’arrogance, incompatible avec le marxisme et conduisant à nier gratuitement et à la légère tout ce qu’il y avait dans la linguistique avant N. Marc.

N. Marr dénigre tapageusement la méthode historique comparée qu’il qualifie d’ »idéaliste ». Disons que la méthode historique comparée, malgré ses défauts graves, vaut cependant mieux que l’analyse à quatre éléments, véritablement idéaliste, elle, de N. Marr [9], car la première pousse au travail, à l’étude des langues, tandis que la seconde ne pousse qu’à rester couché sur le flanc et à lire dans le marc de café le mystère de ces fameux quatre éléments.

N. Marr rejette avec hauteur toute tentative d’étudier les groupes (familles) de langues, comme une manifestation de la théorie de la « langue-mère » [10].

Or, on ne saurait nier que la parenté linguistique de nations telles que les nations slaves, par exemple, ne fait aucun doute ; que l’étude de la parenté linguistique de ces nations pourrait être d’une grande utilité quant à l’étude des lois de développement de la langue.

Sans compter que la théorie de la « langue-mère » n’a rien à voir ici.

A entendre N. Marr et surtout ses « disciples », on croirait qu’avant Marr, il n’existait aucune linguistique ; que la linguistique a commencé avec l’apparition de la « doctrine nouvelle » de N. Marr. Marx et Engels étaient bien plus modestes ; ils estimaient que leur matérialisme dialectique était le produit du développement des sciences, y compris la philosophie, durant la période antérieure.

Ainsi, le débat a été également utile en ce sens qu’il a mis à jour les lacunes idéologiques de la linguistique soviétique.

Je pense que plus tôt notre linguistique se débarrassera des erreurs de N. Marr, plus rapidement on pourra la sortir de la crise qu’elle traverse à l’heure actuelle.

Liquider le régime à la Araktchéev dans la linguistique, renoncer aux erreurs de N. Marr, introduire le marxisme dans la linguistique, telle est, à mon avis, la voie qui permettra de donner une base saine à la linguistique soviétique.

Pravda, 20 juin 1950.

A PROPOS DE QUELQUES PROBLÈMES DE LINGUISTIQUE – RÉPONSE A LA CAMARADE E. KRACHENINNIKOVA

Camarade Kracheninnikova,

Je réponds à vos questions.

1. QUESTION : Dans votre article, vous montrez de façon convaincante que la langue n’est ni une base, ni une superstructure. Serait-on en droit de considérer la langue comme un phénomène propre et à la base et à la superstructure, ou serait-il plus juste de considérer la langue comme un phénomène intermédiaire ?

REPONSE : Il est évident que l’élément commun présent dans tous les phénomènes sociaux, y compris la base et la superstructure, est également propre à la langue en tant que phénomène social, c’est-à-dire qu’elle est au service de la société comme tous les autres phénomènes sociaux, y compris la base et la superstructure.

Mais c’est à cela précisément que s’arrête l’élément commun présent dans tous les phénomènes sociaux, Ensuite, les phénomènes sociaux commencent à se différencier sérieusement.

Le fait est qu’à part cet élément commun, les phénomènes sociaux ont leurs particularités spécifiques qui les distinguent les uns des autres et qui ont pour la science une importance primordiale.

Les particularités spécifiques de la base résident dans le fait qu’elle est au service de la société du point de vue économique. Les particularités spécifiques de la superstructure résident dans le fait qu’elle met au service de la société les idées politiques, juridiques, esthétiques et autres, et crée pour la société les institutions politiques, juridiques et autres correspondantes.

En quoi consistent les particularités spécifiques de la langue qui la distinguent des autres phénomènes sociaux ?

En ceci que la langue est au service de la société en tant que moyen pour les hommes de communiquer entre eux, en tant que moyen d’échange des idées dans la société, en tant que moyen permettant aux hommes de se comprendre entre eux et de mettre au point un travail commun dans toutes les sphères de l’activité humaine, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui des rapports économiques, dans le domaine de la politique que dans celui de la culture, dans le domaine de la vie sociale que dans celui de la vie de tons les jours.

Ces particularités ne sont propres qu’à la langue et c’est justement parce qu’elles ne sont propres qu’à la langue que la langue fait l’objet de l’étude d’une science indépendante : la linguistique. Sans ces particularités de la langue, la linguistique perdrait son droit à une existence indépendante.

En bref, on ne peut ranger la langue ni dans la catégorie des bases, ni dans celle des superstructures.

On ne peut non plus la ranger dans la catégorie des phénomènes « intermédiaires » entre la base et la superstructure, étant donné qu’il n’existe pas de phénomènes « intermédiaires » de ce genre.

Mais peut-être pourrait-on ranger la langue dans la catégorie des forces productives de la société, dans celle, disons, des instruments de production ? Il est vrai qu’entre la langue et les instruments de production, il existe une certaine analogie : les instruments de production, tout comme la langue, manifestent une espèce d’indifférence à l’égard des classes et peuvent servir de la même manière les différentes classes de la société, les anciennes comme les nouvelles.

Cette circonstance nous autorise-t-elle à ranger la langue dans la catégorie des instruments de production ?

Nullement.

Il fut un temps où, voyant que sa formule *la langue est une superstructure au-dessus de la base » rencontrait des objections, N. Marr a décidé de changer de système et a déclaré que « la langue est un instrument de production)). N. Marr avait-il raison de ranger la langue dans la catégorie des instruments de production ? Non, il avait absolument tort.

Le fait est que la similitude entre la langue et les instruments de production s’arrête à l’analogie dont je viens de parler.

Mais, par ailleurs, il existe une différence radicale entre la langue et les moyens de production.

Cette différence réside dans le fait que les instruments de production produisent des biens matériels, tandis que la langue ne produit rien du tout, ou encore ne « produit » que des mots. Pour être plus précis, les hommes qui ont des instruments de production peuvent produire des biens matériels ; cependant, les mêmes hommes ayant la langue, mais n’ayant pas d’instruments de production, ne peuvent pas produire de biens matériels.

Il n’est pas difficile de comprendre que si la langue pouvait produire des biens matériels, les bavards seraient les gens les plus riches de la terre.

2. QUESTION : Marx et Engels définissent la langue comme la « réalité immédiate de la pensée », comme la « conscience réelle… pratique ». « Les idées, dit Marx ;, n’existent pas en dehors de la langue. » Dans quelle mesure, à votre avis, la linguistique doit-elle s’occuper du sens de la langue, de la sémantique, de la sémasiologie historique et de la stylistique, ou bien la linguistique ne doit-elle avoir que la forme pour objet ?

REPONSE : La sémantique (sémasiologie) est une des parties importantes de la linguistique. L’aspect sémantique des mots et des expressions a une importance sérieuse dans l’étude de la langue.

C’est pourquoi la sémantique (sémasiologie) doit recevoir, dans la linguistique, la place qui lui convient.

Cependant, quand on étudie les questions de la sémantique et qu’on en utilise les données, il ne faut en aucun cas surestimer son importance, et encore bien moins en abuser.

J’ai en vue certains linguistes qui ont une passion exagérée pour la sémantique et négligent la langue en tant que « réalité immédiate de la pensées, indissolublement liée à la pensée, qui détachent la pensée de la langue et affirment que la langue arrive au terme de son existence, que l’on peut se passer d’elle.

Voyez ce que dit N. Marr : La langue n’existe que dans la mesure où elle s’exprime dans les sens ; l’opération de la pensée se produit aussi sans s’exprimer. Le langage (phonétique) a commencé dès aujourd’hui à transmettre ses fonctions aux inventions modernes qui triomphent sans réserve dans l’espace, tandis que la pensée, partant de ce que le langage a accumulé dans le passé sans s’en servir, et de ce qu’il a acquis récemment, marche vers les sommets, étant appelée à destituer et à remplacer complètement le langage. La langue de l’avenir, c’est la pensée grandissant dans une technique libérée de la matière naturelle. Aucun langage ne pourra lui résister, même le langage phonétique, cependant lié aux règles de la nature (Cf. N. Marr : Œuvres choisies).

Si l’on traduit en langage simple ce grimoire « magique », on peut conclure que :

a) N. Marr détache la pensée de la langue ;

b) N. Marr estime que les hommes peuvent communiquer entre eux sans l’usage de la langue, à l’aide de la pensée même, libérée de la « matière naturelle », libérée des « règles de la nature » ;

c) En détachant la pensée du langage et en la « libérant » de sa « matière naturelle », le langage, N. Marr tombe dans le marais de l’idéalisme.

On dit que les pensées viennent à l’esprit de l’homme avant de s’exprimer dans le discours, qu’elles naissent sans le matériau de la langue, sans l’enveloppe de la langue, nues pour ainsi dire.

Mais c’est absolument faux.

Quelles que soient les pensées qui viennent à l’esprit de l’homme et quel que soit le moment où ces pensées apparaissent, elles ne peuvent naître et exister que sur la base du matériau de la langue, que sur la base des termes et des phrases de la langue.

Il n’y a pas de pensées nues, libérées des matériaux du langage, libérées de la ((matière naturelle » qu’est le langage. « La langue est la réalité immédiate de la pensée » (Marx). La réalité de la pensée se manifeste dans la langue. Seuls des idéalistes peuvent parler d’une pensée détachée de la « matière naturelle », le langage, d’une pensée sans langage.

En bref, parce qu’il a surestimé la sémantique et en a fait abus, N. Marr en est arrivé à l’idéalisme.

Par conséquent, si l’on préserve la sémantique (sémasiologie) des exagérations et des abus du genre de ceux que commettent N. Marr et certains de ses « disciples », elle peut être d’un grand profit pour la linguistique.

3. QUESTION : Vous dites, avec pleine raison, que les idées, les notions, les mœurs et les principes moraux du bourgeois et du prolétaire sont directement opposés. Le caractère de classe de ces phénomènes s’est incontestablement reflété dans l’aspect sémantique de la langue (et parfois aussi dans sa morphologie, dans son vocabulaire, ainsi que cela est justement indiqué dans votre article).

Quand on analyse un matériau linguistique concret et, en premier lieu, l’aspect sémantique d’une langue, peut-on parler de l’essence de classe des conceptions qu’elle exprime, principalement quand il s’agit de l’expression par la langue, non seulement de la pensée de l’homme, mais aussi de son attitude à l’égard de la réalité, attitude où son appartenance de classe se manifeste avec une netteté particulière ?

REPONSE : En bref, vous voulez savoir si les classes influent sur la langue, si elles apportent dans la langue leurs mots et expressions spécifiques, s’il est des cas où les hommes donnent à un seul et même mot, à une seule et même expression une signification différente selon leur appartenance de classe.

Oui, les classes influent sur la langue, apportent dans la langue leurs mots et expressions spécifiques et comprennent parfois différemment un seul et même mot, une seule et même expression. Cela ne fait pas de doute.

Cependant, il ne s’ensuit pas que les mots et expressions spécifiques, de même que les différences dans la sémantique, puissent avoir une importance sérieuse pour le développement d’une langue unique, commune à tout le peuple, qu’ils soient capables d’affaiblir son importance ou de modifier son caractère.

Premièrement, il y a, dans une langue, si peu de ces mots et expressions spécifiques, si peu de ces cas de différences sémantiques qu’ils constituent à peine un pour cent de tout le matériau de la langue. Par conséquent, toute la grande masse des mots et expressions restants. ainsi que leur sémantique, sont communs à toutes les classes de la société.

Deuxièmement, les mots et expressions spécifiques qui ont une nuance de classe ne sont pas utilisés dans le discours selon les règles de je ne sais quelle grammaire « de classe », qui n’existe pas dans la réalité, mais d’après les règles de la grammaire de la langue existante, commune à tout le peuple.

Donc, l’existence de mots et d’expressions spécifiques, ainsi que de différences dans la sémantique d’une langue, n’infirme pas, mais confirme, au contraire, l’existence et la nécessité d’une langue unique, commune à tout le peuple.

4. QUESTION : Dans votre article, vous donnez une appréciation tout à fait juste de Marr, comme quelqu’un qui a banalisé le marxisme. Cela veut-il dire que les linguistes, et parmi eux nous, les jeunes, nous devions rejeter tout l’héritage linguistique de Marr dans lequel il y a cependant une série de recherches linguistiques de valeur (dont ont parlé les camarades Tchikobava, Sanjéïev et d’autres au cours du débat) ? Pouvons-nous, en ayant une attitude critique à l’égard de Marr, prendre cependant chez lui ce qu’il y a d’utile et ce qui a de la valeur ?

REPONSE : Evidemment, les oeuvres de N. Marr ne contiennent pas que des erreurs. N. Marr a commis des erreurs grossières quand il introduit dans la linguistique des éléments du marxisme en les déformant, quand il a essayé de créer une théorie indépendante de la langue.

Mais il y a chez N. Marr quelques bons ouvrages, écrits avec talent, où, oubliant ses prétentions théoriques, il étudie consciencieusement et avec habileté, il faut le dire, certaines langues.

Dans ces ouvrages-là, on peut trouver un assez grand nombre de choses de valeur et instructives. Il est clair qu’il faut prendre ces choses chez N. Marr et les utiliser.

5. QUESTION : Beaucoup de linguistes considèrent que le formalisme est une des principales causes de la stagnation dans la linguistique soviétique.

Je voudrais bien savoir en quoi, à votre avis, consiste le formalisme en linguistique et comment le vaincre ?

REPONSE : N. Marr et ses « disciples » taxent de « formalisme » tous les linguistes qui ne partagent pas la « doctrine nouvelle » de N. Marr. Evidemment, ce n’est pas sérieux et ce n’est pas raisonnable.

N. Marr estimait que la grammaire était une « chose de pure forme » et que les gens qui considéraient la structure grammaticale comme la base de la langue étaient des formalistes.

C’est pure sottise.

Je crois que le « formalisme » a été inventé par les auteurs de la « doctrine nouvelle » pour faciliter leur lutte contre leurs adversaires en linguistique.

La cause de la stagnation dans la linguistique soviétique, ce n’est pas le « formalisme » inventé par N. Marr et ses « disciples », mais le régime à la Araktchéev et les lacunes théoriques en linguistique. Ce sont les « disciples » de N. Marr qui ont instauré le régime à la Araktchéev.

La confusion théorique a été apportée dans la linguistique par N. Marr et ses plus proches compagnons d’armes. Pour qu’il n’y ait plus de stagnation, il faut faire disparaître l’un et l’autre : La disparition de ces plaies assainira la linguistique soviétique, lui ouvrira de larges perspectives et lui permettra de prendre la première place dans la linguistique mondiale.

29 juin 1950.

Pravda, 4 juillet 1950.

RÉPONSE AUX CAMARADES

AU CAMARADE SANJEIEV

Estimé Camarade Sanjéïev,

Je réponds à votre lettre avec un grand retard, car c’est seulement hier qu’elle m’a été transmise par les services du Comité central.

L’interprétation que vous donnez de ma position dans la question des dialectes est incontestablement juste.

Les dialectes « de classe », qu’il serait plus exact d’appeler des jargons, servent non pas les masses populaires. mais une mince couche au sommet de la hiérarchie sociale. De plus, ils n’ont ni système grammatical, ni fonds essentiel de vocabulaire propres. De ce fait, ils ne peuvent aucunement se transformer en langues indépendantes.

Les dialectes locaux (*régionaux »), au contraire, servent les masses populaires et ont leur système grammatical et leur fonds essentiel de vocabulaire. C’est pourquoi certains dialectes locaux, dans le processus de formation des nations, peuvent devenir la base des langues nationales et se transformer en langues nationales indépendantes.

C’est ce qui est arrivé, par exemple, avec le dialecte de Koursk-Orel (« parler » de Koursk-Orel) de la langue russe qui a constitué la base de la langue nationale russe.

On doit en dire autant du dialecte de Poltava-Kiev de la langue ukrainienne qui est devenu la base de la langue nationale ukrainienne. En ce qui concerne les autres dialectes de ces langues, ils perdent leur originalité, se fondent dans ces langues et disparaissent en elles.

Des processus inverses peuvent se produire, quand la langue unique d’un peuple, qui n’est pas encore devenu une nation à cause de l’absence des conditions économiques nécessaires à son développement, meurt par suite de la désagrégation de ce peuple en tant qu’Etat, et quand les dialectes locaux, qui n’ont pas encore eu le temps de se brasser en une langue unique, revivent et sont à l’origine de la formation de langues indépendantes.

Il se peut qu’il en ait été justement ainsi, par exemple, avec la langue mongole unique.

11 juillet 1950.

Pravda, 2 août 1950.

AUX CAMARADES D. BELKINE ET S. FOURER

J’ai reçu vos lettres.

Votre erreur est d’avoir confondu deux choses différentes et substitué à l’objet examiné dans ma réponse à la camarade Kracheninnikova un autre objet.

1. Dans cette réponse, je critique N. Marr qui, parlant du langage (phonétique) et de la pensée, détache la langue de la pensée et tombe ainsi dans l’idéalisme. Il s’agit donc, dans ma réponse, de gens normaux jouissant de la faculté de parler. J’affirme que chez de telles gens les pensées ne peuvent surgir que sur la base du matériau de la langue, que des pensées dénudées, sans liaison avec le matériau de la langue, n’existent pas chez eux.

Au lieu d’adopter ou de rejeter cette thèse, vous introduisez des gens présentant des anomalies, des gens incapables de parler, des sourds-muets qui ne jouissent pas de la faculté de parler et dont les pensées, évidemment, ne peuvent surgir sur la base du matériau de la langue. Comme vous voyez, c’est un tout autre sujet, que je n’ai pas abordé et que je ne pouvais pas aborder, car la linguistique s’occupe de gens normaux, capables de parler, et non de gens présentant des anomalies, de sourds-muets, qui ne peuvent parler.

Vous avez substitué au thème discuté un autre thème qui n’a pas été mis en discussion.

Il ressort de la lettre du camarade Belkine qu’il met sur un même plan le « langage parlé » (langage phonétique) et le « langage des gestes » (langage « des mains », d’après N. Marr).

Il pense visiblement que le langage des gestes et le langage parlé sont équivalents, qu’il fut une époque où la société humaine n’avait pas de langage parlé, que le langage « des mains » remplaçait alors le langage parlé venu plus tard.

Mais si le camarade Belkine pense véritablement ainsi, il commet une grave erreur.

Le langage phonétique ou langage parlé a toujours été l’unique langage de la société humaine capable d’être un moyen pleinement valable de communication entre les hommes.

L’histoire ne connaît aucune société humaine, aussi arriérée soit-elle, qui ne possède son langage phonétique. L’ethnographie ne connaît aucun petit peuple arriéré – fut-il aussi ou encore plus primitif que, par exemple, les Australiens ou les habitants de la Terre de Feu au siècle dernier – qui ne possède son langage phonétique.

Le langage phonétique est, dans l’histoire de l’humanité, une des forces qui ont aidé les hommes à se distinguer du monde animal, à se rassembler en sociétés, à développer leur faculté de penser, à organiser la production sociale, à mener avec succès la lutte contre les forces de la nature et à arriver au progrès que nous connaissons aujourd’hui.

Sous ce rapport, l’importance du langage dit des gestes est insignifiante, du fait de son extrême pauvreté et de son caractère limité.

A proprement parler, ce n’est pas un langage, ce n’est même pas un ersatz de langage pouvant, d’une façon ou d’une autre, remplacer le langage phonétique, mais un moyen auxiliaire, aux possibilités très limitées, dont use parfois l’homme pour souligner tel ou tel moment de son discours. On ne peut pas plus comparer le langage des gestes au langage phonétique qu’on ne peut comparer la houe de bois primitive au tracteur moderne à chenilles avec sa charrue à cinq socs ou son semoir tracté.

3. Ainsi, vous vous intéressez d’abord aux sourds-muets et ensuite seulement aux problèmes de la linguistique. Il est clair que c’est cette circonstance même qui vous a conduits à me poser une série de questions. Eh bien, si vous insistez, je suis prêt à satisfaire à votre demande. Alors, comment la chose se présente-t-elle avec les sourds-muets ?

Possèdent-ils la faculté de penser ?

Ont-ils des pensées ?

Oui, ils possèdent la faculté de penser, ils ont des pensées.

Il est clair que, puisque les sourds-muets sont incapables de parler, leurs pensées ne peuvent se former sur la base du matériau de la langue. Cela veut-il dire que les pensées des sourds-muets sont dénudées, sans lien avec les « règles de la nature » (l’expression est de N. Marr) ?

Non, les pensées des sourds-muets ne se forment et ne peuvent exister que sur la base des images, des perceptions, des représentations qui surgissent chez eux dans la vie courante à propos des objets du monde extérieur et des rapports de ces objets entre eux grâce aux sens de la vue, du toucher, du goût et de l’odorat.

En dehors de ces images, perceptions, représentations, la pensée est vide, elle est dépourvue de tout contenu, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas.

22 juillet 1950.

Pravda, 2 août 1950

AU CAMARADE A. KHOLOPOV

J’ai reçu votre lettre.

J’ai tardé un peu à répondre parce que j’ai été surchargé de travail.

Votre lettre procède implicitement de deux suppositions : de la supposition qu’il est permis d’extraire une citation des ouvrages de tel ou tel auteur en la détachant de la période historique traitée dans la citation, et, deuxièmement, de la supposition que telles ou telles conclusions et formules du marxisme tirées de l’étude d’une des périodes du développement historique sont justes pour toutes les périodes du développement et doivent, par conséquent, rester immuables.

Je dois dire que ces deux suppositions sont profondément erronées.

Je veux en donner quelques exemples.

1. Dans les années 40 du siècle dernier, lorsqu’il n’y avait pas encore de capitalisme monopoliste, lorsque le capitalisme se développait d’une façon plus ou moins régulière, en suivant une ligne ascendante et en s’étendant à de nouveaux territoires encore inoccupés par lui, et lorsque la loi sur le développement inégal ne pouvait encore se manifester avec pleine vigueur, Marx et Engels sont arrivés à la conclusion que la révolution socialiste ne pouvait triompher dans un pays quelconque pris à part, qu’elle ne pouvait être victorieuse qu’à la suite d’un assaut général déclenché dans tous les pays civilisés ou dans la plupart d’entre eux.

Cette conclusion est devenue ensuite un principe directeur pour tous les marxistes.

Cependant, au début du XX° siècle, surtout dans la période de la Première Guerre mondiale, lorsqu’il est devenu clair pour tous que le capitalisme prémonopoliste s’était manifestement transformé en capitalisme monopoliste, lorsque le capitalisme ascendant se fut transformé en capitalisme agonisant, lorsque la guerre eut mis à nu les faiblesses incurables du front impérialiste mondial et lorsque la loi du développement inégal eut prédéterminé la révolution prolétarienne à mûrir à des époques différentes dans les différents pays, Lénine, partant de la théorie marxiste, est arrivé à la conclusion que, dans les conditions nouvelles du développement, la révolution socialiste pouvait très bien être victorieuse dans un seul pays pris séparément, que la victoire simultanée de la révolution socialiste dans tous les pays ou dans la plupart des pays civilisés était impossible par suite du mûrissement inégal de la révolution dans ces pays, que la vieille formule de Marx et d’Engels ne correspondait plus aux nouvelles conditions historiques.

Comme on le voit, nous avons ici deux conclusions différentes sur la question de la victoire du socialisme, conclusions qui non seulement se contredisent, mais encore s’excluent mutuellement.

Des clercs et des talmudistes, qui, sans aller au fond des choses, font mécaniquement des citations en les détachant des conditions historiques, peuvent dire que l’une de ces conclusions doit être rejetée comme absolument erronée et que l’autre doit être étendue, comme absolument juste, à toutes les périodes du développement.

Mais les marxistes ne peuvent pas ne pas savoir que les clercs et les talmudistes se trompent, ils ne peuvent pas ne pas savoir que ces deux conclusions sont justes, mais non pas de façon absolue, que chacune d’elles est juste pour son temps : la conclusion de Marx et d’Engels pour la période du capitalisme prémonopoliste, et la conclusion de Lénine pour la période du capitalisme monopoliste.

2. Engels a dit dans son Anti-Dühring qu’après la victoire de la révolution socialiste, l’Etat doit dépérir. C’est pour cette raison qu’après la victoire de la révolution socialiste dans notre pays, les clercs et les talmudistes dans notre Parti ont commencé à exiger que le Parti prenne des mesures pour faire dépérir au plus vite notre Etat, pour dissoudre les organismes d’Etat et renoncer à une armée permanente.

Cependant, sur la base de l’étude de la situation mondiale de notre époque, les marxistes soviétiques sont arrivés à la conclusion qu’étant donné l’encerclement capitaliste, alors que la victoire de la révolution socialiste n’a eu lieu que dans un seul pays et que le capitalisme domine dans tous les autres, le pays de la révolution victorieuse doit non pas affaiblir, mais consolider par tous les moyens son Etat, les organismes d’Etat, les services de renseignements, l’armée, si ce pays ne veut pas être écrasé par l’encerclement capitaliste.

Les marxistes russes sont arrivés à la conclusion que la formule d’Engels a en vue la victoire du socialisme dans tous les pays ou dans la plupart des pays, qu’elle est inapplicable dans le cas où le socialisme triomphe dans un seul pays pris séparément, alors que le capitalisme domine dans tous les autres pays.

Comme on le voit, nous avons ici deux formules différentes, qui s’excluent mutuellement, en ce qui concerne les destinées de l’Etat socialiste.

Les clercs et les talmudistes peuvent dire que cette circonstance crée une situation intolérable, qu’il faut rejeter l’une des formules comme absolument erronée et étendre l’autre, comme absolument juste, à toutes les périodes du développement de l’Etat socialiste.

Mais les marxistes ne peuvent pas ne pas savoir que les clercs et les talmudistes se trompent, car ces deux formules sont justes, mais non pas de façon absolue, chacune d’elles est juste pour son époque : la formule des marxistes soviétiques pour la période de la victoire du socialisme dans un ou plusieurs pays, et la formule d’Engels pour la période où la victoire successive du socialisme dans des pays isolés conduira à la victoire du socialisme dans la plupart des pays et où seront créées ainsi les conditions nécessaires à l’application de la formule d’Engels.

On pourrait multiplier de tels exemples.

Il faut dire la même chose des deux formules différentes à propos du problème de la langue, extraites d’ouvrages différents de Staline et citées par le camarade Kholopov dans sa lettre.

Le camarade Kholopov se réfère à l’ouvrage de Staline A propos du marxisme en linguistique, où se trouve la conclusion qu’à la suite du croisement de deux langues, par exemple, l’une d’elles est généralement victorieuse et l’autre dépérit, et que, par conséquent, le croisement ne donne pas une nouvelle langue, une troisième langue, mais conserve l’une des langues.

Il se réfère ensuite à une autre conclusion tirée du rapport de Staline au XVI° Congrès du Parti communiste (b.) de l’U.R.S.S. où il est dit que dans la période de la victoire du socialisme à l’échelle mondiale, lorsque le socialisme se consolidera et entrera dans la vie courante, les langues nationales doivent inévitablement fusionner en une langue commune qui ne sera certainement ni le russe, ni l’allemand, mais quelque chose de nouveau. En confrontant ces deux formules et en voyant que non seulement elles ne coïncident pas, mais s’excluent l’une l’autre, le camarade Kholopov est pris de désespoir. « D’après votre article, écrit-il dans sa lettre, j’ai compris qu’à la suite du croisement des langues, il ne peut jamais se former une nouvelle langue, tandis qu’avant cet article j’étais fermement convaincu, conformément à votre intervention au XVI° Congrès du Parti communiste (b.) de l’U.R.S.S., que sous le communisme les langues se fondraient en une seule langue commune. »

Visiblement, le camarade Kholopov, après avoir découvert une contradiction entre ces deux formules, profondément convaincu que cette contradiction doit être liquidée, estime nécessaire de rejeter l’une des formules comme erronée et de se cramponner à l’autre formule comme juste pour tous les temps et pour tous les pays.

Mais à quelle formule se cramponner, il ne sait trop. Il en résulte une sorte de situation sans issue. Le camarade Kholopov n’a même pas l’idée que les deux formules peuvent être justes, chacune pour son époque.

Cela arrive toujours avec les clercs et les talmudistes qui, sans aller au fond des choses, citant de façon mécanique, sans égard aux conditions historiques auxquelles se rapportent les citations, tombent toujours dans une situation sans issue.

Et cependant, si l’on examine le fond de la question, il n’y a aucune raison de considérer la situation comme étant sans issue. Le fait est que l’opuscule de Staline : A propos du marxisme en linguistique et l’intervention de Staline au XVI° Congrès du Parti ont en vue deux époques tout à fait différentes et que, par conséquent, il s’ensuit des formules différentes.

La formule donnée par Staline dans son opuscule, là où il est question du croisement des langues, a en vue l’époque antérieure à la victoire du socialisme à l’échelle mondiale, lorsque les classes exploiteuses sont la force dominante dans le monde, que l’oppression nationale et coloniale demeure très forte, que l’isolement national et la méfiance mutuelle des nations sont consacrés par les différences d’ordre étatique, lorsqu’il n’y a pas encore d’égalité en droits des nations, que le croisement des langues s’effectue au cours d’une lutte pour la domination de l’une des langues, qu’il n’existe pas encore les conditions nécessaires à la collaboration pacifique et amicale des nations et des langues, lorsque ce ne sont pas la collaboration et l’enrichissement mutuel des langues qui sont à l’ordre du jour, mais l’assimilation de certaines langues et la victoire des autres.

On comprend que dans ces conditions il ne peut y avoir que des langues victorieuses et des langues vaincues.

La formule de Staline a précisément en vue ces conditions lorsqu’elle dit que le croisement de deux langues, par exemple, n’aboutit pas à la formation d’une nouvelle langue, mais à la victoire d’une des langues et à la défaite de l’autre.

Quant à l’autre formule de Staline, tirée de son intervention au XVI° Congrès du Parti, là où il est question de la fusion des langues en une seule langue commune, elle a en vue une autre époque et, précisément, l’époque postérieure à ta victoire du socialisme à l’échelle mondiale, lorsque l’impérialisme mondial n’existera plus, que les classes exploiteuses seront renversées, l’oppression nationale et coloniale liquidée, l’isolement national et la méfiance mutuelle des nations remplacés par la confiance mutuelle et le rapprochement des nations, l’égalité en droits des nations traduite dans la vie, lorsque la politique d’oppression et d’assimilation des langues sera liquidée, lorsque sera organisée la collaboration des nations et que les langues nationales auront la possibilité, dans leur collaboration, de s’enrichir mutuellement en toute liberté.

On comprend que dans ces conditions il ne pourra être question de l’oppression et de la défaite de certaines langues et de la victoire d’autres langues.

Nous n’aurons pas ici affaire à deux langues dont l’une subira une défaite tandis que l’autre sortira victorieuse de la lutte, mais à des centaines de langues nationales desquelles, par suite d’une longue collaboration économique, politique et culturelle des nations, se détacheront d’abord les langues zonales uniques les plus enrichies, ensuite les langues zonales fusionneront en une seule langue internationale commune, qui ne sera naturellement ni l’allemand, ni le russe, ni l’anglais, mais une langue nouvelle qui aura absorbé les meilleurs éléments des langues nationales et zonales.

Par conséquent, ces deux formules différentes correspondent à deux époques différentes du développement de la société et, précisément parce qu’elles leur correspondent, les deux formules sont justes, chacune pour son époque.

Exiger que ces formules ne se contredisent pas et ne s’excluent pas est aussi absurde que d’exiger que l’époque de la domination du capitalisme ne soit pas en contradiction avec l’époque de la domination du socialisme, que le socialisme et le capitalisme ne s’excluent pas.

Les clercs et les talmudistes considèrent le marxisme, les différentes conclusions et formules du marxisme comme un assemblage de dogmes qui ne changent « jamais » même lorsque changent les conditions du développement de la société.

Ils pensent que s’ils apprennent par cœur ces conclusions et ces formules et se mettent à les citer à tort et à travers, ils seront en mesure de résoudre n’importe quelle question, escomptant que les conclusions et les formules apprises leur serviront pour tous les temps et pour tous les pays, pour toutes les circonstances de la vie.

Or, seuls peuvent penser ainsi les gens qui ne voient du marxisme que la lettre, mais n’en voient pas l’essence, qui apprennent par coeur les textes des conclusions et des formules du marxisme, mais n’en comprennent pas le contenu.

Le marxisme est la science des lois du développement de la nature et de la société, la science de la révolution des masses opprimées et exploitées, la science de la victoire du socialisme dans tous les pays, la science de l’édification de la société communiste.

Le marxisme en tant que science ne peut rester stationnaire : il se développe et se perfectionne.

Dans son développement, le marxisme ne peut manquer de s’enrichir d’expériences nouvelles et de connaissances nouvelles ; par conséquent, certaines de ses formules et de ses conclusions ne peuvent manquer de changer avec le temps, ne peuvent manquer d’être remplacées par des formules et des conclusions nouvelles qui correspondent aux nouvelles tâches historiques.

Le marxisme n’admet pas de conclusions et de formules immuables, obligatoires pour toutes les époques et toutes les périodes. Le marxisme est l’ennemi de tout dogmatisme.

28 juillet 1950.

Pravda, 2 août 1950.

NOTES

[1] Oeuvres complètes de K. Marx et F. Engels, tome 3.

[2] Ibidem , tome 3.

[3] Ibidem , tome 2.

[4] Paul Lafargue (1842-1911), militant bien connu du mouvement ouvrier français et du mouvement ouvrier international, éminent propagandiste et publiciste marxiste. Il fut un des fondateurs du Parti ouvrier français, disciple et compagnon d’armes de Man et d’Engels, et époux de La fille de Marx, Laura.

[5] Bundistes, membres du Bund, c’est-à-dire de l’Union générale des Ouvriers juifs de Lituanie. de Pologne et de Russie. Le Bund était une organisation opportuniste petite-bourgeoise juive fondée à un congrès tenu à Vilna en octobre 1897 ; il menait ses activités principalement parmi Les artisans juifs. Au 1er Congrès du P.O.S.D.R. (1898), il adhéra au Parti « en qualité d’organisation autonome dom la compétence propre se Limite aux questions concernant exclusivement le prolétariat juif. » Cependant, après son adhésion au Parti. il propagea le nationalisme et le séparatisme au sein du mouvement ouvrier russe. Sa position relevant du nationalisme bourgeois fut sévèrement critiquée par l’Iskra, journal fondé par Lénine.

[6] V. I. Lénine : « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes », Oeuvres, tome 20.

[7] J. Staline : « La Question nationale et le léninisme », Oeuvres, tome II

[8] Le régime à la Araktchéev, régime auquel le nom du politicien réactionnaire, le comte Alexis Araktchéev, reste attaché, était une dictature policière sans frein instaurée en Russie dans le premier quart du XIX° siècle, dictature sous laquelle l’arbitraire militariste et la violence sévissaient. Staline fait allusion ici à la domination absolue de Marr dans les milieux linguistiques soviétiques.

[9] A l’origine de toutes les langues, N. Marr prétendait retrouver quatre éléments primitifs, les quatre sons suivants (transcrits en lettres latines) : sal-ber-roch-ion.

[10] La théorie de la « langue-mère » – la doctrine de l’école indo-européenne, qui soutient qu’une famille de langues consiste en un groupe de patois (dialectes), provenant de la division d’une langue-mère primitive commune.

Par exemple, l’italien, le français, l’espagnol, le portugais et le roumain modernes sont des langues soeurs dérivées du latin, et n’étaient à l’origine que des parois différents. Toutefois, comme il n’existe pas de documents pour prouver l’existence d’une langue-mère pour la plupart des dialectes ou langues modernes, les savants de l’école indo-européenne ont élaboré une langue-mère hypothétique, principalement pour des commodités d’explication des règles des changements phonétiques, mais rien ne prouve jusqu’à quel point tout cela est vrai.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Entretien avec H.-G. Wells

« Bolchevik », n° 17, 23 juillet 1934

Journaliste et romancier anglais, H.-G. Wells est plus connu aujourd’hui comme auteur de romans d’anticipation que comme penseur politique. Sa grande idée, de 1926 à sa mort (1946) fut l’instauration d’une république du monde.

Wells. − Je vous suis très reconnaissant, monsieur Staline, d’avoir bien voulu me recevoir. Il n’y a pas longtemps je suis allé aux États-Unis, j’ai eu un entretien prolongé avec le président Roosevelt et j’ai essayé de savoir en quoi consistait ses idées directrices.

Maintenant je suis venu vous voir afin de vous questionner sur ce que vous faites pour changer le monde.

Staline. − Ma foi, pas tant que ça…

Wells. − J’erre parfois à travers le monde et, comme un homme ordinaire, je regarde ce qui se passe autour de moi.

Staline. − Les personnalités éminentes comme vous ne sont pas des « hommes ordinaires ». Évidemment, l’histoire seule pourra montrer combien fut importante telle ou telle personnalité éminente, mais, en tout cas, vous ne regardez pas le monde en « homme ordinaire ».

Wells. − Je n’ai point l’intention de jouer au modeste. Je veux dire que je cherche à voir le monde avec les yeux d’un homme ordinaire, et non pas avec ceux d’un homme politique de parti ou d’un homme d’État responsable.

Mon voyage aux États-Unis a produit sur moi une impression saisissante. Le vieux monde de la finance croule, la vie économique du pays se reconstruit sur un mode nouveau. En son temps Lénine a dit qu’il fallait « apprendre à faire le commerce », qu’il fallait l’apprendre chez les capitalistes.

Aujourd’hui les capitalistes doivent apprendre chez vous, saisir l’esprit du socialisme. Il me semble qu’aux États-Unis il s’agit d’une profonde réorganisation, de la création d’une économie planifiée, c’est-à-dire socialiste. Vous et Roosevelt partez de deux points de vue différents. Mais n’y a-t-il pas une liaison d’idées, une parenté d’idées entre Washington et Moscou ?

Par exemple, ce qui m’a sauté aux yeux à Washington, c’est ce qui se passe ici également : extension de l’appareil de direction, création d’une série de nouveaux organismes régulateurs d’État, organisation d’un service public universel. Et de même que dans votre pays, il leur manque du savoir-faire dans la direction.

Staline. − Les États-Unis ont un autre but que nous, en URSS. Le but que poursuivent les Américains a surgi sur le terrain du désarroi économique, de la crise économique.

Les Américains veulent se défaire de la crise sur la base de l’activité capitaliste privée, sans changer la base économique. Ils s’efforcent de réduire au minimum le délabrement, le préjudice causé par le système économique existant.

Chez nous, au contraire, comme vous le savez, à la place de la vieille base économique détruite, il en a été créé une tout autre, une nouvelle base économique.

Si même les Américains dont vous parlez touchent partiellement à leur but, c’est-à-dire s’ils réduisent au minimum ce préjudice, même dans ce cas-là ils ne détruiront pas les racines de l’anarchie qui est propre au système capitaliste existant. Ils conservent le régime économique qui doit forcément amener, qui ne peut pas ne pas mener à l’anarchie dans la production.

De cette façon, dans le meilleur des cas, il s’agira non pas de la reconstruction de la société, non pas de l’abolition de l’ancien régime social, engendrant l’anarchie et les crises, mais de la limitation de certains de ses côtés négatifs, de la limitation de certains de ses excès.

Subjectivement, peut-être ces Américains aussi croient-ils reconstruire la société, mais objectivement, la base actuelle de la société demeure chez eux. C’est pourquoi, objectivement, il n’en résultera aucune reconstruction de la société.

Il n’y aura point non plus d’économie planifiée. Car qu’est-ce que l’économie planifiée ? Quels sont certains de ses indices ? L’économie planifiée vise à supprimer le chômage.

Admettons que l’on réussisse, en conservant le régime capitaliste, à réduire le chômage à un certain minimum. Pourtant aucun capitaliste ne consentira jamais, et pour rien au monde, à la liquidation complète du chômage, à la suppression de l’armée de réserve constituée par les chômeurs et dont le rôle est de peser sur le marché du travail, d’assurer une main-d’œuvre à meilleur marché.

Vous voyez là une première faille à l’ « économie planifiée » de la société bourgeoise. L’économie planifiée suppose ensuite que la production s’intensifie dans les branches de l’industrie dont les produits sont particulièrement nécessaires aux masses populaires.

Or vous savez que l’extension de la production, en régime capitaliste, a lieu pour des motifs tout à fait autres, que le capital se précipite vers les branches de l’économie où le taux de profit est plus élevé. Jamais vous n’obligerez un capitaliste à se faire tort lui-même et à accepter un taux de profit moindre, pour satisfaire aux besoins du peuple.

Sans vous être affranchi des capitalistes, sans vous être défait du principe de la propriété privée des moyens de production, vous ne créerez pas d’économie planifiée.

Wells. − Je suis d’accord avec vous sur de nombreux points.

Mais je voudrais souligner que si le pays, dans son ensemble, accepte le principe de l’économie planifiée, si le gouvernement, peu à peu, pas à pas, commence à appliquer de façon conséquente ce principe, l’oligarchie financière sera en fin de compte abolie, et le socialisme, tel qu’on le conçoit dans le monde anglo-saxon, s’instituera.

Les mots d’ordre de Roosevelt relatifs à l’ « ordre nouveau » ont un effet prodigieux et, à mon avis, sont des mots d’ordre socialistes. Il me semble qu’au lieu de souligner l’antagonisme entre les deux mondes, il faudrait, dans la situation actuelle, chercher à établir une communauté de langage entre toutes les forces constructrices.

Staline. − Quand je parle de l’impossibilité de réaliser les principes de l’économie planifiée en conservant la base économique du capitalisme, je ne veux, ce faisant, diminuer en aucune mesure les éminentes qualités personnelles de Roosevelt, son initiative, son courage, sa résolution.

Sans aucun doute, de tous les capitaines du monde capitaliste moderne Roosevelt est la plus forte figure.

C’est pourquoi je voudrais souligner encore une fois que ma conviction de l’impossibilité d’une économie planifiée, dans les conditions du capitalisme, ne signifie pas du tout que je doute des capacités personnelles, du talent et du courage du président Roosevelt.

Mais le capitaine le plus talentueux, si la situation ne lui est pas favorable, ne pourra atteindre le but dont vous parlez.

En théorie, évidemment, il n’est pas exclu que l’on puisse, dans les conditions du capitalisme, peu à peu, pas à pas, marcher au but que vous appelez le socialisme dans l’acception anglo-saxonne de ce mot. Mais que signifiera ce « socialisme » ?

Dans le meilleur des cas, un certain refrènement pour les représentants les plus effrénés du profit capitaliste, un certain renforcement du principe régulateur dans l’économie nationale. Tout cela est bien.

Mais, dès que Roosevelt ou quelque autre capitaine du monde bourgeois moderne voudra entreprendre quelque chose de sérieux contre les fondements du capitalisme, il essuiera inévitablement un échec complet. Car les banques ne sont pas à Roosevelt, car l’industrie n’est pas à lui, car les grandes entreprises, les grandes exploitations agricoles ne sont pas à lui.

Car tout cela est propriété privée. Et aussi les chemins de fer, et la marine marchande, tout cela est entre les mains des propriétaires privés.

Enfin, l’armée du travail qualifié, les ingénieurs, les techniciens, eux aussi, ne dépendent pas de Roosevelt, mais d’intérêts privés ; ils travaillent pour eux. Il ne faut pas oublier les fonctions de l’État du pays, de l’organisation de la défense dans le monde bourgeois.

C’est l’institution de l’organisation de la défense de l’ « ordre », un appareil pour la perception des impôts. Quant à l’économie proprement dite, elle concerne peu l’État capitaliste, elle n’est pas entre ses mains. Au contraire, c’est l’État qui se trouve entre les mains de l’économie capitaliste.

C’est pourquoi je crains que Roosevelt, malgré toute son énergie et ses capacités, n’arrive pas au but dont vous parlez, si tant est qu’il vise à ce but. Peut-être d’ici quelques générations pourrait-on quelque peu se rapprocher de ce but, mais cela aussi je le considère, pour ma part, comme peu probable.

Wells. − Je crois peut-être encore plus que vous à l’interprétation économique de la politique. Grâce aux inventions et à la science moderne, des forces énormes ont été mises en action, conduisant vers une meilleure organisation, vers un meilleur fonctionnement de la collectivité humaine, c’est-à-dire vers le socialisme.

L’organisation et la régulation des actions individuelles sont devenus une nécessité mécanique, indépendamment des théories sociales. Si l’on commence par le contrôle de l’État sur les banques, pour passer ensuite au contrôle des transports, de l’industrie lourde, de l’industrie en général, du commerce, etc., un tel contrôle universel équivaudra à la propriété de l’État sur toutes les branches de l’économie nationale.

Ce sera là justement un processus de socialisation. Car le socialisme, d’une part, et l’individualisme, de l’autre, ne sont pas aux antipodes comme le noir et le blanc.

Il existe entre eux beaucoup de stades intermédiaires. Il y a individualisme touchant au banditisme, et il y a esprit de discipline et esprit d’organisation équivalant au socialisme.

La réalisation de l’économie planifiée dépend à un degré considérable des organisateurs de l’économie, des intellectuels techniciens qualifiés que l’on peut, pas à pas, gagner aux principes socialistes de l’organisation.

Et c’est là l’essentiel. Car, d’abord l’organisation, ensuite le socialisme. L’organisation est le facteur le plus important. Sans organisation, l’idée du socialisme n’est en somme qu’une idée.

Staline. − Entre l’individu et la collectivité, entre les intérêts d’un particulier et les intérêts de la collectivité, il n’est pas et il ne doit pas y avoir de contraste inconciliable.

Il ne doit pas y en avoir, puisque le collectivisme, le socialisme ne nie pas, mais combine les intérêts individuels avec les intérêts de la collectivité. Le socialisme ne peut pas s’abstraire des intérêts individuels. Seule la société socialiste peut assurer la satisfaction la plus complète de ces intérêts personnels.

Bien plus, la société socialiste offre l’unique garantie solide de la défense des intérêts de l’individu.

Dans ce sens, il n’y a point de contraste inconciliable entre l’ « individualisme » et le socialisme. Mais peut-on nier le contraste entre les classes, entre la classe des possédants, la classe des capitalistes, et la classe des travailleurs, la classe des prolétaires ?

D’un côté, la classe des possédants qui détiennent les banques, les usines, les mines, les transports, les plantations dans les colonies. Ces gens ne voient rien que leur intérêt, que le profit auquel ils aspirent. Ils ne se soumettent pas à la volonté de la collectivité, ils cherchent à soumettre toute collectivité à leur volonté.

D’un autre côté, la classe des pauvres, la classe des exploités qui n’ont ni fabriques, ni usines, ni banques, qui sont contraints de vivre de la vente de leur force de travail aux capitalistes, et sont privés de la possibilité de satisfaire à leurs besoins les plus élémentaires. Comment peut-on concilier des intérêts et des aspirations aussi opposés ?

Autant que je sache, Roosevelt n’a pas pu trouver le moyen de concilier ces intérêts. Cela est d’ailleurs impossible, comme l’atteste l’expérience.

Au reste, vous connaissez la situation des États-Unis mieux que moi, car je n’ai jamais été aux États-Unis et je suis les affaires américaines surtout d’après ce qu’on en écrit.

Mais j’ai quelque expérience en matière de lutte pour le socialisme, et cette expérience me dit : Si Roosevelt essaie de satisfaire vraiment les intérêts de la classe des prolétaires aux dépens de la classe des capitalistes, ces derniers le remplaceront par un autre président.

Les capitalistes diront : les présidents viennent et s’en vont, tandis que nous, capitalistes, demeurons ; si tel ou tel président ne défend pas nos intérêts, nous en trouverons un autre. Qu’est-ce que le président peut opposer à la volonté de la classe des capitalistes ?

Wells. − Je m’élève contre cette classification simpliste de l’humanité en pauvres et riches. Évidemment, il est une catégorie de gens qui aspirent exclusivement au profit. Mais ces gens-là ne sont-ils pas considérés, de même qu’ici, comme un obstacle ?

Est-ce qu’en Occident il y a peu de gens pour lesquels le profit n’est pas un but, qui possèdent certaines ressources, veulent les investir, en tirent profit, mais ne voient nullement là le but de leur activité ?

Ces gens considèrent l’investissement de fonds comme une nécessité incommode. Y a-t-il peu d’ingénieurs, d’organisateurs de l’économie, talentueux et dévoués, dont l’activité est mue par des stimulants tout autres que le lucre ?

A mon avis, il existe une classe nombreuse de gens simplement capables, ayant conscience du caractère peu satisfaisant du système actuel et qui sont appelés à jouer un grand rôle dans la société future, socialiste.

J’ai beaucoup étudié ces dernières années, et j’ai beaucoup réfléchi à la nécessité de propager les idées du socialisme et du cosmopolitisme dans les larges cercles d’ingénieurs, d’aviateurs, dans les cercles de techniciens militaires, etc.

Il est inutile d’aborder ces cercles avec la propagande directe de la lutte de classes. Ces cercles comprennent la situation où se trouve le monde, qui se transforme en un marais sanglant, mais ces cercles tiennent votre antagonisme primitif de la lutte de classes pour un non-sens.

Staline. − Vous vous élevez contre la classification simpliste des gens en riches et pauvres. Évidemment, il y a des couches moyennes, il y a aussi ces intellectuels techniciens dont vous parlez et parmi lesquels il existe des gens très braves et très honnêtes. Il existe aussi dans ce milieu des hommes malhonnêtes, des hommes mauvais.

Il y en a de tout genre. Mais, avant tout, la société humaine se divise en riches et pauvres, en possédants et exploités, et s’abstraire de cette division fondamentale et de la contradiction entre pauvres et riches, c’est s’abstraire du fait fondamental.

Je ne nie pas l’existence de couches moyennes intermédiaires qui, ou bien se placent aux côtés de l’une de ces deux classes en lutte entre elles, ou bien occupent dans cette lutte une position neutre ou semi-neutre.

Mais, je le répète, s’abstraire de cette division fondamentale de la société et de cette lutte fondamentale entre les deux classes fondamentales, c’est méconnaître les faits. Cette lutte se poursuit et se poursuivra. L’issue de cette lutte, c’est la classe des prolétaires, la classe des travailleurs qui en décide.

Wells. − Mais y a-t-il peu de gens non pauvres, qui travaillent, et travaillent avec fruit ?

Staline. − Évidemment, il y a aussi des petits propriétaires terriens, des artisans, des petits commerçants. Seulement ce ne sont pas ces gens-là qui décident des destinées des pays, mais les masses travailleuses qui produisent tout ce qui est indispensable à la société.

Wells. − Mais les capitalistes diffèrent beaucoup entre eux. Il en est qui ne pensent qu’au profit, qu’au lucre ; il en est aussi qui sont prêts à des sacrifices. Par exemple, le vieux Morgan : celui-là ne pensait qu’au lucre ; il était simplement un parasite sur le corps de la société, il ne faisait qu’accumuler les richesses dans ses mains.

Mais prenez Rockefeller : c’est un brillant organisateur, il a donné un exemple de l’organisation de l’écoulement du pétrole, digne d’être imité. Ou bien Ford : évidemment, Ford a son idée, il est égoïste ; mais n’est-il pas l’organisateur passionné de la production rationnelle, des leçons duquel vous profitez, vous aussi ?

Je voudrais souligner que depuis quelques temps, dans les pays anglo-saxons, un revirement sérieux s’est opéré dans l’opinion publique à l’égard de l’URSS. Cela tient, tout d’abord, à la position prise par le Japon et aux événements en Allemagne. Mais il est encore d’autres raisons, qui ne découlent pas de la seule politique internationale.

Il existe une raison plus profonde : la conscience qu’ont prise des milieux de plus en plus larges du fait que le système reposant sur le profit privé croule. Et dans ces conditions, il me semble qu’il ne faut pas faire ressortir l’antagonisme entre les deux mondes, mais s’efforcer de combiner tous les mouvements constructifs, toutes les forces constructives, dans la mesure du possible.

Il me semble que je suis plus à gauche que vous, monsieur Staline, que je considère que le monde s’est déjà approché de plus près de la fin du vieux système.

Staline. − Lorsque je parle des capitalistes qui ne visent qu’au profit, qu’au lucre, je ne veux point dire par là qu’ils sont les derniers des hommes, incapables de quoi que ce soit d’autre. Beaucoup d’entre eux ont, indéniablement, de grandes capacités d’organisation que je ne songe même pas à nier. Nous, soviétiques, nous apprenons beaucoup des capitalistes. Et Morgan même, auquel vous donnez une caractéristique aussi négative, était à coup sûr un bon organisateur, un organisateur capable.

Mais si vous parlez des hommes prêts à reconstruire le monde, il est évident qu’on ne peut les trouver parmi ceux qui servent le lucre avec foi et amour. Nous et ces gens-là, nous nous trouvons à des pôles opposés. Vous parlez de Ford. Évidemment, c’est un organisateur capable de la production.

Mais ne connaissez-vous pas son attitude à l’égard de la classe ouvrière ? Ignorez-vous combien d’ouvriers il jette inutilement à la rue ? Le capitaliste est enchaîné au profit, aucune force ne peut l’en arracher. Et le capitalisme sera anéanti, non par les « organisateurs » de la production, non par les intellectuels techniciens, puisque cette couche ne joue pas un rôle indépendant, mais par la classe ouvrière.

Car l’ingénieur, l’organisateur de la production ne travaille pas comme il le voudrait, mais comme on le lui ordonne, comme le commande l’intérêt du patron. Il existe, évidemment, des exceptions ; il existe des gens appartenant à cette couche, qui se sont libérés de l’opium capitaliste. Les intellectuels techniciens peuvent, dans des conditions déterminées, faire des « miracles », être pour le genre humain d’une immense utilité.

Mais ils peuvent aussi lui causer un grand préjudice. Nous, soviétiques, nous avons notre expérience, qui n’est pas mince, des intellectuels techniciens.

Après la Révolution d’Octobre, une partie déterminée d’intellectuels techniciens refusa de participer à l’édification de la société nouvelle, s’opposa à cette édification, la sabota. Nous avons cherché par tous les moyens à entraîner les intellectuels techniciens vers cette édification, nous les avons sollicités de toutes les façons.

Bien du temps s’est écoulé avant que nos intellectuels techniciens ne se soient engagés dans la voie d’un concours actif au nouveau régime. Aujourd’hui la meilleure partie est aux premiers rangs de l’édification de la société socialiste.

Forts de cette expérience, nous sommes loin de sous-estimer les côtés tant positifs que négatifs des intellectuels techniciens, et nous savons qu’ils peuvent aussi bien nuire que faire des « miracles ».

Certes, les choses en iraient autrement si l’on pouvait d’un seul coup arracher moralement les intellectuels techniciens au monde capitaliste.

Mais c’est là une utopie. Se trouvera-t-il beaucoup d’hommes parmi les intellectuels techniciens qui se résoudront à rompre avec le monde bourgeois et à s’atteler à la reconstruction de la société ?

A votre avis, y a-t-il beaucoup de ces gens-là, disons, en Angleterre, en France ? Non, il se trouvera peu d’amateurs pour rompre avec leurs patrons et commencer la reconstruction du monde !

En outre, peut-on perdre de vue que pour refaire le monde, il faut avoir le pouvoir ? Il me semble, monsieur Wells, que vous sous-estimez fort la question du pouvoir ; que, d’une façon générale, elle n’entre pas dans votre conception.

Car, que peuvent faire des gens, eussent-ils les meilleures intentions du monde, s’ils ne sont pas capables de poser la question de la prise du pouvoir et s’ils n’ont pas en main le pouvoir ?

Ils peuvent, dans le meilleur des cas, prêter concours à la nouvelle classe qui prendra le pouvoir, mais ne peuvent eux-mêmes retourner le monde.

Pour cela il faut une grande classe, qui remplace la classe des capitalistes et devienne un maître tout aussi puissant qu’elle. La classe ouvrière est cette classe-là.

Certes, il faut accepter l’aide des intellectuels techniciens et il faut, à son tour, lui prêter aide. Mais il ne faut pas penser que les intellectuels techniciens pourront, eux, jouer un rôle historique indépendant. La refonte du monde est un vaste processus complexe et douloureux. Pour cette grande entreprise, il faut une grande classe. Aux grands navires les grands voyages.

Wells. − Oui, mais pour un grand voyage il faut un capitaine et un navigateur.

Staline. − C’est juste, mais pour un grand voyage il faut avant tout un grand navire. Qu’est-ce qu’un navigateur sans navire ? Un homme sans occupation.

Wells. − Le grand navire c’est l’humanité, et non une classe.

Staline. −Vous partez, visiblement, monsieur Wells, de la prémisse que tous les hommes sont bons. Et moi, je n’oublie pas qu’il y a beaucoup d’hommes méchants. Je ne crois pas à la bonté de la bourgeoisie.

Wells. − Je me souviens de ce qu’étaient les intellectuels techniciens il y a quelque dizaine d’années. Les intellectuels techniciens étaient alors peu nombreux ; par contre, il y avait beaucoup à faire et chaque ingénieur, technicien, intellectuel trouvait une application à ses connaissances. C’est pourquoi ils étaient la classe la moins révolutionnaire.

Or, aujourd’hui, on observe un excédent d’intellectuels techniciens, et leur état d’esprit a changé radicalement. L’intellectuel qualifié qui, auparavant, n’aurait pas même prêté l’oreille aux propos révolutionnaires, s’y intéresse beaucoup maintenant.

Récemment, j’ai été invité à un dîner de la Société royale, notre plus grande société scientifique anglaise. Le discours du président fut un discours en faveur de la planification sociale et de la gestion scientifique. Il y a une trentaine d’années, on n’aurait même pas écouté ce que je dis.

Et maintenant, cette société est dirigée par un homme aux conceptions révolutionnaires, qui insiste sur la réorganisation scientifique de la société humaine. Votre propagande de lutte de classes n’a pas tenu compte de ces faits. L’état d’esprit change.

Staline. − Oui, je le sais ; et cela s’explique par le fait que la société capitaliste est acculée actuellement dans une impasse.

Les capitalistes cherchent et ne peuvent trouver une issue à cette impasse, qui soit compatible avec la dignité de cette classe, avec les intérêts de cette classe. Ils peuvent partiellement se tirer de la crise en rampant à quatre pattes, mais ils ne peuvent trouver une issue qui leur permette de sortir la tête haute, qui n’atteigne pas à la racine les intérêts du capitalisme.

Ceci, évidemment les larges cercles d’intellectuels techniciens le sentent. Une partie considérable de ces derniers commence à prendre conscience de la communauté de leurs intérêts avec ceux de la classe capable de trouver une issue à cette impasse.

Wells. − Vous savez, monsieur Staline, mieux que quiconque, ce que c’est que la révolution, et encore dans la pratique. Les masses se soulèvent-elles jamais d’elles-mêmes ? Ne considérez-vous pas comme une vérité établie le fait que toutes les révolutions se font par la minorité ?

Staline. − Pour la révolution il faut une minorité révolutionnaire dirigeante ; mais la minorité la plus capable, la plus dévouée et la plus énergique sera impuissante, si elle ne s’appuie pas, ne serait-ce que sur le soutien passif de millions d’hommes.

Wells. − Ce soutien n’est-il que passif ? ou aussi subconscient ?

Staline. – Disons semi-instinctif et semi-conscient, mais sans le soutien de millions d’hommes, la meilleure minorité est impuissante.

Wells. − Je suis de près la propagande communiste en Occident, et il me semble que cette propagande, dans les conditions actuelles, agit de façon très démodée, car elle est la propagande d’actes de violence.

Cette propagande du renversement par la violence du régime social, était de mise alors qu’il s’agissait de la domination sans partage de telle ou telle tyrannie. Mais dans les conditions actuelles, alors que le système dominant croule de toutes façons et se décompose de lui-même, il faudrait porter l’accent non pas sur l’insurrection, mais sur l’efficacité, sur la compétence, sur la productivité.

La note insurrectionnelle me paraît vieillie. De l’avis des hommes à la manière de pensée constructive, la propagande communiste en Occident constitue un obstacle.

Staline. − Évidemment, le vieux système croule, se décompose. C’est exact. Mais il est également exact que de nouveaux efforts sont faits pour défendre, pour sauver ce système en perdition, par d’autres méthodes, par tous les moyens.

D’une constatation juste vous tirez une déduction erronée. Vous constatez avec raison que le vieux monde croule. Mais vous avez tort lorsque vous pensez qu’il croule de lui-même. Non, le remplacement d’un ordre social par un autre ordre social est un processus révolutionnaire complexe et de longue haleine.

Ce n’est pas simplement un processus spontané ; c’est une lutte, c’est un processus qui implique la collision des classes. Le capitalisme est pourri, mais on ne saurait le comparer simplement à un arbre qui pourrit au point qu’il doit de lui-même tomber par terre. Non, la révolution, le remplacement d’un régime social par un autre, a toujours été une lutte, une lutte douloureuse et atroce, une lutte à mort.

Et chaque fois que les hommes du monde nouveau arrivaient au pouvoir, il leur a fallu se défendre contre les tentatives du vieux monde pour ramener par la force l’ancien ordre de choses ; les hommes du nouveau monde, eux, ont toujours dû se tenir sur leurs gardes, être prêts à riposter aux attentats du vieux monde contre l’ordre nouveau.

Oui, vous avez raison, quand vous dites que le vieil ordre social croule, mais il ne s’écroulera pas de lui-même. Par exemple, à ne prendre que le fascisme. Le fascisme est une force réactionnaire qui tente de maintenir le vieux monde par la violence.

Qu’allez-vous faire des fascistes ? Leur faire entendre raison ? Les convaincre ? Mais cela n’agira sur eux d’aucune manière. Les communistes n’idéalisent pas du tout la méthode de la violence.

Mais les communistes ne veulent pas, eux, se trouver pris au dépourvu, ils ne peuvent compter que le vieux monde quittera de lui-même la scène ; ils voient que le vieux régime se défend par la force, et c’est pourquoi les communistes disent à la classe ouvrière : préparez-vous à répondre à la force par la force, faites tout pour que le vieux régime périssant ne vous écrase pas, ne lui permettez pas de mettre les fers à ces mains avec lesquelles vous renverserez ce régime.

Comme vous voyez, le processus de remplacement d’un ordre social par un autre n’est pas pour les communistes un processus simplement spontané et pacifique, mais un processus compliqué, durable et violent. Les communistes ne peuvent pas ne pas compter avec les faits.

Wells. − Mais regardez de plus près ce qui se passe actuellement dans le monde capitaliste. Car ce n’est pas simplement l’écroulement d’un régime. C’est une explosion de la violence réactionnaire, qui dégénère en un franc gangstérisme.

Et il me semble que lorsqu’il est question de conflits avec ces oppresseurs réactionnaires et inintelligents, les socialistes doivent en appeler à la loi et, au lieu de considérer la police comme un ennemi, la soutenir dans la lutte contre les réactionnaires. Il me semble que l’on ne peut pas agir simplement par les méthodes du vieux socialisme insurrectionnel et sans souplesse.

Staline. − Les communistes partent de la riche expérience historique, qui enseigne que les classes ayant fait leur temps ne quittent pas volontairement la scène historique. Rappelez-vous l’histoire de l’Angleterre du XVIIe siècle. N’étaient-ils pas nombreux ceux qui disaient que le vieil ordre social était pourri ? Néanmoins, n’a-t-il pas fallu un Cromwell pour l’achever par la force ?

Wells. − Cromwell agissait en s’appuyant sur la Constitution et au nom de l’ordre constitutionnel.

Staline. − Au nom de la Constitution il recourait à la violence, il a exécuté le roi, il a dissous le Parlement, il arrêtait les uns, il décapitait les autres !

Mais empruntons un exemple à notre histoire. N’était-il pas clair, durant une longue période de temps, que l’ordre tsariste pourrissait, qu’il croulait ? Et cependant combien de sang a-t-il fallu pour le renverser !

Et la Révolution d’Octobre ? Étaient-ils peu nombreux les gens qui savaient que nous seuls, bolcheviks, indiquions la seule issue juste ?

Ne comprenait-on pas que le capitalisme russe était pourri ? Mais vous savez combien la résistance fut grande, combien de sang fut versé pour défendre la Révolution d’Octobre contre tous les ennemis, intérieurs et extérieurs ?

Ou bien prenons la France de la fin du XVIIIe siècle. Longtemps avant 1789, nombreux étaient ceux qui voyaient clairement à quel point étaient pourris le pouvoir royal, l’ordre féodal. Mais on n’a pu se passer, on ne pouvait se passer d’un soulèvement populaire, d’une collision des classes.

Qu’est-ce à dire ? C’est que les classes qui doivent quitter la scène historique, sont les dernières à se convaincre que leur rôle est fini.

Il est impossible de les en convaincre. Il leur semble que l’on peut boucher les crevasses de l’édifice pourri du vieux régime, que l’on peut réparer et sauver l’édifice croulant de l’ancien ordre de choses. C’est pourquoi les classes périssantes prennent les armes et commencent à défendre par tous les moyens leur existence de classe dominante.

Wells. − Mais à la tête de la Grande Révolution française, il y avait bon nombre d’avocats.

Staline. − Est-ce que vous niez le rôle des intellectuels dans les mouvements révolutionnaires ? Est-ce que la Grande Révolution française a été une révolution d’avocats, et non une révolution populaire qui a vaincu après avoir soulevé d’énormes masses populaires contre le féodalisme, et en défendant les intérêts du tiers état ?

Les avocats parmi les chefs de la Grande Révolution française agissaient-ils selon les lois de l’Ancien Régime ? N’ont-ils pas institué une légalité nouvelle, la légalité révolutionnaire bourgeoise ?

La riche expérience historique enseigne que jusqu’à présent, pas une classe n’a cédé volontairement le chemin à une autre classe. L’histoire mondiale ne connaît pas de tel précédent. Et les communistes se sont assimilé cette expérience historique. Les communistes salueraient le départ volontaire de la bourgeoisie.

Mais, comme l’atteste l’expérience, il n’est pas croyable que les choses prennent une telle tournure. C’est pourquoi les communistes veulent être prêts au pire et appellent la classe ouvrière à la vigilance, à se tenir préparée au combat.

Qui a besoin d’un capitaine qui émousse la vigilance de son armée, qui ne comprend pas que l’adversaire ne se rendra pas, qu’il faut l’abattre ? Être un tel capitaine, c’est tromper, trahir la classe ouvrière. Voilà pourquoi je pense que ce qui vous paraît démodé est, en réalité, une mesure d’utilité révolutionnaire pour la classe ouvrière.

Wells. − Je ne nie pas du tout la nécessité de la violence, mais j’estime que les formes de lutte doivent se rapprocher au maximum des possibilités qu’offrent les lois existantes, qu’il s’agit de défendre contre les attentats réactionnaires.

Il ne faut pas désorganiser le vieux régime, ne serait-ce que pour la raison qu’il se désorganise de lui-même dans une mesure suffisante. Précisément pour cette raison, il me semble que la lutte contre l’ordre, contre la loi, est quelque chose de désuet, de démodé.

Au reste, j’exagère à dessein pour mieux mettre en lumière la vérité. Je puis formuler mon point de vue de la façon suivante : premièrement, je suis pour l’ordre ; deuxièmement, j’attaque le système existant parce qu’il n’assure pas l’ordre ; troisièmement, j’estime que la propagande des idées de la lutte de classes peut isoler du socialisme justement les cercles instruits qui sont nécessaires au socialisme.

Staline. − Pour accomplir une grande, une sérieuse œuvre sociale, il faut qu’il y ait une force principale, un appui, une classe révolutionnaire. Il faut ensuite que l’aide à cette force principale soit organisée par la force auxiliaire, en l’occurrence le Parti, dans lequel entrent aussi les meilleures forces parmi les intellectuels. Vous venez de parler des « cercles instruits ».

Mais quels hommes instruits aviez-vous en vue ? Y avait-il peu d’hommes instruits du côté de l’Ancien Régime, et au XVIIe siècle en Angleterre, et à la fin du XVIIIe siècle en France, et à l’époque de la Révolution d’Octobre en Russie ?

Le vieux régime avait de son côté, à son service, beaucoup d’hommes hautement instruits, qui défendaient le vieux régime, qui marchaient contre le régime nouveau.

Car l’instruction est une arme dont l’efficacité dépend de savoir qui la détient, et qui est celui que l’on veut frapper avec cette arme. Évidemment, les hommes hautement instruits sont nécessaires au prolétariat, au socialisme.

Car il est clair que ce ne sont pas les sots qui peuvent aider le prolétariat à lutter pour le socialisme, à bâtir la nouvelle société. Je ne sous-estime pas le rôle des intellectuels ; au contraire, je souligne leur rôle. La question est simplement de savoir de quels intellectuels il s’agit, car il y a intellectuels et intellectuels.

Wells. − II ne peut y avoir de révolution sans un changement radical du système de l’instruction publique. Il suffit de citer deux exemples : l’exemple de la République allemande, qui n’a pas touché à l’ancien système d’instruction et qui, pour cette raison, n’est jamais devenue une République, et l’exemple du Labour Party anglais, qui manque de décision pour insister sur le changement radical de l’instruction publique.

Staline. − Cette remarque est juste.

Permettez-moi maintenant de répondre à vos trois points.

Premièrement, l’essentiel pour la révolution, c’est l’existence d’un appui social. Cet appui pour la révolution est la classe ouvrière.

Deuxièmement, une force auxiliaire, ce qui chez les communistes s’appelle le Parti, est indispensable.

Ici seront compris et les ouvriers intellectuels, et ceux des intellectuels techniciens qui sont étroitement liés à la classe ouvrière. Les intellectuels ne peuvent être forts que s’ils s’unissent à la classe ouvrière. S’ils marchent contre la classe ouvrière, ils deviennent néant.

Troisièmement, il faut le pouvoir, comme levier de transformation. Le nouveau pouvoir crée une nouvelle légalité, un nouvel ordre qui est l’ordre révolutionnaire.

Je ne suis pas pour n’importe quel ordre. Je suis pour un ordre correspondant aux intérêts de la classe ouvrière.

Et si certaines lois de l’Ancien Régime peuvent être utilisées dans l’intérêt de la lutte pour l’ordre nouveau, il convient d’utiliser aussi la vieille législation. Contre votre thèse suivant laquelle il faut attaquer le système existant, pour autant qu’il n’assure pas l’ordre nécessaire au peuple, je ne puis rien objecter.

Et, enfin, vous avez tort si vous pensez que les communistes sont épris de violence. Ils renonceraient avec plaisir à la méthode de la violence si les classes dominantes consentaient à céder la place à la classe ouvrière. Mais l’expérience de l’histoire témoigne contre une telle hypothèse.

Wells. − L’histoire de l’Angleterre, cependant, connaît un exemple de transmission volontaire du pouvoir par une classe à une autre. Dans la période comprise entre 1830 et 1870, s’est opéré, sans aucune lutte acharnée, le passage volontaire du pouvoir de l’aristocratie, dont l’influence à la fin du XVIIIe siècle était encore très grande, à la bourgeoisie qui était le soutien sentimental de la monarchie. Ce passage du pouvoir a abouti, par la suite, à l’instauration de la domination de l’oligarchie financière.

Staline. − Mais vous voici passé imperceptiblement des problèmes de la révolution aux problèmes de réforme. Ce n’est pas la même chose. Ne pensez-vous pas que le mouvement chartiste a joué un grand rôle dans le domaine des réformes en Angleterre, au XIXe siècle ?

Wells. − Les chartistes n’ont pas fait grand’chose et ont disparu sans laisser de trace.

Staline. − Je ne suis pas d’accord avec vous. Les chartistes et le mouvement gréviste organisé par eux ont joué un grand rôle ; ils ont contraint les classes dominantes à faire une série de concessions dans le domaine du système électoral, dans le domaine de la liquidation de ce qu’on appelait les « bourgs pourris », de la réalisation de certains points de la « Charte ».

Le chartisme n’a pas joué un mince rôle historique : il a incité une partie des classes dominantes à faire certaines concessions, des réformes, afin d’éviter de grandes perturbations.

En général, il faut dire que de toutes les classes dominantes, les classes dominantes d’Angleterre, et l’aristocratie, et la bourgeoisie, se sont montrées les plus intelligentes, les plus souples du point de vue de leurs intérêts de classes, du point de vue de la conservation de leur pouvoir. Ainsi, prenons un exemple tiré de l’histoire moderne : la grève générale de 1926 en Angleterre.

N’importe quelle bourgeoisie, en face de ces événements, alors que le Conseil général des Trades-Unions avait lancé un appel à la grève, aurait avant tout fait arrêter les leaders des Trades-Unions. La bourgeoisie anglaise ne l’a pas fait, elle a fait preuve d’intelligence du point de vue de ses intérêts.

Ni aux États-Unis, ni en Allemagne, ni en France, je ne vois une stratégie de classe aussi souple de la part de la bourgeoisie. Dans l’intérêt de la consolidation de leur domination, les classes dominantes d’Angleterre ne se sont jamais interdit les petites concessions, les réformes. Mais ce serait une erreur de croire que ces réformes représentent la révolution.

Wells. − Vous avez des classes dominantes de mon pays une plus haute opinion que moi. Mais la différence est-elle grande, en général, entre une petite révolution et une grande réforme ? Les réformes ne sont-elles pas une petite révolution ?

Staline. − Sous l’effet d’une poussée venant d’en bas, d’une poussée des masses, la bourgeoisie peut parfois consentir telles ou telles réformes partielles, tout en restant sur la base du régime économique et social existant. Agissant ainsi, elle estime que ses concessions sont indispensables dans l’intérêt de la conservation de sa domination de classe.

C’est là l’essence des réformes. Quant à la révolution, elle signifie le passage du pouvoir d’une classe à une autre. C’est pourquoi l’on ne peut appeler une réforme quelconque une révolution. Voilà pourquoi l’on ne saurait espérer que la succession des régimes sociaux puisse s’opérer par le passage insensible d’un régime à l’autre au moyen de réformes, au moyen de concessions faite par la classe dominante.

Wells. − Je vous suis très reconnaissant de cet entretien qui a pour moi une importance énorme. En me donnant vos explications, vous vous êtes à coup sûr souvenu du temps où, dans les cercles clandestins d’avant la révolution, il vous fallait expliquer les principes du socialisme.

A l’heure actuelle, il n’existe dans le monde entier que deux personnalités à l’opinion, à chaque parole desquelles des millions d’hommes prêtent l’oreille : vous et Roosevelt.

Les autres peuvent prêcher autant qu’il leur plaira, on ne les imprimera pas, on ne les écoutera pas. Je ne puis encore apprécier ce qui a été fait dans votre pays, où je ne suis arrivé qu’hier.

Mais j’ai déjà vu les visages heureux d’hommes bien portants et je sais qu’il se fait chez vous quelque chose de très significatif. Le contraste avec l’année 1920 est frappant. 

Staline. − On aurait pu faire encore plus si nous, bolcheviks, étions plus intelligents. 

Wells. − Non, si, en général, les êtres humains étaient plus intelligents. On ne ferait pas mal si l’on inventait un plan quinquennal pour la reconstruction du cerveau humain, qui manque manifestement de nombreuses parcelles nécessaires à l’ordre social parfait. (Rires.)

Staline. − N’avez-vous pas l’intention d’assister au Congrès de l’Union des écrivains soviétiques ?

Wells. − Malheureusement, j’ai diverses obligations et je ne puis rester en URSS qu’une semaine. Je suis venu pour vous rencontrer, et je suis profondément satisfait de notre entretien.

Mais j’ai l’intention de parler avec les écrivains soviétiques que je pourrai rencontrer pour envisager la possibilité de leur adhésion au Pen-Club. C’est une organisation internationale d’écrivains, fondée par Galsworthy auquel, après sa mort, j’ai succédé comme président.

Cette organisation est encore faible, mais néanmoins elle possède des sections dans de nombreux pays et, ce qui est encore plus important, les interventions de ses membres sont largement commentées dans la presse.

Cette organisation défend le droit de la libre expression de toutes les opinions, y compris celles de l’opposition. Je compte parler à ce sujet avec Maxime Gorki. Toutefois, je ne sais si une aussi large liberté peut être accordée ici.

Staline. − Cela s’appelle chez nous, bolcheviks, l’ « autocritique ». Elle est largement appliquée en URSS. Si vous désirez quelque chose, je vous aiderai volontiers.

Wells. − Je vous remercie.

Staline. − Je vous remercie pour l’entretien.

=>Oeuvres de Staline

Staline, Molotov : Falsificateurs de l’Histoire

Texte intégral de la notice historique datant de 1948 du Bureau d’Information Soviétique auprès du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S., sous la direction de J. V. Staline et de V. M. Molotov.

INTRODUCTION

À la fin de janvier le Département d’État des U.S.A. a publié, en collaboration avec les Ministères des Affaires Étrangères de l’Angleterre et de la France, un recueil de rapports et de différents extraits des notes du journal des fonctionnaires diplomatiques hitlériens et a donné à ce recueil le titre mystérieux de « Relations soviéto-nazies au cours des années 1939-1941 ».

Comme il ressort de la préface de ce recueil, les gouvernements des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France sont tombés d’accord, dès l’été 1946, de publier les documents des archives du Ministère des Affaires Étrangères de l’Allemagne pour les années 1918-45, qui ont été saisis en Allemagne par les autorités militaires américaines et anglaises.

Il est à noter que dans le recueil publié n’ont été incorporés que les matériaux se rapportant aux années 1939-41, tandis que les matériaux ayant trait aux années précédentes et, en particulier, à la période de Munich, n’ont pas été inclus dans ce recueil par le Département d’État et sont par conséquent ignorés de l’opinion publique mondiale.

Ce fait n’est certes pas accidentel et poursuit des buts qui n’ont rien de commun avec la manière de traiter objectivement et consciencieusement la vérité historique.

Pour justifier d’une façon quelconque aux yeux de l’opinion la publication unilatérale de ce recueil de notes des fonctionnaires hitlériens, non vérifiées et choisies au hasard, la presse anglo-américaine a lancé une explication inventée disant que :

« Les Russes ont repoussé la proposition de l’Occident de publier en commun un rapport complet de la diplomatie nazie. »

Cette déclaration des milieux anglo-américains ne répond pas à la réalité.

En fait, les choses se sont bien passées comme suit : étant donné les communications parues dans la presse étrangère en été 1945 sur la préparation de la publication en Angleterre des documents pris en Allemagne, le Gouvernement Soviétique s’est adressé au Gouvernement de la Grande-Bretagne en insistant pour que les experts soviétiques prennent part à l’examen commun des matériaux allemands saisis par les troupes anglo-américaines.

Le Gouvernement Soviétique estimait inadmissible de publier de tels documents sans s’être concerté et, en même temps, il ne pouvait assumer la responsabilité de la publication de ces documents sans procéder à une vérification minutieuse, puisque, sans ces conditions élémentaires, la publication des matériaux en question pouvait aboutir à une aggravation des relations entre les États-membres de la coalition anti-hitlérienne.

Mais le Ministère des Affaires Étrangères de l’Angleterre a décliné la proposition soviétique en alléguant que la question posée par le Gouvernement Soviétique au sujet d’un échange des copies saisies de documents hitlériens était prématurée.

On sait que le 6 septembre 1945 la délégation américaine auprès du Directoire Politique du Conseil de Contrôle en Allemagne a présenté son projet d’instructions en ce qui concerne la façon de procéder avec les archives et documents allemands.

Ce projet prévoyait l’établissement d’une procédure unique pour toute l’Allemagne pour la collection et la conservation des archives, ainsi que le droit d’accéder à celles-ci pour les représentants des États-membres de l’Organisation des Nations Unies. La possibilité de prendre des copies des documents et de les publier a été également prévue. Cette proposition a été examinée au cours de quatre séances du Directoire Politique.

Mais elle a été ajournée à la demande des Anglais et des Américains, sous prétexte qu’ils n’avaient pas d’instructions ; ensuite, après la déclaration du représentant américain disant que le Gouvernement des États-Unis préparait une nouvelle proposition et priait de considérer le projet présenté comme nul, cette question a été retirée de l’ordre du jour du Directoire Politique.

Ainsi la déclaration d’après laquelle le Gouvernement Soviétique aurait refusé de prendre part à la préparation de la publication des matériaux d’archives allemandes est fausse.

Simultanément avec la publication du recueil mentionné, une nouvelle vague d’attaques et une campagne effrénée de calomnies au sujet du Pacte de non-agression conclu en 1939 entre l’U.R.S.S. et l’Allemagne, dirigé soi-disant contre les puissances occidentales, a commencé, comme par un coup de baguette magique, aux États-Unis et dans les pays qui en dépendent.

Ainsi le vrai but de la publication, aux Etats-Unis, du recueil sur les relations entre l’U.R.S.S. et l’Allemagne en 1939-40 ne saurait susciter aucun doute. Le but de ce recueil n’est pas de présenter un exposé objectif des événements historiques, mais d’altérer le tableau réel des événements, de dénigrer l’Union Soviétique, de la calomnier, d’affaiblir l’influence internationale de l’Union Soviétique en tant que champion véritablement démocratique et ferme, face aux forces agressives et antidémocratiques.

Cette attitude perfide correspond à la conception des relations interalliées typique pour les milieux dirigeants des pays anglo-américains, conception qui, au lieu de relations honnêtes et sincères entre les alliés, au lieu de l’appui et la confiance mutuelle, consiste à poursuivre une politique qui utilise toutes les possibilités, jusques et y compris la calomnie, pour affaiblir son allié, l’utiliser dans ses intérêts égoïstes et renforcer sa position à ses dépens.

On ne saurait également perdre de vue le désir des milieux dirigeants des États-Unis de saper par leur campagne de calomnie contre l’U.R.S.S., l’influence des éléments progressistes de leur pays, qui préconisent l’amélioration des relations avec l’U.R.S.S.

Le coup que l’on porte aux éléments progressistes des États-Unis a certainement pour but d’affaiblir leur influence, en prévision des élections présidentielles aux États-Unis, qui auront lieu en automne 1948.

Le recueil contient un grand nombre de documents fabriqués par les fonctionnaires diplomatiques hitlériens dans le labyrinthe des chancelleries diplomatiques allemandes.

Ce fait à lui seul, devrait mettre en garde contre l’utilisation et la publication unilatérales des documents qui se distinguent par leur caractère unilatéral et tendancieux, exposant les événements du point de vue du Gouvernement hitlérien, dans le but de présenter ces événements sous un jour favorable pour les hitlériens.

C’est pour cette raison que le Gouvernement Soviétique a été, en son temps, contre la publication unilatérale de documents allemands pris à l’ennemi, avant de les avoir vérifiés au préalable en commun et d’une façon minutieuse. Même l’agence gouvernementale France-Presse s’est vue obligée de reconnaître que la procédure de la publication des matériaux rendus publics par les trois gouvernements, à l’insu de l’Union Soviétique, « n’est pas tout à fait conforme à la procédure diplomatique normale ».

Néanmoins, le Gouvernement anglais n’a pas été de cet avis. Les gouvernements français, anglais et américain ont procédé à la publication unilatérale des documents allemands sans reculer devant la falsification de l’histoire et en essayant de calomnier l’Union Soviétique, qui a supporté la charge principale de la lutte contre l’agression hitlérienne.

Ces gouvernements ont assumé par la même toute la responsabilité des conséquences de cet acte unilatéral.

Tenant compte de ce fait, le Gouvernement Soviétique se croit en droit de publier, à son tour, les documents secrets concernant les relations entre l’Allemagne hitlérienne et les gouvernements de l’Angleterre, de la France et des États-Unis, documents qui sont tombés aux mains du Gouvernement Soviétique et que ces gouvernements ont caché à l’opinion publique. Ils ont caché ces documents, ils ne veulent pas les publier.

Mais nous estimons que, après ce qui s’est passé, ils doivent être rendus publics afin qu’on puisse rétablir la vérité historique.

Le Gouvernement Soviétique dispose d’une documentation importante saisie par les troupes soviétiques lors de la défaite de l’Allemagne hitlérienne, et la publication de ces documents permettra de présenter sous son vrai jour le cours réel de la préparation et du développement de l’agression hitlérienne et de la Deuxième Guerre mondiale.

C’est le but que poursuit la note historique Falsificateurs de l’histoire publiée actuellement par le Bureau d’informations soviétique auprès du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S.

Les documents secrets ayant trait à cette question seront publiés prochainement.

I. COMMENT A COMMENCÉ
LA PRÉPARATION DE L’AGRESSION ALLEMANDE ?

Les falsificateurs américains et leurs complices anglo-français essayent de créer l’impression que les préparatifs de l’agression allemande, qui ont abouti à la Deuxième Guerre mondiale, ont commencés en automne 1939.

Mais qui, de nos jours, sauf les gens tout à fait naïfs disposés à croire à toute nouvelle sensationnelle non fondée, peut s’y laisser prendre ? Qui donc ignore que l’Allemagne a commencé la préparation de la guerre dès l’accession d’Hitler au pouvoir ? Qui ne sait également que le régime hitlérien a été créé par les milieux monopolistes allemands avec approbation pleine et entière du camp gouvernant de l’Angleterre, de la France et des États-Unis ?

Afin de se préparer à la guerre et de s’assurer l’armement moderne, l’Allemagne devait rétablir et développer son industrie lourde, et, en premier lieu, la métallurgie et l’industrie de guerre de la Ruhr. Après sa défaite à la suite de la Première Guerre impérialiste, l’Allemagne, étant sous le joug du Traité de Versailles, ne pouvait le faire, par ses propres moyens en un court laps de temps. L’impérialisme allemand a bénéficié, sous ce rapport, d’un appui puissant de la part des États-Unis d’Amérique.

En est-il qui ignorent que les banques et trusts américains, agissant en plein accord avec le gouvernement, au cours de la période d’après Versailles, ont investi dans l’économie allemande et accordé à l’Allemagne des crédits s’élevant à des milliards de dollars, qui ont été utilisés pour le rétablissement et le développement du potentiel de l’industrie de guerre allemande ?

On sait que la période d’après Versailles a été marquée, en ce qui concerne l’Allemagne, par tout un système de mesures ayant pour but de rétablir son industrie lourde et en particulier le potentiel de l’industrie de guerre allemande.

Le « plan de réparation Dawes » prévu pour l’Allemagne a joué également un grand rôle sous ce rapport. À l’aide de ce plan, les États-Unis et l’Angleterre comptaient placer l’industrie allemande sous la dépendance des monopoles américains et britanniques.

Le plan Dawes a frayé la voie à un afflux intense et à la pénétration dans l’industrie allemande de capitaux étrangers, surtout américains. En conséquence, dès 1925, commençait le redressement de l’économie allemande, du fait d’un processus actif de rééquipement de son appareil de production.

En même temps, les exportations allemandes augmentaient brusquement pour atteindre, en 1927, le niveau de 1913 ; en ce qui concerne les produits manufacturés, elle a même dépassé ce niveau de 12 % (au prix de 1913). Au cours de 6 années, de 1924 à 1929, l’afflux de capitaux étrangers en Allemagne a été de 10-15 milliards de marks en investissements à long terme et de plus de 6 milliards à court terme. Selon certaines sources, le volume des investissements de capitaux a été beaucoup plus considérable. Cela a énormément renforcé le potentiel économique et, en particulier, le potentiel de guerre allemand. Sous ce rapport, le rôle prépondérant revient aux investissements de capitaux américains, qui représentaient 70 % au minimum du total des emprunts à long terme.

On connaît bien le rôle joué par les monopoles américains, avec en tête les familles Dupont, Morgan, Rockeffeller, Lamont et autres magnats industriels des États-Unis, dans le financement de l’industrie lourde allemande, dans l’établissement et le développement de liens les plus étroits entre l’industrie américaine et l’industrie allemande.

Les monopoles américains les plus importants se sont trouvés liés de la manière la plus étroite avec l’industrie lourde, les consortiums de guerre et les banques allemandes.

Le grand consortium chimique américain Du Pont de Nemours, qui était un des plus gros actionnaires du trust de l’automobile General Motors, et le trust chimique britannique Imperial Chemical Industries étaient en relations industrielles étroites avec le consortium chimique allemand I. G. Farbenindustrie, avec lequel ils avaient conclu, en 1926, un accord de cartel sur le partage des marchés mondiaux pour la vente de la poudre.

Le président du conseil d’administration de la maison Röhm & Haas, à Philadelphie (U.S.A.), était avant le guerre l’associé du chef de cette même maison à Darmstadt (Allemagne).

Notons à ce propos que l’ancien directeur de ce consortium, Rudolph Müller, déploie actuellement son activité dans la bi-zone et joue un rôle important dans les milieux dirigeants de l’Union chrétienne-démocrate.

Entre 1931 et 1939, le capitaliste allemand Schmitz, président du consortium I. B. Farbenindustrie et membre du conseil de la Deutsche Bank, avait le contrôle de la Société américaine General Dyestuffs Corporation.

Après la conférence de Munich (1938), le trust américain Standard Oil a conclu avec la I.B. Farbenindustrie un accord aux termes duquel cette dernière obtenait une part aux bénéfices sur l’essence d’aviation produite aux États-Unis en renonçant facilement, en contre-partie, à exporter d’Allemagne l’essence synthétique dont elle accumulait alors des stocks pour les buts de guerre.

Des liens de ce genre sont caractéristiques, non seulement pour les monopoles capitalistes américains. Des relations économiques très étroites, d’importance non seulement commerciale, mais militaire aussi, existaient par exemple à la veille de la guerre entre la Fédération des industries britanniques et le groupe industriel du Reich.

Les représentants de ces deux groupements monopolistes ont publié à Dusseldorf, en 1939, une déclaration commune, où il était dit, entre autres, que :

« Cet accord vise d’assurer la collaboration la plus complète possible entre les systèmes industriels de leurs pays. »

Cela se passait aux jours où l’Allemagne hitlérienne avait englouti la Tchécoslovaquie ! Rien d’étonnant que la revue londonienne Economist écrivait à ce propos :

« N’y a-t-il pas dans l’atmosphère de Düsseldorf quelque chose qui puisse faire perdre la raison aux hommes de bon sens ? [1] »

La Banque Schröder, bien connue, où prédominaient le trust allemand de l’acier Vereinigte Stahlwerke, fondée par Stinnes, Thyssen et autres magnats industriels de la Ruhr, avec sièges à New York et à Londres, fournit un exemple caractéristique de l’interpénétration du Capital américain, allemand et anglais.

Allan Dulles, directeur des maisons de Londres, Cologne et Hambourg de la Henry G. Schröder Banking Corporation à New York, qui représentait les intérêts des Schröder de Londres, Cologne et Hambourg, y a joué un rôle de premier plan.

La fameuse maison de contentieux Sullivan and Cromwel a joué un rôle éminent au siège de New York de la Banque Schröder. La maison Sullivan and Cromwel est dirigée par John Foster Dulles, qui est actuellement le principal conseiller de M. Marshall.

Sa maison est étroitement liée avec le trust mondial du pétrole, la Standard Oil des Rockefeller, et aussi avec la plus puissante banque des États-Unis, la Chase National Bank, qui a investi d’immenses capitaux dans l’industrie allemande.

En 1947 paraissait à New York un livre de R. Sasuly qui souligna qu’après Versailles, aussitôt que l’inflation fut arrêtée en Allemagne et le mark consolidé, l’Allemagne fut littéralement inondée d’emprunts étrangers. Ainsi, entre 1924 et 1930, la dette extérieure de l’Allemagne augmenta de plus de 30 milliards de marks.

L’industrie allemande, et tout particulièrement les Vereinigte Stahlwerke (firme allemande), fut largement reconstruite et modernisée avec l’aide du capital étranger, américain surtout. Certains emprunts étaient directement accordés aux firmes qui ont joué le premier rôle dans le réarmement [2].

Une des plus grandes banques new-yorkaises, la banque Dillon, Read and Company, dont l’actuel ministre de la défense Forrestal [3] a été l’un des directeurs pendant un certain nombre d’années, a joué un rôle des plus importants dans le financement du trust allemand de l’acier Vereinigte Stahlwerke, en même temps que la banque anglo-germano-américaine Schröder.

C’est cette pluie d’or qui a fécondé l’industrie lourde de l’Allemagne hitlérienne et, en particulier, l’industrie de guerre. Ce sont ces milliards de dollars américains, investis dans l’économie de guerre de l’Allemagne hitlérienne par les monopoles d’Outre-Atlantique qui ont rétabli le potentiel de guerre allemand et qui ont mis entre les mains du régime hitlérien l’arme nécessaire pour son agression.

En peu de temps, profitant de l’appui financier, principalement de la part des monopoles américains, l’Allemagne a rétabli une industrie de guerre puissante, capable de produire, en quantités formidables, des armements de premier ordre, des milliers de chars d’assaut, d’avions, de canons, de navires de guerre modernes et autres types d’armements.

C’est ce que voudraient faire oublier les falsificateurs de l’histoire, qui s’efforcent de se soustraire à la responsabilité leur incombant du fait de leur politique, qui a armé l’agression hitlérienne, déchaîné la Deuxième Guerre mondiale et conduit à une catastrophe militaire sans précédent dans l’histoire et qui a coûté à l’humanité des millions de victimes.

On ne peut donc oublier que la première et la plus importante prémisse de l’agression hitlérienne était de rétablir et de rénover l’industrie lourde et l’industrie de guerre allemandes, ce qui n’est devenu possible qu’à la suite d’une aide financière directe et amie de la part des milieux dirigeants des États-Unis d’Amérique.

Mais ce n’est pas tout.

Un autre facteur décisif qui a contribué au déclenchement de l’agression hitlérienne était la politique des milieux dirigeants de l’Angleterre et de la France, politique connue comme politique d’« apaisement » de l’Allemagne hitlérienne, politique renonçant à la sécurité collective.

Actuellement il doit être clair à tout le monde que c’est cette politique des milieux gouvernants anglo-français, politique de renonciation à la Sécurité collective, de non résistance à l’agression allemande et d’encouragement des prétentions agressives de l’Allemagne hitlérienne, qui a abouti à la Deuxième Guerre mondiale.

Passons aux faits :

Peu de temps après l’accession d’Hitler au pouvoir, à la suite des efforts des gouvernements anglais et français, en 1933, « le Pacte d’entente et de collaboration » des quatre puissances — Grande-Bretagne, Allemagne, France et Italie — fut signé à Rome. Ce Pacte signifiait une collusion entre les gouvernements anglais et français d’une part et, d’autre part, le fascisme allemand et italien, qui, déjà, ne dissimulait pas ses visées agressives.

En même temps, ce Pacte conclu avec les États fascistes signifiait la renonciation à la politique de renforcement du front des puissances pacifiques contre les États agressifs. En traitant avec l’Allemagne et l’Italie et en laissant de côté les autres Puissances — membres de la Conférence de désarmement, qui siégeait alors et qui examinait la proposition soviétique de conclure un Pacte de non-agression et un Pacte en vue de déterminer l’agresseur —, la Grande-Bretagne et la France ont porté un coup à l’œuvre entreprise pour assurer la paix et la sécurité des nations.

Après cela, en 1934, l’Angleterre et la France ont aidé Hitler à profiter de l’attitude hostile, à l’égard de l’U.R.S.S., de la Pologne nobiliaire, leur alliée, ce qui a eu pour résultat la conclusion du Pacte germano-polonais de non-agression, qui fut une des étapes importantes des préparatifs de l’agression allemande.

Hitler avait besoin de ce Pacte pour désorganiser les rangs des partisans de la sécurité collective et de démontrer ainsi que l’Europe avait besoin, non pas d’une sécurité collective, mais d’accords bilatéraux.

Cela permettait aux agresseurs allemands de décider eux-mêmes avec qui et à quel moment des accords devaient être conclu, et qui et à quel moment devait être attaqué. Nul doute que le Pacte germano-polonais ne constituât la première brèche importante dans la structure de la sécurité collective.

S’enhardissant, Hitler prit nombre de mesures pour reconstituer ouvertement les forces armées de l’Allemagne, ce qui ne provoqua aucune résistance de la part des gouvernants anglais et français.

Au contraire, peu de temps après, en 1935, à Londres, où Ribbentrop était arrivé à cette fin, un Accord naval anglo-allemand était conclu, aux termes duquel la Grande-Bretagne consentait au rétablissement des forces navales allemandes dans une proportion qui les rendait presque égales à celles de la flotte de guerre française.

Hitler obtenait, en outre, le droit de construire des sous-marins d’un tonnage global de 45 % de la flotte sous-marine britannique. C’est également à cette période que se rapportent les actes unilatéraux de l’Allemagne hitlérienne qui avaient pour but de supprimer toutes les autres restrictions relatives à l’augmentation des forces armées de l’Allemagne, restrictions établies par le Traité de Versailles, ces actes n’ayant provoqué aucune résistance de la part de l’Angleterre, de la France et des États-Unis.

Les appétits des agresseurs fascistes augmentaient de jour en jour, les États-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne et la France faisant preuve d’une tolérance évidente. Certes, ce n’est pas par hasard qu’à cette époque, les interventions militaires de l’Allemagne et de l’Italie en Éthiopie et en Espagne ne leur créaient guère d’ennuis.

Seule l’Union Soviétique poursuivait d’une manière ferme et conséquente sa politique de paix, défendant le principe de droits égaux et de l’indépendance de l’Éthiopie, qui était d’ailleurs un des membres de la Société des Nations ainsi que le droit du Gouvernement républicain légitime d’Espagne de recevoir un appui de la part des pays démocratiques dans sa lutte contre l’intervention germano-italienne.

En parlant de l’agression italienne contre l’Éthiopie à la session du 10 janvier 1936 du Comité Exécutif Central de l’U.R.S.S., V. M. Molotov disait :

« L’Union Soviétique a démontré au sein de la Société des Nations, sur l’exemple d’un petit pays, l’Éthiopie, qu’elle était fidèle à ce principe, au principe de l’indépendance de tous les États et de leur égalité en droits, en tant que nations.

L’Union Soviétique a également profité de sa participation à la Société des Nations pour mettre en pratique sa ligne de conduite à l’égard de l’agresseur impérialiste. [4] »

V. Molotov avait dit alors :

« La guerre italo-éthiopienne montre que la menace d’une guerre mondiale augmente et s’appesantit de plus en plus sur l’Europe. [5] »

Que faisaient, pendant ce temps, les gouvernements des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, sous les yeux desquels les brigands fascistes, d’une manière toujours plus impudente, sévissaient contre leurs victimes ?

Ils ne firent absolument rien pour mater les agresseurs allemands et italiens, pour prendre la défense des droits des peuples, foulés aux pieds, pour sauvegarder la paix et enrayer la menace imminente de la Deuxième Guerre mondiale.

L’Union Soviétique seule faisait tout son possible pour barrer la voie aux agresseurs fascistes. L’Union Soviétique s’est faite l’initiateur et le champion de la sécurité collective.

Dès le 6 février 1933, au sein de la Commission générale du désarmement, M. Litvinov, représentant de l’Union Soviétique, avait proposé de faire une déclaration définissant les termes d’agression et d’agresseur.

En proposant de définir le terme d’agresseur, l’Union Soviétique partait de la nécessité de définir de la façon la plus précise, dans l’intérêt de la sécurité générale et pour faciliter un accord au sujet d’une réduction maxima des armements, le terme d’« agression », cela afin d’« écarter tout prétexte tendant à la justifier ». Toutefois cette proposition a été repoussée par la conférence, qui, sous la direction de l’Angleterre et de la France, agissait en faveur de l’agression allemande.

Tout le monde sait la lutte opiniâtre et prolongée de l’Union Soviétique et de sa délégation, présidée par M. Litvinov, à la Société des Nations en faveur du maintien et du renforcement de la sécurité collective. Au cours de toute la période d’avant-guerre la délégation soviétique auprès de la Société des Nations défendait le principe de la sécurité collective, en élevant sa voix en faveur de ce principe presqu’à toutes les séances et dans presque toutes les Commissions de la Société des Nations.

Mais, comme on sait, la voix de l’Union Soviétique restait une voix criant dans le désert. Tout le monde connaît les propositions de la délégation soviétique au sujet des mesures à prendre pour renforcer la sécurité collective, propositions adressées conformément aux instructions du Gouvernement Soviétique, à M. Avenol, Secrétaire général de la Société des Nations, en date du 30 août 1936, avec la demande de les examiner au sein de la Société des Nations. Mais on sait également que ces propositions ont été ensevelies dans les archives de la Société des Nations et qu’il ne leur a pas été donné suite.

Il était évident que l’Angleterre et la France, qui, à ce moment jouaient le premier rôle à la Société des Nations, renonçaient à résister collectivement à l’agression allemande. Elles renonçaient à la sécurité collective, puisque celle-ci les empêchait de poursuivre leur nouvelle politique d’« apaisement » de l’agression allemande, la politique de concessions à l’agression hitlérienne.

Certes, une pareille politique ne pouvait que renforcer l’agression allemande. Mais les milieux dirigeants anglo-français croyaient que cela n’était pas dangereux, puisque, donnant satisfaction aux agresseurs allemands par des concessions dans l’Ouest, on pourrait la diriger plus tard du côté de l’Est et en faire une arme dirigée contre l’U.R.S.S.

Dans le rapport présenté au cours du XVIIIe Congrès du Parti Communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S. au mois de mars 1939, J. Staline, en exposant les raisons du renforcement de l’agression hitlérienne, disait :

« Le motif principal, c’est que la majorité des pays non-agresseurs, et avant tout l’Angleterre et la France, ont renoncé à la politique de la sécurité collective, à la politique de résistance collective aux agresseurs, et ont adopté une attitude de non-intervention, une attitude de neutralité. [6] »

Pour désorienter le lecteur et, en même temps, calomnier le Gouvernement Soviétique, le correspondant américain Neal Stanford affirme que le Gouvernement Soviétique s’opposait à la sécurité collective ; que M. Litvinov fut écarté de son poste de Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères et remplacé par V. Molotov, parce qu’il poursuivait une politique visant à renforcer la sécurité collective.

Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus stupide que cette affirmation fantastique. Il est évident que M. Litvinov poursuivait, non pas sa politique personnelle, mais celle du Gouvernement Soviétique. D’autre part, la lutte que ce gouvernement et ses représentants, M. Litvinov y compris, ont poursuivie en faveur de la sécurité collective au cours de toute la période d’avant-guerre, est connue du monde entier.

Quant à la nomination de V. Molotov au poste de Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères, il est évident que, dans une situation compliquée, alors que les agresseurs fascistes préparaient la Deuxième Guerre mondiale et que la Grande-Bretagne et la France avec, derrière elles, les États-Unis, les laissaient directement faire et les encourageaient dans leurs plans de guerre contre l’U.R.S.S., il était nécessaire d’avoir à un poste aussi responsable que celui du Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères, un homme d’État plus expérimenté et jouissant dans le pays d’une plus grande popularité que M. Litvinov.

Ce n’est pas par hasard que les Puissances Occidentales ont renoncé au Pacte de la sécurité collective.

Au cours de cette période une lutte entre deux lignes suivies dans la politique internationale s’était engagée. L’une consistait à lutter pour la paix, pour l’organisation de la sécurité collective et visait à résister à l’agression par les efforts unis des peuples pacifiques.

Cette ligne politique était celle de l’Union Soviétique, qui défendait d’une manière conséquente et ferme les intérêts de tous les peuples pacifiques, grands et petits. L’autre ligne était celle de la renonciation à l’organisation de la sécurité collective et à la résistance à l’agression ce qui encourageait nécessairement les pays fascistes à renforcer leur action agressive et, de ce fait, contribuer au déclenchement d’une nouvelle guerre.

Tout cela montre que la vérité historique est que l’agression hitlérienne est devenue possible premièrement, du fait que les États-Unis d’Amérique ont aidé les Allemands à créer en peu de temps la base économique et militaire de l’agression allemande et ont ainsi fourni les armes à cette agression, et deuxièmement, parce que la renonciation des milieux gouvernants anglo-français à la sécurité collective a désorganisé les rangs des pays pacifiques, dissocié le front unique de ces pays face à l’agression, frayé la voie à l’agression allemande, et aidé Hitler à déclencher la Deuxième Guerre mondiale.

Que serait-il advenu si les États-Unis n’avaient pas financé l’industrie lourde de l’Allemagne hitlérienne et si l’Angleterre et la France n’avaient pas renoncé à la sécurité collective, mais, au contraire, avaient organisé en commun avec l’Union Soviétique la riposte collective à l’agression allemande ?

L’agression allemande aurait été privée d’un armement suffisant. La politique hitlérienne de conquête se serait trouvée prise dans les tenailles du régime de la sécurité collective. Les chances que les hitlériens auraient eues de pouvoir déclencher avec succès une deuxième guerre mondiale auraient été réduites au minimum.

Et si les hitlériens, en dépit de ces conditions défavorables, avaient néanmoins osé déclencher une deuxième guerre mondiale, ils auraient été battus dès la première année de guerre.

Malheureusement, tel ne fut pas le cas, et cela à cause de la politique funeste des États-Unis d’Amérique, de l’Angleterre et de la France au cours de la période d’avant-guerre.

Voilà qui est coupable de ce que les hitlériens ont pu, non sans succès, déclencher la Deuxième Guerre mondiale, qui a duré presque six ans et qui a fait des millions de victimes.

II. NON PAS LUTTE CONTRE L’AGRESSION ALLEMANDE, MAIS POLITIQUE D’ISOLEMENT DE L’U.R.S.S.

La suite des évènements montre encore plus nettement que les milieux gouvernants d’Angleterre et de France ne faisaient qu’encourager l’Allemagne et la pousser dans la voie des conquêtes en accordant des concessions et des faveurs aux États fascistes qui s’étaient groupés en 1936 en un bloc militaire et politique connu sous le nom d’« Axe Berlin-Rome ».

Repoussant la politique de sécurité collective, l’Angleterre et la France avaient adopté l’attitude d’une prétendue non-intervention, au sujet de laquelle Joseph Staline disait :

« La politique de non-intervention peut être caractérisée comme suit : « Que chaque pays se défende contre les agresseurs comme il veut et comme il peut, cela ne nous regarde pas ; nous allons commercer aussi bien avec les agresseurs qu’avec leurs victimes. » Mais en réalité, la politique de non-intervention signifie encourager l’agression, donner libre cours à la guerre et donc, la transformer en une guerre mondiale. [7] »

Staline ajoutait que :

« Le jeu politique vaste et dangereux commencé par les tenants de la politique de non-intervention pourrait finir pour eux par un fiasco grave. [8] »

Dès 1937, il était parfaitement clair qu’on s’acheminait à une grande guerre machinée par Hitler, qui profitait de ce que la Grande-Bretagne et la France le laissaient faire.

Les documents du Ministère allemand des Affaires Étrangères saisis par les troupes soviétiques après la débâcle de l’Allemagne dévoilent la vraie nature de la politique extérieure de la Grande-Bretagne et de la France pendant cette période.

Ces documents montrent que le fond de la politique anglo-française ne consistait pas à grouper les forces des États pacifiques pour une lutte commune contre l’agression, mais à isoler l’U.R.S.S. et à diriger l’agression hitlérienne vers l’Est, contre l’Union Soviétique, en faisant d’Hitler l’instrument de leurs buts.

Ce faisant les gouvernants d’Angleterre et de France connaissaient fort bien l’orientation principale de la politique extérieure hitlérienne qu’Hitler avait définie comme suit :

« Nous autres, nationaux-socialistes, nous mettons sciemment le point final à l’orientation de notre politique extérieure d’avant-guerre. Nous commençons là où nous nous sommes arrêtés il y a six siècles.

Nous abandonnons le perpétuel désir d’expansion vers le Sud et l’Ouest de l’Europe, et tournons nos regards vers les terres de l’Est. Nous rompons enfin avec la politique coloniale et commerciale d’avant-guerre et passons à la politique territoriale de l’avenir.

Mais lorsque nous parlons aujourd’hui en Europe de terres nouvelles nous ne pouvons songer en premier lieu qu’à la Russie et aux États limitrophes qui lui sont subordonnés. Il semble que le sort lui-même nous montre le chemin. [9] »

On avait généralement pensé jusqu’à ces temps derniers que toute la responsabilité de la politique de trahison de Munich incombait aux milieux gouvernants d’Angleterre et de France, aux gouvernements de Chamberlain et de Daladier.

Le fait que le Gouvernement américain s’est chargé de publier les documents des archives allemands en excluant du recueil ceux relatifs à l’accord de Munich montre que ce gouvernement est intéressé à disculper les héros de la trahison de Munich et à essayer de rejeter la faute sur l’U.R.S.S.

Autrefois aussi, le fond de la politique munichoise de l’Angleterre et de la France, était suffisamment clair. Cependant, les documents des archives du Ministère allemand des Affaires Étrangères qui sont aux mains du Gouvernement Soviétique apportent de nombreuses données complémentaires qui dévoilent le vrai sens de la diplomatie des puissances occidentales dans la période d’avant-guerre ; ils montrent comment on a joué avec les destinées des nations, avec quelle impudence on trafiquait des territoires d’autrui, comme on retaillait secrètement la carte du monde, comment on encourageait l’agression hitlérienne et quels efforts on faisait pour orienter cette agression vers l’Est, contre l’Union Soviétique.

Cela est éloquemment attesté, par exemple, par le document allemand qui contient le texte d’un entretien qui eut lieu le 19 novembre 1937, à Obersalzberg, entre Hitler et le ministre anglais Halifax en présence du ministre allemand des Affaires Étrangères von Neurath.

Halifax déclara que :

« Lui

[lord Halifax]

et les autres membres du Gouvernement anglais étaient convaincus que le Führer avait obtenu de grands résultats non seulement en Allemagne, mais que, en détruisant le communisme dans son pays, il lui avait barré le chemin de l’Europe occidentale et que, pour cette raison, l’Allemagne pouvait être considérée à bon droit comme le bastion de l’Occident contre le bolchevisme. [10] »

Au nom du Premier ministre britannique Chamberlain, Halifax déclarait qu’il y avait pleine possibilité de résoudre même les problèmes difficiles, pourvu que l’Allemagne et l’Angleterre réussissent à s’entendre aussi avec la France et l’Italie.

Halifax disait :

« Il ne faut pas qu’on ait l’impression que l’ »Axe Berlin-Rome » ou les bonnes relations entre Londres et Paris auraient à souffrir d’un rapprochement germano-britannique.

Une fois que, grâce au rapprochement germano-britannique, le terrain se trouvera préparé, les quatre grandes puissances d’Europe occidentale [11] devront créer en commun la base sur laquelle on pourra établir en Europe une paix durable.

Aucune des quatre puissances ne doit en aucun cas rester en marge de cette collaboration ; sinon, on ne pourra mettre un terme à l’instabilité actuelle. [12] »

C’est ainsi que dès 1937, au nom du Gouvernement anglais, Halifax proposait à Hitler l’adhésion de l’Angleterre et, en même temps, de la France, à l’« Axe Berlin-Rome ».

Toutefois, Hitler répondit à cette proposition en déclarant qu’un tel accord entre les quatre puissances lui semblait très facile à réaliser pour autant qu’il s’agissait de bonne volonté et courtoisie réciproque, mais que les choses se compliqueraient si l’Allemagne n’était pas considérée « comme un État ne portant plus le stigmate moral ou matériel du Traité de Versailles ».

Selon le texte noté de l’entretien :

« Halifax répondit que les Anglais sont des réalistes et, plus que quiconque peut-être, sont-ils convaincus que les erreurs du dictat de Versailles doivent être corrigées. Autrefois aussi, l’Angleterre a toujours exercé son influence dans ce sens réaliste.

Halifax signala le rôle joué par l’Angleterre lors de l’évacuation avant terme de la Rhénanie, lors du règlement de la question des réparations, et lors de la réoccupation de la Rhénanie. [13] »

La suite du texte de l’entretien Hitler-Halifax montre que le Gouvernement anglais avait adopté une attitude favorable aux plans hitlériens de l’« acquisition » de Dantzig, de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie. Après avoir examiné avec Hitler les questions du désarmement et de la S.D.N. et observé que ces problèmes avaient besoin d’être encore discutés, Halifax déclara encore :

« On peut dire de toutes les autres questions qu’elles concernent des changements de l’ordre européen qui selon toute probabilité s’accompliront tôt ou tard. Au nombre de ces questions figurent Dantzig, l’Autriche et la Tchécoslovaquie.

L’Angleterre n’est intéressée qu’à une chose : que ces changements se fassent par une évolution pacifique et que l’on puisse éviter les méthodes susceptibles d’entraîner de nouveaux bouleversements, que ne souhaiteraient ni le Führer, ni les autres pays. [14] »

On le voit : cet entretien n’était pas un simple sondage, une façon de tâter l’interlocuteur, ce qui est parfois une nécessité politique, mais une collusion, un accord secret entre le Gouvernement anglais et Hitler, en vue de satisfaire l’appétit de conquête de celui-ci aux dépens de tiers pays.

Il convient de noter à ce propos la déclaration faite au parlement, le 21 février 1938, par le ministre anglais Simon, qui a dit que la Grande-Bretagne n’avait jamais donné de garantie spéciale de l’indépendance de l’Autriche. C’était un mensonge manifeste, puisque de telles garanties se trouvaient dans les traités de Versailles et de Saint-Germain.

À la même époque, le Premier ministre britannique Chamberlain déclara que l’Autriche ne pouvait compter sur aucune défense de la part de la Société des Nations.

« Nous ne devons pas essayer — a dit Chamberlain — de nous induire nous-mêmes en erreur et encore moins devons-nous tromper les nations petites et faibles en leur faisant espérer qu’elles seront défendues par la S.D.N. contre l’agression et que l’on pourra agir en conséquence, car nous savons que rien de tel ne peut être entrepris. [15] »

C’est ainsi que les dirigeants de la politique britannique encourageaient Hitler à entreprendre des actes d’agression.

Les archives allemandes saisies par les troupes soviétiques à Berlin contiennent aussi le texte d’un entretien entre Hitler et l’ambassadeur britannique en Allemagne, Henderson, qui eut lieu en présence de Ribbentrop, le 3 mars 1938 [16].

Dès le début de cet entretien, Henderson en souligna le caractère confidentiel, en stipulant que la teneur de l’entretien ne serait communiquée ni aux Français, ni aux Belges, ni aux Portugais, ni aux Italiens, auxquels on se bornerait à dire que cet entretien faisait suite aux pourparlers Halifax-Hitler et qu’il avait été consacré à des questions concernant l’Allemagne et l’Angleterre.

Au cours de cet entretien, parlant au nom du Gouvernement anglais, Henderson souligna que :

« Il ne s’agit pas d’une transaction commerciale, mais d’une tentative d’établir les bases d’une amitié vraie et cordiale avec l’Allemagne, en commençant par améliorer la situation et en finissant par créer un esprit nouveau de compréhension amicale. [17] »

N’élevant pas d’objection contre l’exigence d’Hitler de « grouper l’Europe sans la Russie », Henderson rappela que Halifax, devenu entre-temps ministre des Affaires Étrangères, avait déjà accepté les changements territoriaux que l’Allemagne se disposait à faire en Europe, et que :

« Le but de la proposition anglaise est de prendre part à ce règlement raisonnable [18] ».

Ainsi qu’il est stipulé dans le texte noté de ce même entretien, Henderson déclara que :

« [Chamberlain] fit preuve d’un grand courage lorsque, malgré tout, il arracha le masque des phrases internationales telles que la sécurité collective, etc… »

Et c’est pourquoi — ajoutait Henderson — l’Angleterre se déclare prête à écarter toutes les difficultés et demande à l’Allemagne si elle est disposée, à son tour, à en faire autant. [19] »

Lorsque Ribbentrop se mêla à la conversation en faisant remarquer à Henderson que le ministre d’Angleterre à Vienne avait fait « sous une forme dramatique » une déclaration à von Papen à propos des événements d’Autriche, Henderson s’empressa de se désolidariser de la déclaration de son collègue en disant que « lui-même, Neville Henderson, s’était souvent prononcé pour l’Anschluss ».

Tel était le langage tenu par la diplomatie anglaise dans la période d’avant-guerre.

Après cette entente, dès le 12 mars 1938, Hitler s’empara de l’Autriche sans se heurter à aucune résistance de l’Angleterre et de la France. L’Union Soviétique fut seule à ce moment à jeter un cri d’alarme et à lancer un nouvel appel à l’organisation de la défense collective de l’indépendance des pays menacés par l’agression. Dès le 17 mars 1938, le Gouvernement Soviétique avait adressé aux puissances une note, se déclarant :

« Prêt à entreprendre avec les autres puissances, dans la S.D.N. ou en marge de celle-ci, l’examen de mesures pratiques [qui] seraient destinées à enrayer le développement de l’agression et à supprimer le danger devenu plus pressant, d’un nouveau carnage mondial. [20] »

La réponse du Gouvernement anglais à la note soviétique montrait que le dit gouvernement ne voulait pas contrecarrer ces plans d’agression hitlérienne. Il y était dit que :

« Une conférence pour l’adoption d’actions concertées contre l’agression n’exercerait pas nécessairement, de l’avis du Gouvernement de Sa Majesté, une influence favorable sur les perspectives de la paix européenne. [21] »

L’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne fut le maillon suivant dans la chaîne de l’agression allemande et de la préparation de la guerre en Europe. Et ce pas on ne peut plus important vers le déchaînement de la guerre en Europe ne put être fait par Hitler qu’avec l’appui direct de l’Angleterre et de la France.

Dès le 10 juillet 1938 l’ambassadeur d’Allemagne à Londres, Dircksen, communiquait à Berlin que :

« Le Gouvernement anglais avait fait de la recherche d’un compromis avec l’Allemagne un des points essentiels de son programme. »

Et que :

« Le dit Gouvernement manifeste pour l’Allemagne le maximum de compréhension que pourrait manifester une quelconque des équipes possibles de politiques anglais. [22] »

Dircksen écrivait que :

« Le Gouvernement anglais s’était rapproché de la compréhension des points les plus essentiels des revendications fondamentales de l’Allemagne en ce qui concerne l’élimination de l’Union Soviétique du règlement du sort de l’Europe, l’évincement, en ce sens, de la S.D.N. également et l’opportunité de négociations et de traités bilatéraux. [23] »

Dircksen mandait également à Berlin que le Gouvernement anglais était prêt à faire de grands sacrifices pour « satisfaire les autres justes revendications de l’Allemagne [24] ».

De ce fait une entente allant loin et concernant les plans de politique extérieure était réellement intervenue entre le Gouvernement anglais et Hitler, ce que Dircksen notait avec une grande force d’expression, dans son rapport adressé à Berlin.

Il n’est guère besoin de rappeler les faits patents se rapportant cette fois directement à la transaction de Munich. Il ne faut cependant pas oublier que le 19 septembre 1938, c’est-à-dire quatre jours après l’entrevue Hitler-Chamberlain (ce dernier s’était rendu à cette fin en avion à la résidence hitlérienne de Berchtesgaden), les représentants des gouvernements britannique et français exigèrent du Gouvernement tchécoslovaque le transfert à l’Allemagne des régions de Tchécoslovaquie principalement peuplées d’Allemands des Sudètes.

Ils déclaraient, pour justifier cette exigence, que sans cela il serait soi-disant impossible de maintenir la paix et d’assurer les intérêts vitaux de la Tchécoslovaquie. Les protecteurs anglo-français de l’agression hitlérienne tentèrent de couvrir leur trahison par la promesse d’une garantie internationale des nouvelles frontières de l’État tchécoslovaque comme « contribution à l’œuvre d’apaisement de l’Europe [25] ».

Le 20 septembre le Gouvernement tchécoslovaque répondait aux propositions anglo-françaises. Il déclarait que :

« L’adoption des telles propositions équivaudrait à une mutilation volontaire et complète de l’État sous tous les rapports. »

Le Gouvernement tchécoslovaque attirait l’attention des gouvernements anglais et français sur le fait que :

« La paralysie de la Tchécoslovaquie aurait pour conséquence des changements politiques profonds dans toute l’Europe centrale et du sud-est. »

Dans sa réponse le Gouvernement tchécoslovaque déclarait :

« L’équilibre des forces dans l’Europe centrale et dans l’Europe en général serait détruit, ce qui entraînerait de graves conséquences pour tous les autres États, pour la France tout particulièrement. »

Le Gouvernement tchécoslovaque lançait un « ultime appel » aux gouvernements d’Angleterre et de France, leur demandant de revenir sur leur point de vue et soulignant que cela était non seulement dans l’intérêt de la Tchécoslovaquie, mais de ses amis aussi, dans l’intérêt « de toute la cause de la paix et d’un développement normal de l’Europe ».

Les gouvernants anglo-français restèrent inébranlables.

Le lendemain le Gouvernement anglais adressait sa réponse au Gouvernement tchécoslovaque. Dans cette note, il lui proposait de retirer sa réponse aux propositions initiales anglo-françaises et de « peser d’urgence et sérieusement » le pour et le contre avant de créer une situation dont le Gouvernement anglais ne saurait assumer la responsabilité. En conclusion, le Gouvernement anglais soulignait qu’il ne pouvait croire que le projet tchécoslovaque d’arbitrage fût acceptable à l’heure actuelle. La note anglaise faisait remarquer que :

« Le Gouvernement anglais ne pouvait supposer que le Gouvernement allemand considère la situation comme susceptible d’être résolue par voie d’arbitrage, comme le propose le Gouvernement tchécoslovaque. »

En conclusion, la note anglaise mettait en garde le Gouvernement tchécoslovaque et déclarait sur un ton menaçant que, dans le cas ou le conseil donné par l’Angleterre serait décliné, le Gouvernement tchécoslovaque « devait être libre de recourir à toutes actions qu’il jugerait conformes à la situation pouvant exister plus tard ».

La Conférence de Munich qui a eu lieu les 29-30 septembre 1938 entre Hitler, Chamberlain, Mussolini et Daladier fut le couronnement de la honteuse transaction pleinement concertée au préalable entre les principaux participants du complot contre la paix.

Le sort de la Tchécoslovaquie fut décidé sans qu’elle y participât dans aucune mesure. Les représentants de la Tchécoslovaquie ne furent invités à Munich que pour y attendre humblement les résultats de l’entente avec les impérialistes.

Toute l’attitude de l’Angleterre et de la France ne laissait d’ailleurs aucun doute sur ce point que l’acte inouï de trahison commis par les gouvernements anglais et français à l’égard du peuple tchécoslovaque et de sa république n’était nullement un épisode fortuit dans la politique de ces États, mais un élément important de la politique dont le but était d’orienter l’agression hitlérienne contre l’Union Soviétique.

Le véritable sens de l’entente de Munich fut dénoncé à cette époque par Joseph Staline, disant que :

« On a livré aux Allemands des régions de la Tchécoslovaquie comme prix de leur engagement de déclencher la guerre contre l’Union Soviétique. [26] »

L’essence de toute la politique des milieux gouvernants anglo-français dans cette période fut révélée dans les paroles suivantes de Joseph Staline au XVIIIe Congrès du Parti Communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S., en mars 1939 :

« La politique de non-intervention —disait J. Staline — signifie encourager l’agression, déchaîner la guerre et par conséquent la transformer en guerre mondiale.

La politique de non-intervention trahit la volonté, le désir de ne pas gêner les agresseurs d’accomplir leur œuvre ténébreuse, de ne pas empêcher, notamment, le Japon de s’embourber dans une guerre avec la Chine, et mieux encore, avec l’Union Soviétique ; de ne pas empêcher l’Allemagne de s’enliser dans les affaires européennes, de s’empêtrer dans une guerre avec l’Union Soviétique, de permettre à tous les belligérants de s’enfoncer jusqu’au cou dans la vase de la guerre ; de les y encourager sournoisement ; de les laisser s’affaiblir et s’épuiser mutuellement, et, ensuite lorsqu’ils seront suffisamment affaiblis, de paraître sur la scène avec des forces fraîches, d’intervenir, naturellement, « dans l’intérêt de la paix » et de dicter ses conditions aux belligérants affaiblis. [27] »

L’accord de Munich fut accueilli avec indignation et par un blâme résolu dans les milieux démocratiques des divers pays, y compris ceux des États-Unis d’Amérique, de Grande-Bretagne et de France.

On peut juger de l’attitude de ces milieux vis-à-vis de la trahison munichoise des gouvernants anglo-français ne fut-ce que par les commentaires comme ceux qu’on trouvait, par exemple, dans le livre publié aux États-Unis par M. Sayers et Kahn sous le titre de La Grande conspiration contre la Russie.

Voici ce que les auteurs de ce livre écrivaient au sujet de Munich :

« Les gouvernements de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste, d’Angleterre et de France ont signé l’accord de Munich.

Le rêve de la « Sainte Alliance » antisoviétique caressé par la réaction mondiale depuis 1918 s’était enfin réalisé.

Cet accord laissait la Russie sans alliés. Le Pacte franco-soviétique, pierre angulaire de la sécurité collective en Europe, était enterré. Les Sudètes tchèques devenaient une partie de l’Allemagne nazie. Les portes de l’Est s’ouvraient largement devant les hordes hitlériennes. [28] »

De toutes les grandes puissances, l’Union Soviétique a été la seule qui ait pris une part active à toutes les étapes de la tragédie tchécoslovaque, à la défense de l’indépendance et des droits nationaux de la Tchécoslovaquie.

Dans leurs tentatives pour se justifier aux yeux de l’opinion publique, les gouvernements d’Angleterre et de France déclarèrent hypocritement ignorer soi-disant si l’Union Soviétique allait remplir vis-à-vis de la Tchécoslovaquie les engagements découlant du Traité d’assistance mutuelle. Ils affirmaient ainsi une chose qu’ils savaient fausse, car le Gouvernement Soviétique s’était publiquement déclaré prêt à intervenir en faveur de la Tchécoslovaquie contre l’Allemagne, conformément aux clauses de ce Traité, qui stipulaient l’intervention simultanée de la France pour la défense de la Tchécoslovaquie. Mais la France refusa de remplir son devoir.

Néanmoins, le Gouvernement Soviétique déclara de nouveau, à la veille de la transaction de Munich, se prononcer pour la convocation d’une conférence internationale, afin d’apporter une aide pratique à la Tchécoslovaquie et de prendre des mesures pratiques pour maintenir la paix.

Lorsque l’occupation de la Tchécoslovaquie devint un fait, et que les gouvernements des pays impérialistes eurent, l’un après l’autre, déclaré reconnaître le fait accompli, le Gouvernement Soviétique flétrit, dans sa note du 18 mars, la mainmise sur la Tchécoslovaquie, perpétrée par l’Allemagne hitlérienne avec la complicité de l’Angleterre et de la France, comme acte arbitraire de violence et d’agression. Dans cette même note, le Gouvernement Soviétique soulignait que, les actes de l’Allemagne

« créaient et renforçaient la menace à la paix universelle, troublaient la stabilité politique en Europe centrale, multipliaient les éléments de l’état d’alarme existant déjà en Europe et portaient une nouvelle atteinte au sentiment de sécurité des peuples [29] ».

Mais on ne se borna pas à livrer la Tchécoslovaquie à Hitler. Les gouvernements de l’Angleterre et de la France se hâtèrent à qui mieux mieux de signer de larges accords politiques avec l’Allemagne hitlérienne. Le 30 septembre 1938, fut signée à Munich, par Chamberlain et Hitler, une déclaration anglo-allemande où il était dit :

« Nous avons poursuivi aujourd’hui notre entretien et sommes arrivés unanimement à la conviction que la question des rapports germano-anglais a une importance de tout premier ordre pour les deux pays et pour l’Europe.

Nous considérons l’accord signé hier soir, ainsi que l’accord naval germano-anglais. comme le symbole du désir de nos deux peuples de ne plus jamais se faire la guerre. Nous sommes fermement résolus à examiner également les autres questions intéressant nos deux pays, par voie de consultations, et de nous efforcer d’écarter à l’avenir tous motifs de différends, afin de contribuer à assurer la paix en Europe. [30] »

C’était, de la part de l’Angleterre et de l’Allemagne, une déclaration de non-agression mutuelle.

Le 6 décembre 1938 fut signé une déclaration franco-allemande de Bonnet-Ribbentrop, analogue à la déclaration anglo-allemande.

Il y était dit que les gouvernements allemand et français étaient arrivés tous deux à la conviction que les rapports pacifiques et de bon voisinage entre l’Allemagne et la France constituaient l’une des prémisses essentielles de consolidation des relations européennes et de sauvegarde de la paix universelle et que les deux gouvernements feraient tous leurs efforts pour assurer le maintien de rapports de cette nature entre leurs pays.

La déclaration constatait qu’il n’existait plus, entre la France et l’Allemagne, de questions litigieuses d’ordre territorial et que la frontière, entre leurs pays, était définitive. En conclusion, la déclaration disait que les deux gouvernements étaient fermement résolus, sous réserve de leurs rapports particuliers avec de tierces puissances, à demeurer en contact mutuel pour toutes les questions concernant leurs deux pays et à se consulter mutuellement au cas où ces questions pourraient, dans leur évolution ultérieure, conduire à des complications internationales.

C’était, de la part de la France et de l’Allemagne, une déclaration de non-agression entre ces deux pays.

Au fond, la conclusion de ces accords signifiait que l’Angleterre et la France avaient signé avec Hitler des pactes de non-agression.

On voit se dessiner, en toute clarté, dans ces accords avec l’Allemagne hitlérienne, le désir des gouvernements anglais et français d’écarter d’eux la menace de l’agression hitlérienne, dans l’idée que l’accord de Munich et autres conventions analogues avaient déjà ouvert les portes à l’agression hitlérienne dans l’Est, du côté de l’Union Soviétique.

C’est ainsi qu’étaient créées les conditions politiques nécessaires à « l’Union de l’Europe sans la Russie ».

On allait à l’isolement total de l’Union Soviétique.

III. ISOLEMENT DE L’UNION SOVIÉTIQUE.
PACTE DE NON-AGRESSION SOVIÉTO-ALLEMAND

Après l’occupation de la Tchécoslovaquie, l’Allemagne fasciste commença à préparer la guerre tout à fait ouvertement, sous les yeux du monde entier. Hitler, encouragé par l’Angleterre et la France, ne se gêna plus et cessa de se poser en partisan d’un règlement pacifique des problèmes européens. Les mois les plus dramatiques de la période d’avant-guerre commençaient.

À ce moment déjà, il était évident que chaque jour qui passait rapprochait l’humanité d’une catastrophe militaire sans précédent.

Quelle était donc alors, la politique de l’Union Soviétique d’une part, et, d’autre part, de la Grande-Bretagne et de la France ?

La tentative d’éluder la réponse à cette question, tentative entreprise par les falsificateurs de l’histoire aux États-Unis, montre seulement que ceux-ci n’ont pas la conscience tranquille.

La vérité est que l’Angleterre et la France, soutenues par les milieux dirigeants des États-Unis, dans cette période fatale du printemps et de l’été 1939, quand la guerre frappait à la porte, suivaient toujours l’ancienne ligne de leur politique.

C’était une politique de provocation poussant l’Allemagne hitlérienne contre l’Union Soviétique.

Pour donner le change, on voilait cette politique, non seulement par des phrases hypocrites, où l’on se déclarait prêt à coopérer avec l’U.R.S.S., mais par certaines manœuvres diplomatiques peu compliquées qui devaient cacher à l’opinion des peuples le caractère réel de la ligne politique suivie.

Ces manœuvres consistaient avant tout dans les pourparlers de 1939, que l’Angleterre et la France avaient décidé d’engager avec l’Union Soviétique.

Pour tromper l’opinion publique, les milieux dirigeants anglo-français essayèrent de présenter ces pourparlers comme une sérieuse tentative d’empêcher les progrès de l’agression hitlérienne.

Mais, à la lumière de tout le cours ultérieur des événements, il devenait absolument manifeste que, pour les anglo-français, ces pourparlers n’étaient, dès le début, qu’un nouveau coup dans leur double jeu.

Cela était également clair aux dirigeants de l’Allemagne hitlérienne, pour qui le sens des pourparlers entamés par les gouvernements de l’Angleterre et de la France avec l’Union Soviétique, n’était naturellement pas un secret.

Voici, par exemple, ce qu’écrivait à ce propos Dircksen, ambassadeur d’Allemagne à Londres, dans son rapport daté du 3 août 1939, adressé au Ministère allemand des Affaires Étrangères, comme le montrent les documents saisis par l’armée soviétique lors de la défaite de l’Allemagne hitlérienne :

« L’impression prédominait ici que les liens qui se sont établis au cours des derniers mois avec d’autres États ne sont qu’un moyen de réserve en vue d’une véritable réconciliation avec l’Allemagne et que ces liens disparaîtront aussitôt qu’on aura atteint le seul but important et digne d’efforts : l’accord avec l’Allemagne. »

Tous les diplomates allemands qui ont observé la situation à Londres partageaient entièrement cette opinion.

Dans un autre rapport secret envoyé à Berlin, Dircksen écrivait :

« Par ses armements et en acquérant des alliés, l’Angleterre veut accroître sa puissance et se mettre au niveau de l’Axe. Elle veut en même temps essayer d’aboutir à un accord avec l’Allemagne par la voie de négociations. [31] »

Les calomniateurs et falsificateurs de l’histoire voudraient cacher ces documents car ils projettent une lumière crue sur la situation qui a régné dans les derniers mois d’avant-guerre.

Or, sans apprécier d’une façon juste cette situation, il est impossible de comprendre la vraie préhistoire de la guerre. En entamant des pourparlers avec l’Union Soviétique et en accordant des garanties à la Pologne, à la Roumanie et à certains autres États, l’Angleterre et la France, avec l’appui des milieux gouvernants des États-Unis, jouaient un double jeu en vue de conclure un accord avec l’Allemagne hitlérienne et d’orienter son agression vers l’Est, contre l’Union Soviétique.

Les négociations entre l’Angleterre et la France, d’une part, et l’Union Soviétique, de l’autre, ont commencé en mars 1939 et ont duré près de 4 mois.

Toute la marche de ces pourparlers a fait ressortir avec évidence que, tandis que l’Union Soviétique voulait aboutir à un accord, sur un pied d’égalité avec les puissances occidentales, accord qui puisse empêcher l’Allemagne, ne fût-ce qu’au dernier moment, de déchaîner la guerre en Europe, les gouvernements de l’Angleterre et de la France, forts de l’appui des États-Unis, se proposaient de tout autres buts.

Les milieux gouvernants anglo-français, habitués à faire tirer les marrons du feu par d’autres, avaient, une fois de plus, tenté d’imposer à l’Union Soviétique des engagements en vertu desquels l’U.R.S.S. devait assumer tout le poids des sacrifices que coûterait la riposte à l’agression hitlérienne éventuelle, tandis que ni l’Angleterre, ni la France, ne prenaient la moindre obligation envers l’Union Soviétique.

Si cette manœuvre avait réussi aux gouvernants anglo-français, ils se seraient fort rapprochés de la réalisation de leur principal objectif, qui était de jeter le plus tôt possible, l’une contre l’autre, l’Allemagne et l’Union Soviétique.

Cependant, ce plan fut deviné par le Gouvernement Soviétique qui, à toutes les phases des négociations, opposa aux manœuvres diplomatiques et aux subterfuges des puissances occidentales ses propositions franches et nettes, dont le seul but était défendre la cause de la paix en Europe.

Point n’est besoin d’évoquer toutes les péripéties de ces pourparlers. Il convient seulement d’en rappeler certaines phases particulièrement importantes.

Il suffit de se remémorer les conditions que le Gouvernement Soviétique formula au cours des négociations : signature entre l’Angleterre, la France et l’U.R.S.S. d’un pacte efficace d’assistance mutuelle contre l’agression ; garantie donnée par l’Angleterre, la France et l’U.R.S.S. aux États de l’Europe centrale et orientale, y compris tous les pays européens, sans exception, limitrophes de l’U.R.S.S. ; signature d’une convention militaire concrète entre l’Angleterre, la France et l’U.R.S.S. sur les formes et les proportions de l’assistance immédiate et efficace que ces puissances se prêteraient réciproquement, ainsi qu’aux États bénéficiaires de la garantie en cas d’agression [32] .

À la troisième session du Soviet Suprême de l’U.R.S.S., le 31 mai 1939, V. Molotov a fait remarquer que le principe élémentaire de la réciprocité et de l’égalité des obligations, éléments nécessaires de tous accords conclus sur une base d’égalité, faisait défaut dans certaines propositions anglo-françaises formulées au cours de ces négociations.

« Se garantissant — a dit V. Molotov — contre une attaque directe de la part d’agresseurs par des pactes d’assistance mutuelle entre eux et avec la Pologne, et s’assurant le concours de l’U.R.S.S. en cas d’attaque de la part d’agresseurs contre la Pologne et la Roumanie, les Anglais et Français laissaient pendante la question de savoir si l’U.R.S.S. pouvait à son tour compter sur une aide de leur part en cas d’attaque directe de la part d’agresseurs contre elle.

De même ils laissaient ouverte la question de savoir s’ils pouvaient participer à la garantie des petits États limitrophes de l’U.R.S.S. et couvrant sa frontière nord-ouest au cas où ceux-ci seraient impuissants à défendre leur neutralité contre une attaque de la part d’agresseurs. La situation était donc inégale pour l’U.R.S.S. [33] »

Même lorsque les représentants anglo-français commencèrent à accepter, en paroles, le principe de l’assistance mutuelle entre l’Angleterre, la France et l’U.R.S.S. à titre de réciprocité en cas d’attaque directe de la part d’agresseurs, ils firent nombre de réserves qui rendaient cet accord fictif.

En outre, les propositions anglo-françaises prévoyaient l’assistance de l’U.R.S.S. pour les pays auxquels les Anglais et les Français avaient fait des promesses de garantie sans rien dire de leur assistance aux pays situés aux frontières nord-ouest de l’U.R.S.S., c’est-à-dire aux États baltes, au cas où ceux-ci seraient victimes d’une attaque de la part de l’agresseur.

Partant des considérations énoncées plus haut, V. Molotov déclarait que l’Union Soviétique ne pouvait assumer d’engagements à l’égard de certains pays sans que des garanties analogues soient accordées aux pays situés aux frontières nord-ouest de l’Union Soviétique.

Rappelons d’autre part que, lorsque l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Moscou, Seeds, s’informa le 18 mars 1939 auprès du Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères de l’attitude de l’Union Soviétique en cas d’agression hitlérienne contre la Roumanie, agression sur les préparatifs de laquelle les Anglais étaient renseignés, et lorsqu’il fut demandé du côté soviétique quelle serait l’attitude de l’Angleterre dans cette éventualité, Seeds se déroba, en faisant remarquer qu’au point de vue géographique, la Roumanie est plus près de l’Union Soviétique que de l’Angleterre.

Ainsi, dès le premier pas, apparut nettement le désir des milieux dirigeants anglais à lier l’Union Soviétique par des engagements déterminés en restant eux-mêmes à l’écart. Ce procédé, plutôt simpliste, se répéta ensuite systématiquement à maintes reprises, au cours de toute la marche des pourparlers.

En réponse à la demande anglaise, le Gouvernement Soviétique proposa de convoquer une conférence des représentants des États les plus intéressés, et notamment de la Grande-Bretagne, de la France, de la Roumanie, de la Pologne, de la Turquie et de l’Union Soviétique.

De l’avis du Gouvernement Soviétique, cette conférence aurait offert le plus de possibilités de tirer au clair la situation réelle et de déterminer les positions de tous ses participants. Cependant, le Gouvernement britannique répondit qu’il estimait prématurée la proposition soviétique.

Au lieu de réunir une conférence qui aurait permis de s’entendre au sujet des mesures concrètes de lutte contre l’agression, le Gouvernement anglais proposa au Gouvernement Soviétique, le 21 mars 1939, de signer conjointement avec lui, ainsi qu’avec la France et la Pologne, une déclaration dans laquelle les gouvernements signataires s’engageraient « à se consulter sur les mesures à prendre en vue d’une résistance commune », au cas où « l’indépendance d’un État quelconque se trouverait menacée ».

L’ambassadeur de la Grande-Bretagne, cherchant à démontrer l’admissibilité de sa proposition, insistait particulièrement sur cette circonstance que la déclaration était rédigée en termes qui n’obligeaient que fort peu.

Il était de toute évidence que cette déclaration ne pouvait contribuer sérieusement à la lutte contre une menace imminente de la part de l’agresseur. Présumant, cependant, que cette déclaration, malgré le peu d’espoir qu’elle offrait, pouvait marquer ne fût-ce qu’un certain pas en avant dans le refrènement de l’agresseur, le Gouvernement Soviétique consentit à adopter la proposition anglaise.

Mais déjà, le 1er avril 1939, l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Moscou communiquait que l’Angleterre considérait comme abandonnée la question d’une déclaration commune.

Après deux nouvelles semaines d’atermoiements, le Ministre des Affaires Étrangères anglais Halifax fit au Gouvernement Soviétique, par l’intermédiaire de l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Moscou, une nouvelle proposition consistant en ce que le Gouvernement Soviétique ferait une déclaration, selon laquelle :

« En cas d’un acte d’agression contre un voisin européen quelconque de l’Union Soviétique, lequel opposerait résistance, on pourrait compter sur l’assistance du Gouvernement Soviétique, si cette assistance était désirable. »

Le sens principal de cette proposition consistait en ce que, au cas d’un acte d’agression de l’Allemagne contre la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Finlande, l’Union Soviétique était obligée de leur accorder son assistance sans aucune obligation de la part de l’Angleterre d’accorder la sienne, c’est-à-dire de s’engager seul à seul dans une guerre avec l’Allemagne.

En ce qui concerne la Pologne et la Roumanie, auxquelles l’Angleterre avait donné sa garantie, l’Union Soviétique devait dans ce cas également leur prêter assistance contre l’agresseur.

Mais même dans ce cas, l’Angleterre ne voulait assumer aucune obligation, quelle qu’elle fût, en commun avec l’Union Soviétique, en se réservant les mains et le champ libres pour toute manœuvre, sans compter que conformément à cette proposition la Pologne et la Roumanie, ainsi que les États baltes, ne s’engageaient à rien à l’égard de l’U.R.S.S.

Le Gouvernement Soviétique ne voulait pas cependant laisser échapper une seule possibilité d’arriver à un accord avec les autres puissances sur la lutte commune contre l’agression hitlérienne. Il présenta sans le moindre retard au Gouvernement britannique une contre-proposition.

Cette proposition consistait en ceci : premièrement, l’Union Soviétique, l’Angleterre et la France s’engageaient mutuellement à se prêter les uns aux autres toute assistance immédiate, y compris l’assistance militaire, au cas où l’un de ces états serait victime d’une agression ; deuxièmement, l’Union Soviétique, l’Angleterre et la France s’engageaient à accorder toute assistance, y compris l’assistance militaire, aux États de l’Europe de l’Est, situés entre la mer Baltique et la mer Noire et limitrophes de l’Union Soviétique en cas d’agression contre ces États ; enfin, troisièmement, l’Union Soviétique, l’Angleterre et la France devaient s’engager à établir à bref délai les proportions et les formes de l’assistance militaire, devant être accordées à chacun de ces États dans les deux cas mentionnés plus haut.

Tels étaient les points les plus essentiels de la proposition soviétique. Il n’est pas difficile de voir la différence radicale qui existait entre les propositions soviétiques et britanniques pour autant que la proposition soviétique renfermait en elle-même des mesures réellement efficaces de résistance conjointe à l’agression.

Au cours de trois semaines aucune réponse ne fut donnée à cette proposition par le Gouvernement britannique. Ce silence provoqua même en Angleterre une inquiétude croissante, si bien que le Gouvernement anglais dut, en fin de compte, recourir à une nouvelle manœuvre pour duper l’opinion publique.

Le 8 mai, la réponse anglaise parvint à Moscou ; il serait plus juste de dire les contre-propositions anglaises ; il était suggéré de nouveau au Gouvernement Soviétique de faire une déclaration unilatérale, par laquelle :

« Il s’engagerait, au cas où la Grande-Bretagne ou la France seraient entraînées dans les opérations militaires en exécution des engagements pris par elles [envers la Belgique, la Pologne, la Roumanie, la Grèce et la Turquie] de leur prêter immédiatement son concours si ce dernier s’avérait désirable, la nature de ce concours et les conditions auxquelles il serait prêté devant être l’objet d’un accord. »

De nouveau, dans cette proposition, il s’agissait d’obligations unilatérales de l’Union Soviétique.

Elle devait s’engager à prêter assistance à l’Angleterre et à la France, qui, de leur côté, ne prenaient absolument aucune obligation à l’égard de l’Union Soviétique concernant les Républiques Baltes. De cette façon, l’Angleterre proposait de placer l’U.R.S.S. dans une situation d’inégalité inadmissible pour tout État indépendant, et indigne de lui.

Il est facile de comprendre que, de fait, la proposition anglaise s’adressait moins à Moscou, qu’à Berlin. Les Allemands étaient invités à attaquer l’Union Soviétique et on leur donnait à entendre que l’Angleterre et la France resteraient neutres, pourvu seulement que l’agression allemande ait lieu à travers les pays Baltes.

Le 11 mai une nouvelle complication intervint dans les pourparlers entre l’Union Soviétique, l’Angleterre et la France par suite de la déclaration de l’ambassadeur de Pologne à Moscou, Grzybowski, qui communiqua que :

« La Pologne n’estime pas possible de conclure un pacte d’assistance mutuelle avec l’U.R.S.S. »

Il va de soi que cette déclaration du représentant polonais n’avait pu être faite qu’à la connaissance et avec l’approbation des milieux dirigeants d’Angleterre et de France.

La conduite des représentants britanniques et français dans les pourparlers de Moscou portait un caractère si nettement provocateur, que même dans le camp dirigeant des puissances occidentales, il se trouva des personnes pour critiquer âprement un jeu aussi grossier.

Ainsi, en été 1939, Lloyd George publia dans le journal français Ce Soir un article virulent, dans lequel il s’attaquait aux dirigeants de la politique anglaise. Parlant des raisons des atermoiements interminables, dans lesquels s’étaient enlisés les pourparlers entre l’Angleterre et la France d’une part et l’Union Soviétique d’autre part, Lloyd George écrivait qu’à cette question il ne pouvait y avoir qu’une seule réponse :

« Neville Chamberlain, Halifax et John Simon ne veulent aucun accord avec la Russie. »

Il va de soi que ce qui était clair pour Lloyd George, ne l’était pas moins pour les meneurs de l’Allemagne hitlérienne, qui se rendaient parfaitement compte que les puissances occidentales ne pensaient à aucun accord sérieux avec l’Union Soviétique, mais poursuivaient un tout autre but.

Ce but consistait à pousser Hitler à attaquer le plus tôt possible l’Union Soviétique, en lui assurant, pour ainsi dire, une prime pour cette agression du fait que l’Union Soviétique était placée dans les conditions les moins favorables en cas de guerre avec l’Allemagne.

En outre, les puissances occidentales faisaient traîner indéfiniment en longueur les pourparlers avec l’Union Soviétique, en s’efforçant de noyer les questions essentielles dans la bourbe des mesquins amendements et des variantes innombrables.

Chaque fois que la question tombait sur des engagements réels quelconques, les représentants de ces puissances faisaient mine de ne pas comprendre ce dont il s’agissait.

Vers la fin de mai, l’Angleterre et la France déposèrent de nouvelles propositions améliorant quelque peu la variante précédente, mais qui, cependant, laissaient toujours pendante la question essentiellement importante pour l’Union Soviétique de la garantie des trois Républiques baltes, situées sur sa frontière Nord-Ouest.

Ainsi tout en consentant à certaines concessions verbales, sous la pression de l’opinion publique de leurs pays, les gouvernants de l’Angleterre et de la France continuaient à suivre obstinément leur première ligne en entourant leurs propositions de réserves qui les rendaient notoirement inacceptables à l’Union Soviétique.

La conduite des représentants anglo-français pendant les pourparlers à Moscou était devenue à ce point intolérable, que V. Molotov se vit obligé, le 27 mai 1939, de déclarer à l’ambassadeur d’Angleterre Seeds et au chargé d’Affaires de France Payart, que le projet d’accord présenté par eux au sujet de la résistance commune à l’agresseur en Europe ne prévoyait aucun plan d’organisation d’assistance mutuelle efficace et même ne témoignait pas d’un sérieux intérêt des gouvernements anglais et français pour un pacte correspondant avec l’Union Soviétique.

En même temps, il était directement déclaré que la proposition anglo-française portait à penser que les gouvernements d’Angleterre et de France tenaient moins au pacte lui-même qu’aux pourparlers autour du pacte. Peut-être ces conversations étaient-elles nécessaires à l’Angleterre et à la France pour certains buts. Mais ces buts étaient inconnus du Gouvernement Soviétique.

Ce dernier était intéressé non pas aux pourparlers au sujet du pacte, mais à l’organisation d’une assistance mutuelle effective entre l’U.R.S.S., l’Angleterre et la France, contre l’agression en Europe. Les représentants anglo-français étaient prévenus que le Gouvernement Soviétique n’avait pas l’intention de participer aux pourparlers au sujet d’un pacte dont les buts étaient inconnus de l’U.R.S.S. et que les gouvernements anglais et français pouvaient mener ces pourparlers avec des partenaires faisant mieux l’affaire que l’U.R.S.S.

Les pourparlers de Moscou traînaient interminablement. Les causes de ce retard inadmissible furent révélées par le Times de Londres qui écrivait :

« Une alliance rapide et résolue avec la Russie peut empêcher d’autres pourparlers… [34] »

Par « autres pourparlers » le Times entendait sans doute les négociations de Robert Hudson, ministre du commerce d’outre-mer, avec le docteur Hellmut Wohltat, conseiller économique d’Hitler, au sujet des possibilités d’un prêt britannique fort considérable à l’Allemagne hitlérienne, ce dont il sera question plus loin.

En outre, comme l’on sait, le jour où l’armée hitlérienne fit son entrée à Prague, une délégation de la Fédération de l’industrie anglaise négociait à Düsseldorf, selon une information de presse, la conclusion d’un accord de vaste envergure avec la grande industrie allemande.

Ce qui attirait également l’attention, c’était le fait que des personnalités de deuxième rang avaient été chargées de mener les pourparlers au nom de la Grande-Bretagne, à Moscou, tandis que Chamberlain lui-même était allé d’Angleterre en Allemagne, et plus d’une fois, pour négocier avec Hitler.

Il importe également de noter que le délégué anglais Strang, pour les négociations avec l’U.R.S.S., n’était pas muni de pouvoirs pour signer quelque accord que ce soit avec l’Union Soviétique.

L’U.R.S.S. demandant de passer à des pourparlers concrets au sujet des mesures de lutte contre un agresseur éventuel, les gouvernements d’Angleterre et de France durent consentir à envoyer leurs missions militaires a Moscou. Mais celles-ci mirent plus de temps que de raison à atteindre Moscou.

Et lorsqu’elles y arrivèrent, il se trouva qu’elles étaient composées de personnalités secondaires, qui, de plus, n’étaient pas munies de pouvoirs pour signer quelque accord que ce soit. Dans ces conditions, les pourparlers militaires s’avérèrent aussi infructueux que les négociations politiques.

Les missions militaires des puissances occidentales montrèrent d’emblée qu’elles ne désiraient pas débattre sérieusement les moyens d’assistance mutuelle en cas d’agression de l’Allemagne.

La mission militaire soviétique partait du fait que, si la guerre éclatait, l’U.R.S.S. n’ayant pas de frontière commune avec l’Allemagne, pouvait aider l’Angleterre, la France, la Pologne seulement à la condition qu’on laissait les troupes soviétiques traverser le territoire polonais. Mais le Gouvernement de la Pologne déclara qu’il n’acceptait pas l’aide militaire de l’U.R.S.S., montrant ainsi qu’il craignait le renforcement de l’Union Soviétique plus que l’agression hitlérienne. Les missions anglaise et française appuyèrent cette attitude de la Pologne.

Dans le cours des pourparlers militaires, on posa également la question de l’effectif des forces armées que les participants de l’accord devaient faire entrer en ligne immédiatement, en cas d’agression.

Alors les Anglais mentionnèrent un chiffre dérisoire, déclarant pouvoir mettre en ligne 5 divisions d’infanterie et une division motorisée.

Les Anglais proposaient cela au moment où l’Union Soviétique se déclarait prête à envoyer au front, contre l’agresseur, 136 divisions, 5 mille canons, moyens et lourds, environ 10.000 tanks et tanquettes, plus de 5 mille avions de combat, etc. Cela montre combien peu sérieuse fut l’attitude du Gouvernement anglais à l’égard des pourparlers sur la conclusion d’un accord militaire avec l’U.R.S.S.

Les données mentionnées ci-dessus suffisent à confirmer la conclusion que se présente tout naturellement à l’esprit. Voici cette conclusion :

1. Le Gouvernement Soviétique, dans tout le cours des pourparlers, s’est efforcé, avec une patience extraordinaire, d’assurer une entente avec l’Angleterre et la France au sujet de l’assistance mutuelle contre l’agresseur sur la base de l’égalité et à la condition que cette assistance fût réellement efficace, c’est-à-dire que la conclusion du traité politique s’accompagnât de la signature d’une convention militaire établissant les proportions, les formes et les délais de l’assistance. Car toute la marche antérieure des événements avait montré d’une façon suffisamment nette que seul un accord pareil pourrait être efficace et capable de mettre à la raison l’agresseur hitlérien, gâté par de longues années d’impunité totale et de laisser-faire de la part des puissances occidentales.

2. La conduite de l’Angleterre et de la France au cours des pourparlers avec l’Union Soviétique confirma pleinement qu’elles ne songeaient même pas à un accord sérieux avec celle-ci. Car la politique anglaise et française s’inspirait de buts autres, n’ayant rien à voir avec les intérêts de la paix et de la lutte contre l’agression.

3. Le dessein perfide de la politique anglo-française était de donner à entendre à Hitler que l’U.R.S.S. n’avait pas d’alliés, que l’U.R.S.S. était isolée, qu’Hitler pouvait attaquer l’U.R.S.S. sans risquer de se heurter à une résistance de la part de l’Angleterre et de la France.

Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner que les pourparlers anglo-franco-soviétiques aient fait fiasco. Cet échec n’était certes pas fortuit.

Il devenait de plus en plus évident que les représentants des puissances occidentales, dans leur double jeu, s’étaient proposés d’avance de faire échouer ces pourparlers. Le fait est que parallèlement aux négociations avec l’U.R.S.S. publiquement conduites, les Anglais menaient dans les coulisses des pourparlers avec l’Allemagne, auxquels ils attachaient une importance infiniment plus grande.

Si, par leurs pourparlers de Moscou, les milieux dirigeants des puissances occidentales cherchaient avant tout à assoupir la vigilance de l’opinion publique de leurs pays, à tromper les peuples qu’on entraînait dans la guerre, les négociations avec les hitlériens étaient d’une autre nature.

Le programme des pourparlers anglo-allemands était formulé en termes suffisamment clairs par Halifax, ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, qui adressait à l’Allemagne hitlérienne des appels non équivoques au moment même ou ses fonctionnaires poursuivaient leurs négociations à Moscou.

Prenant la parole au cours d’un banquet à l’Institut Royal des relations internationales, le 29 juin 1939, Halifax se déclarait prêt à s’entendre avec l’Allemagne sur toutes les questions « qui angoissent le monde ». Il disait notamment :

« Dans une pareille atmosphère nouvelle nous pourrions examiner le problème colonial, le problème des matières premières, celui des barrières s’opposant au commerce, de l’ »espace vital », de la limitation des armements, et tous autres problèmes qui intéressent les Européens. [35] »

Si l’on se souvient de la manière dont le journal conservateur Daily Mail, lié à Halifax, traitait dès 1933 le problème de l’« espace vital », en proposant aux hitlériens de s’en tailler un en U.R.S.S., on n’aura plus aucun doute sur la portée réelle de la déclaration de Halifax.

C’était là une franche proposition faite à l’Allemagne hitlérienne de s’entendre sur le partage du monde et des sphères d’influence, de résoudre tous les problèmes sans l’Union Soviétique et surtout à ses dépens.

Dès le mois de juin 1939, les représentants de l’Angleterre engageaient dans le plus grand secret des pourparlers avec l’Allemagne, par l’entremise de Wohltat venu à Londres en qualité de délégué d’Hitler pour le plan quadriennal. Hudson, ministre anglais du Commerce d’outre-mer, et G. Wilson, conseiller intime de Chamberlain, s’entretinrent avec lui.

Le sujet des pourparlers de juin est encore entouré du mystère des archives diplomatiques. Mais en juillet Wohltat revenait à Londres et les pourparlers étaient repris. Le sujet de ce deuxième tour des négociations est maintenant connu grâce aux documents saisis en Allemagne qui sont entre les mains du Gouvernement Soviétique et qui seront prochainement publiés.

Hudson et G. Wilson ont proposé à Wohltat puis à Dircksen, ambassadeur d’Allemagne à Londres, d’entamer des pourparlers secrets pour la conclusion d’un accord de grande envergure qui comprendrait un accord sur le partage des sphères d’influence à l’échelle mondiale et pour mettre fin à la « concurrence mortelle sur des marchés communs ».

Il était prévu que l’Allemagne obtiendrait dans le sud-est de l’Europe une influence prépondérante. Dans son rapport au Ministère allemand des Affaires Étrangères, daté du 21 juillet 1939, Dircksen faisait remarquer que le programme discuté par Wohltat et Wilson embrassait des questions politiques, militaires et économiques.

Parmi les questions politiques une place particulière était réservée parallèlement au Pacte de non-agression, à un Pacte de non-intervention, qui devait comprendre

« la délimitation des espaces vitaux entre les grandes puissances, surtout entre l’Angleterre et l’Allemagne [36] ».

Lors de l’examen des problèmes relatifs à la conclusion de ces deux pactes, les représentants anglais avaient promis qu’en cas de signature des dits pactes l’Angleterre renoncerait aux garanties qu’elle venait d’accorder à la Pologne.

Dans le cas d’un accord anglo-germanique, les Anglais étaient prêts laisser les Allemands régler seuls à seuls avec la Pologne le problème de Dantzig et celui du corridor polonais, s’engageant à ne pas intervenir dans ce règlement.

De plus, Wilson confirma, ainsi que le prouvent documentairement les rapports de Dircksen qui seront bientôt publiés, qu’en cas de signature, par l’Angleterre et l’Allemagne, des pactes susmentionnés, la politique anglaise des garanties serait abandonnée en fait.

« Dans ce cas la Pologne — écrit Dircksen dans son rapport — restera pour ainsi dire face à face avec l’Allemagne. »

Tout cela signifiait que les gouvernants de l’Angleterre étaient prêts à livrer la Pologne en pâture à Hitler alors que l’encre avec laquelle venaient d’être signés les garanties anglaises à la Pologne n’avait pas encore séché.

En même temps, en cas de conclusion d’un accord anglo-allemand, le but que se proposaient l’Angleterre et la France lorsqu’elles entamèrent les pourparlers avec l’Union Soviétique aurait été atteint et il aurait été plus facile de précipiter le conflit entre l’Allemagne et l’U.R.S.S.

Enfin, on envisageait de compléter l’accord politique entre l’Angleterre et l’Allemagne par un accord économique comprenant une transaction secrète sur les questions coloniales, sur la répartition des matières premières, le partage des marchés, etc., et aussi sur un prêt anglais important à l’Allemagne.

Ainsi donc, les gouvernants de l’Angleterre entrevoyaient le tableau attrayant d’un accord solide avec l’Allemagne et ce qu’on appelle la « canalisation » de l’agression allemande vers l’Est, contre la Pologne, à laquelle ils venaient de donner des « garanties » et contre l’Union Soviétique.

Quoi d’étonnant que les calomniateurs et les falsificateurs de l’histoire passent soigneusement sous silence, s’efforçant de dissimuler ces faits d’importance capitale pour bien comprendre la situation dans laquelle la guerre devenait ainsi inévitable.

Aucun doute ne pouvait subsister, à ce moment-là, que l’Angleterre et la France, loin d’avoir l’intention d’entreprendre quoi que ce soit de sérieux pour empêcher l’Allemagne hitlérienne de déchaîner la guerre, ont au contraire fait tout ce qui était en leur pouvoir pour exciter l’Allemagne hitlérienne contre l’Union Soviétique au moyen de tractations et de marchés secrets, en se livrant à toutes les provocations possibles.

Les falsificateurs quels qu’ils soient ne réussiront pas à effacer de l’histoire ni de la conscience des peuples le fait décisif que, dans ces conditions, l’Union Soviétique était placée devant cette alternative :

— ou bien accepter, dans un but d’autodéfense, la proposition faite par l’Allemagne de signer un Pacte de non-agression et d’assurer, par là même, à l’Union Soviétique la prolongation de la paix pour un certain laps de temps, que l’État Soviétique utiliserait pour mieux préparer ses forces en vue de la riposte à l’attaque éventuelle de l’agresseur ;

— ou bien décliner la proposition de l’Allemagne sur le Pacte de non-agression et permettre de ce fait aux provocateurs de guerre du camp des puissances occidentales d’entraîner immédiatement l’Union Soviétique dans un conflit armé avec l’Allemagne, cela dans une situation tout à fait défavorable, à l’Union Soviétique dans les conditions de son isolement complet.

Dans ces conditions, le Gouvernement Soviétique s’est vu obligé de faire son choix et de signer un Pacte de non-agression avec l’Allemagne.

Ce choix a été un acte sagace et clairvoyant de la politique extérieure soviétique dans la situation qui existait alors. Cet acte du Gouvernement Soviétique a déterminé, dans une très grande mesure, l’issue favorable, pour l’Union Soviétique et pour tous les peuples épris de liberté, de la Deuxième Guerre mondiale.

Ce serait une grossière calomnie que d’affirmer que la conclusion d’un pacte avec les hitlériens eût fait partie du plan de la politique extérieure de l’U.R.S.S.

Au contraire, l’U.R.S.S. s’est toujours efforcée d’arriver à un accord avec les états occidentaux non-agressifs contre les agresseurs germano-italiens, dans le but d’assurer la sécurité collective sur les bases de l’égalité. Mais l’accord est un acte fondé sur la réciprocité.

Alors que l’U.R.S.S. s’efforçait d’arriver à un accord sur la lutte contre l’agression, l’Angleterre et la France le repoussaient systématiquement et préféraient mener la politique visant à l’isolement de l’U.R.S.S., la politique de concessions aux agresseurs, la politique de l’orientation de l’agression vers l’Est, contre l’U.R.S.S. Les États-Unis d’Amérique, loin de s’opposer à cette politique funeste, la soutenaient au contraire par tous les moyens.

En ce qui concerne les milliardaires américains, ils continuaient d’investir leurs capitaux dans l’industrie lourde allemande, aidaient les Allemands à développer leur industrie de guerre et armaient ainsi l’agression allemande, comme s’ils voulaient dire :

« Guerroyez, Messieurs les Européens, à votre aise, guerroyez avec l’aide de Dieu, tandis que nous, modestes milliardaires américains, nous nous enrichirons à votre guerre, en accaparant des centaines de millions de dollars de surprofits ! »

On comprend que, vu l’état de choses en Europe, il ne restait à l’Union Soviétique qu’une issue : accepter la proposition des Allemands au sujet de la conclusion d’un pacte. C’était, malgré tout, la meilleure de toutes les issues possibles.

De même qu’en 1918, par suite de la politique hostile des puissances occidentales, l’Union Soviétioue s’était trouvée forcée de conclure la paix de Brest avec les Allemands, de même, en 1939, 20 ans après la paix de Brest, l’Union Soviétique se voyait contrainte de conclure un pacte avec les Allemands par suite de la même politique hostile de l’Angleterre et de la France.

Les conversations de calomniateurs de toute espèce prétendant que l’U.R.S.S. ne devait pourtant pas aller jusqu’à un pacte avec les Allemands, ne sauraient être considérées autrement que comme risibles.

Si la Pologne. ayant pour alliés l’Angleterre et la France, avait pu aller jusqu’à un Pacte de non-agression avec les Allemands en 1934, pourquoi l’U.R.S.S., qui se trouvait dans des conditions moins favorables, ne pouvait-elle pas se permettre ce même pacte en 1939 ?

Pourquoi l’Angleterre et la France, qui représentaient la force dominante en Europe, avaient-elles pu faire en 1938, en commun avec les Allemands, une déclaration de non-agression alors que l’Union Soviétique, isolée grâce à la politique hostile de l’Angleterre et de la France ne pouvait aller jusqu’à un pacte avec les Allemands ?

N’est-ce pas un fait que, de toutes les grandes puissances non-agressives de l’Europe, l’Union Soviétique a été la dernière à se décider à un pacte avec les Allemands ?

Naturellement, les falsificateurs de l’histoire et autres réactionnaires ne sont pas contents de ce que l’Union Soviétique ait réussi à utiliser habilement le Pacte soviéto-allemand aux fins d’affermir sa défense ; qu’elle ait réussi à déplacer ses frontières loin vers l’Ouest et à barrer la route à l’avance non contrariée de l’agression allemande vers l’Est ; que les troupes hitlériennes aient été obligées de commencer leur offensive vers l’Est, non pas de la ligne Narva-Minsk-Kiev, mais d’une ligne passant à des centaines de kilomètres plus à l’Ouest ; que l’U.R.S.S. n’ait pas été vidée de son sang par la guerre nationale, mais qu’elle fût sortie victorieuse de la guerre. Toutefois ce mécontentement rentre déjà dans le domaine de la fureur impuissante de politiciens faillis.

Le mécontentement furibond de ces messieurs ne peut être considéré que comme la démonstration de ce fait incontestable, que la politique de l’Union Soviétique a été et reste juste.

IV. CONSTITUTION DU FRONT « EST ». L’AGRESSION DE L’ALLEMAGNE CONTRE L’U.R.S.S. LA COALITION ANTI-HITLÉRIENNE. LE PROBLÈME DES OBLIGATIONS INTERALLIÉES.

En signant le Pacte soviéto-allemand de non-agression au mois d’août 1939, l’Union Soviétique ne doutait pas un seul instant que tôt ou tard Hitler attaquerait l’U.R.S.S. Cette certitude de l’Union Soviétique découlait des principes fondamentaux politiques et militaires dont s’inspiraient les hitlériens. Elle était confirmée par l’activité pratique du Gouvernement hitlérien dans toute la période d’avant-guerre.

C’est pourquoi la première tâche du Gouvernement Soviétique consistait à créer un front « Est » contre l’agression hitlérienne, à établir une ligne de défense aux frontières occidentales des terres biélorusses et ukrainiennes, à organiser de cette manière une barrière pour faire obstacle à l’avance des troupes allemandes vers l’Est.

Il fallait pour cela réunir à la Biélorussie et à l’Ukraine soviétiques, la Biélorussie et l’Ukraine occidentales dont la Pologne seigneuriale s’était emparée en 1920, et y faire avancer les troupes soviétiques. Il fallait faire diligence car les troupes polonaises mal équipées s’avéraient peu solides, le commandement et le Gouvernement polonais avaient déjà pris la fuite et les troupes hitlériennes qui ne rencontraient pas d’obstacles sérieux, pouvaient occuper les terres biélorusses et ukrainiennes avant l’arrivée des troupes soviétiques.

Le 17 septembre 1939, sur l’ordre du Gouvernement Soviétique, les troupes soviétiques franchirent la frontière soviéto-polonaise d’avant-guerre, occupèrent la Biélorussie occidentale et l’Ukraine occidentale et se mirent à organiser la défense le long de la ligne occidentale des terres ukrainiennes et biélorusses. C’était dans l’essentiel la ligne connue dans l’histoire sous le nom de ligne « Curzon » établie à la Conférence des alliés à Versailles.

Quelques jours après, le Gouvernement Soviétique signa des pactes d’assistance mutuelle avec les États Baltes, pactes qui prévoyaient le cantonnement sur le territoire de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, de garnisons de l’armée soviétique, l’organisation d’aérodromes soviétiques et l’établissement de bases navales.

Ainsi fut constitué le fondement du front « Est ».

Il n’était guère difficile de comprendre que la constitution d’un front « Est » était non seulement une contribution importante à l’œuvre d’organisation de la sécurité de l’U.R.S.S., mais aussi un apport sérieux à la cause commune des États pacifiques qui menaient la lutte contre l’agression hitlérienne.

Néanmoins, les milieux anglo-franco-américains ont dans leur écrasante majorité répondu par une campagne antisoviétique haineuse à cette action du Gouvernement Soviétique, la qualifiant d’agression.

Il se trouva, d’ailleurs, des hommes politiques qui se montrèrent assez perspicaces pour saisir le sens de la politique soviétique et pour reconnaître la justesse de la création d’un front « Est ». Parmi eux, la première place appartient à M. Churchill, alors ministre de la Marine. Dans son allocution radiodiffusée du 1er octobre 1939, après plusieurs sorties inamicales contre l’Union Soviétique, il déclarait :

« Néanmoins, il est de toute évidence que les Russes devaient forcément monter la garde sur cette ligne, afin de garantir leur pays contre la menace nazie. Quoiqu’il en soit, cette ligne existe, l’établissement d’un front oriental est désormais un fait accompli et ce front, l’Allemagne nazie n’ose s’y attaquer. Lorsque M. von Ribbentrop fut convoqué à Moscou la semaine dernière, c’était pour apprendre le fait — pour y accepter le fait — que les Nazis devront renoncer entièrement et immédiatement à leurs visées sur les États Baltes et sur l’Ukraine. »

Alors que sur les frontières occidentales de l’U.R.S.S., fort éloignées de Moscou, de Minsk et de Kiev, la situation était plus ou moins satisfaisante pour la sécurité de l’U.R.S.S., on ne pouvait en dire autant de la frontière septentrionale de l’Union Soviétique.

Là, à 32 kilomètres à peine de Leningrad, se tenaient les troupes finnoises donc le commandement s’orientait dans sa majorité sus l’Allemagne hitlérienne. Le Gouvernement Soviétique savait parfaitement que les éléments fascistes des milieux dirigeants de la Finlande, étroitement liés aux hitlériens et dont l’influence était grande dans l’armée finnoise, visaient à s’emparer de Leningrad. On ne pouvait considérer comme fortuit le fait que le chef de l’état-major général de l’armée hitlérienne, Halder, s’était rendis dès l’été 1939 en Finlande pour donner des instructions aux chefs supérieurs de l’armée finnoise.

Il était difficile de douter que les milieux dirigeants finnois fussent alliés aux hitlériens et qu’ils voulussent faire de la Finlande une place d’armes pour l’agression de l’Allemagne hitlérienne contre l’U.R.S.S.

Donc, rien d’étonnant si toutes les tentatives faites par l’U.R.S.S. pour trouver un terrain d’entente avec le Gouvernement finlandais afin d’améliorer les relations entre les deux pays, sont restées vaines.

Le Gouvernement de la Finlande déclina, l’une après autre, toutes les propositions amicales du Gouvernement Soviétique qui visaient à assurer la sécurité de l’U.R.S.S. et, en particulier, celle de Leningrad, bien que l’Union Soviétique allât au-devant des vœux de la Finlande en vue de satisfaire les intérêts légitimes de cette dernière.

Le Gouvernement finlandais déclina la proposition faite par l’U.R.S.S. de reporter la frontière finnoise dans l’isthme de Carélie à quelques dizaines de kilomètres, bien que le Gouvernement Soviétique consentît à céder en échange à la Finlande un territoire deux fois plus grand de la Carélie Soviétique.

Le Gouvernement finlandais rejeta également la proposition de l’U.R.S.S. relative à la conclusion d’un Pacte d’assistance mutuelle prouvant ainsi que du côté de la Finlande la sécurité de l’U.R.S.S. n’était pas assurée.

Par ces actes hostiles et d’autres analogues, par ses provocations à la frontière soviéto-finnoise, la Finlande déchaîna la guerre contre l’Union Soviétique.

On connaît les résultats de la guerre soviéto-finnoise. Les frontières de l’U.R.S.S. au Nord-Ouest, et notamment dans la région de Leningrad, furent reportées en avant et la sécurité de l’U.R.S.S. consolidée.

Ceci joua un rôle important dans la défense de l’Union Soviétique contre l’agression hitlérienne, pour autant que l’Allemagne hitlérienne et ses complices finnois durent déclencher leur offensive au Nord-Ouest de l’U.R.S.S. non pas devant Leningrad même, mais en partant d’une ligne située à près de 150 kilomètres au Nord-Ouest.

Dans son discours prononcé le 29 mars à la session du Soviet Suprême de l’U.R.S.S., V. Molotov a déclaré :

« L’Union Soviétique, ayant écrasé l’armée finnoise et ayant l’entière liberté d’occuper toute la Finlande, ne l’a pas fait et n’a exigé aucune contribution à titre de compensation pour ses dépenses de guerre, comme l’aurait fait toute autre puissance. Elle a limité ses desiderata au minimum.

Dans le traité de paix nous ne nous posions d’autre but que celui d’assurer la sécurité de Leningrad, de Mourmansk et du chemin de ter de Mourmansk. »

Il faut noter que, bien que, par toute leur politique a l’égard de l’U.R.S.S., les milieux gouvernants finnois fissent le jeu de l’Allemagne hitlérienne, les dirigeants anglo-français de la S.D.N. prirent immédiatement le parti du Gouvernement finlandais, par le truchement de la S.D.N., ils qualifièrent l’U.R.S.S. d’« agresseur », approuvant ainsi ouvertement et appuyant la guerre commencée par les gouvernants finnois contre l’Union Soviétique.

La S.D.N., qui s’était compromise en tolérant et en encourageant les agresseurs nippons et italo-allemands, vota docilement, sur l’ordre des dirigeants anglo-français, une résolution dirigée contre l’Union Soviétique et prononça démonstrativement l’« exclusion » de l’U.R.S.S.

Bien plus, dans la guerre déchaînée par les réactionnaires finnois contre l’Union Soviétique, l’Angleterre et la France ont apporté l’aide la plus large aux militaristes finnois. Les milieux dirigeants anglo-français n’ont cessé d’inciter le Gouvernement finlandais à poursuivre les hostilités.

Les gouvernants anglo-français ont systématiquement ravitaillé la Finlande en armes, ils préparaient énergiquement l’envoi en Finlande d’un corps expéditionnaire de 100.000 hommes.

Selon la déclaration de Chamberlain à la Chambre des Communes, le 19 mars 1940, trois mois après le début de la guerre, l’Angleterre avait fourni à la Finlande 101 avions, plus de 200 canons, des centaines de milliers d’obus, de bombes d’aviation et de mines anti-chars. À la même époque Daladier annonçait à la Chambre des Députés que la France avait livré à la Finlande 175 avions, environ 500 canons, plus de 5.000 mitrailleuses, un million d’obus et de grenades à main et autre matériel de guerre.

On peut se faire une idée complète des plans des gouvernements britannique et français de l’époque d’après l’aide-mémoire remis par les Anglais aux Suédois, le 2 mars 1940, où il était dit notamment :

« Les gouvernements alliés comprennent que la situation militaire de la Finlande devient désespérée. Après un examen minutieux de toutes les possibilités, ils ont abouti à la conclusion que l’unique moyen d’apporter une aide efficace à la Finlande est l’envoi de troupes alliées, et ils sont prêts à envoyer ces troupes en réponse à une demande finnoise. [37] »

À cette époque, comme le déclarait Chamberlain au Parlement anglais, le 19 mars :

« On procédait avec le maximum de diligence aux préparatifs en vue de l’envoi de troupes expéditionnaires et l’armée expéditionnaire était prête à partir au début de mars… deux mois avant la date fixée par le feldmaréchal Mannerheim pour leur arrivée. »

Chamberlain ajoutait que l’effectif de ces troupes se montait à 100.000 hommes.

Simultanément, le Gouvernement français préparait, lui aussi, un corps expéditionnaire de 50.000 hommes, comme premier contingent qui devait être dirigé sur la Finlande par Narvik.

Et les gouvernements anglo-français déployaient cette activité belliqueuse au moment où sur le front contre l’Allemagne hitlérienne, l’Angleterre et la France ne manifestaient aucune activité, et qu’avait lieu la « drôle de guerre ».

Mais l’aide militaire à la Finlande contre l’Union Soviétique ne constituait qu’un élément du plan beaucoup plus vaste des impérialistes anglo-français.

On trouve dans le Livre blanc susmentionné du Ministère suédois des Affaires Étrangères un document qui a pour auteur le ministre suédois des Affaires Étrangères, Gunter. Il y est dit que :

« l’envoi de ce contingent de troupes faisait partie du plan général d’agression contre l’Union Soviétique »,

et que :

« [ce plan] entrera en action contre Bakou à partir du 15 mars, et encore plus tôt par la Finlande. [38] »

Voici en quels termes Henri de Kerillis parle de ce plan dans son livre De Gaulle, dictateur :

« Selon ce plan, dont M. Paul Reynaud [39] m’a résumé les lignes générales dans une brève lettre que j’ai conservée, un corps expéditionnaire motorisé débarquant en Finlande à travers la Norvège aurait tôt fait de bousculer les hordes désorganisées de la Russie et de marcher sur Leningrad. [40] »

Ce plan avait été élaboré en France par De Gaulle et le général Weygand, qui commandait alors l’armée de Syrie et qui se vantait

« qu’avec quelques renforts et deux cents avions, il s’emparerait du Caucase et rentrerait en Russie comme dans du beurre ».

On connaît également le plan des opérations militaires des Anglo-Français contre l’U.R.S.S., plan élaboré en 1940 par le général Gamelin, où une attention toute particulière était accordée au bombardement de Bakou et Batoumi.

Les préparatifs des gouvernants anglo-français en vue d’une attaque contre l’U.R.S.S. étaient poussés à fond. On travaillait avec zèle dans les états-majors généraux de l’Angleterre et de la France pour mettre au point les plans de cette attaque. Au lieu de faire la guerre à l’Allemagne hitlérienne, ces messieurs voulaient déclencher la guerre contre l’Union Soviétique.

Mais ces plans ne devaient pas se réaliser. La Finlande fut, à cette époque, écrasée par les troupes soviétiques et contrainte de capituler malgré tout les efforts faits par l’Angleterre et la France pour l’en empêcher.

Le Traité de paix soviéto-finnois était signé le 12 mars 1940.

C’est ainsi que la défense de l’U.R.S.S. contre l’agression hitlérienne fut également améliorée dans le Nord, dans la région de Leningrad, du fait que la ligne de défense fut reportée à 150 kilomètres au Nord de Leningrad, jusqu’à Vyborg, inclusivement.

Mais cela ne signifiait pas encore que le front « Est », de la mer Baltique à la mer Noire, était entièrement formé. Des pactes avaient été conclus avec les États Baltes, mais il n’y avait pas encore là-bas de troupes soviétiques pouvant tenir la défense.

La Moldavie et la Bukovine étaient officiellement réunies à l’U.R.S.S., mais là, non plus, il n’y avait pas encore de troupes soviétiques pouvant y tenir la défense. À la mi-juin 1940, les troupes soviétiques pénétrèrent en Lettonie, en Estonie, en Lituanie. Le 27 juin de la même année, les troupes soviétiques entraient en Bukovine et en Moldavie, que la Roumanie avait arrachées à l’U.R.S.S. après la Révolution d’Octobre.

C’est ainsi que fut parachevée la formation du front « Est » contre l’agression hitlérienne de la mer Baltique à la mer Noire.

Les milieux dirigeants anglo-français, qui continuaient à traiter l’U.R.S.S. d’agresseur parce qu’elle avait formé un front « Est », ne se rendaient apparemment pas compte que l’apparition de ce front signifiait un tournant radical dans le développement de la guerre contre la tyrannie hitlérienne, en faveur de la victoire de la démocratie.

Ils ne comprenaient pas qu’il s’agissait non d’empiéter ou de ne pas empiéter sur les droits nationaux de la Finlande, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne, mais, en organisant la victoire sur les nazis, d’empêcher la transformation de ces pays en colonies entièrement soumises à l’Allemagne hitlérienne.

Ils ne comprenaient pas qu’il s’agissait de dresser un barrage à l’avance des troupes allemandes dans toutes les régions où cela était possible, d’organiser une défense solide pour passer ensuite à la contre-offensive, battre les troupes hitlériennes et créer ainsi la possibilité d’un libre développement de ces pays.

Ils ne comprenaient pas qu’il n’y avait pas d’autres moyens d’assurer la victoire sur l’agression hitlérienne.

Le Gouvernement anglais a-t-il bien agi en cantonnant ses troupes pendant la guerre en Égypte malgré la protestation des Égyptiens et même malgré la résistance de certains éléments en Égypte ?

Oui, incontestablement ! C’était un moyen extrêmement important de barrer la route à l’agression hitlérienne en direction du canal de Suez, de préserver l’Égypte des atteintes de Hitler, d’organiser la victoire sur Hitler et d’empêcher de ce fait la transformation de l’Égypte en une colonie hitlérienne. Seuls des ennemis de la démocratie ou des fous peuvent affirmer que les actes du Gouvernement anglais pouvaient en l’occurrence être qualifiés d’agression.

Le Gouvernement des États-Unis d’Amérique a-t-il bien fait de débarquer ses troupes à Casablanca, malgré les protestations des Marocains et la résistance armée directe du Gouvernement Pétain en France, dont l’autorité s’étendait sur le Maroc ? Oui, incontestablement !

C’était un moyen extrêmement important de créer une base pour contrecarrer l’agression allemande dans le voisinage immédiat de l’Europe occidentale, pour organiser la victoire sur les troupes hitlériennes et créer ainsi la possibilité de libérer la France du joug colonial hitlérien. Seuls les ennemis de la démocratie ou des fous pouvaient qualifier d’agressions ces actions des troupes américaines.

Mais il faut en dire autant des actions du Gouvernement Soviétique qui, pour l’été 1940, avait organisé un front « Est » contre l’agression hitlérienne, et cantonné ses troupes le plus loin possible à l’Ouest de Leningrad, de Moscou et de Kiev. C’était l’unique moyen d’empêcher les troupes allemandes d’avancer sans obstacles vers l’Est, de constituer une défense solide afin de passer ensuite à la contre-offensive pour écraser, conjointement avec les alliés, l’armée hitlérienne, et empêcher ainsi la transformation des pays pacifiques de l’Europe, y compris la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, en colonies hitlériennes. Seuls des ennemis de la démocratie ou des fous pouvaient qualifier d’agressions ces actions du Gouvernement Soviétique.

Mais il s’ensuit que Chamberlain, Daladier et leur entourage, qui ont qualifié d’agression cette politique du Gouvernement Soviétique et qui ont organisé l’exclusion de l’Union Soviétique de la S.D.N. ont agi en ennemis de la démocratie ou comme des fous.

Il s’ensuit encore que les calomniateurs et les falsificateurs de l’histoire, qui font aujourd’hui leur besogne de concert avec MM. Bevin et Bidault et qualifient d’agression la formation du front « Est » contre Hitler, agissent de même en ennemis de la démocratie ou comme des fous.

Que serait-il arrivé si l’U.R.S.S. n’avait pas créé avant l’agression de l’Allemagne, le front « Est », passant bien plus à l’Ouest des anciennes frontières de l’U.R.S.S., si ce front ne suivait la ligne. Vyborg-Kaunas-Biélostock-Brest-Lvov, mais longeait l’ancienne frontière Leningrad-Narva-Minsk-Kiev ?

Cela aurait permis aux troupes d’Hitler de gagner un espace s’étendant sur des centaines de kilomètres, ce qui aurait rapproché le front allemand de 200-300 km de Leningrad-Moscou-Minsk-Kiev, précipité l’avance allemande vers l’intérieur de l’U.R.S.S., accéléré la chute de Kiev et de l’Ukraine, et abouti à la prise de Moscou par les Allemands et la prise de Leningrad par les forces réunies des Allemands et des Finlandais ; l’U.R.S.S. se serait vue contrainte de passer à la défensive pour un temps prolongé, ce qui aurait permis aux Allemands de libérer à l’Est une cinquantaine de divisions en vue de leur débarquement dans les Îles britanniques et pour renforcer le front germano-italien dans la zone de l’Égypte. Il est fort probable que le Gouvernement anglais aurait dû s’exiler au Canada, et que l’Égypte et que le canal de Suez seraient tombés sous la domination d’Hitler.

Mais ce n’est pas tout. L’U.R.S.S. se serait vue obligée de transférer au front « Est » une grande partie de ses troupes de la frontière mandchourienne afin de renforcer sa défense, ce qui aurait permis aux Japonais de libérer jusqu’aux 30 divisions en Mandchourie et de les diriger contre la Chine, les Philippines, le Sud-Est de l’Asie en général, et en fin de compte contre les forces américaines de l’Extrême-Orient.

Tout cela aurait prolongé la guerre de deux ans au moins, et la Deuxième Guerre mondiale aurait fini, non pas en 1945, mais en 1947 ou même un peu plus tard.

Telle était la situation en ce qui concerne le front « Est ».

Cependant les événements à l’Ouest suivaient leur cours. En avril 1940, les Allemands occupaient le Danemark et la Norvège. Au milieu de mai les troupes allemandes envahissaient la Hollande, la Belgique et le Luxembourg.

Le 21 mai, les Allemands atteignirent la Manche et isolèrent les alliés en Flandre. À la fin de mai les troupes anglaises évacuèrent Dunkerque, quittèrent la France et se dirigèrent en Angleterre. Au milieu de juin, Paris tombait et, le 22 juin, la France capitulait devant l’Allemagne.

Ainsi Hitler a foulé aux pieds toutes les déclarations de non-agression, quelles qu’elles fussent, signées avec la France et l’Angleterre.

C’était un échec complet de la politique de renonciation à la sécurité collective, de la politique visant à isoler l’U.R.S.S.

Il devint évident qu’en isolant l’U.R.S.S., la France et l’Angleterre avaient anéanti le front unique des peuples épris de liberté, s’étaient affaiblies et s’étaient trouvées elles-mêmes isolées.

Le 1er mars 1941, les Allemands occupèrent la Bulgarie.

Le 5 avril, l’U.R.S.S. signa le Pacte de non-agression avec la Yougoslavie.

Le 22 juin de la même année, l’Allemagne attaqua l’U.R.S.S.

L’Italie, la Roumanie, la Hongrie et la Finlande entrèrent en guerre contre l’Union Soviétique aux côtés de l’Allemagne.

L’Union Soviétique commença la guerre de libération contre l’Allemagne hitlérienne.

La réaction de différents milieux de l’Europe et de l’Amérique à l’égard de cet événement fut différente.

Les peuples asservis par Hitler respirèrent plus librement, certains que Hitler se casserait le cou entre les deux fronts, « Ouest » et « Est ».

Les milieux gouvernants de France éprouvaient une joie mauvaise, car ils ne doutaient pas que la « Russie serait battue » en un très court laps de temps.

M. Truman, membre marquant du Sénat des États-Unis, actuellement Président des U.S.A., déclarait au lendemain de l’agression allemande contre l’U.R.S.S. :

« Si nous voyons l’Allemagne prendre le dessus, nous devrons aider la Russie, et si les chances sont du côté de la Russie, nous devrons aider l’Allemagne, afin qu’elles tuent le plus possible. [41] »

Une déclaration analogue a été faite en Grande-Bretagne en 1941, par Moore-Brabazon, en ce temps-là ministre de l’Industrie Aéronautique, qui avait déclaré que la meilleure issue de la lutte sur le front « Est », en ce qui concerne la Grande-Bretagne, serait l’épuisement réciproque de l’Allemagne et de l’U.R.S.S., ce qui permettrait à l’Angleterre de s’assurer une position dominante.

Ces déclarations exprimaient, sans aucun doute, l’attitude des milieux réactionnaires des U.S.A. et de la Grande-Bretagne.

Mais l’immense majorité des peuples anglais et américains était disposée en faveur de l’U.R.S.S. et exigeait une action commune avec l’Union Soviétique en vue de mener avec succès la lutte contre l’Allemagne hitlérienne.

Il faut croire que la déclaration du Premier Ministre britannique, M. Churchill, en date du 22 juin 1941, reflétait cet état d’esprit lorsqu’il disait que :

« Le danger qui menace la Russie constitue un danger pour nous et pour les États-Unis, de même que la cause de chaque Russe luttant pour sa terre et sa maison est celle des gens libres et des nations libres dans n’importe quelle partie du globe. »

La même attitude à l’égard de l’U.R.S.S. fut adoptée par le Gouvernement de Roosevelt aux États-Unis.

On posait ainsi la première pierre de la coalition anglo-soviéto-américaine contre l’Allemagne hitlérienne.

La coalition anti-hitlérienne s’était posée comme but l’anéantissement complet du régime hitlérien et le libération des nations asservies par l’Allemagne hitlérienne. En dépit des différences idéologiques et du système économique des différents États alliés, la coalition anglo-soviéto-américaine devint une puissante alliance des peuples qui avaient uni leurs efforts dans la lutte libératrice contre l’hitlérisme.

Certes, en ce temps-là aussi, au cours de la guerre, il existait au sujet de certaines questions des divergences de vues entre les alliés. On sait, par exemple, combien importantes étaient les divergences sur des questions aussi essentielles que l’ouverture du deuxième front, les obligations des alliés, leur devoir moral réciproque.

En évoquant ces divergences, les falsificateurs de l’histoire et les calomniateurs de tout genre s’efforcent de « prouver », contre l’évidence, que l’U.R.S.S. n’était et ne pouvait être une alliée fidèle et sincère dans la lutte contre l’agression hitlérienne.

Mais comme la lutte commune contre l’Allemagne hitlérienne et la conduite de l’U.R.S.S. au cours de cette lutte ne donnent pas matière à de pareilles accusations, ils se tournent vers le passé, vers la période d’avant-guerre, en affirmant que, pendant les « pourparlers » avec Hitler à Berlin, en 1940, les représentants de l’Union Soviétique se sont conduits perfidement et non en alliés.

Ils assurent, que durant les « pourparlers » de Berlin, on a examiné et adopté de perfides « plans de démembrement de l’Europe », des prétentions territoriales de l’U.R.S.S. « au Sud de l’Union Soviétique dans la direction de l’Océan Indien », des « plans » relatifs à la Turquie, à l’Iran, à la Bulgarie et autres « problèmes ».

Les calomniateurs utilisent dans ce but les rapports d’ambassadeurs allemands et d’autres fonctionnaires hitlériens, des notes de tout genre, des projets allemands d’on ne sait quels « protocoles » et autres « documents » semblables.

Qu’est-ce qui s’est passé en réalité à Berlin ? Il faut dire que les soi-disant « pourparlers de Berlin », en 1940, ne furent en fait qu’une visite de V. Molotov, en réponse à deux voyages de Ribbentrop à Moscou. Les entretiens qui eurent lieu concernaient principalement les rapports soviéto-allemands.

Hitler s’efforçait d’en faire la base d’un accord de grande envergure entre l’Allemagne et l’U.R.S.S. L’Union Soviétique, au contraire, utilisait ces entretiens pour sonder, tâter les positions allemandes, sans avoir aucunement l’intention de conclure quelque accord que ce fût avec les Allemands. Au cours de ces entretiens, Hitler estimait que l’Union Soviétique devrait acquérir un débouché sur le Golfe Persique, en occupant l’Iran de l’Ouest et les exploitations pétrolières des Anglais dans ce pays.

Il disait ensuite que l’Allemagne pourrait aider l’U.R.S.S. à régler la question des prétentions soviétiques à l’égard de la Turquie, allant jusqu’à modifier le Traité de Montreux sur les Détroits. Sans tenir aucun compte des intérêts de l’Iran, il défendait avec soin les intérêts de la Turquie, la considérant manifestement comme son alliée présente ou, en tout cas, future. En ce qui concerne les pays balkaniques et la Turquie, Hitler les considérait comme entrant dans la sphère d’influence de l’Allemagne et de l’Italie.

Le Gouvernement Soviétique a tiré de ces entretiens les conclusions suivantes : l’Allemagne n’est pas liée et n’a pas l’intention de se lier avec l’Iran ; l’Allemagne n’est pas liée et n’a pas l’intention de se lier avec l’Angleterre ; donc l’Union Soviétique peut avoir en la personne de l’Angleterre un allié sûr contre l’Allemagne hitlérienne ; les États balkaniques sont soit déjà achetés et transformés en satellites de l’Allemagne (Bulgarie, Roumanie, Hongrie), soit asservis, comme la Tchécoslovaquie ; ou bien sont en voie de l’être, comme la Grèce ; la Yougoslavie est l’unique pays balkanique sur lequel on peut compter comme future alliée du camp anti-hitlérien ; la Turquie est, dès a présent, étroitement liée à l’Allemagne hitlérienne, ou bien elle a l’intention de se lier à elle.

Après avoir tiré ces conclusions utiles, le Gouvernement Soviétique ne renouvela plus les entretiens sur les questions énoncées, malgré les rappels réitérés de Ribbentrop.

Comme l’on voit, c’était un sondage des positions du Gouvernement hitlérien de la part du Gouvernement Soviétique, sondage qui n’a pas abouti et ne pouvait aboutir à un accord quel qu’il soit.

Un pareil sondage des positions de l’adversaire de la part d’États pacifiques est-il admissible ? Oui, certainement. Cela est non seulement admissible, mais est parfois une nécessité politique directe. Il faut seulement que le sondage ait lieu au su et avec le consentement des alliés et que le résultat en soit porté à leur connaissance.

Mais l’Union Soviétique n’avait pas d’alliés à cette époque, elle était isolée et ne pouvait malheureusement pas leur faire part des résultats du sondage.

Il convient de noter qu’un sondage analogue, bien qu’assez suspect, des positions de l’Allemagne hitlérienne a été fait par des représentants de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique même pendant la guerre, après l’organisation de la coalition anti-hitlérienne Angleterre-États-Unis d’Amérique-U.R.S.S. Ce fait ressort de documents capturés par les troupes soviétiques en Allemagne.

Ces documents montrent qu’en automne 1941, ainsi qu’en 1942 et 1943, des pourparlers ont eu lieu à Lisbonne et en Suisse, à l’insu de l’U.R.S.S., entre les représentants de l’Angleterre et de l’Allemagne, puis entre les représentants des États-Unis et de l’Allemagne.

Un de ces documents, annexé au rapport de Weizsäcker, secrétaire d’État aux Affaires Étrangères d’Allemagne, expose la marche de ces pourparlers à Lisbonne en septembre 1941.

Il ressort de ce document qu’une entrevue a eu lieu le 13 septembre entre le fils de lord Beaverbrook, Aitken, officier de l’armée anglaise, par la suite membre du Parlement britannique, qui représentait l’Angleterre, et le Hongrois Gustave von Koever, agissant sur les instructions du ministre allemand des Affaires Étrangères, comme on peut en juger par la lettre adressée par Krauel, consul général d’Allemagne à Genève, à Weizsäcker, secrétaire d’État aux Affaires Étrangères d’Allemagne.

Au cours de ces pourparlers Aitken a directement posé la question :

« Ne pourrait-on pas profiter de l’hiver qui vient et du printemps pour examiner dans la coulisse les possibilités de paix ? »

D’autres documents relatent les pourparlers qui se sont déroulés en Suisse entre les représentants des gouvernements des États-Unis et de l’Allemagne, en février 1943. Allen Dulles (frère de John Foster Dulles), délégué spécial du Gouvernement des États-Unis, a mené ces négociations de la part des États-Unis. Allen Dulles figurait sous le pseudonyme de « Bull ».

Il était chargé d’une « mission directe » et muni de pouvoirs conférés par la Maison Blanche. Du côté allemand, son partenaire était le prince M. Hohenlohe, proche des milieux gouvernants de l’Allemagne hitlérienne et qui agissait en qualité de représentant hitlérien sous le pseudonyme de « Pauls ». Le document qui contient l’exposé de ces pourparlers appartenait au service de sécurité hitlérien (S.D.).

Comme il ressort de ce document, d’importantes questions furent traitées au cours de l’entretien, concernant l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, et, surtout, la signature de la paix avec l’Allemagne.

Au cours de cet entretien A. Dulles (Bull) déclara :

« Des nations comme l’Allemagne ne doivent plus être réduites par la misère et l’injustice à des expériences désespérées et à l’héroïsme. L’État allemand doit subsister en tant que facteur d’ordre et de redressement. Il ne saurait être question de la partager, ni d’en détacher l’Autriche. [42] »

En ce qui concerne la Pologne, Dulles (Bull) déclara

« … qu’il convenait d’appuyer la création d’un cordon sanitaire contre le bolchevisme et le panslavisme en agrandissant la Pologne à l’Est, en conservant la Roumanie et une Hongrie forte. [43] »

Le document note ensuite que :

« Bull est plus ou moins d’accord avec l’organisation étatique et industrielle de l’Europe sur la base de vastes espaces, présumant qu’une Grande Allemagne fédérative (semblable aux États-Unis), avec une confédération danubienne y adhérant, sera la meilleure garantie d’ordre et de relèvement pour l’Europe centrale et orientale. [44] »

Dulles (Bull) déclarait également qu’il reconnaissait pleinement les prétentions de l’industrie allemande à un rôle prépondérant en Europe.

On ne saurait passer sous silence le fait que les Anglais et les Américains ont procédé à ce sondage à l’insu et sans le consentement de leur alliée, l’Union Soviétique, et qu’il n’a rien été communiqué au Gouvernement Soviétique des résultats de ce sondage, même à titre d’information post-factum.

Cela pouvait signifier que les gouvernements des États-Unis et de l’Angleterre avaient, en l’occurrence, tenté de s’engager dans la voie des pourparlers avec Hitler pour une paix séparée.

Il est clair qu’une telle attitude des gouvernements de l’Angleterre et des États-Unis ne peut être considérée que comme une violation des exigences les plus élémentaires des devoirs et des obligations d’alliés.

Il s’ensuit qu’en accusant l’U.R.S.S. de « manquer de sincérité » les falsificateurs de l’histoire veulent faire retomber leur propre faute sur d’autres.

Il ne peut faire aucun doute que ces documents sont connus des falsificateurs de l’histoire et autres calomniateurs. Et s’ils les dissimulent à l’opinion publique, s’ils les passent sous silence dans leur campagne de calomnie contre l’U.R.S.S., c’est parce qu’ils craignent la vérité historique comme la peste.

Quant aux divergences de vues sur la question de l’ouverture du deuxième front, elles traduisent des façons différentes de comprendre les obligations réciproques des alliés.

Les citoyens soviétiques sont d’avis que lorsqu’un allié se trouve dans une situation difficile il faut lui venir en aide par tous les moyens possibles ; il faut le considérer non pas comme un compagnon de route temporaire, mais comme un ami, se réjouissant de ses succès, se réjouissant lorsqu’il devient plus fort. Les représentants des Anglais et des Américains ne sont pas d’accord là-dessus et taxent cette morale de naïveté.

Ils partent de ce point de vue qu’un allié fort est dangereux, qu’il n’est pas dans leurs intérêts que cet allié devienne plus fort, que mieux vaut un allié faible plutôt que fort et que s’il devient quand même plus fort il faut prendre des mesures pour l’affaiblir.

Chacun sait que par le communiqué anglo-soviétique, aussi bien que par le communiqué soviéto-américain de juin 1942, les Anglo-Américains s’étaient engagés à ouvrir un deuxième front en Europe dès 1942.

C’était là une promesse formelle, un serment, si vous voulez, qui devait être tenu à la date prévue afin d’alléger la situation des troupes de l’Union Soviétique qui avaient assumé, dans la première phase de la guerre, tout le fardeau de la riposte au fascisme allemand.

Mais l’on sait également que cette promesse ne fut tenue ni en 1942, ni en 1943, bien que le Gouvernement Soviétique ait à maintes reprises déclaré que l’Union Soviétique ne pouvait prendre son parti de l’ajournement du second front.

La politique d’ajournement du deuxième front n’était nullement fortuite. Elle s’inspirait des visées des milieux réactionnaires d’Angleterre et des États-Unis qui dans la guerre contre l’Allemagne poursuivaient leurs buts particuliers, lesquels n’avaient rien de commun avec les objectifs de la lutte libératrice contre le fascisme allemand.

Il n’entrait pas dans leurs plans d’écraser entièrement le fascisme allemand. S’inspirant de buts purement égoïstes, ils avaient intérêt à saper la puissance de l’Allemagne et, surtout à évincer celle-ci, comme concurrent dangereux sur le marché mondial.

Mais il n’entrait nullement dans leurs intentions de libérer l’Allemagne et les autres pays de la domination des forces réactionnaires, qui, toujours, portent en elles l’agression impérialiste et le fascisme, pas plus que de réaliser des réformes démocratiques radicales.

D’autre part, ils tablaient sur l’affaiblissement de l’U.R.S.S., ils comptaient que l’Union Soviétique serait saignée à blanc et que, à l’issue d’une guerre épuisante, elle perdrait pour longtemps son rôle de grande et forte puissance ; qu’elle tomberait, après la guerre, sous la coupe des États-Unis d’Amérique et de la Grande-Bretagne.

On comprend que l’Union Soviétique ne puisse tenir pour normale une pareille attitude à l’égard d’un allié.

La politique pratiquée par l’U.R.S.S. dans les rapports interalliés est l’antipode de cette politique. Ce qui la caractérise, c’est que toujours elle s’acquitte d’une manière désintéressée, conséquente et loyale, des engagements assumés ; qu’elle est toujours disposée à prêter une aide fraternelle à son allié.

Au cours de la dernière guerre, l’Union Soviétique a donné des exemples de cette attitude d’alliée véritable à l’égard des autres pays, compagnons d’armes dans la lutte contre l’ennemi commun.

Voici un de ces exemples :

On sait que, fin décembre 1944, les troupes hitlériennes déclenchèrent une offensive sur le front « Ouest » dans la région des Ardennes, percèrent le front et mirent les troupes anglo-américaines dans une situation difficile.

Les alliés affirmaient que les Allemands voulaient, en attaquant en direction de Liège, écraser la Première Armée américaine, déboucher sur Anvers, isoler la Neuvième Armée américaine, la Deuxième Armée anglaise, la Première Armée canadienne et infliger aux alliés un nouveau Dunkerque pour mettre la Grande-Bretagne hors combat.

Le 6 janvier 1945, W. Churchill adressa dans ces circonstances le message suivant à J. Staline :

« Des combats très pénibles se livrent en Occident et le commandement suprême peut être forcé à tout moment de prendre de graves décisions.

Vous savez vous-même par votre propre expérience, combien alarmante est une situation, lorsqu’il faut défendre un très large front, après avoir perdu temporairement l’initiative.

Le général Eisenhower a le plus grand désir et éprouve le besoin de savoir dans les lignes essentielles ce que vous proposez de faire, car cela aura naturellement une répercussion sur toutes les importantes décisions tant de son côté que du nôtre.

Conformément à la communication reçue, notre émissaire, le maréchal en chef d’aviation Tedder, se trouvait hier soir au Caire où il était retenu par les conditions atmosphériques.

Son voyage s’est trouvé fortement prolongé non pas par votre faute.

S’il n’est pas encore arrivé auprès de vous, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me communiquer si nous pouvons compter sur une grande offensive russe sur le front de la Vistule ou quelque part, à un autre endroit, au cours de janvier, ou toutes autres informations qu’il vous plaira peut-être d’indiquer.

Je ne communiquerai à personne cette information rigoureusement confidentielle à l’exception du feldmaréchal Brook et du général Eisenhower et à la condition de la tenir dans le secret le plus strict. J’estime cette affaire urgente. »

Le 7 janvier 1945, J. Staline adressait à Winston Churchill la réponse suivante :

« J’ai reçu dans la soirée du 7 janvier votre message du 6 janvier 1945. Malheureusement, le maréchal en chef d’aviation M. Tedder n’est pas encore arrivé à Moscou. Il importe beaucoup d’utiliser contre les Allemands notre supériorité en artillerie et en aviation.

Il faut à cet effet un temps clair pour l’aviation et l’absence d’une basse nébulosité qui empêche l’artillerie de mener un tir réglé. Nous nous préparons à l’offensive, mais actuellement le temps ne la favorise pas.

Cependant, prenant en considération la situation de nos alliés sur le front ouest le Grand Quartier Général du Commandement Suprême a décidé d’achever les préparatifs à un rythme accéléré, et, sans tenir compte des conditions atmosphériques, de déclencher de larges opérations offensives contre les Allemands sur tout le front central, dans la deuxième moitié de janvier au plus tard. Vous pouvez être sûr que nous ferons tout le possible pour aider nos glorieuses troupes alliées. »

Dans sa réponse à J. Staline, W. Churchill écrivait le 9 janvier :

« Je vous suis très reconnaissant de votre émouvant message. Je l’ai envoyé au général Eisenhower pour qu’il en prenne seul connaissance. Qu’un succès complet couronne votre noble entreprise ! »

Désireux d’aider au plus vite les troupes alliées à l’Ouest, le Commandement Suprême des troupes soviétiques décide d’avancer la date de l’offensive contre les Allemands sur le front soviéto-allemand du 20 au 12 janvier.

Le 12 janvier une grande offensive des troupes soviétiques commença sur un large front, de la mer Baltique aux Carpathes. 150 divisions soviétiques, pourvues d’une grande quantité d’artillerie et d’aviation entrèrent en action, enfoncèrent le front allemand et ramenèrent les troupes allemandes à des centaines de kilomètres en arrière.

Le 12 janvier sur le front ouest les troupes allemandes y compris les 5e et 6e armées blindées qui se préparaient à porter un nouveau coup, interrompirent leur offensive et dans les 5 à 6 jours furent retirées du front et transférées dans l’Est contre les troupes soviétiques qui avançaient. L’offensive des troupes allemandes dans l’Ouest était mise en échec.

Le 17 janvier 1945, W. Churchill écrivait à J. Staline :

« Je vous suis très reconnaissant de votre message et je suis heureux que le maréchal d’aviation Tedder ait produit sur vous une impression si favorable.

Au nom du Gouvernement de sa Majesté et de toute mon âme, je tiens à vous exprimer notre gratitude et nos félicitations à l’occasion de l’offensive gigantesque que vous avez commencée sur le front Est.

Vous êtes maintenant, sans aucun doute, au courant des plans du général Eisenhower et vous savez jusqu’à quel point leur réalisation a été retenue et dérangée par l’offensive de Rundstedt.

Je suis persuadé que des combats vont se livrer sans interruption sur tout notre front. Le 21e groupe d’armée britannique, sous le commandement du feldmaréchal Montgomery, a commencé aujourd’hui l’offensive dans la zone au Sud de Roermund. »

Dans son ordre du jour aux troupes soviétiques en date de février 1945, J. Staline disait au sujet de cette offensive des troupes soviétiques :

« En janvier dernier de l’année courante, l’Armée Rouge a asséné à l’ennemi un coup d’une vigueur sans précédent sur tout le front, de la Baltique aux Carpathes. Elle a brisé sur une longueur de 1.200 kilomètres le puissant système de défense que les Allemands avaient mis plusieurs années à construire.

Au cours de son offensive l’Armée Rouge a, par ses actions rapides et habiles, refoulé l’ennemi loin à l’Ouest.

« Les succès de notre offensive d’hiver ont eu avant tout pour résultat de faire échouer l’offensive d’hiver entreprise par les Allemands à l’Ouest, et qui avait pour but de s’emparer de la Belgique et de l’Alsace, et ils ont permis aux armées de nos alliés de passer, à leur tour, à l’offensive contre les Allemands, et d’associer ainsi leurs opérations offensives à l’ouest aux opérations offensives de l’Armée Rouge à l’est. »

Ainsi agissait J. Staline.

Ainsi agissent les véritables alliés dans une lutte commune.

* * *

Tels sont les faits.

Les falsificateurs de l’histoire et les calomniateurs sont appelés falsificateurs et calomniateurs précisément parce qu’ils ne respectent pas les faits. Ils préfèrent avoir recours aux ragots, à la calomnie. Mais il est hors de doute que ces messieurs seront finalement contraints de reconnaître cette vérité bien connue, que leurs ragots et la calomnie passent, mais que les faits restent.

Bureau d’Informations Soviétique.

[1] Corvin D. Edward, Les cartels internationaux dans l’économie et la politique, 1944.

[2] Richard Sasuly, I. G. Farben, Boni and Gaer, NewYork, 1947, p. 80.

[3] Stock Exchange Year Book, London, 1925. Who’s Who in America ; Who’s Who in American Finance, Banking and Insurance ; Moody’s Manual of Railroads and Corporation Securities ; Poor’s Manual. 1924-1939.

[4] V. M. Molotov, Articles et discours, 1935-36, p. 176.

[5] Ibidem., p. 176.

[6] J. V. Staline, « Rapport présenté au XVIIIe Congrès du Parti sur l’activité du Comité Central du Parti Communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S. », in Questions du Léninisme, p. 591.

[7] Ibidem., p. 593.

[8] Ibidem., p. 593.

[9] A. Hitler, Mein Kampf, Munich, 1936, p. 742.

[10] « Texte d’un entretien entre le Führer chancelier du Reich et lord Halifax, en présence de M. le ministre des Affaires Étrangères du Reich à Obersalzberg, 19-XI-1937. » (Archives du Ministère allemand des Affaires Étrangères.)

[11] On a en vue la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie.

[12] Voir le texte de l’entretien déjà cité.

[13] Idem.

[14] Voir le texte de l’entretien déjà cité.

[15] Times du 23 février 1938, p. 8.

[16] « Texte de l’entretien entre le Führer (le chancelier du Reich) et l’ambassadeur royal britannique qui eut lieu en présence de M. von Ribbentrop, Ministre des Affaires étrangères du Reich, le 3 mars 1938, à Berlin. » (Archives du Ministère allemand des Affaires Étrangères.)

[17] Ibidem.

[18] Ibidem.

[19] Ibidem.

[20] Izvestia du 18 mars 1938.

[21] Note du Ministère britannique des Affaires Étrangères du 24 mars 1938.

[22] « Rapport politique, Londres, 10 juillet 1938, faisant suite au rapport A No 2589 du 10 juin de l’année courante », tiré des Archives du Ministère allemand des Affaires Étrangères.

[23] Ibidem.

[24] Ibidem.

[25] Correspondance respecting Czechoslovakia, septembre 1938, London ctd 5847, p. 8-9.

[26] J. V. Staline, « Rapport présenté au XVIIIe Congrès du Parti sur l’activité du Comité Central du Parti Communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S. », in Questions du Léninisme, p. 593.

[27] Ibidem., p. 592.

[28] Sayers & Kahn, The Great Conspiracy, Boston, 1946, pp. 324-325.

[29] Izvestia, 20 mars 1939.

[30] Archiv für Aussenpolitik und Länderkunde, septembre 1938, S. 483.

[31] Rapport de Dircksen « Sur le développement des relations politiques entre l’Allemagne et l’Angleterre pendant ma mission à Londres », rédigé en septembre 1939.

[32] Voir rapport de V. Molotov à la IIIe session du Soviet Suprême de l’U.R.S.S. en date du 31 mai 1939, p. 8.

[33] Ibidem.

[34] Sayers and Kahn, The Great Conspiracy. The Secret War Against Soviet Russia, p. 329.

[35] « Discours de lord Halifax sur la politique internationale », Oxford. Londres, 1940, p. 296.

[36] Rapport de Dircksen, ambassadeur d’Allemagne en Angleterre, en date du 21 juillet 1939, Archives du Ministère allemand des Affaires Étrangères.

[37] Note de la Légation britannique en date du 2 mars 1940, Livre blanc du Ministère des Affaires Étrangères de Suède, Stockholm, 1947, p. 120.

[38] Notes de Gunter pour mémoire du 2 mars 1940. Livre blanc du Ministère suédois de Affaires Étrangères. Stockholm, p. 119.

[39] Alors membre du Gouvernement français.

[40] Henri de Kerillis, De Gaulle, dictateur, pp. 363-364, Éditions Beauchemin, Montréal, 1945.

[41] New York Times, 24 juin 1941.

[42] « L’entretien Pauls-Mr Bull » (les documents des archives allemandes).

[43] Idem.

[44] Idem.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Discours prononcé à l’assemblée des électeurs de la circonscription Staline de Moscou

9 février 1946

LE PRÉSIDENT : La parole est à Joseph Vissarionovitch Staline. (L’apparition de Staline à la tribune est saluée par les électeurs d’une ovation enthousiaste qui dure plusieurs minutes. Tous les assistants, debout dans la salle du Grand Théâtre, acclament Staline : « Pour le grand Staline, hourra ! » « Vive le grand Staline, hourra ! » « Pour notre cher Staline, hourra ! »)

STALINE : Camarades, Huit années se sont écoulées depuis les dernières élections au Soviet Suprême. Cette période a été riche en événements décisifs. Durant les quatre premières années, les citoyens soviétiques ont travaillé avec ardeur à l’exécution du troisième plan quinquennal.

Les quatre années suivantes embrassent les événements de la guerre contre les agresseurs allemands et japonais, – les événements de la seconde guerre mondiale. Il est certain que la guerre est le fait principal de la période écoulée.

Ce serait une erreur de croire que la seconde guerre mondiale soit due au hasard ou à des fautes commises par tels ou tels hommes d’État.

On en a commis, pourtant. En réalité, la guerre est née comme résultat inévitable d’un développement des forces économiques et politiques mondiales sur la base de l’actuel capitalisme de monopole.

Les marxistes ont plus d’une fois déclaré que le système capitaliste de l’économie mondiale porte en soi des éléments de crise générale et de collisions de guerre, et que pour cette raison le capitalisme mondial, à notre époque, ne se développe pas dans le sens d’une progression harmonieuse et égale, mais à travers des crises et des catastrophes de guerre.

C’est que, d’ordinaire, le développement inégal des pays capitalistes aboutit à la longue à compromettre brusquement l’équilibre à l’intérieur du système mondial du capitalisme.

Et le groupe de pays capitalistes qui s’estime le moins pourvu en matières premières et en débouchés, tente ordinairement de modifier la situation et de repartager à son profit les « sphères d’influence », en employant la force armée. Il en résulte une division du monde capitaliste en deux camps ennemis, et la guerre entre eux.

On pourrait peut-être bien éviter les catastrophes de guerre, s’il était possible de redistribuer périodiquement les matières premières et les débouchés entre les pays, en fonction de leur importance économique respective, au moyen de décisions concertées et pacifiques. Mais la chose est impossible dans les conditions capitalistes actuelles du développement de l’économie mondiale.

C’est ainsi que la première crise du système capitaliste de l’économie mondiale a eu pour résultat la première guerre mondiale, et la seconde crise, la seconde guerre mondiale. Il ne s’ensuit pas, bien entendu, que la seconde guerre mondiale soit la copie de la première.

Bien au contraire, la seconde guerre mondiale se distingue foncièrement de la précédente par son caractère. Il ne faut pas oublier qu’avant d’attaquer les pays alliés, les principaux États fascistes – Allemagne, Japon, Italie – avaient détruit chez eux les derniers vestiges des libertés démocratiques bourgeoises.

Ils ont instauré chez eux un régime de cruauté et de terrorisme ; foulé aux pieds le principe de la souveraineté et du libre développement des petits pays ; déclaré que la politique de conquête des terres d’autrui était leur politique à eux, et ils ont proclamé hautement qu’ils recherchaient l’hégémonie mondiale et la propagation du régime fasciste dans le monde entier.

Au surplus, en envahissant la Tchécoslovaquie et les régions du centre de la Chine, les États de l’Axe ont montré qu’ils étaient prêts à mettre à exécution leur menace d’asservissement de tous les peuples épris de liberté.

Aussi bien, à la différence de la première, la seconde guerre mondiale, la guerre contre les États de l’Axe, a-t-elle pris dès le début le caractère d’une guerre antifasciste, libératrice, dont l’une des tâches était aussi le rétablissement des libertés démocratiques.

L’entrée de l’Union Soviétique en guerre contre les États de l’Axe ne pouvait que renforcer – et elle a effectivement renforcé – le caractère antifasciste et libérateur de la seconde guerre mondiale.

C’est sur cette base que s’est formée la coalition antifasciste de l’Union Soviétique, des États-Unis d’Amérique, de la Grande-Bretagne et des autres États épris de liberté, coalition qui a joué par la suite un rôle décisif dans la défaite des forces armées des États de l’Axe.

Voilà comment se présenta la question relative à l’origine et au caractère de la seconde guerre mondiale.

Tout le monde semble reconnaître aujourd’hui que, effectivement, la guerre n’a été ni ne pouvait être un événement fortuit dans la vie des peuples ; qu’elle est devenue pratiquement la guerre des peuples pour leur existence, et que, pour cette raison précisément, elle ne pouvait être rapide, foudroyante.

En ce qui concerne notre pays, cette guerre a été pour lui la plus cruelle et la plus dure de toutes les guerres que connaisse l’histoire de notre Patrie.

Mais la guerre ne fut pas seulement une malédiction. Elle fut aussi une grande école où toutes les forces du peuple ont été mises à l’épreuve et vérifiées.

La guerre a mis à nu tous les faits et tous les événements de l’arrière et du front ; elle a arraché implacablement tous les voiles et camouflages qui dissimulaient la physionomie véritable des États, des gouvernements, des partis, et les a exhibés sur la scène sans masque, sans fard, avec tous leurs défauts et qualités. La guerre a fait subir une sorte d’examen à notre régime soviétique, à notre État, à notre gouvernement, à notre Parti communiste : elle a fait le bilan de leur activité, comme pour nous dire : les voilà, vos hommes et vos organisations, leurs faits et gestes, examinez-les attentivement, et que chacun reçoive selon son mérite.

Là est un des côtés positifs de la guerre. Ceci a une grande importance pour nous, électeurs, parce que cela nous permet d’apprécier rapidement et avec objectivité l’action du Parti et de ses hommes, et d’en tirer des conclusions justes.

Autrement, l’on eût été obligé d’étudier les discours et les rapports des représentants du Parti, de les analyser, de confronter leurs paroles et leurs actes, de faire le bilan, et ainsi de suite. Travail compliqué et difficile qui, du reste, ne vous offre pas la certitude de ne point commettre d’erreurs.

Il en va différemment maintenant que la guerre est finie, et que celle-ci s’est chargée elle-même de contrôler le travail de nos organisations et de nos dirigeants, et d’en dresser le bilan. Il nous est bien plus facile d’y voir clair à présent, et d’aboutir à des conclusions justes.

Quels sont donc les résultats de la guerre ?

Il en est un, le principal, sur la base duquel sont nés tous les autres résultats. Il consiste en ceci : à l’issue de la guerre nos ennemis ont subi la défaite, tandis que nous, avec nos Alliés, nous sommes vainqueurs. Nous avons terminé la campagne par une victoire complète sur les ennemis, et c’est là le principal résultat de la guerre.

Mais ce résultat étant par trop général, nous ne pouvons pas en rester là. Certes, battre l’ennemi dans une guerre comme la seconde guerre mondiale qui est sans précédent dans l’histoire de l’humanité, c’est remporter une victoire d’une portée universelle.

Tout cela est vrai. Mais cela n’en est pas moins un bilan d’ordre général, et nous ne pouvons pas en rester là.

Pour comprendre la grande portée historique de notre victoire, il faut examiner la chose d’une manière plus concrète.

Ainsi, comment faut-il entendre la victoire que nous avons remportée sur nos ennemis ? Qu’est-ce que cette victoire peut signifier du point de vue de l’état et du développement des forces intérieures de notre pays ?

Notre victoire signifie, avant tout, que c’est notre régime social soviétique qui a triomphé ; que le régime social soviétique a subi avec succès l’épreuve du feu de la guerre et a prouvé sa parfaite vitalité.

On sait que la presse étrangère a affirmé maintes fois que le régime social soviétique était une « expérience hasardeuse » vouée à l’échec ; que le régime soviétique n’était qu’un « château de cartes » sans racines dans la vie et imposé au peuple par les organes de la Tchéka ; qu’il suffirait d’une petite poussée du dehors pour que ce « château de cartes » fût réduit en poussière.

Nous pouvons dire aujourd’hui que la guerre a renversé toutes ces affirmations de la presse étrangère, comme dénuées de fondement.

La guerre a montré que le régime social soviétique est un régime véritablement populaire, issu des profondeurs du peuple et bénéficiant de son puissant appui ; que le régime social soviétique est une forme d’organisation sociale absolument viable et bien assise.

Mieux : il n’est plus question de savoir maintenant si le régime social soviétique est viable ou non, car après les leçons de choses fournies par la guerre, nul sceptique n’ose plus émettre de doutes sur la vitalité du régime social soviétique.

Maintenant il est question de ceci, que le régime social soviétique s’est révélé plus viable et plus solidement assis que le régime social non soviétique ; qu’il est une forme d’organisation sociale meilleure que tout autre régime social non soviétique.

Notre victoire signifie, en second lieu, que c’est notre régime politique soviétique qui a triomphé ; que notre État soviétique multinational a résisté à toutes les épreuves de la guerre et a prouvé sa vitalité.

Comme on le sait, des personnalités marquantes de la presse étrangère se sont maintes fois prononcées en ce sens que l’État multinational soviétique était une « création artificielle et peu viable » ; qu’au cas où des complications se produiraient, l’Union Soviétique ne manquerait pas de se désagréger ; que le sort de l’Autriche-Hongrie attendait l’Union Soviétique.

Nous pouvons dire aujourd’hui que la guerre a réfuté ces déclarations de la presse étrangère, comme dénuées de tout fondement. La guerre a montré que le régime de l’État multinational soviétique a résisté avec succès à l’épreuve ; que, affermi encore pendant la guerre, il est apparu comme un régime politique parfaitement viable.

Ces messieurs n’avaient pas compris que la comparaison avec l’Autriche-Hongrie était inconsistante, car notre État multinational n’a pas poussé sur une base bourgeoise, qui stimule les sentiments de méfiance et de haine nationales, mais sur une base soviétique qui, au contraire, cultive les sentiments d’amitié et de collaboration fraternelle entre les peuples de notre pays.

Du reste, après les leçons de la guerre, ces messieurs n’osent plus nier la vitalité du régime politique soviétique. Il n’est plus question maintenant de la vitalité du régime politique soviétique, car elle est hors de doute.

Il est question maintenant que le régime politique soviétique est apparu comme un modèle d’État multinational ; que le régime politique soviétique représente un système d’organisation de l’État, où la question nationale et le problème de la collaboration des nations ont été mieux résolus que dans tout autre État multinational.

Notre victoire signifie, en troisième lieu, le triomphe des forces armées soviétiques, le triomphe de notre Armée rouge. Elle signifie que cette dernière a héroïquement résisté à toutes les épreuves de la guerre ; qu’elle a battu à plate couture les armées de nos ennemis et est sortie victorieuse de la guerre.

(Une voix : « Sous la direction du camarade Staline ! » Toute la salle se lève. Longs et vifs applaudissements qui tournent en ovation.)

Tout le monde reconnaît à présent – nos amis comme nos ennemis – que l’Armée rouge s’est montrée à la hauteur de sa grande mission. Il n’en était point ainsi quelque six ans plus tôt, avant la guerre.

On sait que des personnalités marquantes de la presse étrangère et maints spécialistes militaires renommés à l’étranger, ont plus d’une fois déclaré que l’état de l’Armée rouge inspirait de grands doutes ; que l’Armée rouge était mal équipée et manquait d’un véritable personnel de commandement ; que son moral était au-dessous de toute critique ; qu’elle pourrait peut-être servir à la défensive, mais serait inapte à l’offensive ; qu’au cas d’une attaque des troupes allemandes, l’Armée rouge se désagrégerait comme un « colosse aux pieds d’argile ».

Pareilles déclarations furent faites non seulement en Allemagne, mais en France, en Angleterre et en Amérique. Nous pouvons dire aujourd’hui que la guerre a réfuté toutes ces déclarations, comme ridicules et dénuées de fondement.

La guerre a montré que l’Armée rouge n’était pas un « colosse aux pieds d’argile », mais une armée de nos jours de premier ordre, possédant des armes parfaitement modernes, un personnel de commandement très expérimenté et de très hautes qualités morales au combat. Il ne faut pas oublier que c’est l’Armée rouge qui a battu à plate couture l’armée allemande, laquelle, hier encore, faisait trembler les armées des pays d’Europe.

Notons que les « censeurs » de l’Armée rouge sont de moins en moins nombreux. Bien mieux : les journaux étrangers de plus en plus souvent constatent les hautes qualités de l’Armée rouge, l’habileté de ses soldats et de ses officiers, l’impeccabilité de sa stratégie et de sa tactique. Cela se conçoit, d’ailleurs.

Après les brillantes victoires remportées par l’Armée rouge devant Moscou et Stalingrad, devant Koursk et Bielgorod, devant Kiev et Kirovograd, devant Minsk et Bobrouïsk, devant Léningrad et Tallinn, devant Iassy et Lvov, sur la Vistule et le Niémen, sur le Danube et l’Oder, devant Vienne et Berlin, comment ne pas reconnaître après cela que l’Armée rouge est une armée de premier ordre, auprès de qui l’on pourrait apprendre bien des choses ? (Vifs applaudissements.)

Telle est l’idée concrète que nous nous faisons de la victoire de notre pays sur ses ennemis.

Tels sont, pour l’essentiel, les résultats de la guerre.

Ce serait une erreur de croire qu’une telle victoire historique puisse être remportée sans une préparation préalable du pays entier pour une défense active.

Il ne serait pas moins faux de croire qu’une telle préparation puisse être réalisée en un temps réduit, dans l’espace de trois à quatre ans. L’erreur serait encore plus grande d’affirmer que nous devons notre triomphe uniquement au courage de nos troupes. Certes, il est im- possible de vaincre quand on manque de courage.

Mais le courage à lui seul ne suffit pas pour venir à bout d’un ennemi possédant une armée nombreuse, un matériel de premier ordre, des cadres d’officiers bien entraînés et un service de ravitaillement qui n’est pas mal organisé.

Pour faire face à un tel ennemi, pour lui donner la riposte et lui infliger ensuite une défaite totale, il fallait avoir, outre l’incomparable courage de nos troupes, un matériel parfaitement moderne et en quantité suffisante, un service de ravitaillement bien organisé, et dans des proportions également suffisantes.

Mais il fallait avoir pour cela – en assez grand nombre – des choses élémentaires comme du métal pour la fabrication des armes, des munitions, de l’outillage pour les usines ; du combustible pour assurer le fonctionnement des usines et des transports ; du coton pour la fabrication des effets d’équipement ; du blé pour le ravitaillement de l’Armée.

Peut-on affirmer qu’au seuil de la seconde guerre mondiale notre pays disposait déjà d’un minimum de ressources matérielles indispensables pour pourvoir, dans l’essentiel, à ces besoins ? Je pense qu’on peut l’affirmer. Il avait fallu, pour préparer cette œuvre immense, l’exécution de trois plans quinquennaux du développement de l’économie nationale. Ce sont ces trois plans quinquennaux qui nous ont aidés à créer ces ressources matérielles. En tout cas, à cet égard, la situation de notre pays à la veille de la seconde guerre mondiale, en 1940, était plusieurs fois meilleure qu’avant la première guerre mondiale en 1913.

De quelles ressources matérielles notre pays disposait-il à la veille de la seconde guerre mondiale ?

Pour vous aider à voir clair dans cette question, il me faudra vous rendre rapidement compte, ici, de l’activité du Parti communiste en ce qui concerne la préparation de notre pays pour la défense active.

Si l’on compare les chiffres de 1940, – à la veille de la première guerre mondiale, – nous verrons ce qui suit.

En 1913, notre pays avait produit 4 millions 220 000 tonnes de fonte, 4 millions 230 000 tonnes d’acier, 29 millions de tonnes de houille, 9 millions de tonnes de pétrole, 21 millions 600 000 tonnes de céréales marchandes, 740 000 tonnes de coton brut. Telles furent les ressources matérielles de notre pays, au seuil de la première guerre mondiale. C’était la base économique que l’ancienne Russie pouvait utiliser en vue de la guerre.

En ce qui concerne 1940, notre pays a produit an cours de cette année 15 millions de tonnes de fonte, soit presque quatre fois plus qu’en 1913 ; 18 millions 300 000 tonnes d’acier, soit quatre fois et demie plus qu’en 1913 ; 166 millions de tonnes de houille, soit cinq fois et demie plus qu’en 1913 ; 31 millions de tonnes de pétrole, soit trois fois et demie plus qu’en 1913 ; 38 millions 300 000 tonnes de céréales marchandes, soit 17 millions de tonnes de plus qu’en 1913 ; 2 millions 700 000 tonnes de coton brut, soit trois fois et demie plus qu’en 1913.

Telles furent les ressources matérielles de notre pays, au seuil de la seconde guerre mondiale.

C’était la base économique que l’Union Soviétique pouvait utiliser en vue de la guerre. Vous le voyez, la différence est énorme.

Cet accroissement inouï de la production, on ne saurait le considérer comme le développement pur et simple d’un pays, passant de l’état arriéré au progrès. Ce fut un bond qui permit à notre Patrie de se transformer, de pays arriéré en pays d’avant-garde, de pays agraire en pays industriel.

Cette transformation historique s’est faite au cours de trois périodes quinquennales, à partir de 1928, première année de la première période quinquennale.

Jusque-là nous avions dû nous occuper de restaurer l’industrie détruite et de cicatriser les blessures de la première guerre mondiale et de la guerre civile.

Si l’on tient compte que le premier plan quinquennal a été exécuté en quatre ans, et que la guerre a interrompu l’exécution du troisième plan quinquennal à sa quatrième année, il en résulte qu’il n’a fallu que treize ans environ pour faire de notre pays agraire un pays industriel. Force est de reconnaître que treize ans est un délai excessivement court pour accomplir une œuvre aussi immense.

C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi la publication de ces chiffres avait provoqué à l’époque, dans la presse étrangère, une tempête de notes discordantes. Nos amis avaient cru à un « miracle ». Les malveillants, eux, déclarèrent que les plans quinquennaux étaient de la « propagande bolchévique » et des « trucs de la Tchéka ».

Mais comme il n’est point de miracles dans ce monde, et que la Tchéka n’est pas assez puissante pour abolir les lois du développement social, « l’opinion publique » à l’étranger, a dû accepter les faits.

Au moyen de quelle politique le Parti communiste a-t-il pu assurer ces ressources matérielles à son pays, en un temps aussi réduit ?

Tout d’abord au moyen de la politique soviétique de l’industrialisation du pays.

La méthode soviétique de l’industrialisation du pays diffère essentiellement de la méthode d’industrialisation capitaliste. L’industrialisation dans les pays capitalistes commence généralement par l’industrie légère.

Comme les sommes à investir y sont moins importantes, le roulement des capitaux plus rapide, et que réaliser des profits y est chose plus facile que dans l’industrie lourde, l’industrie légère devient là-bas le premier objet de l’industrialisation.

Ce n’est qu’au bout d’une longue période, pendant laquelle l’industrie légère accumule des profits et les concentre dans les banques, que vient le tour de l’industrie lourde et que les capitaux accumulés commencent peu à peu d’y affluer pour que soit créées des conditions favorables à son développement.

Mais c’est là un processus de longue haleine, qui demande plusieurs dizaines d’années, au cours desquelles il faut attendre que l’industrie légère se développe, et végéter en l’absence de l’industrie lourde.

On conçoit que le Parti communiste n’ait pu s’engager dans cette voie. Le Parti savait que la guerre était imminente ; qu’il était impossible de défendre le pays sans avoir une industrie lourde ; qu’il fallait au plus tôt en activer le développement, et qu’à retarder en cette affaire on risquait de tout perdre.

Le Parti n’oubliait pas les paroles de Lénine, qui avait dit que sans industrie lourde il était impossible de sauvegarder l’indépendance du pays ; que sans elle le régime soviétique pouvait périr.

Voilà pourquoi le Parti communiste de notre pays a repoussé la voie « ordinaire » de l’industrialisation et a commencé à industrialiser le pays en poussant le développement de l’industrie lourde. La chose était très difficile, mais faisable.

La nationalisation de l’industrie et des banques y a grande- ment contribué, ce qui a permis de réunir rapidement les fonds et de les investir dans l’industrie lourde.

Il est hors de doute que, sans cela, il eût été impossible, en un temps aussi réduit, de transformer notre pays en pays industriel.

En second lieu, au moyen de la politique de collectivisation agricole. Pour en finir avec notre retard dans l’agriculture et fournir à notre pays une plus grande quantité de blé marchand, de coton, etc., il fallait passer de la petite exploitation paysanne à la grande, cette dernière étant seule capable de se servir du matériel agricole moderne, de profiter de tous les progrès agronomiques et de fournir une plus grande quantité de produits destinés au marché. Cependant, les grandes exploitations peuvent être de deux sortes ; capitalistes on collectives.

Le Parti communiste ne pouvait s’engager dans la voie du développement capitaliste de l’agriculture, non seulement pour des raisons de principe, mais parce qu’elle implique un développement trop long et exige la ruine préalable des paysans et leur transformation en salariés agricoles.

Aussi le Parti communiste s’est-il engagé dans la voie de la collectivisation de l’agriculture, afin d’agrandir les exploitations agricoles en groupant les fermes paysannes en kolkhoze.

La méthode de collectivisation s’est révélée progressive au plus haut point, non seulement parce qu’elle n’entraînait pas la ruine des paysans, mais surtout parce qu’elle a permis en quelques années de couvrir tout le pays de grandes exploitations collectives capables d’utiliser un matériel moderne, de profiter de tous les progrès agronomiques et de fournir an pays une plus grande quantité de produits destinés au marché. Il est certain que sans la politique de collectivisation, nous n’aurions pas pu en finir, en un temps aussi réduit, avec le retard séculaire de notre agriculture.

On ne peut pas dire que la politique du Parti n’ait pas rencontré d’opposition.

Des hommes arriérés, qui tournent toujours le dos à tout ce qui est neuf, mais aussi beaucoup de membres marquants du Parti ont systématiquement tiré le Parti en arrière et essayé de toutes les manières de le pousser sur la voie « ordinaire », capitaliste, du développement.

Toutes les machinations tentées par les trotskistes et les droites contre le Parti, tout leur « travail » visant à saboter les mesures arrêtées par notre gouvernement, ne poursuivaient qu’un but : faire échec à la politique du Parti et freiner l’industrialisation et la collectivisation.

Mais le Parti ne s’est laisse influencer ni par les menaces des uns, ni par les clameurs des autres ; il a marché de l’avant d’un pas assuré, en dépit de tout. Le mérite du Parti, c’est qu’il n’a point cherché à s’adapter aux éléments retardataires ; il n’a pas craint de remonter le courant, et a toujours gardé sa position de force directrice.

Il est hors de doute que sans cette fermeté et constance morale, le Parti communiste n’aurait pu sauvegarder la politique d’industrialisation de notre pays et de collectivisation de l’agriculture.

Le Parti communiste a-t-il su exploiter judicieusement les ressources matérielles ainsi créées, afin de développer les fabrications de guerre et de fournir à l’Armée rouge le matériel indispensable ?

Je pense que oui, et cela avec le maximum d’efficacité. Si l’on fait abstraction de la première année de la campagne, alors que l’évacuation de l’industrie vers l’Est a freiné le développement des fabrications de guerre, le Parti a su, au cours des trois années suivantes, obtenir des succès qui lui ont permis de pourvoir le front en quantité suffisante de canons, de mitrailleuses, de fusils, d’avions, de tanks et de munitions, mais aussi d’accumuler des réserves. Et l’on sait qu’au point de vue de la qualité notre matériel, loin d’être inférieur à celui des Allemands, le surclassait même en règle générale.

On sait que pendant les trois dernières années de guerre, notre industrie des chars a produit chaque année une moyenne de plus de 30 000 tanks, canons autopropulsés et autos blindées.
(Vifs applaudissements).

On sait ensuite que notre industrie aéronautique a produit, pendant la même période, près de 40 000 avions par an. (Vifs applaudissements.)

On sait de même que notre industrie de l’artillerie a produit, annuellement, pendant la même période, près de 120000 canons de tout calibre (vifs applaudissements) , près de 450 000 fusils-mitrailleurs et mitrailleuses lourdes (vifs applaudissements) , plus de 3 millions de fusils (applaudissements) et environ 2 millions de mitraillettes (applaudissements) .

On sait enfin que durant la période 1942-1944, notre industrie des mortiers a produit une moyenne de près de 100 000 mortiers par an (vifs applaudissements).

Il va de soi que, dans le même temps, on a fabriqué une quantité correspondante d’obus, de mines de tout genre, de bombes d’aviation, de cartouches à fusils et à mitrailleuses. On sait, par exemple, que dans la seule année 1944, il a été fabriqué plus de 240 millions d’obus, de bombes et de mines (applaudissements) et 7 milliards 400 millions de cartouches (vifs applaudissements).

Tel est dans ses grandes lignes le tableau du ravitaillement de l’Armée rouge en matériel de guerre et en munitions.

Vous le voyez, il diffère du tableau que présentait le ravitaillement de notre armée au cours de la première guerre mondiale, quand le front éprouva un manque chronique d’artillerie et d’obus ; quand l’armée dut combattre sans tanks ni avions, et qu’on ne distribuait qu’un fusil pour trois soldats.

En ce qui concerne le ravitaillement de l’Armée rouge en vivres et en effets d’équipe- ment, tout le monde sait que, loin de manquer de quoi que ce soit à cet égard, le front disposait même de stocks nécessaires.

Voilà où en était le travail du Parti communiste de notre pays pendant la période qui a précédé les hostilités, et au cours même de ces hostilités.

Et maintenant quelques mots au sujet des plans de travail du Parti communiste pour le proche avenir. Comme on le sait, ces plans ont été exposés dans le nouveau plan quinquennal qui sera ratifié prochainement.

Les tâches essentielles prévues dans le nouveau plan quinquennal consistent à rétabli les régions éprouvées, à ramener au niveau d’avant- guerre l’industrie et l’agriculture et à le dépasser ensuite dans des proportions plus ou moins considérables.

Sans compter que les cartes de ravitaillement seront prochainement supprimées (vifs applaudissements prolongés) , on accordera une attention particulière à l’accroissement de la production des articles d’usage courant, au relèvement du niveau de vie des travailleurs, en réduisant progressivement le prix de toutes les marchandises (vifs applaudissements prolongés), et à la création de toute sorte d’instituts de recherches scientifiques (applaudissements) pouvant permettre à la science de développer ses forces (vifs applaudissements) .

Je suis certain que si nous donnons à nos savants l’aide nécessaire, ils sauront non seulement rejoindre, mais dépasser, dans un proche avenir, les résultats acquis par la science hors de notre pays (applaudissements prolongés).

En ce qui concerne les plans de plus longue durée, le Parti se propose de susciter un nouvel et vigoureux essor de l’économie nationale, qui nous permettrait de hausser notre industrie, par exemple, au triple du niveau d’avant-guerre. Nous devons faire en sorte que notre industrie puisse produire annuellement près de 50 millions de tonnes de fonte (applaudissements prolongés) , près de 60 millions de tomes d’acier (applaudissements prolongés) , près de 500 millions de tonnes de houille (applaudissements prolongés) , près de 60 millions de tonnes de pétrole (applaudissements prolongés) .

C’est à cette condition seulement que l’on peut dire que notre Patrie sera à l’abri de toutes les surprises (vifs applaudissements).

Cela demandera assurément trois nouveaux quinquennats, sinon davantage. Mais c’est une besogne que nous pouvons faire, et nous devons la faire (vifs applaudissements) .
Tel est mon bref exposé sur l’activité du Parti communiste pour le passé récent, et sur ses plans de travail pour l’avenir. (Vifs applaudissements prolongés.)

A vous de juger dans quelle mesure le Parti a bien travaillé et continue de bien travailler (applaudissements) , et s’il n’aurait pas pu travailler mieux. (Rires, applaudissements).

On dit que les vainqueurs ont toujours raison (rires, applaudissements) , qu’on ne doit pas les critiquer, ni contrôler. Ce n’est pas juste. On peut et on doit juger les vainqueurs, (rires, applaudissements) ; on peut et on doit les critiquer et les contrôler.

Cela est utile non seulement pour l’œuvre entreprise, mais pour les vainqueurs eux-mêmes (rires, applaudissements) : il y aura moins de présomption, plus de modestie. (Rires, applaudissements) .

J’estime que la campagne électorale est le jugement que les électeurs porteront sur le Parti communiste, comme parti gouvernant. Les résultats du scrutin se- ront le verdict prononcé par les électeurs (rires, applaudissements) .

Le Parti communiste de notre pays ne vaudrait pas grand-chose s’il avait peur de la critique, du contrôle. Le Parti communiste est prêt à recevoir le verdict des électeurs. (Vifs applaudissements.)

Le Parti communiste ne se présente pas seul dans la lutte électorale. Il va aux élections en faisant bloc avec les sans-parti. Il fut un temps où les communistes gardaient un certain sentiment de méfiance envers les sans-parti et la non-appartenance au Parti.

Cela s’explique par le fait que sous l’étiquette de sans-parti se cachaient souvent divers groupes bourgeois qui n’avaient pas avantage à se présenter sans masque devant les électeurs. Il en fut ainsi autrefois.

Mais les temps ont changé. Maintenant les sans-parti sont séparés de la bourgeoisie par une barrière, le régime social soviétique. Cette même barrière unit les sans-parti et les communistes dans une seule et commune collectivité d’hommes soviétiques.

Groupés au sein de cette commune collectivité, ils ont lutté ensemble pour augmenter la puissance de notre pays ; ensemble ils ont combattu et versé le sang sur les fronts au nom de la liberté et de la grandeur de notre Patrie ; ils ont forgé et obtenu ensemble la victoire sur les ennemis de notre pays. Ce qui les distingue seulement, c’est que les uns sont membres du Parti, les autres non.

Mais c’est là une différence de forme. L’important, c’est que les uns et les autres font œuvre commune. C’est pourquoi le bloc des communistes et des sans-parti est chose naturelle et d’un intérêt vital. (Vifs applaudissements prolongés).

En terminant, permettez-moi de vous remercier de la confiance que vous me faites (longs applaudissements. Une voix lance : « Pour le grand capitaine, auteur de toutes nos victoires, pour le camarade Staline, hourra ! ») en posant ma candidature à la députation au Soviet Suprême. Vous pouvez être certains que je tâcherai de justifier votre confiance. (La salle se lève. Vifs applaudissements prolongés qui tournent en ovation.

D es acclamations portent de tous les points de la salle : « Vive le grand Staline, hourra ! » « Pour le grand chef des peuples, hourra ! » « Gloire au grand Staline ! » « Vive le camarade Staline, candidat du peuple entier ! » « Gloire au camarade Staline, artisan de toutes nos victoire ! »)

=>Oeuvres de Staline

Staline : Discours du 7 novembre 1941

Discours prononcé à la revue de l’Armée rouge le 7 novembre 1941 sur la Place rouge, à Moscou, et radiodiffusé

Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, ouvriers et ouvrières, kolkhoziens et kolkhoziennes, travailleurs intellectuels, frères et sœurs qui, à l’arrière de notre ennemi, êtes tombés momentanément sous le joug des bandits allemands, − nos glorieux partisans et partisanes − qui détruisez les arrières des envahisseurs allemands !

Au nom du Gouvernement soviétique et de notre Parti bolchevik, je vous salue et vous félicite à l’occasion du 24e anniversaire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre.

Camarades, nous célébrons aujourd’hui le 24e anniversaire de la Révolution d’Octobre en une heure très grave.

L’agression perfide des bandits allemands et la guerre qu’ils nous ont imposée mettent en péril notre pays. Nous avons perdu temporairement une série de régions. L’ennemi est aux portes de Leningrad et de Moscou.

Il comptait qu’au premier choc notre armée serait dispersée et notre pays mis à genoux. Mais l’ennemi s’est cruellement trompé.

Malgré les insuccès temporaires, notre année et notre flotte repoussent héroïquement les attaques ennemies sur toute la ligne du front, lui infligeant de lourdes pertes ; et notre pays − tout notre pays, − a formé un seul camp de guerre pour assurer, de concert avec notre armée et notre flotte, la débâcle des envahisseurs allemands.

Il y a eu des jours où notre pays connut une situation encore plus pénible. Rappelez-vous l’année 1918, date à laquelle nous célébrions notre premier anniversaire de la Révolution d’Octobre. Les trois quarts de notre pays se trouvaient alors aux mains de l’intervention étrangère.

Nous avions momentanément perdu l’Ukraine, le Caucase, l’Asie centrale, l’Oural, la Sibérie, l’Extrême-Orient.

Nous n’avions pas d’alliés, nous n’avions pas d’Armée rouge, − nous étions seulement en train de la créer ; nous manquions de blé, d’armement, d’équipements. 14 Etats enserraient notre pays, mais nous ne nous laissions pas décourager, ni abattre.

C’est dans le feu de la guerre que nous organisions alors notre Armée rouge et avions changé notre pays en un camp retranché. L’esprit du grand Lénine nous inspirait alors pour une guerre contre l’intervention étrangère. Et qu’est-il advenu ?

Nous avons battu l’intervention, récupéré tous les territoires perdus et obtenu la victoire.

Maintenant la situation de notre pays est bien meilleure qu’il y a vingt-trois ans. Notre pays est de beaucoup plus riche, maintenant en industrie, en denrées alimentaires et en matières premières, qu’il y a vingt-trois ans. Nous avons maintenant des alliés qui forment avec nous un front unique contre les envahisseurs allemands.

Nous jouissons maintenant de la sympathie et du soutien de tous les peuples d’Europe tombés sous le joug de la tyrannie hitlérienne. Nous possédons maintenant une armée remarquable et une remarquable flotte, qui font un rempart de leurs corps pour sauvegarder la liberté et l’indépendance de notre Patrie. Nous n’éprouvons pas un sérieux manque de produits alimentaires, ni d’armement, ni d’équipements.

Tout notre pays, tous les peuples de notre pays soutiennent notre armée, notre flotte ; ils les aident à battre les hordes d’invasion des fascistes allemands. Nos réserves en hommes sont inépuisables. L’esprit du grand Lénine et son victorieux drapeau nous exaltent aujourd’hui, comme il y a vingt-trois ans, dans la guerre pour le salut de la Patrie.

Peut-on douter que nous pouvons et devons vaincre les envahisseurs allemands ?

L’ennemi n’est pas aussi fort que le représentent certains intellectuels apeurés. Le diable n’est pas si noir qu’on le fait. Qui peut nier que notre Armée ronge ait plus d’une fois mis en fuite les fameuses troupes allemandes prises de panique ?

Si l’on en juge non pas d’après les déclarations fanfaronnes des propagandistes allemands, mais d’après la situation véritable de l’Allemagne, on comprendra sans peine que les envahisseurs fascistes allemands sont à la veille d’une catastrophe.

La famine et la misère règnent actuellement en Allemagne ; en quatre mois de guerre l’Allemagne a perdu 4.500.000 soldats, son sang coule à flots, ses réserves en hommes sont près de s’épuiser, l’esprit d’indignation s’empare non seulement des peuples de l’Europe tombés sous le joug des envahisseurs allemands, mais aussi du peuple allemand lui-même, qui n’aperçoit pas la fin de la guerre.

Les envahisseurs allemands tendent leurs dernières forces. Il est hors de doute que l’Allemagne ne peut soutenir longtemps une tension pareille. Encore quelques mois, encore six mois, peut-être une petite année, et l’Allemagne hitlérienne devra crouler sous le poids de ses forfaits.

Camarades soldats et marins rouges, commandants et travailleurs politiques, partisans et partisanes ! Le monde entier voit en vous une force capable d’anéantir les hordes d’invasion des bandits allemands. Les peuples asservis de l’Europe, tombés sous le joug des envahisseurs allemands, vous regardent comme leurs libérateurs, une grande mission libératrice vous est dévolue.

Soyez donc dignes de cette mission. La guerre que vous menez est une guerre libératrice, une guerre juste.

Puisse vous inspirer dans cette guerre le glorieux exemple de nos grands ancêtres Alexandre Nevski, Dimitri Donskoï, Kouzma Mininc, Dimitri Pojarski, Alexandre Souvorov, Mikhaïl Koutouzov !

Que le drapeau victorieux du grand Lénine vous rallie sous ses plis !

Pour l’écrasement complet des envahisseurs allemands !

Mort aux usurpateurs allemands !

Vivent notre glorieuse Patrie, sa liberté, son indépendance !

Sous le drapeau de Lénine, en avant vers la victoire !

=>Oeuvres de Staline

Staline : 25e anniversaire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre

Rapport présenté par le Président du Comité d’Etat pour la Défense, à la séance solennelle du Soviet des députés des travailleurs de Moscou, élargie aux organisations sociales et du Parti de cette ville, le 6 novembre 1942

Camarades,

Nous célébrons aujourd’hui le 25e anniversaire de la victoire de la Révolution soviétique dans notre pays. Vingt-cinq ans ont passé depuis que le régime soviétique a été instauré chez nous.

Nous nous trouvons au seuil de l’année suivante, de la vingt-sixième année d’existence du régime soviétique.

Dans les séances solennelles consacrées à l’anniversaire de la Révolution soviétique d’Octobre, il est d’usage de faire le bilan du travail des organismes de l’Etat et du Parti pour l’année écoulée.

Je suis chargé de vous présenter un rapport d’activités justement sur les résultats acquis depuis novembre de l’an dernier jusqu’à novembre de cette année-ci.

Au cours de la période écoulée, l’activité de nos organismes de l’Etat et du Parti s’est poursuivie dans deux directions : construction pacifique et organisation d’un arrière fort pour notre front, d’une part, et conduite des opérations défensives et offensives de l’Armée rouge, d’autre part.

1. LE TRAVAIL D’ORGANISATION A L’ARRIÈRE.

Le travail de construction pacifique de nos organismes de direction a consisté, dans cette période, à déplacer les bases de notre industrie de guerre, comme de notre industrie civile, vers les régions est de notre pays, à évacuer et installer, en ces nouveaux lieux, les ouvriers et l’outillage des entreprises, à étendre les surfaces ensemencées et augmenter les labours d’automne à l’est, enfin à améliorer radicalement le fonctionnement de nos entreprises travaillant pour le front et renforcer la discipline du travail à l’arrière, tant dans les usines que dans les kolkhoz et les sovkhoz.

Il faut dire que ç’a été un vaste travail d’organisation des plus difficiles et des plus compliqués, pour tous nos commissariats du peuple, économiques et administratifs, y compris nos transports par chemin de fer. Néanmoins nous avons pu triompher des difficultés.

Et maintenant nos usines, nos kolkhoz et sovkhoz, en dépit de toutes les difficultés du temps de guerre, travaillent incontestablement d’une façon satisfaisante. Nos usines de guerres et les entreprises subsidiaires pourvoient, honnêtement et régulièrement, l’Armée rouge en canons, mortiers, avions, chars de combats, mitrailleuses, fusils, munitions.

Nos kolkhoz et sovkhoz pourvoient avec non moins d’honnêteté et de régularité la population et l’Armée rouge en vivres, et notre industrie en matières premières. Il faut avouer que notre pays n’a jamais encore eu un arrière aussi fort et aussi organisé.

A la suite de tout ce travail complexe d’organisation et de construction, non seulement notre pays, mais aussi les gens de l’arrière, ont changé. Les hommes sont devenus plus ramassés ; ils ont moins de laisser-aller, plus de discipline ; ils ont appris à travailler sur le pied de guerre ; ils ont pris conscience de leur devoir envers la Patrie et envers ses défenseurs au front, envers l’Armée rouge.

Les bailleurs aux corneilles et les fauteurs d’indiscipline, dépourvus du sentiment de leur devoir civique, deviennent de moins en moins nombreux à l’arrière. Les hommes organisés et disciplinés, pénétrés du sentiment de leur devoir civique, deviennent de plus en plus nombreux.

Mais l’année écoulée n’est pas seulement, comme je l’ai déjà dit, une année de construction pacifique. Elle est aussi celle de la guerre pour le salut de la Patrie contre les envahisseurs allemands, qui ont attaqué lâchement et perfidement notre pays pacifique.

2. LES OPÉRATIONS MILITAIRES
SUR LE FRONT SOVIETO-ALLEMAND.

En ce qui concerne l’activité militaire de nos organismes dirigeants pour l’année écoulée, elle a consisté à assurer les opérations offensives et défensives de l’Armée rouge contre les troupes fascistes allemandes.

Les opérations militaires du front soviéto-allemand pour l’année écoulée peuvent être divisées en deux périodes : la première, c’est principalement la période d’hiver où l’Armée rouge, après avoir repoussé l’attaque des Allemands contre Moscou, a pris l’initiative en main, est passée à l’offensive, a chassé les troupes allemandes et, en quatre mois, a avancé, par endroits, de plus de 400 kilomètres, − et la seconde période, celle de l’été, où l’armée fasciste allemande, profitant de l’absence d’un deuxième front en Europe, a ramassé toutes ses réserves disponibles, percé le front dans la direction sud-ouest et, ayant pris l’initiative en main, a fait par endroits, en cinq mois, jusqu’à 500 kilomètres.

Les opérations militaires de la première période, et surtout l’action victorieuse de l’Armée rouge dans les régions de Rostov, de Toula, de Kalouga, devant Moscou, devant Tikhvine et Leningrad, ont révélé deux faits marquants.

Elles ont montré, premièrement, que l’Armée rouge et ses cadres de combat se sont transformés en une force sérieuse, capable non seulement de résister à la poussée des troupes fascistes allemandes, mais de les battre dans un franc combat et de les refouler.

Elles ont montré, en second lieu, que les troupes fascistes allemandes, avec toute leur résistance, ont de graves défauts organiques qui, certaines conditions favorables étant acquises pour l’Armée rouge, peuvent amener la défaite de l’Armée allemande.

On ne saurait attribuer au hasard le fait que les troupes allemandes, après avoir triomphalement parcouru toute l’Europe et réduit d’un seul coup l’armée française, considérée comme une armée de premier ordre, n’ont rencontré que dans notre pays une riposte militaire véritable, − pas seulement une riposte, − et qu’elles ont été obligées, sous les coups de l’Armée rouge, d’abandonner leurs positions et de reculer sur une distance de plus de 400 kilomètres, laissant sur le chemin de leur retraite une quantité énorme de canons, de véhicules, de munitions. On ne saurait nullement expliquer ce fait par les seules conditions de l’hiver.

La seconde période des opérations militaires sur le front soviéto-allemande est marquée par un tournant qui s’est opéré au profit des Allemands ; par le passage de l’initiative entre les mains de ces derniers ; par la percée de notre front dans le secteur sud-ouest ; par l’avance des troupes allemandes et leur débouché dans la région de Voronèje, de Stalingrad, de Novorossiisk, de Piatigorsk, de Mozdok.

Profitant de l’absence d’un deuxième front en Europe, les Allemands et leurs alliés ont jeté sur le front toutes leurs réserves disponibles et, les ayant aiguillées dans un sens unique, dans le secteur sud-ouest, ils se sont assuré un avantage numérique considérable et ont obtenu un succès tactique important.

Il faut croire que les Allemands ne sont plus assez forts pour mener simultanément l’offensive dans les trois directions, vers le sud, le nord et le centre, comme cela s’est passé dans les premiers mois de l’offensive allemande, l’été dernier ; mais ils sont encore suffisamment forts pour organiser une offensive sérieuse dans une seule direction.

Quel est le but principal que poursuivaient les stratèges fascistes allemands en ouvrant leur offensive d’été sur notre front ?

A en juger par les échos de la presse étrangère, y compris l’allemande, on peut croire que le but principal de l’offensive était d’occuper les régions pétrolières de Grozny et de Bakou.

Mais les faits démentent nettement cette hypothèse. Ils attestent que l’avance des Allemands vers les régions pétrolières de l’URSS n’est pas leur but principal, mais subsidiaire.

Quel était donc, en ce cas, le but principal de l’offensive allemande ? C’était de tourner Moscou par l’est, de la couper de son arrière − de la Volga et de l’Oural, − pour ensuite marcher sur elle.

L’avance des Allemands vers le sud, en direction des régions pétrolières, avait pour but subsidiaire non pas seulement et non pas tant d’occuper les régions pétrolières, que d’attirer nos principales réserves vers le sud, d’affaiblir le front de Moscou, et d’obtenir ainsi un succès d’autant plus facile en marchant sur Moscou. C’est ce qui explique proprement que le gros des troupes allemandes se trouve actuellement non pas au sud, mais dans la région d’Orel et de Stalingrad.

Dernièrement, nos hommes ont capturé un officier de l’Etat-major général allemand. On a trouvé sur cet officier une carte où était marquée, par dates, le plan de progression des troupes allemandes.

De ce document, il ressort que les Allemands se proposaient d’être à Borissoglebsk le 10 juillet dernier : à Stalingrad, le 25 juillet ; à Saratov, le 10 août ; à Kouibychev, le 15 août ; à Arzamas, le 10 septembre ; à Bakou, le 25 septembre.

Ce document confirme entièrement nos informations que le but principal de l’offensive allemande, au cours de l’été, était de tourner Moscou par l’est et de marcher sur cette ville, alors que l’avance vers le sud avait pour but, entre autres choses, d’attirer nos réserves loin de Moscou et d’affaiblir ce front pour porter plus facilement un coup à la capitale.

En bref, le but principal de l’offensive allemande de l’été était de cerner Moscou et de finir la guerre cette année.

En novembre de l’an dernier les Allemands comptaient, par une attaque de front sur Moscou, prendre la ville, forcer l’Armée rouge à capituler et finir ainsi la guerre à l’est. Ce sont les illusions dont ils nourrissaient leurs soldats.

Mais ces calculs des Allemands, on le sait, ne se sont pas vérifiés. Après s’être brûlé les doigts l’an dernier, dans leur tentative d’attaquer Moscou de front, les Allemands conçurent le plan de prendre la capitale cette année, mais alors par un mouvement tournant, et de finir ainsi la guerre à l’est. Ce sont les illusions dont ils nourrissent maintenant leurs soldats trompés. Ces calculs des Allemands, on le sait, ne se sont pas vérifiés non plus. Résultat : en courant deux lièvres – le pétrole et l’encerclement de Moscou, – les stratèges fascistes allemands se sont mis dans une situation difficile.

Ainsi les succès tactiques de l’offensive allemande de l’été se trouvent être inachevés, en raison du caractère nettement irréel de leurs plans stratégiques.

3. LA QUESTION DU DEUXIÈME FRONT EN EUROPE.

Comment expliquer que les Allemands ont cependant réussi cette année à prendre en main l’initiative des opérations militaires et à remporter de sérieux succès tactiques sur notre front ?

Cela s’explique par le fait que les Allemands et leurs alliés ont pu rassembler toutes leurs réserves disponibles, les lancer sur le front est, et s’assurer dans une des directions un avantage numérique considérable. Il est hors de doute que s’ils n’avaient pas pris ces dispositions, les Allemands n’auraient pas pu obtenir des succès sur notre front.

Mais pourquoi ont-ils pu rassembler toutes leurs réserves et les lancer sur le front est ? Parce que l’absence d’un deuxième front en Europe leur a permis de réaliser cette opération sans courir le moindre risque.

Ainsi donc, la cause essentielle des succès tactiques des Allemands sur notre front, cette année est que l’absence d’un deuxième front en Europe leur a permis de jeter sur notre front toutes les réserves disponibles et de s’assurer un avantage numérique considérable dans la direction sud-ouest.

Admettons qu’un deuxième front ait existé en Europe, comme il a existé dans la première guerre mondiale et qu’il ait retenu, disons, 60 divisions allemandes et 20 divisions des alliés de l’Allemagne.

Quelle aurait été la situation des troupes allemandes sur notre front ? Il n’est pas difficile de deviner que leur situation aurait été lamentable.

Bien plus, c’eût été le commencement de la fin pour les troupes fascistes allemandes, car alors l’Armée rouge ne serait point là où elle est maintenant, mais quelque part aux environs de Pskov, de Minsk, de Jitomir, d’Odessa.

C’est dire que déjà l’été dernier l’armée fasciste allemande aurait été placée devant la catastrophe. Et s’il n’en est pas ainsi, c’est parce que l’absence d’un deuxième front en Europe a sauvé les Allemands.

Examinons la question du deuxième front en Europe dans son aspect historique.

Au cours de la première guerre mondiale, l’Allemagne avait dû faire la guerre sur deux fronts, à l’ouest, principalement contre l’Angleterre et la France, et à l’est, contre les troupes russes.

Ainsi donc, dans la première guerre mondiale, le deuxième front existait contre l’Allemagne. Des 220 divisions que l’Allemagne comptait alors, pas plus de 85 divisions allemandes tenaient le front russe.

Si l’on y ajoute les troupes alliées de l’Allemagne sur le front russe, à savoir 37 divisions austro-hongroises, 2 divisions bulgares et 3 divisions turques, on obtiendra un total de 127 divisions contre les troupes russes.

Les autres divisions de l’Allemagne et de ses alliés tenaient le front surtout contre les troupes anglo-françaises, et une partie d’entre elles assuraient le service de garnison dans les territoires occupés de l’Europe.

C’est ainsi que se présentaient les choses dans la première guerre mondiale.

Comment se présentent-elles aujourd’hui, dans la deuxième guerre mondiale, par exemple, en septembre dernier ?

D’après des informations contrôlées et qui ne sauraient être mises en doute, des 256 divisions que compte actuellement l’Allemagne il y a sur notre front au moins 179 divisions allemandes.

Si l’on y ajoute 22 divisions roumaines, 14 divisions finlandaises, 10 divisions italiennes, 13 divisions hongroises, 1 division slovaque et 1 division espagnole, il y aura au total 240 divisions qui se battent actuellement sur notre front.

Les autres divisions allemandes et alliées assurent le service de garnison dans les pays occupés (France, Belgique, Norvège, Hollande, Yougoslavie, Pologne, Tchécoslovaquie, etc.) ; une partie d’entre elles font la guerre en Libye pour la conquête de l’Egypte, contre l’Angleterre, et le front de Libye retient au total 4 divisions allemandes et 11 divisions italiennes.

Ainsi donc, au lieu des 127 divisions de la première guerre mondiale, nous comptons aujourd’hui, contre notre front, au moins 240 divisions ; et au lieu des 85 divisions allemandes, nous en comptons aujourd’hui 179 qui se battent contre l’Armée rouge.

Là est la cause principale et la base des succès tactiques de l’armée fasciste allemande sur notre front, au cours de l’été dernier.

On compare souvent l’invasion de notre pays par les Allemands à l’invasion de la Russie par Napoléon. Mais cette comparaison ne résiste pas à la critique.

Des 600 000 hommes partis en campagne contre la Russie, Napoléon avait amené sous Borodino à peine 130 000 à 140 000 hommes.

C’est tout ce dont il pouvait disposer devant Moscou.

Or nous, nous avons maintenant plus de 3 millions d’hommes en face de l’Armée rouge et qui sont pourvus de tous les moyens de la guerre moderne. Comment voulez-vous établir ici une comparaison ?

Parfois on compare aussi l’invasion de notre pays par les Allemands à l’invasion de la Russie par l’Allemagne pendant la première guerre mondiale.

Mais cette comparaison non plus ne résiste pas à la critique.

D’abord, dans la première guerre mondiale, il existait un deuxième front en Europe, qui rendait très difficile la situation des Allemands ; tandis que dans cette guerre il n’existe pas de deuxième front en Europe.

En second lieu, dans la guerre présente, notre front a en face de lui deux fois plus de troupes que dans la première guerre mondiale. Il est évident que la comparaison ne tient pas.

Vous pouvez vous représenter maintenant combien sérieuses et peu communes sont les difficultés qui se dressent devant l’Armée rouge, et combien grand est l’héroïsme dont fait preuve l’Armée rouge dans sa guerre libératrice contre les envahisseurs fascistes allemands.

Je pense qu’aucun autre pays et qu’aucune autre armée n’auraient pu soutenir une telle poussée des bandes déchaînées de brigands fascistes allemands et de leurs alliés.

Seul notre pays soviétique, et seule notre Armée rouge sont capables de soutenir une telle poussée. (Vifs applaudissements.) Non seulement de la soutenir, mais encore de la surmonter.

On demande souvent : Mais enfin, y aura-t-il un deuxième front en Europe ?

Oui, tôt ou tard ce front existera. Il existera non seulement parce qu’il nous est nécessaire à nous, mais avant tout parce qu’il n’est pas moins nécessaire à nos alliés.

Nos alliés ne peuvent pas ne pas comprendre qu’après que la France a abandonné les rangs, l’absence d’un deuxième front contre l’Allemagne fasciste peut tourner mal pour tous les pays attachés à la liberté, y compris les alliés eux-mêmes.

4. L’ALLIANCE DE COMBAT ENTRE L’URSS, L’ANGLETERRE ET LES ETATS-UNIS D’AMERIQUE CONTRE L’ALLEMAGNE HITLÉRIENNE ET SES ALLIES EN EUROPE.

On peut dès maintenant tenir pour certain que dans le cours de la guerre imposée aux peuples par l’Allemagne hitlérienne, il s’est fait une délimitation radicale de forces, il s’est formé deux camps opposés, celui de la coalition italo-allemande et celui de la coalition anglo-soviéto-américaine.

Il est certain aussi que ces deux coalitions opposées s’inspirent de deux programmes d’action différents, opposés.

Le programme d’action de la coalition italo-allemande peut être caractérisé par les éléments suivants : haine de race ; domination des nations « élues » ; sujétion des autres nations et mainmise sur leurs territoires ; asservissement économique des nations assujetties et pillage de leur avoir national ; abolition des libertés démocratiques ; établissement du régime hitlérien dans tous les pays.

Programme d’action de la coalition anglo-soviéto-americaine : abolir l’exclusivisme racial ; instituer l’égalité en droits des nations et l’inviolabilité de leurs territoires ; affranchir les nations asservies et rétablir leurs droits souverains ; assurer à chaque nation le droit d’organiser sa vie comme elle l’entend ; prêter une assistance économique aux nations victimes de l’agression et les aider à assurer leur bien-être matériel ; rétablir les libertés démocratiques ; anéantir le régime hitlérien.

Le programme d’action de la coalition italo-allemande a fait que tous les pays occupés de l’Europe − Norvège, Danemark, Belgique, Hollande, France, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Grèce, les régions occupées de l’URSS − brûlent de haine contre la tyrannie italo-allemande, nuisent par tous les moyens aux Allemands et à leurs alliés, et guettent le moment où ils pourront se venger de leurs oppresseurs, pour les humiliations et les violences qu’ils leur font subir.

Ceci étant, une des caractéristiques de la situation actuelle, c’est que nous voyons augmenter progressivement l’isolement de la coalition italo-allemande et l’épuisement de ses réserves politiques et morales en Europe ; cette coalition s’affaiblit et se décompose de plus en plus.

Le programme d’action de la coalition anglo-soviéto-américaine a fait que tous les pays occupés de l’Europe sont pénétrés de sympathie pour les membres de cette coalition, et sont prêts à leur donner tout l’appui dont ils sont capables.

Ceci étant, une autre caractéristique de la situation actuelle, c’est que les réserves politiques et morales de cette coalition augmentent de jour en jour en Europe, − et que cette coalition voit se joindre à elle progressivement des millions de sympathisants, prêts à se battre à ses côtés contre la tyrannie d’Hitler.

Si l’on examine le rapport des forces des deux coalitions du point de vue des ressources en hommes et en matériel, on est obligé de conclure que nous avons ici une supériorité incontestable du côté de la coalition anglo-soviéto-américaine.

Mais une question se pose : cet avantage à lui seul suffit-il pour remporter la victoire ? Car il est des cas où les ressources sont nombreuses, mais sont dépensées avec une telle absence de discernement, que l’avantage se réduit à zéro.

Il est évident qu’en plus des ressources il faut encore avoir la capacité de les mobiliser, et savoir les dépenser judicieusement.

Y a-t-il lieu de douter que ce savoir et cette capacité existent chez les hommes de la coalition anglo-soviéto-américaine ? Il en est qui mettent la chose en doute.

Pour quelle raison doutent-ils ? En leur temps les hommes de cette coalition ont montré qu’ils savaient l’art et qu’ils étaient capables de mobiliser les ressources de leur pays respectif, et de les dépenser judicieusement aux fins de construction économique, politique et culturelle.

La question se pose : quelles raisons peut-on avoir de croire que les hommes qui ont fait preuve de capacité et de savoir, quand il s’est agi de mobiliser et de répartir les ressources pour des fins économiques, politiques et culturelles, seront incapables de fournir le même effort pour atteindre des buts militaires ? Je crois que ces raisons n’existent pas.

On dit que la coalition anglo-soviéto-américaine a toutes les chances de vaincre et que sa victoire aurait été certaine, si cette coalition n’avait pas un défaut organique capable de l’affaiblir et de la décomposer.

Ce défaut, de l’avis de ces gens, est que cette coalition est composée d’éléments hétérogènes dont l’idéologie diffère, et que ceci ne leur permettra pas de conjuguer leurs efforts contre l’ennemi commun.

Je pense que cette affirmation n’est pas juste. Il serait ridicule de nier cette différence quant à l’idéologie et au régime social des pays faisant partie de la coalition anglo-soviéto-américaine. Mais cela exclut-il la possibilité et l’utilité d’une action conjuguée des membres de cette coalition contre l’ennemi commun qui apporte la menace de l’asservissement ?

Non, assurément. Bien plus, la menace qui s’est créée dicte impérieusement aux membres de la coalition la nécessité d’une action commune pour garantir l’humanité contre un retour à la barbarie et aux atrocités moyenâgeuses.

Est-ce que le programme d’action de la coalition anglo-soviéto-américaine ne suffit pas pour organiser sur sa base la lutte commune contre la tyrannie hitlérienne et pour en triompher ?

Je pense qu’il suffit amplement.

L’hypothèse de ces gens est fausse encore pour la raison qu’elle est entièrement démentie par les événements de l’année écoulée.

En effet, si ces gens avaient raison, nous observerions des exemples d’éloignement progressif entre les membres de la coalition anglo-soviéto-américaine.

Or, non seulement nous n’observons rien de pareil, mais au contraire les faits et les événements attestent un rapprochement progressif entre les membres de la coalition anglo-soviéto-américaine, et leur union dans une seule alliance de combat.

Les événements de l’année écoulée en sont une preuve directe.

En juillet 1941, quelques semaines après l’agression de l’Allemagne contre l’URSS, l’Angleterre a passé avec nous un accord « Sur l’action commune dans la guerre contre l’Allemagne ». A cette époque nous n’avions avec les Etats-Unis d’Amérique aucun accord sur ce sujet.

Dix mois plus tard, le 26 mai 1942, pendant la visite faite par le camarade Molotov en Angleterre, ce pays a signé avec nous un « Traité d’alliance dans la guerre contre l’Allemagne hitlérienne et ses complices en Europe, de collaboration et d’assistance mutuelle après guerre ». Ce traité porte sur une durée de vingt ans.

Il marque un tournant historique dans les rapports entre notre pays et l’Angleterre.

En juin 1942, pendant la visite du camarade Molotov aux Etats-Unis d’Amérique, ceux-ci ont signé avec nous un « Accord sur les principes applicables à l’assistance mutuelle dans la conduite de la guerre contre l’agression », accord qui marque un sérieux progrès dans les rapports entre l’URSS et les Etats-Unis.

Enfin, il convient de signaler ce fait important qu’est la visite rendue à Moscou par le premier ministre de Grande-Bretagne, Monsieur Churchill, et pendant laquelle une entière compréhension réciproque s’est établie entre les dirigeants de ces deux pays.

Il est hors de doute que tous ces faits attestent un rapprochement progressif entre l’URSS, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis d’Amérique, et leur union dans une alliance de combat contre la coalition italo-allemande.

Ainsi la logique des choses l’emporte sur toute autre logique.

Une seule conclusion s’impose : la coalition anglo-soviéto-américaine a toutes les chances de vaincre la coalition italo-allemande, et il n’est pas douteux qu’elle vaincra.

5. NOS TACHES.

La guerre a déchiré tous les voiles et mis en lumière tous les rapports. Désormais la situation est nette au point que rien n’est plus facile que de fixer nos tâches dans cette guerre.

Dans son entretien avec le général turc Erkilet, publié dans le journal turc Cumhuriyet, le cannibale Hitler dit : « Nous détruirons la Russie pour qu’elle ne puisse jamais plus se relever. »

C’est clair, je pense, encore que peu intelligent. (Rires.)

Nous ne nous assignons pas la tâche de détruire l’Allemagne, car il est impossible de détruire l’Allemagne comme il est impossible de détruire la Russie. Mais détruire l’Etat hitlérien, on le peut et on le doit. (Vifs applaudissements.)

Notre première tâche consiste justement à détruire l’Etat hitlérien et ses inspirateurs. (Vifs applaudissements.)

Au cours du même entretien avec ce même général, le cannibale Hitler dit encore : « Nous continuerons de faire la guerre jusqu’à ce que la Russie n’ait plus de force militaire organisée. » C’est clair, je pense, encore que ce soit une niaiserie. (Rires.)

Nous ne nous assignons pas la tâche de détruire toute force militaire organisée en Allemagne, car tout homme un peu cultivé comprendra que cela est non seulement impossible à l’égard de l’Allemagne comme à l’égard de la Russie, mais que ce serait irrationnel du point de vue du vainqueur. Mais détruire l’armée hitlérienne, on le peut et on le doit. (Vifs applaudissements.)

Notre deuxième tâche consiste précisément à détruire l’armée hitlérienne et ses dirigeants. (Vifs applaudissements.)

La racaille hitlérienne a pour règle de torturer les prisonniers de guerre soviétiques, de les massacrer par centaines, de vouer des milliers d’entre eux à la mort par la famine.

Elle violente et assassine la population civile des territoires occupés de notre pays, hommes et femmes, enfants et vieillards, nos frères et nos soeurs.

Elle s’est assigné pour but de réduire en esclavage ou d’exterminer la population de l’Ukraine, de la Biélorussie, des Pays baltes, de la Moldavie, de la Crimée et du Caucase.

Seuls d’infâmes misérables, ayant perdu tout honneur et qui sont tombés dans la bestialité, peuvent se permettre ces atrocités à l’égard d’une population innocente et désarmée.

Mais cela n’est pas tout. Ils ont couvert l’Europe de potences et de camps de concentration. Ils ont introduit l’odieux « système des otages ». Ils font fusiller et pendre des citoyens innocents, des « otages », parce qu’une brute allemande a été empêchée de violer des femmes ou dévaliser les habitants. Ils ont fait de l’Europe une prison des peuples. Et ils appellent cela l’« ordre nouveau en Europe ».

Nous connaissons les fauteurs de ces atrocités, les bâtisseurs de l’« ordre nouveau en Europe », tous ces gouverneurs généraux, et simplement gouverneurs frais émoulus, tous ces Kommandants et sous-Kommandants. Leurs noms sont connus des dizaines de mille hommes martyrisés.

Qu’ils sachent, ces bourreaux, qu’ils n’échapperont pas à la responsabilité pour leurs crimes, et qu’ils ne pourront se soustraire au bras vengeur des peuples martyrisés.

Notre troisième tâche consiste à détruire l’exécré « ordre nouveau en Europe », et à châtier ses bâtisseurs. Telles sont nos tâches. (Vifs applaudissements.)

Camarades, nous menons une grande guerre de libération.

Nous ne la menons pas seuls, mais en commun avec nos alliés. Elle nous apporte la victoire sur les infâmes ennemis de l’humanité, sur les impérialistes fascistes allemands. Cette guerre inscrit sur ses drapeaux :

Vive la victoire de l’alliance de combat anglo-soviéto-américaine ! (Applaudissements.)

Vive l’affranchissement des peuples d’Europe du joug de la tyrannie hitlérienne ! (Applaudissements.)

Vivent la liberté et l’indépendance de notre glorieuse Patrie soviétique ! (Applaudissements)

Mort et malédiction aux envahisseurs fascistes allemands, à leur Etat, à leur armée, à leur « ordre nouveau en Europe » ! (Applaudissements.)

Gloire à notre Armée rouge ! (Vifs applaudissements.)

Gloire à notre Marine militaire ! (Vifs applaudissements.)

Gloire à nos partisans et à nos partisanes ! (Longs et vifs applaudissements. Tous se lèvent. Ovation de toute la salle.)

=>Oeuvres de Staline

Staline : Adresse au peuple du 9 mai 1945

Camarades, compatriotes, hommes et femmes,

Le grand jour de la victoire sur l’Allemagne est arrivé.

L’Allemagne fasciste, mise à genoux par l’Armée rouge et les troupes de nos Alliés, s’est déclarée vaincue et a capitulé sans conditions.

Le 7 mai, a été signé à Reims l’acte provisoire de capitulation.

Le 8 mai, les représentants du Haut Commandement allemand, en présence des représentants du Commandement Suprême des troupes alliées et de celui des troupes soviétiques, ont signé à Berlin l’acte définitif de capitulation, dont l’exécution a commencé le 8 mai, à 24 heures.

Connaissant la nature perfide des meneurs allemands, pour qui traités et accords ne sont que de simples chiffons de papier, nous n’avions pas de raison de les croire sur parole.

Mais depuis ce matin, en exécution de l’acte de capitulation, les troupes allemandes ont commencé à mettre bas les armes et à se rendre en masse à nos troupes.

Ce n’est plus un chiffon de papier.

C’est la capitulation réelle des forces armées de l’Allemagne.

Il est vrai qu’en Tchécoslovaquie, un groupement de troupes allemandes se refuse encore à capituler, mais j’espère que l’Armée rouge saura bien leur faire entendre raison.

Nous avons à présent toutes les raisons d’affirmer que le jour historique est venu de la défaite définitive de l’Allemagne, le jour de la grande victoire de notre peuple sur l’impérialisme allemand.

Les grands sacrifices que nous avons consentis au nom de la liberté et de l’indépendance de notre Patrie, les privations et les souffrances sans nombre que notre peuple a connues dans cette guerre, le labeur intense à l’arrière et au front, offert sur l’autel de la Patrie, n’ont pas été vains ; ils ont été couronnés de la victoire complète sur l’ennemi.

La lutte séculaire des peuples slaves pour leur existence et leur indépendance a abouti à la victoire sur les envahisseurs allemands et sur la tyrannie allemande.

Désormais le glorieux drapeau de la liberté des peuples et de la paix entre eux flottera sur l’Europe.

Il y a trois ans, Hitler déclarait hautement qu’il se proposait de démembrer l’Union Soviétique et d’en détacher le Caucase, l’Ukraine, la Biélorussie, les Pays baltes et d’autres régions.

Il a déclaré explicitement : « Nous anéantirons la Russie, afin qu’elle ne puisse plus jamais se relever. » C’était il y a trois ans.

Mais les idées insensées d’Hitler ne devaient pas se réaliser, – le cours de la guerre les a réduites à néant.

En réalité il s’est produit quelque chose de directement opposé à ce qui faisait délirer les hitlériens. L’Allemagne est battue à plate couture. Les troupes allemandes capitulent.

L’Union Soviétique chante victoire bien qu’elle ne se propose ni de démembrer, ni d’anéantir l’Allemagne.

Camarades, la Grande Guerre pour le salut de la Patrie s’est close par notre victoire totale. La période de guerre en Europe a pris fin.

La période de développement pacifique est ouverte.

Je vous félicite de la victoire, chers compatriotes !

Gloire à notre héroïque Armée rouge qui a sauvegardé l’indépendance de notre Patrie et remporté la victoire sur l’ennemi !

Gloire à notre grand peuple, peuple victorieux !

Gloire immortelle aux héros tombés dans les combats contre l’ennemi et qui ont sacrifié leur vie pour la liberté et le bonheur de notre peuple !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Les taches politiques de l’Université des peuples d’Orient

Discours prononcé à l’Assemblée des étudiants de l’U.C.T.O., le 18 mai 1925

Camarades, permettez-moi, tout d’abord, de vous féliciter à l’occasion du quatrième anniversaire de l’Université communiste des travailleurs d’Orient. Inutile de dire que je souhaite à votre Université toutes sortes de succès dans sa tâche difficile, qui consiste à former des cadres communistes pour l’Orient.

Permettez-moi ensuite de m’excuser d’être si rarement chez vous ; je devrais, en effet, y venir plus souvent. Mais que faire ! Je suis accablé de travail et je n’ai pas la possibilité de vous rendre plus fréquemment visite.

Passons maintenant à la question des tâches politiques de l’Université des travailleurs d’Orient.

Si l’on analyse la composition de cette Université, on y remarque une certaine dualité. Cette Université englobe les représentants de 50 nationalités et groupes ethniques d’Orient. Mais cette définition ne donne pas encore une idée claire et complète de cette institution. Parmi les étudiants de l’Université, il existe deux groupes fondamentaux.

Le premier est composé de ceux qui sont venus à nous de l’Orient soviétiste, des pays qui ont secoué le joug impérialiste et où les ouvriers ont renversé la bourgeoisie et sont maintenant au pouvoir.

Le deuxième est composé de ceux qui sont venus à nous des pays coloniaux et vassaux, des pays où règne encore le capitalisme, où le joug de l’impérialisme subsiste, où il faut encore conquérir l’indépendance et chasser les impérialistes.

Ainsi, nous avons en quelque sorte deux Orients qui vivent d’une vie différente et se développent dans des conditions différentes.

Inutile de dire que cette composition spéciale du contingent des étudiants met forcément son empreinte sur le travail de l’Université des travailleurs d’Orient. C’est ce qui explique que cette Université s’appuie en somme, d’un côté, sur le terrain soviétiste et, de l’autre, sur le terrain des colonies et des pays vassaux.

De là, pour l’Université deux tâches : création de cadres pour les besoins des républiques soviétistes d’Orient et création de cadres pour les besoins des masses laborieuses des colonies et pays vassaux d’Orient.

Examinons chacune de ces tâches.

I – Les tâches de l’U.C.T.O.
à l’égard des Républiques soviétistes d’Orient

Qu’est-ce qui distingue la vie et le développement de ces républiques de ceux des pays coloniaux et vassaux ?

Tout d’abord, ces républiques sont libérées du joug impérialiste.

En second lieu, elles se développent et se consolident en tant que nations non pas sous l’égide du régime bourgeois, mais sous l’égide du pouvoir soviétiste. C’est là un fait sans exemple dans l’histoire, mais c’est un fait.

En troisième lieu, ces républiques, peu développées au point de vue industriel, peuvent s’appuyer entièrement sur le soutien du prolétariat industriel de l’Union soviétique.

En quatrième lieu, libérées du joug colonial, protégées par la dictature du prolétariat et membres de l’Union soviétique, ces républiques peuvent et doivent participer à l’édification socialiste de notre pays.

La tâche fondamentale consiste à faciliter aux ouvriers et aux paysans de ces républiques leur participation à la réalisation du socialisme dans notre pays, à leur créer des conditions d’existence susceptibles d’accélérer cette participation.

De là découlent les tâches courantes qui incombent aux militants de l’Orient soviétiste. Ces tâches consistent :

1° A créer dans les républiques soviétistes d’Orient des foyers industriels qui permettront aux paysans de se grouper autour de la classe ouvrière. Comme vous le savez, cette œuvre est déjà entreprise et elle progressera au fur et à mesure que l’Union soviétique se développera économiquement. Le fait que ces républiques possèdent des matières premières diverses, nous garantit que cette œuvre sera, avec le temps, menée à bien ;

2° A développer l’agriculture, et avant tout l’irrigation. Vous savez que cette œuvre est également entreprise, tout au moins en Transcaucasie et au Turkestan ;

3° A amener la masse des paysans et des artisans à la coopération, qui est le plus sûr moyen d’inclure les républiques soviétistes d’Orient dans le système général de la construction économique soviétiste ;

4° A rapprocher les soviets des masses, à les rendre nationaux par leur effectif et à implanter ainsi une forme d’Etat soviétiste national proche des masses laborieuses et accessible à ces dernières ;

5° A développer la culture nationale, à créer un large réseau de cours et d’écoles pour l’instruction élémentaire, ainsi que pour l’instruction professionnelle en langue indigène et à préparer ainsi des cadres de communistes et de techniciens recrutés parmi la population locale.

S’acquitter de ces tâches, c’est faciliter l’œuvre d’édification socialiste dans les républiques soviétistes d’Orient.

On parle des républiques modèles de l’Orient soviétiste. Mais qu’est-ce qu’une république modèle ? Une république modèle est celle qui accomplit honnêtement, consciencieusement toutes ses tâches, attirant par là même les ouvriers et les paysans des pays coloniaux et vassaux voisins au mouvement libérateur.

J’ai dit plus haut qu’il fallait rapprocher les soviets des masses laborieuses indigènes, qu’il fallait nationaliser les soviets.

Mais qu’est-ce que cela signifie et comment faut-il s’y prendre dans la pratique ?

A mon avis, la délimitation nationale qui vient d’être faite au Turkestan constitue un excellent exemple de la façon dont il faut se rapprocher des masses.

La presse bourgeoise voit dans cette délimitation une « ruse bolchéviste ». Pourtant il est clair qu’il n’y a pas là une « ruse » de notre part, mais uniquement le désir de satisfaire l’aspiration profonde des masses populaires turkmènes et ouzbeks qui veulent posséder leurs propres organes de pouvoir. Avant la révolution, ces deux pays, morcelés et rattachés à différents khanats et Etats, représentaient une proie facile pour les seigneurs qui les pressuraient. Maintenant le moment est venu où il est possible de réunir ces tronçons en Etats indépendants pour rapprocher les masses laborieuses turkmène et ouzbeks des organes du pouvoir.

La délimitation du Turkestan est avant tout une reconstitution des lambeaux de ces pays en Etats indépendants.

Si ces Etats ont désiré dans la suite entrer dans l’Union soviétique en qualité de membres ayant les mêmes droits que les autres nations fédérées dans l’U.R. S. S., cela prouve uniquement que les bolcheviks ont su satisfaire les aspirations des masses populaires d’Orient et que l’U. R. S. S. est au monde l’unique union volontaire des masses travailleuses des différentes nationalités.

Pour reconstituer la Pologne, il a fallu à la bourgeoisie une série de guerres. Pour reconstituer le Turkménistan et l’Ouzbékie, il n’a fallu aux communistes que quelques mois de propagande.

Voilà comment il faut rapprocher les organes administratifs, en l’occurrence les soviets, des larges masses des travailleurs des différentes nationalités.

Voilà ce qui prouve que la politique nationale bolchéviste est la seule juste.

J’ai dit plus haut qu’il fallait élever la culture nationale dans les républiques soviétistes d’Orient. Mais qu’est-ce que la culture nationale ? Comment la concilier avec la culture prolétarienne ? Lénine n’a-t-il pas dit avant la guerre que nous avions deux cultures : la culture bourgeoise et la culture socialiste, que le mot d’ordre de culture nationale était un mot d’ordre réactionnaire de la bourgeoisie, qui s’efforçait d’intoxiquer de nationalisme la conscience des travailleurs ?

Comment concilier le développement de la culture nationale, le développement de cours et écoles où l’enseignement est donné en langue indigène et l’élaboration de cadres recrutés parmi la population locale avec la réalisation du socialisme, l’édification de la culture prolétarienne ? N’y a-t-il pas là une contradiction irréductible ?

Pas le moins du monde ! Nous nous efforçons de réaliser une culture prolétarienne. C’est là un fait incontestable.

Mais il est incontestable également que la culture prolétarienne, socialiste par le fond, revêt des formes et des moyens d’expression différents selon les peuples participant à la construction socialiste, selon leur langue, leurs coutumes, etc. Prolétarienne par le contenu, nationale par la forme, telle est la culture générale à laquelle tend le socialisme.

La culture prolétarienne, loin d’empêcher la culture nationale, lui donne au contraire un contenu. Et, inversement, la culture nationale, loin d’empêcher la culture prolétarienne, lui donne une forme. Le mot d’ordre de culture nationale a été un mot d’ordre bourgeois tant que la bourgeoisie a détenu le pouvoir et que la consolidation des nations s’est effectuée sous l’égide du régime bourgeois.

Ce mot d’ordre est devenu un mot d’ordre prolétarien lorsque de prolétariat a pris le pouvoir et que la consolidation des nations a commencé à s’effectuer sous l’égide du pouvoir soviétiste. Ceux qui n’ont pas compris cette différence essentielle des deux situations ne comprendront jamais rien au léninisme ni à l’essence de la question nationale telle qu’elle se présente sous l’angle du léninisme.

D’aucuns, (par exemple Kautsky) parlent de la création, en période de socialisme, d’une langue unique pour toute l’humanité, langue qui remplacerait peu à peu toutes les autres. Cette théorie d’une langue universelle unique me laisse assez sceptique.

En tout cas, loin de la confirmer, l’expérience la dément. Jusqu’à présent la révolution socialiste n’a pas diminué, mais augmenté la quantité des langues, car éveillant les masses profondes de l’humanité et les amenant à la politique, elle éveille à une nouvelle vie une série de nationalités inconnues ou presque inconnues auparavant.

Qui eût cru que l’ancienne Russie tsariste renfermait au moins cinquante nationalités et groupes ethniques ? Or, la révolution d’Octobre, qui a brisé les chaînes d’une série de peuples et de nationalités en quelque sorte oubliés, leur a donné une nouvelle vie et de nouvelles possibilités de développement.

On parle maintenant de l’Inde comme d’un tout unique. Mais il n’est pas douteux que si la révolution éclate dans ce pays, elle fera surgir de nombreuses nationalités inconnues auparavant, ayant leur langue, leur culture particulière. Quant à la communion des différentes nationalités dans la culture prolétarienne, il est presque certain qu’elle s’effectuera sous des formes correspondant à la langue et aux coutumes de ces nationalités.

J’ai reçu récemment une lettre dans laquelle des camarades bouriates me demandent de leur expliquer la question importante et compliquée des rapports qui existent entre la culture humaine générale et la culture nationale.

Voici cette lettre : « Nous vous prions instamment de nous donner des explications sur les questions suivantes, que nous considérons comme extrêmement sérieuses et qui pour nous sont très difficiles. Le but final du parti communiste, c’est l’instauration d’une culture unique pour toute l’humanité. Comment concevez-vous que les cultures nationales qui se développent dans les limites de chacune de nos républiques autonomes doivent se transformer en une culture humaine générale ? Comment doit s’effectuer l’assimilation des particularités des différentes cultures nationales (langue, coutumes, etc.) ? »

Ce que j’ai dit plus haut pourrait, me semble-t-il, servir de réponse à la question alarmée des camarades bouriates.

Ces camarades posent la question de l’assimilation des différentes nationalités au cours de la réalisation de la culture prolétarienne générale humaine. Il est indubitable que certaines nationalités pourront, et même seront sûrement assimilées. L’histoire nous offre des exemples d’assimilation analogue.

Mais le processus d’assimilation de certaines nationalités, loin d’exclure, présuppose le processus de renforcement du développement d’une série de nationalités puissantes, car le processus partiel d’assimilation est le résultat du processus général du développement des nationalités.

C’est pourquoi l’assimilation possible de certaines nationalités isolées, loin d’affaiblir, confirme la thèse d’après laquelle la culture humaine prolétarienne n’exclut pas, mais implique et alimente la culture nationale, de même que cette dernière ne supprime pas, mais complète et enrichit la culture humaine prolétarienne.

Telles sont, dans l’ensemble, les tâches courantes qui incombent aux militants des républiques soviétistes d’Orient.

Il est nécessaire de profiter de la période actuelle d’activité économique intense et de nouvelles concessions à la paysannerie pour faire progresser l’accomplissement de ces tâches et, par-là, faciliter la participation des républiques soviétistes d’Orient, pays ruraux par excellence, à la réalisation du socialisme en U. R. S. S.

On dit que la nouvelle politique à l’égard de la paysannerie, à laquelle on fait une série de nouvelles concessions (bail à court terme, embauchage de main-d’œuvre salariée), renferme quelques éléments de recul.

Est-ce exact ? Oui. Mais si nous admettons ces éléments, nous conservons néanmoins une prépondérance énorme de force au parti et au pouvoir soviétiste.

Monnaie stabilisée, industrie et transports en voie de développement, système de crédit de plus en plus consolidé, au moyen duquel on peut, par certains privilèges, ruiner ou élever à un degré supérieur une couche quelconque de la population sans le plus léger bouleversement, tout cela constitue, pour la dictature prolétarienne, des réserves grâce auxquelles certains éléments de recul sur un secteur ne peuvent que faciliter la préparation de l’offensive sur tout le front.

C’est pourquoi, les nouvelles concessions consenties par le parti à la paysannerie n’entraveront pas, mais faciliteront à un moment donné la participation de cette dernière à la réalisation du socialisme.

Quelle est l’importance de ce fait pour les républiques soviétistes d’Orient ? Il fournit aux militants de ces républiques un nouvel instrument qui facilite et accélère l’incorporation de ces pays au système général du développement économique soviétiste.

Telle est la liaison entre la politique du parti à la campagne et les tâches courantes qui incombent aux militants de l’Orient soviétiste. Par suite, la tâche de l’Université des peuples d’Orient à l’égard des républiques soviétistes d’Orient est de former des cadres pour ces républiques et d’assurer ainsi l’accomplissement des tâches indiquées plus haut.

L’université des peuples d’Orient ne peut se détacher de la vie. Elle doit être liée par toutes ses fibres à la vie réelle. Par suite, elle ne peut se désintéresser des tâches courantes qui se posent devant les républiques soviétistes d’Orient. Voilà pourquoi elle doit en tenir compte dans la formation des cadres destinés à ces républiques.

A ce propos, il convient de signaler deux déviations dans l’action pratique des militants de l’Orient soviétiste, déviations que l’Université doit combattre afin de former des cadres et des révolutionnaires véritables.

La première déviation consiste à simplifier à l’excès les tâches dont j’ai parlé plus haut, à chercher à appliquer mécaniquement aux républiques autonomes de la périphérie des méthodes d’organisation économique parfaitement compréhensibles et applicables au centre de l’Union soviétique, mais contraires aux conditions du développement de ces républiques.

Les camarades qui donnent dans cette déviation ne comprennent pas, premièrement, que les conditions au centre et à la périphérie sont loin d’être les mêmes et, deuxièmement, que les républiques soviétistes d’Orient elles-mêmes ne sont pas homogènes, que les unes, par exemple la Géorgie et l’Arménie, sont arrivées à un degré supérieur de formation nationale, que d’autres, comme les républiques des Tchétchènes et des Kabardes, sont à un degré inférieur de formation nationale, que d’autres enfin, par exemple le pays des Kirghiz, occupent une situation intermédiaire entre ces deux extrêmes.

Ils ne comprennent pas, en outre, que si l’on ne s’adapte pas aux conditions locales, si l’on ne tient pas compte de toutes les particularités de chaque pays, il est impossible d’édifier quelque chose de solide et de durable. Ceux qui donnent dans cette déviation se détachent forcément des masses et deviennent des phraseurs de « gauche ».

La tâche de l’Université des peuples d’Orient est de former des cadres dans l’esprit de la lutte implacable contre cette simplification.

La deuxième déviation consiste, au contraire, à exagérer les particularités locales, à oublier les éléments communs qui relient les républiques soviétistes d’Orient aux rayons industriels de l’Union soviétique, à passer outre aux tâches socialistes, à s’inspirer dans son activité d’un nationalisme étroit et borné. Ceux qui tombent dans cette déviation s’occupent peu de l’organisation intérieure de leur pays, dont ils préfèrent laisser le soin à la marche naturelle des choses.

Pour eux, le principal, ce n’est pas la construction intérieure, mais la politique « extérieure », l’extension des frontières de leur république, les litiges avec les républiques avoisinantes, le désir d’enlever aux voisins un morceau de territoire et d’être considérés comme les défenseurs à outrance de leur pays.

Ceux qui tombent dans cette déviation se détachent du socialisme et en viennent à se transformer en nationalistes bourgeois ordinaires. L’Université des peuples d’Orient doit, dans la formation des cadres communistes, mener une lutte impitoyable contre ce nationalisme latent. Telles sont les tâches de l’Université des peuples d’Orient à l’égard des républiques soviétistes d’Orient.

II – Les tâches de l’U.C.T.O.
à l’égard des pays coloniaux et vassaux d’Orient

Passons à la seconde question, à celle des tâches de l’U. C. T. O. à l’égard des peuples coloniaux et vassaux d’Orient.

En quoi ces pays se distinguent-ils des républiques soviétistes d’Orient ?

Premièrement, en ce qu’ils vivent et se développent sous le joug de l’impérialisme.

Deuxièmement, en ce que l’existence d’un double joug : le joug intérieur (bourgeoisie indigène) et le joug extérieur (bourgeoisie impérialiste étrangère), y aggrave et y accentue la crise révolutionnaire.

Troisièmement, en ce que, dans quelques-uns de ces pays, par exemple dans l’Inde, le capitalisme progresse à un rythme accéléré, y engendrant et y développant une classe plus ou moins nombreuse de prolétaires indigènes.

Quatrièmement, en ce que, au fur et à mesure que le mouvement révolutionnaire se développe, la bourgeoisie nationale de ces pays se scinde en deux parties : la partie révolutionnaire (petite bourgeoisie) et la partie conciliatrice (grande bourgeoisie), dont la première continue la lutte révolutionnaire, et la seconde fait bloc avec l’impérialisme.

Cinquièmement, en ce que, parallèlement au bloc impérialiste, il se forme dans chacun de ces pays un autre bloc, le bloc des ouvriers et de la petite bourgeoisie révolutionnaire, bloc anti-impérialiste qui se donne pour but de libérer entièrement le pays de l’impérialisme.

Sixièmement, en ce que la question de l’hégémonie du prolétariat et de la libération des masses populaires de l’influence de la bourgeoisie nationale conciliatrice revêt dans ces pays un caractère de plus en plus actuel.

Septièmement, en ce que ce dernier fait facilite considérablement la soudure du mouvement de libération nationale de ces pays avec le mouvement prolétarien des pays avancés d’Occident.

De là, au moins trois déductions :

1 ° Il est impossible d’arriver à libérer les pays coloniaux et vassaux de l’impérialisme sans une révolution victorieuse : l’indépendance ne s’obtient pas gratuitement ;

2° Il est impossible d’accélérer la révolution et de conquérir l’indépendance complète des colonies et des pays vassaux avancés sans isoler la bourgeoisie nationale conciliatrice, sans soustraire les masses révolutionnaires bourgeoises à l’influence de cette bourgeoisie, sans réaliser l’hégémonie du prolétariat, sans organiser les éléments avancés de la classe ouvrière en un parti communiste indépendant ;

3° Il est impossible d’obtenir une victoire durable dans les pays coloniaux et vassaux sans souder le mouvement émancipateur de ces pays au mouvement prolétarien des pays avancés d’Occident.

C’est sur ces déductions que doivent se baser les communistes des pays coloniaux et vassaux dans leur travail révolutionnaire.

Quelles sont, par suite, les tâches courantes du mouvement révolutionnaire des colonies et des pays vassaux ?

Ce qui caractérise actuellement les colonies et les pays vassaux, c’est que l’Orient comme colonie unique n’existe plus. Auparavant, on représentait l’Orient colonial comme un tout unique et uniforme.

Maintenant, cette conception ne correspondant plus à la réalité. Nous avons maintenant au moins trois catégories de pays coloniaux et vassaux. Tout d’abord, les pays comme le Maroc, qui n’ont pas ou presque pas de prolétariat et qui, au point de vue industriel, sont extrêmement arriérés. En second lieu, les pays comme la Chine et l’Egypte, qui sont industriellement peu développés et dont le prolétariat est relativement peu nombreux. En troisième lieu, les pays qui, comme l’Inde, sont plus ou moins développés au point de vue capitaliste et possèdent un prolétariat assez nombreux.

Il est clair qu’on ne saurait mettre tous ces pays sur le même plan.

Dans les pays comme le Maroc, où la bourgeoisie nationale n’a pas encore de raisons de se scinder en partis révolutionnaire et conciliateur, la tâche des éléments communistes est de prendre toutes les mesures nécessaires pour la création d’un front national unique contre l’impérialisme.

La sélection des éléments communistes en un parti unique ne peut s’effectuer dans ces pays qu’au cours de la lutte contre l’impérialisme, particulièrement après une guerre révolutionnaire victorieuse contre l’impérialisme.

Dans les pays comme l’Egypte ou la Chine, où la bourgeoisie nationale s’est déjà scindée en partis révolutionnaire et conciliateur, mais où la fraction conciliatrice de la bourgeoisie ne peut encore se souder à l’impérialisme, les communistes ne peuvent déjà plus se donner pour but la constitution d’un front national unique contre l’impérialisme.

De la politique du front national unique, ils doivent passer à la politique du bloc révolutionnaire des ouvriers et de la petite bourgeoisie.

Ce bloc peut revêtir la forme d’un parti unique, d’un parti ouvrier-paysan, comme le Kuomintang, à condition toutefois que ce parti soit réellement le bloc de deux forces : le parti communiste et le parti de la petite bourgeoisie révolutionnaire. Dévoiler la duplicité et l’irrésolution de la bourgeoisie nationale et mener une lutte décisive contre l’impérialisme, telles sont les tâches de ce bloc.

Un tel parti, dualiste par sa composition, est nécessaire et rationnel s’il ne lie pas les mains au parti communiste, s’il ne gêne pas sa liberté d’agitation et de propagande, s’il n’empêche pas le ralliement des prolétaires autour du P. C, s’il facilite la direction effective du mouvement révolutionnaire par le P. C.

Un tel parti n’est ni nécessaire ni rationnel s’il ne répond pas à toutes ces conditions, car il ne pourrait qu’amener la dilution des éléments communistes parmi les éléments bourgeois et enlever au P. C. la direction de l’armée prolétarienne.

Dans les pays comme l’Inde, la situation est quelque peu différente. Ce qu’il y a d’essentiel et de nouveau dans les conditions d’existence de colonies comme l’Inde, c’est non seulement que la bourgeoisie nationale s’y est divisée en partis révolutionnaire et conciliateur, mais surtout le fait que la fraction conciliatrice de cette bourgeoisie s’est déjà, dans les questions importantes, liée à l’impérialisme.

Craignant la révolution plus que l’impérialisme, s’occupant des intérêts de sa bourse plus que de ceux de sa propre patrie, cette partie de la bourgeoisie, la plus riche et la plus influente, est entièrement du côté des ennemis irréductibles de la révolution, car elle a fait bloc avec l’impérialisme contre les ouvriers et les paysans de son propre pays. On ne saurait faire triompher la révolution sans briser ce bloc.

Mais pour le briser, il faut concentrer le feu sur la bourgeoisie nationale conciliatrice, dévoiler sa trahison, arracher les masses laborieuses à son influence et préparer méthodiquement les conditions nécessaires pour l’hégémonie du prolétariat.

Autrement dit, il s’agit, dans les colonies comme l’Inde, de préparer le prolétariat au rôle de chef du mouvement libérateur en délogeant progressivement de ce poste de direction la bourgeoisie et ses hérauts.

Créer un bloc anti-impérialiste révolutionnaire et assurer l’hégémonie du prolétariat dans ce bloc, telle est la tâche à accomplir.

Ce bloc peut revêtir, mais cela n’est pas toujours nécessaire, la forme d’un parti ouvrier-paysan unique lié formellement par une plate-forme unique. L’indépendance du parti communiste dans les pays de cette catégorie doit être le mot d’ordre essentiel des éléments avancés du communisme, car l’hégémonie du prolétariat ne peut être préparée et réalisée que par le parti communiste.

Mais ce dernier peut et doit faire ouvertement alliance avec l’aile révolutionnaire de la bourgeoisie afin d’isoler la fraction conciliatrice de la bourgeoisie nationale et d’entraîner à sa suite la masse de la petite bourgeoisie urbaine et rurale à la lutte contre l’impérialisme.

Par suite, les tâches à l’ordre du jour du mouvement révolutionnaire dans les colonies et les pays vassaux développés au point de vue capitaliste consistent :

1 ° A gagner les meilleurs éléments de la classe ouvrière à la cause du communisme et à créer des partis communistes indépendants ;

2° A constituer le bloc révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des intellectuels révolutionnaires contre le bloc de la bourgeoisie nationale conciliatrice et de l’impérialisme ;

3° A assurer l’hégémonie du prolétariat dans ce bloc ;

4 ° A lutter pour arracher la petite bourgeoisie urbaine et rurale à l’influence de la bourgeoisie nationale conciliatrice ;

5° A assurer la soudure du mouvement libérateur et du mouvement prolétarien des pays avancés.

Tels sont les trois groupes de tâches courantes qui incombent aux militants des pays coloniaux et vassaux d’Orient.

Ces tâches revêtent un caractère particulièrement sérieux et une importance exceptionnelle si on les considère à la lumière de la situation internationale actuelle.

La situation internationale est caractérisée en ce moment par une période d’accalmie du mouvement révolutionnaire. Mais qu’est-ce que l’accalmie, que peut-elle signifier à l’heure actuelle ?

Elle ne peut signifier qu’un renforcement de la pression sur les ouvriers d’Occident, sur les colonies d’Orient, et en premier lieu sur l’Union soviétique, porte-drapeau du mouvement révolutionnaire de tous les pays.

La préparation de cette pression sur l’Union soviétique a déjà commencé chez les impérialistes.

La campagne de calomnies entreprise à l’occasion de l’insurrection en Estonie, la campagne contre l’U. R. S. S. à l’occasion de l’explosion de Sofia, la campagne générale de la presse bourgeoise contre notre pays sont le prélude de l’offensive.

C’est là une préparation de l’opinion publique contre l’Union soviétique, préparation destinée à créer les prémisses morales pour une intervention. A quoi cette campagne de mensonges et de calomnies aboutira-t-elle, les impérialistes se risqueront-ils à entreprendre une offensive sérieuse, c’est ce que nous verrons.

Mais il est évident que ces attaques ne promettent rien de bon pour les colonies. C’est pourquoi, la préparation de la contre-offensive des forces coalisées de la révolution en réponse à l’attaque probable de l’impérialisme est une question des plus urgentes.

Voilà pourquoi l’accomplissement méthodique des tâches courantes du mouvement révolutionnaire dans les colonies et les pays vassaux acquiert à l’heure actuelle une importance spéciale.

En quoi consiste par suite la mission de l’Université des peuples d’Orient à l’égard des pays coloniaux et vassaux ? Elle consiste à tenir compte de toutes les particularités du développement révolutionnaire de ces pays et à éduquer les étudiants venus de ces pays de façon à assurer l’accomplissement des différentes tâches courantes que nous avons exposées plus haut.

L’Université des peuples d’Orient comprend environ dix groupes d’étudiants qui sont venus à nous des pays coloniaux et vassaux et qui ont soif de lumières et de connaissances.

Elle doit en faire des révolutionnaires véritables armés de la théorie du léninisme, munis de son expérience pratique et capables de s’acquitter consciencieusement des tâches courantes du mouvement libérateur des colonies et des pays vassaux.

Il est nécessaire, à ce propos, de signaler deux déviations qui se manifestent dans le travail des militants de l’Orient colonial et qu’il faut combattre résolument si l’on veut former des cadres véritablement révolutionnaires.

La première déviation consiste à sous-estimer les possibilités révolutionnaires du mouvement libérateur et à surestimer l’idée d’un front national unique englobant tous les éléments des colonies et des pays vassaux, sans tenir compte de la situation et du degré de développement de ces pays.

C’est là une déviation de droite qui menace de ravaler le mouvement révolutionnaire et de diluer les éléments communistes parmi les nationalistes bourgeois. La lutte résolue contre cette déviation est un devoir pour l’Université des peuples d’Orient.

La deuxième déviation consiste à surestimer les possibilités révolutionnaires du mouvement libérateur et à sous-estimer l’importance de l’alliance de la classe ouvrière avec la bourgeoisie révolutionnaire contre l’impérialisme.

Cette déviation est, me semble-t-il, le fait des communistes de Java, qui, récemment, ont lancé à tort le mot d’ordre du pouvoir soviétiste pour leur pays. C’est là une déviation de gauche qui menace de détacher le parti des masses et de le transformer en secte. La lutte résolue contre cette déviation est la condition nécessaire de la formation de cadres véritablement révolutionnaires pour les colonies et les pays vassaux d’Orient.

Telles sont, en général, les tâches politiques de l’U.C.T.O. à l’égard des travailleurs de l’Orient soviétise et colonial.

Espérons que l’Université des peuples d’Orient saura s’acquitter honorablement de ces tâches.

=>Oeuvres de Staline

Staline : A propos de la stratégie et de la tactique des communistes russes

Publié 14 mars 1923, dans le numéro 56 de la Pravda,
consacré au 25° anniversaire du Parti communiste (bolchévik) de Russie

Le présent article a pour base les conférences sur « La stratégie et la tactique des communistes russes » [1] que j’ai faites à différentes dates au club ouvrier du quartier de la Presnia et à la fraction communiste de l’Université Sverdlov [2].

Si je me suis déterminé à publier cet article, c’est non seulement parce que j’estime de mon devoir de répondre au vœu de mes auditeurs de la Presnia et de l’Université Sverdlov, mais encore parce qu’il me semble qu’il ne sera pas sans utilité pour la génération nouvelle des militants de notre Parti.

Je tiens cependant à spécifier qu’il ne prétend pas ajouter quelque chose de nouveau, quant au fond, à ce qui a déjà été dit à plus d’une reprise dans la presse du Parti russe par nos camarades dirigeants.

Il faut le considérer comme un exposé succinct et schématique des idées fondamentales du camarade Lénine.

 I – NOTIONS PRÉLIMINAIRES

1. Deux aspects du mouvement ouvrier.

La stratégie politique s’occupe du mouvement ouvrier, de même que la tactique.

Mais le mouvement ouvrier se compose lui-même de deux éléments : l’élément objectif ou spontané, et l’élément subjectif ou conscient. L’élément objectif, spontané, c’est cette catégorie de processus qui a lieu indépendamment de la volonté consciente et régulatrice du prolétariat.

Le développement économique du pays, le développement du capitalisme, la désagrégation du pouvoir ancien, les mouvements spontanés du prolétariat et des classes qui l’entourent, les conflits entre classes, etc. : autant de faits dont l’évolution ne dépend pas de la volonté du prolétariat ; c’est le côté objectif du mouvement.

La stratégie n’a que faire de ces processus, puisqu’elle ne saurait ni les supprimer ni les modifier ; elle ne peut qu’en tenir compte et les prendre pour point de départ. C’est un domaine dont l’étude incombe à la théorie du marxisme et au programme du marxisme.

Mais le mouvement a en outre un côté subjectif, conscient. Ce côté subjectif est le reflet des processus spontanés dans le cerveau des ouvriers ; c’est le mouvement conscient et méthodique du prolétariat vers un but précis. L’intérêt que ce côté présente pour nous, c’est qu’à la différence du côté objectif, il se prête entièrement à l’action directrice de la stratégie et de la tactique.

Si la stratégie est impuissante à modifier quoi que ce soit dans les processus objectifs du mouvement, elle trouve ici, dans son côté subjectif, conscient, un champ d’application étendu et varié, puisqu’elle peut, selon ses qualités ou ses défauts, accélérer ou ralentir le mouvement, l’engager dans la voie la plus courte ou l’entraîner dans une voie plus pénible et plus douloureuse.

Accélérer ou ralentir le mouvement, le faciliter ou l’entraver : tels sont le domaine et les limites d’application de la stratégie et de la tactique politiques.

2. La théorie et le programme du marxisme.

La stratégie n’étudie pas les processus objectifs. Force lui est néanmoins de les connaître et d’en tenir compte à bon escient si elle ne veut pas commettre des erreurs grossières et funestes dans la direction du mouvement. Ce sont la théorie du marxisme d’abord, le programme du marxisme ensuite, qui étudient les processus objectifs.

Aussi la stratégie doit-elle s’appuyer entièrement sur les données de la théorie et du programme du marxisme.

En étudiant les processus objectifs du capitalisme dans leur développement et leur dépérissement, la théorie du marxisme aboutit à la conclusion que la chute de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par le prolétariat sont inévitables, de même que le remplacement du capitalisme par le socialisme.

La stratégie du prolétariat ne peut être qualifiée de réellement marxiste que si elle a pris cette conclusion fondamentale de la théorie du marxisme pour base de son activité.

En partant des données de la théorie, le programme du marxisme définit scientifiquement, dans ses différents points, les buts du mouvement prolétarien.

Le programme peut embrasser tonte la période du développement du capitalisme, en y comprenant le renversement de ce régime et l’organisation de la production socialiste, ou bien envisager une phase déterminée du développement du capitalisme : par exemple, le renversement de ce qui reste du régime féodal et absolutiste et la création des conditions propres à assurer le libre développement du capitalisme.

Par suite, le programme peut se composer de deux parties : un programme maximum et un programme minimum.

Il va sans dire que la stratégie conçue en fonction du programme minimum différera nécessairement de celle qui est conçue en fonction du programme maximum, et qu’une stratégie ne peut être qualifiée de réellement marxiste que si elle s’inspire des objectifs du mouvement formulés dans le programme du marxisme.

3. La stratégie.

La mission essentielle de la stratégie est de déterminer la direction principale que doit prendre le mouvement de la classe ouvrière et dans laquelle le prolétariat pourra porter à l’adversaire le coup principal avec le plus d’efficacité, afin d’atteindre les objectifs fixés par le programme. Le plan stratégique est un plan qui organise le coup décisif dans la direction où il est susceptible de donner, dans les moindres délais, le maximum de résultats.

On pourrait esquisser sans trop de peine les traits fondamentaux de la stratégie politique en se référant par analogie à la stratégie militaire, par exemple pendant la guerre civile, lors de la lutte contre Denikine.

Chacun se rappelle la fin de 1919, quand Denikine était devant Toula. Des discussions très intéressantes se sont déroulées à l’époque entre militaires : il s’agissait de déterminer d’où le coup décisif devait être porté aux armées de Denikine.

Certains militaires proposaient pour axe d’effort principal la direction de Tsaritsyne-Novorossiisk ; d’autres, au contraire, voulaient porter le coup décisif dans la direction de Voronèje-Rostov, pour couper en deux, cette étape une fois franchie, les armées de Denikine et les écraser ensuite séparément.

Certes, le plan n° 1 offrait des avantages, puisque la prise de Novorossiisk aurait coupé toute retraite aux armées de Denikine. Mais, d’une part, il avait cet inconvénient que notre avance se serait opérée à travers des régions (province du Don) hostiles au pouvoir des Soviets et aurait exigé par suite de gros sacrifices ; d’autre part, il était dangereux, puisqu’il laissait la route de Moscou, par Toula et Serpoukhov, ouverte aux armées de Denikine.

L’autre plan était le seul juste : d’une part, en effet, il envisageait l’avance du gros de nos forces à travers des régions (province de Voronèje, bassin du Donetz) qui sympathisaient avec le pouvoir des Soviets et, par suite, il n’exigeait pas de sacrifices importants ; d’autre part, il désorganisait les opérations des forces principales de Dénikine en direction de Moscou.

La majorité des militaires s’est ralliée au plan n° 2, ce qui a décidé de l’issue de la guerre contre Denikine.

Autrement dit, déterminer l’axe de l’effort principal, c’est décider d’avance du caractère des opérations pour toute la durée de la guerre, déterminer par conséquent pour les neuf-dixièmes l’issue de toute la guerre. Telle est la mission de la stratégie.

Il faut en dire autant de la stratégie politique.

Le premier conflit sérieux entre les dirigeants politiques du prolétariat russe au sujet de l’orientation générale du mouvement prolétarien a éclaté au début du XX° siècle, lors de la guerre russo-japonaise.

On sait qu’une fraction de notre Parti (les menchéviks) estimait alors que dans sa lutte contre le tsarisme, le mouvement prolétarien devait s’orienter essentiellement vers la constitution d’un bloc du prolétariat et de la bourgeoisie libérale, la paysannerie n’étant pas prise en considération dans ce plan, ou presque pas, comme facteur révolutionnaire important, et la direction de l’ensemble du mouvement révolutionnaire étant laissée à la bourgeoisie libérale.

L’autre fraction du Parti (les bolchéviks) affirmait au contraire que l’effort principal devait porter sur la formation d’un bloc du prolétariat et de la paysannerie, la direction de l’ensemble du mouvement révolutionnaire devant revenir au prolétariat et la bourgeoisie libérale devant être neutralisée.

Si, par analogie avec la guerre contre Dénikine, on se représente l’ensemble de notre mouvement révolutionnaire, du début du XX° siècle à la révolution de février 1917, comme une guerre des ouvriers et des paysans contre le tsarisme et les grands propriétaires fonciers, il est bien évident que le sort du tsarisme et des grands propriétaires dépendait pour beaucoup de l’adoption de l’un ou de l’autre de ces plans stratégiques (menchévik et bolchévik), de l’adoption de l’une ou de l’autre de ces orientations fondamentales par le mouvement révolutionnaire.

Si, lors de la guerre contre Denikine, la stratégie militaire, en déterminant l’axe d’effort principal, a décidé pour les neuf-dixièmes du caractère de toutes les opérations ultérieures jusque et y compris la liquidation de Denikine, dans la lutte révolutionnaire contre le tsarisme, notre stratégie politique, en assignant au mouvement révolutionnaire une orientation générale conforme au plan bolchévik, a déterminé le caractère de l’activité de notre Parti pour toute la période de la lutte ouverte contre le tsarisme, de l’époque de la guerre russo-japonaise à la révolution de février 1917.

La stratégie politique a pour mission, avant tout, de déterminer correctement, en s’inspirant de la théorie et du programme du marxisme, et compte tenu de l’expérience de la lutte révolutionnaire des ouvriers de tous les pays, l’orientation générale à donner au mouvement prolétarien de tel ou tel pays pour la période historique envisagée.

4. La tactique.

La tactique, partie de la stratégie, lui est subordonnée et s’applique à la servir. La tactique s’occupe non de la guerre dans son ensemble, mais de ses différents épisodes, des combats, des batailles.

Si la stratégie s’attache à gagner la guerre, ou à mener à bonne fin, disons, la lutte contre le tsarisme, la tactique, elle, s’efforce de gagner telle ou telle bataille, tel ou tel combat, d’assurer le succès de telle ou telle campagne, de telle ou telle action plus ou moins conforme aux conditions concrètes de la lutte à un moment donné.

La tactique a essentiellement pour mission de déterminer les voies et moyens, les formes et méthodes de lutte qui répondent le mieux à la situation concrète du moment donné et préparent le mieux le succès stratégique. Aussi faut-il apprécier les actions tactiques et leurs résultats non en eux-mêmes, non au point de vue de leur effet immédiat, mais au point de vue des objectifs et des possibilités de la stratégie.

Il est des moments où le succès tactique facilite l’exécution des missions stratégiques.

Ce fut le cas, par exemple, sur le front Denikine à la fin de 1919, lors de la libération d’Orel et de Voronèje par nos troupes, quand les succès remportés par notre cavalerie devant Voronèje et par notre infanterie devant Orel assurèrent des conditions favorables à une offensive sur Rostov.

Ce fut le cas en août 1917 en Russie, quand le passage des Soviets de Pétrograd et de Moscou aux bolchéviks créa une situation politique nouvelle, qui plus tard facilita le grand coup frappé en octobre par notre Parti.

Il y a aussi des moments où des succès tactiques dont l’effet immédiat est brillant, mais qui ne sont pas proportionnés aux possibilités stratégiques, créent une situation « inopinée », funeste pour l’ensemble de la campagne.

Ce fut le cas pour Dénikine à la fin de 1919 quand, grisé par la réussite aisée de son avance rapide et spectaculaire sur Moscou, il étira son front de la Volga au Dniepr et prépara ainsi la perte de ses armées.

Ce fut le cas en 1920, lors de la guerre contre les Polonais, quand, sous-estimant l’importance du facteur national en Pologne et grisés par la réussite aisée d’une avance spectaculaire, nous entreprîmes, — objectif alors au-dessus de nos forces, — de percer vers l’Europe par Varsovie, dressâmes contre les troupes soviétiques l’immense majorité de la population polonaise et créâmes de la sorte une situation qui réduisit à néant les succès remportés par les armées soviétiques devant Minsk et Jitomir et compromit le prestige du pouvoir des Soviets en Occident.

Enfin, il est des moments où il faut négliger le succès tactique, se résigner à bon escient à des échecs et à des pertes d’ordre tactique pour s’assurer des avantages stratégiques dans l’avenir.

Cela arrive assez souvent à la guerre, quand l’une des parties, pour sauver les cadres de ses troupes et les soustraire aux coups d’un adversaire supérieur en forces, bat méthodiquement en retraite et abandonne sans coup férir des villes et des régions entières, afin de gagner du temps et de regrouper ses forces en vue des combats nouveaux, des combats décisifs de l’avenir.

Ce fut le cas en Russie en 1918, au moment de l’offensive allemande, quand notre Parti dut accepter la paix de Brest-Litovsk, qui présentait de très gros inconvénients quant à l’effet politique immédiat, afin de conserver l’alliance de la paysannerie assoiffée de paix, d’obtenir une trêve, de créer une armée nouvelle et de s’assurer ainsi des avantages stratégiques pour l’avenir.

Autrement dit, la tactique ne saurait être subordonnée à des préoccupations éphémères, elle ne doit pas se laisser guider par la considération de l’effet politique immédiat ; encore moins doit-elle perdre le contact des réalités et bâtir des châteaux en Espagne : il faut qu’elle soit fixée en fonction des objectifs et des possibilités de la stratégie.

La tactique a surtout pour mission de déterminer, en suivant les indications de la stratégie et en tenant compte de l’expérience de la lutte révolutionnaire des ouvriers de tous les pays, les formes et les méthodes les mieux appropriées aux conditions concrètes de la lutte à un moment donné.

5. Les formes de lutte.

Les méthodes de conduite de la guerre, les formes de guerre ne sont pas toujours identiques. Elles changent avec les conditions du développement, surtout avec le développement de la production. Sous Gengis Khan, on faisait la guerre autrement que sous Napoléon III ; au XX° siècle, on la fait autrement qu’au XIX°.

L’art militaire, dans les conditions actuelles, consiste à bien connaître toutes les formes de la guerre et toutes les réalisations de la science dans ce domaine pour les utiliser rationnellement, les combiner à bon escient ou appliquer au moment voulu telle ou telle de ces formes, selon les circonstances.

Il faut en dire autant des formes de la lutte dans le domaine politique. Elles sont plus variées encore que les formes de la guerre.

Elles changent avec le développement de l’économie, de la vie sociale, de la culture, avec l’état des classes, le rapport des forces qui s’affrontent, le caractère du pouvoir, enfin avec les relations internationales, etc.

Lutte clandestine sous l’absolutisme, avec grèves partielles et manifestations ouvrières ; lutte ouverte lorsqu’il existe des « possibilités légales », et grèves politiques de masse des ouvriers ; lutte parlementaire, par exemple à la Douma, et action extraparlementaire des masses allant parfois jusqu’à l’insurrection armée ; enfin, formes étatiques de lutte après la prise du pouvoir par le prolétariat, quand celui-ci a la possibilité de s’assurer toutes les ressources et toutes les forces de l’Etat, y compris l’armée : telles sont, dans l’essentiel, les formes de combat que présente la pratique de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

Le Parti a pour devoir de connaître à fond toutes les formes de lutte, de les combiner rationnellement sur le champ de bataille et de concentrer de façon judicieuse son effort sur celles qui conviennent le mieux à la situation.

6. Les formes d’organisation.

Les formes d’organisation des armées, les armes et catégories de troupes sont d’ordinaire adaptées aux formes et méthodes de conduite de la guerre.

Elles changent avec ces dernières. Dans une guerre de mouvement, c’est souvent la cavalerie, opérant par grandes unités, qui décide.

En revanche, dans une guerre de positions, la cavalerie ne joue aucun rôle, ou ne joue qu’un rôle secondaire : ce sont l’aviation et l’artillerie lourde, les gaz et les chars qui entraînent la décision.

L’art militaire a pour devoir de s’assurer le concours de toutes les armes, de les porter à leur perfection et d’en combiner judicieusement l’emploi.

On peut en dire autant des formes d’organisation en politique. Ici comme dans le domaine militaire, elles s’adaptent aux formes de la lutte.

Organisations clandestines de révolutionnaires professionnels à l’époque de l’absolutisme ; organisations éducatives, syndicales, coopératives et parlementaires (groupe à la Douma, etc.) à l’époque de la Douma ; comités d’usine, comités paysans, comités de grèves, Soviets des députés ouvriers et soldats, comités militaires révolutionnaires et large parti prolétarien reliant entre elles toutes ces formes d’organisation, dans la période des actions de masse et des insurrections ; enfin, forme étatique d’organisation du prolétariat, quand le pouvoir est concentré entre les mains de la classe ouvrière : telles sont, pour l’essentiel, les formes d’organisation sur lesquelles le prolétariat en lutte contre la bourgeoisie peut et doit s’appuyer dans des conditions données.

Le Parti a pour devoir de s’assimiler toutes ces formes d’organisation, de les porter à leur perfection et de combiner judicieusement leur activité à tout moment.

7. Le mot d’ordre. La directive.

Des décisions bien formulées, qui traduisent les buts de la guerre ou de la bataille et sont populaires parmi les troupes, ont parfois au front une importance décisive pour galvaniser l’armée, maintenir le moral, etc.

S’ils sont bien adaptés, les ordres du jour, les mots d’ordre ou les proclamations à l’adresse des armées sont aussi importants pour toute la marche de la guerre qu’une excellente artillerie lourde ou d’excellents chars rapides.

Les mots d’ordre ont plus d’importance encore dans le domaine politique, où l’on a affaire à des dizaines, à des centaines de millions d’hommes, avec leurs revendications et leurs besoins différents.

Un mot d’ordre est l’énoncé clair et concis des buts de la lutte, immédiats ou lointains, donné par un groupement dirigeant, par exemple celui du prolétariat, c’est-à-dire son parti. Les mots d’ordre diffèrent selon que les objectifs de la lutte embrassent soit toute une période historique, soit certaines phases ou certains épisodes de cette période.

Le mot d’ordre « A bas l’autocratie ! », lancé pour la première fois par le groupe « Libération du Travail » [3] dans les années 1880-1890, était un mot d’ordre de propagande, puisqu’il se proposait de gagner au Parti des adhésions individuelles ou celles de groupements composés des lutteurs les plus fermes et les plus conséquents.

A l’époque de la guerre russo-japonaise, quand l’instabilité de l’autocratie devint plus ou moins évidente pour les couches les plus larges de la classe ouvrière, il devint un mot d’ordre d’agitation, puisqu’il visait désormais à gagner des millions de travailleurs.

Dans la période qui précéda la révolution de février 1917, quand le tsarisme eut fait définitivement faillite aux yeux des masses, le mot d’ordre d’agitation « A bas l’autocratie ! » devint un mot d’ordre d’action, puisqu’il visait à entraîner des millions d’hommes à l’assaut du tsarisme.

Pendant la révolution de février, ce mot d’ordre devint une directive du Parti, c’est-à-dire un appel direct à s’emparer de telle et telle administration, de tel et tel point dans le système tsariste en un délai déterminé, puisqu’il s’agissait cette fois de renverser le tsarisme, de le détruire.

La directive est un appel direct du Parti à agir à un moment et sur un point déterminés, un appel qui a force de loi pour tous les membres du Parti et qui, d’ordinaire, est appuyé par les larges masses de travailleurs s’il formule leurs revendications d’une façon juste et précise, s’il vient réellement à son heure.

Il est aussi périlleux de confondre mot d’ordre et directive, ou mot d’ordre d’agitation et mot d’ordre d’action, qu’il peut être dangereux, sinon funeste, d’agir ou trop tôt ou trop tard.

En avril 1917, le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ! » était un mot d’ordre d’agitation. La manifestation qui entoura le Palais d’Hiver à Pétrograd, en avril 1917, en proclamant le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ! », était une tentative – et une tentative prématurée, donc néfaste, – de faire de ce mot d’ordre un mot d’ordre d’action [4].

C’était l’exemple d’une confusion des plus dangereuses entre un mot d’ordre d’agitation et un mot d’ordre d’action. Le Parti eut raison de blâmer les promoteurs de cette manifestation, puisqu’il savait que les conditions faisaient encore défaut pour transformer un tel mot d’ordre en un mot d’ordre d’action et qu’une intervention prématurée du prolétariat pouvait entraîner l’écrasement de ses forces.

D’autre part, il est des cas où le Parti se trouve dans l’obligation d’annuler ou de modifier « dans les vingt-quatre heures » un mot d’ordre (ou une directive) opportun et déjà adopté, afin d’éviter le piège de l’adversaire, ou de remettre l’exécution d’une directive à un moment plus favorable.

Ce fut le cas à Pétrograd, en juin 1917, quand une manifestation d’ouvriers et de soldats préparée avec soin et fixée au 10 juin fut « inopinément » décommandée par le Comité central de notre Parti en raison des changements intervenus dans la situation.

Le Parti a pour devoir de transformer judicieusement et à point nommé les mots d’ordre d’agitation en mots d’ordre d’action, ou les mots d’ordre d’action en directives concrètes ; ou encore, si la situation l’exige, de faire preuve de la souplesse et de la fermeté requises pour retirer en temps utile tels ou tels mots d’ordre, fassent-ils populaires, fussent-ils pressants.

 II – LE PLAN STRATEGIQUE

1. Les tournants historiques. Les plans stratégiques.

La stratégie du Parti n’est pas quelque chose de constant, qui serait donné une fois pour toutes. Elle change avec les tournants de l’histoire, avec les transformations historiques.

Ces changements se traduisent par l’établissement, pour chaque tournant historique, d’un plan stratégique particulier, qui lui correspond et qui reste en vigueur durant toute la période comprise entre deux tournants. Le plan stratégique comporte la détermination de l’axe de l’effort principal des énergies révolutionnaires et le schéma de la disposition adéquate de millions d’hommes sur le front social.

Naturellement, un plan stratégique bon pour une période historique qui a ses caractères propres, ne saurait convenir à une autre période dont les particularités sont toutes autres. A chaque tournant historique correspond le plan stratégique nécessaire pour lui et adapté à ses besoins.

On peut en dire autant par rapport à l’art militaire. Le plan stratégique élaboré contre Koltchak ne pouvait convenir à la campagne contre Denikine ; cette fois, il en fallait un autre, lequel, à son tour, ne pouvait servir, disons, pour la guerre de 1920 contre les Polonais puisque les axes d’effort principaux, aussi bien que les schémas relatifs à la disposition du gros des forces, ne pouvaient manquer de différer dans ces trois cas.

L’histoire russe contemporaine a connu trois tournants principaux qui ont donné naissance, dans la vie de notre Parti, à trois plans stratégiques différents. Nous croyons devoir les retracer brièvement pour montrer comment le Parti, d’une façon générale, change ses plans stratégiques en fonction des mouvements nouveaux de l’histoire.

2. Le premier tournant historique et l’orientation sur la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

Ce tournant a commencé au début du XX° siècle, pendant la guerre russo-japonaise, quand la défaite des armées tsaristes et les grèves politiques grandioses des ouvriers russes eurent mis en branle et précipité dans la lutte politique toutes les classes de la population. Il a pris fin lors de la révolution de février 1917.

Au cours de cette période, deux plans stratégiques se sont affrontés au sein de notre Parti : celui des menchéviks (Plékhanov-Martov, 1905) et celui des bolchéviks (le camarade Lénine, 1905).

La stratégie menchévik prévoyait que le coup principal contre le tsarisme serait porté par une coalition de la bourgeoisie libérale et du prolétariat.

Partant du fait que la révolution était alors considérée comme bourgeoise, ce plan attribuait l’hégémonie (la direction) du mouvement à la bourgeoisie libérale et vouait le prolétariat au rôle d’ »opposition d’extrême-gauche », de « stimulant » de la bourgeoisie, en perdant de vue, ou presque, le fait que la paysannerie était l’une des forces révolutionnaires essentielles.

On conçoit sans peine que ce plan était foncièrement utopique, puisqu’il laissait de côté les millions de paysans dans un pays comme la Russie ; il était réactionnaire, puisqu’il confiait le sort de la révolution à la bourgeoisie libérale (hégémonie de la bourgeoisie) ; celle-ci, en effet, était toujours prête à mettre fin, en transigeant avec le tsarisme, à la révolution, dont la victoire complète ne l’intéressait nullement.

La stratégie bolchévik (voir Deux Tactiques [5] du camarade Lénine) prévoyait que le coup principal de la révolution contre le tsarisme serait porté par une coalition du prolétariat et de la paysannerie, la bourgeoisie libérale étant neutralisée.

Partant du fait que la bourgeoisie libérale n’était pas intéressée à la victoire complète de la révolution démocratique bourgeoise, qu’à la victoire de la révolution elle préférait une transaction avec le tsarisme aux dépens des ouvriers et des paysans, ce plan attribuait l’hégémonie du mouvement révolutionnaire au prolétariat, seule classe de la Russie qui fût révolutionnaire jusqu’au bout.

Ce plan avait ceci de remarquable que non seulement il tenait un compte correct des forces motrices de la révolution, mais il renfermait en germe l’idée de la dictature du prolétariat (hégémonie du prolétariat) ; il prévoyait d’une façon géniale la phase suivante, la phase supérieure, de la révolution de Russie et facilitait le passage à cette phase.

Le cours ultérieur de la révolution jusqu’en février 1917 a confirmé entièrement la justesse de ce plan stratégique.

3. Le deuxième tournant historique et l’orientation sur la dictature du prolétariat en Russie.

Le deuxième tournant a commencé avec la révolution de février 1917, après le renversement du tsarisme ; à ce moment, la guerre impérialiste avait mis à nu les plaies mortelles du capitalisme dans le monde entier ; la bourgeoisie libérale, incapable de prendre la direction effective du pays, avait dû se contenter d’un pouvoir tout formel (Gouvernement provisoire) ; les Soviets des députés ouvriers et soldats, qui détenaient en fait le pouvoir, manquaient d’expérience et manquaient aussi de la volonté de faire de ce pouvoir l’usage nécessaire ; les soldats du front, les ouvriers et les paysans de l’arrière gémissaient sous le poids de la guerre et de la ruine économique ; le régime de la « dualité du pouvoir » et de la « commission de contacts » [6], déchiré par ses contradictions internes et également incapable de faire la guerre ou la paix, loin de trouver une « issue à l’impasse », ne faisait qu’ajouter à la confusion.

Cette période s’est terminée par la Révolution d’octobre 1917.

Deux plans stratégiques s’affrontaient alors au sein des Soviets : le plan des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, d’une part, le plan bolchévik, d’autre part.

La stratégie menchévik et socialiste-révolutionnaire qui, les premiers temps, hésitait entre les Soviets et le Gouvernement provisoire, entre la révolution et la contre-révolution, s’est cristallisée définitivement lors de l’ouverture de la Conférence démocratique (septembre 1917).

Elle visait à écarter, peu à peu mais sans relâche, les Soviets du pouvoir, et à concentrer tout le pouvoir dans le pays entre les mains d’un « Préparlement », préfiguration du futur parlement bourgeois.

Les questions de la paix et de la guerre, les questions agraire et ouvrière, ainsi que la question nationale, étaient ajournées jusqu’à la convocation d’une Assemblée constituante, elle-même ajournée sine die.

« Tout le pouvoir à l’Assemblée constituante ! » : c’est ainsi que les socialistes révolutionnaires et les menchéviks formulaient leur plan stratégique. C’était un plan qui préparait la dictature de la bourgeoisie, dictature bien peignée et bien pommadée, il est vrai, et « parfaitement démocratique », mais qui n’en était pas moins une dictature de la bourgeoisie.

La stratégie bolchévik (voir les Thèses du camarade Lénine publiées en avril 1917 [7]) prévoyait que le coup primordial serait porté par les forces réunies du prolétariat et de la paysannerie pauvre, afin de liquider le pouvoir de la bourgeoisie et d’organiser la dictature du prolétariat sous la forme d’une république des Soviets.

Rupture avec l’impérialisme et sortie de la guerre ; affranchissement des nationalités opprimées de l’ancien Empire russe ; expropriation des grands propriétaires fonciers et des capitalistes ; préparation des conditions permettant d’organiser une économie socialiste : tels étaient les éléments du plan stratégique des bolchéviks durant cette période.

« Tout le pouvoir aux Soviets ! » : c’est ainsi que les bolchéviks formulaient alors leur plan stratégique. Il avait ceci d’important que, non seulement il tenait un compte correct des forces motrices de la révolution nouvelle, de la révolution prolétarienne, en Russie, mais il facilitait et accélérait le déclenchement d’un mouvement révolutionnaire en Occident.

Le cours ultérieur des événements jusqu’à la Révolution d’Octobre a confirmé entièrement la justesse de ce plan stratégique.

4. Le troisième tournant historique et l’orientation sur la révolution prolétarienne en Europe.

Le troisième tournant a commencé avec la Révolution d’Octobre ;

à ce moment, la lutte à mort que se livraient les deux groupements impérialistes d’Occident avait atteint son point culminant ;

il était manifeste que la crise révolutionnaire mûrissait en Occident ;

en Russie, le pouvoir bourgeois, ayant fait faillite et empêtré dans ses contradictions, était tombé sous les coups de la révolution prolétarienne ;

une fois victorieuse, cette révolution, après avoir rompu avec l’impérialisme et être sortie de la guerre, avait trouvé dans les coalitions impérialistes d’Occident des ennemis jurés ;

les actes du nouveau gouvernement soviétique relatifs à la paix, à la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers, à l’expropriation des capitalistes et à l’affranchissement des nationalités opprimées lui avaient gagné la confiance de millions de travailleurs du monde entier.

C’était un tournant de portée internationale, puisque pour la première fois le front mondial du Capital était rompu, pour la première fois la question du renversement du capitalisme était posée en pratique.

Par là-même, la Révolution d’Octobre cessait d’être une force purement nationale et russe, pour devenir une force internationale ; et les ouvriers russes, autrefois détachement retardataire du prolétariat international, passaient à son avant-garde, en éveillant par leur lutte pleine d’abnégation les ouvriers d’Occident et les pays opprimés d’Orient.

Ce tournant n’a pas encore atteint le terme de son développement, il ne s’est pas encore effectué à l’échelle internationale ; mais sa teneur et son orientation générale se sont déjà révélées d’une façon suffisamment claire.

Deux plans stratégiques s’affrontaient alors dans les milieux politiques de Russie : le plan des contre-révolutionnaires, qui avaient entraîné dans leurs organisations la partie active des menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, et le plan des bolchéviks.

Les contre-révolutionnaires et les éléments actifs des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks visaient à grouper dans un même camp tous les mécontents : les officiers de l’ancien régime à l’arrière et au front, les gouvernements nationalistes bourgeois des régions périphériques, les capitalistes et les grands propriétaires fonciers expropriés par la révolution, les agents de l’Entente qui préparaient l’intervention, etc.

Ils s’orientaient sur le renversement d’un pouvoir des Soviets par des soulèvements ou par l’intervention étrangère, et sur la restauration du régime capitaliste en Russie.

Les bolchéviks, au contraire, visaient à consolider la dictature du prolétariat à l’intérieur de la Russie et à étendre la sphère d’action de la révolution prolétarienne à tous les pays du monde en unissant l’effort des prolétaires de Russie à ceux du prolétariat européen et des pays opprimés d’Orient contre l’impérialisme mondial.

Le camarade Lénine a résumé ce plan stratégique en une très remarquable formule, brève et précise, que l’on trouve dans sa brochure La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : « [Faire] le maximum de ce qui est réalisable dans un seul pays (le sien. – J. S.) POUR le développement, le soutien, l’éveil de la révolution, dans tous les pays [8].

 » Ce qui fait la valeur de ce plan stratégique, c’est que non seulement il tenait un compte correct des forces motrices de la révolution mondiale, mais il prévoyait et facilitait l’évolution des choses qui, par la suite, a imposé la Russie soviétique à l’attention du mouvement révolutionnaire du monde entier et a fait d’elle le porte-drapeau de l’émancipation des ouvriers d’Occident et des colonies d’Orient.

Le développement ultérieur de la révolution dans le monde entier et les cinq ans d’existence du pouvoir des Soviets en Russie ont entièrement confirmé la justesse de ce plan stratégique.

Quand on voit, par exemple, les contre-révolutionnaires, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, qui ont tenté à plusieurs reprises de renverser le pouvoir des Soviets, se morfondre aujourd’hui dans l’émigration, alors que le pouvoir des Soviets et l’organisation prolétarienne internationale deviennent un instrument de première importance de la politique du prolétariat mondial, n’est-il pas manifeste que ces faits plaident en faveur du plan stratégique des bolchéviks ?

NOTES

[1] L’article de Staline : « A propos de la stratégie et de la tactique des communistes russes » parut le 14 mars 1923, dans le numéro 56 de la Pravda, consacré au 25° anniversaire du Parti communiste (bolchévik) de Russie, ainsi que dans la Pétrogradskaïa Pravda, n° 57, 58 et 59 en date des 14, 15 et 16 mars 1923, et dans la revue Kommounistitcheskaïa Révoloutsia, n° 7 (46) du 1er avril 1923. Des extraits en furent reproduits plus tard, sous le titre « La Révolution d’Octobre et la stratégie des communistes russes », dans l’ouvrage de Staline : La Révolution d’Octobre, Moscou, 1932.

[2] Université Sverdlov, ou Université communiste ouvrière et paysanne J. Sverdlov. Sur l’initiative de J. Sverdlov, on avait organisé en 1918, auprès du Comité exécutif central de la RSFSR, des cours de brève durée pour propagandistes et agitateurs ; ces cours prirent, en janvier 1919, le nom d’Ecole d’administration soviétique. C’est sur la base de cette institution que le VIII° Congrès du PC (b) décida de créer une Ecole centrale du travail dans les Soviets et le Parti, qui devint, dans la seconde moitié de 1919, l’Université communiste ouvrière et paysanne J. Sverdlov.

[3] Le groupe « Libération du Travail », premier groupe marxiste russe, fut fondée à Genève en 1883 par G. Plékhanov. (Sur son activité et son rôle historique, voir l’Histoire du PC (b) de l’URSS, Moscou, 1953, pp. 13-23).

[4] Lors de la manifestation politique de masse qui se déroula à Pétrograd les 20 et 21 avril 1917, un groupe de membres du Comité de Pétrograd du Parti bolchevik (Bagdatiev et autres) lança le mot d’ordre de renversement immédiat du Gouvernement provisoire, malgré la directive du Comité central du Parti bolchévik qui recommandait de donner à cette manifestation un caractère pacifique. Le Comité central condamna le geste de ces aventuriers de « gauche » (voir V. Lénine : Œuvres, 4° édition, t. 24, pp. 208-210).

[5] Lénine : Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (voir Oeuvres, 4° édition, tome IX, pp. 1-119).

[6] La « Commission de contact », composée de Tchkhéïdzé, Steklov, Soukhanov, Philippovski et Skobélev (et, par la suite, de Tchernov et de Tsérétéli), avait été désignée par le Comité exécutif (d’opinion menchévik et socialiste-révolutionnaire) du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, le 7 mars 1917, pour entrer en contact avec le Gouvernement provisoire, « influer » sur lui et « contrôler » son activité.

En fait, la « commission de contact » aida le Gouvernement provisoire à appliquer sa politique bourgeoise et essaya de détourner les masses ouvrières de la lutte révolutionnaire active tendant à faire passer tout le pouvoir aux Soviets. Elle subsista jusqu’en mai 1917, date à laquelle les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se firent représenter directement au Gouvernement provisoire.

[7] Lénine : Les tâches du prolétariat dans notre révolution (voir Oeuvres, 4° édition, tome XXIV, pp. 1-7).

[8] Lénine : La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (voir Oeuvres, t. 28, p. 302).

=>Oeuvres de Staline

Staline : Discours radiodiffusé du 3 juillet 1941

Camarades ! Citoyens !
Frères et Sœurs !
Combattants de notre armée et de notre flotte !
Je m’adresse à vous, mes amis !

La perfide agression militaire de l’Allemagne hitlérienne, commencée le 22 juin, se poursuit contre notre Patrie.

Malgré la résistance héroïque de l’Armée rouge, et bien que les meilleures divisions de l’ennemi et les unités les meilleures de son aviation aient déjà été défaites et aient trouvé la mort sur les champs de bataille, l’ennemi continue a se ruer en avant, jetant sur le front des forces nouvelles.

Les troupes hitlériennes ont pu s’emparer de la Lituanie, d’une grande partie de la Lettonie, de la partie ouest de la Biélorussie, d’une partie de l’Ukraine occidentale.

L’aviation fasciste étend l’action de ses bombardiers, en soumettant au bombardement Mourmansk, Orcha, Moguilev, Smolensk, Kiev, Odessa, Sébastopol.

Un grave danger pèse sur notre Patrie.

Comment a-t-il pu se faire que notre glorieuse Armée rouge ait abandonné aux troupes fascistes une série de nos villes et régions ?

Les troupes fascistes allemandes sont-elles vraiment invincibles comme le proclament sans cesse à cor et a cri les propagandistes fascistes fanfarons ?

Non, bien sûr.

L’histoire montre qu’il n’a jamais existé et qu’il n’existe pas d’armées invincibles.

On estimait que l’armée de Napoléon était invincible.

Mais elle a été battue successivement par les troupes russes, anglaises, allemandes.

L’armée allemande de Guillaume, au cours de la première guerre impérialiste, était également considérée comme une armée invincible ; mais elle s’est vu infliger mainte défaite par les troupes russes et anglo-françaises, et elle a été finalement battue par les troupes anglo-françaises.

Il faut en dire autant de l’actuelle armée allemande fasciste de Hitler.

Elle n’avait pas encore rencontré de sérieuse résistance sur le continent européen.

C’est seulement sur notre territoire qu’elle a rencontré une résistance sérieuse.

Et si a la suite de cette résistance les meilleures divisions de l’armée fasciste allemande ont été battues par notre Armée rouge, c’est que l’armée fasciste hitlérienne peut également être battue et le sera comme le furent les armées de Napoléon et de Guillaume.

Qu’une partie de notre territoire se soit néanmoins trouvée envahie par les troupes fascistes allemandes, cela s’explique surtout par le fait que la guerre de l’Allemagne fasciste contre l’URSS a été déclenchée dans des conditions avantageuses pour les troupes allemandes et désavantageuses pour les troupes soviétiques.

En effet, les troupes de l’Allemagne, comme pays menant la guerre, avaient été entièrement mobilisées.

170 divisions lancées par l’Allemagne contre l’URSS et amenées aux frontières de ce pays se tenaient entièrement prêtes, n’attendant que le signal pour se mettre en marche.

Tandis que, pour les troupes soviétiques, il fallait encore les mobiliser et les amener aux frontières.

Chose très importante encore, c’est que l’Allemagne fasciste a violé perfidement et inopinément le pacte de non-agression conclu, en 1939, entre elle et l’URSS sans vouloir tenir compte qu’elle serait regardée par le monde entier comme l’agresseur.

On conçoit que notre pays pacifique, qui ne voulait pas assumer l’initiative de la violation du pacte, ne pouvait s’engager sur ce chemin de la félonie.

On peut nous demander : comment a-t-il pu se faire que le Gouvernement soviétique ait accepté de conclure un pacte de non-agression avec des félons de cette espèce et des monstres tels que Hitler en Ribbentrop ?

Le Gouvernement soviétique n’a-t-il pas en l’occurrence commis une erreur ?

Non, bien sûr.

Le pacte de non-agression est un pacte de paix entre deux Etats.

Et c’est un pacte de ce genre que l’Allemagne nous avait proposé en 1939.

Le Gouvernement soviétique pouvait-il repousser cette proposition ?

Je pense qu’aucun Etat pacifique ne peut refuser un accord de paix avec une Puissance voisine, même si a la tête de cette dernière se trouvent des monstres et des cannibales comme Hitler et Ribbentrop.

Cela, bien entendu, a une condition expresse : que l’accord de paix ne porte atteinte, ni directement ni indirectement, a l’intégrité territoriale, a l’indépendance et a l’honneur de l’Etat pacifique.

On sait que le pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS était justement un pacte de ce genre.

Qu’avons-nous gagné en concluant avec l’Allemagne un pacte de non-agression ?

Nous avons assuré a notre pays la paix pendant un an et demi et la possibilité de préparer nos forces a la riposte au cas où l’Allemagne fasciste se serait hasardée a attaquer notre pays en dépit du pacte.

C’est la un gain certain pour nous et une perte pour l’Allemagne fasciste.

Qu’est-ce que l’Allemagne fasciste a gagné et qu’est-ce qu’elle a perdu, en rompant perfidement le pacte et en attaquant l’URSS ?

Elle a obtenu ainsi un certain avantage pour ses troupes pendant un court laps de temps, mais elle a perdu au point de vue politique, en se démasquant aux yeux du monde comme un agresseur sanglant.

Il est hors de doute que cet avantage militaire de courte durée n’est pour l’Allemagne qu’un épisode, tandis que l’immense avantage politique de l’URSS est un facteur sérieux et durable, appelé à favoriser les succès militaires décisifs de l’Armée rouge dans la guerre contre l’Allemagne fasciste.

Voilà pourquoi toute notre vaillante armée, toute notre vaillante flotte navale, tous nos aviateurs intrépides, tous les peuples de notre pays, tous les meilleurs hommes d’Europe, d’Amérique et d’Asie, enfin tous les meilleurs hommes de l’Allemagne flétrissent l’action perfide des fascistes allemands et sympathisent avec le Gouvernement soviétique, approuvent la conduite du Gouvernement soviétique et se rendent compte que notre cause est juste, que l’ennemi sera écrasé, et que nous vaincrons.

La guerre nous ayant été imposée, notre pays est entré dans un combat a mort avec son pire et perfide ennemi, le fascisme allemand. Nos troupes se battent héroïquement contre un ennemi abondamment pourvu de chars et d’aviation.

L’Armée et la Flotte rouges, surmontant de nombreuses difficultés, se battent avec abnégation pour chaque pouce de terre soviétique.

Les forces principales de l’Armée rouge, pourvues de milliers de chars et d’avions, entrent en action. La vaillance des guerriers de l’Armée rouge est sans exemple. La riposte que nous infligeons a l’ennemi s’accentue et se développe. Aux côtés de l’Armée rouge le peuple soviétique tout entier se dresse pour la défense de la Patrie.

Que faut-il pour supprimer le danger qui pèse sur notre Patrie et quelles mesures faut-il prendre pour écraser l’ennemi ?

Il faut tout d’abord que nos hommes, les hommes soviétiques, comprennent toute la gravité du danger qui menace notre pays et renoncent a la quiétude et a l’insouciance, a l’état d’esprit qui est celui du temps de la construction pacifique, état d’esprit parfaitement compréhensible avant la guerre, mais funeste aujourd’hui que la guerre a radicalement changé la situation.

L’ennemi est cruel, inexorable.

Il s’assigne pour but de s’emparer de nos terres arrosées de notre sueur, de s’emparer de notre blé et de notre pétrole, fruits de notre labeur.

Il s’assigne pour but de rétablir le pouvoir des grands propriétaires fonciers, de restaurer le tsarisme, d’anéantir la culture et l’indépendance nationales des Russes, Ukrainiens, Biélorussiens, Lituaniens, Lettons, Estoniens, Ouzbeks, Tatars, Moldaves, Géorgiens, Arméniens, Azerbaidjans et autres peuples libres de l’Union soviétique ; de les germaniser, d’en faire les esclaves des princes et des barons allemands.

Il s’agit ainsi de la vie ou de la mort de l’Etat soviétique, de la vie ou de la mort des peuples de l’URSS ; il s’agit de la liberté ou de la servitude des peuples de l’Union soviétique.

Il faut que les hommes soviétiques le comprennent et cessent d’être insouciants ; qu’ils se mobilisent et réorganisent tout leur travail selon un mode nouveau, le mode militaire, qui ne ferait pas quartier a l’ennemi.

Il faut aussi qu’il n’y ait point de place dans nos rangs pour les pleurnicheurs et les poltrons, les semeurs de panique et les déserteurs ; que nos hommes soient exempts de peur dans la lutte et marchent avec abnégation dans notre guerre libératrice pour le salut de la Patrie, contre les asservisseurs fascistes.

Le grand Lénine, qui a créé notre Etat, a dit que la qualité essentielle des hommes soviétiques doit être le courage, la vaillance, l’intrépidité dans la lutte, la volonté de se battre aux côtés du peuple contre les ennemis de notre Patrie.

Il faut que cette excellente qualité bolchevique devienne celle des millions et des millions d’hommes de l’Armée rouge, de notre Flotte rouge et de tous les peuples de l’Union soviétique.

Il faut immédiatement réorganiser tout notre travail sur le pied de guerre, en subordonnant toutes choses aux intérêts du front et à l’organisation de l’écrasement de l’ennemi.
Les peuples de l’Union soviétique voient maintenant que le fascisme allemand est inexorable dans sa rage furieuse et dans sa haine contre notre Patrie qui assure a tous les travailleurs le travail libre et le bien-être.

Les peuples de l’Union soviétique doivent se dresser pour la défense de leurs droits, de leur terre, contre l’ennemi.

L’Armée et la Flotte rouges ainsi que tous les citoyens de l’Union soviétique doivent défendre chaque pouce de la terre soviétique, se battre jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour nos villes et nos villages, faire preuve de courage, d’initiative et de présence d’esprit, – toutes qualités propres a notre peuple.

Il nous faut organiser une aide multiple a l’Armée rouge, pourvoir a son recrutement intense, lui assurer le ravitaillement nécessaire, organiser le transport rapide des troupes et des matériels de guerre, prêter un large secours aux blessés.

Il nous faut affermir l’arrière de l’Armée rouge, en subordonnant a cette œuvre tout notre travail ; assurer l’intense fonctionnement de toutes les entreprises ; fabriquer en plus grand nombre fusils, mitrailleuses, canons, cartouches, obus, avions ; organiser la protection des usines, des centrales électriques, des communications téléphoniques et télégraphiques ; organiser sur place la défense antiaérienne.

II nous faut organiser une lutte implacable contre les désorganisateurs de l’arrière, les déserteurs, les semeurs de panique, les propagateurs de bruits de toutes sortes, anéantir les espions, les agents de diversion, les parachutistes ennemis en apportant ainsi un concours rapide à nos bataillons de chasse.

Il ne faut pas oublier que l’ennemi est perfide, rusé, expert en l’art de tromper et de répandre de faux bruits.

De tout cela il faut tenir compte et ne pas se laisser prendre à la provocation.

Il faut immédiatement traduire devant le Tribunal militaire, sans égard aux personnalités, tous ceux qui, semant la panique et faisant preuve de poltronnerie, entravent l’œuvre de la défense.

En cas de retraite forcée des unités de l’Armée rouge, il faut emmener tout le matériel roulant des chemins de fer, ne pas laisser à l’ennemi une seule locomotive ni un seul wagon ; ne pas laisser a l’ennemi un seul kilogramme de blé, ni un litre de carburant.

Les kolkhoziens doivent emmener tout leur bétail, verser leur blé en dépôt aux organismes d’Etat qui l’achemineront vers les régions de l’arrière.

Toutes les matières de valeur, y compris les métaux non ferreux, le blé et le carburant qui ne peuvent être évacués doivent être absolument détruites.

Dans les régions occupées par l’ennemi il faut former des détachements de partisans à cheval et à pied, des groupes de destruction pour lutter contre les unités de l’armée ennemie, pour attiser la guérilla en tous lieux, pour faire sauter les ponts et les routes, détériorer les communications téléphoniques et télégraphiques, incendier les forêts, les dépôts, les convois.

Dans les régions envahies il faut créer des conditions insupportables pour l’ennemi et tous ses auxiliaires, les poursuivre et les détruire a chaque pas, faire échouer toutes les mesures prises par l’ennemi.

On ne peut considérer la guerre contre l’Allemagne fasciste comme une guerre ordinaire.

Ce n’est pas seulement une guerre qui se livre entre deux armées. C’est aussi la grande guerre du peuple soviétique tout entier contre les troupes fascistes allemandes.

Cette guerre du peuple pour le salut de la Patrie, contre les oppresseurs fascistes, n’a pas seulement pour objet de supprimer le danger qui pèse sur notre pays, mais encore d’aider tous les peuples d’Europe qui gémissent sous le joug du fascisme allemand.

Nous ne serons pas seuls dans cette guerre libératrice.

Nos fidèles alliés dans cette grande guerre, ce sont les peuples de l’Europe et de l’Amérique y compris le peuple allemand qui est asservi par les meneurs hitlériens.

Notre guerre pour la liberté de notre Patrie se confondra avec la lutte des peuples d’Europe et d’Amérique pour leur indépendance, pour les libertés démocratiques.

Ce sera le front unique des peuples qui s’affirment pour la liberté contre l’asservissement et la menace d’asservissement de la part des armées fascistes de Hitler.

Ceci étant, le discours historique prononcé par le Premier ministre de Grande-Bretagne, Monsieur Churchill, sur l’aide à prêter à l’Union soviétique et la déclaration du gouvernement des Etats-Unis se disant prêt à accorder toute assistance a notre pays ne peuvent susciter qu’un sentiment de reconnaissance dans le cœur des peuples de l’Union soviétique ; ce discours et cette déclaration sont parfaitement compréhensibles et significatifs.

Camarades, nos forces sont incalculables.

L’ennemi présomptueux s’en convaincra bientôt.

Aux côtés de l’Armée rouge se lèvent des milliers d’ouvriers, de kolkhoziens et d’intellectuels pour la guerre contre l’agresseur.

On verra se lever les masses innombrables de notre peuple.

Déjà les travailleurs de Moscou et de Leningrad, pour appuyer l’Armée rouge, ont entrepris d’organiser une milice populaire forte de milliers et de milliers d’hommes.

Cette milice populaire, il faut la créer dans chaque ville que menace le danger d’une invasion ennemie ; il faut dresser pour la lutte tous les travailleurs qui offriront leurs poitrines pour défendre leur liberté, leur honneur, leur pays, dans notre guerre contre le fascisme allemand, pour le salut de la Patrie.

Afin de mobiliser rapidement toutes les forces des peuples de l’URSS, en vue d’organiser la riposte a l’ennemi qui a attaqué perfidement notre Patrie, il a été formé un Comité d’Etat pour la Défense, qui détient maintenant la plénitude du pouvoir dans le pays.

Le Comité d’Etat pour la Défense a commencé son travail, il appelle le peuple entier a se rallier autour du Parti de Lénine et de Staline, autour du Gouvernement soviétique, pour soutenir avec abnégation l’Armée et la Flotte rouges, pour écraser l’ennemi, pour remporter la victoire.

Toutes nos forces pour le soutien de notre héroïque Armée rouge, de notre glorieuse Flotte rouge !

Toutes les forces du peuple pour écraser l’ennemi !

En avant vers notre victoire !

=>Oeuvres de Staline

Staline : Coup d’œil rapide sur les divergences dans le parti

10 mai 1905

Publié d’après le texte de la brochure éditée par le Comité de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. en mai 1905. Traduit du géorgien.

Cette brochure a été écrite à la fin d’avril 1905 en réponse aux articles de N. Jordania : « Majorité ou minorité », paru dans le Social-démocrate, « Qu’est-ce qu’un parti ? », publié dans le Mogzaouri, etc. Le Centre bolchévik à l’étranger en apprit bientôt la parution et, le 18 juillet 1905, Nadiejda Kroupskaïa demandait dans une lettre au Comité de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R. qu’on en expédiât des exemplaires à l’étranger. Elle fut largement diffusée parmi les organisations bolchéviks de Transcaucasie ; c’est par elle que les ouvriers avancés apprirent à connaître les divergences à l’intérieur du parti et la position prise par Lénine et les bolchéviks. La brochure avait été publiée en mai 1905 par l’imprimerie clandestine d’Avlabar de l’Union caucasienne du P.O.S.D.R., en géorgien, et au mois d’août en russe et en arménien ; il en fut tiré 1.500 à 2.000 exemplaires dans chaque langue. (N.R.).

« La social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme. » Karl Kautsky.

Ils sont vraiment par trop importuns, nos « menchéviks » ! Je parle des « menchéviks » de Tiflis. Ayant eu vent des divergences dans le parti, les voilà qui vont répétant : qu’on le veuille ou non, partout et toujours nous parlerons de ces divergences ; qu’on le veuille ou non, nous nous en prendrons en toutes circonstances aux « bolchéviks » !

Et ils s’en prennent à nous comme des possédés. A tous les carrefours, entre eux ou devant des étrangers, bref, n’importe où, ils clament la même chose : méfiez-vous de la « majorité », ces gens ne sont pas des nôtres, ils ne sont pas sûrs ! Non contents de leur champ d’action « habituel », ils ont porté « l’affaire » dans les publications légales et par là, ils ont porté « l’affaire » une fois de plus, montré au monde leur… importunité.

De quoi la « majorité » s’est-elle rendue coupable ? Pourquoi notre « minorité » est-elle si « en colère » ?

Interrogeons l’histoire.

La « majorité » et la « minorité » sont apparues pour la première fois au deuxième congrès du parti (en 1903).

C’était le congrès où nos forces dispersées devaient s’unir en un parti unique, en un parti puissant. Nous autres, militants du parti, nous fondions de grands espoirs sur ce congrès. Enfin, nous exclamions-nous avec joie, nous allons pouvoir nous grouper au sein d’un parti unique ; nous pourrons agir suivant un plan d’ensemble !…

Sans doute notre action s’était-elle déjà exercée, mais elle était dispersée et inorganisée. Sans doute avions- nous déjà tenté de nous unir, et c’est pour cela que nous avions convoqué le premier congrès du parti (en 1898) ; notre « union » s’était même faite apparemment, mais cette unité n’existait qu’en paroles : le parti demeurait fractionné en groupes distincts ; ses forces toujours éparses demandaient à être réunies.

Et voici que le deuxième congrès du parti devait rassembler les forces dispersées, les souder. Nous devions créer un parti unique.

Mais il est apparu en fait que nos espoirs étaient jusqu’à un certain point prématurés. le congrès n’a pu nous donner un parti un et indivisible ; il n’a fait qu’en poser les fondements. En revanche, il nous a montré clairement qu’il existait deux tendances dans le parti : celle de l’Iskra (il s’agit ici de l’ancienne Iskra) [1] et celle de ses adversaires.

En conséquence, le congrès s’est scindé en deux parties : la « majorité » et la « minorité ». Les premiers se sont ralliés à la tendance de l’Iskra et se sont groupés autour d’elle ; les seconds, en tant qu’adversaires de l’Iskra, ont adopté la position contraire.

De cette façon, l’Iskra est devenue le drapeau de la « majorité » du parti, et sa position celle de la « majorité ».

Quelle voie suivait l’Iskra, que défendait-elle ?

Pour le comprendre, il faut savoir dans quelles conditions elle est apparue dans l’histoire.

L’Iskra a commencé à paraître en décembre 1900. C’était à l’époque où une crise s’était ouverte dans l’industrie russe. Peu à peu, la prospérité industrielle, qui s’était accompagnée d’une série de grèves corporatives (1896-1898), faisait place à la crise. Celle-ci, s’aggravant de jour en jour, devenait un obstacle aux grèves corporatives.

Néanmoins, le mouvement ouvrier se frayait un chemin et continuait à progresser : les petits ruisseaux se mêlaient pour ne former qu’un même torrent, le mouvement prenait une nuance de classe et s’engageait peu à peu dans la voie de la lutte politique. Le mouvement ouvrier grandissait avec une rapidité surprenante…

Seulement on ne voyait pas d’avant-garde, une social-démocratie [2] susceptible d’introduire dans ce mouvement une conscience socialiste, de l’unir au socialisme et de donner ainsi à la lutte du prolétariat un caractère social-démocrate.

Que faisaient donc les « social-démocrates » d’alors (on les appelait les « économistes ») ? Ils encensaient le mouvement spontané et répétaient avec insouciance : une conscience socialiste n’est pas si nécessaire au mouvement ouvrier, il atteindra bien son but sans elle ; l’essentiel, c’est le mouvement lui-même. Le mouvement est tout, la conscience une vétille. Un mouvement sans socialisme, voilà à quoi ils tendaient.

Quel sera, dans ce cas, le rôle de la social-démocratie de Russie ?

Celui d’instrument docile du mouvement spontané, affirmaient-ils. Il ne nous appartient pas d’introduire la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier, il ne nous appartient pas de prendre la tête de ce mouvement : simplement de demeurer attentifs au mouvement et de noter avec précision ce qui se passe dans la vie sociale, – nous devons nous mettre à la remorque du mouvement spontané [3]. En un mot, on représentait la social-démocratie comme un poids mort dans le mouvement.

Qui ne reconnaît pas la social-démocratie ne doit pas non plus reconnaître le Parti social- démocrate. Voilà pourquoi les « économistes » répétaient si opiniâtrement que l’existence d’un parti politique du prolétariat était impossible en Russie.

Que les libéraux s’occupent de la lutte politique : cela leur sied mieux, disaient-ils. Nous devons exister comme par le passé sous forme de cercles distincts et agir isolément, chacun dans son coin.

Pas de parti, mais un cercle ! disaient-ils.

C’est ainsi que, d’une part, le mouvement ouvrier grandissait et avait besoin d’une avant- garde pour le guider ; et que, d’autre part, la « social-démocratie », en la personne des « économistes », au lieu de prendre la tête du mouvement, se récusait et se mettait à sa remorque.

Il fallait proclamer bien haut que le mouvement ouvrier spontané sans le socialisme n’est qu’un tâtonnement dans les ténèbres, qui peut-être aboutira un jour, mais sait-on quand et au prix de quelles souffrances ; que la conscience socialiste a donc une très grande importance pour le mouvement ouvrier.

Il fallait dire de même que la social-démocratie, qui incarne cette conscience, a le devoir d’introduire la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier, d’en prendre toujours la tête au lieu de regarder du dehors le mouvement ouvrier spontané, de se mettre à sa remorque.

Il fallait d’autre part formuler cette idée que la social-démocratie de Russie a expressément le devoir de rassembler les différents détachements d’avant-garde du prolétariat, de les grouper en un parti unique et de mettre fin ainsi, une fois pour toutes, au désarroi du parti.

Et c’est l’élaboration de ces problèmes que l’Iskra avait abordée.

Voici ce qu’elle déclare dans son article-programme (voir l’Iskra n°1) :

« La social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme »[5], c’est-à-dire qu’un mouvement sans socialisme, ou un socialisme qui reste à l’écart du mouvement, sont des phénomènes indésirables, et que la social-démocratie doit les combattre.

Et comme les « économistes » et le groupe du Rabotchéié Diélo s’inclinaient devant le mouvement spontané, qu’ils diminuaient l’importance du socialisme, l’Iskra signalait que « détaché de la social- démocratie, le mouvement ouvrier s’amenuise et s’embourgeoise nécessairement ». Dès lors, la social-démocratie a pour devoir d’ « indiquer à ce mouvement son but final, ses tâches politiques, de préserver son indépendance politique et idéologique ».

Quels sont les devoirs qui incombent à la social-démocratie de Russie ?

De là, poursuit l’Iskra, découle naturellement la tâche que la social-démocratie russe est appelée à réaliser : faire pénétrer les idées socialistes et la conscience politique dans la masse du prolétariat et organiser un parti révolutionnaire indissolublement lié au mouvement ouvrier spontané, c’est-à-dire qu’elle doit toujours se trouver à la tête du mouvement et que son premier devoir est de grouper en un parti unique les forces social-démocrates du mouvement ouvrier.

C’est ainsi que la rédaction de l’Iskra [4] motive son programme.

L’Iskra a-t-elle réalisé ce superbe programme ?

Chacun sait avec quelle abnégation elle a appliqué ces idées si importantes. C’est ce qu’a clairement montré le IIe congrès du parti, qui, par une majorité de 35 voix, a reconnu l’Iskra comme organe central du parti.

N’est-il pas ridicule de voir, après cela, certains pseudo-marxistes se mettre à « démolir » la vieille Iskra !

Voici ce qu’écrit au sujet de l’Iskra le Social-démocrate menchévik :

Elle

[l’Iskra]

aurait dû analyser les idées de « l’économisme », en rejeter les idées fausses, en adopter celles qui étaient justes et lui faire prendre un cours nouveau… Mais il n’en fut point ainsi. La lutte contre « l’économisme » fit tomber dans un autre extrême : on rabaissa la lutte économique, on prit à son égard une attitude de dédain et on accorda la prédominance à la lutte politique. La politique sans l’économie [probablement : « sans l’économique »], telle est la nouvelle tendance. (Voir le Social-démocrate n°1, « Majorité ou minorité ? »).

Mais où, quand, dans quel pays tout cela s’est-il passé, honorable « critique » ? Que faisaient Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, Starover ? Pourquoi n’ont-ils pas engagé l’Iskra dans la voie de la « vérité » ? N’étaient-ils pas la majorité dans la rédaction ? Et vous même, où étiez-vous jusqu’à présent, très honorable ami ? Pourquoi n’avez-vous pas mis en garde le IIe congrès du parti ? Il n’aurait pas alors reconnu l’Iskra comme organe central.

Mais laissons là le « critique ».

La vérité est que l’Iskra a bien noté quelles étaient « les questions d’actualité » ; elle s’est engagée dans la voie dont j’ai parlé plus haut et elle a appliqué son programme avec abnégation.

Lénine, dans son admirable Que faire ? a défini avec encore plus de netteté et de façon plus probante la position de l’Iskra.

Arrêtons-nous sur ce livre.

Les « économistes » se sont inclinés devant le mouvement ouvrier spontané ; mais qui donc ignore que le mouvement spontané est un mouvement sans socialisme, et que « c’est là le trade-unionisme » [5] qui ne veut rien voir au-delà du capitalisme ? Qui donc ignore qu’un mouvement ouvrier sans socialisme ne peut que piétiner sur place, dans le cadre du capitalisme, errer à tâtons autour de la propriété privée ; peut-être aboutira-t-il un jour à la révolution sociale, mais sait-on quand et au prix de quelles souffrances ?

Est-il différent pour les ouvriers d’entrer dans la « terre promise » très prochainement ou au bout d’un long intervalle de temps, par un chemin facile ou pénible ?

Il est clair que quiconque exalte le mouvement spontané et s’incline devant lui, creuse, qu’il le veuille ou non, un fossé entre le socialisme et le mouvement ouvrier, diminue l’importance de l’idéologie socialiste, la bannit de la vie et assujettit, qu’il le veuille ou non, les ouvriers à l’idéologie bourgeoise, parce qu’il ne comprend pas que la « social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme [6] », que tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie, signifie par là même, qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien, un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers [7].

Précisons. Il ne peut exister de nos jours que deux idéologies : l’idéologie bourgeoise et l’idéologie socialiste.

Ce qui les différencie, c’est entre autres, que la première, c’est-à-dire l’idéologie bourgeoise, est beaucoup plus ancienne, plus répandue et plus profondément ancrée dans la vie que la seconde ; que l’on se heurte aux conceptions bourgeoises, partout et toujours, dans un milieu étranger et dans le sien propre, alors que l’idéologie socialiste n’en est qu’à ses premiers pas, ne fait que s’ouvrir un chemin. Inutile de dire que s’il s’agit de la diffusion des idées, l’idéologie bourgeoise, c’est-à-dire la conscience trade-unioniste, se propage bien plus aisément et imprègne bien plus largement le mouvement ouvrier spontané que ne le fait l’idéologie socialiste, encore à ses premiers pas. Cela est d’autant plus vrai que, de lui-même, le mouvement spontané – le mouvement sans socialisme, – « tend précisément à se subordonner à l’idéologie bourgeoise [8] ».

Or, cette subordination à l’idéologie bourgeoise signifie l’éviction de l’idéologie socialiste, puisqu’elles sont la négation l’une de l’autre.

Comment ! nous demandera-t-on, la classe ouvrière n’est-elle pas attirée vers le socialisme ? Si, elle l’est. Sinon l’action de la social-démocratie resterait vaine. Mais il est vraie qu’à cette attirance s’oppose et fait obstacle une autre attirance : celle de l’idéologie bourgeoise.

Je viens de dire que notre vie sociale est imprégnée d’idées bourgeoises ; aussi est-il beaucoup plus facile de diffuser l’idéologie bourgeoise que l’idéologie socialiste. Il ne faut pas oublier qu’entre temps les idéologues bourgeois ne dorment pas ; qu’à leur manière ils se déguisent en socialistes et s’efforcent inlassablement de soumettre la classe ouvrière à l’idéologie bourgeoise.

Si à leur tour les social-démocrates, à l’instar des « économistes », bayent aux corneilles et se mettent à la remorque du mouvement spontané (le mouvement ouvrier est spontané quand la social-démocratie se conduit de la sorte), il va de soi que le mouvement ouvrier spontané suivra ce chemin battu et se soumettra à l’idéologie bourgeoise, bien entendu jusqu’à l’heure où, à force d’errer et de souffrir, il lui faudra bien rompre avec l’idéologie bourgeoise et s’élancer vers la révolution sociale.

Voilà ce qui s’appelle l’attirance de l’idéologie bourgeoise.

Écoutons Lénine :

La classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme, mais l’idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscité sous les formes les plus variées) n’en est pas moins celle qui, spontanément s’impose surtout à l’ouvrier [9]. C’est pourquoi précisément le mouvement ouvrier spontané, tant qu’il est spontané, tant qu’il ne s’est pas uni à la conscience socialiste, demeure soumis à l’idéologie bourgeoise et tend à cette soumission [10].

S’il n’en était pas ainsi, la critique social-démocrate, la propagande social-démocrate seraient superflues, et l’ « union du mouvement ouvrier et du socialisme » le serait également.

La social-démocratie a le devoir de lutter contre cette attirance vers l’idéologie bourgeoise et d’en favoriser une autre – vers le socialisme.

Certes, un jour, après avoir longtemps erré et souffert, le mouvement spontané, même sans l’aide de la social-démocratie, arrivera à ses fins, se présentera aux portes de la révolution socialiste, car « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme » [11].

Mais comment se comporter d’ici là, que faire en attendant ? Se croiser les bras, à l’exemple des « économistes », et laisser le champ libre aux Strouvé [12] et aux Zoubatov [13] ? Répudier la social-démocratie et favoriser ainsi la domination de l’idéologie bourgeoise, trade-unioniste ? Oublier le marxisme et ne pas « unir le socialisme au mouvement ouvrier » ?

Non ! La social-démocratie est l’avant-garde du prolétariat [14], et elle a pour devoir de marcher toujours à sa tête ; elle a pour devoir de « détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, et de s’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire [15] ».

Le devoir de la social- démocratie est de faire pénétrer la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier spontané, d’unir le mouvement ouvrier au socialisme, et de donner ainsi à la lutte du prolétariat un caractère social-démocrate.

On dit que, dans certains pays, la classe ouvrière a élaboré elle-même une idéologie socialiste (le socialisme scientifique) et qu’elle en élaborera une elle-même aussi dans les autres pays ; qu’il se(rait donc parfaitement superflu d’introduire du dehors la conscience socialiste dans le mouvement ouvrier.

Mais c’est là une erreur profonde. Pour élaborer le socialisme scientifique, il faut être à la pointe de la science, il faut être armé de connaissances scientifiques et savoir analyser à fond les lois du développement historique.

Or la classe ouvrière, tant qu’elle reste classe ouvrière, n’est pas de force à se placer à la pointe de la science, à la faire progresser et à analyser scientifiquement les lois historiques : elle n’en a ni le temps ni les moyens. Le socialisme scientifique « ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique… » dit Kautsky.

…Cependant le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois [souligné par Kautsky]. C’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés [16].

Lénine déclare en conséquence : tous ceux qui s’inclinent devant le mouvement ouvrier spontané et qui, les bras croisés, le regardent de loin ; qui amoindrissent constamment le rôle de la social-démocratie et laissent le champ libre aux Strouvé et aux Zoubatov, se figurent que ce mouvement va, par lui-même, élaborer le socialisme scientifique. « Mais c’est une erreur profonde [17] ». Certains pensent que les ouvriers de Pétersbourg qui firent grève de 1890 à 1900 avaient une conscience social-démocrate ; mais c’est encore une erreur ! Cette conscience, ils ne l’avaient pas, et ne pouvaient pas l’avoir.

Elle

[la conscience social-démocrate]

ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques et économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels.

Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois [18].

Certes, il ne s’ensuit pas, continue Lénine, que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent comme théoriciens du socialisme, tels les Proudhon et les Weitling [tous deux étaient des ouvriers] ; en d’autres termes, ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir la connaissance plus ou moins parfaite de leur époque, et à l’augmenter [19].

Toutes ces choses, on peut se les représenter à peu près ainsi. Il existe un régime capitaliste. Il y a des ouvriers et il y a des patrons. Entre eux, c’est la lutte. On ne voit nulle part encore de socialisme scientifique.

Il n’en était pas question alors que les ouvriers luttent. mais ils luttent séparément contre leurs patrons, se heurtent aux autorités locales ; là, ils organisent des grèves, ici, ils vont à des meetings et à des manifestations ; là, ils réclament des droits aux autorités, ici, c’est la boycottage ; les uns parlent de lutte politique, les autres de lutte économique, etc.

Néanmoins, cela ne veut pas encore dire que les ouvriers ont une conscience social-démocrate ; cela ne veut pas encore dire que leur mouvement se propose d’abattre le régime capitaliste ; qu’ils sont aussi sûrs du renversement du capitalisme et de l’instauration du régime socialiste qu’ils le sont de l’inévitabilité du lever du soleil ; qu’ils considèrent la conquête de leur domination politique (la dictature du prolétariat) comme un moyen indispensable pour faire triompher le socialisme, etc.

Entre temps, la science fait des progrès. Le mouvement ouvrier attire peu à peu son attention. La plupart des savants en arrivent à voir dans le mouvement ouvrier une révolte d’agités qu’on ferait bien de mettre à la raison à coups de nagaïka. D’autres pensent que le devoir des riches est d’accorder aux pauvres quelques miettes, autrement dit que le mouvement ouvrier est un mouvement de mendiants, dont le but est de recevoir une aumône.

Et entre mille de ces savants il ne s’en trouvera peut-être qu’un pour aborder scientifiquement l’étude du mouvement ouvrier, pour analyser scientifiquement toute la vie sociale, suivre de près le conflit des classes, prêter l’oreille au murmure de la classe ouvrière et, enfin, démontrer scientifiquement que le régime capitaliste n’est pas le moins du monde quelque chose d’éternel ; qu’il est aussi passager que le fut le féodalisme ; qu’après lui viendra inévitablement sa négation : le régime socialiste, qui ne peut être instauré que par le prolétariat au moyen de la révolution sociale. Bref c’est le socialisme scientifique qui s’élabore.

Certes, s’il n’y avait ni capitalisme ni lutte des classes, il n’y aurait pas non plus de socialisme scientifique. Mais ce qui est vrai aussi, c’est que ces hommes peu nombreux. Marx et Engels par exemple, n’auraient pas élaboré le socialisme scientifique s’ils n’avaient pas possédé des connaissances scientifiques.

Qu’est-ce que le socialisme scientifique sans le mouvement ouvrier ? Une boussole qui, laissée sans emploi, ne pourrait que se rouiller, et ne serait plus bonne qu’à être jetée par- dessus bord.

Qu’est-ce que le mouvement ouvrier sans le socialisme ? Un navire sans boussole qui finira bien par accoster l’autre rive, mais qui, s’il possédait une boussole, accosterait beaucoup plus vite et s’exposerait à moins de périls.

Unissez-les, et vous aurez un excellent navire qui ira droit à la rive opposée et gagnera le port sans dommage.

Unissez le mouvement ouvrier au socialisme, et vous aurez un mouvement social-démocrate qui s’élancera tout droit vers « la terre promise ».

Dès lors, le devoir de la social-démocratie (et non seulement des intellectuels social- démocrates) est d’unir le socialisme au mouvement ouvrier, d’introduire dans le mouvement la conscience socialiste et de conférer ainsi au mouvement ouvrier spontané un caractère social-démocrate.

Ainsi parle Lénine.

Certains affirment que, selon Lénine et la « majorité », le mouvement ouvrier, s’il n’est pas lié à l’idéologie socialiste, ira à sa perte, n’aboutira pas à la révolution sociale. Mais c’est là une pure invention, une invention d’oisifs, qui ne pouvait venir à l’esprit que de pseudo- marxistes comme Ane. (Voir « Qu’est-ce qu’un parti ? », le Mogzaouri [20], n°6).

Lénine affirme catégoriquement que « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme » [21] ; et s’il ne s’y attarde pas longuement, c’est qu’il estime superflu de démontrer ce qui l’a déjà été suffisamment. En outre, Lénine ne se proposait point d’étudier le mouvement spontané ; il voulait simplement montrer aux praticiens ce qu’ils avaient à faire de façon consciente.

Voici ce que dit Lénine dans un autre passage où il polémise contre Martov :

« Notre parti est l’interprète d’un processus inconscient ». C’est bien cela. Et c’est pourquoi l’on aurait tort de vouloir que « chaque gréviste » puisse s’intituler membre du parti ; car si « chaque grève » n’était pas simplement l’expression spontané d’un puissant instinct de classe et de la lutte de classe menant inévitablement à la révolution sociale ; si elle était l’expression consciente de ce processus, alors… notre parti… en finirait d’un seul coup avec toute la société bourgeoise [22].

Comme on le voit, selon Lénine, la lutte de classe et les batailles de classe qui ne sauraient être appelées social-démocrates, n’en conduisent pas moins inévitablement la classe ouvrière à la révolution sociale.

Si l’opinion d’autres représentants de la « majorité » vous intéresse, écoutez bien. Voici ce que dit l’un d’eux, le camarade Gorine, au IIe congrès du parti :

Que se passerait-il si le prolétariat était laissé à lui-même ? Quelque chose d’analogue à ce qui a eu lieu à la veille de la révolution bourgeoise. Les révolutionnaires bourgeois ne possédaient aucune idéologie scientifique.

Et néanmoins, le régime bourgeois est né. Le prolétariat sans idéologues aurait, bien entendu, travaillé en fin de compte, dans le sens de la révolution sociale, mais instinctivement… D’instinct aussi, le prolétariat aurait pratiqué le socialisme, mais il n’aurait pas eu de théorie socialiste. Le processus n’aurait été que ralenti et plus laborieux [23].

Cela ne nécessite pas d’éclaircissements.

Ainsi, le mouvement ouvrier spontané, le mouvement ouvrier sans socialisme, dégénère inévitablement et revêt un caractère trade-unioniste : il se soumet à l’idéologie bourgeoise. Peut-on en conclure que le socialisme est tout, et que le mouvement ouvrier n’est rien ? Évidemment non ! Seuls des idéalistes parlent ainsi. Un jour, d’ici très longtemps, le développement économique conduira inévitablement la classe ouvrière à la révolution sociale et, par suite, l’obligera à rompre tout lien avec l’idéologie bourgeoise. Seulement cette voie sera très longue et très douloureuse.

D’autre part, le socialisme sans le mouvement ouvrier, si scientifique que soit le terrain sur lequel il est né, restera une phrase creuse et perdra toute portée. Peut-on en conclure que le mouvement est tout, et que le socialisme n’est rien ? Evidemment non ! Seuls raisonnent ainsi de pseudo-marxistes pour qui la conscience n’a aucune valeur du fait qu’elle naît de la vie sociale elle-même. on peut unir le socialisme au mouvement ouvrier et le transformer ainsi, de phrase creuse, en arme acérée.

La conclusion ?

La voici : le mouvement ouvrier doit être uni au socialisme ; l’activité pratique et la pensée théorique doivent fusionner et conférer au mouvement ouvrier spontané un caractère social-démocrate, car « la social-démocratie est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme » [24]. Alors le socialisme, uni au mouvement ouvrier, de phrase creuse, deviendra, entre les mains des ouvriers, une force immense. Alors le mouvement spontané, devenu social-démocrate, marchera dans la bonne voie et à grandes enjambées vers le régime socialiste.

Ainsi, quel est le rôle de la social-démocratie de Russie ?

Que devons-nous faire ?

Notre devoir, le devoir de la social-démocratie, est de détourner le mouvement spontané des ouvriers de la voie trade-unioniste et de l’engager dans la voie de la social-démocratie. Notre devoir est d’introduire dans ce mouvement la conscience socialiste [25] et d’unir les forces d’avant-garde de la classe ouvrière en un parti centralisé. Notre tâche est de marcher toujours à la tête du mouvement, de lutter inlassablement contre tous ceux qui, ennemis ou « amis », s’opposeront à l’accomplissement de ces tâches.

Telle est en gros la position de la « majorité ».

La position de la « majorité » ne plaît point à notre « minorité » : elle est, voyez-vous, « non marxiste », elle « contredit foncièrement » le marxisme ! Vraiment, très honorables amis ? Où donc, quand, sur quelle, planète ? Lisez nos articles, disent-ils, et vous verrez que nous avons raison. Soit, lisons-les.

Voici l’article : « Qu’est-ce qu’un parti ? » (Voir le Mogzaouri, n°6). Quelles sont les accusations que le « critique Ane adresse à la « majorité » du parti ?

Elle

[la "majorité"]

… se proclame la tête du parti… et exige des autres la soumission… et pour justifier sa conduite, elle va jusqu’à inventer de nouvelles théories comme, par exemple : le peuple ouvrier ne peut s’assimiler [souligné par moi] par ses propres moyens les « idéals élevés », etc.

La question se pose maintenant : la « majorité » formule-t-elle, a-t-elle jamais formulé de pareilles « théories » ? Nulle part, jamais ! Au contraire, le représentant des idées de la « majorité », le camarade Lénine, dit tout à fait explicitement que la classe ouvrière s’assimile avec beaucoup d’aisance « les idéals élevés », qu’elle s’assimile avec beaucoup d’aisance le socialisme. Écoutez :

On dit souvent : la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que, plus profondément et plus exactement que toutes les autres, la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière : c’est pourquoi les ouvriers se l’assimilent si aisément [26].

On voit que, selon la « majorité », les ouvriers s’assimilent avec aisance les « idéals élevés » que l’on appelle le socialisme.

Mais alors, pourquoi Ane ratiocine-t-il ? Où a-t-il déniché sa singulière « découverte » ? c’est que, lecteur, le « critique » Ane avait en vue tout autre chose. il avait en vue le passage de Que faire ? où Lénine, parlant de l’élaboration du socialisme affirme que la classe ouvrière ne peut élaborer par ses propres moyens le socialisme scientifique [27].

Qu’est-ce à dire, demanderez-vous ? L’élaboration du socialisme est une chose, son assimilation en est une autre. Pourquoi Ane a-t-il oublié les passage où Lénine parle si nettement de l’assimilation des « idéals élevés » ? Vous avez raison, lecteur, mais que voulez-vous que fasse Ane s’il a si grande envie de jouer au « critique » ? Pensez donc, quel exploit héroïque : inventer soi-même une « théorie », l’attribuer à l’adversaire pour pouvoir ensuite bombarder le fruit de sa propre fantaisie ! En voilà une critique ! En tout cas, il est certain qu’Ane « n’a pu s’assimiler par ses propres moyens » le Que faire ? de Lénine.

Ouvrons maintenant le journal qui s’intitule le Social-démocrate. Que dit l’auteur de l’article : « Majorité ou minorité ? » (Voir le Social-démocrate, n°1.)

Ayant pris son courage à deux mains, il part bruyamment en guerre contre Lénine, parce que, selon ce dernier le mouvement ouvrier évolue naturellement (il fallait dire : « spontanément ») non vers le socialisme, mais vers l’idéologie bourgeoise [28].

L’auteur, on le voit, ne comprend pas que le mouvement ouvrier spontané, c’est le mouvement sans socialisme (à l’auteur de prouver le contraire) ; or, un mouvement de cette nature se soumet nécessairement à l’idéologie bourgeoise et trade-unioniste, il est attiré vers elle, puisque de nos jours il ne peut exister que deux idéologies – l’idéologie socialiste et l’idéologie bourgeoise ; et là où la première fait défaut, la seconde apparaît forcément et prend sa place (prouvez le contraire !).

Oui, c’est ainsi que parle Lénine. Mais il n’oublie cependant pas une autre tendance propre au mouvement ouvrier : celle vers le socialisme, qui n’est éclipsée que pour un certain temps par la tendance vers l’idéologie bourgeoise.

Lénine dit explicitement que « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme » [29], et il remarque très justement que le devoir de la social-démocratie est d’accélérer la victoire de cette tendance, entre autres en luttant contre les « économistes ». Mais alors, honorable « critique », pourquoi n’avez-vous pas cité dans votre article ces paroles de Lénine ? Ne sont-elles pas de ce même Lénine ? Cela n’était pas à votre avantage, n’est-il pas vrai ?

Selon Lénine… l’ouvrier, de par sa situation [souligné par moi], est plutôt un bourgeois qu’un socialiste [30]… poursuit l’auteur. Voilà une sottise à laquelle je ne m’attendais pas, même chez un tel auteur ! Est-il question chez Lénine de la situation de l’ouvrier ? Affirme-t-il que par sa situation l’ouvrier est un bourgeois ?

Quel homme stupide peut dire que, par sa situation, l’ouvrier est un bourgeois, – l’ouvrier privé des instruments de production et ne vivant que de la vente de sa force de travail ?

Non ! Lénine dit tout autre chose. La vérité est que je puis être un prolétaire et non un bourgeois par ma situation, sans toutefois prendre conscience de ma situation, et en conséquence me soumettre à l’idéologie bourgeoise. C’est le cas, en l’occurrence, pour la classe ouvrière. Et cela est très différent.

D’une façon générale, l’auteur aime à lancer des paroles en l’air : il explose soudain, sans avoir réfléchi ! Ainsi, il répète obstinément que « le léninisme contredit foncièrement le marxisme [31] » ; il le répète sans comprendre où cette « idée » le conduira. Admettons un instant qu’en effet le léninisme « contredise foncièrement le marxisme ».

Et après ? Qu’en résultera-t-il ? Ceci : « Le léninisme a entraîné » l’Iskra (la vieille Iskra), – cela l’auteur ne le nie pas, – par conséquent, l’Iskra, elle aussi, « contredit foncièrement le marxisme ». Le IIe congrès du parti, par une majorité de 35 voix, a reconnu l’Iskra comme organe central du parti et a rendu vivement hommage à ses mérites [32] ; par conséquent, ce congrès, son programme et sa tactique « contredisent foncièrement le marxisme »… Ne trouvez-vous pas cela ridicule, lecteur ?

L’auteur n’en continue pas moins : « Selon Lénine, le mouvement ouvrier spontané tend à l’union avec la bourgeoisie… » Oui, oui, l’auteur tend assurément à l’union avec la sottise, et il serait fort bon qu’il quitte ce chemin.

Mais laissons là le « critique ». Tournons-nous vers le marxisme.

L’honorable « critique » répète obstinément que la position de la « majorité » et de son représentant, Lénine, contredit foncièrement le marxisme, car, à l’en croire, Kautsky, Marx et Engels disent le contraire de ce qu’affirme Lénine ! En est-il bien ainsi ? Examinons cela !

K. Kautsky, nous annonce l’auteur, écrit dans son Programme d’Erfurt :

« Les intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie sont si contraires que les aspirations de ces deux classes ne peuvent être unies pour un temps plus ou moins long. Dans chaque pays capitaliste, la participation de la classe ouvrière à la politique aboutit tôt ou tard à sa séparation d’avec les partis bourgeois et à la formation d’un parti ouvrier indépendant ».

Que s’ensuit-il ? Uniquement ceci, que les intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat se contredisent ; que « tôt au tard » le prolétariat se séparera de la bourgeoisie pour former un parti ouvrier indépendant (retenez bien ceci ; un parti ouvrier, et non un parti ouvrier social- démocrate). L’auteur présume que, sur ce point, Kautsky s’écarte de Lénine ! Or, Lénine dit que tôt ou tard le prolétariat non seulement se séparera de la bourgeoisie, mais accomplira la révolution sociale , c’est à dire renversera la bourgeoisie [33]. La tâche de la social- démocratie, ajoute-t-il, est de faire en sorte que cela s’accomplisse le plus tôt possible et s’accomplisse consciemment. Oui, consciemment et non spontanément, car c’est précisément de cette conscience qu’il est question chez Lénine.

…Là où l’on a abouti à la formation d’un parti ouvrier indépendant, poursuit le « critique » en citant le livre de Kautsky, ce parti doit pas une nécessité naturelle s’assimiler tôt ou tard les tendances socialistes, s’il ne s’en est pas pénétré dès le début, et devenir finalement un parti ouvrier socialiste, c’est-à-dire une social-démocratie [34].

Qu’est-ce à dire ? Uniquement ceci, que le parti ouvrier s’assimilera les tendances socialistes. Mais Lénine le nie-t-il ? En aucune manière ! Lénine dit explicitement que non seulement le parti ouvrier, mais toute la classe ouvrière s’assimile le socialisme [35]. Qu’est-ce que cette ineptie que nous débitent le Social-démocrate et son héros enfoncé jusqu’au cou dans le mensonge ? Pourquoi toutes ces balivernes ? Autant, comme on dit, entendre un son de cloche sans savoir d’où il vient. C’est ce qui est arrivé à notre auteur qui s’est complètement embrouillé.

On voit qu’en la circonstance il n’y a pas entre Lénine et Kautsky un iota de divergence. En revanche, tout cela témoigne avec une clarté exceptionnelle de l’étourderie de l’auteur.

Kautsky avance-t-il quelque chose en faveur de la position de la « majorité » ? Voici ce qu’il écrit dans un de ses remarquables articles où il analyse le projet de programme de la social- démocratie autrichienne :

Beaucoup de nos critiques révisionnistes [disciples de Bernstein] imputent à Marx cette affirmation que le développement économique et la lutte de classe créent non seulement les conditions de la production socialiste, mais ils engendrent encore directement la conscience

[souligné par Kautsky]

de sa nécessité. Et voilà que ces critiques objectent que l’Angleterre, pays au développement capitaliste le plus avancé, est la plus étrangère à cette conscience.

Le projet [autrichien] donne à croire que la commission qui a élaboré le programme autrichien partage aussi ce point de vue… Le projet porte : « Plus le prolétariat augmente en conséquence du développement capitaliste, plus il est contraint de lutter contre le capitalisme et en a la possibilité. Le prolétariat vient à la conscience » de la possibilité et de la nécessité du socialisme.

Par suite, la conscience socialiste serait le résultat nécessaire, direct, de la lutte de classe prolétarienne. Et cela est entièrement faux… La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique… Or, le représentant de la science n’est pas le prolétariat, ce sont les intellectuels bourgeois [souligné par Kautsky].

C’est en effet dans le cerveau de certains membres de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il

[le socialisme scientifique]

a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat… Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément. Aussi le vieux programme de Hainfeld [36] disait-il très justement que la tâche de la social-démocratie est d’introduire dans le prolétariat la conscience de sa situation et la conscience de sa mission [37]…

Ne vous souvenez-vous pas, lecteur, de pensées analogues formulées par Lénine sur cette question, ne vous souvenez-vous pas de la position bien connue de la « majorité » ? Pourquoi le « Comité de Tiflis » et son Social-démocrate ont-ils caché la vérité ? Pourquoi l’honorable « critique », en parlant de Kautsky, n’a-t-il pas cité dans son article ce passage de Kautsky ?

Qui trompent-ils, ces très honorables messieurs : pourquoi « traitent-ils avec tant de dédain » le lecteur ? N’est-ce pas… par peur de la vérité qu’ils se cachent de la vérité et pensent que l’on peut aussi cacher la vérité ? Ils sont pareils à cet oiseau qui cache sa tête sous son aile et s’imagine que personne ne le voit ! Mais ils se trompent, tout comme cet oiseau.

Si la conscience socialiste s’est élaborée sur le terrain scientifique, si cette conscience est importée du dehors dans le mouvement ouvrier grâce aux efforts de la social- démocratie [38], il est évident que tout cela se produit parce que la classe ouvrière, aussi longtemps qu’elle reste la classe ouvrière, ne peut se placer à la pointe de la science ni élaborer par ses propres le socialisme scientifique : elle n’en a ni le temps, ni les moyens.

Voici ce que dit Kautsky dans son Programme d’Erfurt :

…Le prolétaire peut, dans le meilleur des cas, s’assimiler une partie des connaissances élaborées par la science bourgeoise et les adapter à ses buts et à ses besoins ; mais tant qu’il reste prolétaire, il n’a ni le loisir, ni les moyens de faire progresser par lui-même la science au delà des limites atteintes par les penseurs bourgeois. Aussi le socialisme ouvrier original devait-il présenter tous les signes essentiels de l’utopisme [39] [utopisme : théorie fausse, non scientifique].

Un socialisme utopique de cette nature prend souvent un caractère anarchiste, continue Kautsky, mais

… On sait que partout où le mouvement anarchiste (nous entendons par là l’utopisme prolétarien. K. Kautsky) a réellement pénétré dans les masses et est devenu un mouvement de classe, il a toujours tôt ou tard, malgré son extrémisme apparent, fini par se transformer en un mouvement purement corporatif des plus étroits [40].

En d’autres termes, si le mouvement ouvrier n’est pas uni au socialisme scientifique, il dégénère inévitablement, prend un caractère « étroitement corporatif » et, par conséquent, se soumet à l’idéologie trade-unioniste.

« C’est rabaisser les ouvriers, c’est glorifier les intellectuels ! » clament notre « critique » et son Social-démocrate ! Pauvre « critique », pitoyable Social-démocrate ! Le prolétariat est à leurs yeux une demoiselle capricieuse, et à qui l’on ne peut dire la vérité, qu’il faut toujours complimenter pour qu’elle ne se sauve pas ! Non, chers messieurs ! Nous croyons que le prolétariat fera preuve de plus de fermeté que vous ne le pensez. Nous croyons que la vérité ne lui fera pas peur ! Tandis que vous… Mais que vous dire ? N’avez-vous pas, ici même, eu peur de la vérité et caché au lecteur, dans votre article, les véritables opinions de Kautsky ?…

Ainsi, le socialisme scientifique sans mouvement ouvrier n’est que paroles creuses qu’il est toujours facile de jeter au vent.

D’autre part, le mouvement ouvrier sans socialisme, c’est un tâtonnement trade-unioniste qui, sans aucun doute, aboutira un jour à la révolution sociale, mais au prix de longues souffrances et de longs tourments.

La conclusion ?

Le mouvement ouvrier doit s’unir au socialisme : la social-démocratie, c’est l’union du mouvement ouvrier et du socialisme [41].

Ainsi parle Kautsky, théoricien du marxisme.

Nous avons vu que l’Iskra (l’ancienne) et la « majorité » disent la même chose.

Nous avons vu que telle est aussi la position du camarade Lénine.

Donc la « majorité » s’en tient fermement aux positions marxistes.

Il est évident que « l’attitude de dédain envers les ouvriers », « la glorification des intellectuels », « la position non-marxiste de la majorité » et autres perles du même genre que les critiques menchéviks sèment à profusion, ne sont que des mots ronflants, le fruit de la fantaisie des « menchéviks » de Tiflis.

En revanche, nous verrons que c’est la « minorité » de Tiflis, « le Comité de Tiflis » et son Social- démocrate qui, en réalité, « contredisent foncièrement le marxisme ». Mais nous y reviendrons. Pour l’instant, retenons ce qui suit.

Afin de confirmer ses dires, l’auteur de l’article « Majorité ou minorité ? » cite des paroles de Marx (?) :

Le théoricien de telle ou telle classe arrive théoriquement à une conclusion vers laquelle la classe elle-même est déjà pratiquement arrivée [42].

De deux choses l’une. Ou bien l’auteur ne sait pas le géorgien, ou bien il s’agit d’une faute d’impression. Personne, sauf un illettré, ne dira « vers laquelle elle est déjà arrivée ». Il faudrait dire : « à laquelle elle est déjà arrivée » ou bien « vers laquelle elle est déjà en marche ». Si l’auteur a en vue cette dernière formule (vers laquelle elle est déjà en marche), je dois faire remarquer qu’il traduit inexactement les paroles de Marx, car Marx n’a rien dit de semblable.

Et si l’auteur a en vue la première formule, la phrase qu’il rapporte se présentera ainsi : « Le théoricien de telle ou telle classe arrive théoriquement à une conclusion à laquelle la classe elle-même est déjà pratiquement arrivée ». Autrement dit, si Marx et Engels sont arrivés théoriquement à la conclusion que la chute du capitalisme et la construction du socialisme sont inévitables, c’est que le prolétariat a déjà répudié pratiquement le capitalisme, qu’il a déjà détruit le capitalisme et édifié à sa place une vie socialiste !

Pauvre Marx ! Qui sait combien d’absurdités lui attribueront encore nos pseudo-marxistes !

Est-ce bien là ce que dit Marx ? Voici ce qu’il dit en réalité : les théoriciens de la petite bourgeoisie sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquels leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits bourgeois. Tel est, d’une façon général, le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et la classe qu’ils représentent [43].

Comme on le voit, Marx ne dit pas du tout : « est déjà arrivée ». Ces paroles « philosophiques », c’est l’honorable « critique » qui les a inventées.

Ici, les paroles de Marx prennent un tout autre sens.

Quelle est la pensée qu’il développe dans ce passage ? Simplement que le théoricien de telle ou telle classe ne peut créer un idéal dont les éléments n’existent pas dans la vie ; qu’il ne peut qu’entrevoir les éléments de l’avenir et créer théoriquement sur ce terrain l’idéal auquel telle ou telle classe arrive pratiquement. La différence est que le théoricien devance la classe et entrevoit avant elle l’embryon de l’avenir. C’est ce qui s’appelle « arriver à une chose théoriquement ».

Voici ce que disent Marx et Engels dans leur Manifeste :

Pratiquement, les communistes [c’est-à-dire les social-démocrates] sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien [44].

Oui, les idéologues « entraînent les autres », ils voient beaucoup plus loin que « le reste du prolétariat » ; tout est là. Les idéologues entraînent les autres, et c’est pour cela que l’idée, la conscience socialiste, a pour le mouvement la plus grande importance.

Est-ce pour cette raison que vous vous en prenez à la « majorité », honorable « critique » ? Alors, dites adieu au marxisme, mais sachez bien que la « majorité » est fière de sa position marxiste.

Dans le cas présent, la position de la « majorité » rappelle sur bien des points celle d’Engels après 1890.

L’idée est la source de la vie sociale affirmaient les idéalistes. Selon eux, la conscience sociale est la base sur laquelle s’édifie la société. Voilà pourquoi on les a appelés idéalistes.

Il fallait démontrer que les idées ne tombent pas du ciel, qu’elles sont enfantées par la vie elle-même.

Marx et Engels sont apparus dans l’arène de l’histoire et ils se sont parfaitement acquittés de ce rôle. Ils ont démontré que la vie sociale est la source des idées, et que pour cette raison la vie de la société constitue la base sur laquelle s’édifie la conscience sociale. Ils ont ainsi creusé la tombe de l’idéalisme et déblayé la voie du matérialisme.

Certains demi-marxistes ont compris, eux, que la conscience les idées, n’ont qu’une très faible importance dans la vie.

Il fallait démontrer la grande importance des idées.

Et alors Engels entra en lice, et dans ses lettres (1891-1894) il a souligné que les idées, en effet, ne tombent pas du ciel, qu’elles sont enfantées par la vie elle-même, mais qu’une fois nées, elles acquièrent une grande importance, elles unissent les hommes, les organisent et mettent leur empreinte sur la vie sociale qui les a fait naître ; les idées ont une importance considérable dans le mouvement historique.

« Ce n’est pas du marxisme, c’est une trahison du marxisme », se sont alors écriés Bernstein et ses pareils. Les marxistes, eux, se contentaient de sourire…

Il y avait en Russie des demi-marxistes, les « économistes ». Ils affirmaient que puisque les idées étaient enfantées par la vie sociale, la conscience socialiste n’avait qu’une importance minime pour le mouvement ouvrier.

Il fallait démontrer que la conscience socialiste a une grande importance pour le mouvement ouvrier ; que sans elle le mouvement n’est que tâtonnement trade-unioniste, dont on ne sait quand le prolétariat s’affranchira pour arriver à la révolution sociale.

Et voilà que parut l’Iskra, qui remplit parfaitement cette mission. Dans Que faire ? Lénine souligna l’importance considérable de la conscience socialiste. Il se forma dans le parti une « majorité » qui s’engagea résolument dans cette voie.

Alors surgirent de petits Bernstein qui se mirent à clamer : ceci « contredit foncièrement le marxisme ! »

Savez-vous seulement, petits « économistes », ce qu’est le marxisme ?

C’est bien étrange ! dira le lecteur. De quoi s’agit-il donc ? demandera-t-il. Pourquoi Plékhanov a-t-il écrit cet article où il critique Lénine (voir la nouvelle Iskra n°70 et 71) ? De quoi blâme-t-il la « majorité » ? Les pseudo-marxistes de Tiflis et leur Social-démocrate ne répètent-ils pas les idées émises par Plékhanov ? Si, ils les répètent, mais si gauchement que cela en devient écœurant ? Oui, Plékhanov s’est livré à une critique.

Mais savez-vous de quoi il s’agit ? Plékhanov ne se sépare pas de la « majorité » et de Lénine. Et cela est vrai non seulement de Plékhanov, mais aussi de Martov, de Zassoulitch, d’Axelrod. En effet, sur la question dont nous avons parlé plus haut, les chefs de la « minorité » ne se séparent pas de l’ancienne Iskra. Or, l’ancienne Iskra est le drapeau de la « majorité ». Ne vous étonnez pas ! Voici les faits.

Nous connaissons l’article-programme de l’ancienne Iskra (voir plus haut). Nous savons qu’il traduit entièrement la position de la « majorité ». De qui est cet article ? De l’ancienne rédaction de l’Iskra. Qui faisait partie de cette rédaction ? Lénine, Plékhanov, Axelrod, Martov, Zassoulitch et Starover. De tous ces hommes, Lénine seul fait aujourd’hui partie de la « majorité » ; mais le fait reste : l’article-programme de l’Iskra a paru sous leur responsabilité ; ils ne devraient donc pas se désavouer, s’ils croyaient à ce qu’ils écrivaient.

Mais si vous le voulez bien, laissons là l’Iskra.

Voici ce qu’écrit Martov :

Ainsi donc, l’idée du socialisme est apparue pour la première fois non parmi les masses ouvrières mais dans le cabinet de travail de savants issus de la bourgeoisie [45].

Et voici ce qu’écrit Véra Zassoulitch :

Même l’idée de la solidarité de classe de tout le prolétariat… n’est pas tellement simple qu’elle puisse germer d’elle-même dans le cerveau de chaque ouvrier… Le socialisme…, à plus forte raison, ne saurait surgir « de lui-même » dans le cerveau des ouvriers… La théorie socialiste a été préparée par tout le développement de la vie, de la science… et créée par un esprit génial armé de cette science. De même, la diffusion des idées du socialisme parmi les ouvriers a été entreprise, sur presque tout le continent européen, par des socialistes qui avaient été instruits dans les établissements réservés aux classes supérieures [46].

Écoutons à présent Plékhanov, qui s’est élevé si gravement et si solennellement contre Lénine dans la nouvelle Iskra (n°70 et 71). Ceci se passe au IIe congrès du parti. Plékhanov polémise contre Martynov et défend Lénine. Il reproche à Martynov de s’être accroché à une phrase de Lénine sans examiner Que faire ? dans son ensemble, et il continue :

Le procédé du camarade Martynov me fait penser à ce censeur qui disait : « Donnez-moi le ’Pater Noster’ et laissez-moi en extraire une phrase : je vous prouverai que l’auteur mérite d’être pendu ». Mais tous les reproches adressés à cette phrase malencontreuse [de Lénine] non seulement par le camarade Martynov, mais aussi par tant et tant d’autres, proviennent d’un malentendu. Le camarade Martynov cite ces paroles d’Engels : « Le socialisme moderne est l’expression théorique du mouvement ouvrier moderne ».

Le camarade Lénine est lui aussi d’accord avec Engels… Mais les paroles d’Engels ne sont qu’une thèse générale. Il s’agit de savoir qui formule pour la première fois cette expression théorique. Lénine a écrit non un traité de philosophie de l’histoire, mais un article de polémique contre les « économistes » qui disaient : nous devons attendre pour voir à quoi la classe ouvrière aboutira d’elle-même, sans le secours du « bacille révolutionnaire » [c’est-à-dire sans la social-démocratie].

Cette dernière s’est vu interdire de parler de quoi que ce soit aux ouvriers justement par ce qu’elle est « un bacille révolutionnaire », c’est-à-dire qu’elle possède une conscience théorique. mais si vous aviez voulu être juste à l’égard de Lénine et si vous aviez lu attentivement tout son livre, vous vous seriez rendu compte que c’est précisément ce qu’il dit [47].

Ainsi parlait Plékhanov au IIe congrès du parti.

Et voilà que quelques mois plus tard, ce même Plékhanov, à l’instigation des mêmes Martov, Axelrod, Zassoulitch, Starover et autres, intervient de nouveau et, s’accrochant à la phrase de Lénine qu’il avait défendue au congrès, déclare : Lénine et la « majorité » ne sont pas des marxistes. Il sait pourtant qu’il suffit d’extraire une phrase du « Pater Noster » lui-même et de l’interpréter en la détachant de son contexte pour que son auteur risque d’être pendu comme apostat.

Il sait que ce serait injuste, qu’un critique impartial n’agirait pas ainsi, mais il n’en extrait pas moins contre toute justice et se déshonore lui-même publiquement. Tandis que Martov, Zassoulitch, Axelrod et Starover font chorus, publient dans la nouvelle Iskra qu’ils dirigent l’article de Plékhanov (n°70-71) et ainsi, une fois de plus, se couvrent de honte.

Pourquoi ont-ils fait preuve d’un tel manque de caractère ? Pourquoi ces chefs de la « minorité » se déshonorent-ils ainsi ? Pourquoi renient-ils l’article programme de l’Iskra sous lequel ils avaient apposé leur signature ? Pourquoi se rétractent-ils ? A-t-on jamais vu pareille hypocrisie au sein d’un parti social-démocrate ?

Que s’est-il donc passé durant les quelques mois qui séparent le IIe congrès de la publication de l’article de Plékhanov ?

Ceci. Des six rédacteurs de l’Iskra, le IIe congrès n’en a réélu que trois : Plékhanov, Lénine et Martov. Quant à Axelrod, Starover et Zassoulitch, le congrès leur a confié d’autres postes. Le congrès, bien entendu, en avait le droit, et chacun devait se soumettre : le congrès exprime la volonté du parti, il en est l’organe suprême, et quiconque va à l’encontre de ses décisions foule aux pieds la volonté du parti.

Mais ces rédacteurs obstinés ne se sont pas soumis à la volonté du parti, à la discipline du parti (la discipline du parti en est aussi la volonté). Car la discipline du parti, à ce qu’il paraît, n’est faite que pour les simples militants comme nous ! Ils se sont emportés contre le congrès qui ne les avait pas élus rédacteurs, ils se sont retirés à l’écart, ils ont entraîné Martov et formé une opposition. Ils ont boycotté le parti, ont refusé tout travail du parti, ils ont menacé le parti : nommez-nous à la rédaction, au Comité central, au Conseil du parti, sinon nous ferons une scission. Et ce fut le début de la scission. C’est ainsi qu’une fois de plus ils ont foulé aux pieds la volonté du parti.

Voici quelles sont les revendications des rédacteurs en grève :

« La vieille rédaction de l’Iskra sera rétablie [c’est-à-dire : donnez-nous trois sièges à la rédaction].

Feront partie du Comité central un certain nombre de membres de l’opposition [c’est-à-dire de la « minorité »]

Deux sièges, dans le Conseil du parti, seront réservés aux membres de l’opposition, etc.

Nous posons ces conditions comme pouvant seules assurer au parti la possibilité d’éviter un conflit qui menacerait son existence même » [c’est-à-dire : donnez-nous satisfaction sinon nous provoquerons une grave scission dans le parti] [48].

Que leur a répondu le parti ?

Le Comité central, qui représente le parti, et les autres camarades leur ont déclaré : nous ne pouvons aller à l’encontre du congrès du parti, les élections sont l’affaire du congrès ; nous essaierons toutefois de rétablir la paix et la concorde, bien qu’à vrai dire, ce soit une honte de se disputer pour des sièges ; c’est pour une question de sièges que vous voulez diviser le parti, etc.

Les rédacteurs en grève se sont vexés ; ils se sentaient mal à l’aise : ils apparaissait en effet qu’ils avaient engagé la lutte pour une question de sièges ; ils gagnèrent Plékhanov à leur cause [49] et commencèrent leur héroïque entreprise. Il leur fallait découvrir une « divergence » plus « marquée » entre la « majorité » et la « minorité », et prouver par là qu’ils ne se battaient pas pour une question de sièges.

Ils ont cherché, cherché, et ils ont fini par découvrir dans le livre de Lénine un passage qui, détaché de son contexte et interprété isolément, peut en effet donner matière à chicane. Heureuse idée, se sont dit les chefs de la « minorité » : Lénine est le dirigeant de la « majorité » ; dénigrons Lénine et nous ferons pencher le parti de notre côté.

Et voilà Plékhanov qui se met à discourir pour prouver que « Lénine et ses partisans ne sont pas des marxistes ». Il est vrai qu’hier encore ils défendaient cette même idée, tirée du livre de Lénine, contre laquelle ils se dressent aujourd’hui, mais qu’y faire ? L’opportuniste est appelé opportuniste parce que la fidélité aux principes n’est pas chez lui en honneur.

Voilà pourquoi ils se déshonorent eux-mêmes, voilà la source de leur hypocrisie.

Mais ce n’est pas tout.

Quelque temps passe. Voyant que personne, en dehors de quelques naïfs, ne fait attention à leur propagande contre la « majorité » et contre Lénine, et que leurs « affaires » vont mal, ils décident une fois de plus de changer leurs batteries. Le 10 mars 1905, ce même Plékhanov, ces mêmes Martov et Axelrod adoptent, au nom du Conseil du parti, une résolution où il est dit entre autres :

Camarades !

[ils s’adressent à la "majorité"]

… Les deux parties

[c’est-à-dire la "majorité" et la "minorité"]

ont plus d’une fois exprimé leur conviction que les divergences existant en matière de tactique et d’organisation ne sont pas de nature à rendre impossible tout travail dans le cadre d’une même organisation de parti [50], aussi allons-nous réunir une sorte de jury formé de camarades (où entreraient Bebel et d’autres) pour régler notre petit litige.

Bref, les divergences au sein du parti ne sont qu’une méchante querelle que ce jury aura à vider : nous n’en formons pas moins un tout.

Comment cela ? On nous invite, nous les « non-marxistes », à entrer dans les organisations du parti, nous formons, paraît-il, un tout, etc. Qu’est-ce à dire ? N’est-ce point de votre part, messieurs de la « minorité », une trahison envers le parti ?

Peut-on placer des « non-marxistes » à la tête du parti ? Y a-t-il place pour des « non-marxistes » dans un parti social-démocrate ? Ou peut-être avez-vous à votre tour trahi le marxisme et, par suite, changé de front ?

Mais il serait naïf d’attendre une réponse. Le fait est que ces chefs si remarquables ont chacun des « principes » de rechange, qu’ils exhibent selon les besoins de l’heure. Ils changent d’opinion comme de chemise !

Tels sont les chefs de ce qu’on appelle la « minorité ».

Il est facile d’imaginer ce que doivent être les suiveurs de pareils chefs : la « minorité » dite de Tiflis… Le malheur, c’est que, parfois, ceux qui sont à la queue n’écoutent plus ceux qui sont à la tête et cessent de leur obéir.

Ainsi, pendant que les chefs de la « minorité » croient une réconciliation possible et invitent les militants du parti à la concorde, la « minorité » de Tiflis et son Social-démocrate continuent à jeter feu et flamme : entre la « majorité » et la « minorité », déclarent-ils, c’est une » lutte à mort » [51], et nous devons nous exterminer les uns les autres ! Les uns tirent à hue et les autres à dia.

La « minorité » se plaint que nous la traitions d’opportuniste (sans principes). Mais n’est-ce pas de l’opportunisme que de se rétracter, de courir de côté et d’autre, de balancer et d’hésiter constamment et d’autre, de balancer et d’hésiter constamment ? Un vrai social- démocrate peut-il à tout moment changer de convictions ? On ne change pas aussi souvent même de mouchoir.

Nos pseudo-marxistes vont répétant toujours que la « minorité » a un caractère véritablement prolétarien. En est-il bien ainsi ? Voyons cela.

Kautsky dit qu’il est facile au prolétaire de se pénétrer des principes du parti, qu’il incline à une politique de principe, indépendante des dispositions d’esprit passagères, des intérêts personnels ou locaux [52].

Et la « minorité » ? Incline-t-elle de même à une politique qui ne dépend pas de dispositions d’esprit passagères, et ainsi de suite ? Au contraire : elle hésite toujours, elle balance constamment, elle déteste toute ferme politique de principes, elle préfère l’absence de principes, elle suit les dispositions d’esprit passagères. Les faits nous sont déjà connus.

Kautsky dit que le prolétaire aime la discipline de parti :

Le prolétaire n’est rien, tant qu’il reste un individu isolé. Toute sa force, toutes ses capacités de progrès, tous ses espoirs et toutes ses aspirations, il les puise dans l’organisation…

C’est pourquoi il ne se laisse entraîner ni par un avantage personnel, ni par la gloire personnelle ; il remplit son devoir à quelque poste qu’il se trouve placé, se soumettant librement à une discipline qui inspire tous ses sentiments, toute sa pensée [53].

Et la « minorité » ? Est-elle tout aussi pénétrée de discipline ? Au contraire, elle méprise la discipline du parti et la raille [54]. Ce sont les chefs de la « minorité » qui ont donné le premier exemple de dérogation à la discipline du parti. Rappelez-vous Axelrod, Zassoulitch, Starover, Martov, et les autres, qui ne sont pas soumis à la décision du IIe congrès.

« Il en va tout autrement pour l’intellectuel », continue Kautsky. C’est à grand’peine qu’il se soumet à la discipline du parti ; encore est-ce par contrainte, et non de plein gré :

Il ne reconnaît la nécessité de la discipline que pour la masse, et non pour les âmes d’élite. Il se range, bien entendu, parmi ces dernières… L’exemple idéal de l’intellectuel qui s’est entièrement pénétré de l’esprit prolétarien, qui… a travaillé à tous les postes qu’on lui a confiés, qui s’est soumis entièrement à notre grande cause et a méprisé ces lâches jérémiades… que nous entendons souvent chez les intellectuels… quand il leur arrive de se trouver en minorité, – l’exemple idéal de cet intellectuel-là… a été Liebknecht. On pourrait aussi nommer Marx lui-même, qui ne s’est jamais poussé aux premières places et s’est soumis de façon exemplaire à la discipline du parti au sein de l’Internationale où il a été plus d’une fois mis en minorité [55].

Et la « minorité » ? A-t-elle fait preuve en quoi que ce soit « d’un état d’esprit prolétarien » ? Sa conduite ressemble-t-elle à celle de Liebknecht et de Marx ? Bien au contraire : nous avons vu que les chefs de la « minorité » n’ont pas subordonné leur « moi » à notre cause sacrée ; nous avons vu que c’étaient eux qui s’abandonnaient à de « lâches jérémiades lorsqu’ils se sont trouvés mis en minorité » au IIe congrès ; nous avons vu que c’étaient eux qui ont pleurniché au lendemain du congrès pour se faire attribuer les « premières places », et c’est pour obtenir ces sièges qu’ils ont entrepris de faire la scission au sein du parti.

Est-ce là votre « caractère prolétarien », honorables menchéviks ?

Alors, pourquoi dans certaines villes les ouvriers sont-ils de notre côté ? nous demandent les menchéviks.

En effet, dans certaines villes, les ouvriers sont du côté de la « minorité », mais cela ne prouve rien. Ils suivent de même les révisionnistes (les opportunistes d’Allemagne) dans certaines villes, mais cela ne veut pas encore dire qu’ils ne sont pas opportunistes. Un jour le corbeau trouva une rose ; cela ne signifiait pas encore qu’il était un rossignol. Mais la chanson a bien raison :

Dés qu’il trouve une rose, Le corbeau se croit un rossignol.

On se rend bien compte à présent sur quel terrain ont surgi les divergences dans le parti. Comme on le voit, deux tendances se sont révélées dans notre parti : celle de la fermeté prolétarienne, et celle de l’instabilité propre aux intellectuels. Et l’actuelle « minorité » exprime justement cette instabilité propre aux intellectuels. Le « comité » de Tiflis et son Social-démocrate sont les esclaves dociles de cette « minorité » !

Tout est là.

Il est vrai que nos pseudo-marxistes proclament souvent qu’ils sont contre la « psychologie des intellectuels » et ils accusent la « majorité » de « flottements d’intellectuel » ; mais cela nous rappelle le voleur qui, après avoir fait son mauvais coup, crie : « Au voleur ! ».

On sait, d’autre part, que la langue va là où la dent fait mal.

Notes

[1] L’Iskra

[l’Etincelle]

, premier journal marxiste clandestin pour tous les lecteurs russes, fondé par Lénine en 1900. Le premier numéro parut le 11 (24) décembre 1900 à Leipzig : les suivants parurent à Munich, puis d’avril 1902 au printemps de 1903 à Londres, et ensuite à Genève.

Des groupes et des comités du P.O.S.D.R. de tendance léniniste-iskriste se constituèrent dans plusieurs villes de Russie (Pétersbourg, Moscou, etc.). En Transcaucasie, les idées de l’Iskra furent défendues par le journal illégal : la Brdzola [la Lutte], organe de la social-démocratie révolutionnaire géorgienne. (Sur l’importance et le rôle de l’Iskra, voir l’Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S., p. 29 à 33). (N.R.).

[2] La social-démocratie est l’avant-garde du prolétariat. En fait partie tout combattant social-démocrate, qu’il soit ouvrier ou intellectuel. (J.S.).

[3] Notre Social-démocrate* s’est pris d’une belle passion pour la « critique » (voir le n°1 : « Majorité ou minorité ? »), mais je dois noter qu’il donne une définition inexacte des « économistes » et du groupe Rabotchéié Diélo (ils se distinguent fort peu les uns des autres).

L’essentiel n’est pas qu’ils « dédaignaient les questions politiques », mais qu’ils se mettaient à la remorque du mouvement et répétaient ce que ce dernier leur soufflait. Il fut un temps où il n’y avait que des grèves. Ils prêchaient alors la lutte économique. Vint le temps des manifestations (1901), le sang coula, un vent de déception se mit à souffler, et les ouvriers eurent recours à la terreur, s’imaginant qu’elle les débarrasserait des tyrans.

Alors « économistes » et « rabotchédieltsy » se joignirent à ce concert et déclarèrent d’un ton important : il est temps de recourir à la terreur, d’attaquer les prisons, de libérer nos camarades, etc. (Voir « Un tournant historique », le Rabotchéié Diélo**). Comme on le voit, cela ne veut nullement dire qu’ils « dédaignaient les questions politiques ». l’auteur a emprunté sa « critique » à Martynov, mais il aurait mieux fait d’apprendre l’histoire. (J.S.).

*Le Social-démocrate, journal clandestin des menchéviks caucasiens, parut en géorgien à Tiflis d’avril à novembre 1905 sous la direction de N. Jordania. Le premier numéro se disait l’ « organe du comité de Tiflis du P.O.S.D.R. » ; par la suite le journal s’intitula « organe des organisations ouvrières social-démocrates du Caucase ». (N.R.).

**Le Rabotchéié Diélo [la Cause ouvrière], organe non périodique de l’Union des social-démocrates russes à l’étranger (« économistes »), parut à Genève de 1899 à 1902. (N.R.).

[4] La rédaction de l’Iskra se composait alors de six membres : Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, Starover* et Lénine. (J.S.) *Starover, pseudonyme de Potressov. (N.R.)

[5] Lénine : Que faire ? p. 28* (J.S.).* Voir p. 40, Editions sociales, Paris, 1947. (N.T.).

[6] Kautsky : Le programme d’Erfurt, édit. du Comité central, p. 94. (J.S.).

[7] Lénine : Que faire ? p. 26*. (J.S.).*p. 40 E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[8] Lénine : Que faire ? p. 28*. (J.S.).* p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[9] Idem, p. 29*. (J.S.).* p.42, E.S., 1947. (N.T.).

[10] Idem, p. 28*. (J.S.). *p.42, E.S., 1947. (N.T.).

[11] Lénine : Que faire ? p. 29*. (J.S.).*Voir p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[12] Strouvé Pierre (1870-1944) fut le représentant le plus en vue du marxisme légal durant les dernières années du XIXe siècle. Passé aux libéraux et aux cadets, il se rallia, après le défaite de la révolution de 1905, au nationalisme réactionnaire. Après la Révolution d’Octobre 1917, il participa pendant la guerre civile au gouvernement de Dénikine et fut ministre de Wrangel. Emigré à Prague, puis à Paris, il y fonda en 1925 un journal contre- révolutionnaire et monarchiste. (N.T.).

[13] Voir note in Lettre de Koutaïs.

[14] K. Marx : le Manifeste, p. 15 *. (J.S.). *Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 41, Editions sociales, Paris, 1951. (N.T.).

[15] Lénine : Que faire ? p. 28*. (J.S.). * p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[16] Idem, p.27* où sont reproduites ces lignes de Kautsky, tirées d’un article bien connu de la Neue Zeit**, 1901-1902, n°3, p. 79. (J.S.).* p. 41, E.S., Paris, 1947. (N.T.).**Die Neue Zeit [le temps nouveau], revue de la social-démocratie allemande, parut à Stuttgart de 1883 à 1923. (N.R.).

[17] Lénine : Que faire ? p. 26*. (J.S.).*p. 40, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[18] Idem, p. 20 et 21*. (J.S.). *p. 33, E.S., 1947. (N.T.).

[19] Idem, p. 27*. (J.S.). *p. 42, E.S., 1947. (N.T.).

[20] Le Mogzaouri [le Voyageur], revue d’histoire, d’archéologie, de géographie et ethnographie, qui parut à Tiflis de 1901 à novembre 1905. A partir de janvier 1905, le Mogzaouri devint un organe hebdomadaire, littéraire et politique, des social-démocrates géorgiens, sous la direction de F. Makharadzé. A côté d’articles bolchéviks, le Mogzaouri en publiait d’autres, écrits par des menchéviks. (N.R.).

[21] Lénine : Que faire ? p. 29*. (J.S.). *p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[22] Lénine : Un pas en avant, deux pas en arrière*, p. 53. (J.S.). *Voir Lénine : Oeuvres choisies, tome I, p. 365, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1948. (N.T.).

[23] Procès-verbaux du IIe congrès du parti, p. 129. (J.S.).

[24] Programme d’Erfurt, édit. du Comité central, p 94. (J.S.).

[25] Qui a été élaborée par Marx et Engels. (J.S.).

[26] Lénine : Que faire ? p. 29*. (J.S.). *p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.)

[27] [30] Idem, p. 20 et 21*. (J.S.). *p. 33, E.S., 1947. (N.T.).

[28] Le Social-démocrate, n°1, p. 14. (J.S.).

[29] Lénine : Que faire ? p. 29*. (J.S.). *p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[30] Le Social-démocrate, n°1, p. 14. (J.S.).

[31] Le Social-démocrate, n°1, p. 15. (J.S.).

[32] Voir dans les Procès-verbaux du IIe congrès du parti, p. 147, la résolution où l’Iskra est appelée le véritable défenseur des principes social-démocrates. (J.S.).

[33] Lénine : Un pas en avant, deux pas en arrière, p. 53. (J.S.).

[34] Le Social-démocrate, n°1, p. 15. (J.S.).

[35] Lénine : Que faire ? p. 29*. (J.S.). *p. 44, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[36] Programme adopté au congrès constitutif de la social-démocratie autrichienne, tenu à Hainfeld en 1888. Ce programme renfermait dans sa partie doctrinale une série de thèses qui définissaient correctement le cours du développement social, ainsi que les tâches du prolétariat et du parti prolétarien. Par la suite, au congrès de Vienne de 1901, le programme de Hainfeld fut remplacé par un programme nouveau qui contenait des thèses révisionnistes. (N.T.).

[37] La Neue Zeit, 1901-1902, XX, n°3, p. 79. Cet article remarquable de Kautsky est reproduit par Lénine dans Que faire ? p. 27*. (J.S.). *p. 41, E.S., Paris, 1947. (N.T.).

[38] Et non pas seulement des intellectuels social-démocrates. (J.S.).

[39] Programme d’Erfurt, édit. du Comité central, p. 93. (J.S.).

[40] Programme d’Erfurt, p. 94. (J.S.).

[41] Idem, p. 94. (J.S.).

[42] Le Social-démocrate, n°1, p. 15. (J.S.)

[43] Si on ne possède pas le 18 Brumaire*, voir les Procès-verbaux du IIe congrès du parti, p. 111, où ce passage de Marx est cité. (J.S.). *Karl Marx et Friedrich Engels : Les luttes de classes en France 1848-1850. – Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p. 201, Editions sociales, Paris, 1948. (N.T.).

[44] Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 41, Éditions sociales, 1948. (N.T.).

[45] Martov : dans le Krasnoié Znamia [le Drapeau rouge], p. 3. (J.S.).

[46] La Zaria*, n°4, p. 79-80. (J.S.). *La Zaria [l’Aube], revue théorique de la social-démocratie de Russie. Fondée par Lénine, elle parut en même temps que l’Iskra, sous une direction commune. Éditée à Stuttgart d’avril 1901 à août 1902. (N.R.).

[47] Procès-verbaux du IIe congrès du parti, p. 123. (J.S.).

[48] Commentaire aux procès-verbaux de la Ligue, p. 26. (J.S.).

[49] Le lecteur demandera peut-être comment il a pu se faire que Plékhanov ait passé à la « minorité », ce même Plékhanov qui avait été un fervent partisan de la « majorité ». C’est qu’un désaccord avait surgi entre lui et Lénine.

Quand la « minorité », devenue furieuse, décida le boycottage, Plékhanov soutint qu’il fallait lui céder sur toute la ligne. Lénine n’était pas d’accord. Dés lors, Plékhanov pencha de plus en plus vers la « minorité ». Les divergences s’aggravèrent entre eux, tant et si bien qu’un beau jour Plékhanov devint l’adversaire de Lénine et de la « majorité ». Voici ce qu’écrit Lénine à ce sujet :

« …Quelques jours plus tard, accompagné d’un membre du Conseil, je me rendis en effet chez Plékhanov. Mon entretien avec Plékhanov prit le tour que voici :

 Vous savez, dit Plékhanov, on rencontre parfois de ces épouses portées à faire du scandale (il voulait parler de la ’minorité’), à qui il faut céder pour éviter des crises d’hystérie et un grand scandale public.

 Peut-être, répondis-je, mais il faut céder de façon à rester assez fort pour ne pas permettre un ’scandale’ plus grand encore ». (Voir le Commentaire aux procès-verbaux de la Ligue, p. 37, où est reproduite la lettre de Lénine*).

L’accord ne se fit point entre Lénine et Plékhanov. Alors Plékhanov commença à passer du côté de la « minorité ».

Nous avons appris, de bonne source, que Plékhanov quitte aussi la « minorité », et qu’il a déjà fondé un organe à lui, les Cahiers du Social-démocrate**. (J.S.). *Voir Lénine : Oeuvres, t. VII, p. 177, 4e édition russe. (N.R.). **Les Cahiers du Social-démocrate, revue non périodique éditée à Genève par Plékhanov. Seize numéros parurent de mars 1905 à avril 1912, et il en parut encore un en 1916. (N.R.).

[50] L’Iskra, n° 91, p. 3. (J.S.).

[51] Voir le Social-démocrate n°1. (J.S.).

[52] Programme d’Erfurt, édit. du Comité central, p. 88. (J.S.).

[53] Lénine : Un pas en avant, deux pas en arrière, p. 93 (édit. russe), où sont cités ces paroles de Kautsky. (J.S.).

[54] Voir les Procès-verbaux de la Ligue. (J.S.).

[55] Lénine : Un pas en avant, deux pas en arrière, p. 93 (édit. russe), où sont cités ces paroles de Kautsky. (J.S.).

=>Oeuvres de Staline

Texte officiel de l’entretien de Staline avec Romain Rolland

Révisé par Staline et par Romain Rolland

28 juin 1935

Staline : Je suis heureux de causer avec le plus grand écrivain mondial.

Romain Rolland : Je regrette beaucoup que ma santé ne m’ait pas permis de visiter plus tôt ce grand monde nouveau, qui est notre fierté à tous, et sur lequel nous avons mis nos espoirs. Si vous le permettez, je voudrais vous parler, en ma double qualité de vieux ami et compagnon de route de l’U.R.S.S., et de témoin de l’Occident, d’observateur et de confident de la jeunesse et des sympathisants de France.

Vous devez savoir ce qu’est l’U.R.S.S. aux yeux de milliers de gens en Occident. Ils la connaissent très confusément, mais ils incarnent en elle leurs espoirs, leurs idéaux, souvent divers, parfois contradictoires. Dans la grave crise actuelle, économique et morale, ils attendent de l’U.R.S.S. la direction, le mot d’ordre, l’explication de leurs doutes.

Évidemment, il est difficile de les satisfaire. L’U.R.S.S. a sa tâche propre, qui est immense, son labeur de construction et de défense ; et elle doit s’y vouer toute : le meilleur mot d’ordre qu’elle puisse donner, c’est son exemple. Elle montre la route, elle prouve la marche, en marchant.

Mais elle ne peut cependant se décharger de la grande responsabilité que la situation du monde actuel lui impose, − cette responsabilité, en quelque sorte « impériale », de veiller sur les masses des autres pays, qui ont mis en elle leur foi. Il ne suffît pas de dire le fameux mot de Beethoven : − « Ô homme, aide-toi toi-même ! », il faut les aider et les conseiller.

Or, pour pouvoir le faire utilement, il faut tenir compte du tempérament, de l’idéologie propre de chaque pays, – et je parlerai ici seulement de la France. La méconnaissance de cette idéologie de nature peut causer − elle cause en fait − de graves malentendus.

Il ne faut pas attendre du public même sympathisant de France cette « dialectique » de la pensée, qui est devenue en U.R.S.S. une seconde nature. Le tempérament français est habitué à une logique abstraite de l’esprit raisonneur et rectiligne, moins expérimentale que déductive. Il faut la bien connaître, pour la surmonter. C’est un peuple, une opinion, qui sont habitués à raisonner. Il faut toujours leur donner des raisons de l’action.

A mon avis, la politique de l’U.R.S.S. ne se préoccupe pas assez de donner à ses amis étrangers les raisons de certaines de ses actions. Elle ne manque pourtant pas de raisons, de justes et de convaincantes.

Mais elle paraît s’en désintéresser, et c’est, je pense, un grave tort ; car il peut s’en suivre, et il s’ensuit, des interprétations fausses, ou volontairement faussées, de certains faits, qui jettent dans le trouble des milliers de sympathisants. C’est parce que j’ai vu dernièrement ce trouble chez beaucoup de braves gens de France que je dois vous le signaler.

Vous nous direz que c’est notre rôle d’intellectuels et compagnons de route d’expliquer. Nous ne suffisons pas à cette tâche, − et d’abord, parce que nous sommes nous-mêmes mal informés : on ne nous fournit pas les moyens indispensables de faire comprendre et d’expliquer.

Il me semble qu’il devrait exister en Occident un office de compréhension intellectuelle − un peu à la façon de V.O.K.S., − mais d’un caractère plus politique. Faute de quoi, les malentendus s’accumulent, sans qu’aucun office accrédité de l’U.R.S.S. ne se préoccupe de les éclaircir.

On semble croire qu’il suffit de les laisser s’évaporer avec le temps. Ils ne s’évaporent pas, ils se condensent. C’est au début qu’il faut agir et les dissiper, au fur et à mesure qu’ils se produisent. Quelques exemples :

Le gouvernement de l’U.R.S.S. prend, comme c’est son droit souverain, des décisions, soit par des sentences, des jugements dans les procès, soit par des lois qui réforment la pénalité usuelle. En certains cas, les questions ou les personnes en cause ont ou prennent un intérêt et une portée généraux ; et pour une cause ou pour une autre, l’opinion étrangère se passionne. Il serait facile d’éviter les heurts. Pourquoi ne le fait-on pas ?

Vous avez eu raison de réprimer énergiquement les complicités de la conjuration dont Kirov a été victime. Mais en frappant les conjurés, faites connaître au public d’Europe et du monde les charges écrasantes des condamnés. − Vous avez relégué à Orenbourg, pour trois ans, Victor Serge ; et c’était là une affaire bien moins importante ; mais pourquoi l’a-t-on laissée grossir ainsi, depuis deux ans, dans l’opinion d’Europe ?

Serge est un écrivain de langue française, dont la valeur est établie ; je ne le connais pas personnellement, mais je suis l’ami de plusieurs de ses amis. Ils me pressent de questions sur son exil à Orenbourg et sur le traitement qui lui est fait. Je suis convaincu que vous n’avez pas agi sans de sérieux motifs.

Mais pourquoi ne pas les avoir établis dès le début, aux yeux d’un public français qui proteste de son innocence ; il est toujours très dangereux, au pays des affaires Calas et Dreyfus, (de laisser un individu condamné devenir le centre d’un mouvement de revendications générales.

Autre cas, d’une nature très différente : le gouvernement soviétique vient de promulguer une loi sur le châtiment des enfants criminels au-dessus de 12 ans. Le texte de la loi est imparfaitement connu ; et, même connu, il prête à un vague redoutable.

La peine de mort paraît suspendue sur ces enfants. – Je comprends bien les motifs qu’on a d’inspirer la peur à des irresponsables et à ceux qui veulent profiter de cette irresponsabilité. Mais le public ne comprend pas. Il voit la menace réalisée, ou aux mains de magistrats qui en pourront user, selon leur impulsivité. Ce peut être la source d’un très gros mouvement de protestation. Il faut y parer, sans attendre.

Enfin, j’arrive au gros malentendu actuel suscité par le problème de la guerre et l’attitude à prendre à son égard. Je crois que ce problème aurait dû être étudié depuis longtemps en France.

Il y a plusieurs années que je discutais avec Barbusse et avec mes amis communistes du danger d’une campagne inconditionnée contre la guerre. Il me semble nécessaire d’étudier les différents cas de guerre qui peuvent se présenter et de distinguer l’attitude à prendre pour chacun d’entre eux. Si je comprends bien, l’U.R.S.S. a besoin de la paix, elle veut la paix. Mais sa cause ne s’identifie point avec le pacifisme intégral. Le pacifisme intégral peut en certains cas être une abdication devant le fascisme, qui à son tour engendre la guerre.

Sous ce rapport, je ne suis pas satisfait de certaines directives du mouvement issu du Congrès International d’Amsterdam contre la guerre et le fascisme en 1932, car ses résolutions, un peu trop vagues, provoquent des doutes dans la question de la tactique contre la guerre. En ce moment, l’opinion non seulement des pacifistes français, mais de beaucoup d’amis de l’U.R.S.S., d’esprit socialiste et communisant, est désorientée ; elle se heurte à l’alliance militaire de l’U.R.S.S. avec le gouvernement de démocratie impérialiste français.

Cela jette le trouble dans les esprits. Il y a là de grosses questions de dialectique et de tactique révolutionnaire à élucider. Il faudrait le faire en public, avec toute la franchise et la netteté possibles.

Voilà le principal de ce que j’avais à vous dire. Je m’excuse d’avoir parié trop longtemps.

Staline : Non, non ! Je suis très heureux de vous écouter. Je suis entièrement à votre disposition.

Maintenant si je dois répondre, permettez-moi de le faire sur tous les points.

Avant tout, au sujet de la guerre. Dans quelles conditions avons-nous conclu notre accord avec la France, sur le terrain de l’aide mutuelle ?

Quand, en Europe, dans le monde entier capitaliste, ont surgi deux systèmes d’État : un système d’États fascistes, où par des moyens mécaniques, est opprimé tout ce qui est vivant, où, par des moyens mécaniques, est étranglée la classe ouvrière et sa pensée, où on ne la laisse pas respirer, – et un autre système d’État, qui sont des restes du vieux temps, – le système des États de bourgeoisie démocratique.

Ceux-ci seraient également disposés à étrangler le mouvement ouvrier, mais ils procèdent par d’autres moyens : ils possèdent encore un Parlement, une certaine presse libre, des partis légaux, etc.

Il y a là une différence ! Il est vrai que ces démocraties pratiquent aussi des limitations à la liberté ; mais tout de même, il subsiste une certaine liberté, et on peut tant bien que mal respirer. − Entre les deux systèmes, il y a lutte, sur le plan international.

Et cette lutte se fait, nous le voyons, de jour en jour plus âpre. Question posée : dans ces conditions, le gouvernement de l’État ouvrier doit-il rester neutre et ne se mêler de rien ? − Non ! Il ne le doit pas : car rester neutre, signifierait faciliter pour les fascistes la possibilité d’avoir la victoire ; et la victoire des fascistes est une menace pour l’U.R.S.S., et par conséquent, une menace pour la classe ouvrière du monde entier.

Mais si le gouvernement de l’U.R.S.S. doit se mêler dans la lutte, de quel côté doit-il se ranger ?

Naturellement, du côté des gouvernements de bourgeoisie démocratique, qui ne tendent pas à violer la paix. L’U.R.S.S. est donc intéressée à ce que la France soit bien armée contre les attaques possibles de la part des États fascistes agresseurs.

Nous mêlant de cela, nous jetons sur le plateau de la balance, dans le combat entre le fascisme et l’antifascisme, entre l’agression et la non-agression, un poids de plus, qui fait pencher le plateau de la balance, du côté de l’antifascisme et de la non-agression. Voilà sur quoi est fondé notre accord avec la France.

Je parle ainsi du point de vue de l’U.R.S.S., en tant qu’État. − Mais le parti communiste en France doit-il prendre la même position, dans la question de la guerre ? − A mon avis, non ! En France, il n’est pas au pouvoir. Au pouvoir, en France, sont les capitalistes, les impérialistes ; et le parti communiste français n’est qu’un petit groupe d’opposition.

Y a-t-il une garantie que la bourgeoisie française n’utilisera pas l’armée contre la classe ouvrière française ? Certainement, il n’y en a pas.

L’U.R.S.S. a un accord avec la France pour une aide mutuelle contre un agresseur, contre une attaque du dehors. Mais elle n’a pas et ne peut pas avoir d’accord qui garantisse que le gouvernement français ne se servira pas de son armée contre la classe ouvrière française.

Comme vous le voyez, la situation du parti communiste en U.R.S.S. n’est pas la même que celle du parti communiste en France. Il en résulte avec évidence que la position du parti communiste en France ne peut coïncider avec celle du parti communiste en U.R.S.S., où celui-ci est au pouvoir.

C’est pourquoi je comprends que la positron du parti communiste français doit à sa base rester la même qu’elle était avant l’accord de l’U.R.S.S. avec la France. De cela il ne s’ensuit pas, toutefois, que si, malgré les efforts des communistes, la guerre était imposée, les communistes devraient boycotter la guerre, saboter le travail aux usines, etc.

Nous, les bolcheviks, quoique nous étions contre la guerre et pour la défaite du gouvernement tsariste, nous n’avons jamais refusé les armes. Nous n’avons jamais été partisans du sabotage du travail aux usines ou du boycottage de la guerre.

Au contraire, quand la guerre devenait inévitable, nous allions dans l’armée, nous apprenions à tirer, à nous servir des armes ; et ensuite, nous dirigions ces armes contre nos ennemis de classe.

Pour ce qui est de la question s’il est admissible que l’U.R.S.S. conclue des accords avec des États bourgeois, cette question a été résolue dans le sens positif, quand Lénine existait, et d’après son initiative. Trotski était alors un grand partisan de cette solution ; mais maintenant, il a évidemment oublié cela …

Vous avez dit que nous devions guider nos amis, en Occident. Je dois dire que nous craignons d’assumer une telle tâche. Nous ne prenons pas sur nous de les guider, car il est difficile de fixer les directives à des hommes qui vivent dans un milieu tout à fait différent, dans de tout autres conditions.

Chaque pays a ses conditions propres ; et diriger, de Moscou, ces autres gens, serait de notre part trop audacieux. Nous nous limitons aux conseils les plus généraux. S’il en était autrement, nous prendrions sur nous une responsabilité que nous ne serions pas capables de porter.

Nous avons nous-mêmes fait l’expérience de ce qui arrive, quand des étrangers dirigent, de loin. Avant la guerre, − ou plutôt, au début du siècle, la social-démocratie allemande était le noyau de l’Internationale social-démocratique ; et nous, Russes, nous étions ses disciples. Elle tenta alors de nous guider.

Et si nous lui avions donné la possibilité de nous diriger, il est certain que nous n’aurions eu ni le parti bolchevik, ni la Révolution de 1905 : donc, nous n’aurions pas eu non plus la Révolution de 1917. Il faut que la classe ouvrière de chaque pays ait ses propres dirigeants communistes. Sans cela, la direction est impossible.

Certainement, si nos amis en Occident sont mal informés des motifs des actes du gouvernement soviétique et s’ils ne savent souvent pas que répondre à nos ennemis, cela signifie que nos amis ne savent pas aussi bien s’armer que nos ennemis. Cela signifie aussi que nous n’armons pas assez nos amis. Nous tâcherons d’y remédier.

Vous dites que contre les hommes des Soviets les ennemis lancent beaucoup de calomnies et d’inepties, sans que nous les démentions. C’est juste.

Il n’est pas de sottises et de calomnies qui n’aient été inventées par les ennemis de l’U.R.S.S. On est même gêné parfois de les démentir, car elles sont trop fantastiques et trop évidemment absurdes. On écrit par exemple que j’ai marché avec l’armée rouge contre Vorochilov, que je l’ai tué ; et six mois après, on a oublié ce qu’on a dit, et on écrit dans le même journal que Vorochilov a marché avec l’armée rouge contre moi, et qu’il m’a tué, − et là-dessus, on ajoute plus tard que Vorochilov et moi nous sommes tombés d’accord… Y a-t-il lieu de démentir tout cela ?

Romain Rolland : Mais justement, l’absence complète de démentis et d’explications encourage ces bruits stupides et laisse se propager les calomnies.

Staline : Peut-être. Il est possible que vous ayez raison. Certainement, nous pourrions réagir de façon plus énergique contre ces bruits.

Maintenant, permettez-moi de répondre à vos remarques, au sujet de la loi sur le châtiment des enfants, à partir de l’âge de douze ans. Ce décret a un sens purement pédagogique. Nous avons voulu faire peur par lui, non seulement aux enfants criminels (bandits), mais surtout aux organisateurs de ce banditisme parmi les enfants.

Il faut savoir que dans nos écoles on a découvert des groupes de 12 à 15 enfants bandits, garçons et filles, qui avaient pour but de tuer ou de pervertir les meilleurs élèves, oudarnikis et oudarnitsis.

Dans certains cas, de pareils groupes attiraient des fillettes chez des adultes, les faisaient boire et les livraient à la prostitution.

Dans d’autres cas, des garçonnets, qui apprenaient bien à l’école et qui étaient des oudarnikis, ont été noyés dans des puits, ou blessés, et terrorisés de toute façon.

On a découvert que ces groupes de petits bandits étaient organisés et dirigés par des bandits adultes. Il est clair que le gouvernement soviétique ne pouvait passer outre à ces forfaits. Le décret a été publié pour effrayer et désorganiser les bandits adultes et pour protéger d’eux nos enfants. En même temps que ce décret, un autre décret défend de vendre, d’acheter et de posséder des couteaux finnois et des poignards.

Romain Rolland : Mais pourquoi ne publiez-vous pas ces faits ? Alors, on comprendrait les raisons de votre décret.

Staline : Cela n’est pas si simple que vous croyez. Il existe encore en U.R.S.S. beaucoup de gens dévoyés, des policiers, des fonctionnaires tsaristes, leurs enfants, leurs parentés, etc.

Ces gens ne sont pas habitués au travail, ils sont enragés, et ils présentent (offrent) un terrain prêt à tous les crimes. Nous craignons que, sur ces éléments jetés hors de leurs ornières, la publication des aventures et des crimes des jeunes bandits n’ait un effet contagieux et ne les pousse à de pareils crimes.

De plus, nous était-il possible d’expliquer publiquement que notre décret a été fait dans une intention pédagogique (préventive), pour effrayer les éléments criminels ? Naturellement, nous ne le pouvions pas, car dans ce cas, la loi aurait perdu toute vigueur, aux yeux des criminels.

Romain Rolland : Cela est juste. On ne le pouvait pas.

Staline : Je dois ajouter que, jusqu’à présent, il n’y a pas eu un seul cas d’application des articles les plus sévères de ce décret envers les enfants criminels ; et, nous l’espérons, il n’y en aura pas.

Vous demandez pourquoi nous ne faisons pas de jugement public contre les criminels terroristes.

Prenons comme exemple l’affaire de l’assassinat de Kirov. Peut-être qu’ici nous avons, en effet, été guidés (mus) par le sentiment de haine qui avait flambé en nous contre les meurtriers. Kirov était un homme excellent.

Les assassins de Kirov ont commis le plus odieux des crimes. Nous ne pouvions pas nous dérober à l’émotion d’un tel forfait.

A la vérité les cent personnes que nous avons fusillées n’avaient pas, du point de vue juridique, un rapport direct avec les meurtriers de Kirov.

Mais ils avaient été envoyés de Pologne, d’Allemagne, de Finlande, par nos ennemis, tous étaient armés et avaient pour tâche d’accomplir des actes de terrorisme contre les chefs de !’U.R.S.S. et, dans ce nombre, contre le camarade Kirov. Ces cent personnes, Russes blancs, n’ont même pas songé à nier devant le tribunal militaire leurs intentions terroristes.
« Oui, ont dit beaucoup d’entre eux, nous voulions et nous voulons détruire les chefs soviétiques, nous n’avons pas à causer avec vous ; fusillez-nous, si vous ne voulez pas que nous vous détruisions ! »

Il nous a paru que ce serait faire trop d’honneur à ces messieurs d’examiner leurs actes criminels devant un tribunal public, avec l’aide de défenseurs. Il nous était connu qu’après le meurtre abominable de Kirov, les criminels terroristes avaient l’intention de réaliser leurs plans scélérats contre les autres chefs.

Pour les prévenir, nous avons pris sur nous l’obligation désagréable de fusiller ces messieurs. Telle est la logique du pouvoir. Le pouvoir, dans des cas semblables, doit être fort, ferme et sans peur. Ou bien, il n’est pas un pouvoir, il ne peut pas être reconnu comme un pouvoir.

Les Communards français n’ont pas compris cela, ils ont été évidemment trop mous et trop irrésolus : c’est pourquoi ils ont été blâmés par Karl Marx. Et c’est pourquoi ils ont perdu et les bourgeois français ne les ont pas épargnés. Ça été une leçon pour nous.

Après avoir appliqué la mesure suprême du châtiment dans l’affaire du meurtre de Kirov, nous voudrions ne plus avoir à l’appliquer, à l’avenir. Mais malheureusement, cela ne dépend pas entièrement de nous.

Songez de plus que nous avons des amis, non seulement en Occident, mais aussi en U.R.S.S., et que tandis que les amis en Occident nous recommandent le maximum d’aménité envers les ennemis, nos amis en U.R.S.S. exigent de la fermeté ; ils exigent, par exemple, que l’on fusille Zinoviev et Kamenev, qui sont les inspirateurs du meurtre de Kirov. On ne peut pas ne pas tenir compte non plus de cela.

Je voudrais que vous attachiez votre attention à ce qui suit. Les ouvriers en Occident travaillent, huit, dix et douze heures par jour. Ils ont une famille, une femme, des enfants ; il leur faut pourvoir à leur subsistance. Ils n’ont pas le temps de lire des livres et d’y puiser des règles de conduite.

Ils ne croient pas beaucoup aux livres, car ils savent que les écrivains bourgeois les trompent souvent. C’est pourquoi ils ne croient qu’aux faits, seulement à de tels faits qu’ils voient eux-mêmes et qu’ils peuvent tâter de leurs doigts.

Et voici que ces ouvriers voient qu’à l’Est de l’Europe est apparu un Etat nouveau, un État ouvrier et paysan, où il n’y a plus de place pour les capitalistes et les seigneurs terriens, où règne le travail, et où les hommes de travail jouissent d’honneurs sans précédent.

De là les ouvriers concluent : – « Donc, on peut vivre sans exploiteurs. Donc, la victoire du socialisme est tout à fait possible. » – Ce fait, le fait de l’existence de !’U.R.S.S. est capitale pour la révolutionnarisation des ouvriers dans tous les pays du monde.

Les bourgeois de tous les pays savent cela, et ils haïssent l’U.R.S.S. d’une haine bestiale.

C’est justement pour cela que les bourgeois en Occident voudraient que nous les chefs soviétiques, nous crevions le plus vite possible. Voilà pourquoi ils organisent des équipes de terroristes, ils les envoient en U.R.S.S., par l’Allemagne, la Pologne, la Finlande, sans épargner pour cela l’argent, ni les autres moyens…

Et voici : tout récemment, nous avons découvert des éléments terroristes, chez nous, au Kremlin. Nous avons une bibliothèque du gouvernement, et il y a, dedans, des femmes bibliothécaires, qui vont dans les logements de nos camarades responsables, au Kremlin, pour tenir en ordre leurs bibliothèques.

Et nous découvrons que certaines de ces bibliothécaires ont été recrutées par nos ennemis pour exécuter des actes terroristes ! Il faut dire que la plupart de ces femmes sont des restes des classes de la bourgeoisie et des seigneurs terriens, classes jadis dirigeantes et aujourd’hui écrasées.

Et voici que nous découvrons que ces femmes portaient sur elles du poison, et qu’elles avaient l’intention d’empoisonner certains de nos camarades ! Naturellement nous les avons arrêtées ; nous ne voulons pas les fusiller, mais nous les isolons. C’est là encore un fait qui vous parle de la férocité de nos ennemis et de la nécessité pour les hommes soviétiques d’être vigilants.

Vous le voyez : la bourgeoisie lutte assez férocement contre les soviets ; et ensuite, dans sa presse, elle crie contre la férocité des hommes soviétiques. D’une main, elle pousse vers nous des terroristes, des assassins, des bandits, des empoisonneuses ; et de l’autre, elle écrit des articles sur l’inhumanité des bolcheviks…

Pour ce qui est de Victor Serge, je ne le connais pas, et je n’ai pas la possibilité de vous renseigner immédiatement.

Romain Rolland : On m’a dit qu’il est poursuivi pour trotskisme.

Staline : Oui, maintenant je me rappelle… Ce n’est pas simplement un trotskiste ; c’est un fourbe, c’est un homme malhonnête.

Il a essayé de saper le pouvoir soviétique, mais cela ne lui a pas réussi. A son sujet, les Trotskistes viennent de soulever un débat au Congrès de la défense de la Culture, à Paris.

Victor Serge est actuellement relégué libre à Orenbourg et je crois qu’il y travaille. Il n’a naturellement été victime d’aucune torture, d’aucun sévisse, etc. Tout cela, ce sont des bêtises ! Nous n’avons pas besoin de lui, et nous pouvons le laisser partir en Europe, à quelque moment que ce soit.

Romain Rolland : On m’a dit qu’Orenbourg est une espèce de désert.

Staline : Ce n’est pas un désert, mais une belle ville. Moi, j’ai vécu, quatre ans, exilé dans un désert, dans la région de Touroukhane. Il y a là-bas des froids de 50 à 60 degrés … Eh ! quoi, je l’ai supporté !

Romain Rolland : Je voudrais encore vous dire deux mots d’un autre sujet qui, pour nous de l’intelligentsia d’Occident, et pour moi spécialement, est d’une importance toute particulière : − c’est à savoir de l’humanisme nouveau, dont vous vous faites, camarade Staline, l’annonciateur quand vous rappelez, dans un beau discours récent, que le plus précieux et le plus décisif de tous les capitaux de valeur existante au monde, ce sont les hommes.

L’homme nouveau, et la culture nouvelle, issue de lui. Rien n’est plus apte à conquérir l’esprit du monde aux buts de la Révolution, que de lui offrir ces grandes voies nouvelles de l’humanisme prolétarien, cette synthèse des forces de l’esprit humain.

De l’héritage de Marx et d’Engels, la partie intellectuelle, l’enrichissement de l’esprit de découverte et de création est peut-être le moins connu en Occident ; et c’est pourtant ce qui est appelé à avoir plus d’action sur des peuples de haute culture, comme les nôtres.

Je suis heureux de constater que, dans ces tout derniers temps, notre jeune intelligentsia commence à prendre une connaissance plus exacte et plus intime du Marxisme.

Jusqu’à hier, les professeurs et les historiens avaient tâché de tenir dans l’ombre la doctrine de Marx et d’Engels, ou ils tentaient de la discréditer.

Mais aujourd’hui, un nouveau courant se dessine, même dans la haute Université. Vient de paraître un très intéressant recueil de conférences et de discussions, sous le titre : « A la lumière du Marxisme », et sous la direction du Pr Wallon de la Sorbonne : le principal thème de ce livre, c’est le rôle du Marxisme dans la pensée scientifique d’aujourd’hui.

Si un tel mouvement se développe, comme je l’espère, et si nous savons, de cette façon, propager et populariser les idées de Marx et d’Engels, cela suscitera les plus profonds échos dans l’idéologie de notre intelligentsia.

Staline : Notre but final, le but des Marxistes, est de libérer les hommes de l’exploitation et de l’oppression, et de rendre ainsi l’individu libre. Le capitalisme, qui enveloppe l’homme dans les filets de l’exploitation, prive l’individu de cette liberté.

Sous le capitalisme, seules des personnes d’exception, les plus riches, peuvent devenir plus ou moins libres. La majorité des gens, sous le capitalisme, ne peuvent pas jouir d’une liberté personnelle.

Romain Rolland : C’est l’évidence même.

Staline : En brisant les chaînes de l’exploitation, par cela même nous libérons l’individu. Comme le dit très bien Engels, dans l’Anti-Dühring, le communisme, quand il a brisé les chaînes de l’exploitation, nous fait passer, d’un saut, du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté.

Notre tâche est de libérer l’individu, de développer ses capacités, de réchauffer en lui l’amour et l’estime pour le travail. Actuellement, chez nous, se forment des conditions de vie tout à fait nouvelles, apparaît un type d’homme tout à fait nouveau, le type de l’homme qui aime et qui respecte le travail.

Chez nous, on hait les fainéants et les paresseux ; dans les usines, on les enveloppe dans des sacs (mot à mot : « dans des morceaux de « rogoja » »), et on les brouette ainsi, dehors. Le respect pour le travail, l’amour du travail, le travail créateur, le « travail de choc », – voilà le ton prépondérant de notre vie.

Les oudarnikis, ce sont ceux qu’on aime et qu’on estime autour d’eux se concentre actuellement notre vie nouvelle, notre culture nouvelle.

Romain Rolland (se lève) : C’est très bien. − Je me fais reproche de vous avoir retenu si longtemps.

Staline : Que dites-vous, que dites-vous !

Romain Rolland : Je vous suis reconnaissant de m’avoir donné la possibilité de causer avec vous.

Staline : Votre reconnaissance me rend quelque peu confus. Habituellement on est reconnaissant aux gens dont on n’attend rien de bon. Avez-vous ou penser que je ne sois pas capable de vous accueillir assez bien ?

Romain Rolland : Franchement, je vous dirai que je n’y suis pas habitué. Je n’ai nulle part reçu un aussi bon accueil qu’à Moscou.

Staline : Vous pensez être chez Gorki, demain 29 ?

Romain Rolland : Nous avons convenu que, demain, Gorki viendrait à Moscou. Nous partirons avec lui à sa datcha ; et plus tard, peut-être, je profiterai de votre offre de vivre aussi un peu, à votre datcha.

Staline (souriant) : Je n’ai aucune datcha. Nous, les chefs soviétiques, nous n’avons pas de datchas à nous. C’est simplement une des nombreuses datchas de réserve qui sont la propriété de l’État.

Ce n’est pas moi qui vous offre cette datcha, c’est le gouvernement soviétique, ce sont : Molotov, Vorochilov, Kaganovitch et moi. Vous y seriez très bien, il n’y a là ni trams, ni chemins de fer. Vous pourriez bien vous y reposer. Cette datcha reste toujours à votre disposition. Et si vous le désirez, vous pouvez en jouir, sans craindre de gêner quelqu’un. Assisterez-vous à la fête de la Culture Physique, le 30 ?

Romain Rolland : Oui, je le désire. Je vous prierai de m’en donner la possibilité. − Et peut-être me permettrez-vous d’espérer que, quand je serai à la datcha de Gorki, ou à la datcha que vous m’offrez aimablement, je vous y verrai encore une fois et pourrai m’entretenir avec vous.

Staline : Je vous en prie. Quand vous le désirerez, je suis à votre pleine disposition, et je viendrai avec plaisir chez vous, à la datcha. Et la possibilité d’assister à la parade vous sera garantie.

=>Oeuvres de Staline

Staline : Citoyens !

Publié d’après le texte du tract édité en octobre 1905 par l’imprimerie du Comité de Tiflis du P.O.S.D.R.

Signé : Le Comité de Tiflis.

Le prolétariat de Russie, ce géant vigoureux, s’est de nouveau mis en branle… Un formidable mouvement gréviste déferle sur tout le pays.

Comme par l’effet d’un coup de baguette magique, la vie s’est brusquement arrêtée sur les vastes étendues de la Russie. Rien qu’à Pétersbourg, avec ses voies ferrées, plus d’un million d’ouvrier sont en grève.

Moscou, la vieille capitale si calme, immobile, fidèle aux Romanov, est toute en proie à l’incendie révolutionnaire. Kharkov, Kiev, Ekaterinoslav et les autres centres intellectuels et industriels, toute la Russie centrale et méridionale, toute la Pologne et, enfin, tout le Caucase se sont arrêtés et fixent, menaçants, l’autocratie.

Que va-t-il se passer ? La Russie tout entière attend, frémissante et retenant son souffle, la réponse à cette question.

Le prolétariat lance un défi au monstre bicéphale abhorré. Une bataille en règle va-t-elle suivre ce défi ? La grève tournera-t-elle à l’insurrection armée ou, comme les grèves précédentes, va-t-elle se terminer « paisiblement » et « se calmer » ?

Citoyens ! Quelle que soit la réponse à cette question, quelle que soit l’issue de la grève actuelle, une chose doit être claire et évidente pour tous : nous sommes à la veille d’une insurrection populaire dans toute la Russie, et l’heure est proche où cette insurrection va éclater.

La grève politique générale qui déferle actuellement avec une ampleur grandiose, sans précédent, sans exemple, non seulement dans l’histoire de la Russie, mais encore dans celle du monde entier, va peut-être prendre fin aujourd’hui sans avoir abouti à une insurrection générale, mais ce sera pour secouer le pays de nouveau, dés demain, avec une force accrue, et aboutir à une vaste insurrection armée, qui règlera le débat séculaire entre le peuple russe et l’autocratie tsariste et fracassera la tête de ce monstre hideux.

L’insurrection armée générale, tel est le dénouement fatal où nous conduit, conformément aux lois de l’histoire, l’ensemble des évènements de la vie politique et sociale de notre pays dans ces derniers temps !

L’insurrection armée générale, telle est la grande mission qui incombe à l’heure actuelle au prolétariat de Russie et demande impérieusement à être réalisée !

Citoyens ! Votre intérêt à tous, à l’exception d’une poignée d’aristocrates de la finance et de la terre, est de répondre à l’appel du prolétariat et de tendre avec lui à cette insurrection générale dans laquelle réside le salut.

La criminelle autocratie tsariste a conduit notre pays au bord de l’abîme. Cent millions de paysans ruinés en Russie, une classe ouvrière opprimée et réduite à la misère, une dette publique formidable et des impôts écrasants, toute la population privée de droits, un arbitraire sans borne et la violence dans tous les domaines, enfin l’absence complète de garanties pour l’existence et les biens des citoyens : voilà l’effroyable tableau que la Russie offre aujourd’hui.

Cela ne peut plus durer ! L’autocratie, responsable de toutes ces sombres horreurs, doit être anéantie ! Et elle le sera ! Elle s’en rend compte ; et plus elle s’en rend compte, plus tragiques deviennent ces horreurs, plus affreuse la danse macabre qu’elle déclenche autour d’elle.

Ce n’était pas assez des centaines et des milliers d’ouvriers, paisibles citoyens, qu’elle a massacrés dans les rues des villes ; ni des dizaines de milliers d’ouvriers et d’intellectuels, ces meilleurs d’entre les fils du peuple, qui languissent dans les prisons et en déportation ; ni des massacres et des violences sans cesse perpétrés par les bachibouzouks du tsar dans les campagnes, parmi les paysans, sur toute l’étendue de la Russie : l’autocratie a imaginé, pour finir, de nouvelles horreurs.

Elle s’est mise à semer la discorde et la haine au sein du peuple même, à exciter les unes contre les autres les différentes couches de la population, ainsi que des nationalités entières.

Elle a armé des voyous russes pour les lâcher contre les ouvriers et les intellectuels russes, les masses inconscientes et affamées de Russes et de Moldaves de Bessarabie contre les Juifs, et enfin la masse ignorante et fanatisée des Tatars contre les Arméniens. Avec l’aide des Tatars, elle a saccagé Bakou, un des centres révolutionnaires de Russie et le centre le plus révolutionnaire du Caucase et elle a, par la peur, détourné de la révolution toute la province arménienne.

Elle a fait de tout le Caucase aux nombreuses peuplades un véritable camp retranché, où la population s’attend à chaque instant à être attaquée non seulement par l’autocratie, mais encore par les peuples voisins, ces malheureuses victimes de l’autocratie. cela ne peut plus durer ! Seule la révolution peut y mettre un terme !

Il serait étrange et ridicule de s’attendre à ce que l’autocratie, responsable de toutes ces horreurs infernales, désire et puisse les faire cesser.

Il n’est ni réformes, ni rapiéçage de l’autocratie, dans le genre de la Douma d’Etat, des zemstvos, etc… — toutes mesures dont le parti libéral entend se contenter, — qui puissent mettre un terme à ces horreurs. Au contraire, toute tentative faite dans ce sens et toute résistance à la poussée révolutionnaire du prolétariat contribueront à les aggraver.

Citoyens ! Le prolétariat, la classe la plus révolutionnaire de notre société, qui jusqu’à ce jour a porté tout le poids de la lutte contre l’autocratie dont il restera jusqu’au bout l’ennemi le plus résolu et le plus irréductible, se prépare à une action armée ouverte.

Et il vous appelle, il appelle toutes les classes de la société à lui venir en aide, à le soutenir. Armez-vous, aidez-le à s’armer et préparez-vous au combat décisif.

Citoyens ! L’heure de l’insurrection va sonner ! Elle doit nous trouver prêts ! Ce n’est qu’ainsi, ce n’est que par une insurrection armée et généralisée à tout le pays et simultanée, que nous pourrons vaincre notre ennemi infâme, la maudite autocratie tsariste, et sur ses ruines édifier la libre république démocratique qu’il nous faut.

A bas l’autocratie !
Vive l’insurrection armée générale !
Vive la république démocratique !
Vive le prolétariat de Russie en lutte !

=>Oeuvres de Staline